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THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (ED N°41) SPÉCIALITÉ DROIT PUBLIC Par Marion BLONDEL LA PERSONNE VULNÉRABLE EN DROIT INTERNATIONAL Sous la direction de Mesdames les Professeures Sandrine SANA-CHAILLÉ DE NÉRÉ et Anne-Marie TOURNEPICHE Soutenue le 3 décembre 2015 Mise à jour au 14 décembre 2015 Membres du jury : Monsieur Julian FERNANDEZ, Professeur à l’Université Paris II, Panthéon-Assas, rapporteur Monsieur Loïc GRARD, Professeur à l’Université de Bordeaux Monsieur Jean-Pierre MARGUÉNAUD, Professeur à l’Université de Limoges Madame Diane ROMAN, Professeure à l’Université François Rabelais de Tours, rapporteure Madame Sandrine SANA-CHAILLÉ DE NÉRÉ, Professeure à l’Université de Bordeaux, co-directrice de thèse Madame Anne-Marie TOURNEPICHE, Professeure à l’Université de Bordeaux, co-directrice de thèse 1 2 L’Université de Bordeaux n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. 3 4 REMERCIEMENTS Réfléchir pendant plusieurs années sur la vulnérabilité de l’individu conduit nécessairement à s’interroger sur la sienne : sa vulnérabilité de doctorant dans sa recherche, au sein des institutions académiques, sa vulnérabilité d’individu dans la société qui l’entoure. La résilience passe alors nécessairement par les personnes qui vous épaulent. Dans le cadre de la recherche, je souhaite d’abord remercier Madame la Professeure Sana – Chaillé de Néré pour m’avoir menée sur ce sujet passionnant, pour sa confiance en acceptant de diriger ma thèse, pour ses conseils et ses orientations pédagogiques. Je souhaite ensuite adresser mes remerciements à Madame la Professeure Tournepiche pour sa confiance en acceptant d’intégrer la direction de ma thèse, pour la rigueur et la précision de ses conseils, et pour sa disponibilité et sa bienveillance tout au long de ces années. J’adresse enfin ma gratitude à Monsieur le Professeur Laborde qui, sous couvert de conversations informelles, m’a fait passer conseils, idées et manières de voir le sujet tout à fait appréciables. Au sein de l’université, je tiens à remercier l’ensemble des membres du Centre de recherches et de documentations européennes et internationales (CRDEI) et en particulier son directeur, Monsieur le Professeur Grard pour ses encouragements répétés. Je remercie également Florence Quéré et Dominique Marmié, dont la bonne humeur et le soutien logistique ont constitué une véritable aide. J’adresse également mes chaleureux remerciements aux docteurs et doctorants pour leur soutien et leur disponibilité dans les moments d’effervescence. J’adresse également mes remerciements à l’Académie de droit international de La Haye et à la Bibliothèque du Palais de la Paix ainsi qu’à l’Institut du droit de la paix et du développement de l’Université Sophia – Antipolis et l’Institut international de droit humanitaire de San Remo pour leur accueil et leur excellence scientifique. Dans la vie quotidienne, je souhaite adresser ma gratitude à mes amis, tour à tour encourageants et réconfortants, dont la présence et l’aide ont participé à la réalisation de ce travail de recherche. Je remercie à cet égard tout particulièrement Laetitia Beaugé pour ses corrections linguistiques, ainsi que Laure Marguery, Aurélie Laurent, Louis Marie Le Rouzic, Sébastien Ducloître et Nicolas Blanc pour leur dévouement et leur attention juridique. Je souhaite enfin te remercier, Julien, pour ton infinie patience, ton soutien essentiel et ta présence sereine à tout instant. A tes côtés, au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible. 5 6 A toi, Papa, Même des feuilles… 7 8 LISTE DES PRINCIPALES ABBREVIATIONS ET ACCRONYMES ACDI Annuaire de la Commission du droit international AFDI Annuaire français de droit international ASEAN Association des nations de l'Asie du Sud-Est CARICOM Communauté caribéenne Cass. Cour de cassation CCR Commission des recours des réfugiés CDE Cahiers de droit européen CDESC Comité pour les droits économiques, sociaux et culturels CDI Commission du droit international CEDEAO Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest CEDH Cour européenne des droits de l’homme CEEAC Communauté économique des Etats de l' Afrique Centrale CICR Comité international de la Croix-Rouge CIDH Cour interamériaine des droits de l’homme CIISE Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats CIJ Cour internationale de Justice CIOMS Conseil des Organisations internationales des sciences médicales CJCE Cour de justice des Communautés Européennes CJUE Cour de justice de l’Union Européenne CNRS Centre national de la recherche scientifique CNUDCI Commission des Nations Unies pour le droit commercial international CPI Cour pénale internationale CPJI Cour permanente de justice internationale ECRI Commission européenne contre le racisme et l’intolérance FAO Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture FMI Fonds monétaire international Gde ch. Grande chambre JDI Journal du droit international (Clunet) JO CE / JO UE Journal officiel des Communautés Européennes / Jour officiel de l’Union Européenne JO RF Jounal officiel de la République française 9 LGDJ Librairie générale de droit et de jurisprudence LPA Les petites affiches MANUL Mission d’appui des Nations Unies en Lybie MINUSMA Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour stabilisation au Mali MONUC Mission des Nations Unies en République Démocratique du Congo OCDE Organisation de coopération et de développement OCHA Bureau de la coordination des affaires humanitaires OEA Organisation des Etats américains OFPRA Office français de protection des réfugiés et apatrides OI Organisation internationale OIF Organisation internationale de la francophonie OIM Organisation internationale pour les migrations OIT Organisation internationale du travail OMS Organisation mondiale de la santé ONG Organisation non gouvernementale ONU / UN Organisation des Nations Unies / United Nations OUA Organisation de l’unité africaine PESC Politique étrangère et de sécurité commune PNUD Programme des Nations Unies pour le développement RBDI Revue belge de droit international RCADI Recueil des cours de l’Académie de droit international (La Haye) Rec. Recueil de jurisprudence Req. Requête RGDIP Revue générale de droit international public RICR Revue internationale de la Croix-Rouge RPP Règlement de procédure et de preuve RQDI Revue québécoise de droit international RRC Réduction des risques de catastrophes RTD civ. Revue trimestrielle de droit civil RTDE Revue trimestrielle de droit européen RUDH Revue universelle des droits de l’homme SDN Société des Nations SFDI Société française pour le droit international 10 la TFUE Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne TPIR Tribunal pénal international pour le Rwanda TPIY Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie TSSL Tribunal special pour la Sierra Leone TUE Traité sur l’Union Européenne UA Union Africaine UE Union Européenne UNESCO Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture UNHCR Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés UNICEF Fonds des Nations Unies pour l’enfance UNISDR Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophes 11 12 SOMMAIRE PARTIE 1. LA SIGNIFICATION DE LA PERSONNE VULNERABLE EN DROIT INTERNATIONAL ...............................................................................................................48 TITRE 1. La permanence de critères de définition ........................................................52 CHAPITRE 1. Une origine matérielle précise ................................................................54 CHAPITRE 2. Un risque d’atteinte grave ......................................................................105 TITRE 2. La multiplicité de moyens d’identification ..................................................149 CHAPITRE 1. Une identification fondée sur la personne : la personne vulnerable saisie par l’approche collective ................................................................................................151 CHAPITRE 2. Une identification fondée sur le risque : la personne vulnérable saisie par les approches issues du développement .........................................................................195 PARTIE 2. LE TRAITEMENT DE LA PERSONNE VULNERABLE EN DROIT INTERNATIONAL .............................................................................................................251 TITRE 1. Les garanties de protection classiques de la personne vulnérable ............255 CHAPITRE 1. Une garantie procédurale commune ......................................................257 CHAPITRE 2. Des protections substantielles spécifiques .............................................309 TITRE 2. Les implications de la notion de personne vulnérable ................................365 CHAPITRE 1. Les leurres de la notion de personne vulnérable ....................................367 CHAPITRE 2. Les perspectives de la notion de personne vulnérable ...........................419 13 14 INTRODUCTION 1. Pour Aristote, la vulnérabilité est une composante des vertus humaines1. Elle renvoie à la finitude et à la fragilité de l'existence, mettant en lumière que « toute vie est processus d’effondrement »2. En ce sens, la vulnérabilité caractérise tous les êtres vivants qui ne peuvent échapper à leur condition. Ce constat ontologique suppose que la confrontation de la vulnérabilité de la personne physique avec le droit, qui plus est international, puisse susciter au premier abord la surprise3. C’est sans compter sur le déploiement exponentiel des études relatives à la vulnérabilité dans la doctrine juridique depuis la fin des années 19904. 2. Issue notamment des réflexions sociologiques renouvelant le débat sur la précarité, la fragilité et l’exclusion 5 dans les années 1990, employée dans les institutions économiques internationales et s’affirmant dans le domaine du développement humain 6 , « l’essor de la métaphore de la vulnérabilité a été fulgurant »7. Avec pour corollaires les notions d’insécurité et de risque8, la vulnérabilité infiltre progressivement la médecine9, l’économie10, l’écologie11, ou encore la politique internationale, caractérisant alors indifféremment l’isolement d’une personne âgée, le risque terroriste pesant sur un Etat, la concurrence d’une entreprise sur les 1 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Livre 1, Chapitre 11, 1100b 20 – 35, Flammarion 2004, pp.85 – 86 ; NUSSBAUM (M.), « Aristote et la fragilité de la bonté », Bulletin de la Société Française de philosophie, 1987, vol.81, n°4, pp.117 – 144. 2 FITZGERALD (F.-S.), « The Crack up », Esquire, San Francisco, 1936: “Of course all life is a process of breaking down”. 3 COHET CORDEY (F.), « Préface », in COHET CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit, Le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, Colloque organisé par le Centre de droit fondamental à Grenoble le 23 mars 2000, PUG, 2000, p.9. 4 Ibidem, p.7. 5 Cf. en ce sens : CASTEL (R.), La Gestion des risques, De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Les Editions de Minuit, Coll. « Le sens commun », 1981. 6 THOMAS (H.), Les vulnérables, la démocratie contre les pauvres, Bellecombe-en-Bauges, éd. du Croquant, Terra, 2010, p.78. 7 SONTAG (S.), Le sida et ses métaphores, Paris, C. Bourgeois, 1989. 8 Cf. en ce sens : BECK (U.), La société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001. 9 Les premières références à la vulnérabilité apparaissent dans les années 1970, comme synonyme de fragilité. Son emploi est désormais courant notamment en psychiatrie, psychologie, pédiatrie et gériatrie. 10 Cf. à titre d’exemple : Pour le CARICOM, BERNAL (R.L.), “CARICOM : Externally vulnerable regional economic integration ”, consultable en ligne (le 15 octobre 2015): < http://richardbernal.net/Caricom_Externally_Vulnerable.pdf > ; 11 Cf. en ce sens les travaux menés par l’ASEAN, “Action plan on Joint Response to Climate change”, 2012. Ce plan d’action identifie la zone géographique d’intervention de l’ASEAN comme vulnérable aux effets du changement climatique et exhorte ses membres à l’adoption de mesures destinées à en réduire les effets. Cf. également CEDEAO, « Programme Stratégique de Réduction de la vulnérabilité et d’Adaptation aux Changements Climatiques en Afrique de l’Ouest », 2010. Cf. enfin Communauté du Pacifique, Secrétariat général, « Stratégie en faveur d’un développement résilient aux risques climatiques et aux catastrophes dans le Pacifique » adoptée à l’occasion de la 44ème session du Comité des représentants des Gouvernements et des Administrations tenue à Nouméa du 4 au 7 novembre 2014. 15 marchés financiers 12 , le piratage d’un système informatique, la fragilité d’une zone géographique ou encore les chances de survie et de développement d’une espèce animale. La vulnérabilité incarne alors un concept ouvert, qui illustre le décloisonnement progressif de la recherche scientifique actuelle. Si la vulnérabilité a d’abord été disséminée « dans différentes disciplines académiques avec des acceptions différentes et dans l’ignorance les unes des autres »13, la mutation profonde du paysage académique à partir des années 199014 a permis un décloisonnement disciplinaire, si bien qu’il n’est « pas irréaliste de penser que le succès actuel de la vulnérabilité doit au moins autant à ses propriétés conceptuelles internes de nomination d’aspects singuliers de la réalité sociale problématiques que de ses qualités plastiques la rendant saisissable simultanément par plusieurs approches disciplinaires »15. Cette démarche transversale semble d’autant plus intéressante dans le cadre de l’analyse de la vulnérabilité de l’individu, c'est-à-dire de la personne humaine16, dans la mesure où son essence ontologique renvoie à l’appartenance au genre humain. L’ontologie désigne de façon générale « l'étude des propriétés les plus générales de l'être »17 et implique ainsi une compréhension globale de la problématique. Il s’agit alors de « repenser ensemble ce qui a été intellectuellement séparé et inégalement pris en compte » 18 . Le droit international, en tant que transcription des phénomènes sociaux19, peut ainsi s’enrichir de l’expertise d’autres disciplines scientifiques et tendre à une protection de la personne vulnérable la plus effective possible. 3. La recherche scientifique relative à la vulnérabilité est si soudaine et si foisonnante qu’on pourrait y voir un « effet de mode intellectuelle » 20 . Le droit, tant interne 21 12 Par exemple, le Département des relations extérieures du FMI énonce, dans une fiche technique d’avril 2003 : « Dans le contexte général des travaux qu'il consacre à la prévention des crises, le FMI améliore son aptitude à déterminer le degré de vulnérabilité de ses pays membres face aux crises financières. [...] En réponse aux crises financières qui ont affecté plusieurs économies de marché émergentes au cours des années 1990, le FMI a déployé de vastes efforts pour améliorer sa capacité d'analyser si, et dans quelle mesure, les pays sont vulnérables à de telles crises ». 13 THOMAS (H.), Les vulnérables, la démocratie contre les pauvres, op. cit., p.28. 14 Cf. en ce sens : le Processus de Bologne, amorcé par la Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives à l'enseignement supérieur dans la région européenne, signée le 11 avril 1997 à Lisbonne, entrée en vigueur le 1er février 1999. 15 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.11. 16 SALMON (J.) (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, AUF, Bruylant, 2001, V. Individu. 17 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, ATILF, Portail lexical, Lexicographie, V. Ontologie. 18 MAILLARD (N.), La vulnérabilité, Une nouvelle catégorie morale, Genève, Labor et fides, coll. Le champ éthique n°56, 2011, p.18. 19 SCELLE (G.), Manuel de droit international public, Paris, Montchrestien, coll. Domat, 1948. 20 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.7. 21 Cf. par exemple pour le droit français : loi n°2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure ; pour le droit allemand : Gesetz zur Reform des Rechts der Vormundschaft und Pflegschaft für Volljährige, 12 septembre 1990 ; pour le droit anglais : Youth Justice and Criminal Evidence Act 1999, Part II, Chapter I : “Spécial 16 qu’international, n’échappe pas à ce « raz de marée » 22 . A titre d’illustration dans cette dernière branche, la référence à la vulnérabilité de l’individu se retrouve tant dans certains textes de droit positif, relativement aux droits des réfugiés23, des enfants en situation de conflit armé24, que dans le cadre de certains mécanismes de suivi, comme par exemple le Comité pour les droits économiques sociaux et culturels dont les observations finales sur la période 19972009 indiquent un quadruplement de la référence à la vulnérabilité de la personne25. Le juge international a aujourd’hui également largement recours à la vulnérabilité afin de construire une protection adaptée aux besoins particuliers de la personne. Ainsi, par exemple, devant le juge européen des droits de l’homme, on dénombre entre octobre 1981, date de sa première utilisation 26 , et décembre 2012, 326 arrêts mentionnant le vocabulaire de la vulnérabilité 27 . La doctrine juridique est enfin particulièrement prolixe dans des domaines variés, lesquels passent notamment du droit international humanitaire28 au droit international privé des contrats29. 4. Autrefois maitrisée par « un droit des chancelleries, traditionnalistes, […] peu perméables à la mode, attachées au protocole et aux procédures » 30 , l’activité juridique internationale est de plus en plus réceptive aux phénomènes de mode intellectuelle. En effet, son élaboration et son application sont aujourd’hui largement influencées par les juridictions mesures directions in case of vulnerable and intimidated witnesses” ; pour le droit canadien : Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, Directive n°8, sur les procédures concernant les personnes vulnérables comparaissant devant la CISR, entrée en vigueur le 15 décembre 2006. 22 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.8. 23 Cf. par exemple : Union Européenne, Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les Etats membres, JO UE du 6 février 2003, L 31, pp.18 – 25. 24 Cf. par exemple : Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 54/263 annexant le « Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés » du 25 mai 2000 (ce Protocole est entré en vigueur le 12 février 2002), document A/RES/54/263, Préambule. 25 CHAPMAN (A.), CARBONETTI (B.), « Human rights protections for vulnerable and disadvantaged groups: the contributions of the UN Committee on economic social and cultural rights », Human Rights Quarterly, vol.33, n°3, aout 2011, p.725. 26 CEDH (plénière), 22 octobre 1981, Dudgeon contre Royaume Uni, req. n°7525/76. 27 BESSON (S.), « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme, L’exemple de la jurisprudence de la Cour européenne », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.81. Selon notre recherche, au 10 septembre 2015, le moteur de recherche HUDOC dénombrait 1011 occurrences du terme « vulnérable ». 28 Cf. en ce sens : BRANCHE (R.), VIRGILI (F.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011; FARGNOLI (V.), Viol(s) comme arme de guerre, Paris, L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2012. 29 Cf. en ce sens : MAHMOUD (M.S.M.), « Loi d’autonomie et méthode de protection de la partie faible en droit international privé », RCADI, t.315, 2005, pp.145 – 264 ; LABORDE (J. P.), « Nouveaux droits, nouvelles libertés, nouvelles vulnérabilités ? Quelques exemples notamment en droit international privé », in PAILLET (E.), RICHARD (P.) (dir), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, Colloque Université du Sud Toulon Var, 22-23 novembre 2012, CERC, Toulon, Bruylant, 2014, pp.207 – 217. 30 SUR (S.), « Les phénomènes de mode en droit international », in SUR (S.), Les dynamiques du droit international, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), 2004, p.124. 17 et les organisations internationales, mais également, de façon plus indirecte, par la doctrine. Or, ces acteurs sont « beaucoup plus sensibles aux engouements intellectuels et aux modes idéologiques »31. La vulnérabilité comme phénomène de mode est donc saisie par le droit international avec toute l’ambivalence qu’implique ce phénomène. En effet, si « “mode” évoque “moderne” et donc amélioration, progrès […] le mot évoque aussi ce qui ne dure pas, ce qui est fugace, voire futile » 32 . La référence à la vulnérabilité en droit international implique ainsi la question centrale de l’effectivité et de la pérennité de son utilisation. Sans se prononcer à ce stade sur ces questions, la référence à la vulnérabilité constitue un fait dont le droit international se saisit, et l’objectif est donc de lui donner un sens positif (dans tous les sens du terme), c'est-à-dire de l’envisager comme un outil juridique moderne. La considération de la vulnérabilité de l’individu incarne alors une recherche pour affiner l’appréhension de la réalité sociale, en mettant l’accent sur certains aspects particuliers, jusque là ignorés. En effet, « nommer un problème social, en mettant l’accent sur telle propriété plutôt que sur telle autre, participe à infléchir les orientations et les priorités de l’intervention pour tenter d’y remédier »33. La référence à la vulnérabilité de l’individu dans la sphère juridique internationale marque ainsi certainement la prise en compte d’« une valeur sociale privilégiée »34. 5. Mais « qu’est-ce qui séduit dans cette expression [la vulnérabilité de l’individu] si peu séduisante et qui a tout l’air d’un pléonasme ? » 35 . Les raisons de cet engouement sont multiples. Au-delà de la plasticité du concept, qui véhicule des représentations unificatrices tout en concernant des situations très différentes, sa référence s’inscrit dans un contexte particulier. La vulnérabilité reflète en effet les préoccupations contemporaines d’un monde en « crise » 36 – crise économique, identitaire, climatique, etc. Si la vulnérabilité est consubstantielle à l’ordre social, elle fait l’objet d’une mise en lumière éclatante depuis la fin du siècle dernier. La libéralisation des échanges, la multiplication de risques renouvelés et de grande ampleur – catastrophes technologiques, écologiques, économiques, terrorisme – diffusent massivement l’idée de risque, corollaire nécessaire de la vulnérabilité. La référence 31 Ibidem. Ibid., p.123. 33 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.8. 34 BARBEGER (C.), « Les personnes vulnérables », in Actes du XIIIe Congrès de l’association française de droit pénal, Le nouveau Code pénal : deux années d’application, Rev. jur. d’Ile-de-France, 1994, n°44, p.183. 35 SUEUR (J.J.), « Vulnérabilité : le mot et la chose », in PAILLET (E.), RICHARD (P.) (dir.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, op. cit., p.248. 36 Cf. en ce sens : VASSORT (P.), OBLIN (N.) (dir), Théorie critique de la crise : Ecole de Francfort, controverses et interprétations, t.1, Illusio, n°10/11, Caen, éd. Le Bord de l’eau, 2013. 32 18 à la vulnérabilité ne concerne plus uniquement certaines catégories de populations – pauvres, exclues, marginalisées37 –, mais s’élargit à tous les individus : « aujourd’hui, plus que jamais auparavant, les menaces sont étroitement liées entre elles et ce qui constitue une menace pour l’un d’entre nous est une menace pour tous. Plus que jamais, les forts sont aussi vulnérables que les faibles » 38 . La vulnérabilité s’impose alors comme référentiel central « dans une société de risque qui n’est plus assurée de son propre devenir ni plus véritablement capable d’offrir à ses membres des garanties de perpétuations de leurs conditions de vie »39. La crise confère à la notion de risque une nouvelle dimension politique « se muant même en idéologie sécuritaire »40, largement relayée par les discours politiques et médiatiques41. 6. « La vulnérabilité a envahi le paysage contemporain » 42 de façon d’autant plus fulgurante que, renvoyant à la perception du risque, elle ne relève pas nécessairement d’une réalité tangible. En effet, « se saisir de la vulnérabilité revient à essayer de s’emparer d’un sentiment »43. Si la plupart des disciplines scientifiques révèlent que son étude suppose de « se déprendre de sa séduction qui tient à la charge émotionnelle d’un glossaire créatif et mouvant » 44 , cette exigence a sans doute des résonnances particulières pour la matière juridique. En effet, la théorie classique du droit repose sur une conception de l’individu comme « être désubstantialisé et désensibilisé »45, dont la neutralité permet de l'enserrer dans des statuts juridiques contraignants. Or, « cette posture épistémologique traditionnelle est aujourd'hui bousculée par un désir d'individuation, d'une reconnaissance de l'être dans sa singularité, se manifestant par une demande de prise en compte de ses sentiments par le droit. La satisfaction de celle-ci emporterait une nouvelle vocation pour le droit : concourir à l'épanouissement de la personne. Ce mouvement véhicule une appréhension de la personne 37 Cf. en ce sens LE BLANC (G.), Que faire de notre vulnérabilité ?, Montrouge, Bayard, coll. Le temps d’une question, 2011, p.145. 38 HUSSEIN (K.), GNISCI (D.), WANJIRU (J.), Sécurité humaine : présentation des concepts et des initiatives. Quelles conséquences pour l’Afrique de l’Ouest ?, Travaux du Secrétariat du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, OCDE, document SAH/D(2004)547, décembre 2004. 39 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.10. 40 LE BRETON (D.), Sociologie du risque, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, n°3016, 2012, p.57. 41 Cf. en ce sens : VASSORT (P.), OBLIN (N.) (dir), Théorie critique de la crise : Ecole de Francfort, controverses et interprétations, op. cit. , 2013. 42 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.7. 43 DUBOUT (E.), « La vulnérabilité saisie par la Cour de justice de l’Union Européenne » in BURGORGUELARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.31. 44 THOMAS (H.), Les vulnérables, la démocratie contre les pauvres, op. cit., p.28. 45 FORTIER (V.), LEBEL-GRENIER (S.) (dir.), Les sentiments et le droit, Rencontres juridiques MontpellierSherbrooke (juin 2011), Sherbrooke, Éditions Revue de droit de l'Université de Sherbrooke, 2012, Présentation de l’ouvrage. 19 humaine définie non plus seulement comme un être doué de raison mais également capable d'émotions. En d'autres termes, il s'agit de restituer au sujet de droit une profondeur dont le droit l'aurait privé »46. La prise en considération de sa vulnérabilité ne suppose ainsi rien de moins qu’une conception juridique renouvelée de l’individu et de sa protection. 7. Il n’est cependant pas évident que les différents acteurs du droit international faisant référence à la vulnérabilité de la personne aient pris la mesure de ses implications. D’abord, les termes de « vulnérabilité de la personne » ou de « personne vulnérable » ne sont quasiment jamais définis, ce qui suppose leur délimitation préalable (§1). Cette absence de réflexion conceptuelle initiale sur ces termes est d’autant plus problématique que le droit international « se saisit du phénomène de la vulnérabilité dans toutes ses branches »47. Cette absence de conceptualisation initiale entretient donc le flou sur un instrument destiné à produire des effets de droit. En effet, la personne vulnérable est saisie par le droit international dans le but d’assurer sa protection effective (§2). A l’issue de cette présentation, il conviendra d’évoquer les défis engendrés par le traitement juridique de la notion de personne vulnérable en droit international (§3.). § 1. La définition de la personne vulnérable 8. Qualifiée de concept « vague », « complexe » ou « ambigu »48, la vulnérabilité n’est généralement pas définie par les acteurs qui l’emploient. Les termes « vulnérabilité de la personne » et « personne vulnérable » sont notamment utilisés de manière équivalente. Si ces deux éléments sont intimement liés, ils se distinguent par leur nature. Cette distinction présente une incidence en droit international (A.). La définition de la personne vulnérable passe ensuite par une tentative de clarification de ses composantes (B.). 46 Ibidem. Propos tenus par MAGORD (C.), « La vulnérabilité saisie par le droit », à l’occasion de la Journées jeunes recherches : Regards croisés sur les populations vulnérables tenue à Grenoble, Laboratoire PACTE, les 11 – 12 juin 2009. 48 PERONI (L.), TIMMER (A.), “ ulnerable groups : The promise of an emerging concept in European Human Rights Convention law”, International Journal of Constitutional Law, vol.11, n°4, Oxford University Press and New York University School of law, 2013, p.1058. 47 20 A. 9. Vulnérabilité de la personne et personne vulnérable Dans la littérature française, le terme de « vulnérabilité » apparait en 1836 sous la plume d’Honoré de Balzac49. La vulnérabilité est définie par le Littré comme « le caractère de ce qui est vulnérable »50. Il faut donc se référer à la définition de l’adjectif « vulnérable » pour approcher la compréhension de ce terme. Celui-ci vient de l’adjectif latin vulnerabilis (issu du verbe latin vulnerare : blesser, et de vulnus : plaie, blessure), adjectif polysémique qui signifie d’une part « qui peut être blessé », mais aussi « qui blesse »51. La langue française a précisé le caractère passif ou actif de la blessure, en distinguant l’adjectif « vulnérant » de « vulnérable ». Au sens commun, la vulnérabilité désigne la prédisposition à la blessure. La personne vulnérable renvoie ainsi à un individu « exposé aux blessures, aux coups, et par extension à la douleur physique, à la maladie »52, mais aussi, au sens figuré, à une souffrance morale. Ainsi en est-il « d’une personne très sensible, qui donne prise aux attaques morales, aux agressions extérieures et qui les ressent douloureusement »53. Cette définition générale est-elle saisissable par le droit ? En d’autres termes, il convient de se demander quelle vulnérabilité peut être prise en considération par la matière juridique (1.). La réponse à cette question permet de distinguer les termes « vulnérabilité de la personne » et « personne vulnérable », qui présentent des définitions imbriquées mais revêtent des natures différentes (2.). 1. 10. De la vulnérabilité ontologique à la vulnérabilité particulière L’homme est essentiellement vulnérable parce que mortel. Mais la vulnérabilité humaine ne se réduit pas à cette ultime échéance. Soumis à des risques physiques, psychiques, économiques, sociaux, l’individu peut être perturbé par une faiblesse, voire une incapacité issue d’un ou plusieurs de ces pôles. Handicap, jeune ou grand âge, maladie, genre, pauvreté, détention, migration, conflit armé, situation contractuelle inégale, appartenance à un groupe ethnique, politique, religieux, les sources de sa vulnérabilité sont en réalité incommensurables. De plus, dans la mesure où elle relève du sentiment, sa perception est 49 DE BALZAC (H.), Œuvres diverses, Bruges, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, t.3, 1990, p.23. LITTRE (E.), Dictionnaire de la langue française, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2007, V. Vulnérabilité. 51 GAFFIOT (F.), Dictionnaire illustré latin-français, Paris, Hachette, 1934, p.1697. 52 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, ATILF, Portail lexical, Lexicographie, V. Vulnérabilité. 53 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, Thèse de doctorat, Limoges, 2004, p.6. 50 21 variable selon les personnes : à situation de risque comparable, certains se sentiront plus vulnérables que d’autres. A cet égard, la psychanalyse propose une systématisation générale des sources de la vulnérabilité humaine. Selon S. Freud, « la souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui, destiné à la déchéance et la dissolution, ne peut même se passer de signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que toute autre »54. Intrinsèque, extrinsèque mais aussi essentiellement relationnelle, la vulnérabilité prend plusieurs visages et assaille l’homme sur divers fronts. Ainsi, par nature et à certains moments de notre vie, nous sommes tous vulnérables. 11. L’individu va alors rechercher dans le groupe un remède à sa vulnérabilité naturelle – acceptant d’ailleurs par là même que, de source de protection, le groupe puisse également devenir créateur de vulnérabilité. Ce regroupement d’individus suppose alors l’apparition du droit comme instrument d’organisation de leurs rapports mutuels : « le droit n’a pas sa source dans l’homme isolé ; il nait des rapports de l’homme avec ses semblables. […] C’est le groupement d’hommes, c'est-à-dire la société, qui lui donne naissance »55. C’est en raison de sa vulnérabilité que l’homme est un être social, et c’est parce qu’il est un être social qu’il a recours aux règles de droit56. Le constat de la vulnérabilité et son corollaire, la recherche de sécurité, constituent « l’objet même de l’engagement en société » 57 . Il s’agit d’une contrepartie du contrat social, conclu entre sujets autonomes qui délèguent le souci et la responsabilité de la protection à une instance qui les représente, l’Etat 58 . La vulnérabilité fondamentale de l’individu est ainsi le fondement implicite de la règle de droit et de la construction étatique. Si sa référence explicite relève de l’effet de mode depuis les années 2000, la vulnérabilité de la personne se retrouve en réalité derrière de nombreuses dispositions visant à protéger les plus faibles, et à sanctionner les atteintes portées à leur égard. Par exemple, la minorité de l’enfant est appréhendée par le législateur comme un Etat de fait qui s’impose à lui, et l’incapacité qui en découle apparait comme la traduction juridique d’une 54 FREUD (S.), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 7ème éd., 1979, p.21. CAPITANT (H.), Introduction à l’étude de droit civil, Paris, Pedone, 5ème éd., 1927, p.23. 56 FIECHTER-BOULVARD (F.), « La notion de vulnérabilité et sa consécration par le droit », in COHET CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit, développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op. cit., p.16. 57 GAUCHET (M.), La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 2002, p.215. 58 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.), et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, Agence universitaire de la Francophonie, Paris, Editions des archives contemporaines, 2009, p.23. 55 22 vulnérabilité préalablement tenue pour acquise par le droit. La vulnérabilité n’est donc pas une donnée nouvelle pour la matière juridique. Il est même possible de considérer que « l’esprit tout entier de la matière juridique […] est dominé par cet Etat ; la vulnérabilité de l’homme précède l’esprit des lois »59. Son explicitation récente illustre une modification de la nature de l’appréhension juridique de la faiblesse des êtres humains : on passe d’une vulnérabilité comme constat de fait à la base d’une protection juridique, à une vulnérabilité envisagée comme instrument fonctionnel de protection. Ce mouvement s’observe particulièrement en droit international, qui se recentre sur l’individu et sa protection depuis la Première puis la Seconde Guerre mondiale60 et vise de plus en plus une protection étendue de la personne, mais aussi ajustée à ses besoins61. 12. Le problème tient alors à la géométrie de cet instrument. Si l’on considère que sa référence explicite renvoie à la dimension universelle de la vulnérabilité de l’individu, son intérêt en droit semble limité, dans la mesure où cette vulnérabilité sert déjà de fondement à la règle de droit. La référence explicite à la vulnérabilité concernerait alors tous les individus, et n’apporterait finalement pas d’innovation juridique. Tout au plus servirait-elle à réitérer le besoin de protection de la personne humaine, mais il n’est pas évident que celle-ci soit renforcée par cette seule énonciation. Il est même alors possible de s’interroger sur l’intérêt d’une telle évocation, dans la mesure où elle insiste sur l’imperfection du droit à protéger efficacement l’individu. La référence à la vulnérabilité peut en revanche prendre une dimension opératoire si son champ d’application est plus circonscrit. Il s’agit alors de considérer non la vulnérabilité commune à l’ensemble des êtres humains, mais une vulnérabilité supplémentaire, particulière à certains d’entre eux. S’il y a sans doute une continuité entre vulnérabilité ontologique et vulnérabilité particulière62, le droit ne trouve que dans la seconde un instrument d’action sur des situations spécifiques. En d’autres termes, la vulnérabilité, concept subjectif et mouvant, ne doit pas envahir le droit, sous peine de voir son effectivité réduite à néant : si le droit en vient à considérer que toute personne est vulnérable, et à lui accorder en conséquence une protection particulière, toute protection devient ainsi particulière, c'est-à-dire qu’aucune ne l’est, et la référence à la vulnérabilité devient 59 FIECHTER-BOULVARD (F.), « La notion de vulnérabilité et sa consécration par le droit », in COHET CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit, développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op. cit., p.16. 60 Cf. en ce sens: DUPUY (P.M.), L’individu et le droit international, Théorie des droits de l’homme et fondements du droit international, Paris, L’Harmattan, 1999. 61 Cf. infra §§326 – 330. 62 NUSSBAUM (M.), “Human Functionning and Social Justice: in Defense of Aristotelian Essentialism”, Political Theory, 20 (2), 1992, pp.202 – 246. 23 surabondante. En revanche, le droit peut considérer qu’à cette vulnérabilité universelle s’ajoute une vulnérabilité relative et contingente, issue de situations et d’événements de vie spécifiques, susceptibles de rendre certains plus vulnérables que d’autres. C’est cette vulnérabilité relative, ce « défaut de la cuirasse »63, que le droit peut chercher à compenser dans son rôle de pacification, d’harmonisation de la société et de réduction des inégalités les plus criantes. Ainsi, le droit ne peut saisir par un instrument opératoire la vulnérabilité commune à l’ensemble des êtres humains, mais uniquement une vulnérabilité particulière à certains d’entre eux. Cette distinction s’illustre formellement dans la différence de nature entre les termes « vulnérabilité de la personne » et « personne vulnérable ». 2. Du concept de vulnérabilité de la personne à la notion de personne vulnérable 13. « Vulnérabilité de la personne » et « personne vulnérable » renvoient à la même réalité. C’est l’angle de vue qui diffère : d’une part on s’intéresse essentiellement à l’Etat de la personne, à sa condition d’« être de besoin »64 ; d’autre part, on considère la personne dans sa situation particulière, qui prend en droit la forme d’une catégorie. Les deux éléments sont ainsi intimement liés et doivent être pensés ensemble. Cependant, cette distinction sémantique revêt une importance dans la matière juridique, dans la mesure où l’on cherche à faire de la vulnérabilité un instrument opérationnel. Il semble que la « vulnérabilité de la personne » puisse être considérée comme un concept, là où la « personne vulnérable » renvoie à une notion. 14. La distinction entre concept et notion n’est pas évidente, comme l’illustre une définition générale du concept, considéré comme « “quelque chose” d’autre que la notion »65. Là où l’énoncé de la notion permet d’en saisir immédiatement la signification66, le concept suppose la médiatisation par un discours qui développe ce sens. En effet, le concept ne peut être conçu comme une chose isolée car il existe nécessairement « parmi d’autres choses »67. Il 63 DE BEAUVOIR (S.), Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1986. MAILLARD (N.), La vulnérabilité, Une nouvelle catégorie morale, op. cit. , p.199. 65 KOJEVE (A.), Le concept, le temps et le discours : introduction au système du savoir, Paris, Gallimard, 1990, p.101 (l’auteur souligne). 66 Ibidem, p.94 et s. où l’auteur illustre son propos par la notion « chat » : il suffit de voir un chat pour « comprendre » le sens du mot. 67 Ibid. p.102 : le concept est compris « comme l’Uni-totalité qui intègre l’ensemble des choses qui “correspondent” aux Notions et des Notions qui se “rapportent” aux Choses ». 64 24 implique ainsi de « penser ensemble »68 un certain nombre d’éléments. Appliqué à la sphère juridique, la distinction entre concept et notion se complexifie dans la mesure où il s’agit de les faire correspondre non à une réalité tangible, pouvant être expérimentée de manière empirique, mais à des règles de droit : même si la règle a vocation à s’appliquer à la réalité sociale, le réel auquel se réfèrent le concept ou la notion juridiques est abstrait 69. S’ils se rapportent tous deux à « l’idée générale de l’objet proposé au travail de l’esprit »70, la notion vise le résultat de cette idée, là où le concept indique la manière de l’atteindre71. Le concept comporte ainsi un degré d’abstraction plus important : il désigne « une dénomination abstraite et synthétique, dans le domaine du Droit, d’un ensemble de normes ou de situations de même nature, en tant qu’il résume ou symbolise, dans le discours juridique, une série de facteurs historiques ou un groupe de potentialités en devenir »72. Le concept ne crée pas directement de droits ou d’obligations, contrairement à la notion qui peut produire un certain nombre d’effets de droit. Elle est le « moyen par lequel les juristes appréhendent des faits en vue de déterminer quelles règles de droit leur sont applicables : la notion permet de qualifier les faits, c'est-à-dire de les faire entrer dans une catégorie connue et répertoriée, à laquelle ces faits paraissent correspondre et, en conséquence, de leur déclarer applicable le régime juridique établi pour cette catégorie »73. « Finalement c’est son caractère “opérationnel” qui caractérise la notion […]. Lorsque le juge invoque une notion, il est déjà sur le chemin de la solution, le temps de la consultation des grands principes est terminé […]. Les notions conservent ainsi un caractère souple ; le juge les modèle suivant le but qu’il veut atteindre plus qu’elles ne s’imposent à lui »74. Elles présentent ainsi un « caractère prélogique […] : le juge les découvre plus qu’il ne les construit ; il s’y réfère plus qu’il ne les définit […]. Il y a dans l’utilisation des notions un aspect intuitif »75. Or, c’est bien ainsi que semble être utilisée la référence à la personne vulnérable en droit international. En effet, ce terme peut être appliqué à une 68 BIOY (X.), « Notions et concepts : interrogations sur l’intérêt d’une distinction… », in TUSSEAU (G.), Les notions juridiques, Paris, Economica, 2009, p.25. 69 BIOY (X.), Le concept de personne humaine en droit public, Recherche sur le sujet des droits fondamentaux, Thèse de doctorat, Université de Toulouse 1, 2001, p.862. 70 GENY (F.), Sciences et techniques en droit privé positif, Nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, Paris, Sirey, vol.1, 1913, p.23. 71 LE BRIS (C.), L’humanité saisie par le droit international public, Paris, LGDJ, Coll. « Bibliothèque de droit international et communautaire », 2012, p.60. 72 CHAUMONT (C.), « L’ambivalence des concepts essentiels du droit international », in MAKARCZYK (J.) (dir.), Etudes de droit international en l’honneur du juge Manfred Lachs, La Haye, Martinus Nijhoff, 1984, p.55. 73 BENOIT (F. P.), « Notions et concepts, instruments de la connaissance juridique, Les leçons de la “Philosophie du droit” de Hegel », GALABERT (J.-M.), TERCINET (M.-R.), Mélanges en l’honneur du Professeur Gustave Peiser, Grenoble, PUG, 1995, p.27. 74 GAUDEMET (Y.), Les méthodes du juge administratif, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, 1972, pp.37 – 38. 75 Ibidem,p.38. 25 hypothèse déterminée et emporter des conséquences juridiques immédiates, comme par exemple la mise à la charge de l’Etat d’une obligation positive de protection. C’est pourquoi il peut être qualifié de notion juridique76. De son côté, la référence à la vulnérabilité implique un degré d’abstraction d’autant plus important qu’elle comporte une dimension ontologique. Si pour qu’un « “mot” devienne un “concept”, il doit établir son espace propre, fonder son ordre ; il a une “histoire”, qui le fait passer par d’autres concepts ou sur des plans divers »77, la vulnérabilité semble aujourd’hui atteindre cette étape78, mobilisant des analyses transversales, et rayonnant au sein de termes de même caractère, tels que la dignité humaine, l’autonomie ou encore l’égalité. La référence à la vulnérabilité de la personne recouvre des hypothèses variées et potentiellement imbriquées, là où la personne vulnérable appelle la précision de la nature de cette vulnérabilité. 15. En l’absence de définition juridique précise et dans la mesure où elle est susceptible de recouvrir des situations très diverses, la personne vulnérable peut ensuite être considérée comme une « notion floue » 79. Cette terminologie désigne une notion dont « la dénomination, le signifiant restent constants, mais dont le domaine, le champ, le signifié sont mouvants, évoluent »80. La personne vulnérable, dont les faiblesses prises en considération par le droit sont variées, de même que les risques pesant sur elle, illustre tout à fait cette définition. De façon plus critique, les notions floues sont jugées comme incarnant « un pari sur l’avenir »81, voire comme « [cachant] le rapport de force sous un masque de bon sentiments » 82 . La proximité de la notion de personne vulnérable avec le concept de vulnérabilité dont elle émane, qui relève du terme consensuel, pourrait souscrire à cette analyse dans la mesure où elle permet d’accorder, au moins virtuellement, les acteurs de la vie internationale sur la nécessité de l’octroi d’une protection. En tout état de cause, la nature floue n’exclut cependant pas la possibilité d’une certaine précision, par une analyse de ses composantes constantes. 76 Pour une opinion différente, cf. FIECHTER BOULVARD (F.), « La notion de vulnérabilité et sa consécration par le droit », in COHET CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit, Le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op. cit., pp.13 – 32. A cet égard, la frontière entre concept et notion est en réalité perméable, cf. en sens : CALAIS-AULOY (M.T.), « Du discours et des notions juridiques (notions fonctionnelles et conceptuelles) », Les Petites Affiches, aout 1999. 77 CARBONNIER (J.), « Les notions à contenu variable dans le droit français de la famille », in PERELMAN (C.), VANDER ELST (R.), Les notions à contenu variable en droit, Bruxelles, Bruylant, 1984, pp.99 – 112. 78 Cf. pour une opinion contraire mais plus ancienne, DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., p.24. 79 Cf. SALMON (J.), « Les notions à contenu variable en droit international public », in PERELMAN (C.), VANDER ELST (R.), Les notions à contenu variable en droit, op. cit., pp.251 et s. 80 LEGROS (R.), « Les notions à contenu variable en droit pénal », in PERELMAN (C.), VANDER ELST (R.), Les notions à contenu variable en droit, op. cit. , p.21. 81 SALMON (J.), « Les notions à contenu variable en droit international public », in PERELMAN (C.), VANDER ELST (R.), Les notions à contenu variable en droit, op. cit. , p.267. 82 Ibidem. 26 B. 16. Les composantes de la notion de personne vulnérable En droit, la notion de personne vulnérable est généralement utilisée sans définition précise. Même la doctrine, qui analyse pourtant largement cette question, se cantonne le plus souvent à étudier ses manifestations, sans proposer une radiographie précise de ses composantes. Ainsi, « il semble bien que sa consistance notionnelle soit inversement proportionnelle à sa popularité. Un rapide coup d’œil sur la littérature sur le sujet souligne une extraordinaire variation des acceptions et définitions, marquant avec force un recours incontrôlé à la notion »83. C’est en réalité que la tâche n’est ni aisée ni consensuelle, et que le droit peine à se saisir d’éléments essentiellement extra-juridiques. C’est pourquoi, dans une logique transdisciplinaire largement plébiscitée par une partie de la doctrine84, un détour par les sciences appliquées peut permettre de dresser une typologie des éléments de définition, issus d’une conciliation des thématiques y ayant recours. Si les instruments pour se saisir de la vulnérabilité varient selon les disciplines et « bien que certains de ses composants aient des significations différentes, les éléments structurels ressortent systématiquement […] : les causes, la sensibilité, l’exposition, la menace et le risque en lui-même »85. Cette typologie peut être adaptée à la matière juridique86, dans le but de présenter une analyse la plus objective possible des composantes de la notion de personne vulnérable87. 17. D’abord, la cause de la vulnérabilité de la personne correspond à sa faiblesse particulière. Il s’agit d’une composante constante et relativement facile à identifier. La personne est vulnérable à un risque donné en raison d’une faiblesse matérielle particulière, c'est-à-dire que si cette faiblesse n’existait pas, le risque en question ne se présenterait pas. 18. La cause se conjugue avec l’exposition, qui renvoie au contexte juridique dans lequel la personne se trouve. A titre d’illustration, une personne handicapée est plus vulnérable dans un ordre juridique ne prévoyant pas ou peu sa protection que dans un autre où sa protection est assurée par des mécanismes effectifs. Cette donnée qui renvoie à la situation de l’individu peut formellement être étudiée en relation avec les causes de la vulnérabilité, dans la mesure où la seule exposition à un risque, sans faiblesse particulière initiale, peut constituer une cause 83 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.7. 84 Cf. en ce sens : ESTUPINAN-SILVA (R.), « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme : esquisse d’une typologie », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.91. 85 Ibidem, p.92. 86 Ibid. 87 Pour une analyse téléologique portant sur la fonction de qualification de l’atteinte de la vulnérabilité, cf. DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit. 27 de vulnérabilité en droit international. On parlera alors de cause extrinsèque de vulnérabilité. La personne est vulnérable en raison de sa situation particulière, comme l’hypothèse d’un conflit armé ou encore d’une dissidence politique ou religieuse. 19. Dans la matière juridique, la menace est, quant à elle, constituée par la violation d’un droit 88 . Elle se confond dans le langage courant avec la notion de risque, lequel désigne « aussi bien l’éventualité d’un événement [dommageable dont la survenance est incertaine] en général que de l’événement spécifié dont la survenance est envisagée » 89 . On peut ainsi distinguer le risque de l’atteinte, dont elle est la conséquence. A cet égard, la vulnérabilité a une fonction particulière dans la mesure où sa considération participe à la qualification juridique d’une atteinte90. Par exemple, en droit pénal, la constatation de la vulnérabilité de la victime permet de prononcer une circonstance aggravante. En effet, la vulnérabilité de la personne est souvent examinée par le juge a posteriori de la réalisation du risque, c'est-à-dire au moment où la personne devient victime – ce qui n’exclut pas qu’elle soit vulnérable à d’autres risques, éventuellement nés de la réalisation du premier. Cette considération de la vulnérabilité de la personne a posteriori de la réalisation du risque ne supprime pas le caractère préventif de la protection recherchée par la notion puisqu’elle sert notamment la dissuasion de l’atteinte. Par exemple, dans le domaine des droits de l’homme, constater la vulnérabilité de l’individu permet au juge de mettre à la charge de l’Etat une obligation positive visant à protéger pour l’avenir des personnes présentant la même vulnérabilité et donc empêcher qu’elles deviennent victimes. 20. Enfin, la sensibilité à la menace, c'est-à-dire le « degré de réponse face à une perturbation externe »91, constitue l’élément le plus novateur dans la définition de la personne vulnérable en droit international, mais aussi le plus difficile à mesurer. La sensibilité peut se traduire par la notion de résilience, c'est-à-dire par « la capacité d’un système, une communauté ou une société exposée aux risques de résister, d’absorber, d’accueillir et de corriger les effets d’un danger, en temps opportun et de manière efficace, notamment par la préservation et la restauration de ses structures essentielles et de ses fonctions de base »92. La 88 ESTUPINAN-SILVA (R.), « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme : esquisse d’une typologie », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit. , p.93. 89 CORNU (G.) (dir.), Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, Paris, PUF, coll. Quadrige, 10 ème éd., 2014, V. Risque. 90 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., p.27. 91 Ibidem. 92 Nations Unies, Stratégie internationale de prévention des catastrophes (UNISDR) « Terminologie pour la prévention des risques de catastrophe », Genève, 2009. 28 résilience, largement employée dans le domaine médical et du développement humain notamment, est une donnée difficilement saisissable par le droit. D’une part, elle est éminemment subjective et implique en cela des éléments difficilement quantifiables tels que la force psychologique de l’individu ou encore son choix stratégique face au risque93. D’autre part, elle s’étend sur l’ensemble de la situation de vulnérabilité, c'est-à-dire qu’elle s’apprécie tant avant la réalisation du risque qu’une fois l’atteinte concrétisée. Elle combine ainsi une approche ex ante (prévention du risque) et une approche ex post (reconstruction) de la vulnérabilité de la personne. Adaptée à la matière juridique, la résilience est liée aux mécanismes juridiques mis en œuvre pour prévenir la réalisation du risque ainsi qu’au suivi institutionnel et personnel des victimes dans leur processus de reconstruction dans le respect de leurs droits. La prise en considération de la résilience constitue ainsi un instrument novateur pour l’identification et la protection de la personne vulnérable en droit international, dans la mesure où elle assigne à la notion de personne vulnérable tant une fonction préventive qu’une fonction réparatrice de l’atteinte. 21. Ces différentes composantes de la vulnérabilité de la personne peuvent être synthétisées dans une définition générale. La vulnérabilité désigne alors la corrélation entre une faiblesse particulière à la personne et la réalisation d’un risque matériel : la personne est dite vulnérable lorsque sa faiblesse particulière diminue ses capacités de résister à une atteinte matérielle spécifique. La notion se définit ainsi par la corrélation de deux critères permanents : sa faiblesse particulière et le risque qui pèse en conséquence sur elle. Ce sont ces deux éléments qui constituent les composantes matérielles indispensables à la qualification juridique. 22. Ces critères sont en revanche variables en eux-mêmes : tant la faiblesse que le risque peuvent adopter des formes très nombreuses. Malgré la contingence de leurs manifestations, ces deux éléments doivent répondre à certains critères pour être pris en considération par le droit. D’une part, on l’a vu, la faiblesse doit être particulière à la personne, c'est-à-dire ne pas être commune à tout être humain. Cette première exigence est problématique en ce qu’elle suppose la distinction entre ce qui relève de l’ontologie et ce qui doit être considéré comme spécifique à la personne concernée. La maladie, « assaut ontologique » 94 , constitue une illustration topique de cette difficulté, soulignant la perméabilité et la continuité entre ces deux espaces. Le juge a sans doute un rôle important dans le tracé de cette frontière. C’est 93 94 Cf. infra §§307 – 309. PELLUCHON (C.), L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, Léviathan, 2009, p.38. 29 ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme ne considère la maladie comme cause matérielle de vulnérabilité que si elle revêt un certain degré de gravité 95 . Cette faiblesse particulière implique une altération, voire la disparition de la capacité à faire face aux désastres qui pourraient survenir, laquelle est déterminée en fonction de différents facteurs, comme les ressources à disposition et les stratégies que la personne a la capacité de mettre en œuvre pour limiter les dommages. C’est ce qui explique que la sensibilité à la menace constitue un élément difficilement saisissable par le droit. D’autre part, le risque comporte les difficultés inhérentes à sa définition, renvoyant tant à la probabilité de survenance de l’événement dommageable qu’à l'ampleur de ses conséquences. Le risque doit ainsi revêtir certains caractères pour pouvoir être pris en considération dans la qualification de la personne vulnérable. Dans la matière juridique, le risque matériel auquel la personne est exposée (la menace) doit se traduire en termes d’atteinte juridique : la référence à la vulnérabilité n’est pertinente en droit que si la personne est vulnérable à un risque de violation d’un droit garanti. 23. La personne vulnérable est ainsi une notion difficile à saisir par la matière juridique. Si l’on parvient à dégager des composantes constantes, leurs manifestations sont extrêmement variables. Ces difficultés se retrouvent en droit international, qui se voit assigner la mission de protéger la personne vulnérable. § 2. La personne vulnérable saisie par le droit international 24. L’analyse de la notion de personne vulnérable en droit international nécessite d’étudier le statut dont dispose la personne dans l’ordre juridique international. Dans un droit international initialement défini comme « droit applicable à la société internationale »96, c'està-dire classiquement à la « société interétatique »97, la question ne relève pas de l’évidence (A.). Le droit international contemporain accorde quant à lui une place et une protection à l’individu qui devient un sujet actif et passif de son ordre juridique. La prise en considération de sa vulnérabilité constitue l’aboutissement actuel de cette recherche de protection (B.). 95 Cf. en ce sens : CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, req. n°2346/02 ; CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin c. Russie, req. n°2700/10. 96 DAILLET (P.), FORTEAU (M.), PELLET (A.), Droit international public, Paris, Lextenso, LGDJ, 8ème éd., p.43. 97 Ibidem, p.44. 30 A. 25. La personne saisie par le droit international La place de l’individu dans l’ordre international fait l’objet de controverses doctrinales anciennes. Celles-ci proposent un éventail de positionnements de l’individu, depuis une considération comme composante de la société internationale – constituée d’individus auxquels le droit des gens s’applique directement98 – jusqu’au refus de toute place au sein de l’ordre juridique international 99 . Classiquement, l’Etat est considéré comme sujet initial et principal du droit international. « La doctrine classique qui ne connait qu’une société internationale composée d’Etats, a attribué longtemps à ces seuls Etats la qualité de sujets de droit, […] en ce sens que les particuliers, n’étant pas membres de la société internationale, ne peuvent avoir de protection ou de responsabilité juridique internationale que par l’intermédiaire de l’Etat auquel ils sont rattachés »100. Sur la scène internationale, l’individu n’est alors envisagé qu’à travers la médiation de son Etat de nationalité et n’est ainsi que peu protégé en sa qualité d’être humain101. 26. Les atrocités de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale constituent un tournant dans la prise en compte de l’individu sur la scène juridique internationale102. Le droit international se recentre alors sur l’individu et sa protection. La Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et les quatre Conventions de Genève de 1949 sont les premières illustrations de cette aspiration103. De même, selon A. Verdross, une paix stable, permanente et perpétuelle104 passe nécessairement par une constitutionnalisation de la société internationale, avec la création d'un pouvoir centralisé de contrainte. Cette idée se traduit dans la Charte des Nations Unies par la multiplication des buts de l'Organisation: l'Etat de paix suppose ainsi notamment la promotion par l’Organisation du principe d’égalité et du respect des droits de 98 SCELLE (G.), Précis de droit des gens : principes et systématique, Paris, Sirey, 1932. Cf. en ce sens : STRUPP (K.), BLOCISZEWSKI (J.), Eléments du droit international public universel, européen et américain, Paris, Rousseau, 1927 : selon les auteurs, les droits détenus par les individus sur la scène internationale dérivent de leurs droits internes. 100 CASSIN (R.), « L’homme, sujet de droit international et la protection des droits de l’homme dans la société universelle », in La technique et les principes du droit public: études en l'honneur de Georges Scelle, Paris, LGDJ, 1950, p.67. 101 Si le Bill of rights de 1689, le United States Bill of Rights de1789 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ébauchent les droits de l’homme, ils n’ont pas une vocation internationale. De même, le droit international humanitaire s’intéresse avant cette époque au jus ad bellum plus qu’au jus in bello. 102 Cf. en ce sens: DUPUY (P.-M.), L’individu et le droit international, Théorie des droits de l’homme et fondements du droit international, Paris, L’Harmattan, 1999. 103 Il existait des instruments de protection antérieurs, telles que certaines dispositions de la Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, signée le 29 juillet 1899 (art.3 notamment), puis du Pacte de la SDN, signé le 28 juin 1919 à Versailles (art. 23 notamment). 104 VERDROSS (A.), « Idées directrices de l'organisation de Nations Unies », RCADI, t.83(2), 1953, Dordrecht, Martinus Nijhoff, p.11. 99 31 l'homme105. Le droit international, en ce qu’il vise alors à épargner à « l'humanité d'indicibles souffrances »106 n'est plus uniquement envisagé comme un droit interétatique, mais comme le « droit de la société humaine universelle »107. Le respect des droits de l'homme et la protection de l’individu deviennent le fondement même de la légitimité du droit international108. 27. A l’issue de la Guerre froide, dans un contexte de construction d’un droit international de la coopération109, la théorie de la sécurité de l'Etat est progressivement complétée par la théorie de la sécurité humaine. Constatant l’incapacité de la première à assurer seule la protection effective des droits de la personne humaine 110 , la sécurité humaine prévoit que l’Etat est titulaire à titre principal de la responsabilité d’assurer la protection de sa population, la communauté internationale étant, quant à elle, titulaire à titre subsidiaire de la responsabilité d’exercer sa fonction de garante de la sécurité collective en cas de défaillance étatique. Cette théorie, énoncée pour la première fois dans un rapport sur le développement humain publié par le Programme des Nations Unies pour le Développement en 1994111, fait de l’individu l’objet référent de la réflexion sur la sécurité. C’est sa protection qui doit être visée et par-delà, c’est la garantie d’un noyau vital de droits qui doit être respecté 112. Entendue dans 105 Charte des Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945, entrée en vigueur le 24 octobre 1945, art.1. Ibidem., Préambule. 107 DE FROUVILLE (O.), L’intangibilité des droits de l’homme en droit international, Régime conventionnel des droits de l'homme et droit des traités, Paris, Pedone, 2004, p.48. 108 LAUTERPACHT (H), International Law and Human Rights, London, Stevens, 1950, p.78. 109 FRIEDMANN (W.), « Droit de coexistence et droit de coopération, quelques observations sur la structure changeante du droit international », RBDI, 1970, n°1, Bruxelles, Bruylant, pp.1 – 9. 110 Secrétariat général des Nations Unies, Rapport du Secrétaire général sur l’activité de l’Organisation présenté à l’occasion de la 55ème session de l’Assemblée générale du 30 aout 2000, supplément N°1, document A/55/1, §31. Selon le Rapport « Il n’est désormais plus possible de définir simplement la sécurité collective comme une absence de conflits armés, qu’il s’agisse de conflits internationaux ou de conflits internes. Les violations flagrantes des droits de l’homme, les déplacements massifs de population, le terrorisme international, la pandémie du sida, le trafic de la drogue et des armes et les catastrophes écologiques portent directement atteinte à la sécurité commune, nous forçant à adopter une approche beaucoup plus coordonnée à l’égard de toute une gamme de questions ». 111 Programme des Nations Unies pour le Développement, « Rapport mondial sur le développement humain 1994 : Nouvelles dimensions de la sécurité humaine », Paris, Economica, 1994. Selon ce Rapport : « Dans ce contexte, où les réussites côtoient la misère, il nous faut inventer un nouveau concept de sécurité humaine pour les décennies à venir. Il nous faut définir un nouveau paradigme du développement humain durable, capable de s'adapter aux nouvelles frontières de la sécurité humaine ». De nombreuses initiatives sont prises pour venir en aide aux populations touchées par des crises humanitaires dans le droit international humanitaire moderne avant la consécration explicite de la notion. Cf. en ce sens, Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 43/131 relative à l’assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre du 8 décembre 1988, document A/RES/43/141 ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 688 relative à la situation en Iraq du 5 avril 1991, document S/RES/688(1991). 112 Commission sur la sécurité humaine, « La sécurité humaine maintenant, Rapport de la Commission sur la sécurité humaine », Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p.4. Selon ce rapport : « The Commission on Human Security’s definition of human security: to protect the vital core of all human lives in ways that enhance human freedoms and human fulfillment. Human security means protecting fundamental freedoms— freedoms that are the essence of life. It means protecting people from critical (severe) and persuasive (widespread) threats and situations. It means using processes that build on people’s strengths and aspirations. It means creating political, social, environmental, economic, military and cultural systems that together give people the building blocks of 106 32 son sens large, la notion de sécurité humaine se déploie sur trois registres : la sécurité de la vie comme condition de la paix, la sécurité de l’épanouissement des personnes et des communautés comme condition de leur développement autonome et la sécurité des libertés comme condition du respect des droits de l’homme113. Elle est mise en relation avec sept dimensions correspondant à des types de menaces particulières : la sécurité économique, la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire, la sécurité environnementale, la sécurité personnelle, la sécurité de la communauté et la sécurité politique114. Dans le cadre de cette théorie, les préoccupations de la communauté internationale sont redéfinies. L’angle d’analyse de la sécurité change, tout comme les mécanismes de réaction aux menaces subies par les individus. 28. Dans ce cadre, les instruments de protection de l’individu accélèrent leur processus de diversification et de spécialisation sur des populations particulières. C’est ainsi qu’est signée la Convention internationale relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979115, ou encore celle relative aux droits de l’enfant de 1989116. Cette spécialisation de la protection de la personne humaine pose cependant la question de l’universalité des droits de l’homme : si certaines catégories nécessitent une protection particulière, n’est-ce pas le signe que la protection universelle est en réalité défaillante ? La question fait l’objet de débats doctrinaux nourris117 et s’oriente aujourd’hui sur deux aspects : d’une part, « un mode d’énonciation “catégoriel” apparaît dans certains cas comme une façon de prendre en compte la vulnérabilité de certains groupes dans le but de garantir l’effectivité survival, livelihood and dignity ». Nous traduisons : « La définition de la sécurité humaine donnée par la Commission sur la sécurité humaine consiste à protéger le noyau dur de toutes les vies humaines de façon à améliorer les libertés et les réalisations humaines. La sécurité humaine signifie la protection des libertés fondamentales – les libertés qui sont l’essence de la vie. Cela signifie protéger la population contre les menaces et situations critiques (graves) et répandues. Cela signifie mettre en place des dispositifs qui sont bâtis sur les aspirations et les forces de la population. Cela signifie créer les systèmes politiques, sociaux, environnementaux, économiques, militaires et culturels, qui, ensemble, donneront au peuple les fondations de la survie, de la subsistance et de la dignité ». 113 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.-M.) (dir.) et al., Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire international en question, AUF, Paris, éd. des archives contemporaines, 2009, p.16. 114 Programme des Nations Unies pour le Développement, « Rapport mondial sur le développement humain 1994 », 1994, préc., p.26. 115 Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes adoptée à New York le 18 décembre 1979 et entrée en vigueur le 3 septembre 1981. 116 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 44/25 annexant la « Convention relative aux droits de l’enfant » du 20 novembre 1989, document A/RES/44/25, entrée en vigueur le 2 septembre 1990. 117 Cf. en ce sens : BISCHOFF (J-M.), COHEN-JONATHAN (G.) et al., Les droits de l'homme, droits collectifs ou droits individuels, Actes du colloque de Strasbourg, 13 et 14 mars 1979, Paris, LGDJ, 1980. 33 véritable des droits proclamés comme universels sur une base d’égalité »118 ; d’autre part, la spécialisation de la protection concerne aujourd’hui également l’appartenance à un groupe identitaire, comme l’illustrent par exemple la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses et linguistiques adoptée en 1992 et la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007. Si « la rupture avec le modèle universaliste est ici incontestable puisqu’il s’agit bien de reconnaitre des droits fondés sur une différence revendiquée comme telle et non pas de permettre l’accès à des droits reconnus à tous, […] la question se pose néanmoins de savoir si, pour respecter en chaque individu sa part d’altérité, on ne doit pas accepter de prendre en compte des appartenances constitutives des identités individuelles et même faire une place aux identités collectives » 119 . En effet, ne pas prendre en considération la spécificité des groupes minoritaires revient généralement à les priver de la possibilité d’exercer un certain nombre de leurs droits fondamentaux, notamment ceux d’ordre culturel et politique. Ainsi, la reconnaissance de droits spécifiques peut s’analyser comme une condition de l’effectivité de l’universalité des droits de l’homme « et s’inscrire dans une conception de l’universalité moins abstraite, construite sur l’acceptation des différences plutôt que sur leur négation »120. Cette interrogation est ainsi logiquement au cœur de la notion de personne vulnérable, qui constitue l’aboutissement actuel de cette recherche de protection de plus en plus poussée de l’individu. Dans la mesure où la notion vise la mise en lumière d’un besoin de protection spécifique, elle souligne que soit la protection universelle est défaillante, soit la personne aspire à une protection différente. La notion de personne vulnérable constitue ainsi un instrument révélateur d’une nouvelle conception de la protection de la personne sur la scène internationale. B. 29. La vulnérabilité saisie par le droit international La référence à la personne vulnérable en droit international suppose que le droit international se saisisse du concept de vulnérabilité (1.). Celui-ci se diffuse alors au sein des différentes branches du droit international et s’imbrique avec ses principes classiques (2.). 118 LOCHAK (D.), « Penser les droits catégoriels dans leur rapport à l’universalité », La Revue des droits de l’homme, n°3, 2013, mis en ligne le 26 novembre 2013, consultable (le 15 octobre 2015) : <http://revdh.revues.org/187> 119 Ibidem. 120 Ibid. 34 1. 30. La genèse de la référence à la vulnérabilité en droit international La vulnérabilité de l’individu est un concept qui n’est pas issu à l’origine du droit international, et dont l’importation dans ce domaine emprunte à différentes disciplines (a.). Sa compréhension dans l’ordre juridique international diffère ainsi de celle véhiculée dans certains ordres internes (b.). a. 31. Un concept originairement interdisciplinaire L’apparition de la référence à la vulnérabilité de l’individu en droit international s’inscrit dans un contexte particulier. Après la reconnaissance du caractère essentiel de la protection de l’individu suite aux deux guerres mondiales, l’issue de la Guerre froide donne au droit international de nouvelles aspirations. La relative pacification de la société internationale permet la construction d’une coopération entre les Etats, basée sur les relations du temps de paix, dont le caractère est essentiellement économique. Le lien entre commerce et sécurité internationale se renforce et le droit international voit ses objectifs se diversifier : la recherche de la paix doit être conciliée notamment avec la décolonisation, la protection des droits de l’homme, de l’environnement, et la promotion d’un développement durable121. La préoccupation de l’essor économique des pays en développement se couple ainsi avec celle du développement durable dans le respect de l’environnement. Le Rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de 1987 préconise ainsi « un développement qui réponde aux besoins […] et plus particulièrement [aux] besoins essentiels des plus démunis à qui il convient d’accorder la plus grande priorité »122 . On peut voir ici la genèse de la prise en considération de la vulnérabilité des populations au sein des Nations Unies. 32. Le concept concerne à cette époque différents objets : « la vulnérabilité est un indicateur de mesure de l’impact potentiel d’une catastrophe sur un groupe, une construction, une activité, un service ou une aire géographique en tenant compte des caractéristiques naturelles ou de la localisation »123. Parmi ces objets, la vulnérabilité humaine est considérée comme la « probabilité de faire l’expérience d’une perte mesurable de bien-être [et d’une] 121 DAILLET (P.), FORTEAU (M.), PELLET (A.), Droit international public, op. cit., p.85. Nations Unies, Assemblée générale, Rapport de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement intitulé « Notre avenir à tous » (Rapport Brundtland) du 4 aout1987, document A/42/427, p.6. 123 Nations Unies, Departement for economic and social information and policy analysis, Statistics Division, Glossary of Environment Statistics, Studies in Methods, 1 er février 1997, New York, document ST/ESA/STAT/SER.F/67. 122 35 incapacité à prévoir et à anticiper le futur » 124 . La vulnérabilité constitue alors un cadre analytique commun à de nombreuses disciplines comme l’économie, la sociologie, l’anthropologie, la gestion des catastrophes, les sciences environnementales, la santé et la nutrition, de même que la géographie humaine et sociale. Les apports de ces disciplines sont alors synthétisés au sein des Nations Unies 125 , du Programme des Nations Unies pour le Développement 126 , de la Banque mondiale 127 , si bien que la vulnérabilité devient progressivement un « mode universel et obligatoire de saisie de l’expérience et de l’existence des êtres vivants »128. Enfin, les travaux de l’économiste A. Sen sur les modes de promotion de l’égalité transforment les approches des organisations internationales et régionales de développement et cherchent à concrétiser au sein des Nations Unies l’idée selon laquelle le développement et la réalisation du droit international des droits de l’homme sont des questions connexes et interdépendantes. Il est ainsi désormais acquis que « le développement humain et les droits de l’homme ont des motivations et des préoccupations assez proches pour être compatibles et harmonieux, et ils sont différents dans leurs stratégies et leur conception pour pouvoir se compléter mutuellement »129. La vulnérabilité utilisée dans le domaine du développement va alors se diffuser en droit international. A cet égard, on remarque que les juges régionaux des droits de l’homme apportent une contribution importante à la compréhension de la notion de personne vulnérable en droit international 130. La vulnérabilité constitue ainsi un révélateur de « l’interdisciplinarité [qui] a des conséquences sensibles sur 124 ALWANG (J.), SIEGEL (P.B.), JORGENSEN (S.L.), “ ulnerability, A view from different disciplines”, Social protection discussion paper series n°115, World Bank, Social protection unit, Human development Network, Washington D.C., 2001, p.3. 125 Nations Unies, Département des affaires sociales et économiques, Rapport intitulé “World Economic and Social Survey 2001 – Trends and Policies in the World Economy”, parties 2 “A globalizing world: risks, vulnerability and opportunity”, New York, 2001, pp.129 et s. 126 Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain 1998 », Paris, Economica, 1998. 127 Qui distingue la vulnérabilité de la pauvreté qu’elle est susceptible de déclencher ou d’aggraver. Banque mondiale, « Rapport sur le Développement dans le Monde 2000-2001 : Combattre la pauvreté », Paris, Ed. ESKA; Banque mondiale, “Poverty and Climate change: Reducing the ulnerability of the Poor”, Washington D.C., 2002. 128 THOMAS (H.), Les vulnérables, la démocratie contre les pauvres, op. cit., p.60. 129 Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain 2000 : Droits de l’homme et développement humain », Bruxelles, Paris, De Boeck Université, Larcier, 2000, p.19. 130 Le juge interaméricain et le juge européen des droits de l’homme ont à cet égard un rôle moteur dans la compréhension et la réception par les Etats de la notion de personne vulnérable. En revanche, et si l’article 18 de la Charte africaine des droits de l’homme évoque la « protection des groupes vulnérables », la Cour africaine des droits de l’homme n’a recours à la notion dans aucune de ses décisions. Ainsi, elle n’utilise pas la vulnérailité tant dans les affaires qui concerne l’article 18 (cf. CADH, 30 mars 2012, Emmanuel Joseph Uko contre République Sud africaine, req. n°004/2012) ni en dehors de l’article 18 (cf. CADH 14 juin 2013, Rev. Christopher Mtikila c. République- Unie de Tanzanie, req. n°011/2011). 36 les méthodes d’élaboration du droit » 131 , qu’elle est d’ailleurs susceptible de modifier en profondeur. b. 33. Une notion progressivement consensuelle L’origine interdisciplinaire de la vulnérabilité en droit international explique que la compréhension de la notion de personne vulnérable y diffère quelque peu de son homologue en droit interne. Ainsi, en droit allemand, la notion se retrouve en droit des incapacités pour mettre l’accent sur l’idée de protection de la personne plus que sur celle d’incapacité 132. Au Royaume-Uni, la notion est utilisée essentiellement en droit pénal. Par exemple, le Youth Justice and Criminal Evidence Act de 1999 133 impose des mesures spéciales lorsque les témoins sont vulnérables aux pressions extérieures. En droit interne français, la notion se retrouve dans ces deux domaines. Elle entre en droit français par le vecteur du Code pénal (article 309-2 ancien et 220-10 nouveau)134 et connait plus récemment un essor fulgurant en droit privé. En 2006, la personne vulnérable est le thème choisi par le Congrès des notaires de France135, en perspective de la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs136. En 2009, la Cour de Cassation en fait l’objet de son rapport annuel 137. La notion se développe ainsi en droit français essentiellement à partir des droits pénal et privé. Dans le second, la personne vulnérable succède à la personne incapable. Si les termes ne sont pas synonymes et appellent une conception différente de la protection 138, l’incapacité reste encore souvent le prisme de base de l’appréhension de cette nouvelle notion139. D’ailleurs, de 131 DAILLET (P.), FORTEAU (M.), PELLET (A.), Droit international public, op. cit., p.85. Cf. en ce sens : Gesetz zur Reform des Rechts der Vormundschaft und Pflegschaft für Volljährige, 12 septembre 1990, Bundesgesetzblatt, Teil I, 1990, n°48, 21 septembre1990. 133 Youth Justice and Criminal Evidence Act 1999, 27 juillet 1999, Part II, Chapter I: “Spécial mesures directions in case of vulnerable and intimidated witnesses”. 134 FOSSIER (T.), « Droits de la défense et personnes vulnérables », Rev. sc. crim. 1998, n° 3, p.57. 135 KLEIN (J.), GEMIGNANI (F.), « Les personnes vulnérables, Le notaire face à l'insanité d'esprit », 102ème Congrès des notaires de France, Strasbourg, 21 – 24 mai 2006, La semaine juridique notariale et immobilière, n°13, 31 Mars 2006. 136 Loi n° 2007-308 portant réforme de la protection juridique des majeurs, 5 mars 2007, JO RF n°56, 7 mars 2007. 137 Cour de Cassation, Rapport annuel 2009, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, Paris, La documentation française. 138 La finalité de la protection est aujourd’hui l’intérêt de la personne protégée et « favorise, dans la mesure du possible, son autonomie » (art.415 al.3 Code civil). 139 Cf ; en ce sens : KLEIN (J.), GEMIGNANI (F.), « Les personnes vulnérables, Le notaire face à l'insanité d'esprit », 102ème Congrès des notaires de France, Strasbourg, 21 – 24 mai 2006, op. cit ; LAGARDE (X.) « Avant-propos », Cour de Cassation, Rapport 2009, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, op. cit., Troisième partie : Etude, pp.55 – 72 ; Commission nationale consultative des droits de l'homme, Assemblée plénière du 16 avril 2015, « Avis sur le consentement des personnes vulnérables », JO RF n°0158 du 10 juillet 2015, texte n° 126. 132 37 nombreux praticiens utilisent indifféremment ces deux termes 140 . Cette influence peut se retrouver en droit international privé, dont les sources sont traditionnellement internes – et conservent cette caractéristique à titre principal jusqu’à la fin du siècle dernier 141. De plus l’objet et la nature du droit international privé, eux-mêmes en mutation 142 , supposent une conception particulière de la personne vulnérable, qui se décline alors dans des domaines tels que la gestion de patrimoine, le surendettement, l’assurance, ou encore les contrats. 34. Le droit international public est quant à lui influencé dans son utilisation de la notion de personne vulnérable d’abord par le droit humanitaire 143 , lequel l’emploie dans une perspective opérationnelle. La notion vise alors à répondre à un besoin de protection généralement fondamental et urgent. Sa référence rejoint par sa dimension ontologique le concept d’humanité, à la base d’une recherche de protection universelle. De même, précisément du fait de la dimension internationale de ses sources, le droit international public est originairement plus ouvert tant à des apports variés de différents systèmes juridiques qu’à la transversalité disciplinaire. A cet égard, les Nations Unies affirment par exemple la complémentarité entre le droit international des droits de l’homme et le développement durable144. 35. Cependant, dans un contexte de mondialisation des problématiques saisies par le droit, cette distinction classique n’est plus aussi élémentaire. Les dichotomies traditionnelles entre droit international privé et droit international public, c’est-à-dire entre sources internes et sources internationales, entre sujets (personnes privées et Etats), entre objets et champs d’application, voient progressivement leurs contours s’estomper: « comme les couleurs de l’arc-en-ciel changent insensiblement, en droit, les catégories juridiques, les diverses sources, 140 Entretiens menés tout au long du travail de recherche avec des notaires et avocats en droit privé. AUDIT (B.), « Le droit international privé à la fin du XXème siècle, progrès ou recul ? », Congrès de l’Académie internationale de droit comparé, Bristol, 1998, Rev. int. dr. comp., 1998, p.421. 142 Ibidem. Cf. en ce sens également : AUBY (J.-B.), La globalisation, le droit et l’Etat, Paris, LGDJ, 2ème éd., 2010. 143 Cf. Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés adopté à New-York le 25 mai 2000, entré en vigueur le 12 février 2002. 144 Cf. en ce sens : Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme « Questions fréquentes au sujet d’une approche de la coopération pour le développement fondée sur les droits de l’homme », New York et Genève, 2006, Avant propos, p.iii. Déjà énoncé dans la Déclaration sur le droit au développement de 1986 (Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 41/128 relative à la « Déclaration sur le droit au développement » du 4 décembre 1986, document A/RES/41/128), le lien entre droit international et développement se retrouve au cœur de la Déclaration du Millénaire (Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 55/2 contenant la « Déclaration du Millénaire du 13 septembre 2000, document A/RES/55/2) qui reconnait que les droits de l’homme et les objectifs du Millénaire pour le développement sont interdépendants et se complètent mutuellement ; Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain, 2000 : Droits de l’homme et développement humain », Bruxelles, Paris, De Boeck Université, Larcier, 2000, p.19. 141 38 les objectifs poursuivis ne se distinguent plus nettement les uns des autres, qu’ils s’entremêlent, qu’on passe des uns aux autres sans toujours s’en rendre compte » 145 . Un rapprochement s’opère progressivement entre les différentes branches du droit international, dans la mesure où « on observe en effet à la fois une “interpénétration” des diverses branches du droit, une difficulté de plus en plus grande à distinguer entre situations internes et situations internationales, ou encore un enchevêtrement des diverses façons de rendre la justice »146. Si la notion de personne vulnérable implique une différence de compréhension initiale entre droit international privé et droit international public, elle constitue toutefois une notion en construction au sein de ce contexte de mutation. Sa plasticité et sa vocation fonctionnelle lui permettent d’être employée d’un domaine à l’autre en conservant ses caractéristiques tout en les adaptant à un objet de protection différent. Au sein de l’arc-en-ciel du droit international, la notion prend donc différentes colorations selon le contexte dans lequel elle se déploie. Dans la mesure où tant le droit international privé que le droit international public contemporains ont pour objectif la protection de l’individu, la notion – dont c’est précisément la fonction – peut ainsi être mobilisée valablement par ces deux branches du droit international. La notion de personne vulnérable constitue ainsi un instrument de protection commun, révélateur mais aussi facteur de rapprochement entre ces deux disciplines. La notion permet en effet le dialogue entre les conceptions de l’individu véhiculées par ces deux branches et une avancée vers une protection globale de la personne par le droit international. 2. 36. L ’ imbrication de la vulnérabilité dans le droit international La protection de l’individu acquiert une dimension nouvelle en droit international, lequel prend acte des évolutions sociales. En effet, la mondialisation implique également celle des risques et de l’injonction corrélative faite au droit international d’y répondre et de les prévenir. Ainsi, « la vulnérabilité semble émerger de ce contexte social évolutif. Introduire dans le droit la notion de personne vulnérable, c’est souscrire à cette évolution »147. Se pose alors la question de l’intégration de la vulnérabilité au sein des différents principes de protection de l’individu mis en œuvre par le droit international contemporain. Du fait de sa 145 GAUDEMET-TALON (H.), « Le pluralisme en droit international privé : richesses et faiblesses (Le funambule et l’arc-en-ciel) », RCADI, t.312, Leiden, Boston, Martinus Nijhoff, 2005, p.23. 146 Ibidem, p.32. 147 FIECHTER-BOULVARD (F.), « La notion de vulnérabilité et sa consécration par le droit », in COHET CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit, développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op. cit., p.31. 39 dimension ontologique, la vulnérabilité de l’individu se trouve au carrefour de plusieurs concepts, qu’elle contribue à mettre en relation, mais aussi à questionner. La référence à la vulnérabilité de l’individu permet d’interroger notamment les principes de sécurité, d’égalité, de dignité, d’autonomie ou encore de responsabilité au sein de domaines juridiques variés. 37. Envisager la vulnérabilité de la personne implique de la comparer avec une autre, par hypothèse non vulnérable (ou moins vulnérable). La vulnérabilité est ainsi une donnée essentiellement relationnelle et pose immédiatement la question de la conception de l’égalité que l’on cherche à instaurer. Cette prépondérance de la problématique de l’égalité est illustrée par exemple par la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées de 2006, qui définit ces personnes comme présentant « des incapacités […] dont l'interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l'égalité avec les autres » 148 . A cet égard, certains auteurs voient dans l’évocation de la vulnérabilité « le résultat d’un affaiblissement du mythe de l’égalité, soulignant le paradoxe d’une société qui accentue les déséquilibres et les tolère de moins en moins »149. La plasticité de la notion de personne vulnérable permettrait alors de s’adapter au cas par cas à des situations de déséquilibre. Elle constituerait ainsi un instrument de concrétisation de l’égalité réelle. 38. La dimension ontologique de la vulnérabilité renvoie ensuite à l’idée d’appartenance à l’humanité, laquelle est au cœur de la définition du concept de dignité 150 : l’humanité inhérente à chaque individu est une valeur immanente à protéger qui se matérialise à travers la notion de la dignité humaine. Vulnérabilité et dignité sont ainsi intimement liées et s’interrogent mutuellement : à titre d’illustration, la Cour européenne des droits de l’homme151 se fonde sur le constat de la vulnérabilité des personnes détenues pour imposer à l’Etat la garantie du droit de toute personne en situation carcérale à être détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine152. L’interprétation de l’un de ces deux 148 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 61/106 adoptant la « Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées » du 13 décembre 2006, document A/RES/61/106, entrée en vigueur le 3 mai 2008, art.1. 149 PIN (X.), « La vulnérabilité en matière pénale », in COHET CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit, développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op. cit. , p.119. 150 ABIKHZER (F.), La notion juridique d’humanité, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix- Marseille, 2005, t.1, p.19. 151 Cf. également : CEDH, 26 juillet 2005, Siliadin c. France, req. n°73316/01, où la Cour constate la vulnérabilité de la requérante qui a pour conséquence la qualification comme travail forcé, lequel porte atteinte à la dignité humaine. 152 Cf. CEDH, 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, req. n°30210/96, §94 : « l'article 3 de la Convention impose à l'Etat de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine ». 40 concepts influence ainsi logiquement celle de l’autre. On en trouve une manifestation dans l’interprétation issue de la Déclaration universelle des droits de l’homme : la dignité se traduit notamment par la reconnaissance d’une pleine capacité à tous les individus, laquelle garantit aux personnes la liberté d’agir de manière autonome. Vulnérabilité, dignité et autonomie constituent ainsi des axes imbriqués de la protection juridique actuelle de la personne153. Ici, le caractère dialectique de la vulnérabilité interroge cette interprétation dans la mesure où elle suppose de « manier conjointement ce qui pourrait de prime abord être tenu comme des situations contraires irréductibles, l’autonomie et la dépendance » 154 . En conséquence, l’évocation de la vulnérabilité de l’individu en droit international implique nécessairement une influence sur les contours de la conception de sa dignité et de son autonomie. 39. Enfin, la vulnérabilité interroge la responsabilité de la protection. Le bouleversement est ici particulièrement intéressant dans la mesure où la vulnérabilité tend à redéfinir tant les débiteurs de cette obligation que les moyens de la mettre en œuvre. D’abord, la considération de la vulnérabilité implique celle de la résilience et suppose alors une réflexion sur la protection de l’individu par lui-même. Ensuite, la dimension universelle de vulnérabilité implique l’altérité et pousse ainsi à promouvoir le soin de l’autre. A cet égard, il n’est pas possible de faire l’économie d’une réflexion sur les éthiques du care développées en sociologie155qui sont à l’origine de celle relative à la vulnérabilité dans la matière juridique. Cette implication de l’utilisation de la notion de personne vulnérable est révélatrice du tournant éthique pris par la recherche de protection de la personne vulnérable par le droit international : « traduisant l’émergence de préoccupations éthiques, l’appel à la notion de vulnérabilité tend à prémunir le faible contre le caractère impitoyable que peut avoir la vie en commun »156. § 3. Les défis posés par la notion de personne vulnérable en droit international 40. La notion de personne vulnérable vise à répondre de la manière la plus adaptée possible à un besoin de protection. Son utilisation par le droit international contemporain 153 MISLAWSKI (R.), « Dignité, autonomie, vulnérabilité : approche juridique », in HIRSCH (E.) (dir.), Traité de bioéthique I. Fondements, principes, repères, Toulouse, éd. Erès, «Poche - Espace éthique», 2010, p.262. 154 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit. , p.26. 155 Cf. en ce sens : LE GOFF (A.), Care et démocratie radicale, Care studies, Paris, PUF, 2013. 156 ROMAN (D.), « “A corps défendant”, La protection de l'individu contre lui-même », Recueil Dalloz, 2007, p.1290. 41 apparait exponentielle. Sa conceptualisation embryonnaire entraine cependant des implications qui méritent d’être questionnées (A.). Les réponses apportées suivront une méthodologie précise (B) et des objectifs définis (C.). A. 41. La problématique soulevée Les acteurs du droit international utilisant la notion de personne vulnérable ont tout d’abord saisi l’intérêt de sa plasticité qui permet une protection fonctionnelle de l’individu, adaptable au gré des besoins. La personne vulnérable s’insère ainsi dans le droit positif, sans que sa définition ne soit précisée, tout comme, en conséquence, ses bénéficiaires et les modalités de protection de ceux-ci. Mais précisément parce que la notion remplit sa mission et produit des effets juridiques, sa conceptualisation devient nécessaire. Dès lors qu’elle prend une réalité en droit international, elle influence l’ordonnancement juridique mais également l’environnement social qu’il traduit, et suscite ainsi de profondes remises en question théoriques. 42. La notion de personne vulnérable s’inscrit dans un objectif de protection de l’individu par le droit international. Elle a pour objectif de mettre en lumière un besoin spécifique de protection de la personne, et cette qualification déclenche une protection accrue. Le problème central de la notion réside d’abord dans sa géométrie : élargir la notion à toute hypothèse de faiblesse conduit à banaliser sa référence ; à l’inverse, lui donner un encadrement trop strict a pour effet de lui ôter la flexibilité qui fait son intérêt. L’effectivité de la notion suppose ainsi de trouver un équilibre dans les éléments permettant sa qualification. 43. Au sens large, la protection « comprend toutes les activités qui tendent au plein respect des droits des individus, conformément à la lettre et à l’esprit des branches [du droit international] pertinentes (droits de l’homme, droit humanitaire, droit des réfugiés) » 157 . Chercher à protéger la personne vulnérable en droit international implique ainsi son perfectionnement dans la mesure où cette mission concerne désormais toutes les branches qui utilisent la notion. Le droit international tend alors à devenir dans nombre de ses domaines une activité qui vise le plein respect des droits des individus, ce qui pose une exigence d’effectivité d’autant plus large. De plus, cette propagation de la notion de personne vulnérable se couple d’un changement de nature de la protection de l’individu sur la scène 157 Mouvement international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, Comité international de la Croix Rouge, The Workshop on Protection of Human Rights and Humanitarian Organization, “Doing something about it and doing it well”, Genève, 1999, p.21. 42 internationale. Il ne s’agit plus seulement de réparer la victime, mais bien de chercher à éviter la réalisation de l’atteinte. La notion de personne vulnérable donne un aspect préventif à la recherche de protection et interroge alors le droit international dans ses finalités et ses capacités. 44. L’ensemble de ces éléments amène donc à s’interroger : comment le droit international parvient-il à s’approprier la notion de personne vulnérable et quelles en sont les conséquences ? B. 45. La méthode employée La formulation d’une réponse ordonnée aux défis juridiques posés par la notion de personne vulnérable nécessite certaines précisions méthodologiques préalables. Tout d’abord, le cadre de cette étude se limitera à l’analyse du droit international général, dans ses branches privé et public, à l’exclusion du droit interne. Si la notion de personne vulnérable est employée dans certains ordres juridiques nationaux, comme en droit français notamment, l’internationalité de la situation, mais aussi les objectifs et les mécanismes du droit international supposent une démarche quelque peu différente. De plus, la dimension universelle de la problématique oriente vers une conception éthique de la notion de personne vulnérable qui prend un sens particulier à l’échelle internationale. La protection de la personne vulnérable et les implications qu’elle soulève n’ont de sens que si les acteurs de la protection – et en premier lieu les Etats – y souscrivent dans leur ensemble. En effet, dans une société mondialisée, la protection de certaines sources de vulnérabilité de l’individu par son seul Etat de nationalité n’a d’effectivité que si la communauté internationale œuvre dans le sens de cette protection. A titre d’illustration, la vulnérabilité du travailleur n’est plus aujourd’hui une problématique exclusivement nationale : un Etat ne peut assurer l’accès au marché du travail et un salaire décent à ses ressortissants si une réglementation relative aux conditions de travail minimales n’est pas mise en place à l’échelle internationale. 46. L’étude de la notion de personne vulnérable suppose ensuite le choix d’une méthode adaptée à saisir efficacement cet objet. Une approche exclusivement idéaliste consistant à considérer la vulnérabilité de la personne comme une donnée préexistante au droit et qu’il conviendrait de relever à travers ses différentes manifestations doit être écartée. En effet, la dimension ontologique du concept de vulnérabilité la rend insaisissable par le droit international. Si des emprunts au concept sont indispensables à la compréhension de la notion, 43 c’est bien sur ce dernier objet, en tant qu’instrument fonctionnel de protection, que portera l’étude. Par conséquent et à l’inverse, une approche de type positiviste formaliste visant à aborder la notion de personne vulnérable en dissociant la forme et la substance ne peut être adoptée. Elle consisterait en effet à examiner les manifestations de cette notion dans l’ordre juridique international sans se prononcer sur son contenu, ce qui conduirait à une approche limitée des problématiques soulevées. La réalité complexe de la notion ne peut être appréhendée sans le détour par le concept dont elle émane, et il semble que son intérêt juridique réside notamment dans son contenu éthique, dans sa finalité morale et sociale. 47. Différentes méthodes sont proposées par la doctrine pour tenter de saisir cet objet. Les approches les plus fréquentes prennent pour grille d’analyse un élément de la notion comme les catégories de personnes 158 ou le risque pesant sur elles 159 . D’autres s’orientent sur un domaine de sa mobilisation comme les différentes branches du droit 160 ou les juridictions internationales161. Ces grilles peuvent d’ailleurs se croiser, étudiant par exemple une catégorie de personnes dans un domaine juridique donné. Cette démarche est également adoptée par les acteurs du droit international : l’Union Européenne162, l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est 163 , l’Organisation mondiale de la santé 164 , le Comité international de la Croix Rouge 165 , édictent ainsi des listes de personnes vulnérables, d’ailleurs souvent extensibles dans un souci d’adaptabilité. A cet égard, « s’engager dans une définition catégorielle de la vulnérabilité […] est certes fort utile pour fonder et justifier des actions sur tel ou tel groupe 158 Cf. en ce sens : LACOUR (C.), « La personne âgée vulnérable : entre autonomie et protection. », Gérontologie et société, n°131, 4/2009, pp.187 – 201, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < www.cairn.info/revuegerontologie-et-societe1-2009-4-page-187.htm > 159 Cf. en ce sens : SOREL (J.-M.), POPESCU (C.-L.) (dir.), La protection des personnes vulnérables en temps de conflit armé, Bruxelles, Bruylant, 2010. 160 Cf. en ce sens COHET CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit, développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op. cit. , pp.57 – 322. 161 Cf. en ce sens : BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit. , 2014. 162 Cf. dans le domaine de la procédure pénale : Union Européenne, Livre vert de la Commission, Garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales dans l'Union Européenne du 19 février 2003, document COM/2003/75 final, §6, pp.35–39 ; dans le domaine du droit d’asile : Union européenne, Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte de la Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003), JO UE du 29 juin 2013, L 180, pp.96 – 116, art.21. 163 ASEAN, Asean Human Rights Déclaration, Publication du Secrétariat, Jakarta, 2013, principe général 4 : "The rights of women, children, the elderly, persons with disabilities, migrant workers, and vulnerable and marginalised groups are an inalienable, integral and indivisible part of human rights and fundamental freedoms." 164 Cf. Conseil des organisations internationales des sciences médicales (CIOMS), Lignes directrices internationales d'éthique pour la recherche biomédicale impliquant des sujets humains, Genève, 2003, Ligne directrice 13. 165 Cf. Comité international de la Croix Rouge, Rapport de la Commission plénière, « Stratégie de partenariat pour améliorer les conditions de vie des personnes vulnérables », 31 octobre-6 novembre 1999, préc.. 44 social »166, mais cette appréhension occulte notamment le caractère relationnel de la notion. La personne n’est pas vulnérable en soi, mais en raison d’une faiblesse particulière, et par rapport à des individus jugés non vulnérables. De plus, une démarche catégorielle rend difficile la distinction entre la potentialité de l’atteinte et sa réalisation concrète, c'est-à-dire entre la situation de vulnérabilité et le statut de victime. L’approche catégorielle ne peut donc être à la base de notre analyse, d’autant qu’elle conduirait à une présentation des manifestations de la notion sous forme de catalogue plutôt qu’à une réflexion sur la notion en elle-même. Les approches exclusivement fondées sur le risque ou sur l’analyse de certains domaines du droit sont tout aussi problématiques et seront ainsi présentées non comme cadre d’analyse, mais comme éléments mobilisés au sein de celui-ci. L’objet de ce travail n’est donc pas une présentation exhaustive de toutes les personnes qualifiées de vulnérables selon divers risques dans les différentes branches du droit international. L’emploi exponentiel de la notion et la plasticité de sa signification semblent d’ailleurs l’empêcher. 48. Une autre méthode s’impose alors sous forme de réflexion globale sur la notion. La doctrine consacre à ce sujet des analyses transversales qui concernent surtout le concept de vulnérabilité et les apports réciproques dans différentes disciplines scientifiques 167 . Des travaux plus récents tendent à coupler ces différentes approches, mais leur format académique – sous formes de contributions thématiques – fractionne inévitablement l’appréhension du sujet. L’objet de ce travail consiste ainsi en une analyse globale, visant la synthèse de la signification de la notion en droit international, du traitement juridique apporté à la personne en conséquence et des implications de son emploi. « Sans prétendre y mettre “bon ordre”, ce qui serait d’ailleurs assez suspect, nous voudrions […] en arriver […] à une vision disons désenchantée de cette notion, lui restituer la dimension qui est la sienne en la privant d’une partie de son aura si trompeuse »168. 49. La personne vulnérable se laisse actuellement voir en droit international par ses manifestations. Il s’agira alors de dresser les contours de la notion et de son traitement juridique par l’étude des différentes sources poursuivant sa protection. Ainsi, serviront de base à l’analyse les textes conventionnels (et leur travaux préparatoires) et, le cas échéant, les rapports des organes de suivi y faisant référence, mais également les instruments de soft law plus prolixes sur le recours à cette notion. Ensuite, la jurisprudence des juridictions 166 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit. , p.13. 167 Cf. en ce sens : MAILLARD (N.), La vulnérabilité, Une nouvelle catégorie morale, op. cit., 2011. 168 SUEUR (J.-J.), « Vulnérabilité : le mot et la chose » in PAILLET (E.), RICHARD (P.) (dir.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, op. cit. , p.250. 45 internationales compétentes constitue une source privilégiée pour l’analyse tant de la signification de la notion que de son traitement en droit international. Enfin, l’étude de la doctrine sera indispensable pour comprendre les implications théoriques du recours à la notion dans la sphère juridique internationale. C. 50. Les objectifs poursuivis La notion de personne vulnérable constitue un instrument novateur de protection de la personne en droit international. L’effectivité de cette protection suppose d’abord une compréhension de la signification de la notion. Si la personne vulnérable peut être définie conceptuellement par ses composantes, leurs manifestations sont cependant extrêmement variables. Certains critères doivent donc être dégagés afin que ces composantes soient opératoires. En effet, élargir la notion à toute hypothèse de faiblesse ou risque conduit à banaliser sa référence ; à l’inverse, lui donner un encadrement trop strict lui enlève la flexibilité qui fait son intérêt. L’effectivité de la notion suppose ainsi de trouver un équilibre dans l’appréciation de ses composantes de définition. Cependant, les acteurs du droit international n’ont pas attendu une définition cadrée de la notion pour s’en emparer largement. C’est pourquoi cette tentative de définition conceptuelle doit se coupler avec une analyse des méthodes d’identification pragmatique de la personne vulnérable. Celles-ci appellent une réflexion sur le caractère transversal de cette identification et sur l’opportunité pour le droit international d’importer des instruments de disciplines connexes à cette fin. 51. L’identification de la personne vulnérable permet ensuite sa protection. La qualification en tant que personne vulnérable permet d’imposer l’idée qu’à une faiblesse particulière correspond une protection accrue. La notion vise à ajuster cette protection au plus près des besoins de la personne. Les instruments juridiques de protection voient ainsi leur emploi renouvelé à cette fin. Mais le maniement de la notion a des implications importantes qui révèlent les impensés de la vulnérabilité de l’individu en droit international. Le traitement juridique accordé à la personne vulnérable, visant une protection accrue, bouleverse en effet certains principes cardinaux du droit international tels que la responsabilité, l’égalité ou l’autonomie. Les objectifs de protection se modifient par le recours à la notion de personne vulnérable. L’ordre juridique international construit progressivement la notion de personne vulnérable mais parait encore inadapté à assurer sa protection effective. 46 52. L’étude de la personne vulnérable en droit international suppose alors de déceler tout d’abord la signification de la notion au sens du droit international (Partie 1). Une fois la personne vulnérable identifiée, le droit international lui accorde un traitement particulier dans le but d’assurer sa protection effective (Partie 2). 47 PARTIE 1. LA SIGNIFICATION DE LA PERSONNE VULNERABLE EN DROIT INTERNATIONAL 48 49 53. Dans un contexte où le droit international tend à replacer l’individu au centre de l’analyse juridique, la protection des vivants redevient le motif d’une sécurité collective des peuples169. A cet égard, la notion de personne vulnérable constitue un instrument novateur au service du concept de sécurité humaine170. La protection effective de la personne vulnérable par le droit international implique la compréhension de sa signification. En effet, dans un contexte d’emploi exponentiel de la notion, sans réflexion conceptuelle systématique, il semble nécessaire, pour que la notion puisse avoir un intérêt opératoire en droit international, de chercher à allier encadrement conceptuel et pragmatisme de son utilisation. Sans définition matérielle précise, la notion de personne vulnérable risque d’être appliquée à toute hypothèse et de perdre, à terme, son intérêt juridique. A l’inverse, dans la mesure où la notion présente un intérêt essentiellement téléologique, permettant in fine la protection juridique là où cette dernière s’avère lacunaire, un encadrement trop strict supprimerait son intérêt opératoire. 54. La signification de la personne vulnérable en droit international suppose sa définition conceptuelle, mais également son identification pragmatique. En effet, d’une part, le processus de définition implique de déterminer « les limites et le contenu d'un concept [ou d’un] être à définir avec un ensemble d'attributs qui déterminent ses caractères essentiels»171. D’autre part, l’identification de la personne vulnérable implique d'établir concrètement son identité, c'est-à-dire de désigner un bénéficiaire de la protection. A cet égard, si la plupart des acteurs du droit international ne définissent pas la notion de personne vulnérable, cela ne les empêche pas d’en identifier. 55. Le premier titre vise la définition de la notion (Titre 1). La personne vulnérable en droit international correspond à une définition matérielle précise : elle désigne la personne dont la faiblesse particulière la prédispose à la réalisation d’un risque. La notion se définit ainsi par la corrélation de deux critères permanents : sa faiblesse particulière et le risque qui pèse en conséquence sur elle. Ces critères constituent les composantes matérielles indispensables à la qualification juridique. Ces critères sont en revanche variables en euxmêmes : tant la faiblesse que le risque corrélé peuvent adopter des formes très nombreuses, et une sélection est alors nécessaire. 169 Cf. en ce sens : ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.-M.) (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, Agence universitaire de la Francophonie, Paris, Editions des archives contemporaines, 2009, p.18. 170 Commission sur la sécurité humaine, La Sécurité humaine maintenant, Rapport de la Commission sur la sécurité humaine, Paris, Presses de Science Po, 2003 ; Cf. infra §§ 145 – 147. 171 Cf. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, ATILF, Portail lexical, Lexicographie, V. Définition. 50 56. Le second titre traite de l’identification pragmatique de la personne vulnérable en droit international (Titre 2). Sans toujours chercher à définir conceptuellement la notion, les acteurs internationaux de la protection de la personne visent à apporter une aide concrète à certaines populations, et la référence à la personne vulnérable en constitue un instrument privilégié. Dans cet objectif, ces acteurs mettent en place des méthodes d’identification pragmatiques. Ces méthodes, qui peuvent emprunter à d’autres domaines de la protection de l’être humain comme le développement durable par exemple, démontrent le caractère novateur et transversal de la notion de personne vulnérable en droit international. 51 TITRE 1. 57. LA PERMANENCE DE CRITERES DE DEFINITION La définition de la personne vulnérable est essentielle à la compréhension de sa signification en droit international. Comme en droit interne, elle suppose d’abord la constatation de sa faiblesse. En effet, « c’est à travers sa manifestation matérielle que la notion de vulnérabilité apparait de prime abord » 172 . Si toutes les faiblesses susceptibles d’affecter l’être humain ne peuvent conduire à une qualification juridique en tant que personne vulnérable, l’existence d’une faiblesse particulière est cependant une condition sine qua non de la prise en compte juridique de la vulnérabilité de la personne. Cette exigence de particularité de la faiblesse est présente en droit interne, mais elle est ici compliquée par la situation d’internationalité. Il s’agit alors d’analyser les différentes origines de vulnérabilité de la personne susceptibles d’être prises en considération par le droit international. A cet égard, la vulnérabilité de la personne doit avoir une origine matérielle précise173 (Chapitre 1). 58. Si ce critère est essentiel, il n’est cependant pas suffisant. En effet, une faiblesse particulière peut ne pas entrainer la qualification de personne vulnérable, dans la mesure où elle n’expose pas à un risque déterminé. Se profile ainsi le second critère de définition nécessaire à la qualification de personne vulnérable en droit international : l’origine de vulnérabilité doit être corrélée à un risque spécifique. Tous les risques pesant sur l’être humain ne peuvent conduire à une qualification juridique donnant lieu à la mise en place d’un régime de protection : la notion de personne vulnérable implique un risque d’atteinte grave en corrélation avec la faiblesse particulière (Chapitre 2). Il s’agira alors d’étudier la notion de risque, dont l’évolution conceptuelle contemporaine est certainement pour beaucoup dans l’apparition du concept de vulnérabilité en droit international, et de chercher à délimiter les caractères que doit revêtir le risque pour permettre la qualification comme personne vulnérable en droit international. 172 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., p.39. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme évoque l’expression « vulnérabilité due à » : cf. CEDH, 2 décembre 2008, K.U. c. Finlande, req. n°2872/02, §41 ; ou encore « vulnérable en raison de » : cf. Opinion en partie dissidente de M. le juge TÜRMEN sous CEDH, 12 mars 2003, Öcalan c. Turquie, req. n°46221/99. 173 52 53 CHAPITRE 1. 59. UNE ORIGINE MATERIELLE PRECISE La notion de personne vulnérable implique la prise en considération d’une faiblesse particulière de la personne. Comme en droit interne, les sources matérielles de vulnérabilité de la personne se caractérisent, en droit international, par une grande diversité. De nombreux facteurs peuvent affecter particulièrement la personne et la rendre vulnérable à un ou des risques spécifiques. A titre d’illustration de leur diversité, la Directive 2013/33/UE établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale énonce, dans son article 21, que les Etats membres doivent tenir compte de « la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les mutilations génitales féminines » 174 . Cette présentation des personnes vulnérables sous forme d’énumération non limitative – par exemple, si les personnes homosexuelles, bisexuelles et transgenres ne figurent pas à l’article 21, leur vulnérabilité particulière est cependant prise en compte au travers des dispositions de la Directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale 175 – et sans grande cohésion est commune, mutatis mutandis, à de nombreux textes176. 174 Union Européenne, Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte de la Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003), préc., art.21., p.106. Cette directive allonge la liste établie par l’article 17 – 1 de la Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les Etats membres (préc.) selon lequelle « les Etats membres tiennent compte de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés de mineurs et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle ». 175 Union Européenne, Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), JO UE du 29 juin 2013, L 180, p.60 et s., Préambule, §29 ; art. 11 – 3. 176 Cf. en ce sens : Union Européenne, Directive 2004/83/CE du 29 avril 2004 du Conseil concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d'autres raisons, ont besoin d'une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, JO UE du 30 septembre 2004, L 304, pp.12 – 23.; XIV Sommet Judiciaire hispano-américain, Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables, Brasilia, 4-6 mars 2008, §3 au terme duquel « les personnes sont dites vulnérables lorsque, à cause de leur âge, genre, état physique ou mental, ou à cause de circonstances sociales, économiques, ethniques et/ou culturelles, elles trouvent des difficultés particulières pour exercer pleinement leurs droits, reconnus par le système judiciaire, devant la justice » et §4 au terme duquel « voici, entre autres, quelques causes de vulnérabilité : l’âge, 54 60. Afin d’organiser l’analyse, une classification peut être adoptée. « D’abord, la vulnérabilité peut trouver son origine dans un état physique ou psychologique de la personne. Ce type de cause physiologique, naturelle sera nommée cause intrinsèque de vulnérabilité en tant qu’elle est liée à l’état de la personne elle-même. Ensuite, la vulnérabilité de la personne peut résulter d’une situation de la personne qui se trouve dans un environnement hostile, qui subit des conditions de vie difficiles […]. Ce type de vulnérabilité sera nommée cause extrinsèque de vulnérabilité, en tant qu’elle est liée, au départ, à la situation de la personne » 177 . Cette typologie générale, qui n’exclut pas le recoupement des deux types causes, permet d’analyser les origines matérielles de la vulnérabilité à la lumière du droit international. En effet, ces causes ne changent globalement pas de nature selon que l’on se place dans la sphère interne ou dans la sphère internationale. Par contre, leur reconnaissance et leur prise en compte peuvent présenter une spécificité en droit international. La situation d’internationalité peut ainsi constituer une source de vulnérabilité, qu’il s’agira de décliner selon les différentes faiblesses de la personne. 61. L’analyse des origines de vulnérabilité met en lumière certains éléments essentiels à la compréhension de la notion de personne vulnérable telle qu’elle est employée en droit international. Elle permet de commencer à tracer les contours de la définition de la notion. Il s’agira ainsi d’analyser des origines intrinsèques de la vulnérabilité de la personne (Section 1.), puis des origines extrinsèques de la vulnérabilité de la personne (Section 2.). SECTION 1. 62. DES ORIGINES INTRINSEQUES DE VULNERABILITE La personne peut d’abord être vulnérable en raison de caractéristiques liées à un état de faiblesse physique ou mental. Ces faiblesses se rattachent à sa santé, définie de façon holistique – conformément au concept de sécurité humaine178– comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie le handicap, l’appartenance à des communautés indigènes ou à des minorités, la victimisation, la migration et le déplacement interne, la pauvreté, le genre et la privation de liberté ». 177 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., pp.43 – 44. L’auteure prévoit une troisième catégorie, regroupant les hypothèses dans lesquelles la vulnérabilité résulte de différentes origines. Nous ne reprendrons pas cette catégorie, étant donné que la vulnérabilité n’existe alors que par le cumul de plusieurs faiblesses intrinsèques ou extrinsèques qui, prises de manière individuelle, seraient insuffisantes pour constituer une cause de vulnérabilité. 178 Cf. en ce sens : GUILBAUD (A.), « Sécurité humaine et santé: nouvelles possibilités d’action pour l’OMS », Human Security Journal, vol. 4, 2007, pp.56 – 68. 55 ou d'infirmité »179. Il s’agit de faiblesses inhérentes à la personne. L’âge apparaît ainsi comme une cause intrinsèque principale, universelle, de vulnérabilité, ce qui justifie que la vulnérabilité en raison de l’âge soit ici examinée spécifiquement (I.). Par ailleurs, la grande souplesse des textes internationaux quant à l’appréhension de ces faiblesses démontre un certain pragmatisme : il ne s’agit pas d’énumérer une liste limitative de personnes pouvant être qualifiées de vulnérables sur ce fondement, mais d’englober largement les différents états de la personne susceptibles de l’affaiblir physiquement ou psychologiquement 180 . Ce pragmatisme est illustré par la prise en compte de caractéristiques physiques variées et contingentes (II.). § 1. L’âge, facteur universel de vulnérabilité 63. La vulnérabilité de la personne en fonction de son âge implique de s’attarder sur deux périodes de sa vie : l’enfance (A.) et la vieillesse (B.). L’enfant, être en construction, appelle naturellement, presque instinctivement, le qualificatif de vulnérable. A l’inverse, une personne âgée, voire très âgée, peut être considérée comme vulnérable à certains risques, si son grand âge lui fait perdre ses capacités intellectuelles et/ou physiques. Ces deux moments communs de la vie impliquent en effet généralement un état de dépendance181. A. 64. L’enfant , origine du concept de vulnérabilité L’enfant est généralement considéré comme vulnérable en raison de facteurs intrinsèques tels que l’immaturité, la fragilité physique et d’analyse. Les différentes branches du droit s’accordent sur la nécessité de le protéger182 « parce que l’enfant est un être faible, 179 Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, adoptée par la Conférence internationale de la santé, tenue à New York du 19 juin au 22 juillet 1946, et entrée en vigueur le 7 avril 1948, Préambule. 180 Cf. par exemple : Convention sur le recouvrement international des aliments destinés aux enfants et à d'autres membres de la famille, conclue le 23 novembre 2007, et entrée en vigueur le 1 er janvier 2013, art. 3(f). 181 D’un coté, l’enfant, inapte à l’origine, présente une capacité croissante à prendre des décisions, corrélée à une diminution progressive de sa dépendance. Sa vulnérabilité liée au jeune âge diminue au fur et à mesure qu’il se rapproche de la pleine capacité, juridiquement octroyée par la majorité. De l’autre coté, les personnes âgées, généralement pleinement compétentes pour prendre des décisions durant la plus grande partie de leur vie, peuvent être caractérisées comme une population présentant une capacité de prise de décision potentiellement en déclin, qui peut aller jusqu’à la constatation d’une incapacité et au déclenchement d’un régime de protection en conséquence. Ce niveau croissant de dépendance, implique en corrélation une potentielle vulnérabilité, notamment envers leurs pourvoyeurs de soins. 182 Pour le droit international public, cf. notamment : Déclaration de Genève sur les droits de l'enfant du 26 septembre 1924 ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 1386(XIV) relative à la « Déclaration des droits de l’enfant » du 20 novembre 1959, document A/1386 (XIV) ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant la « Déclaration universelle des droits de l'homme » du 10 décembre 1948, document A/217 A (III) ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant le « Pacte international relatif aux droits civils 56 incapable de se défendre ni même de survivre sans la protection sociale »183. La recherche de protection de l’enfant constitue le point de départ de l’émergence de la notion de personne vulnérable : dès lors qu’est unanimement reconnue la nécessité de le protéger en raison de sa vulnérabilité, l’idée d’une protection sur ce fondement va pouvoir se diffuser à d’autres catégories de personnes184. D’ailleurs, ce n’est que lorsque le droit a cherché à protéger ces autres personnes vulnérables que le concept de vulnérabilité est expressément apparu : des individus aux situations de faiblesses diversifiées vont alors être juridiquement appréhendés sous le terme commun de « personnes vulnérables ». Cette évolution illustre une modification de la nature de l’appréhension juridique de la faiblesse des êtres humains : l’on passe d’une vulnérabilité comme constat à la base d’une protection juridique, à une vulnérabilité comme instrument fonctionnel de protection. Ce mouvement doit beaucoup à l’influence du droit international, qui se recentre sur l’individu et sa protection depuis la Seconde Guerre mondiale185 et vise de plus en plus une protection étendue de la personne, mais aussi ajustée à ses besoins186. La protection de l’enfant par le droit international illustre cette évolution : le constat de sa vulnérabilité naturelle justifie l’institution de la minorité, qui assure une protection générale (1.), si celle-ci s’avère inadaptée à protéger l’enfant contre certains risques, la vulnérabilité comprise dans son sens fonctionnel assure alors une protection spécifique (2.). et politiques » du 16 décembre 1966, document A/2200 A (XXI), spéc. art. 23 et 24 ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant le « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » du 16 décembre 1966, document A/2200 A (XXI), spéc. art. 10. Pour le droit international privé, cf. notamment : Convention concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l'exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants conclue le 19 octobre 1996 et entrée en vigueur le 1er janvier 2002 ; Convention sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants conclue le 25 octobre 1980 et entrée en vigueur le 1 er décembre 1983 ; Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale conclue le 29 mai 1993 et entrée en vigueur le 1er mai 1995 ; Convention sur le recouvrement international des aliments destinés aux enfants et à d'autres membres de la famille conclue le 23 novembre 2007, préc. ; Convention concernant la compétence des autorités et la loi applicable en matière de protection des mineurs conclue le 5 octobre 1961 et entrée en vigueur le 4 février 1969 ; Convention concernant la compétence des autorités, la loi applicable et la reconnaissance des décisions en matière d'adoption, 15 novembre 1965 et non encore entrée en vigueur. 183 Cf. LAINGUI (A.), « Histoire de la protection pénale des enfants », RID pén. Paris, éd. Godde, 1979, p.528. 184 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., p.49 : Selon l’auteure « la protection juridique de cet être faible, dès la fin du XIXe siècle, peut s’analyser comme l’ancêtre de la protection des personnes vulnérables […]. Il faut avoir voulu protéger l’enfant parce qu’il est vulnérable, pour accepter l’idée de protéger d’autres personnes sur ce fondement, un siècle plus tard ». 185 Cf. en ce sens: DUPUY (P.-M.), L’individu et le droit international, Théorie des droits de l’homme et fondements du droit international, Paris, L’Harmattan, 1999. 186 Cf. infra §§699 et s. 57 1. 65. La vulnérabilité comme fondement de l’institution de la minorité Le jeune âge constitue en lui-même un facteur de vulnérabilité, puisque l’enfant, immature et inexpérimenté par nature, ne peut se défendre à armes égales avec un adulte. Ce constat conduit à la mise en place d’un statut juridique protecteur : la minorité. En droit international, l’étendue de la minorité dépend du droit interne des Etats. En effet, aux termes de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, celui-ci « s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable »187. Dans le cadre de ce statut, la Convention prévoit une protection particulière pour les mineurs de moins de 15 ans, selon l’idée que plus l’enfant est jeune, plus son besoin de protection est grand. Ainsi, relativement à la participation à un conflit armé, la Convention prévoit que : « les Etats parties prennent toutes les mesures possibles dans la pratique pour veiller à ce que les personnes n'ayant pas atteint l'âge de quinze ans ne participent pas directement aux hostilités. Les Etats parties s'abstiennent d'enrôler dans leurs forces armées toute personne n'ayant pas atteint l'âge de quinze ans. Lorsqu'ils incorporent des personnes de plus de quinze ans, mais de moins de dix-huit ans, les Etats parties s'efforcent d'enrôler en priorité les plus âgées » 188 . L’enfant est ainsi juridiquement protégé, car vulnérable dans les faits : sa vulnérabilité précède la construction juridique d’une protection adéquate, qui se matérialise en l’espèce par le mécanisme de la minorité – et, plus spécifiquement au droit international humanitaire, par l’interdiction d’enrôlement des mineurs de moins de 15 ans. La vulnérabilité relève ici du fondement théorique, prenant acte du constat de l’existence d’une faiblesse donnée. 66. Cette idée semble se retrouver devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère les enfants comme une catégorie particulière de personnes vulnérables. A titre d’illustration, dans le cadre de l’article 8 de la Convention, elle énonce que « les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, ont droit à la protection de l’Etat, sous la forme d’une prévention efficace »189. Cette accentuation de la vulnérabilité particulière de l’enfant en raison de son jeune âge se retrouve également dans le cadre de l’article 3 de la Convention 190. Si la protection du mineur trouve sa justification dans le constat de sa vulnérabilité en raison 187 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 44/25 annexant la « Convention relative aux droits de l’enfant » du 20 novembre 1989, préc., art. 1er. 188 Ibidem., art. 38 – 3 et 4. 189 CEDH, 22 octobre 1996, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, req. n°22083/93 et 22095/93, §64. 190 CEDH, 23 septembre 1998, A. c. Royaume-Uni, req. n°25599/94, §22 ; CEDH, (Gde Ch.), du 10 mai 2001, Z. et autres c. Royaume-Uni, req. n°29392/95, §73 ; CEDH, 15 janvier 2014, Gutsanovi c. Bulgarie, req. n°34529/10, §132. 58 de son jeune âge, la notion de minorité est ici suffisante pour mettre en œuvre une protection dans la mesure où « la minorité présume de manière irréfragable la vulnérabilité. La notion de vulnérabilité n’est donc d’aucune utilité sur le plan juridique, de ce point de vue. La référence à la minorité est, en effet, suffisante et plus précise »191. En effet, contrairement à la vulnérabilité, la minorité implique un statut juridique défini assorti d’un régime protecteur stable. La protection de l’enfant par la fiction juridique de la minorité suppose ainsi que sa vulnérabilité de fait a été constatée et, par hypothèse, résorbée : l’enfant n’est plus vulnérable du simple fait de son jeune âge. Or, préserver l’intérêt de la notion de personne vulnérable en droit international implique de ne pas étendre la qualification à toutes catégories de personnes : les enfants protégés par le statut de minorité ne devraient donc pas constituer une catégorie de personnes vulnérables dans l’absolu. En conséquence, une telle qualification retenue par la Cour européenne des droits de l’homme tend à brouiller l’identification des personnes vulnérables, dans la mesure où la vulnérabilité de l’enfant alléguée par la Cour n’est pas toujours corrélée à un risque particulier 192 . La notion de personne vulnérable ne devrait donc pas être automatiquement employée, si la protection par le recours à la notion de minorité s’avère suffisante. 2. 67. La vulnérabilité comme instrument fonctionnel de protection Le recours à la notion de personne vulnérable en droit international vise une protection fonctionnelle : la vulnérabilité constitue non seulement le fondement de la construction de règles juridiques, mais elle est ici utilisée comme un instrument juridique pragmatique en vue de renforcer une protection juridique déjà existante qui se révèlerait insuffisante, ou de combler une absence de protection juridique de la personne dans une situation donnée. La personne vulnérable est alors envisagée comme une notion fonctionnelle, susceptible de s’adapter à tout besoin particulier de protection juridique. A cet égard, de nombreux textes de droit international évoquent des vulnérabilités spécifiques potentielles de l’enfant mineur. Par exemple, le Protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés, prend acte « des besoins particuliers des enfants qui, en raison de leur situation économique et sociale ou de leur sexe, sont particulièrement vulnérables à l’enrôlement ou à l’utilisation dans des hostilités en violation 191 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., p.50. Cf. en ce sens : CEDH, 22 octobre 1996, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, req. n°22083/93 et 22095/93, §64. 192 59 du présent Protocole »193. Ce texte ne vise pas tous les enfants, mais seulement certains en particulier. La minorité est ici insuffisante à préserver les enfants présentant une vulnérabilité particulière « en raison de leur situation économique et sociale ou de leur sexe »194. Ainsi, tous les enfants sont protégés, sans discrimination, par le recours à la notion de minorité195, et celle de vulnérabilité permet une protection supplémentaire pour certains enfants particulièrement vulnérables à un ou des risques déterminés. 68. De même, la Déclaration de Rio relative à l’exploitation sexuelle des enfants et adolescents déplore « les manques à combler considérables au niveau de la détection des enfants vulnérables à l’exploitation sexuelle » 196 . Elle vise ensuite à « mobiliser les communautés, incluant les enfants et les adolescents, afin de les impliquer dans un dialogue et une analyse critique des normes et pratiques sociales et des conditions économiques et sociales qui rendent les enfants vulnérables à la traite […] »197. La vulnérabilité est ici corrélée à un risque spécifique : tous les enfants ne sont pas vulnérables, puisque le texte précise qu’il s’applique aux enfants « vulnérables à » ce risque d’abus sexuel, en raison de « conditions économiques et sociales ». Le recours à la notion de personne vulnérable permet de prendre en charge une circonstance de vulnérabilité externe à l’enfant, lequel cumule alors différentes sources de vulnérabilité. 69. Cette approche consistant à ne pas déclarer tous les mineurs vulnérables dans l’absolu se retrouve en droit international privé. Par exemple, le Rapport du Groupe de travail chargé d'étudier l'application aux enfants réfugiés de la Convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale sollicite l’adoption d’une Recommandation, dont le Préambule énonce : « considérant que la Convention […] devrait être appliquée aux enfants réfugiés et autres enfants internationalement déplacés, par suite notamment de la situation de troubles prévalant dans leur pays, de façon à tenir compte de la situation particulièrement vulnérable de ces 193 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 54/263 annexant le « Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés » du 25 mai 2000 (le protocole est entré en vigueur le 12 février 2002), document A/RES/54/263, Préambule. 194 Ibidem. 195 Celle-ci pouvant d’ailleurs faire l’objet de subdivisions : cf. Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 44/25 annexant la « Convention relative aux droits de l’enfant » du 20 novembre 1989, préc., art. 38 – 3 et 4. 196 Congrès mondial de Rio de Janeiro contre l’exploitation sexuelle des enfants et des adolescents (III), « Déclaration et appel à l’action de Rio de Janeiro pour prévenir et éliminer l’exploitation sexuelle des enfants et des adolescents », 25 – 28 novembre 2008, §A « Évaluation des progrès et défis persistants », pt 9. 197 Ibidem., pt 22. 60 enfants »198. Le démonstratif « ces » illustre bien qu’il ne s’agit pas d’une protection générale, mais bien fonction de la situation concrète de l’enfant, en l’espèce de déplacement ou d’asile. 70. Ainsi, si le jeune âge est un facteur de vulnérabilité, dès lors que l’enfant est protégé par le statut de minorité, il ne devrait plus être qualifié de personne vulnérable, sauf si un risque particulier pèse sur lui. B. 71. La personne âgée diversement saisie par la vulnérabilité Dans le cadre des Nations Unies, la véritable prise de conscience de la nécessité de protéger les personnes âgées date du début des années 1980, et passe par l’adoption de plans successifs par l’Assemblée générale199 . Ceux-ci énoncent clairement leur droit de vivre dans un environnement où leur sécurité et leur dignité sont assurées. L’attention portée à cette catégorie de personnes se retrouve également dans des instruments de droit européen, comme la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne200, dont l’article 25 traite du droit des personnes âgées de vivre dignement, ainsi que la Recommandation concernant les personnes âgées201, qui invite les membres de l’Union européenne à lutter contre l’exploitation de ces personnes202. Ces différents textes démontrent bien la prise en compte juridique d’une vulnérabilité liée au grand âge. 72. En droit international, la personne âgée, voire très âgée203, est généralement protégée par le prisme de l’incapacité. Par exemple, dans son arrêt Zehentner contre Autriche204, la 198 Conférence de La Haye de droit international privé, Bureau permanent, « Rapport du Groupe de travail chargé d'étudier l'application aux enfants réfugiés de la Convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale », 1994. 199 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 37/51 concernant la « question du vieillissement » du 3 décembre 1982, document A/RES/37/51 ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 46/91 relative à l’« Application du Plan d'action international sur le vieillissement et activités connexes » du 16 décembre 1991, document A/RES/46/91. Nations Unies, Deuxième assemblée mondiale sur le vieillissement tenue à Madrid du 8 au 12 avril 2002, « Déclaration politique et Plan d’action international sur le vieillissement » du 11 avril 2002, document A/CONF.197/MC/L.2. 200 Union Européenne, « Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne » proclamée solennellement par le Parlement européen, le Conseil et la Commission le 7 décembre 2000, JO CE du 18 décembre 2000, C 364, pp.1 – 22. Cette Charte a été incorporée dans le Traité de Lisbonne (JO UE du 17 décembre 2007, C 306, pp.1 – 271) et dispose ainsi d’une valeur juridique contraignante. 201 Conseil de l’Europe, Comité des Ministres, Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres concernant les personnes âgées adoptée le 10 octobre 1994 lors de la 518 e réunion des Délégués des Ministres, document n° R(94) 9 F (1994). 202 Voir aussi : Conseil de l’Europe, Comité des ministres, Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres relative à la dépendance adoptée le 18 septembre 1998 lors de la 641e réunion des Délégués des Ministres, document n° R (98) 9 F (1998). Ce document, sans mentionner spécifiquement les personnes âgées, porte plus largement sur les personnes dépendantes. 203 Nations Unies, Assemblée mondiale sur le vieillissement, Rapport de l’Assemblée mondiale sur le vieillissement tenue à Vienne du 26 juillet au 6 aout 1982, document A/CONF.113.31 204 CEDH, 16 juillet 2009, Zehentner c. Autriche, req. n°20082/02. 61 Cour européenne des droits de l’homme ne retient pas l’argument de la vieillesse de la requérante, s’attachant uniquement à celui de son incapacité. Le juge préfère utiliser une institution classique, l’incapacité, qui prévoit un statut et un régime juridique de protection, plutôt qu’un concept flou qui n’en prévoit pas clairement205. La Cour énonce en effet : « les personnes ne jouissant pas de la capacité juridique sont particulièrement vulnérables et l’article 8 fait donc peser sur l’Etat l’obligation positive de leur accorder une protection spéciale par la loi » 206. Comme pour le jeune âge, la Cour emploie la vulnérabilité comme fondement d’une protection juridique. Le recours à la notion de personne vulnérable vise à faire peser sur l’Etat la mise en place d’une protection juridique207. 73. Dans l’affaire Papon contre France208, la Cour confirme son refus de considérer le grand âge comme une source de vulnérabilité à part entière dans le domaine du droit pénal international. En l’espèce, le requérant, reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité par une cour d’assises française, faisait valoir que son âge (90 ans), tout autant que son état de santé, rendait sa détention incompatible avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour énonce : « dans aucun des pays membres du Conseil de l’Europe, l’âge élevé ne constitue en tant que tel un obstacle à la détention […]. Toutefois, l’âge, en conjonction avec d’autres facteurs, tels que l’état de santé, peut être pris en compte soit au moment du prononcé de la peine, soit lors de son exécution […]. Si aucune disposition de la Convention n’interdit en tant que telle la détention au-delà d’un certain âge, la Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer que, dans certaines conditions, le maintien en détention pour une période prolongée d’une personne d’un âge avancé pourrait poser problème sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Cependant, il convient dans chaque cas d’avoir égard aux circonstances particulières de l’espèce [...] »209. Ainsi, l’âge n’est considéré comme une source de vulnérabilité qu’« en conjonction avec d’autres facteurs » ; pour la Cour européenne, ce n’est pas une source de vulnérabilité suffisante en elle-même. 74. Il n’en est pas de même devant les juridictions pénales internationales. En effet, devant le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, dans l’affaire Biljana Plavšić210, a été débattue la 205 Cf. infra §§ 388 et s. CEDH, 16 juillet 2009, Zehentner c. Autriche, préc., §63. 207 Cf. infra §§550 et s. 208 CEDH, 7 juin 2001, Maurice Papon c. France, Décision sur la recevabilité de la req. n°64666/01. 209 Ibidem. Après avoir considéré l’ensemble des faits, la Cour a jugé la requête irrecevable car la situation du requérant n’atteignait pas un degré suffisant de gravité pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention européenne. 210 TPIY, Chambre de première instance, 27 février 2003, Le Procureur c. Biljana Plavšic, Jugement portant condamnation, affaire n° IT-00-39&40/1-S. 206 62 question de savoir si l’âge de la requérante (72 ans), accusée notamment de génocide ou complicité de génocide et de crime contre l'humanité, constituait une circonstance atténuante. La Défense soutenait cette thèse211, se fondant sur le Jugement Krnojelac212 dans lequel l’âge de l’accusé avait été pris en considération, mais aussi sur la jurisprudence européenne213 et interne214. A l’issue d’un long échange de vues215, qui démontre la difficulté d’accorder sur ce fondement des circonstances atténuantes à l’auteur d’une infraction particulièrement grave, « la Chambre estime devoir tenir compte de l’âge de l’accusée, et ce pour deux raisons : premièrement, la dégradation de l’état physique liée à la vieillesse peut rendre l’exécution d’une même peine plus pénible pour une personne âgée que pour une personne plus jeune. Deuxièmement, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel de la Nouvelle-Galles-du-Sud saisie de l’affaire Holyoak, un criminel âgé, une fois libéré, peut ne plus avoir devant lui que peu d’années à vivre »216. La personne âgée est, du fait de son âge, vulnérable au risque de souffrir de l’exécution de la peine, et à celui de finir ces jours en prison, sans espoir de sortir avant la mort. En conséquence, le juge va « fixer la peine en fonction de la gravité de l’infraction, en tenant compte de l’âge et de la situation personnelle de l’accusée »217. Ainsi, l’âge avancé constitue une origine intrinsèque de vulnérabilité en droit pénal international, prise en compte au titre de circonstance atténuante permettant la réduction de la peine de l’auteur de l’infraction218. 75. Au-delà de l’âge, des causes physiques peuvent également engendrer la vulnérabilité de la personne. § 2. Les caractéristiques physiques, facteurs contingents de vulnérabilité 76. Les causes physiques de vulnérabilité de la personne appréhendées par le droit international sont nombreuses. L’exemple de l’altération des facultés physiques ou mentales 211 Ibidem, §95. TPIY, Chambre de première instance, 15 mars 2002, Le Procureur c/ Milorad Krnojelac, Jugement, affaire n° IT-97-25-T, §533 dans laquelle la Chambre de 1ère instance a tenu compte dans sa sentence que Milorad Krnojelac était âgé de 62 ans. 213 Cf. CEDH, 7 juin 2001, Maurice Papon c. France, req. n°64666/01 (où la Cour observé que l’âge, en conjonction avec l’état de santé d’un accusé, peut rendre sa détention incompatible avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme). 214 TPIY, Chambre de première instance, 27 février 2003, Le Procureur c. Biljana Plavšic, Jugement portant condamnation, affaire n° IT-00-39&40/1-S, §96 : « La Défense invoque également les systèmes de droit pénal du Royaume-Uni, d’Australie et du Canada dans lesquels le juge peut considérer l’âge avancé comme une circonstance atténuante ». 215 Ibidem, §§95 – 106. Cet échange de vues s’étend sur onze paragraphes. 216 Ibid., §105. 217 Ibid. §106. 218 Cf. §§567 – 569. 212 63 (A.) est intéressant en raison de la variété de ses déclinaisons. Il s’agit d’une source classique de vulnérabilité appréhendée par le droit international. Une autre source de vulnérabilité liée à une caractéristique physique est plus implicite : celui du sexe de la personne, qui va déterminer le genre (B.). A. L ’altération des facultés mentales et/ou physiques, facteur classique de vulnérabilité 77. La personne dont les facultés mentales et/ou physiques sont amoindries est certainement vulnérable à certains risques. Cette altération des facultés peut être passagère ou durable. Dans tous les cas, la vulnérabilité de la personne réside dans le fait que ses « capacités de résistance »219 sont diminuées : la personne est « relativement (ou absolument) incapable de protéger ses propres intérêts »220 et coure plus facilement différents risques. Le handicap (1.) et la maladie (2.) sont des hypothèses d’altération des facultés de la personne particulièrement topiques. L’état de grossesse (3.) peut être apparenté à une situation d’altération des facultés dans la mesure où, à un stade relativement avancé, il constitue un handicap physique, et peut également entraîner une vulnérabilité psychologique des femmes221. 1. 78. Le handicap, origine de vulnérabilité récemment consacrée Les personnes handicapées sont, selon la Convention internationale de 2006 relative aux droits des personnes handicapées « des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l'interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l'égalité avec les autres »222. Le droit international des droits de l’homme assure une protection globale des personnes handicapées223, qui a pris corps récemment au sein de cette Convention. 219 PRADEL (J.), La condition civile du malade, Thèse de doctorat, Paris, LGJD, Paris, 1963, p.20. Council for International Organization of Medical Sciences (CIOMS) en collaboration avec l’Organisation Mondiale de la Santé, International Ethical Guidelines for biomedical research involving human subject, Genève, 2002, Règle 13, p.64. 221 BIDLOWKI (M.), « Le bébé avant la naissance : particularités de la vie psychique de la femme enceinte », in FONDS CHALUMEAU-PASINI (W.), Le foetus et son entourage, Genève, éd. Médecine et hygiène, 1989, pp.51 – 59. 222 Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006, préc., art.1. 223 Cf. par exemple : Nations Unies, Conseil des droit de l’homme, Résolution 1998/31 sur les Droits de l’homme des personnes handicapées, 17 avril 1998, document E/CN.4/RES/1998/31 ; Résolution 2000/51 sur les Droits de l’homme des personnes handicapées du 25 avril 2000, document E/CN.4/RES/2000/51 ; Résolution 2002/61 sur les Droits de l’homme des personnes handicapées du 25 avril 2002, document E/CN.4/RES/2002/61. 220 64 Si ce texte n’utilise pas explicitement le qualificatif « vulnérable » pour qualifier la personne handicapée, il reconnait cependant l’existence d’une faiblesse initiale (le handicap), cumulée à différents risques. Par exemple, « les personnes handicapées […] sont exposées à des formes multiples ou aggravées de discrimination […]»224. La Convention prend aussi en compte les situations de cumul de sources matérielles de vulnérabilité, constatant ainsi que « […] les femmes et les filles handicapées courent souvent […] des risques plus élevés de violence, d'atteinte à l'intégrité physique, d'abus, de délaissement ou de défaut de soins, de maltraitance ou d'exploitation »225. Les personnes handicapées sont ainsi vulnérables à plusieurs risques aux yeux du droit international226. 79. D’ailleurs, bien avant la consécration de cette protection en droit international général, le droit international humanitaire connaissait certaines dispositions protégeant les personnes handicapées. Ainsi, diverses dispositions des Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels concernent les personnes handicapées et leur protection dans des situations de conflit armé, restant cependant très générales tant du point de vue des définitions que de leur application 227 . Par exemple, l’article 16 de la I ème Convention de Genève dispose que « les blessés et les malades, ainsi que les infirmes et les femmes enceintes seront l'objet d'une protection et d'un respect particuliers » 228 . Les sources de handicap y sont largement considérées, car le handicap peut tenir à une blessure, une maladie (notamment mentale) ou une infirmité. Par contre, dans cet article, les personnes handicapées sont énumérées parmi d’autres catégories nécessitant une protection particulière, et cette protection 224 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 61/106 adoptant la « Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées » du 13 décembre 2006, préc., Préambule, p). 225 Ibidem, Préambule, q). 226 Voir par exemple : Union Européenne, Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les Etats membres, préc., art. 17 ; Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte de la Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003), préc., art. 21 ; Nations Unies, Assemblée générale, Conseil des droits de l’homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme, Rapport de la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme sur sa cinquante-huitième session tenue à Genève du 7 au 25 aout 2006, Résolution 2006/9 relative à l’ « Application des normes et critères relatifs aux droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre l’extrême pauvreté », Annexe « Projet de principes directeurs “Extrème pauvreté et droits de l’homme : les droits des pauvres” du 24 aout 2006, document 2006/9 au sein du document A/HRC/Sub.1/58/36. 227 Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre signée à Genève le 12 aout 1949, entrée en vigueur le 21 octobre 1950, art. 16, 17, 18, 20, 21, 22, 98, 127 ; Protocoles additionnels aux Conventions de Genève du 12 aout 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) signé à Genève le 8 juin 1977 et entré en vigueur le 7 décembre 1978, art. 8, 9, 10, 13, 14, 16, 17, 22, 23, 28, 30, 31, 33, 85 ; Protocoles additionnels aux Conventions de Genève du 12 aout 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) signé à Genève le 8 juin 1977 et entré en vigueur le 7 décembre 1978, art. 5, 7, 8, 10, 18. 228 Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre signée à Genève le 12 aout 1949, préc., art. 16. 65 n’est pas explicitée : il semble ici qu’il s’agisse d’une volonté de mise en lumière de ces groupes de personnes, sans approfondissement de la nature de l’obligation à la charge des Etats. 80. Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme considérait implicitement le handicap comme cause de vulnérabilité 229 . A titre d’illustration, dans l’arrêt Stubbings et autres contre Royaume-Uni, la Cour énonçait que « les enfants et autres personnes vulnérables ont droit à la protection de l’Etat, sous la forme d’une prévention efficace les mettant à l’abri de formes aussi graves d’ingérence dans des aspects essentiels de leur vie privée »230 . Il semblait ainsi que la Cour entende par « autres personnes vulnérables » les personnes atteintes de troubles mentaux, comme les requérantes de l’espèce. La mention expresse de la vulnérabilité de la personne handicapée supposait un contexte particulier, comme la situation carcérale notamment, selon l’appel de recommandations européennes à considérer la vulnérabilité particulière du handicapé détenu 231 . La référence expresse à la vulnérabilité de la personne handicapée apparait récemment, relativement à des situations de handicap mental232, voire sans précision de la nature du handicap233. L’arrêt Alajos Kiss contre Hongrie, qui fait le lien entre le handicap et la stigmatisation et l’exclusion sociale, va jusqu’à considérer les personnes handicapées comme un groupe vulnérable234. 2. 81. La maladie, origine de vulnérabilité conditionnée La maladie est l’expression de la fragilité et de la finitude de l’être humain : « entrer dans la maladie […] c’est entrer dans la fragilité de la vie »235. Mais la vulnérabilité corporelle qui s’exprime dans la maladie ne signifie pas seulement la fragilité de l’existence, mais aussi celle de l’autonomie236 : au-delà de « la perte du contrôle de son corps, la maladie désigne l’état d’une “humanité blessée” […] l’autonomie est brisée »237, dans le sens où la personne perd ses opportunités de bien vivre, conformément à ses intérêts personnels. En droit 229 Cf. CEDH, 22 octobre 1996, Stubbings et autres c. Royaume Uni, req. n°22083/93, 22095/93, §64 ; CEDH, 26 mars 1985, X et Y contre Pays Bas, req.no 8978/80, §13. 230 CEDH, 22 octobre 1996, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, req. n° 22083/93 et n° 22095/93, §64. 231 Cf. en ce sens : CEDH, 25 juin 2013, Grimailovs c. Lettonie, req. n° 6087/03, §§81 – 82, §151, §161. 232 Cf. CEDH, 19 mai 2013, B. c. Roumanie (n°2), req. n°1285/03, §86. 233 Cf. CEDH, 14 février 2012, A.M.M. c. Roumanie, req. n°2151/10, §59. 234 CEDH, 20 aout 2010, Alajos Kiss c. Hongrie, req. n°38832/06, §42 ; cf. également : CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin c. Russie, préc., §63. Cf. infra §§229 – 240. 235 LE BLANC (G.), « La vie psychique de la maladie », in Esprit, janvier 2006, p.109. 236 HOFFMASTER (B.), “What does vulnerability mean?”, The Hastings Center Report, v.36, Issue 2, mars – avril 2006, New-York, éd. Institue of Society, Ethics and the Life Sciences, p.42. 237 PELLUCHON (C.), L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, Léviathan, 2009, pp.38 – 39. 66 international, la maladie, pouvant être définie comme : « 1°) – un trouble pathologique, entraînant ou non une altération mentale, mais diminuant dans tous les cas les capacités de résistance du sujet. 2°) – un trouble interne 3°) – un trouble progressif » 238 , ne peut être inconditionnellement prise en considération par le juge. Du fait de sa condition de mortel, l’homme est nécessairement sujet à la maladie, ce qui renvoie alors à une conception ontologique de la vulnérabilité239, impossible à adopter dans la sphère juridique : le droit est incapable et n’a pas pour vocation de protéger tous les individus en toutes circonstances. Ainsi, la maladie de la personne ne peut être considérée comme cause matérielle de vulnérabilité que si elle revêt un certain degré de gravité. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme accepte de qualifier de personne vulnérable une requérante atteinte d’une maladie dégénérative incurable240, ou encore un individu séropositif241. On retrouve ici le critère de la gravité du risque, inhérent à la notion de personne vulnérable242. 3. 82. L’état de grossesse, origine de vulnérabilité largement considérée L’état de grossesse est généralement considéré comme une source de vulnérabilité par les différentes branches du droit international. En droit international humanitaire, la protection des femmes enceintes relève principalement « de besoins spécifiques en matière de santé, d'hygiène, de besoins physiologiques ou liés à [leur] rôle de mère »243. Par exemple, l’Accord type concernant le rapatriement direct et l'hospitalisation en pays neutre des prisonniers de guerre blessés et malades annexé à la IIIème Convention de Genève prévoit une hospitalisation en pays neutre pour « toutes les prisonnières de guerre enceintes et les prisonnières qui sont mères avec leurs nourrissons et enfants en bas âge »244. De même, l’article 14 de la I ème Convention de Genève prévoit une protection particulière pour « les femmes enceintes et les mères d'enfants de moins de sept ans » 245 . Ainsi, la 238 PRADEL (J.), La condition civile du malade, op. cit., p.20. PELLUCHON (C.), L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie, op. cit., p.38, L’auteure présente la maladie comme un « assaut ontologique ». 240 CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, req. n°2346/02. 241 CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin c. Russie, préc. 242 Cf. infra §§171 – 197. 243 TERCIER (F.), Les femmes dans la guerre : plus vulnérables que les hommes ?, Eclairage publié sur le site du CICR, 1er mars 2007, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <https://www.icrc.org/fre/resources/documents/misc/women-vulnerability-010307.htm > 244 Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre signée à Genève 12 aout1949, entrée en vigueur le 21 octobre 1950, Annexe I, Accord-type concernant le rapatriement direct et l'hospitalisation en pays neutre des prisonniers de guerre blesses et malades, I. B. 7). 245 Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre signée à Genève le 12 aout1949, entrée en vigueur le 21 octobre 1950, art.14. Voir également : art.16, 23, 38.5, 50, 89, 98, 132. 239 67 vulnérabilité des femmes enceintes correspond à une acception étendue à la maternité. Cette conception large de la vulnérabilité des femmes enceintes se retrouve d’ailleurs dans le domaine de la recherche biomédicale246. C’est en raison de ses caractéristiques physiques et de ses besoins spécifiques que les femmes enceintes, en couches ou accompagnée d'enfants en bas âge sont considérées comme vulnérables en droit international humanitaire. La notion de personne vulnérable s’applique aux femmes en droit international humanitaire, lorsque leur vulnérabilité est associée à des caractéristiques et besoins spécifiques247. 83. Cette conception large de la vulnérabilité des femmes enceintes est également admise en droit européen des droits de l’homme248 et en droit de l’Union Européenne. En effet, dans le cadre particulier du travail des femmes, la notion recouvre la période tant avant qu’après l’accouchement. La Directive concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail249 reconnait ainsi la vulnérabilité des femmes dans une période élargie, puisqu’elle retient « la vulnérabilité de la travailleuse enceinte, accouchée ou allaitante » afin de justifier un congé maternité adapté250. La vulnérabilité des femmes enceintes, telle qu’ainsi consacrée, est reprise par la Cour de justice des communautés européennes. Ainsi, dans l’arrêt Boyle 251 , la Cour cite d’abord le préambule de la Directive: « la travailleuse enceinte, accouchée ou allaitante se trouve dans une situation spécifique de vulnérabilité qui nécessite qu'un droit à un congé de maternité lui soit accordé, mais qui, spécialement pendant ce congé, ne peut être assimilée à celle d'un homme ni à celle d'une femme qui bénéficie d'un congé de maladie »252. Elle énonce ensuite que « le congé de maternité dont bénéficie la travailleuse vise, d'une part, à la protection de la condition biologique de la femme au cours de sa grossesse et à la suite de celle-ci et, d'autre part, à la protection des rapports particuliers entre la femme et son enfant au cours de la période qui fait suite à la grossesse et à l'accouchement » 253 . L’état de grossesse constitue ainsi une source de vulnérabilité 246 En ce sens : PARIZOT (I.), CHAUVIN (P.) (dir.) avec la collaboration de REVET (S.), Santé et recours aux soins des populations vulnérables, Paris, éd. de l'INSERM, 2005 ; KAPP (M. B.), BIGOT (A.), Geriatrics and the Law: Patient Rights and Professional Responsability, New York, éd. Springer, 1985, pp.177 – 178. 247 Cf. infra, §§84 –92. 248 Cf. CEDH, 26 mai 2011, R.R. c. Pologne, req. n°27617/04, §209. 249 Union Européenne, Directive 92/85/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail, JO CE du 28 novembre 1992, L 348, pp.1 – 11. 250 Ibidem, Préambule, Cons. 14, p.2. 251 CJCE, 27 octobre 1998, Margaret Boyle c. Equal Opportunities Commission, affaire C-411/96. 252 Ibidem §40. 253 Ibid., §41. Selon la Cour : « En effet, le congé de maternité dont bénéficie la travailleuse vise, d'une part, à la protection de la condition biologique de la femme au cours de sa grossesse et à la suite de celle-ci et, d'autre part, 68 particulière, distincte de tout autre état. La vulnérabilité matérielle des femmes enceintes ou ayant accouché apparaît donc en droit de l’Union Européenne254 comme une cause intrinsèque de vulnérabilité suffisante en elle-même à ouvrir droit à une protection. B. 84. Le genre, facteur implicite de vulnérabilité Le genre n’est pas à proprement parler une caractéristique physique, dans la mesure où la notion « fait référence au comportement respectif des hommes et des femmes escompté dans une culture donnée en fonction des rôles, attitudes et valeurs qui leur sont assignés de par leur sexe » 255 . Ainsi, le sexe, caractéristique biologique, détermine le genre. En droit international, le genre, et en particulier le genre féminin, constitue une source de vulnérabilité à plusieurs points de vue. D’abord, le droit international général impose traditionnellement un cadre général d’analyse : il s’agir d’un droit androcentré, qui relègue structurellement le féminin à une position de vulnérabilité (1.). En raison de son domaine, le droit international humanitaire est ici intéressant en ce que ce postulat conduit à des développements particuliers (2.). 1. 85. Le cadre imposé par le droit international général Classiquement, en droit international, le fait d’être une femme implique la vulnérabilité. Sans être explicitée, la vulnérabilité des femmes est une prémisse qui fonde la construction juridique de sa protection (a.). En revanche, sa qualification explicite – plus récente – comme personne vulnérable suppose une conditionnalité de cette vulnérabilité (b.). à la protection des rapports particuliers entre la femme et son enfant au cours de la période qui fait suite à la grossesse et à l'accouchement ». 254 Voir aussi : CJCE, 4 octobre 2001, Tele Danmark A/S, affaire C-109/00, §8, et les conclusions de l’avocat général LEGER (P.) sur CJCE, 30 septembre 2003, MK. Alabaster c. Woolwich plc and Secretary of State for Social Security, affaire C-144/02. 255 Guide pratique du CICR, Répondre aux besoins des femmes affectées par les conflits armés, rédigé par LINDSEY-CURTET (C.), TERCIER HOLST-RONESS (F.), ANDERSON (L.), Genève, 2004, p.7. En ce sens, cf. également CHARLESWORTH (H.), “Feminist Methods in International Law”, American Journal of International Law, vol.93, 1999, Washington DC, éd. American Society of international law, p.379. 69 a. 86. Une vulnérabilité tacite absolue En droit international général, le genre féminin est une source de vulnérabilité256, et ce dès son origine : le droit international est, de fait, façonné « par les hommes et pour les hommes » 257 , si bien que « même quand ses règles ne cherchent pas à instituer une discrimination à l’encontre des femmes », elles ont en réalité été élaborées « de telle sorte qu’elles sont genrées, c'est-à-dire orientées de façon sous-jacente au profit des hommes »258. Il est d’ailleurs remarquable à cet égard que la représentation des femmes au sein des Nations Unies soit encore déséquilibrée par rapport à celle des hommes. Ainsi, en 1995, seuls 7% des hauts fonctionnaires étaient des femmes259 ; en 2013, les femmes occupent un quart des postes à responsabilité au Secrétariat des Nations Unies260. En droit international, le genre traduit donc – encore aujourd’hui – une vision patriarcale du féminin. 87. Classiquement, le concept de vulnérabilité n’est pas expressément employé dans les nombreux textes incitant à la protection particulière des femmes, ou proclamant l’égalité homme femme261. Cependant, il en constitue indéniablement le postulat fondamental : d’une part, le simple fait qu’existe des instruments spécifiques aux femmes – alors qu’existent par ailleurs des instruments universels protégeant les droits humains 262 – indique une prise en compte spécifique par le droit international ; d’autre part, dans la question de l’égalité homme femme, il s’agit bien de « relever » la femme à la même place que l’homme – c’est-à-dire de relever le féminin au niveau d’une norme établie par le masculin. La vulnérabilité est donc directement liée à la construction sociale du genre. Par exemple, dans le cadre onusien, 256 Cf. en ce sens : GATE (J.), ROMAN (D.), « Droits des femmes et vulnérabilité, une relation ambivalente », in PAILLET (E.), RICHARD (P.) (dir.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, CERC, Toulon, Bruylant, 2014, p.229 ; ROMAN (D.), « Les stéréotypes de genre : “vieilles lunes” ou nouvelles perspectives pour le droit ? » in HENNETTE-VAUCHEZ (H.), MÖSCHEL (M.), ROMAN (D.) (dir.), Ce que le genre fait au droit, Actes d'une journée d'études tenue à Nanterre le 19 septembre 2012 et organisé par le groupe de recherche REGINE (Recherches et études sur le genre et les inégalités dans les normes en Europe) Paris, Dalloz, coll. À droit ouvert, 2013. 257 HENNETTE-VAUCHEZ (S.), « Le droit international malgré elle » in CHARLESWORTH (H.), Sexe, genre et droit international, IREDIES, Paris, Pedone, coll. Doctrine (s), mars 2013, pp.3 – 42. 258 Ibidem. 259 Ibid., p.71. 260 Ibid. p.59. 261 Cf. Nations Unies, Conseil de Sécurité, Résolution 1325(2000) concernant « les femmes, la paix et la sécurité » du 31 octobre 2000, document S/RES/1325(2000) ; Résolution 1820 (2008) concernant « les femmes et la paix et la sécurité » du 19 juin 2008, document S/RES/1820(2008) ; Résolution 1888(2009) concernant « les femmes et la paix et la sécurité » du 30 septembre 2009, document S/RES/1888(2009). 262 Pour la question des problèmes d’effectivité de ces instruments, cf. MERON (T.), “Enhancing the Effectiveness of the Prohibition of discrimination against women”, American Journal of International Law, vol.84, 1990, Washington DC, éd. American Society of international law, p. 213 ; REANDA (L.), “The Commission on the Status Women”, in ALSTON (P.) (dir.), The United Nations and Human Rights: a critical Appraisal, Oxford, Clarendon press, 1992, p.274. 70 l’emblématique Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979 mettait en lumière cette vulnérabilité fondamentale des femmes dans trois domaines : les droits civiques et le statut juridique des femmes ; la procréation ; les incidences des facteurs culturels sur les relations hommes femmes263. Cette vulnérabilité tacite du genre féminin reste latente dans le droit international actuel. Ainsi, le Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, en date de 1999, réaffirme l’obligation faite aux Etats d’ « assurer le plein exercice par les femmes, dans des conditions d’égalité, de tous les droits fondamentaux et libertés fondamentales »264, ce qui démontre bien que la question des discriminations fondées sur le genre n’est pas encore réglée. D’ailleurs, au niveau onusien, la promotion de l’égalité des sexes reste un Objectif du millénaire pour le développement265. b. 88. Une vulnérabilité explicite conditionnée La notion de personne vulnérable est expressément employée bien après la Convention de 1979, avec notamment la Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes de 1993. Celle-ci constate « avec préoccupation que certains groupes de femmes, dont les femmes appartenant à des minorités, les femmes autochtones, les réfugiées, les femmes migrantes, les femmes vivant dans des communautés rurales ou reculées, les femmes sans ressources, les femmes internées, les femmes détenues, les petites filles, les femmes handicapées, les femmes âgées et les femmes dans des zones de conflit armé, sont particulièrement vulnérables face à la violence »266. Le recours à la vulnérabilité, ici explicite, n’est plus lié au simple fait d’être une femme, mais bien conditionné à une situation 263 Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979, préc., Introduction proposée par les Nations Unies, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/text/fconvention.htm >. Selon cette présentation, les femmes sont reconnues vulnérables à de nombreux risques relativement à la participation à la vie politique, leur l’accès à l’éducation et à l’emploi ; elles risquent aussi la discrimination, notamment liée à leur rôle dans la procréation ; enfin la Convention reconnait que « la culture et la tradition peuvent contribuer à restreindre l’exercice, par les femmes, de leurs droits fondamentaux » et invite les Etats à modifier leurs schémas de comportement socioculturel. 264 Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies, Résolution 54/4 du 15 octobre 1999, document A/RES/54/4, et entrée en vigueur le 22 décembre 2000, Préambule. 265 Cf. Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 65/1 intitulée « Tenir les promesses : unis pour atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement » du 19 octobre 2000, document A/RES/65/1, §72, pp.18 – 20, Objectif no3 : Promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes ; Cf. également, Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 64/289 concernant la « Cohérence du système des Nations Unies » du 21 juillet 2010, document A/RES/64/289, §§49 et s. 266 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 48/104 adoptant la « Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes » du 23 février 1994, document A/RES/48/104, p.2. 71 particulière : c’est le cumul de sources de vulnérabilité qui permet la qualification des femmes comme personnes vulnérables267. Il en est de même à l’échelon régional : par exemple, la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre les femmes268 évoque leur particulière vulnérabilité dans certaines circonstances. Elle énonce ainsi que « les Etats parties tiennent spécialement compte de la vulnérabilité de la femme aux actes de violence en raison, entre autres, de sa race ou de son origine ethnique, de sa condition de migrante, de réfugiée ou de personne déplacée. Ils retiendront également les cas où la femme a subi des actes de violence parce qu'elle est enceinte, handicapée, mineure ou d'âge mûr, ou parce qu'elle se trouve dans une situation économique défavorable, est touchée par des conflits armés ou est privée de sa liberté » 269 . La vulnérabilité tacite des femmes en droit international devient explicite en lien avec une situation particulière. Deux hypothèses peuvent expliquer cette évolution : soit ce texte reflète le fait que le droit international a pris acte des critiques féministes formées à son encontre, qui postulaient que la femme ne doit pas être considérée comme systématiquement vulnérable270 ; soit il s’agit d’une disposition spécifique à ce risque particulier de violence. La première hypothèse semble à exclure, dans la mesure où les critiques féministes du droit international persistent aujourd’hui271, en parallèle de textes internationaux prenant acte d’une vulnérabilité commune à l’ensemble des femmes272. Il semble ainsi que le fait d’énoncer explicitement la vulnérabilité serve à mettre l’accent sur le risque, en l’espèce celui de violence : l’explicitation sert alors à identifier des femmes particulièrement vulnérables à ce risque par rapport à l’ensemble des femmes. Ainsi, pour ne reprendre que le premier exemple de la Déclaration, une femme appartenant à une minorité est sans doute plus vulnérable qu’une femme qui n’en fait pas partie. La notion de personne vulnérable sert à renforcer la protection des femmes ou à établir un ordre hiérarchique de priorités. Le recours à la vulnérabilité a ici un rôle fonctionnel, que l’on retrouve pour d’autres catégories d’individus, comme par exemple pour certains « enfants 267 Comme c’est le cas pour les femmes enceintes, cf. supra. §§82 83. Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre les femmes, appelée « Convention de Belém do Parà » adoptée le 9 juin 1994, entrée en vigueur le 5 mars 1995. 269 Ibidem,art.9. 270 En ce sens : DURHAM (H.), O’BYRNE (K.), « Le dialogue de la différence : le droit international humanitaire vu sous l’angle de l’équité entre les sexes », RICR, vol.877, mars 2010, CICR, Genève. pp.1 – 20 ; WHITWORTH (S.), “Globalizing Gender: Who Gets It? Who Doesn’t?”, in CHRISTIE (R.), DAUPHINEE (E.), The Ethics of Building Peace in International Relations: Selected Proceedings of the Twelfth Annual Conference of the Centre for International and Security Studies, York Centre for International and Security Studies, Toronto, 2005. 271 Ibidem. 272 Cf. en ce sens : Nations Unies, Rapport de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes tenue à Beijing du 4 au 15 septembre 1995, document A/CONF.177/20/Rev.1 ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 64/289 concernant la « Cohérence du système des Nations Unies » du 21 juillet 2010, préc., §§49 et s. 268 72 qui, en raison de leur situation économique et sociale ou de leur sexe, sont particulièrement vulnérables [par rapport aux enfants dans l’absolu] à l’enrôlement ou à l’utilisation dans des hostilités» 273. En conséquence, il n’est plus ici question de discrimination liée au genre mais de comparaison de situations vécues par l’ensemble des femmes. 2. 89. La spécificité du droit international humanitaire En droit international humanitaire, le genre est clairement une source de vulnérabilité, comme en attestent les textes classiques (a.) mais aussi la mise en lumière de l’instrumentalisation du genre (b.). a. 90. Une vulnérabilité féminine énoncée Le droit international humanitaire peut être considéré comme discriminatoire par nature, « puisqu’il s’agit d’un régime juridique qui donne la priorité aux hommes, en particulier aux combattants de sexe masculin, et qui souvent soit relègue les femmes dans un rôle de victimes, soit leur reconnait une légitimité uniquement si elles élèvent des enfants »274. Ainsi, sur les 42 dispositions concernant spécifiquement les femmes dans les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels de 1977, près de la moitié traitent des femmes enceintes ou qui allaitent275. Un autre pôle de protection des femmes dans ces textes vise les violences sexuelles, d’ailleurs formulé en termes de chasteté et de pudeur276 et non au titre des « infractions graves »277. Il est remarquable que ce type de violences soit considéré comme exclusif aux femmes. Dans cette conception genrée, seule une femme peut être victime potentielle de violences sexuelles. Or, en n’envisageant pas ce même risque relativement aux hommes, le droit international humanitaire rendait en réalité ces derniers vulnérables : 273 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 54/263 annexant le « Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés » du 25 mai 2000 (le protocole est entré en vigueur le 12 février 2002), préc., Préambule. 274 DURHAM (H.), O’BYRNE (K.), Le dialogue de la différence : le droit international humanitaire vu sous l’angle de l’équité entre les sexes, op. cit. 275 GARDAM (J.), JARVIS (M.), Women, Armed Conflict and International Law, La Haye, Kluwer law international, 2001, p.93. On se place ici clairement dans la notion genre féminin et non pas dans celle de sexe, car est visée une fonction sociale que l’on considère comme spécifiquement féminine. Une telle protection vise en réalité à perpétuer une vision patriarcale du corps de la femme, destiné à la fécondation. 276 Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre signée à Genève le 12 aout1949, préc., art.27 : « les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur ». 277 Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre signée à Genève 12 aout1949, préc., art.130 ; Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre signée à Genève le 12 aout1949, préc., art.147. Sur ce point, certaines auteures féministes y voient un renforcement de « la notion de femmes en tant que biens appartenant aux hommes » : CHARLESWORTH (H.), Sexe, genre et droit international, op. cit.,, p.205. 73 précisément parce que considérés comme invulnérablse à ce risque, les hommes se trouvent exclus de la protection juridique. Ainsi, la conception patriarcale et hétéronormée du droit a en réalité pour effet de vulnérabiliser ceux-là mêmes qui l’élaborent. Mais c’est du côté féministe que les critiques des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels sont venues278 « au motif qu’ils adoptent un point de vue archaïque sur le rôle et la valeur des femmes comme étant uniquement “vulnérables”»279. Historiquement, il semble ainsi que le simple fait d’être une femme soit, dans les textes classiques du droit international humanitaire, considéré comme une source de vulnérabilité280. Cette conception a évolué, non dans le sens d’une atténuation de la vulnérabilité féminine, mais plutôt vers une instrumentalisation de cette vulnérabilité liée au genre. b. 91. Une vulnérabilité liée à l’instrumentalisation du genre Cette évolution se révèle dans l’exemple caractéristique de l’interdiction de la violence sexuelle. Aujourd’hui largement codifiée 281 , cette interdiction ne met plus l’accent sur les femmes exclusivement282. A cet égard, la vulnérabilité liée au genre semble connaitre une 278 Cf. en ce sens : DURHAM (H.), “International Humanitarian Law and the Protection of Women”, in DURHAM (H.), GURD (T.), Listening to the Silences: Women and War, Martinus Nijhoff Publishers, 2005. 279 DURHAM (H.), O’BYRNE (K.), Le dialogue de la différence : le droit international humanitaire vu sous l’angle de l’équité entre les sexes, op. cit. Cela dit, certaines dispositions de ces textes visent la protection accordée aux femmes en tant que combattantes, notamment lorsqu’elles sont faites prisonnières : Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre signée à Genève 12 aout1949, préc., art.25, 29, 97,108. 280 Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre signée à Genève 12 aout1949, préc., art. 3 : «Les femmes sont traitées avec tous les égards dus à leur sexe» ; art. 4 : « Des différences de traitement entre les prisonniers ne sont licites que si elles se basent sur le grade militaire, l'état de santé physique ou psychique, les aptitudes professionnelles ou le sexe de ceux qui en bénéficient». 281 Cf. en ce sens : Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 827 relative à l’ « établissement d’un Tribunal international pour la poursuite des personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 » du 25 mai 1993, document S/RES/827(1993), art.5 ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 955 relative à la « Création d'un Tribunal international pour le Rwanda et l'adoption des statuts de ce tribunal » du 8 novembre 1994, document S/RES/955(1994), art.3 ; Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1 er juillet 2002, art.8.2.b).xxii) et 8.2.e)vi). ; Nations Unies, Conseil de sécurité Résolution 1325(2000) concernant « les femmes, la paix et la sécurité » du 31 octobre 2000, préc. ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 1820 (2008) concernant « les femmes et la paix et la sécurité » du 19 juin 2008, préc. ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 1888(2009) concernant « les femmes et la paix et la sécurité » du 30 septembre 2009, préc. ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 1960(2010) relative à « la violence sexuelle contre les femmes et les enfants en situation de conflit de armé » du 10 décembre 2010, document S/RES/1960(2010) ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 2106(2013) relative à « la violence sexuelle dans les conflits armés » du 24 juin 2013, document S/RES/2106(2013) ; Nations Unies, Assemblée générale et Conseil de sécurité, Rapport du Secrétaire général relatif aux « violences sexuelles liées aux conflits » du 13 janvier 2012, document A/66/657– S/2012/33. 282 Cf. en ce sens : BRANCHE (R.), VIRGILI (F.), Viols en temps de guerre, Paris, éd. Payot, novembre 2011; FARGNOLI (V.), Viol(s) comme arme de guerre, Paris, L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, mars 2012. 74 révolution283 : alors que la critique portait sur la vulnérabilité tenue pour acquise des femmes, notamment au risque de violences sexuelles, la vulnérabilité liée au genre semble s’orienter désormais vers une vulnérabilité masculine. Ainsi, on observe le développement – ou au moins la mise en lumière – de l’instrumentalisation du genre, par exemple par la sexualisation des méthodes d’interrogatoire lors de la détention. Le genre est alors utilisé comme fondement des rapports de force. Ainsi, les représentations liées au genre ont pu être mises en œuvre lors des interrogatoires à la prison d’Abou Ghraib284 au début des années 2000 : « ceux qui ont planifié les techniques de torture et d’humiliation sexuelles à l’encontre des prisonniers considèrent que les présupposés sur ce qui constitue un comportement masculin approprié peuvent varier selon l’époque et l’endroit, et que nous pouvons découvrir (et dans leur cas, manipuler) les attentes profondément ancrées associées à la masculinité. Ceux qui menaient les interrogatoires s’en prenaient systématiquement au concept du comportement masculin approprié : en étalant du faux sang menstruel sur le visage des prisonniers, en les forçant à se masturber ou à simuler et/ou avoir des rapports sexuels oraux et anaux entre eux, à se dévêtir en présence des autres prisonniers, à se toucher mutuellement, à toucher des femmes et à être photographiés dans ces positions […]. Il s’agit évidemment d’une conception raciste et hétérosexiste de la masculinité, mais qui “comprend” le genre». 285 Ainsi, la vulnérabilité liée au genre, qui visait classiquement uniquement les femmes, est désormais également utilisée pour caractériser la situation d’hommes. On pouvait penser qu’il s’agissait là d’une objectivisation de la vulnérabilité liée au genre. En réalité, il semble qu’il s’agisse moins d’une prise en compte de la masculinité, que d’une instrumentalisation de la sexualité homosexuelle, souvent en lien avec un facteur religieux 286 , qui contribue à renforcer la représentation occidentale du corps masculin et à reléguer le genre féminin. Cette remarque met d’ailleurs en lumière la vulnérabilité liée à l’orientation sexuelle, prise en considération par de nombreux instruments de droit international287. 283 Cf. pour une approche globale de la question de l’instrumentalisation du genre : BUTLER (J.), Troubles dans le genre, Pour un féminisme de subversion, Paris, La découverte, 2005. 284 Cette prison était alors appelée « Baghdad Central Detention Center » et était placée sous la gestion de l’armée américaine. 285 WHITWORTH (S.), “Globalizing Gender: Who Gets It? Who Doesn’t?”, in CHRISTIE (R.), DAUPHINEE (E.), The Ethics of Building Peace in International Relations: Selected Proceedings of the Twelfth Annual Conference of the Centre for International and Security Studies, York Centre for International and Security Studies, op. cit., p.124. 286 En l’espèce, la perspective hétéronormée est complétée par une perspective occidentaliste dans la ridiculisation du corps islamique par la reproduction d’une humiliation (homo)sexuelle. 287 Cf. par exemple : Union Européenne, Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), préc., Préambule, §29. 75 92. On l’a vu, les causes intrinsèques de la vulnérabilité de la personne peuvent tenir à différents facteurs, tels que son âge, la maladie, le handicap, l’état de grossesse, mais aussi le genre. Au-delà de ces origines intrinsèques, la vulnérabilité peut être liée à des causes externes à la personne. SECTION 2. 93. DES ORIGINES EXTRINSEQUES DE VULNERABILITE La vulnérabilité de la personne peut découler de sources qui lui sont extérieures. Son environnement peut la défavoriser par rapport aux autres individus, et/ou la rendre vulnérable à certains risques. En raison de la variété des situations dans lesquelles l’individu peut évoluer, les origines extrinsèques de vulnérabilité sont innombrables. L’analyse de la jurisprudence et des textes internationaux permet de dégager les origines principales de la vulnérabilité extrinsèque de la personne, comme la situation carcérale de l’individu 288, son appartenance à une communauté 289 , son parcours migratoire 290 , sa situation politique, économique ou encore sa situation contractuelle. Il semble intéressant d’étudier ici des origines extrinsèques particulièrement topiques, soit par l’élément d’extranéité qu’elles impliquent et qui les rendent spécifiques au droit international, soit par la controverse qu’elles font naitre. De façon générale, la vulnérabilité extrinsèque peut être due à la situation sociale de l’individu (§1.). Plus particulièrement, elle peut naitre d’une situation contractuelle internationale (§2.). § 1. La vulnérabilité due à une situation sociale 94. La vulnérabilité de la personne peut être due à une situation sociale, c'est-à-dire à la place que la personne occupe dans la société 291 . Cette source de vulnérabilité est particulièrement large et peut conduire à la catégorisation au sein de minorités socialement construites, par exemple en fonction de l’origine ethnique, de la culture, ou encore de la religion292. Ici, la source matérielle de la vulnérabilité ne relève pas de la personne elle-même, 288 La situation carcérale implique une vulnérabilité évidente du détenu. Or, le traitement juridique de sa protection fait l’objet d’une jurisprudence détaillée devant la Cour européenne des droits de l’homme. C’est pourquoi cette analyse sera développée ; Cf. infra §§537 – 559. 289 Cf. infra §§209 – 280. 290 Université de Poitiers, Droit et vulnérabilité dans les parcours migratoires, Journée d’étude co-organisée par MIGRINTER, le CECOJI, et l’IDP, 9 avril 2015. 291 Cf. en ce sens : ESTUPINAN SILVA (R.), « La vulnérabilité saisie par la Cour interaméricaine », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.93. 292 Cf. infra §§211 – 221. 76 mais de son environnement. A cet égard, le conflit armé implique une situation exceptionnelle dans laquelle la vulnérabilité de l’individu est classiquement reconnue (A.). De façon plus quotidienne, la vulnérabilité peut découler de la situation politique (B.) et/ou, de façon plus novatrice, de la situation économique de l’individu (C.). A. La reconnaissance classique de la vulnérabilité liée à une situation de conflit armé 95. Le droit international humanitaire est l’une des branches du droit international les plus prolixes sur la notion de personne vulnérable. En effet, la situation de conflit armé 293 est certainement une source de vulnérabilité à différents risques graves pour les personnes qui la subissent. La vulnérabilité est au fondement et au cœur de l’évolution de cette branche du droit international, qui s’adapte en fonction des situations de violence de fait : pas de Convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne294 sans constat de la vulnérabilité des soldats blessés lors de la bataille de Solferino, ni de Convention relative au traitement des prisonniers de guerre 295 sans le constat de la vulnérabilité des soldats ennemis détenus lors de la Première Guerre mondiale296. Les acteurs du droit international humanitaire ont cherché à établir des catégories de personnes vulnérables afin de faciliter l’identification des personnes à protéger. Ainsi, dès 1974, l’Assemblée générale des Nations Unies met en lumière la souffrance des femmes et des enfants en situation de conflit armé297. La liste s’enrichit avec notamment le Rapport de 2008 de la Représentante spéciale pour les enfants dans les conflits armés, qui énonce : « les secteurs les plus vulnérables de la population – les femmes, les enfants, les personnes âgées – 293 Le droit international humanitaire distingue deux types de conflits armés: le conflit armé international qui oppose deux Etats ou plus (cf. art. 2 commun aux quatre Conventions de Genève adoptée le 12 aout 1949, préc.), et le conflit armé non international qui oppose les forces gouvernementales à des groupes armés non gouvernementaux, ou des groupes armés entre eux (cf. art. 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 ; art. 1 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 aout1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) signés à Genève le 8 juin 1977, préc.). 294 Convention relative à l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne signée à Genève le 22 aout 1864. Cette convention n’est jamais entrée en vigueur. 295 Convention relative au traitement des prisonniers de guerre signée à Genève le 27 juillet 1929. Cette convention n’est pas entrée en vigueur et a été remplacée par la Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre signée à Genève 12 aout1949, préc. 296 LEWKOWICZ (G.), « La protection des civils dans les nouvelles configurations conflictuelles : retour au droit des gens ou dépassement du droit international humanitaire ? », in SOREL (J.-M.), POPESCU (C.-L) (dir.), La protection des personnes vulnérables en temps de conflit armé, Bruxelles, Bruylant, 2010, p.9. 297 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 3318(XXIX) relative à la « Déclaration sur la protection des femmes et des enfants en période d’urgence et de conflit armé » du 14 décembre 1974, document A/RES/29/3318. 77 sont aujourd’hui les principales cibles des éléments armés »298. Le Rapport de la Commission plénière lors de la 27ème Conférence internationale du Comité international de la Croix Rouge299 y ajoute les handicapés (incluant les personnes souffrant de déficience mentale ou physique), les réfugiés et les personnes déplacées. Ces catégories sont les plus évoquées dans la recherche relative à la protection des personnes en temps de conflits armés300. En effet, lors d’un conflit armé, les individus voient d’une part leurs faiblesses éventuelles plus exposées et, d’autre part, les risques pesant sur eux devenir plus nombreux et potentiellement plus graves301. Ici, c’est la situation particulière de conflit armé, éventuellement conjuguée à une faiblesse initiale, qui fait naitre la vulnérabilité. Mais la situation de conflit armé rend, par sa nature même, potentiellement toute personne vulnérable à de nombreux risques graves. En conséquence, ces différentes listes ne sont pas exhaustives. A cet égard, le juge des droits de l’homme reconnait généralement une situation objective de vulnérabilité touchant toutes personnes présentes dans la zone de conflit 302 , à laquelle peut s’ajouter une situation de vulnérabilité particulière pour certains individus ou groupes comme notamment les enfants303, les peuples autochtones304, les leaders d’opposition politique305, les journalistes306. 96. De plus, toutes ces personnes ne sont pas nécessairement vulnérables aux mêmes risques. Par exemple, les femmes sont généralement plus exposées aux violences sexuelles 298 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 63/227 annexant le « Rapport de la Représentante spéciale du Secrétaire général pour les enfants dans les conflits armés » du 6 aout 2008, document A/63/227, §29. 299 Comité international de la Croix Rouge, Rapport de la Commission plénière, « Stratégie de partenariat pour améliorer les conditions de vie des personnes vulnérables », 31 octobre-6 novembre 1999, préc. 300 Cf. en ce sens : SOREL (J.-M.), POPESCU (C.-L) (dir.), La protection des personnes vulnérables en temps de conflit armé, op. cit. 301 Par exemple, être une femme, un enfant ou un vieillard n’est pas nécessairement synonyme de vulnérabilité dans une société paisible où les institutions juridiques sont stables et efficaces. La vulnérabilité de l’enfant est résorbée par le régime de protection prévu par la minorité ; celle de la femme et du vieillard par des instruments garantissant leur protection (répression pénale des infractions commises sur les personnes vulnérables, principe de non discrimination par exemple). Lors d’un conflit armé, où par hypothèse les instituions sociales se délitent, le sexe et l’âge redeviennent des sources intrinsèques de grande vulnérabilité. 302 Cf. en ce sens, POPESCU (C.-L.), « Le rôle de Cour européenne des droits de l'homme dans la protection de la population civile : développements jurisprudentiels récents », in SOREL (J.-M.), POPESCU (C.-L) (dir.), La protection des personnes vulnérables en temps de conflit armé, op. cit., pp.131 – 158. 303 CIDH, 30 novembre 2012, Massacre de San Domingo c. Colombie, Exceptions préliminaires, fond et réparations, série C n°259, §237, 241, 244, 247 ; CIDH, 24 novembre 2009, Massacre des Dos Erres c. Guatemala, Exception préliminaire, Fond et réparations, série C n°211, §184. 304 CIDH, 29 avril 2004, Massacre Plan de Sanchez c. Guatemala, Fond, série C n°105, §51 ; CIDH, 4 septembre 2012, Massacre de Rio Negro c. Guatemala, Exceptions préliminaires, fond, réparation, série C n°250, §§59, 132 – 134. 305 CIDH, 29 novembre 2012, Garcia et famille c. Guatemala, Fond et réparations, série C n°258, §120-122 ; CIDH, 20 novembre 2012, Gudiel Alvarez et al. (Diario Militar) c. Guatemala, Fond et réparations, série C n°253, §§119 – 122. 306 CIDH, 3 septembre 2012, Vélez Restrepo et famille c. Colombie, Exception préliminaire, fond et réparations série C, n°248, §126. 78 que les hommes 307 . D’ailleurs, la Déclaration des Nations Unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes met en lumière le lien entre la situation de conflit armé et la vulnérabilité particulière des femmes308, aussi parce qu’elles sont « porteuses symboliques de l’identité culturelle ou ethnique, ou comme productrices de générations futures »309. Le viol est ainsi aujourd’hui souvent310 utilisé comme arme de guerre311. Mais les femmes comme les hommes peuvent être ciblés lors de phénomènes de disparition ou de détention politique. D’autre part, les hommes font plus souvent l’objet de privation de liberté ou d’exécution sommaire312. Ce sont en réalité les circonstances particulières au contexte et la situation de l’individu qui permettent de déterminer qui est vulnérable, et à quel risque. Il est donc important de se détacher des inventaires dressés par les acteurs du droit international humanitaire pour considérer non la personne, mais la situation dans laquelle celle-ci se trouve. Non pas que ces instruments soient inutiles dans l’identification, mais ils ne doivent pas être envisagés comme des listes limitatives de groupes vulnérables313. 97. Enfin, le recours à la notion de personne vulnérable en raison de la situation de conflit armé se retrouve devant le juge pénal international 314 . La notion peut être employée de manière générale, c'est-à-dire qu’elle peut qualifier toute personne confrontée à la situation de 307 Cf. en ce sens : Nations Unies, Conseil de Sécurité, Résolution 1325(2000) concernant « les femmes, la paix et la sécurité » du 31 octobre 2000, préc. ; Nations Unies, Conseil économique et social, Commission des droits de l’Homme, « Rapport de la Rapporteuse spéciale, COOMARASWAMY (R.), chargée de la question de la violence contre les femmes, y compris ses causes et ses conséquences » du 26 janvier 1998, document E/CN.4/1998/54 ; Nations Unies, Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, « Rapport préliminaire du Rapporteur spécial, L. CHAVEZ , sur la situation en ce qui concerne le viol systématique, l’esclavage sexuel et les pratiques analogues à l’esclavage en période de conflit armé du 16 juillet 1996, document E/CN.4/Sub.2/1996/26 ; GARDAM (J.G.), “Women and the law of armed conflict”, The International and Comparative Law Quarterly, vol.46, 1997, Institute of international and comparative law, Cambridge University press, p.74; HUMAN RIGHTS WATCH, “Shattered lives: Sexual violence during the Rwandan genocide and its aftermath”, publication de l’organisation Human Rights Watch, 1996. 308 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 48/104 adoptant la « Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes » du 23 février 1994, préc., Préambule : « certains groupes de femmes, dont […] les femmes dans des zones de conflit armé, sont particulièrement vulnérables face à la violence ». 309 LINDSEY-CURTET (C.), TERCIER HOLST-RONESS (F.), ANDERSON (L.), Répondre aux besoins des femmes affectées par les conflits armés, op. cit. 310 STIGLMAYER (A.), FABER (M.), ENLOE (C.), GUTMAN (R.), Mass Rape: The War Against Women in Bosnia-Herzegovina, Lincoln, University of Nebraska Press, 1994, pp.85, 86, 198. Cette guerre marque le début de la judiciarisation du viol systématique. 311 Cf. en ce sens : BRANCHE (R.), VIRGILI (F.), Viols en temps de guerre, op. cit. ; FARGNOLI (V.), Viol(s) comme arme de guerre, op. cit. 312 Cf. en ce sens les études du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal, Lexique, V. Groupes vulnérables, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.operationspaix.net > 313 Cf. infra §§238 – 240. 314 Cf. infra §§435 – 484. 79 conflit armé315. Parallèlement, on retrouve souvent les cas emblématiques des femmes et des enfants, et ce dès le stade des incriminations. Par exemple, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale qualifie le viol316 et l’enrôlement d’enfants de moins de quinze ans dans les forces armées317 comme crimes de guerre318, prenant acte de la vulnérabilité particulière de ces populations319. B. La reconnaissance progressive de la vulnérabilité liée à une situation politique 98. La vulnérabilité due à une situation politique est abordée par certains textes de droit international, dont l’exemple emblématique est le Pacte international relatif aux droits civils et politiques320, basé sur le constat de l’existence d’une vulnérabilité de cette nature. Un aspect particulièrement topique de cette vulnérabilité se retrouve dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951321 relativement au réfugié persécuté pour ses opinions politiques (1.). Cette source de vulnérabilité est largement reconnue par les juridictions internationales des droits de l’homme (2.). 315 Cf. en ce sens : TPIY, Chambre d’appel, 15 juillet 1999, Le procureur c. Dusko Tadic, IT-94-1-A, §230 ; TPIY, Chambre de première instance, 27 février 2003, Le Procureur c. Plavsic, affaire no IT-00-39&40/1-S, §58. 316 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art.8 (2, b xxii). Cf. également Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 827 relative à l’ « établissement d’un Tribunal international pour la poursuite des personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 » du 25 mai 1993, préc., art. 5. Cet article liste le viol parmi les crimes contre l’humanité. 317 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 8 (2, b xxvi). Cf. également, Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 2002/246 reprennant la « Lettre datée du 6 mars 2002, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général », Pièce jointe « Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone » du 8 mars 2002, document S/2002/246, art.4, p.25. 318 Il présente d’ailleurs l’intérêt d’étendre la compétence de la Cour à certains faits se déroulant durant un conflit armé non international : Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art.8 (2, c). 319 Même si les Statuts de la Cour pénale internationale et des Tribunaux pénaux internationaux n’évoquent pas expressément la notion de personne vulnérable. 320 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant le « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » du 16 décembre 1966, préc. 321 Convention relative au statut des réfugiés signée à Genève le 28 juillet 1951, entrée en vigueur le 22 avril 1954. Voir aussi : XIV Sommet Judiciaire hispano-américain, Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables, Brasilia, 4-6 mars 2008, qui reconnait la vulnérabilité de personnes indigènes, qui « peuvent être vulnérables lorsqu’elles exercent leurs droits devant le système judiciaire de l’Etat » : il s’agit ici d’une vulnérabilité politique car ces personnes sont souvent politiquement sous-représentées au sein de l’Etat (le texte distingue d’ailleurs cette origine de vulnérabilité de celle de l’appartenance à une minorité). 80 1. 99. L’identification conventionnelle du réfugié politique La Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 autorise l’octroi du statut de réfugié à toute personne qui, « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays »322. La vulnérabilité est ainsi au cœur de la définition du statut de réfugié, puisqu’une protection particulière est accordée à toute personne présentant une caractéristique donnée (comme le sexe, la race, la religion) qui constitue, dans une situation donnée, une faiblesse matérielle l’exposant à un risque grave (la persécution). D’une manière générale, le statut de réfugié ne peut donc être lié qu’à des situations bien précises 323 : il faut avoir quitté son pays pour des raisons limitativement énumérées dans le texte 324 . A cet égard, au niveau européen, la Directive 2004/83/CE du 29 avril 2004 325 a d’ailleurs été adoptée afin d’assurer une interprétation uniforme des conditions d’octroi du statut. La persécution sur le fondement d’opinions politiques constitue un des critères ouvrant droit au statut de réfugié. Relativement aux conditions liées au critère de l’opinion politique, le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés énonce326 : « le fait d’avoir des opinions politiques différentes de celles du gouvernement n’est pas en soi un motif suffisant pour justifier la reconnaissance de la qualité de réfugié ; le demandeur d’asile doit faire apparaitre : que les autorités ont connaissance de ses opinions politiques ou lui en imputent ; que ces opinions ne sont pas tolérées par le pouvoir ; qu’il y a une crainte fondée d’être persécuté en raison de ses opinions, compte tenu de la situation qui règne dans 322 Convention relative au statut des réfugiés signée à Genève le 28 juillet 1951, préc., art.1er A/2. Voir notamment la question du « problème » réfugiés : LANTERO (C.), Le droit des réfugiés, entre droits de l’homme et gestion de l’immigration, Bruxelles, éd. Yvon Blais, Bruylant, 2010 ; DE MONTCLOS (M.A.), « Les flux de réfugiés : un enjeu politique au Sud comme au Nord », La chronique du CEPED, Paris, octobredécembre 1998, n°31 ; BARUTCISKI (M.), SUHRKE (A.), « La protection internationale des réfugiés et le partage du fardeau : leçons de la crise du Kosovo », RQDI, 2001, n°14, Montreal, pp.115 – 134. 324 Ainsi, il n’est par exemple pas fait référence à la situation de vulnérabilité économique et sociale qui prévaut pourtant dans le contexte des conflits armés, ou encore à la vulnérabilité issue du changement climatique. 325 Union Européenne, Directive 2004/83/CE du 29 avril 2004 du Conseil concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d'autres raisons, ont besoin d'une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, préc. ; Cf. dans le même sens : Union Européenne, Position commune 96/196/JAI du 4 mars 1996, définie par le Conseil sur la base de l'article K.3 du traité sur l'Union Européenne, concernant l'application harmonisée de la définition du terme « réfugié » au sens de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, JO CE du 13 mars 1996, L 63, pp.2 – 7. 326 Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, « Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés » publié en 1979 et réédité en janvier 1992 à Genève, document HCR/1P/4/FRE/REV.1, §80. 323 81 son pays » 327 . Il est donc clairement admis que la vulnérabilité de l’individu peut être de nature politique. 100. De plus, la nature politique de la vulnérabilité de la personne s’interprète de manière large. Par exemple, certains Etats poussent à reconnaitre les risques politiques encourus par les femmes dès lors qu’elles cherchent à faire valoir leur droit à l’expression publique dans certaines sociétés328. Le fait qu’une femme puisse remettre en cause certaines conventions sociales relatives au comportement et aux droits des femmes peut être considéré comme une position politique par les autorités de certains Etats, justifiant des poursuites qui correspondent à une persécution. Ainsi, même des comportements que l’on pourrait qualifier de privés, comme le choix de porter ou non le voile, de choisir son partenaire de vie, de refuser la mutilation génitale de sa fille, peuvent être considérés comme des prises de position de nature politique et exposer les femmes à des risques d’oppression. La nature privée ou publique des comportements importe peu pour le constat de la vulnérabilité politique des femmes329. 101. D’ailleurs, à cet égard, la protection du réfugié connait un mouvement d’élargissement de son champ d’application, en dehors même des dispositions de la Convention de Genève de 1951330. Ainsi, en France, la Commission des Recours des Réfugiés interprète largement la crainte fondée sur les opinions politiques, y incluant le motif de conscience. Ce motif n’apparait pas dans le texte de la Convention de Genève, mais dans le Guide du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, incitant les Etats à accorder le statut de réfugié « aux personnes qui ont des objections à l’égard du service militaire pour d’authentiques raisons de conscience »331. Elle accepte ainsi d’ouvrir le champ d’application de la Convention à un individu ayant déserté les forces armées « dès lors qu’il peut être tenu pour établi que l’attitude de celui-ci est dictée par des raisons politiques ou de 327 Union Européenne, Position commune 96/196/JAI du 4 mars 1996, définie par le Conseil sur la base de l'article K.3 du traité sur l'Union Européenne, concernant l'application harmonisée de la définition du terme « réfugié » au sens de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, préc., §7.4. 328 Cf. en ce sens le cas de l’Australie, Department of Immigration and Multicultural Affairs, “Guidelines on Gender Issues for Descision-Makers”, juillet 1996, §4.25. Ces éléments sont reproduits dans : International Journal of Refugee Law, édition spéciale, 1997, Oxford, Oxford University press, pp.195 et 210. 329 SPIJKERBOER (T.), Women and Refugee Status: Beyond the Public/private Distinction, Emancipation Council, La Haye, septembre 1994, p. 68. 330 LANTERO (C.), Le droit des réfugiés, entre droits de l’homme et gestion de l’immigration, op. cit., p. 222. 331 Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, « Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés » publié en 1979 et réédité en janvier 1992 à Genève, préc., §171. 82 conscience » 332 : le constat de la vulnérabilité de l’individu, de nature politique, permet l’extension de l’application du texte protecteur. 102. Par ailleurs, la question du réfugié politique met en lumière un caractère particulier de la vulnérabilité de la personne. En effet, le demandeur d’asile politique peut être un dictateur, fuyant la révolution du peuple qu’il a opprimé. La Convention de 1951 prévoit une clause d’exclusion de la protection pour les « personnes dont on aura de raisons sérieuses de penser : a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées ; c) qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies »333 . Dans ces hypothèses, le demandeur se voit refuser le régime de protection, ce qui interroge sur son devenir, en particulier en cas de refoulement dans son Etat de nationalité334. Le postulat de base, à savoir la vulnérabilité de la personne à un risque donné, est le même pour une famille fuyant un conflit armé ou pour le dictateur sanguinaire. Ce dernier est en effet objectivement vulnérable au risque de persécution par le gouvernement révolutionnaire, comme la femme refusant de porter le voile est vulnérable aux persécutions du gouvernement extrémiste. Si le cas du premier sera souvent traité de manière plus politique, diplomatique, que juridique335, et si la nature des risques encourus est sans doute différente, il n’en reste pas moins qu’il s’agit là de situations de vulnérabilité politique. Ainsi, la vulnérabilité de la personne doit être envisagée de manière objective : le droit a cette fonction de neutralité, en accordant une protection également au dictateur – qui sera par ailleurs jugé pour ses crimes. 332 333 Canada, Commission de recours pour les réfugiés, SR, 29 janvier 1993, Djukic, Rec. CRR, p.36. Convention relative au statut des réfugiés, préc., art.1 F. 334 L'exclusion du statut de réfugié ne se traduira pas toujours par l'expulsion de la personne du pays d'asile dans la mesure où la personne exclue a toujours droit à la protection des lois régionales et internationales pertinentes. Par exemple, la personne peut encore être protégée du refoulement par l'article 3 1) de la Convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou l'article 22 8) de la Convention américaine de 1969 sur les droit de l'homme. La personne exclue est également couverte par la législation de l'Etat concerné régissant la régularité de la procédure et les droits des étrangers. 335 La protection dont bénéficient, de fait, ces présidents déchus est sans rapport avec, par exemple, le drame vécu par les milliers de civils fuyant les zones de conflits armés. Pour les premiers, la négociation se jouait autrefois directement avec les gouvernements des Etats amis, leur assurant l’impunité (par exemple : le cas d’Amin Dada, exilé en Arabie Saoudite avant sa mort en 2003, où le gouvernement saoudien « par charité islamique et en remerciement pour son rôle dans la diffusion de l’islam », pourvoyait à sa subsistance et lui versait une pension. Voir aussi le cas Ben Ali, poursuivi par la justice tunisienne mais réfugié en Arabie Saoudite). A cet égard, il faut remarquer l’efficacité de la justice pénale internationale, qui permet de plus en plus d’éviter un exil exempt de poursuites judiciaires.. 83 2. La reconnaissance jurisprudentielle d’autres situations de vulnérabilité politique 103. La Cour interaméricaine des droits de l’homme reconnait la vulnérabilité de personnes, groupes, organisations et partis politiques d’opposition en situation d’insécurité ou de manque de garanties pour l’exercice de leurs droits politiques au sein d’une « société intolérante » 336 , caractérisée par un manque de mesures étatiques visant à assurer la participation effective à la vie démocratique337. A titre d’illustration, l’arrêt Yamata contre Nicaragua 338 reconnait la vulnérabilité politique d’une communauté indigène à qui interdiction est faite aux représentants politiques de participer aux élections municipales. La Cour considère que l’Etat a violé le principe d’égalité dans sa double dimension : il l’a privée, sans justification objective et raisonnable, de la jouissance de ses droits politiques, mais il a également omis de prendre des mesures spéciales de protection que nécessite la situation particulière de cette population339. 104. Dans un arrêt Akdivar contre Turquie340, la Cour européenne des droits de l’homme accepte également de prendre en considération la vulnérabilité politique du requérant vis-à-vis de son Etat, afin de déclarer sa requête recevable. Elle énonce « tenir compte de ce que les évènements dénoncés se sont produits dans une région de la Turquie soumise à la loi martiale et connaissant de graves troubles civils. Elle doit également garder présentes à l’esprit l’insécurité et la vulnérabilité dans lesquelles se trouvent les requérants depuis la destruction de leurs maisons et leur dépendance à l’égard de l’Etat pour la satisfaction de leurs besoins essentiels »341, et poursuit : « compte tenu de la vulnérabilité des villageois requérants et de ce que, dans le Sud-Est de la Turquie, porter plainte contre les autorités peut fort bien susciter une crainte légitime de représailles, les faits dénoncés constituent une forme de pression 336 ESTUPINAN SILVA (R.), « La vulnérabilité saisie par la Cour interaméricaine », in BURGORGUELARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.103. 337 CIDH, 21 mai 2010, Cepeda Vargas c. Colombie, Exceptions préliminaires, fond, réparations, série C, n°213, §§86, 173 – 176. Dans le domaine de la défense des droits de l’homme, la Commission interaméricaine des droits de l’homme reconnait comme « groupes vulnérables […] les dirigeants syndicaux […], les dirigeants sociaux qui réalisent ou organisent des manifestations publiques, les dirigeants autochtones qui défendent les droits des peuples autochtones, les dirigeants des communautés d’ascendance africaine et les officiers du système judiciaire, surtout ceux qui instruisent des causes relatives à des violations des droits humains » : Commission interaméricaine des droits de l’homme, Rapport sur la situation des défenseurs des droits de l’homme dans les Amériques du 7 mars 2006, document OEA/Ser.L/V/II.124, Doc. 5 rev. 1, §336. 338 CIDH, 3 juin 2005, Yatama c. Nicaragua, Exceptions préliminaires, fond, réparations, série C, n°127, §201. 339 Ibidem, §§226 – 227. C’est la raison pour laquelle la Cour souligne la gravité des violations subies non seulement par les représentants politiques qui avaient souhaité se présenter aux élections, mais également par tous les membres de la communauté indigène. 340 CEDH (Gde Ch.), 16 septembre 1996, Akdivar et autres c. Turquie, req. n°21893/93. 341 Ibidem, §73. 84 illicite et inacceptable sur les requérants pour les amener à retirer leur requête »342. La Cour souscrit ici à la thèse des requérants, selon laquelle « la destruction de leurs foyers s'inscrit dans le cadre d'une politique inspirée par l'Etat ayant touché plus de deux millions de personnes et près de trois mille agglomérations »343. En effet, ceux-ci sont incontestablement en situation de vulnérabilité lorsqu’ils souhaitent porter plainte contre des autorités, lesquelles ont déjà porté gravement atteinte à leurs droits fondamentaux. La vulnérabilité prise en compte par la Cour résulte donc bien ici de la situation des personnes face aux autorités étatiques en raison du contexte politique particulier dans la région en cause344. 105. Dans une affaire comparable, Kurt contre Turquie345, la Cour accepte clairement la prise en considération juridique de la vulnérabilité politique de certains requérants, explicitant l’argumentation de l’arrêt Akdivar contre Turquie 346 . Elle consacre une méthode selon laquelle « pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant déclaré ou potentiel constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 25, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. A ce propos, il faut envisager la vulnérabilité du plaignant et le risque que les autorités ne l’influencent » 347 . L’arrêt Kurt contre Turquie permet ainsi le passage d’une référence implicite à la vulnérabilité politique de l’individu posée dans l’arrêt Akdivar contre Turquie, à la prise en compte explicite de cette origine matérielle de vulnérabilité. Si la vulnérabilité politique est ainsi reconnue par les juridictions internationales, la vulnérabilité économique connait plus de difficultés. 342 Ibid.., §105. Ibid., §60. 344 Voir aussi : CEDH, 23 septembre 1998, Petra c. Roumanie, req. n°27273/95, §43 ; CEDH (Gde Ch.), 27 juin 2000, Salman c. Turquie, req. n°21986/93, §130 ; CEDH, 10 octobre 2000, Akkoç c. Turquie, req. n°22947/93 et 22948/93. CEDH, 4 mai 2001, Mc Kerr c. Royaume-Uni, req. n°28883/95, §172 : « Il est à noter que ces affaires étaient liées à la situation qui prévalait dans le Sud-Est de la Turquie, où les requérants étaient dans une position vulnérable du fait du conflit persistant entre les forces de sécurité et le Parti des travailleurs du Kurdistan ». 345 CEDH, 25 mai 1998, Kurt c. Turquie, req. n°24276/94. 346 Ibidem, §160 : « Compte tenu de la vulnérabilité des villageois requérants et de ce que, dans le Sud-Est de la Turquie, porter plainte contre les autorités peut fort bien susciter une crainte légitime de représailles, interroger les requérants sur leur requête à la Commission constitue une forme de pression illicite et inacceptable qui entrave le droit de recours individuel, au mépris de l’article 25 ». 347 CEDH, 25 mai 1998, Kurt c. Turquie, préc., §160. 343 85 C. La reconnaissance discutée de la vulnérabilité liée à une situation économique 106. En droit international, l’expression « vulnérabilité économique » renvoie souvent à la situation d’Etats et non à celle d’individus 348 . Ainsi, le FMI cherche à prévenir les crises financières en élaborant notamment des instruments pour « déterminer le degré de vulnérabilité de ses pays membres face aux crises financières » 349 . La « vulnérabilité socioéconomique » peut aussi être appliquée aux milieux naturels350. Elle est aussi employée dans des domaines parajuridiques, tels que la recherche environnementale, la démographie, le développement durable 351 . Dans notre approche concernant l’individu, la vulnérabilité économique s’inspire d’autres notions issues de différents domaines scientifiques, se rapprochant de celles de précarité, de fragilité, de pauvreté et d’exclusion352. Si, malgré des discussions sur ce point353, elle ne constitue pas un fondement pour l’obtention du statut de réfugié354, elle est cependant prise en considération par différents textes,355 mais aussi dans les 348 Cf. en ce sens : CARICOM, BERNAL (R.L.), “CARICOM : Externally vulnerable regional economic integration ”,op. cit. 349 Voir par exemple : FMI, Fiche technique, Indicateurs de vulnérabilité, avril 2003. Cette fiche est consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/vulf.htm> ; GUILLAUMONT (P.), « La vulnérabilité économique, défi persistant à la croissance africaine », publication du Centre d’études et de recherches sur le développement international, Université d’Auvergne, série « Etudes et documents » noE 2006.41, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs00557161/document >. 350 Voir par exemple : LEVRATTO (N.), CLEMENCEAU (I.), « Elaboration d'un indice de vulnérabilité socioéconomique d'un littoral : une application au cas de la région Corse », in Vertigo, la revue électronique en science de l’environnement, vol.6, no3, décembre 2005, consultable en ligne (le 1 er octobre 2015) : <http://vertigo.revues.org/2470> 351 ALWANG (J.), SIEGEL (P.B.), JORGENSEN (S.L.), “ ulnerability, A view from different disciplines”, Social protection discussion paper series n°115, World Bank, Social protection unit, Human development Network, Washington D.C., 2001. Selon cette étude, « l’économie, la sociologie/anthropologie, le management des catastrophes, les sciences environnementales de la santé et de la nutrition » utilisent cette notion pour en faire un cadre analytique commun (p.2.). Les économistes et statisticiens de l’ONU (1997, 2001) du PNUD (1998), de l’OCDE (2001 et 2002), du FMI, de la Banque Mondiale (Rapport 2000 et 2002), puis des sciences sociales l’ont adopté par la suite. 352 Ces termes, abondamment employés par les experts des catastrophes naturelles et de la question du développement durable, depuis la fin des années 1970, sont désormais devenus des concepts théoriques centraux des sciences sociales. 353 Cf. CARLIER (J. -Y.), « Réfugiés: Identification et statut des personnes à protéger, la directive de “qualification”», in JULIEN-LAFFERIERE (F.), LABAYLE H.), EDSTRÖM (Ö.) (dir.), La politique européenne d’immigration et d’Asile : bilan critique cinq ans après le traité d’Amsterdam, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp.289 – 322 ; Amnesty International, Y-a-t-il de « faux » réfugiés ? La réalité de l’exil, la responsabilité des Etats, Colloque tenu à Sciences-Po Paris le 6 avril 2012. 354 Cf. Convention relative au statut des réfugiés signée à Genève le 28 juillet 1951, préc., art. 1er A/2. 355 Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Résolution 2005/16 intitulée « Les droits de l’homme et l’extrême pauvreté » du 14 avril 2005 ; Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme des Nations Unies, Résolution 2006/9 contenant le « Projet de principes directeurs “Extrême pauvreté et droits de l’homme: les droits des pauvres” » du 24 aout 2006. On peut également citer : Nations Unies, « Rapport Mondial sur le 86 prétoires internationaux 356 . La vulnérabilité économique de l’individu, c'est-à-dire sa vulnérabilité particulière à des risques spécifiques en raison de sa situation économique, tend progressivement à être reconnue en droit international357. Cette reconnaissance passe par une construction théorique de ce qu’elle recouvre. Ainsi, dans le cadre de l’analyse de la pauvreté et des stratégies de lutte contre ce phénomène, la thématique de la vulnérabilité, qui présente l’intérêt d’englober les concepts antérieurs de pauvreté et de précarité, a connu un intérêt croissant ces dernières années358 (1.). Le juge européen s’est également saisi de cette source de vulnérabilité de manière originale (2.). 1. 107. Un concept englobant A l’origine de l’engouement pour le concept de vulnérabilité, il y a sans doute sa capacité à aborder de façon originale la question de la pauvreté359 (a.), puis de la précarité (b.), dans une perspective multidimensionnelle qui permet de rapprocher différentes notions complémentaires. a. Vulnérabilité économique et pauvreté : une approche ex ante de la réalisation du risque 108. Initialement définie au niveau international comme « le fait d’avoir des revenus insuffisants pour acheter un panier minimum de biens et de services »360, la notion de pauvreté correspond aujourd’hui à une approche plus large, incluant « des caractéristiques plus générales […], notamment la faim, le degré d’instruction médiocre, la discrimination, la Développement Humain 1997 » et « Rapport Mondial sur le Développement Humain 1999 », Paris, Bruxelles, Economica, Larcier. 356 Au-delà de l’énonciation plus ou moins idéaliste par ces textes de la protection du vulnérable économique, c’est l’interprétation de cette notion effectivement donnée par le juge qui concrétise la protection. C’est logiquement la jurisprudence de la Cour européenne qui est la plus intéressante ici, étant donné qu’elle connait de contentieux touchant directement des individus. Cf. infra §§110 – 117. 357 Le droit pénal français accepte de reconnaitre la vulnérabilité économique et sociale de la personne. Cf. en ce sens : Cass. crim., 4 mars 2003, Maxime B. : Bull. crim., n°58. De plus, le Rapport du Conseil économique et social, séance des 10 et 11 février 1987, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, JORF du 28 février 1987, qui constituera une base de réflexion au niveau international, appréhende la vulnérabilité comme un élément du processus de marginalisation. 358 Cf. en ce sens, Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 55/2 relative à la « Déclaration du Millénaire » du 13 septembre 2000, document A/RES/55/2, §§11 – 20. 359 BOIDIN (B.), LALLAU (B.), « Introduction », Mondes en développement, 2007/4, no 140, Paris et Louvian, éd. De Boeck Supérieur, p.7 – 8. 360 Nations Unies, Comité économique et social, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Déclaration intitulée « Questions de fond sur la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droit économiques, sociaux et culturels : la pauvreté et le Pacte international relatif aux droit économiques, sociaux et culturels » adoptée le 4 mai 2001, document E/C.12/2001/10. 87 vulnérabilité et l’exclusion sociale » 361 . La définition recouvre désormais une situation globale362, effectivement vécue par la personne, dont la vulnérabilité n’est qu’une composante, qui permet d’envisager une dimension nouvelle dans la lutte contre la pauvreté : l’impératif est de prévenir les individus vulnérables contre le risque de devenir pauvre et de le rester. Les stratégies reposaient jusqu’à présent sur une analyse ex-post des situations de pauvreté, qui prend en compte le risque réalisé. Désormais, le concept de vulnérabilité économique de la personne permet d’anticiper les trajectoires de la pauvreté. Cette vision ex-ante 363 permet d’appréhender une situation à venir, et non pas seulement de constater le fait accompli364. A titre d’illustration, la Banque mondiale propose une nouvelle définition de la protection sociale qui, plutôt qu’agir sur les situations a posteriori, c’est-à-dire sur les conséquences de la pauvreté, incite à les anticiper. La notion de risque s’installe au centre de cette perspective : « il existe un lien entre la pauvreté et la vulnérabilité, car les pauvres courent généralement plus de risques, mais n’ont qu’un accès limité à des instruments qui leur permettraient de gérer leurs risques »365. Il s’agit alors d’orienter les instruments de gestion sociale du risque à travers la protection sociale vers la protection de la subsistance de base des individus et en même temps de promouvoir la disposition à faire face aux risques. La notion de personne vulnérable employée dans le cadre de la lutte contre la pauvreté révèle une approche plus large de la protection de l’individu, dans la mesure où la notion comprend la recherche d’anticipation du risque. 361 Ibidem. Nations Unies, « Déclaration de Copenhague sur le développement social et Programme d’action du Sommet mondial pour le développement social tenu à Copenhague 6 – 12 mars 1995 », document A/CONF.166/9 (du 19 avril 1995), §19, p.49. Selon le programme : « La pauvreté se manifeste sous diverses formes : absence de revenu et de ressources productives satisfaisantes pour assurer des moyens d’existence viables ; faim et malnutrition ; mauvaise santé ; absence d’accès ou accès limité à l’éducation et autres services de base ; morbidité et mortalité accrue du fait de maladies ; absence ou insuffisance de logements ; environnement insalubre ; discrimination sociale et exclusion. Une autre caractéristique est que les pauvres ne participent pas à la prise de décisions dans la vie civile, sociale et culturelle », 363 Il n’y a d’ailleurs pas véritablement de rupture entre les perspectives ex-post et ex-ante, mais plutôt une continuité. Cf. SIRVEN (N.), « De la pauvreté à la vulnérabilité : Évolutions conceptuelles et méthodologiques », Mondes en développement, n° 140, 2007, Louvain et Paris, éd. De Boeck, p.9 – 24. 364 Une fois le risque réalisé, la personne est généralement encore vulnérable, cette fois parce que le risque l’a affaiblie et éventuellement exposée à des risques nouveaux (vulnérabilité ex post). Cf. infra §§ 154 – 170. 365 HOLZMANN (R.), JÖRGENSEN (S.), « Gestion du risque social : cadre théorique de la protection sociale banque mondiale », Série de document de discussion sur la protection sociale, Document de travail n°0006, Etude publiée dans le cadre des travaux de la Banque Mondiale, Unité de la Protection Sociale, Réseau du Développement Humain, Washington D.C., février 2000. 362 88 b. Vulnérabilité économique et précarité : une approche pluridimensionnelle de la situation de la personne 109. En droit international, la précarité, telle qu’utilisée par les Nations Unies et en particulier le Conseil des Droits de l’Homme366, implique un caractère pluridimensionnel. Elle se caractérise par « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux […]. L’insécurité conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle […] devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible » 367 . Cette « absence des sécurités » constitue l’origine matérielle de la vulnérabilité de la personne. La notion de sécurité recouvre ici plusieurs réalités : elle renvoie à l’idée que des conditions de « vie normale » ne peuvent se concrétiser que lorsqu’une certaine stabilité géographique, économique, sociale est assurée. La faiblesse initiale peut donc être de différentes natures : il peut s’agir par exemple d’une situation de guerre, qui va obliger la personne à quitter son toit, son travail. Ainsi, sera jugée précaire une famille de déplacés internes qui ne disposerait plus d’un logement permanent368, dont les enfants auraient des difficultés à être scolarisés et les parents à trouver un emploi stable ; il peut encore s’agir d’un rejet familial qui va pousser le jeune majeur hors de chez lui alors qu’il n’est pas encore capable de s’assumer seul financièrement ; il peut s’agir d’une perte d’emploi qui va conduire au surendettement d’un ménage. La situation défavorable pour la personne, qui se conjugue éventuellement avec une faiblesse initiale, entraine sa vulnérabilité. Ainsi, reprenant les exemples ci-dessus : le civil est faible dans un contexte de guerre qui l’oblige à fuir l’environnement stable et sécurisé qu’il s’était construit, et la situation d’afflux massif de déplacés, présentant tous, au même moment, des besoins similaires (trouver un logement, une source de revenus), le rend vulnérable notamment au risque de pauvreté. La faiblesse du deuxième est constituée par l’exclusion d’un milieu protecteur vers un milieu hostile pour un jeune qui n’aurait pas terminé ses études et ne présenterait donc pas les qualifications requises par un marché du travail sinistré. Le chômage, dans notre dernier exemple, s’associe à une 366 Nations Unies, Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme des Nations Unies, Résolution 2006/9 relative à l’ « Application des normes et critères relatifs aux droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre l’extrême pauvreté » du 24 aout 2006, document A/HRC/Sub.1/58/36 (du 11 septembre 2006), pp.28 – 40. 367 La Résolution reprend la définition du Rapport du Conseil économique et social, séance des 10 et 11 février 1987, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, JO RF du 28 février 1987. 368 Cf. CEDH (Gde Ch.), 16 juin 2015, Sargsyan c. Azerbaïdjan, req. n°40167/06. 89 situation de surendettement qui fait plonger le ménage dans la misère. Le mécanisme de qualification de la personne en situation de précarité en droit international est donc similaire à celui de la personne en situation de vulnérabilité en ce qu’il implique la constatation d’une faiblesse caractérisée de la personne liée à des facteurs variés (origine intrinsèque ou extrinsèque) et la prédisposition à un risque. Le concept de vulnérabilité suppose ainsi le même caractère pluridimensionnel que celui de précarité. 2. Une mise en œuvre délicate : l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme 110. La Convention européenne, à la différence de la Chartre sociale européenne ou du Pacte international sur les droits économiques et sociaux, ne garantit pas comme tels les droits économiques et/ou sociaux spécifiques369 comme le droit à la protection sociale, le droit à l’égalité des chances ou le droit à un niveau de vie suffisant pour tout individu. C’est pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme n’acceptait pas de reconnaitre la vulnérabilité économique de la personne. Cette position tend cependant à évoluer, rejoignant celle adoptée par le juge interaméricain, lequel reconnait que l’absence de moyens économiques individuels et familiaux susceptibles de mener à la pauvreté peut constituer une situation de vulnérabilité de la personne370. La vulnérabilité économique de l’individu est progressivement reconnue par la Cour selon une construction jurisprudentielle recherchée : il s’agit de la saisir sur deux fronts, en orientant la question sur le terrain du droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants (a.) et celui du droit au respect de la vie privée (b.). Par un processus d’inductiondéduction, le juge constate la vulnérabilité de l’individu à la violation de droits protégés et en dégage la reconnaissance de l’existence d’une vulnérabilité économique (c.). a. 111. La voie de l’ article 3 Si dans l’arrêt Dudgeon contre Royaume-Uni de 1981, le juge faisait référence, d’ailleurs indirectement, à la vulnérabilité de la personne résultant d’une dépendance 369 La Convention énonce des droits « classiques », dits civils et politiques, à l’exception toutefois du droit à la liberté syndicale (art.11) et du droit au respect de ses biens (art.1 du Protocole 1). Certes, le catalogue des droits protégés par la Convention est susceptible d’être étendu par le biais d’un Protocole additionnel mais les travaux entrepris en ce sens par le Conseil de l’Europe n’ont pour l’instant pas abouti et la perspective d’un Protocole additionnel consacré expressément aux droits économiques et sociaux semble très incertaine. 370 CIDH, 31 aout 2012, Furlan et famille c. Argentine, Exceptions préliminaires, fond et réparations, série C n°246, §§201 – 202 ; CIDH, 27 avril 2012, Forneron et fille c. Argentine, Fond et réparations, série C n°242, §137 ; CIDH, 19 novembre 1999, “Niños de la Calle” Villagrán Morales y otros c. Guatemala, Fond, série C n°63, §194. 90 « juridique ou économique spéciale » 371 , cette cause de vulnérabilité va être par la suite beaucoup plus difficilement admise. Ainsi, la Commission européenne déclara que l’interruption de la fourniture d’électricité dans un logement social n’était pas contraire à l’article 3 de la Convention372. Cependant, il est concevable qu’une brèche permettant la prise en considération de la vulnérabilité économique et sociale se creuse par le biais de cet article, qui garantit le droit à ne pas subir de traitement inhumain et dégradant. En effet, selon la jurisprudence européenne, le traitement dégradant « humilie l’individu grossièrement devant autrui ou le pousse à agir contre sa volonté ou sa conscience »373, et l’abaisse « à ses propres yeux »374. Cette conception large, qui a permis d’étendre la protection de l’article 3 bien audelà des mauvais traitements, pourrait conduire à la reconnaissance de l’origine économique de la vulnérabilité375. 112. D’autre part, la Cour semble admettre la reconnaissance d’un groupe vulnérable sur le fondement, entre autres, de la vulnérabilité économique des personnes qui le composent. Ainsi, dans l’arrêt M.S.S. contre Belgique et Grèce, la Cour énonce qu’« étant donné la précarité et la vulnérabilité particulières et notoires des demandeurs d'asile en Grèce, la Cour est d'avis que les autorités grecques ne pouvaient se contenter d'attendre que le requérant prenne l'initiative de s'adresser à la préfecture de police pour pourvoir à ces besoins essentiels »376 . Si la nature de la vulnérabilité du demandeur d’asile n’est ici pas précisée explicitement, il est indéniable que le manque de ressources financières en fait partie377. 371 CEDH (plénière), 22 octobre 1981, Dudgeon contre Royaume Uni, req. n°7525/76, §49. La Cour reprend le rapport Wolfenden, qui impose à l’Etat « de fournir des garanties suffisantes contre l’exploitation et la corruption d’autrui, en particulier des personnes spécialement vulnérables à cause de leur jeunesse, de leur faiblesse de corps ou d’esprit, de leur inexpérience ou d’une situation de dépendance naturelle, juridique ou économique spéciale ». 372 Comm.EDH, 9 mai 1990, Van Volsem c. Belgique, req. n°14641/89, et note SUDRE (F.) in RUDH, 1990, Strabsourg, p.390. Selon l’auteur « La suspension ou les menaces de suspension des fournitures d’électricité n’atteignait pas le niveau d’humiliation ou d’avilissement requis pour qu’il y ait traitement inhumain ou dégradant » ; Cf. SERMET (L.), « Le contrôle de la proportionnalité dans la Convention européenne des droits de l’homme : présentation générale », Les Petites Affiches, 5 mars 2009, n°46, Paris, LGDJ, p.26. 373 CEDH, 25 avril 1978, Tyrer c. Royaume Uni, req. n°5856/72, §§ 29 – 30. 374 Commission EDH, 10 octobre 1970, Samji Maji Lalji Patel et autres c. Royaume Uni, req. n°4403/70, p.929. 375 Cf. infra §§177 – 179. 376 CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n°30696/09, §259. 377 Ainsi, « La Cour n'aperçoit de toute façon pas comment les autorités pouvaient ignorer ou ne pas supposer que le requérant était sans domicile en Grèce » : CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc., §258. 91 b. 113. La voie de l’ article 8 La Cour, dans son arrêt Niemetz contre Allemagne du 16 décembre 1992 378 , avait retenu une conception extensive du droit au respect de la vie privée et du domicile, étendant la protection de l’article 8 non seulement au « cercle intime » des relations personnelles, mais aussi au « droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables »379, les activités professionnelles et commerciales de la personne n’étant dès lors plus exclues380. La protection de l’article 8 acquiert alors une indéniable dimension économique et sociale dès lors qu’elle s’étend à la vie professionnelle et à la vie en société de l’individu. La misère, par la privation d’activité professionnelle dont elle est souvent la conséquence et par l’exclusion sociale qu’elle engendre, peut atteindre le droit au respect de la vie privée ainsi défini. 114. C’est également le sens de l’arrêt Wallova et Walla contre République tchèque381. En l’espèce, les cinq enfants des requérants avaient été soustraits à leur garde et placés dans un établissement public. La Cour conclut à la violation de l’article 8. Selon elle, en effet, « les capacités éducatives et affectives des requérants n’ont jamais été mises en cause et les tribunaux ont reconnu leurs efforts déployés afin de surmonter leurs difficultés. Dès lors, la prise en charge des enfants des requérants a été ordonnée pour la seule raison que la famille occupait à l’époque un logement inadéquat. […] il s’agissait donc d’une carence matérielle que les autorités nationales auraient pu compenser à l’aide des moyens autres que la séparation totale de la famille, laquelle semble être la mesure la plus radicale ne pouvant s’appliquer qu’aux cas les plus graves »382. L’article 8 tend donc à intégrer la vulnérabilité économique de l’individu, et, comme l’énonce le professeur Sudre, « la Commission et la Cour ne devraient pas avoir à faire un effort exagéré d’interprétation de l’article 8 pour conclure que le fait de vivre dans un taudis ou d’être sans abri porte atteinte au droit au respect du domicile »383. 378 CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne, req. n°13710/88. Ibidem, §29. 380 Ibid., §29 : « Après tout, c’est dans leur travail que la majorité des gens ont beaucoup, voire le maximum d’occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur ». 381 CEDH, 26 octobre 2006, Wallova et Walla c. République tchèque, req. n°23848/04. Cf. dans le même sens, CEDH, 24 avril 2012, Yordanova v. Bulgaria, req. n°25446/06. 382 Ibidem, §73. 383 SUDRE (F.), « Misère et Convention européenne des Droits de l'homme », in Revue Quart Monde, n°151, Droits humains, affaire de citoyens, Paris, 1994. 379 92 c. 115. La combinaison des articles 3 et 8 La jurisprudence européenne autorise la combinaison des articles 3 et 8 aux fins de protection de l’intégrité physique et morale de la personne 384 . Cette configuration permet d’envisager qu’une situation de pauvreté, qui n’atteindrait pas, par les conditions matérielles d’existence et la détresse morale qu’elle provoque, le degré de gravité exigé par la Cour pour constituer un traitement dégradant, soit néanmoins considérée comme une atteinte au droit au respect de la vie privée385. 116. Cette combinaison de droits fondamentaux rejoint un objectif plus large qu’est l’indivisibilité des droits de l’homme comme horizon régulateur de la protection internationale des plus pauvres. La Résolution du Conseil des droits de l’homme du 18 juin 2008 proclamait ainsi : « l’idéal de l’être humain libre, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si sont créées les conditions permettant à chacun et à chacune de jouir de ses droits économiques, sociaux et culturels aussi bien que de ses droits civils et politiques »386. En réalité, la plupart des textes internationaux n’échappent pas à un certain cloisonnement387. La Cour européenne des droits de l’homme parvient progressivement à un décloisonnement par divers instruments, dont un exemple probant est le recours aux articles 3 et 8 combinés, afin de prendre en compte la vulnérabilité économique de l’individu 388. La notion de personne vulnérable est donc susceptible de faire évoluer le droit européen dans un sens toujours plus protecteur des plus faibles. Ainsi, on peut envisager que le droit de disposer 384 CEDH, 25 mars 1993, Costello-Roberts c/Royaume-Uni, req. n°13134/87. Cf. infra §§ 177 – 179. 386 Nations Unies, Office du Haut commissaire pour les droits de l’homme, Conseil des droits de l’homme, huitième session, Résolution 8/11 intitulée « droits de l’homme et extrême pauvreté » du 18 juin 2008, document A/HRC/RES/8/11 ; Voir aussi : Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme des Nations Unies, Résolution 2006/9 relative à l’ « Application des normes et critères relatifs aux droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre l’extrême pauvreté » du 24 aout 2006, préc., annexe : Projet de principes directeurs « Extrême pauvreté et droits de l’homme : les droits des pauvres ». 387 TULKENS (F.), VAN DROOGHENBROECK (S.), « Pauvreté et droits de l’homme, La contribution de la Cour européenne des droits de l’homme », in Pauvreté – dignité – droits de l’homme, Les 10 ans de l’accord de coopération, Publication du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Bruxelles, décembre 2008, p.66. Selon les auteurs « l’indivisibilité des droits de l’homme, si souvent proclamée, n’était pas vraiment prise au sérieux par les maîtres des traités, les “droits des pauvres” semblant à jamais voués à demeurer, sur le plan de la technique juridique, […] des “droits virtuels” ». 388 Voir CEDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, req. n°6289/73, §26 : « La Cour n’ignore pas que le développement des droits économiques et sociaux dépend beaucoup de la situation des Etats et notamment de leurs finances. D’un autre côté, la Convention doit se lire à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui […], et à l’intérieur de son champ d’application elle tend à une protection réelle et concrète de l’individu […]. Or si elle énonce pour l’essentiel des droits civils et politiques, nombre d’entre eux ont des prolongements d’ordre économique ou social. Avec la Commission, la Cour n’estime donc pas devoir écarter telle ou telle interprétation pour le simple motif qu’à l’adopter on risquerait d’empiéter sur la sphère des droits économiques et sociaux; nulle cloison étanche ne sépare celle-ci du domaine de la Convention ». 385 93 des biens de première nécessité, indispensables à la concrétisation de la dignité humaine, est susceptible de constituer un prolongement d’ordre économique ou social à l’un des droits énoncés par la Convention. On observe ainsi l’instauration d’un mouvement pendulaire entre les instruments de protection de la Cour et la notion de personne vulnérable, les premiers intégrant la seconde en leur sein, et celle-ci les renforçant par là même. 117. Une prise en compte de la vulnérabilité économique de la personne devrait néanmoins toujours relever d’une conception stricte. Le critère de gravité389 permet de procéder à un tri pour ne retenir que la situation économique de la personne particulièrement vulnérable car extrêmement démunie, ce qui permettrait à la Cour de conserver son approche restreinte dans la prise en compte des causes matérielles de vulnérabilité de la personne et de sauvegarder sa politique jurisprudentielle. D’ailleurs, il semble que cette approche restrictive soit impérative dans le contexte actuel de crise économique. L’interprétation de la jurisprudence de la Cour depuis la fin des années 2000 a en effet suscité des débats : là où certains voient « un mouvement de dévitalisation des droits de l’homme, qui manifeste un souci de préférer les réalités budgétaires aux préoccupations humanitaires »390, d’autres alertent sur le fait que « le respect des normes relatives aux droits de l’homme est […] rendu encore plus nécessaire […] du fait de l’accroissement de la vulnérabilité »391. Les causes extrinsèques de la vulnérabilité de la personne peuvent se manifester dans une situation plus particulière : c’est l’hypothèse de la situation contractuelle internationale. § 2. La vulnérabilité due à une situation contractuelle internationale 118. Dans un contexte de développement mondialisé des télécommunications et des relations commerciales, l’internationalité du contrat ne fait plus figure de cas isolé. Dès lors que le contrat présente un élément d’extranéité entrent en jeu les règles de droit international privé. Dans cette branche du droit international, la notion de personne vulnérable est encore très peu employée dans son sens fonctionnel et renvoie généralement à la désignation de l’incapable majeur392. Le droit des contrats internationaux connait en revanche la notion de partie faible. C’est ainsi la question de la vulnérabilité de la partie faible dans une relation 389 Cf. infra §§171 – 179. MARTENS (P.), « La nouvelle controverse de Valladolid », RTDH, n° 98, 1er avril 2008, Bruxelles, Nemesis p.314. 391 TULKENS (F.), « La Convention européenne des droits de l’homme et la crise économique, La question de la pauvreté », JEDH, n°1, avril 2013, Bruxelles, Larcier, p.10. 392 Cf. en ce sens : GAULON (N.), « La souscription d’un contrat assurance vie par une personne vulnérable après les lois des 5 mars et 7 décembre 2007 », La revue des notaires, Paris, Legal news, octobre 2008, pp.4 – 11. 390 94 contractuelle internationale qu’il s’agit d’analyser ici. Se pose alors la question du lien entre ces deux notions (A.) : sont-elles synonymes ? La partie faible est-elle une personne vulnérable ? Après avoir distingué ces notions, il s’agira de présenter les causes de vulnérabilité de la personne en relation contractuelle internationale (B.). A. 119. La distinction entre partie faible et personne vulnérable La vulnérabilité du contractant est essentiellement appréhendée en droit international privé par la notion de partie faible, qui constate « l’état d’un individu par comparaison à celui d’un autre individu avec lequel le premier est en relation » caractérisé par un « manque de vigueur, de force physique ou morale, ou bien encore de capacité intellectuelle, de savoir »393. La notion de partie faible désigne ainsi une personne qui, sans être juridiquement incapable et donc protégée à ce titre, se trouve dans une situation d’infériorité dans la relation contractuelle394. De plus, le droit international privé ne pouvant pas, précisément en raison de sa nature et de son domaine 395 , intervenir au secours de toutes les situations de faiblesse connues par une personne, la faiblesse du contractant doit se conjuguer avec une certaine gravité du risque pesant sur lui. Ce critère de gravité – également exigé pour la qualification de personne vulnérable396 – se vérifie le plus souvent dans les contrats impliquant une partie faible397 : quelque soit la cause de la faiblesse de l’un des contractants, « l’inégalité des parties au contrat retrouve son unité dès qu’il s’agit des conséquences susceptibles d’en résulter […]. La faiblesse de l’un des cocontractants conduit le plus souvent au même résultat : un contrat au contenu abusif, ouvertement contraire à l’équité et consacrant l’exploitation du faible par le fort »398. Les notions de partie faible et de personne vulnérable ont ainsi la même fonction en droit international privé des contrats: il s’agit d’apporter une protection à un contractant vulnérable à un risque inhérent à sa relation contractuelle internationale, présentant un certain degré de gravité et qui n’est pas protégé à un autre titre – notamment par le biais de l’incapacité. 393 LECLERC (F.), La protection de la partie faible dans les contrats internationaux, Étude de conflit de lois, Bruxelles, Bruylant, 1995, p.1. 394 Nous exclurons de notre champ d’étude la personne morale, qui peut aussi être qualifiée de partie faible. 395 Le droit international privé est un droit essentiellement neutre et de répartition. 396 Cf. infra §§171 – 179. 397 LECLERC (F.), La protection de la partie faible dans les contrats internationaux, Étude de conflit de lois, op. cit., pp.2 – 3. 398 Ibidem. 95 120. Cependant, dans la mesure où le droit international privé met en œuvre une protection particulière pour ce contractant qualifié de partie faible399, la notion fonctionnelle de personne vulnérable ne peut en constituer un synonyme : si la partie faible est protégée à ce titre par le droit international, alors elle n’est, par hypothèse, plus vulnérable aux risques couverts par cette protection. La notion de personne vulnérable trouverait cependant à s’appliquer à toute situation de risque grave qui ne serait pas couverte par cette protection : si les risques qu’implique l’internationalité du contrat ne sont pas garantis par une protection adéquate par le droit international privé, la personne peut alors être qualifiée de vulnérable. 121. Les contrats qui comportent une partie faible ont fait l’objet d’une règlementation particulière dans la plupart des droits internes400. Ce besoin de protection semble d’autant plus fort dans l’ordre international, où la disparité économique éventuelle s’ajoute à d’autres sources de risques. C’est pourquoi la protection de la partie faible a trouvé un prolongement en droit international privé401. B. L’identification de la vulnérabilité dans la relation contractuelle internationale 122. La vulnérabilité de l’individu dans ses relations contractuelles internationales tient essentiellement à deux éléments complémentaires : les faiblesses diversifiées du contractant (1.), et la spécificité du contrat international (2.). 1. 123. Les faiblesses diversifiées du contractant Les facteurs de faiblesse d’un contractant sont de natures diverses. Le droit international privé saisit les faiblesses inhérentes à la personne même du contractant, de même que celles liées à sa situation économique et sociale. 124. Les premières renvoient à l’affaiblissement des facultés physiques ou mentales de la personne 402 , c'est-à-dire à des causes intrinsèques de vulnérabilité 403 . Il s’agit ici d’une 399 Cf. infra §§504 – 511. ALEXANDRE (D.), « Préface », in LECLERC (F.), La protection de la partie faible dans les contrats internationaux, Étude de conflit de lois, op. cit.; CALAIS-AULOY (J.), « L’influence du droit de la consommation sur le droit civil des contrats », RTD civ., 1994, Paris, Dalloz, pp.239 et s. Voir par exemple : Loi autrichienne de droit international privé du 15 juin 1978, §41, in Rev. crit. de dr. int. privé, 1979, Paris, Sirey, p.176 ; Loi suisse du 18 décembre 1987, art.120, Rev. crit. de dr. int. privé, 1988, Paris, Sirey, p.409. 401 Cf. infra §§504 – 511. 402 Cf. par exemple : Cass. civ. 1, 13 janvier 1969, Bull. civ. 1, n°21, Paris, Imprimerie nationale, p. 15. Dans ces circonstances, la victime d’un accident, privée de conseil, était dans un état psychique manifestement déficient. 400 96 situation de faiblesse essentiellement « subjective […] résultant de la vulnérabilité propre de la personne concernée » 404 . C’est d’ailleurs par le biais du statut personnel que le droit international protège ici la personne, et non pas par le statut contractuel. 125. Les secondes résultent de la position économique et sociale de l’un des contractants. On parle ici de situation de faiblesse « relative » 405 ou « relationnelle » 406 , car c’est le déséquilibre de la relation qui détermine essentiellement la vulnérabilité. Deux hypothèses peuvent ici se dégager. La première est celle de la faiblesse liée à l’ignorance ou l’incompétence technique de l’une des parties, par exemple lorsqu’un consommateur profane souhaite acquérir sur internet un produit d’une technologie sophistiquée, s’appuyant uniquement sur la recommandation en ligne du vendeur. « Parfois, la personne s’engage dans l’ignorance de certains éléments d’appréciation que son cocontractant connait ; plus fréquemment, elle ne dispose pas des aptitudes ou des connaissances suffisantes pour se représenter exactement les risques encourus »407. Le professeur M. Fontaine considère cette situation comme une faiblesse subjective, car interne à l’individu, la qualifiant d’ « inférioritéignorance » ou d’ « infériorité-vulnérabilité »408. Ce type de faiblesse constitue notamment le fondement du droit de la consommation : le consommateur est vulnérable dans la relation contractuelle en raison de son infériorité cognitive et économique. Cette protection inconditionnée a pu être critiquée 409 , certains alléguant que le consommateur n’a pas le monopole de la faiblesse économique410, d’autres à l’inverse, qu’il n’est pas nécessairement 403 Cf. supra §§62 – 92. FONTAINE (M.), « Rapport de synthèse », in FONTAINE (M.), GESTIN (J.) (dir.), La protection de la partie faible dans les rapports contractuels, Comparaison franco belges, Paris, LGDJ, Coll. bibliothèque de droit privé, t.261, 1996, p.646. 405 Ibidem. 406 CHAZAL (J.-P.), « Vulnérabilité et droit de la consommation », in COHET-CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit : le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, Colloque organisé par le Centre de droit fondamental à Grenoble le 23 mars 2000, Presses universitaires de Grenoble. 2000. 407 Cour de Cassation, Rapport annuel 2009, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, Paris, La documentation française, 2009, pp.209 – 211. Contributions de la chambre commerciale de la Cour de cassation, « La vulnérabilité en droit commercial », Introduction 408 FONTAINE (M.), « Rapport de synthèse », in FONTAINE (M.), GESTIN (J.) (dir.), La protection de la partie faible dans les rapports contractuels, Comparaison franco belges, op. cit., p.648. On peut cependant avancer que le terme d’ « infériorité » implique une comparaison entre les parties au contrat, et donc une situation de faiblesse « relative » ou « relationnelle ». Cette distinction n’emporte d’ailleurs pas véritablement d’incidence, puisque chaque situation peut mêler vulnérabilité subjective et vulnérabilité objective. cf. en ce sens : ROCHFELD (J.), « Du statut du droit contractuel “de la partie faible” : les interférences du droit des contrats du droit du marché et des droits de l’homme », in BORGHETTI (J. –S.), DESHAYES (O.), PERES (C.) (dir.), Etudes offertes à Geneviève Viney, Paris, Lextenso, 2008, p.841. 409 Cf. en ce sens : EWALD (F.), L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p.64 ; BIHL (L.), WILLETTE (L.), Une histoire du mouvement consommateur : mille ans de luttes, Paris, Aubier, coll. Floréal, 1994. 410 Voir par exemple, CABRILLAC (M.), « Remarques sur la théorie générale du contrat et les créations récentes de la pratique commerciale », in Mélanges dédiés à Gabriel MARTY, Toulouse, Université des sciences sociales, 404 97 toujours vulnérable 411 . Si « à vulnérabilité variable, protection variable » 412 , il semble cependant difficile de fragmenter le droit de la consommation pour ces situations marginales. En tout état de cause, il est clair que, « le consommateur moyen […] ne peut plus être considéré comme l’homme actif, instruit, diligent, avisé qu’était le bon père de famille dans le Code Napoléon, mais comme un être plus vulnérable auquel doivent être présenté de façon claire tous les termes du marché et tous les risques auquel il s’expose »413. Le consommateur peut donc être considéré comme vulnérable au risque d’être lésé par son cocontractant professionnel, qui est plus armé que lui au sein de la relation contractuelle, dès lors qu’un seuil de gravité particulière est atteint. La seconde hypothèse de faiblesse en raison de la position économique et sociale tient à des facteurs, externes à l’individu, d’ordre économique ou social, d’une « infériorité-contrainte »414 résultant de la « position de force du contractant, économique ou monopolistique notamment »415. On peut ici citer le cas du travailleur, qui se trouve dans une situation d’infériorité structurelle vis-à-vis de son employeur. En effet, le salarié connait une situation continue de vulnérabilité (durée du contrat de travail) ; il a intérêt à conserver une relation satisfaisante avec son employeur, qui le rémunère et détient la maitrise de son évolution de carrière. Le salarié peut être vulnérable « non seulement en raison de l’état d’ignorance dans lequel il peut se trouver, mais aussi en raison du besoin vital qu’il a de travailler et de la “vulnérabilité” découlant des risques auxquels l’exécution du contrat peut l’exposer »416. Ce type de vulnérabilité se retrouve mutatis mutandis dans d’autres domaines, comme le droit de l’assurance ou de la consommation, par exemple dans l’hypothèse du contrat d’adhésion, où l’un des cocontractants fixe l’ensemble des clauses de manière unilatérale, l’autre n’ayant pour option que d’adhérer « en bloc », ou de ne pas adhérer du tout417. 1978, p.235 ; CHAZAL (J.-P.), De la puissance économique en droit des obligations, Thèse de doctorat, Université de Grenoble, 1996, n°155 et s. 411 Cf. MARTIN (L. R.), Le Consommateur Abusif, Paris, Dalloz, 1987, Chron. 150. 412 CHAZAL (J. -P.), « Vulnérabilité et droit de la consommation », in COHET-CORDEY (F.) (dir.), Vulnérabilité et droit : le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, op. cit., p.8. 413 Cour d’appel de Bourges, 5 octobre 1998, JCP E, Paris, Juris-Classeur, 1999, p.1417. 414 COUTURIER (G.), « Les relations entre employeurs et salariés en droit français », in FONTAINE (M.), GESTIN (J.) (dir.), La protection de la partie faible dans les rapports contractuels, Comparaison franco belges, op. cit., p.342. 415 FONTAINE (M.), « Rapport de synthèse », in FONTAINE (M.), GESTIN (J.) (dir.), La protection de la partie faible dans les rapports contractuels, Comparaison franco belges, op. cit., p.649. 416 MAHMOUD (M.S.M.), « Loi d’autonomie et méthode de protection de la partie faible en droit international privé », RCADI, t.315, 2005, Dordrecht, Martinus Nijhoff, p.169. 417 LECLERC (F.), La protection de la partie faible dans les contrats internationaux, Étude de conflit de lois, op. cit., pp.2 – 3. 98 126. Cette situation d’infériorité de l’un des contractants amène à remonter à l’origine de la notion de partie faible. En effet, certains auteurs s’étaient interrogés sur l’opportunité d’une protection juridique particulière. Ainsi, G. Ripert constatait que le Code civil français ne fait pas de la faiblesse du consentement une cause de nullité du contrat, précisément parce que le droit tient compte du fait que l’égalité parfaite n’existe jamais entre deux cocontractants418. Dès lors que l’on considère que le contrat est conclu par les parties en fonction de l’utilité qu’elles en retirent, et qu’il est inéluctablement plus ou moins inégal, la notion de partie faible pourrait être écartée, car en réalité applicable à tous les contrats. Mais alors, « devait-on ignorer le concept de partie faible, jugé trop impalpable, trop contingent et trop tributaire du contexte économique et social du moment […] ? Ou bien au contraire devait-on refuser l’abus rendu possible par l’inégalité, empêcher l’exploitation de la misère et de la faiblesse par le contrat […] ? »419 . Ces considérations démontrent la grande hésitation quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de la qualification de partie faible au contrat. L’évolution du droit contemporain des contrats tranche la question en favorisant la protection de la personne contre les abus éventuels, par le biais de la qualification de partie faible420. Cette protection trouve un prolongement en droit international privé, en raison de la spécificité du contrat international. 2. 127. La spécificité du contrat international Si l’internationalité constitue un dénominateur commun à l’ensemble des causes intrinsèques et extrinsèques de vulnérabilité de la personne, elle présente une spécificité dans la matière contractuelle. Les risques pesant sur l’enfant, le majeur incapable, la personne handicapée 421 , ou encore le dissident politique 422 ne changent pas de nature selon que l’individu se place dans l’ordre interne ou international. En revanche, les risques liés au contrat ne sont pas les mêmes selon l’ordre juridique compétent. Les contrats internationaux laissent en effet présumer une vulnérabilité d’autant plus grande de la partie faible qu’aux désavantages éventuels que celle-ci rencontre en droit interne des contrats, s’ajoutent des difficultés particulières à l’ordre international. Une question préliminaire porte sur 418 RIPERT (G.), Les forces créatrices du Droit, Paris, LGDJ, 1955, p.272. LECLERC (F.), La protection de la partie faible dans les contrats internationaux, Étude de conflit de lois, op. cit., p.7. 420 Voir par exemple : Loi 2004-575 du 21 juin 2004 « pour la confiance dans l’économie numérique », transposant la directive du 8 juin 2000 relative a certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur; Loi 2005-67 du 28 janvier 2005 « tendant à conforter la confiance et la protection du consommateur ». 421 Cf. supra §§62 – 92. 422 Cf. supra §§93 – 128. 419 99 l’applicabilité – ou non – des dispositions du droit international privé. En effet, pour qu’une situation de faiblesse soit prise en compte par le droit international privé, il faut que celle-ci se manifeste dans le cadre d’une relation contractuelle internationale, qui suppose l’épineuse question de la définition du contrat international423. Ainsi, la question de l’internationalité du contrat constitue dès l’origine une source de vulnérabilité de la personne dans la mesure où la difficulté de sa détermination entraine un manque de prévisibilité relativement au régime juridique applicable. 128. Le cas échéant, la conclusion d'un tel contrat soulève ensuite la difficulté de la détermination des règles de conflit. Le principe général de liberté contractuelle424 permet aux parties de choisir la loi applicable à leurs relations, mais aussi en cas de différend, de désigner le juge compétent. Ce principe peut constituer une source de vulnérabilité pour l’un des cocontractants en cas d’absence d’équilibre dans la relation contractuelle425. Il peut même se voir écarté dans les faits, dans la mesure où un individu peut se lier par contrat international sans le savoir. Par exemple, les contrats de consommation conclus par internet font désormais partie du quotidien de millions de personnes privées, qui n’ont pas toujours conscience de l’extranéité qui va éventuellement toucher leur relation contractuelle et des risques inhérents à celle-ci. Le consommateur est ainsi susceptible d’être attrait devant le juge d’un Etat aux antipodes de son lieu de domicile, dont il ne parle pas la langue, et ne connait pas les dispositions auquel il sera soumis. C’est ce risque qui justifie, dans les instruments internationaux de protection, l’application de règles particulières en cas d’internationalité du contrat : la vulnérabilité postulée impliquée par la situation d’internationalité justifie l’application de règles spécifiques426. Or ce postulat n’est pas toujours justifié427. En l’espèce, 423 Sur laquelle nous ne nous attarderons pas dans le cadre de cette analyse. Cf. pour le juge français: ccl. MATTER sous Cass. civ. 17 mai 1927, D.P., 1928.1.25, note CAPITANT; Cass. civ. 19 février 1930, S., 1931.1.1, note NIBOYET; Cass. civ. 1, 21 mai 1997, Rev. crit., 1998, p.87, note HEUZE; Cf. également : LAGARDE (P.), « Le point de vue de l’ordre international », in L'internationalité, bilan et perspectives, Journée d’études organisée par l’Université des sciences sociales de Toulouse, 26 octobre 2001, Revue Lamy de droit des affaires, février 2002, supplément, pp.17 – 21. 424 Communauté économique européenne, Convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Conseil) ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980, document 80/934/CEE, JO CE du 9 octobre 1980, L 266, p. 2, art. 3.1. Cette Convention a été remplacée par Union Européenne, Règlement (CE) no593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), JO UE du 4 juillet 2008, L 177, pp.6 – 16, p.10. 425 Cf. infra §§123 – 126. 426 Le Règlement (CE) no593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), préc., prévoit ainsi en son article 6, une large part de compétence à la loi de résidence habituelle du consommateur. Cf. en ce sens : LABORDE (J. -P.), « Nouveaux droits, nouvelles libertés, nouvelles vulnérabilités ? Quelques exemples notamment en droit international privé », in PAILLET (E.), RICHARD (P.) (dir), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, op. cit., pp.207 – 217, spéc. p. 209. Cf. pour une application jurisprudentielle: Cass. (Ch. req.), 13 janvier 1861, Lizardi. 100 si le consommateur effectue ses achats à l’étranger, soit directement, soit sur internet, c’est généralement parce qu’il en retire un intérêt, notamment pécuniaire. On pourrait donc estimer ici que le consommateur a pris, de son plein gré, le risque de se placer en situation d’internationalité, et ne justifie en conséquence pas une protection spécifique. Dans la mesure où le droit des contrats implique par nature une prise de risque de l’individu, le critère de la gravité du risque est ici particulièrement important dans la qualification de personne vulnérable428. La situation d’internationalité du contrat ne peut impliquer, le cas échéant, la qualification de personne vulnérable que si le risque qui pèse sur le contractant est particulièrement grave. 427 Cf. en droit pénal international, le cas du délinquant quittant le territoire du délit, qui a plus de chance d’échapper à la justice en comptant sur le cloisonnement des justices pénales étatiques. 428 Cf. infra §§ 153 – 170. 101 102 CONCLUSION DU CHAPITRE 1 129. La conception de la vulnérabilité de la personne véhiculée par le droit international confirme la grande diversité des origines susceptibles d’être prises en considération. L’origine de la vulnérabilité réside dans une faiblesse initiale, qui se manifeste sous des formes variées : faiblesse liée à la personne (origine intrinsèque), à des circonstances externes (origine extrinsèque), voire au cumul de plusieurs fragilités, qui peut accroitre la vulnérabilité de la personne à certains risques, ou créér la vulnérabilité à de nouveaux risques. 130. Si les sources de vulnérabilité sont variées, il n’existe pas de distinction formelle ni de hiérarchie entre elles. Par exemple, une personne souffrant de faiblesse intrinsèque ne sera pas nécessairement identifiée comme plus vulnérable qu’une autre souffrant d’une vulnérabilité extrinsèque429. Le droit international accepte de considérer la vulnérabilité de la personne à la condition que celle-ci trouve son origine dans une faiblesse, sans que « de manière générale, aucune origine de vulnérabilité ne [soit] a priori exclue dans l’appréhension matérielle de la notion » 430 . On retrouve ici encore le pragmatisme de la notion, destinée s’adapter à toute situation où une protection juridique est nécessaire. 131. En conséquence, l’origine de la vulnérabilité de la personne se caractérise par son caractère variable sur le plan matériel. La personne vulnérable ne peut donc se définir uniquement par l’origine matérielle de sa vulnérabilité. D’autres pistes doivent donc être explorées pour tenter de conceptualiser la définition de la personne vulnérable en droit international. 429 Cf. en ce sens: International Association of Refugee Law Judges, “Judicial Guidelines on Procedures with respect to vulnerable persons”, Guidance Note 1, Procedures for all vulnerable persons, septembre 2008, Londres, p.5, §6 et 13. 430 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., p.119. 103 104 CHAPITRE 2. 132. UN RISQUE D’ATTEINTE GRAVE La notion fonctionnelle de personne vulnérable implique la corrélation de l’origine matérielle de vulnérabilité à un risque spécifique. Le risque constitue un double élément de définition de la notion de personne vulnérable (Section 1). Il est d’abord un élément conceptuel de définition, en ce qu’il représente une idée générale et abstraite au fondement de la prise en considération juridique de la vulnérabilité de la personne. A cet égard, la préoccupation croissante pour le risque dans la société internationale contemporaine a une influence sur le développement de la notion de personne vulnérable en droit international. Le risque est ensuite un élément matériel de définition dans la mesure où il constitue une composante nécessaire à la qualification juridique comme personne vulnérable. Sans risque déterminé, la qualification est juridiquement inopérante : pour être qualifiée de personne vulnérable en droit international, la personne doit être vulnérable « à » un risque spécifique. A titre d’illustration, le Protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés, considère ceux qui « sont particulièrement vulnérables à l’enrôlement ou à l’utilisation dans des hostilités »431. Si une exposition à un risque est ainsi indispensable, tous les risques ne peuvent être pris en considération par le droit. Ainsi, pour que le droit international qualifie la personne comme vulnérable, le risque doit revêtir certains caractères. Il est notamment nécessaire que ce risque dépasse un certain seuil de gravité de l’atteinte (Section 2). SECTION 1. LE RISQUE, ELEMENT DE DEFINITION MULTIDIMENSIONNEL 133. Le risque est conceptuellement à l’origine de l’émergence en droit de la notion de personne vulnérable : c’est en effet parce que la notion de risque prend une place de plus en plus importante dans la sphère juridique internationale que celle de personne vulnérable y apparait progressivement. Le risque est ainsi d’abord un élément conceptuel de définition de la notion de personne vulnérable (§1.). Il se retrouve également à un autre stade de l’analyse, cette fois dans la définition matérielle de la personne vulnérable, dont il constitue une composante. La qualification de personne vulnérable ne sera opérante que si l’origine de la 431 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 54/263 annexant le « Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés » du 25 mai 2000, préc., Préambule. 105 vulnérabilité de la personne est corrélée à un risque susceptible de se réaliser : l’origine de sa vulnérabilité doit lui faire courir un risque d’atteinte spécifique. Le risque constitue ainsi un élément matériel de définition de la personne vulnérable (§2.). § 1. Un élément conceptuel 134. La notion de risque est de plus en plus présente dans la sphère juridique, miroir des préoccupations sociales (A.). Le droit international n’échappe pas à ce développement croissant ; la notion y prend une tournure particulière en raison des spécificités de cet ordre juridique (B.). A. 135. L ’intrusion du risque dans la sphère juridique La notion de risque investit aujourd’hui largement la matière juridique, par la dimension sociologique du droit (1). Dans un contexte d’intolérance croissante au risque, la notion de personne vulnérable apparait comme un nouvel instrument servant sa limitation. Cette intolérance prenant place essentiellement dans les sociétés occidentales432, on peut se demander si la notion de personne vulnérable ne constitue pas un « luxe occidental »433 (2.). 1. 136. Le risque saisi par la dimension sociologique du droit Loin de la conception antique puis médiévale du risque, où la catastrophe était considérée comme une manifestation de la volonté divine434, et après la controverse relative au tremblement de terre de Lisbonne de 1755 qui marque le passage à l'Etat positiviste 435 , apparait aujourd'hui la « société du risque nul », ou « société assurantielle », encore associée à « l’Etat-Providence » 436 . Celle-ci se caractérise par des politiques de diminution de l'exposition aux risques et d'indemnisation des victimes, à l'origine d'une aspiration à un droit 432 Cf. en ce sens: PERRY (M.), CHASE (M.), JACOB (M.C.) JACOB (J.R.), Western Civilization : Ideas, Politics, and Society, Cengage Learning, Wadsworth, 2008; SPIELVOGEL (J.J.), Western Civilization, vol.2, Cengage Learning, Wadsworth, 2010. 433 Cf. Conférence Les 4 Vents, Les droits de l'Homme, un luxe occidental ?, Université de Fribourg, 2008. 434 DUPUY (J.-P.), Petite Métaphysique des tsunamis, Paris, Seuil, 2005 : « La mort, la maladie, l’accident étaient tenus pour la juste punition infligée par Dieu à celui qui avait péché contre lui ». 435 ROUSSEAU (J.-J.), « Lettre à Monsieur de oltaire sur ses deux poèmes sur “ la Loi naturelle” et sur “ le Désastre de Lisbonne” », reproduit in Ecologie & politique, 1/2005, n°30, Paris, Presses de sciences po, pp.141 – 154. 436 Pour toutes ces expressions : EWALD (F.), L'Etat providence, op. cit. 106 du non-risque. Ainsi, les individus entendent que les dommages issus des risques impliqués par la société moderne soient nécessairement réparés par ceux qui en sont à l'origine437. 137. La notion de risque renvoie à celle de sécurité, qui constitue l’un des fondements sociologiques du droit. En effet, « la sécurité est l’objet même de l’engagement en société »438, elle est « la condition première et absolument nécessaire pour que des individus […] puissent “faire société” »439, c'est-à-dire sortir de l’état de nature « qui est un état de guerre de tout homme contre homme » 440 . La sécurité constitue ainsi une contrepartie du contrat social, conclu entre sujets autonomes qui délèguent le souci et la responsabilité de la protection à une instance qui les représente441. Dans la mesure où elle innerve progressivement tous les champs de la vie sociale, la notion de sécurité n’est pas aisée à définir 442 et il convient de l’appréhender au sens objectif443 : la sécurité peut ainsi être définie comme la « situation dans laquelle quelqu'un […] n'est exposé à aucun danger, à aucun risque »444. La notion de risque, inhérente à celle de sécurité, est donc au cœur des philosophies sociales et juridiques classiques. 138. Mais le risque fait aussi aujourd’hui « partie de l’arsenal théorique et conceptuel de la modernité occidentale »445. En effet, les risques classiques se développent – par exemple, la multiplication des déplacements entraine l’accroissement des accidents – tandis que de nouveaux risques apparaissent – par exemple, les progrès techniques impliquent la création de risques de catastrophe de large ampleur. Ce double mouvement fait naitre le sentiment de menace à des risques variés et aux effets indiscriminés. Ainsi, « depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nos sociétés connaissent une sécurité et une vigilance jamais atteintes auparavant, pourtant elles sont loin d’être immunisées contre les atteintes à l’environnement, les catastrophes industrielles, etc. » 446 . Cette conception du risque se retrouve au sein du Conseil de sécurité, lequel élargi en 1992 la notion de sécurité, énonçant que « la paix et la sécurité internationales ne découlent pas seulement de l’absence de guerre et de conflits 437 Ibidem. GAUCHET (M.), La démocratie contre elle-même, op. cit., p.215. 439 HOBBES (T.), Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la République ecclésiastique et civile, traduction originale de FOLLIOT (P.), 23 novembre 2002, Dieppe, Partie 1 : De l’homme, Chap. X I : Des personnes, des auteurs et des choses personnifiées. 440 Ibidem, Partie 1 : De l’homme, Chap. XI : De la première et de la seconde Lois naturelles, et des Contrats. 441 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.), (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.23. 442 ROBERT (P.), L’insécurité en France, Paris, La découverte, coll. Repères, 2002, p.3. 443 VAUJOUR (J.), La sécurité du citoyen, Violence et société, Paris, PUF, Que sais-je ?, no1900, 1980, pp.5 – 6. 444 Dictionnaire Larousse, Paris, coll. poche, 2015, V. Sécurité. 445 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.23. 446 LE BRETON (D.), Sociologie du risque, Paris, PUF, Que sais-je ?, n°3016, 2012, p.55. 438 107 armés. D’autres menaces […] trouvent leur source dans l’instabilité qui existe dans les domaines économique, social, humanitaire et écologique »447. 139. De même, « la libéralisation des échanges va de pair avec un sentiment croissant de vulnérabilité » 448 . L’interrelation née de la mondialisation est en elle-même créatrice de vulnérabilité, selon l’idée que « le risque est en nous-mêmes : nous sommes tous, quelles que soient notre bonne santé ou l’absolue moralité de notre conduite, des risques les uns pour les autres. Le risque est le mode moderne du rapport à autrui »449. Ce climat d’insécurité se traduit par une transformation de la notion de risque acceptable et par une baisse du seuil d’acceptabilité du risque450. 140. Enfin, depuis la fin des années 1970, la crise confère à la notion de risque une nouvelle dimension politique « se muant même en idéologie sécuritaire » 451 . La sécurité devient progressivement « une revendication majeure des populations »452, une exigence collective. Ce phénomène, entretenu par la permanence des menaces, notamment terroristes, s’observe essentiellement dans les sociétés industrialisées453, centrées sur l’acquisition et la jouissance de biens matériels et qui, parallèlement, promeuvent les valeurs de l’individualité. Il est d’ailleurs remarquable que les travaux sociologiques relatifs à la vulnérabilité prennent généralement pour terrain la société capitaliste454. Largement véhiculée par les politiques et les médias, la notion de risque (corrélativement à la notion de sécurité pris dans son sens négatif : l’insécurité), investit alors massivement de nombreux domaines comme la médecine, la politique, l’économie, l’écologie, la philosophie, ainsi que le droit455. Cette diffusion prend parfois un aspect schizophrène : d’un coté se développe dans la société civile une intolérance pathologique au risque, quel qu’il soit, quand de l’autre on glorifie par exemple le « courage » 447 Nations Unies, Conseil de sécurité, Note du Président du Conseil de sécurité du 11 février 1992, document S/23500, p.3. 448 LE BRETON (D.), Sociologie du risque, op. cit., p.57. 449 EWALD (F.), L’Etat Providence, op. cit., p.20. 450 Cf. infra §§158 – 159. 451 LE BRETON (D.), Sociologie du risque, op. cit., p.57. 452 FUREDI (F.), The Culture of Fear: Risk Taking and the Morality of Low Expectation, London, Cassel, 2002. 453 GLEYZE (E.), Peurs et risques contemporains, Une approche pluridisciplinaire, Conférences universitaires de Nîmes, Paris, L’Harmattan, 2006, p.13. 454 Cf. en ce sens : FOUCAULT (M.), Leçons sur la volonté de savoir, Cours au Collège de France (1970 – 1971), Paris, Gallimard-Seuil, coll. Hautes études, 2011, p.187 ; CHATEL (V.), SOULET (M.-H) (dir.), Agir en situation de vulnérabilité, Sainte-Foy (Québec), Les presses universitaires de Laval, 2003 ; CHATEL (V.), ROY (S.), Penser la vulnérabilité : visages de la fragilisation du social, Québec, Presses universitaires de l’Université du Québec, 2008. Cf. infra §§608 – 610. 455 FOUCAULT (M.), Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France (1978 – 1979), Paris, GallimardSeuil, Hautes études, 2004. 108 de l’investisseur qui prend un risque en bourse 456 . A cet égard, « notre XXIème siècle entretient avec le risque une relation éminemment ambivalente – à la fois menace qu’il faut combattre, et entité nécessaire qu’il faut fréquenter, pour gagner des parts de marché »457. 141. La notion de risque envahit progressivement toutes les branches du droit, y compris le droit international. On peut y voir une manifestation du biopouvoir décrit par M. Foucaut dans le cadre de l’Etat moderne. La notion de risque se décline en droit international, lequel investit alors progressivement le corps, la santé, le logement, les conditions de travail des individus458: l’Organisation mondiale de la santé est chargée de la « sécurité de la santé publique mondiale » ; le Fonds monétaire international assure la « sécurité financière » ; l’Organisation international du travail promeut la « sécurité du travail » et la « sécurité sociale » face au « risque du chômage »459. « La notion de sécurité s’élargit donc considérablement depuis une vingtaine d’années, et devient un principe juridique accélérateur du phénomène providentialiste qui multiplie les institutions, les normes et les pratiques juridiques interventionnistes du droit d’origine internationale afin de garantir cette sécurité internationale globale »460. La place croissante du risque dans l’ordre juridique des sociétés industrialisées témoigne d’une approche sociologique du droit, dont « le caractère social […] exige que sa pratique soit conforme aux aspirations du corps social »461. 2. 142. La personne vulnérable, un « luxe occidental »462 ? Si la notion de risque «devient le concept politique et scientifique fondamental, propre à nos sociétés »463, celle de vulnérabilité au risque s’analyse également comme un concept occidental464. En effet, la notion de personne vulnérable est utilisée d’abord et principalement par des acteurs pouvant être considérés comme issus de puissances occidentales, comme la 456 L’étude du langage est ici révélatrice : dans le monde de la finance, l’investisseur prudent est « frileux », « peu ambitieux ». Cf. SAUZEDDE (S.), « Conduites à risque », Visions croisées, n°3, 2008, CIES, Grenoble. 457 Ibidem. 458 FOUCAULT (M.), Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France (1978 – 1979), op. cit. 459 JOUANNET (E.), Le droit international libéral-providence. Une histoire du droit international, Bruxelles, Bruylant, coll. de droit international, 2011, p.311. 460 Ibidem, p.312. 461 LEVY-BRUHL (H.), Sociologie du droit, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, no951, 6e éd., 1981, p.31. 462 Cf. Conférence Les 4 Vents, Les droits de l'Homme, un luxe occidental ?, op. cit. 463 GORI (R.), De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, Paris, Denoël, 2010, p.184. 464 D’ailleurs, le fait que certains Etats africains conservent le concept classique de sécurité de l’Etat, au détriment de celui de sécurité humaine démontre bien que la notion de vulnérabilité de la personne, fondée en droit international sur ce dernier, n’a pas la même prégnance dans les différentes régions du monde. En ce sens : HUSSEIN (K.), GNISCI (D.), WANJIRU (J.), Sécurité humaine : présentation des concepts et des initiatives 109 Cour européenne des droits de l’homme 465 , la Cour pénale internationale 466 , la Cour internationale de Justice et plus largement l’Organisation des Nations Unies467. A l’image de la notion de risque, celle de vulnérabilité de la personne concerne d’abord les sociétés riches en cela qu’elle constitue un mal « en devenir ». Il ne s’agit plus ici de secourir une victime, mais de prévenir la réalisation du risque qui la ferait naitre. La notion de personne vulnérable se distingue ici de celle de victime, qui a vu le risque se réaliser. La considération de la personne vulnérable implique ainsi un système institutionnel perfectionné, qui peut anticiper la réalisation du risque ou atténuer ses effets, par exemple par des mécanismes d’assurance. Si le philosophe Guillaume Le Blanc expose la vulnérabilité « comme monde de la perte »468, c’est bien que la notion implique d’abord un « avoir ». De même, le sociologue Robert Castel note que « l’individu vulnérable renvoie à un statut vulnérabilisé par l’effritement des mécanismes de protection sociale »469, ce qui implique donc leur existence a priori. Dans les pays les moins développés, le recours à la vulnérabilité est moins généralisé dans la mesure où l’on s’attache prioritairement à résorber les effets de la réalisation des risques. A titre d’illustration, le Rapport de la Banque mondiale Voices of the Poor : Crying out for change470 de 2000 démontre que l’insécurité physique est la préoccupation principale dans les pays pauvres. A sa suite et dans le même sens, le Rapport du Secrétariat du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest471 identifie quatre dimensions des menaces : stabilité des revenus, prévisibilité de la 465 Cf. en ce sens : CAFLISCH (L.), « Approche légale d’ancien juge à la Cour Européenne des Droits de l’Homme », in Conférence Les 4 Vents, Les droits de l'Homme, un luxe occidental ?, op. cit. 466 SUR (S.), « Le droit international pénal entre l’Etat et la société internationale », Actualité et droit international, Revue d’analyse juridique de l’actualité internationale, publication du RIDI, octobre 2001, p.8, §2. A titre d’illustration, en mars 2013, le président de l'Union africaine dénonçait le fait que la Cour pénale internationale ne poursuive que des Africains. 467 Cf. en ce sens : Charte des Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945, préc., Chapitre XII: Régime international de tutelle. Ces deux dernières instances utilisaient d’ailleurs la notion de « nations civilisées », qui impliquait l’existence de nations « non civilisées » dont la référence était vue comme « un legs de l’époque révolue du colonialisme et du temps périmé où un nombre restreint de puissances établissaient les règles […] d’un droit européen appliqué vis-à-vis de l’ensemble de la communauté des nations » : CIJ, 20 février 1969, Plateau continental de la mer du Nord, République fédérale d’Allemagne c. Pays-Bas, opinion individuelle du juge AMMOUN, Rec. 1969, p.132. Voir aussi CIJ, 18 juillet 1966, Sud Ouest africain, Libéria et Ethiopie c. Afrique du Sud, Rec. 1966, qui a soulevé des réactions selon lesquelles : « la Cour reflète la crise de l'O.N.U., celle du système colonial et de l'impérialisme » : A/PV. 1433 (Mali), cité par : FISCHER (G.), « Les réactions devant l'arrêt de la Cour internationale de Justice concernant le Sud-Ouest africain », AFDI, vol.12, 1966, Paris, CNRS, p.148. 468 LE BLANC (G.), Que faire de notre vulnérabilité ?, Montrouge, Bayard, 2011, p.49. 469 CHATEL (V.), SOULET (M.-H.), « Préface », in CHATEL (V.), SOULET (M.-H) (dir.), Agir en situation de vulnérabilité, op. cit., p.XIII. 470 NARAYAN (D.), CHAMBERS (R.), SHAH (M.K.), PETESCH (P.), Voices of the Poor: Crying Out for Change, New York, Oxford University Press, 2000. 471 HUSSEIN (K.), GNISCI (D.), WANJIRU (J.), Sécurité humaine : présentation des concepts et des initiatives. 110 vie quotidienne, protection contre la criminalité, sécurité psychologique 472 . Ces préoccupations, qui portent sur des droits fondamentaux comme le droit à la vie et à la sureté, renvoient à la notion d’urgence, envisagée en droit international humanitaire : il s’agit de parer au plus grave (le risque réalisé), en priorité par rapport à la personne simplement vulnérable à la réalisation de ce risque. Ainsi, la vulnérabilité de la personne peut s’analyser comme une préoccupation de sociétés riches, qui cherchent à perfectionner un système de protection des personnes déjà en place. 143. Cette analyse est à nuancer dans la mesure où le concept de vulnérabilité de la personne se diffuse au-delà des sociétés industrialisées. Ainsi, par exemple, l’Union Africaine cherche à « réduire la vulnérabilité des femmes et des enfants dans les conflits armés »473. Elle se base sur des instruments issus des Nations Unies 474 . Ainsi, le concept se diffuse progressivement dans l’ensemble du monde par le biais de l’organisation universelle. Cette tendance se confirme dans le domaine des droits économiques, sociaux et politiques. En effet, le Comité pour les droits économiques sociaux et culturel 475 , qui assure le suivi du Pacte international du même nom 476 , utilise largement la notion de personne vulnérable. Or, il comptabilise aujourd’hui 160 Etats parties477, soit la grande majorité des Etats du monde478 et non pas seulement des Etats occidentaux. De plus, à l’analyse des observations finales du Comité, on constate que le recours à la vulnérabilité est exponentiel quel que soit le niveau de développement des Etats 479 et que ses occurrences sont globalement identiques entre les 472 Ibidem, p.15. Union Africaine, Conseil de paix et de sécurité, 223 ème réunion du 30 mars 2010 tenue à Addis Abeba, (Ethiopie), « Réduire la vulnérabilité des femmes et des enfants dans les conflits armés », Document PSC/PR/3(CCXXIII), Initiatives menées à l’initiative du CPS et du Groupe des sages. 474 Cf. notamment, Nations Unies, Assemblée générale, Rapport présenté par l’expert désigné par le Secrétaire général, Mme Graça MACHEL, relatif à « l’impact des conflits armés sur les enfants » du 26 aout1996, document A/51/306. 475 Nations Unies, Conseil économique et social, Résolution 1985/17 relative à l’ « Examen de la composition de l’organisation et des arrangements administratifs du Groupe de travail de sessions d’experts gouvernementaux chargés d’étudier l’application du Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels, du 28 mai 1985. 476 Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale le 16 décembre 1966, entré en vigueur le 3 janvier 1976. 477 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant le « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » du 16 décembre 1966, préc. Au 15 octobre 2015, le Pacte comptait 71 Etats signataires et 164 Etats parties. 478 L'Organisation des Nations Unies comptabilise 193 Etats membres, plus le atican (en qualité d’observateur permanent). 479 Sur la période 1997 – 2009, le recours à la vulnérabilité a quadruplé dans les observations finales du Comité : CHAPMAN (A.), CARBONETTI (B.), “Human rights protections for vulnerable and disadvantaged groups : the contributions of the UN Committee on economic social and cultural rights”, Human Rights Quarterly, vol.33, n°3, aout 2011, Baltimore, Johns Hopkins University Press, p.725. 473 111 Etats480. Ainsi, par les organes des Nations Unies, la notion de personne vulnérable devient progressivement une notion universellement employée. B. 144. Les spécificités de l’appréhension du risque en droit international En droit international, l’appréhension du risque par le recours à la notion de sécurité connait certaines spécificités. Ainsi, deux tendances corrélées se dessinent à partir du constat de la place croissante de l’individu en droit international. D’une part, l’émergence du principe de sécurité humaine réalise le lien entre le risque et la personne en droit international (1.). D’autre part, le risque contribue à étendre le champ du droit international des droits de l’homme, qui se développe de génération en génération de droits 481, si bien que l’on a pu soutenir que le droit à la sécurité pourrait intégrer la sphère des droits naturels (2.). 1. 145. La sécurité humaine, concept lien entre risque et individu En droit international classique, la notion de sécurité ne concernait originairement que l’Etat. En effet, « la question sécuritaire, ainsi que ses avatars, depuis au moins deux siècles en Europe et dans le monde entier, renvoient à la configuration sociale et politique des Etatsnations souverains »482. Depuis les années 1990, elle en vient progressivement à se centrer sur l’individu483 ; on parle alors de sécurité humaine484. S’appuyant notamment sur le concept de 480 Sur la période 1997 – 2009, dans les observations finales du Comité, la moyenne des occurrences du vocabulaire de la vulnérabilité pour les Etats ayant un niveau de développement élevé est d’environ 5 par Etat, pendant que les Etats au niveau de développement moyen ont une moyenne juste un peu plus élevée, avec 7 occurrences par Etat pour toutes les années étudiées. Les Etats au niveau de développement faible connaissent une moyenne similaire aux Etats au niveau de développement élevé (5 par Etat) : CHAPMAN (A.), CARBONETTI (B.), “Human rights protections for vulnerable and disadvantaged groups : the contributions of the UN Committee on economic social and cultural rights”, op. cit., p.725. 481 Cf. en ce sens : ROBERTSON (A.), MERRILLS (J.), Human rights in the world: an introduction to the study of the international protection of human rights, Manchester, Manchester University Press, 1996; SYMONIDES (J.), Human Rights: New Dimensions and Challenges, Manual on Human Rights, Unesco/Dartmouth, Paris, 1998; COHEN. (D.) (dir.), « “Générations” de droits de l'Homme, Rapport au juge et position des acteurs », Sciences po Paris, Séminaire doctoral, 16 février 2011. 482 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.24. 483 Selon le Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, les Etats africains ont conservé le concept classique de sécurité de l’Etat. Il existe donc décalage paradigmique avec les Etats « donateurs ». Les valeurs à protéger n’étant pas les mêmes, la typologie des menaces divergent : dans les pays industrialisés, la sécurité s’oriente sur le domaine environnemental, social, ce qui n’est pas le cas en Afrique. En conséquence, il n’existe pas de consensus pour dégager une politique mondiale commune appelée par la notion de sécurité. En ce sens : HUSSEIN (K.), GNISCI (D.), WANJIRU (J.), Sécurité humaine : présentation des concepts et des initiatives. Quelles conséquences pour l’Afrique de l’Ouest ?, Travaux du Secrétariat du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, OCDE, op. cit. 484 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., 2009. 112 biopolitique, la sécurité humaine prend acte du fait que la « vie » et le « vivant » sont les enjeux des nouvelles luttes politiques et stratégies économiques485. En effet, la dynamique du monde moderne, marquée par la diversification des risques, couplée à une approche anthropologique du droit et de la souveraineté, oblige à « un perfectionnement des mécanismes de pouvoir, au sens d’une plus grande flexibilité et adaptabilité de leur part »486. En conséquence, le Rapport mondial sur le développement humain de 1994487, qui constate ces transformations accélérées de la société moderne, substitue au paradigme classique de la sécurité envisagée en termes de conflits interétatiques, une conception qui prend en compte l’insécurité quotidienne des individus composant ces Etats : il s’agit de penser la sécurité « en termes de vie humaine individuelle, à partir de son niveau le plus élémentaire, la simple survie biologique »488. Selon ce Rapport, la sécurité humaine signifie pour l’individu de « se libérer de la peur et se prémunir contre le besoin » 489 . Elle légitime pour la communauté internationale la responsabilité de protéger l’individu contre les catastrophes lorsque l’Etat dont il relève n’en n’est pas capable490. Ainsi, la notion de personne vulnérable se fonde sur le concept de sécurité humaine, qui fait de l'individu la valeur centrale du droit international, audelà de son appartenance à un Etat en particulier491. L’analyse du risque se déplace alors de la situation de risque à la personne sur laquelle celui-ci pèse. L’appréhension juridique du risque explique ainsi l’émergence de la notion de personne vulnérable en droit international. Elle va parfois jusqu’à se substituer à l’analyse du risque, dans la mesure où elle « a l’avantage d’insister non pas tant sur une étiologie spécifique de la dangerosité sociale que sur une condition humaine particulière qui dépasse l’analyse du contexte […] pour s’attacher aux variables constitutives de cette condition chez une partie de la population d’une formation 485 FOUCAULT (M.), Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979, op. cit. ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.27. 487 Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain 1994 », préc., 1994. 488 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.30. 489 On peut d’ailleurs y voir un simple retour aux conceptions hobbesienne ou foucaldienne. En ce sens : ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.30. 490 Ibidem. pp.71 – 77. 491 Nations Unies, « L'ONU débat du concept de sécurité humaine dans les relations internationales », dépêche du 14 avril 2011, Centre d’actualité de l’ONU, New York. Le Président de l'Assemblée générale a déclaré, à l’occasion de l’ouverture d'un débat thématique informel, que « les Nations Unies, avec leur mandat de promouvoir la sécurité, le développement et les droits de l'homme, sont le lieu de prédilection pour une meilleure compréhension du concept de sécurité humaine ». 486 113 sociale donnée »492. La notion de personne vulnérable s’analyse ainsi comme un instrument mobilisé par la sphère juridique pour tendre à résorber le risque. 146. En droit international, la notion de personne vulnérable apparait donc sous l’effet conjugué d’une prise en compte du risque et d’un recentrage du droit international sur l’individu : se combinent en effet les phénomènes de mise en lumière du risque d’une part 493, et du concept de sécurité humaine, centré sur la protection des individus, d’autre part. D’ailleurs, les deux notions sont corrélées, puisque la sécurité humaine fait référence « à la fois aux droits des citoyens à vivre dans un environnement sécuritaire et à l'existence d'une activité politique, sociale, religieuse et économique au sein de chaque société à l'abri de violences organisées »494 . En conséquence, la définition de la sécurité humaine « est aussi évolutive que les risques et les menaces auxquels le monde doit faire face »495, et renvoie aux « modalités de l’état qui requiert la sécurité : vulnérabilité, fragilité, précarité, toutes liées à des risques dont l’appréciation est elle-même flottante »496. Dans cette analyse, la notion de personne vulnérable est donc contingente : elle dépend des risques pesant sur l’individu, et de la manière de les anticiper. 2. La tendance à la naturalisation497 du droit à la sécurité, manifestation de la place occupée par le risque 147. Le risque investit le droit international des droits de l’homme en poussant à la reconnaissance du droit à la sécurité comme droit naturel. Cette aspiration à la naturalisation du droit à la sécurité est discutée en droit international (a.) et illustre l’incapacité essentielle du droit à résorber le risque (b.). a. 148. Une naturalisation discutée En droit international, l’exigence de sécurité issue de la société contemporaine peut aller au-delà de la simple revendication à un traitement juridique de l’insécurité. En effet, le 492 FECTEAU (J.M.), « L’autre visage de la liberté, Dimensions historiques de la vulnérabilité dans la logique libérale », in CHATEL (V.), ROY (S.), Penser la vulnérabilité : visages de la fragilisation du social, op. cit. 493 Cf. supra §§135 – 143. 494 Cf. en ce sens les études du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal, recherche « Sécurité humaine », travaux de JEANNOTE (M.), consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.operationspaix.net/105-resources/details-lexique/securite-humaine.html > 495 Ibidem. 496 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.15. 497 Ibidem, p.26. 114 droit à la sécurité tend à se « naturaliser »498. Dans un contexte de développement des droits de l’homme499, et fondé notamment sur l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen500 et l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme501, le droit à la sécurité a ainsi pu être appréhendé comme un droit naturel. Selon Robert Badinter, « à mesure que les décennies s’écoulaient […], singulièrement dans le discours politique, on affirmait constamment, avec de plus en plus de fermeté, que la sécurité était l’un des droits de l’homme inscrits dans la grande déclaration de 1789 »502 . Il est cependant possible de soutenir que « rien n’est moins naturel […] que cette revendication permanente de sécurité »503, dans la mesure où la sécurité relève non d’un fait mais d’une perception : le sentiment d’insécurité, et donc la perception de ce que doit être la sécurité, sont constamment modifiés par les représentations des sujets, d’ailleurs orientées par les discours des pouvoirs504. 149. Dans ce sens, la sûreté énoncée à l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme semble devoir se lire dans un sens strict. Cette lecture se confirme dans l’approche européenne. A cet égard, si la Convention européenne des droits de l’homme énonce que « tout homme a droit à la liberté et à la sûreté »505, il s’agit par là de « protéger la liberté physique des personnes contre toute arrestation ou détention arbitraire ou abusive : nul ne peut être arbitrairement dépouillé de sa liberté »506. Ainsi, la doctrine prend soin de ne pas ramener le droit à la sécurité au droit à la sûreté : « la sûreté, droit fondamental, ne se confond pas avec la sécurité, si importante soit-elle dans la société contemporaine » 507 . Cette constatation prend acte du fait que le droit à la sécurité constitue une revendication trop large 498 Ibid. SYMONIDES (J.), Human Rights: New Dimensions and Challenges, Manual on Human Rights, op. cit. 500 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, art. 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». 501 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant la « Déclaration universelle des droits de l'homme » du 10 décembre 1948, préc., art. 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ». 502 Sénat, Compte rendu intégral des débats du Sénat tenus à l’occasion de la séance du 20 janvier 2004, intervention de M. BADINTER (R.), consultable en ligne (le 15 octobre 2015): < http://www.senat.fr/seances/s200401/s20040120/s20040120_mono.html >. Or « entre la sûreté telle qu’elle figure dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et la sécurité des personnes et des biens », une confusion s’est installée, car il n’est pas certain que l’on puisse ramener tout le « droit à la sécurité » au droit à la sûreté. 503 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.26. 504 Cf. infra §§611 – 617. 505 Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950 et entrée en vigueur le 3 septembre 1953, art.5 al.1. 506 RENUCCI (J.-F.), Traité de droit européen des droits de l’homme, Paris, LGDJ, Montchrestien, 2007, p.296. 507 Sénat, Compte rendu intégral des débats du Sénat tenus à l’occasion de la séance du 20 janvier 2004, intervention de M. BADINTER (R.), préc. 499 115 et trop contingente 508 pour fonder une possibilité d’opposabilité. D’ailleurs, cette revendication peut s’avérer dangereuse509, dans la mesure où « une sécurité totale obligerait à la suppression des droits et libertés, la seule voie par laquelle la “ tranquillité” des individus pourrait être assurée » 510 . Le débat n’est pas neuf, puisque l’articulation entre liberté et sécurité constitue le cœur du contrat social, lequel vient, pour contrecarrer l’état de nature, restreindre les droits et les libertés naturelles en imposant des règles. Dans cette mise en balance, il est clair que « l'adversaire d'une vraie liberté est un désir excessif de sécurité »511. A titre d’illustration, Robert Badinter énonçait : « il est des régimes où règne une très grande sécurité dans les villes, dans les campagnes, où la protection des personnes et des biens est parfaitement assurée contre les voyous, les cambrioleurs, voire les assassins, mais où la liberté d'expression est totalement bannie, où les libertés collectives sont inexistantes et où la liberté individuelle est laissée à la discrétion du pouvoir de l'Etat »512. La notion de risque, au cœur de celle de sécurité est donc un élément à manier avec précaution car, omniprésente, elle peut conduire à restreindre la liberté : « l’énoncé même de l’idée de “risque zéro” […] est […] fondamentalement insupportable car inconciliable avec la conscience qu’a l’homme de ce qu’il est, avec son libre arbitre et avec sa liberté »513. 150. Plus loin même, le risque faisant partie de la condition humaine, par nature mortelle, la recherche de sa disparition – par la voie juridique en l’espèce – pourrait conduire à une déshumanisation de l’existence. Cette idée relève de l’évidence philosophique514. En effet, le risque « se présente en réalité comme la part essentielle de toute forme de vie. Que l’on cherche à mieux le calculer pour s’en faire maître (idéal) ou que l’on s’y expose pour y multiplier tout ce que l’on a à perdre […], le risque est décidément ce lieu où se joue ce qui 508 Cf. infra §§611 – 617. Cf. en ce sens : Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, Sécurité et démocratie, deux objectifs concurrents ou complémentaires ?, Paris, La documentation française, Cahiers de sécurité intérieure, no51, 2003. 510 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.26. 511 DE LA FONTAINE (J.), Fables de La Fontaine, « Le loup et le chien », Livre I, 1668. 512 Sénat, Compte rendu intégral des débats du Sénat tenus à l’occasion de la séance du 20 janvier 2004, intervention de M. BADINTER (R.), préc. 513 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », Paris, La documentation française, 2012, p.78. 514 MONTAIGNE (M.), Essais, 1595, II, 12, p. 620. Selon l’auteur : « toute humaine nature est toujours au milieu entre le naitre et le mourir » ; HEGEL (G.W.F.), Phénoménologie de l’esprit, Paris, éd. Aubier- Montaigne, 1991, p.143 : Selon l’auteur, « l’humanité de l’homme passe par le risque, plus précisément le risque de sa vie » ; NIETZSCHE (F.), Le gai savoir, Traduction de VIALATTE (A.) Paris, Gallimard, 1950. Selon l’auteur « il faut vivre dangereusement ». 509 116 nous fait vivants : il serait suicidaire de vouloir s’y soustraire »515. Cette idée se retrouve dans le domaine juridique, inapte à résorber parfaitement le risque. b. 151. Une incapacité du droit à résorber le risque Si le risque devient « omniprésent dans la norme juridique»516, c’est bien parce que l’on considère que le droit comme un instrument efficace à le résorber, ou du moins à en diminuer les effets. En effet, le droit doit permettre la « probabilisation de l’incertitude»517 : « par l’anticipation à laquelle il procède, il a longtemps permis d’obvier aux conséquences économiques d’événements dont il devance la possible survenance : cette survenance demeure incertaine, mais ses effets pourront être contenus. En cela, le droit éloigne le risque »518. Mais il n’est cependant pas capable de supprimer tous les risques susceptibles de peser sur l’individu. En effet, le risque est une notion fuyante, marquée, par définition, par l’incertitude519. Ainsi, « encore qu’il infléchisse la fréquence de certains événements par la crainte de la sanction qui accompagne la violation de ses prescriptions, le droit ne permet pas de modifier un réel qui demeure plein d’incertitudes »520. 152. Chargé par une société occidentale angoissée521 de résorber tout risque, d’assurer une justice et une sécurité absolue, le droit se voit ainsi assigner une mission impossible : « l’homme moderne veut absolument que justice lui soit rendue dans tous les domaines […]. Mais il voudrait tout aussi absolument que sa sécurité soit assurée dans les détails de son existence quotidienne »522. A titre d’illustration, la victimologie se développe dans les sciences sociales et de manière spécifique en droit pénal : tout risque doit aujourd’hui être imputé à un responsable ; le risque, quel qu’il soit, doit disparaitre, la fatalité ne plus exister. Cette exigence suppose non seulement la toute puissance du droit, mais aussi sa réactivité parfaite. Or, entre le risque perçu et la capacité d’action du droit subsiste « un écart qui nourrit le 515 MOYROUD (E.), CHAREYRE (A.), « Atelier H », Visions croisées, 2008, no3, Publication du CIES, Grenoble. 516 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », op. cit. 517 BRENCI (A.), « De la rencontre entre le risque et le droit : le risque est-il de l’essence du droit ? », in Risque(s) et droit, Genève, Schulthess, 2010, p.14. 518 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », op. cit. Selon l’auteur « saisi au présent par le droit, le risque, tout au moins dans ses formes traditionnelles, s’ancre dans le passé par la fréquence et se projette dans l’avenir par la récurrence ». 519 BARADUC (E.), HEUZE (V.), BERNIER (C.) et al., Le traitement juridique et judiciaire de l’incertitude, Séminaire « Risques, assurances, responsabilités » organisé à la Cour de cassation en 2005, Paris, Dalloz, 2008. 520 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », op. cit. 521 Cf. supra §§135 – 143. 522 CASTEL (R.), L’insécurité sociale, Qu’est ce qu’être protégé ?, Paris, seuil, 2003, p.23. 117 sentiment d’insécurité. Davantage : l’écart se creuse entre un légalisme qui se renforce et une demande de protections qui s’exacerbe » 523 . Ainsi, le droit reste par essence imparfait à résorber tous les risques susceptibles de peser sur les individus. En conséquence, la notion de personne vulnérable, instrument de résorption du risque en droit international, ne peut être dès le stade des prémisses théoriques une solution parfaite à la protection de la personne. Composante conceptuelle de la notion de personne vulnérable en droit international, le risque constitue également un élément matériel de sa définition. § 2. Un élément matériel 153. L’identification de la personne vulnérable suppose celle du risque matériel spécifique qui la menace. Or, cette identification n’est pas aisée pour deux raisons : d’une part, la notion de risque n’est pas facilement définissable en droit (A.) ; d’autre part, tous les risques pesant sur l’être humain ne pouvant être effectivement résorbés par la matière juridique, il semble que le risque doive s’inscrire dans un périmètre délimité pour être retenu comme composante matérielle de la définition de la personne vulnérable en droit international. Or cette délimitation du périmètre du risque est discutée (B.). A. 154. Une définition délicate Une définition juridique objective de la notion de risque n’est pas évidente (1.). Du fait de son caractère contingent, celle-ci s’appréhende en réalité de manière subjective (2.). 1. 155. Une définition objective inadéquate Selon le Robert, le risque se définit comme l’« éventualité d’un événement ne dépendant pas exclusivement de la volonté des parties et pouvant causer la perte d’un objet ou tout autre dommage » 524 . La définition du ocabulaire juridique de l’Association Henri Capitant centre la notion non pas sur le caractère éventuel de l’événement qui en est affecté mais sur l’événement lui-même : « événement dommageable dont la survenance est incertaine, quant à sa réalisation ou à la date de cette réalisation », ajoutant toutefois que le vocable « se dit aussi bien de l’éventualité d’un tel événement en général que de l’événement 523 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.26. 524 Dictionnaire Le Robert, V. Risque. 118 spécifié dont la survenance est envisagée »525. La notion de risque est ainsi difficile à définir dès l’examen de sa nature, qui peut, selon l’approche, consister en un fait tangible (événement) soit en un caractère de ce fait (éventualité de l’évènement). Dans le souci de distinguer la notion de personne vulnérable de celle de victime, le risque sera ici compris comme « l’éventualité d'un événement futur, incertain ou d'un terme indéterminé, ne dépendant pas exclusivement de la volonté des parties, et pouvant causer un préjudice »526. En effet, lorsqu’un risque (auquel la personne est vulnérable) se matérialise, il ne s’agit plus d’un risque, mais d’un sinistre527 (dont la personne est alors victime). 156. La notion de risque implique de se rapporter, selon le mode actif de l’anticipation, à un événement dont la réalisation est aléatoire, c'est-à-dire à un événement futur contingent 528 . L’anticipation conduit à « penser par avance les conséquences éventuelles sous la forme de dommages possibles et permet, en affectant l’éventualité même du risque d’un coefficient de probabilité, d’en exprimer la valeur dans le présent »529. Ainsi, d’un point de vue matériel, la saisie du risque est complexe étant donné qu’il est, par définition, toujours potentiel et virtuel. D’un point de vue épistémologique, il n’est pas plus aisé à définir dans la mesure où la connaissance du risque est un « savoir à propos d’un non-savoir » 530 . En conséquence, la notion de risque ne renvoie à aucune qualification générique531 « qui permettrait, parce que la notion présenterait les caractéristiques essentielles des éléments en relevant, de le faire entrer dans telle catégorie d’où résulterait par rattachement l’application de tel régime juridique. En dehors donc d’hypothèses ponctuelles, le risque demeure un concept et ne remplit pas de fonction – entendue au sens actif du terme – uniforme532 dans l’ordre juridique. Il n’en est pas moins présent en d’innombrables occurrences dans la règle de droit »533. La notion de risque 525 CORNU (G.) (dir.), Vocabulaire juridique, op. cit.,V. Risque. DUPONT (Y.) GRANDAZZI (G.), HERBERT (C.) (dir.) et al., Dictionnaire des risques, 2nde éd., Paris, Armand Colin, 2007, V. Risque. 527 En ce sens : CAEYMAEX (F.), « Risquer, gérer, sécuriser : techniques politiques de la modernité ? », in KERMISCH (C.), HOTTOIS (G.) (dir.), Techniques et philosophies des risques, colloque organisé à l'Université libre de Bruxelles du 11 au 13 mai 2006, Paris, éd. J. Vrin, 2007, pp.111 – 122. 528 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », op. cit. L’auteur ajoute : « L’événement redouté est affecté d’une incertitude dans sa survenance et non point seulement quant à la date de cette survenance, auquel cas il ne s’agit plus exactement d’un risque, mais d’un dommage futur certain ». 529 Ibidem. 530 HANSSON (S.O.), “The epistemology of technological risk”, Techné: Research in Philosophy and Technology, vol.9/2, 2005, Blacksburg, University library of Virginia, p.68. 531 BRENCI (A.), « De la rencontre entre le risque et le droit : le risque est-il de l’essence du droit ? », in Risque(s) et droit, op. cit., p.15. 532 BARBIER (H.), La liberté de prendre des risques, Thèse de doctorat, Aix-Marseille-III, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2010, p.23. 533 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », op. cit., p.80. 526 119 s’analyse en réalité surtout par ses manifestations. Or, celles-ci ne se rejoignent jamais dans une définition commune. De plus, la notion de risque fluctue avec les perceptions qu’en ont les individus. 2. 157. Une définition subjective contingente La définition matérielle du risque est éminemment subjective dans la mesure où elle dépend des représentations que la personne en a (a.), mais également de ses capacités individuelles de résilience (b.). a. 158. L’influence de la perception du risque Si les risques ont évolué534, les mentalités face aux risques ont également changé : « le sentiment d’insécurité n’est pas toujours en lien avec les dangers qui menacent les populations. Le risque n’est pas un fait […], il est toujours une représentation »535. La notion de risque dépend éminemment de la perception que s’en fait le sujet. Ainsi, « nous ne vivons pas nécessairement dans un monde plus dangereux qu’autrefois, mais la question du risque est désormais au cœur de nos sociétés et de l’existence individuelle […] des conditions d’existence moins précaires, une espérance de vie grandissante ne suffisent pas à désamorcer le sentiment de vulnérabilité »536. Largement relayée par les médias qui contribuent « à en faire un souci majeur de notre époque, alimentant parfois des inquiétudes sans fondement»537, la notion de risque se décline sous différentes formes538, sa zone d’amplitude s’étendant « de l’infiniment petit de la vie quotidienne jusqu’à l’infiniment grand du risque technologique majeur »539. Or, il est évident que l’exploitation du sentiment d’insécurité s’analyse comme un instrument de domination540. 159. Si le risque s’appréhende par ses représentations, la notion de personne vulnérable, instrument d’encadrement du risque, en est également tributaire. En conséquence, la notion de 534 Cf. supra §§134 – 152. LE BRETON (D.), Sociologie du risque, op. cit., p.46. 536 BECK (U.), Riskgesellschaft, Auf dem Weg eine andere Moderne, Francfort, Suhrkamp, 1986. 537 LE BRETON (D.), Sociologie du risque, op. cit, p.58. 538 Cf. en ce sens : En matière environnementale : Nations Unies, Conférence des Nations Unies sur1'environnement et le développement tenue à Rio de Janeiro du 3 au 14 juin 1992, Résolution 1, Annexe « Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement », document A/CONF.151/26 (vol.I) ; En matière de désarmement : Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 67/73 relative au « risque de prolifération nucléaire au Moyen-Orient » du 11 décembre 2012, document A/RES/67/73. 539 EWALD (F.), L’Etat Providence, op. cit., p.20. 540 Cf. en ce sens : ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.26. 535 120 personne vulnérable présente une certaine instabilité définitionnelle : le risque variant avec les exigences de la société, avec les menaces mises en exergue notamment « par des politiques en crise de légitimité et des campagnes quotidiennes des médias » 541 , le destinataire de la qualification de personne vulnérable à ce risque est dès lors constamment modifié. On comprend dès lors ma multiplication de l’utilisation de la notion de personne vulnérable en droit international : les risques, réels ou fantasmés, se multipliant dans la perception des individus, les personnes désignées comme vulnérables à ces risques suivent le même mouvement exponentiel. Cette remarque doit inciter à la prudence dans l’emploi de la notion de personne vulnérable et renvoie notamment à la nécessité de refuser à la notion de personne vulnérable une signification ontologique en droit international. L’intérêt de la notion est l’octroi d’une protection juridique particulière. Or, si tout le monde est vulnérable selon le droit, alors plus personne ne l’est, puisque la protection juridique n’aura, par définition, plus rien de particulier. En conséquence, le droit international doit ici rétablir l’équilibre entre les différents éléments de définition de la personne vulnérable, en ne considérant pas uniquement le risque, c'est-à-dire en ne pondérant pas outre mesure une composante chargée d’affect 542 : le droit a ici un rôle de neutralité, de rigueur, que les autres acteurs n’ont pas nécessairement 543. Ce rôle visant à dépassionner le risque n’est pas évident dans la mesure où « tout droit est engendré par la société »544. b. 160. La prise en considération de la résilience La notion de résilience constitue un instrument novateur pour l’identification de la personne vulnérable en droit international 545 . En sciences physiques – dont la notion est originaire –, la résilience désigne le degré de résistance d'un matériau soumis à un impact : elle permet de mesurer sa capacité à retrouver son aspect initial après l’absorption d’un choc. En droit international et relativement à notre champ d’étude, la résilience peut donc se définir comme la capacité de résistance et de réaction de l’individu face à une situation qui lui est 541 Ibidem, p.38. A cet égard, le doyen Carbonnier voyait dans ce besoin de sécurité « la forme contemporaine de l’angoisse ; une forme abrégée, moins érudite » : CARBONNIER (J.), Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 10ème éd., 2001, p.203. 543 MILACIC (S.), L’introduction à l’analyse du discours politique : l’approche du discours par les méthodes générales de la science politique, Bordeaux, Librairie Montaigne, 1991. 544 BATIFFOL (H.), La Philosophie du droit, Paris, PUF, Que sais-je ?, no857, 1966, pp.34 – 35. 545 Cf. en ce sens les travaux menés par l’Institut pour l’environnement et la sécurité humaine de l’Université des Nations Unies (UNU-EHS), consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.ehs.unu.edu >. Cf. infra §§307 – 309. 542 121 défavorable 546 . Cet élément est original en ce qu’il constitue une donnée appréciable a posteriori de la réalisation du risque. Il s’agit d’analyser, par une approche inductive, la vulnérabilité de la personne en considérant quelle sera sa capacité de réaction si le risque se réalise effectivement. Sont ici mobilisés l’ensemble des facteurs relatifs à la situation de la personne547, lesquels permettent de mesurer « la capacité d’une personne à anticiper et réagir de façon à se dégager d’une menace potentielle mais prévisible »548. 161. La notion de résilience est également intéressante au stade de l’identification des personnes vulnérables dans la mesure où elle reposerait sur des données plus précises que la notion de vulnérabilité. La résilience, notion issue des sciences « dures », serait ainsi une donnée plus facilement calculable que celle de vulnérabilité 549. Son sens serait plus précis « car il est censé garder sa connotation technique » 550 . L’idée est alors d’évaluer si une personne est vulnérable par l’analyse de sa résilience, c'est-à-dire par une analyse a contrario : la résilience désignant la « non-vulnérabilité »551, une fois la première mesurée, il devient possible de qualifier ou non la personne de vulnérable, et de la classer, le cas échéant, dans une échelle de vulnérabilité552. Plusieurs éléments peuvent ainsi être pris en compte pour calculer la résilience de l’individu face à un risque donné. Par exemple, la multiplicité des sources de vulnérabilité entraine généralement la multiplication des risques auxquels la personne est exposée : en toute logique, plus un individu dénombre de faiblesses, plus il est exposé à une importante variété de risques, et plus sa faculté de résilience est complexifiée. De même, un risque donné peut entrainer, par sa réalisation, la diminution, voire la disparition de la résilience, c'est-à-dire l’accroissement de la vulnérabilité, face à un ou des nouveau(x) risque(s). La notion de résilience est ainsi considérée par ses défenseurs comme un instrument d’évaluation de la vulnérabilité plus fiable que l’approche positive de cette vulnérabilité, puisque fondé, selon eux, sur la liste objective des facultés de résistance de l’individu 553 . 546 Pour une étude plus détaillée cf. infra §§307 – 309. Cf. infra §§715 – 726. 548 COURADE (G.), DE SUREMAIN (C.), « Inégalité, vulnérabilité et résilience : les voies étroites d’un nouveau contrat social en Afrique subsaharienne », in WINTER (G.) (dir.), Inégalités et politiques publiques en Afrique : pluralité des normes et jeu d’acteurs, Paris, éd. Karthala et IRD, 2001, pp.119 – 134. 549 RICHEMOND (A.), La résilience économique, Paris, éd. d’Organisation, 2003, p.XII. 550 THOMAS (H.), Les vulnérables, la démocratie contre les pauvres, Bellecombe-en-Bauges, éd. du Croquant, coll. Terra, 2010, p.38. 551 LOMBRAIL (P.), AGARD (C.), QUELIER (C.), NGUYEN (J. M.), « Identification de la vulnérabilité sociale des usagers des consultations de l’hôpital public Jean Pascal », Travaux menés dans le cadre du Programme Hospitalier de Recherche Clinique national « Pertes de chances médicales de la clientèle en situation de précarité sociale ou de pauvreté consultant à l’hôpital public », Paris, Institut de recherche et documentation en économie de la santé, 2004. 552 Cf. infra §§186 – 197. 553 Cf. infra §§715 – 726. 547 122 Puisqu’une définition unique, objective et précise du risque n’est pas envisageable, il est essentiel, pour que la notion de personne vulnérable constitue un instrument pertinent en droit international, que le risque présente certains caractères. B. 162. Un périmètre discuté Pour que la notion de personne vulnérable conserve un intérêt juridique en droit international, il n’est pas concevable de lui faire recouvrir tous les risques pouvant peser sur l’être humain. La question porte alors sur le périmètre du risque lorsqu’il est appréhendé comme composante de la notion de personne vulnérable en droit international. Classiquement, le risque devait être avéré, et non simplement potentiel, pour être pris en compte par le droit. Or, le recours à la vulnérabilité de la personne semble faire évoluer cette idée, si bien qu’on peut se demander si la notion de personne vulnérable ne constitue pas un instrument du principe de précaution (1.). Une autre difficulté porte sur le caractère volontaire ou non de la mise en situation de risque : peut-on accepter de qualifier de personne vulnérable en droit international un individu qui se serait volontairement exposé à un risque ? (2.) 1. 163. L ’acceptation progressive du risque potentiel Dans un contexte « d’obsession »554, voire « d’horreur sécuritaire »555, il est exigé du droit de répondre aux atteintes à la sécurité des individus, mais également de les prévenir. « Il ne s’agit plus seulement de garantir la sécurité de la collectivité par des mesures répressives mais aussi, et surtout, de prévenir la réalisation d’une menace de moins en moins acceptée » 556 . L’exacerbation d’un sentiment d’insécurité et l’intolérance corrélative des individus vis à vis du risque font peser sur le droit une exigence de réaction, voire d’anticipation de nouvelles atteintes éventuelles. Par exemple, le mécanisme de l’assurance vise à prévoir une parade financière en cas de réalisation d’accidents de la vie courante557. Là où la notion de sécurité installe un présent de sureté, par la définition d’un périmètre garanti contre les dommages, celle de protection anticipe sur les dommages à venir pour donner sa 554 République française, Défense et Sécurité nationale, Livre Blanc, Paris, La documentation Française, Odile Jacob, juin 2008, p.35. 555 FEDIDA (J.-M.), L’Horreur sécuritaire : les Trente Honteuses, Paris, éd. Privé, 2006, p.4. 556 GRANGER (M.-A.) « Existe-t-il un “droit fondamental à la sécurité” ? », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2009, no2, Paris, Dalloz, pp.273 – 296, spéc. p.286. 557 Mais simultanément, l’assurance crée le risque : EWALD (F.), L’Etat Providence, op. cit. 123 durée à la sûreté 558. Cette nouvelle conception « fabrique de nouvelles exigences éthiques, comme celle du principe de précaution »559. Issu du droit de l’environnement560 et associé au concept de développement durable561, le principe de précaution tend à s’imposer en Europe562 et dans le monde563. Il rejoint une conception occidentale564 de la protection de la personne, faisant de l’homme le sujet central du développement565. Ainsi, le principe de précaution se fonde sur les mêmes prémisses théoriques que la notion de personne vulnérable en droit international. 164. Le principe de précaution va progressivement être « utilisé à l’échelle universelle mais par des ordres juridiques distincts »566, ce qui ne facilite pas sa compréhension. La notion de précaution vise « à limiter les risques encore hypothétiques ou potentiels tandis que la prévention s’attache à contrôler les risques avérés »567 : le principe de précaution ne suppose pas, à l’inverse de la prévention, la connaissance de l’événement menaçant qu’il cherche à anticiper. La notion de personne vulnérable semble s’inscrire dans cette volonté d’anticipation du risque. Il ne s’agit plus seulement de rechercher l’imputation – nécessairement liée à la survenance du dommage – au stade de la réparation, mais d’étendre l’analyse en amont de la survenance éventuelle du risque. En parallèle se développe d’ailleurs dans le même sens le 558 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.58. 559 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », op. cit. 560 PRIEUR (M.), « Le principe de précaution », Publication en ligne des « Xe Journées juridiques francochinoises sur le droit de l’environnement » tenues à Paris du 11 au 19 octobre 2006, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.legiscompare.fr/site-web/IMG/pdf/2-Prieur.pdf > 561 Cf. en ce sens : Nations Unies, Conférence des Nations Unies sur1'environnement et le développement tenue à Rio de Janeiro du 3 au 14 juin 1992, Résolution 1, Annexe « Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement », préc., principe 15 : « Pour protéger l’environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». 562 KOURILSKY (P.), VINEY (G.), Le principe de précaution, Rapport au Premier ministre présenté le 15 octobre 1999, Paris, La documentation française, p.5. 563 Par exemple, en droit de l’OMC, le principe de précaution n’est présent qu’à titre d’exception : cf. Accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires négocié lors du Cycle de l’Uruguay (1986 – 1994) de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et entré en vigueur le 1 er janvier 1995, art. 2.2 : « Les Membres feront en sorte qu'une mesure sanitaire ou phytosanitaire ne soit appliquée que dans la mesure nécessaire pour protéger la santé et la vie des personnes et des animaux ou préserver les végétaux, qu'elle soit fondée sur des principes scientifiques et qu'elle ne soit pas maintenue sans preuves scientifiques suffisantes ». 564 Cf. en ce sens : GODARD (O.), « Le principe de précaution, une nouvelle logique de l’action entre science et Démocratie », Philosophie politique, mai 2000, no11, Paris. 565 VAN GRIETHUYSEN (P.) « Rationalité économique et logique de précaution : quelle compatibilité ? », Les usages de la précaution, Revue européenne des sciences sociales, noXLII-130 (2004), Genève, éd. Droz, p.207. 566 PRIEUR (M.), « Le principe de précaution », Publication en ligne des « Xe Journées juridiques francochinoises sur le droit de l’environnement » tenues à Paris du 11 au 19 octobre 2006, op. cit. 567 KOURILSKY (P.), VINEY (G.), Le principe de précaution, Rapport au Premier ministre présenté le 15 octobre 1999, op. cit., p.5. 124 « souci de la victime »568 , qui donne la parole à la personne pour laquelle le risque s’est réalisé, mettant en lumière son éventuelle vulnérabilité antérieure. Se dessinent alors des obligations de faire d’un genre nouveau, tournées vers l’avenir569. « Aussi le modèle d’une responsabilité dont la mise en œuvre est subordonnée à un dommage réalisé commence-t-il à souffrir des tempéraments, la porte s’ouvrant sur une responsabilité non plus seulement curative mais préventive »570. La notion de personne vulnérable pourrait alors impliquer la responsabilité de l’auteur d’un dommage potentiel, non pas sur la survenance du dommage (puisqu’il n’est précisément pas survenu), mais portant sur des obligations de faire ou de ne pas faire, comme par exemple, une obligation d’information ou de vigilance571. 165. Ce type d’obligations existe devant la Cour européenne des droits de l’homme. Si le risque éventuel n’est traditionnellement pas reconnu – étant donné que pour qu’une violation de la Convention soit constatée, les requérants doivent prouver le caractère certain et immédiat du risque 572 – cependant, la Cour a généralement recours au mécanisme des obligations positives. Cet instrument implique la mise à la charge de l’Etat d’une obligation particulière, c’est à dire un comportement actif de sa part, afin d’assurer l’effet utile du droit protégé. Par exemple, dans l’affaire Aswat contre Royaume Uni573, relative à l’expulsion d’un détenu vers les Etats-Unis, le juge européen précise que son analyse des conditions de détention du requérant, atteint de schizophrénie paranoïde, diffère de celle menée au sujet de « personnes en bonne santé ou affectées de problèmes mentaux moins sérieux » 574 . Sa « vulnérabilité », liée « au sentiment d’infériorité et d’impuissance qui caractérise les personnes souffrant de troubles mentaux », exige des autorités « une vigilance accrue »575 . Une telle position fait l’objet d’une jurisprudence constante 576 . Ainsi, dans le contentieux relatif à l’expulsion des détenus, « l’existence même de graves troubles mentaux semble 568 Ibidem. MILLET (F.), La notion de risque et ses fonctions en droit privé, Paris, LGDJ, Presses universitaires de la faculté de droit de Clermont-Ferrand, 2001, p.273. 570 MOURY (J.), « Avant-propos », in Cour de Cassation, Rapport annuel 2011, « Troisième partie : Etude : Le risque », op. cit. 571 Cf. en ce sens infra §534. 572 CEDH (Gde ch.), 28 octobre 1998, Osman c. Royaume-Uni, req. n°23452/94, §116 : « Pour la Cour, et vu la nature du droit protégé par cet article, essentiel pour l'économie de la Convention, il suffit au requérant de montrer que les autorités n'ont pas fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour empêcher la matérialisation d'un risque certain et immédiat pour la vie, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance ». 573 CEDH, 16 avril 2013, Aswat c. Royaume Uni, req. n°17299/12. 574 Ibidem, §57. 575 Ibid, §50. 576 Cf. en ce sens : CEDH, 3 novembre 2011, Cocaign c. France, req. n°32010/07 ; CEDH, 6 décembre 2011, Donder et De Clippel c. Belgique, req. n°8595/06 ; CEDH, 10 janvier 2013, Claes c. Belgique, Swennen c. Belgique et Dufoort c. Belgique, req. n°43418/09. 569 125 érigée en obstacle à l’extradition du requérant » 577 . En conséquence, « la vulnérabilité inhérente aux personnes atteintes de troubles mentaux fait émerger […] une sorte de principe conventionnel de précaution »578 . Parce qu’elle implique de s’intéresser à une situation de faiblesse antérieure à la réalisation effective du risque, la vulnérabilité de la personne s’inscrit dans une logique d’anticipation. Dans ce contexte, la notion de personne vulnérable peut donc constituer un instrument au service du principe de précaution. 166. Or, au vu des vives critiques relatives au principe de précaution, considéré par certains comme une « expression de l’utopie de la domination des risques »579, la notion de personne vulnérable, ici appréhendée comme instrument au service de ce principe, connaitrait alors les mêmes critiques, portant notamment sur le caractère flou des définitions et sur la potentialité d’un risque inconnu580. 2. 167. L’acceptation nécessaire du risque volontaire Il s’agit ici de distinguer le risque involontaire, non recherché par la personne, de la prise de risque. Cette dernière se définit comme une exposition volontaire au risque, une décision délibérée de la personne, reposant sur sa perception personnelle de ce qui pourrait arriver en fonction du comportement adopté. Dans cette hypothèse, le risque est donc accepté, voire provoqué par la personne. En effet, la notion de prise de risque renvoie généralement à une conception entrepreneuriale du risque 581, qui implique la coexistence d'un aléa et d'un enjeu : la personne prend un risque dans l’objectif de retirer un bénéfice dont les effets positifs sont jugés supérieurs aux effets négatifs encourus. Le risque y constitue à la fois un 577 HERVIEU (N.), « L’esquisse européenne d’un principe de précaution face aux expulsions de personnes affectées de troubles mentaux », Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 18 avril 2013, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://revdh.org/2013/04/18/detenus-et-etrangers-principe-de-precautionexpulsions-troubles-mentaux/> 578 Ibidem. 579 PRIEUR (M.), « Le principe de précaution », Publication en ligne des « Xe Journées juridiques francochinoises sur le droit de l’environnement » tenues à Paris du 11 au 19 octobre 2006, op. cit. 580 En ce sens : KOURILSKY (P.), VINEY (G.), Le principe de précaution, Rapport au Premier ministre présenté le 15 octobre 1999, op. cit., pp.27 – 28. 581 CIRDI, 12 juillet 2006, L.E.S.I. S.p.A. et ASTALDI S.p.A. c/ République algérienne démocratique et populaire, n°ARB/05/3. Selon le Tribunal : « Selon l’UNCTAD, l’investissement n’est plus à entendre au sens classique de l’investissement en bourse ou des opérations spéculatives, mais doit s’entendre, dans le contexte de chaque opération, comme l’emploi d’argent avec un certain risque, dans un pays lointain qui n’est pas le pays de l’investisseur, où il est assujetti à certains risques sociaux, économiques et juridiques. L’investissement se définit donc comme le fait pour un entrepreneur de mettre sur pied dans un Etat d’accueil une organisation permanente pendant un temps considérable, faite de personnels, de technologie, de know how, d’engagements financiers, de l’apport et de l’importation d’équipements coûteux ». 126 danger et une opportunité582. C’est par exemple la situation de l’investisseur international qui, dans la perspective de réaliser une plus-value ou de conquérir des parts de marchés, prend certains risques inhérents au fait d’engager des fonds sur les marchés internationaux, et qui peuvent mettre en péril la « santé » 583 de son entreprise. 168. On pourrait soutenir a priori que pour être pris en compte dans la définition de la personne vulnérable en droit international, le risque auquel cette personne est exposée doit être involontaire, selon l’idée qu’il n’est pas opportun d’offrir une protection juridique équivalente à l’individu qui se met volontairement dans une situation de risque, jouant avec le caractère aléatoire de sa réalisation, par rapport à celle dont bénéficie la personne exposée à un risque indépendamment de sa volonté. Dans un contexte d’utilisation exponentielle de la notion en droit international, il peut paraître légitime de limiter la notion de personne vulnérable à certaines catégories de personnes dans l’objectif de ne pas étendre la notion à des situations ne présentant que peu de points communs entre elles : est-il légitime de mettre en parallèle – et donc qualifier les personnes concernées sous un même vocable – le risque subi par le déplacé interne persécuté en temps de conflit armé et celui pesant sur l’investisseur international qui peut perdre ses actifs à la suite d’une mauvaise opération boursière ? Mais qu’en est-il alors du reporter qui se rend sur le terrain d’un conflit armé pour exercer son métier ? Faut-il, sous prétexte qu’il s’est rendu de son plein gré et pour en retirer un profit financier notamment (exercer son métier), dans un environnement potentiellement dangereux, lui retirer toute protection juridique ? Comme le mettent en lumière ces exemples, l’exigence du caractère involontaire du risque pour en faire une composante de la définition de la personne vulnérable n’est pas évidente. En effet, une première difficulté relève du caractère subjectif, voire irrationnel, de la sensation de risque. Celle-ci est liée aux représentations du sujet584, c’est à dire à la perception qu'a un individu d’une situation, ce qui dépend notamment de son capital culturel et de ses intérêts 585 . Ces perceptions diffèrent nécessairement d'un 582 CHAIGNEAU (P.), MASSART (P.), LARAT (F.) (dir.), Agir dans l’incertitude : quelle place pour la vision du décideur et la prise de risques ? Cahiers de la revue de défense nationale, actes du colloque HEC - École de guerre - ENA, Paris, 2012 : « Assumer un risque c’est générer de la profitabilité si ce risque a été calculé ». 583 Il est ici intéressant de remarquer que le monde de la finance utilise un vocabulaire propre à l’humain pour qualifier les risques pesant sur des sociétés : on parle ainsi de « santé », « survie de l’entreprise », et (bien entendu) de « vulnérabilité ». Ce rapprochement sémantique traduit peut être, entre autres, une volonté de faire bénéficier à la personne morale d’une protection juridique renforcée. oir en ce sens : FOUCAULT (M.), Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979, op. cit. 584 Cf. supra §§158 – 159. 585 En ce sens : KOUABENAN (D.R.), CADET (B.), HERMAN (D.), Psychologie du risque, Bruxelles, De Boeck, coll. ouverture psychologique, 2007. 127 individu à l’autre586. Ainsi, ce qui est considéré comme une prise de risque par un individu ne sera pas vue comme telle par un autre, cette différence de perception intervenant de la même façon relativement à l’évaluation de l’intensité du risque. 169. Ensuite, l’évaluation du caractère volontaire peut être malaisée, en ce qu’elle implique d’apprécier l’intention, c'est-à-dire un élément moral587. Par exemple, l’investisseur qui prend des risques sur la scène internationale peut être poussé par des actionnaires déterminant sa survie économique. Si l’évaluation du degré d’intention est juridiquement possible588, il n’est pas évident qu’elle soit mise en œuvre par les acteurs utilisant la notion de personne vulnérable. En effet, la notion est généralement utilisée sans grande conceptualisation, en raison de son caractère pragmatique589. Elle souffrirait alors de la trop grande sophistication de ses composantes. 170. Enfin, on retrouve à ce stade l’argument de l’inhérence du risque à la condition humaine, qui renvoie ici à l’autonomie de la volonté. La prise de risque fait non seulement inéluctablement partie de la vie de l’homme, mais elle lui est nécessaire en ce qu’elle exprime ses choix individuels, construit son identité590. Refuser la qualification de personne vulnérable – et donc la protection juridique y afférant – à la personne qui prend volontairement un risque, c’est remettre en cause le principe de la liberté individuelle. En effet, « le risque […] est la rançon du fait que chaque individu crée à chaque instant sa liberté »591. Le risque volontaire semble donc ne pas devoir être rejeté de la compréhension de la notion de risque comme composante de celle de personne vulnérable : une personne devrait ainsi valablement être qualifiée de personne vulnérable en droit international, quand bien même elle se serait volontairement exposée à la réalisation du risque en question. En réalité, la réflexion s’orientera sur d’autres éléments, comme la nature du risque pesant sur elle, ou sur sa gravité, caractère indispensable à la qualification de personne vulnérable en droit international. 586 En ce sens : SCHNELLER (K.), « Pour l’amour du risque, retour », in LEBOVITS (A.) (dir.), Le Diable probablement, no6, Verdier, avril 2009, Paris, pp.40 et s. 587 Cf. MAYAUD (Y.), Droit pénal général, Paris, PUF, coll. Droit fondamental, 3eme éd., 2010, pp.234 et s. 588 Cf. en ce sens : « Éléments des crimes », Assemblée des Etats Parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Documents officiels, Première session tenue à New York du 3 au 10 septembre 2002, Publication des Nations Unies, Introduction, §3 et art.7§2. 589 De plus, il est peu probable qu’une notion aussi peu conceptualisée par les acteurs qui l’emploient voit ses composantes analysées de façon si poussée, ce qui implique d’ailleurs des moyens d’expertise. 590 LE BRETON (D.), Sociologie du risque, op. cit., p.12. 591 Ibidem, p.11. 128 SECTION 2. 171. LA GRAVITE DE L’ATTEINTE , CARACTERE ESSENTIEL Si les deux expressions peuvent être employées comme synonymes592, la gravité du risque se distingue de la gravité de l’atteinte en cas de survenance de ce risque : la première désigne l’intensité du fait matériel qui constitue le risque ; la seconde désigne l’intensité des conséquences de la réalisation du risque pour la personne. Pour la qualification de la personne vulnérable, le critère de la gravité de l’atteinte est déterminant. En effet, si tous les risques d’atteinte pesant sur la personne, du plus grave au plus insignifiant, sont pris en considération pour la qualification de personne vulnérable en droit international, alors tous les êtres humains, par définition voués à la souffrance et la mort, sont vulnérables. La notion perd ainsi son intérêt juridique. C’est pourquoi il semble essentiel, pour que la notion soit opérante en droit international, que seuls les risques d’atteinte grave aux droits de la personne soient pris en considération : la notion de personne vulnérable implique l’exposition à un risque spécifique, lequel doit constituer une atteinte suffisamment grave à ses droits pour permettre une telle qualification. En conséquence, il est nécessaire de s’intéresser à l’évaluation de cette gravité. 172. Il existe en droit international plusieurs mécanismes d’évaluation des risques, qui interviennent dans des domaines variés 593 . Par exemple, en droit humanitaire, certaines procédures diplomatiques dans le cadre interétatique évaluent les risques de survenance d’un conflit et de ses conséquences éventuelles, comme par exemple les commissions d’enquête internationale594. Concernant la protection des individus, l’évaluation de la gravité de l’atteinte se réalise généralement a posteriori de la réalisation du risque, par le juge international. Dans le domaine des droits de l’homme, la jurisprudence européenne constitue un exemple intéressant en ce que, particulièrement prolixe relativement à la notion de personne vulnérable, elle combine la finalité de protection de la personne et l’emploi des concepts de risque et vulnérabilité au risque. Ainsi, l’étude de la jurisprudence européenne illustre bien que la gravité de l’atteinte aux droits de la personne est une condition sine qua non de l’octroi d’une protection juridique (§1.). Elle a ensuite une vocation distributive, qui permet d’établir 592 La gravité du risque implique souvent celle de l’atteinte en conséquence. CONDORELLI (L.), « La Commission internationale humanitaire d’établissement des faits : un outil obsolète ou un moyen utile de mise en œuvre du droit international humanitaire ? », RICR, 2001, Genève, pp.393 – 406 ; ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., pp.79 – 85. 594 Voir par exemple en ce sens : Nations Unies, Conseil de sécurité, Lettre datée du 24 mars 2005, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général annexant le « Rapport de la mission d’établissement des faits chargée d’enquêter au Liban sur les causes, les circonstances et les conséquences de l’assassinat de M. Rafic Hariri, ancien Premier Ministre » du 24 mars 2005, document S/2005/203. 593 129 une hiérarchisation des personnes vulnérables en droit international (§2.), l’intérêt étant d’identifier les personnes selon leur degré de vulnérabilité, préalable indispensable à une protection adaptée. § 1. L’évaluation réaliste de la gravité par la jurisprudence 173. Il s’agit ici d’examiner la méthode jurisprudentielle d’appréciation de la gravité de l’atteinte aux droits de la personne. Devant le juge européen, le risque est appréhendé a posteriori, puisqu’il lui est demandé de statuer sur la réalité d’une atteinte à un droit garanti, c’est à dire sur la réalité d’un risque réalisé. Pour constater la violation d’un droit garanti, le juge européen peut exiger un seuil de gravité de l’atteinte595. L’appréciation de ce seuil passe par une évaluation in concreto (A.). 174. Il s’agit ensuite d’étudier certaines conséquences de cette méthode jurisprudentielle. En effet, puisque l’appréciation jurisprudentielle du seuil de gravité est « relative par essence », et dépend « de l’ensemble des données de la cause »596, la qualification comme personne vulnérable qui en résulte le cas échéant dépend elle aussi d’éléments contingents. Or ces éléments, une fois reconnus par le juge, peuvent faire œuvre de précédent. A cet égard, le critère de la gravité de l’atteinte est notamment intéressant en ce qu’il peut permettre une extension de la qualification de personnes vulnérables (B.). A. 175. Une évaluation in concreto D’une manière générale, le critère de gravité s’apprécie in concreto, c’est à dire en considérant « l’ensemble des données de la cause »597. Afin d’apprécier la gravité de l’atteinte aux droits, qui déterminera la qualification ou non comme personne vulnérable de l’individu concerné, le juge met en relation l'ensemble des paramètres de la vulnérabilité. La gravité du risque peut ainsi être due à l’origine matérielle de la vulnérabilité (par exemple : une maladie grave) ; elle peut caractériser l’intensité de l’atteinte au droit garanti (par exemple : une infraction grave). Souvent, ces éléments se conjuguent, la gravité du premier entrainant par 595 Cf. sur l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950, préc. : CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, req. n°13163/87, 13164/87, 13165/87, 13447/87 et 13448/87, §107 ; CEDH (Gde ch.), 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, req. n°30210/96 ; CEDH, 16 décembre 1997, Raninen c. Finlande, req. n°20972/92. 596 Voir par exemple : CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, req. n°13163/87, 13164/87, 13165/87, 13447/87 et 13448/87, §107 ; CEDH (Gde ch.), 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, req. n°30210/96 ; CEDH, 16 décembre 1997, Raninen c. Finlande, req. n°20972/92, §55. 597 Ibidem. 130 voie de conséquence la gravité du second. La maladie598 constitue à cet égard un exemple caractéristique : la Cour ne la conçoit comme cause de vulnérabilité que de manière conditionnée. En effet, la vulnérabilité due à une maladie n’est admise par la Cour que dans la mesure où celle-ci est particulièrement grave, entrainant alors la gravité du risque pesant sur la personne. L’affaire Pretty contre Royaume-Uni599en constitue une illustration. En l’espèce, la requérante, paralysée et souffrant d'une maladie dégénérative incurable, souhaitait que son époux l'assiste dans son suicide, ce que prohibait la loi britannique. La Cour reconnait, sur le fondement de l’article 8 de la Convention, que le caractère incurable de la maladie et son évolution à un stade avancé constituent des éléments pouvant faire conclure à la vulnérabilité de la personne600 justifiant une protection particulière. Ainsi, la maladie ne sera considérée par la Cour comme cause de vulnérabilité que si le risque est particulièrement grave (en l’espèce : la mort). 176. La même analyse se retrouve plus généralement relativement à l’article 3 de la Convention. En effet, concernant l’interdiction des traitements inhumains et dégradants, il est de jurisprudence constante que « pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence. Elle dépend de l’ensemble des données de la cause » 601 : c’est parce que le mauvais traitement atteint une certaine gravité qu’il peut être qualifié de traitement inhumain et dégradant. Or, la Cour fait de la vulnérabilité de la personne un élément des « données de la cause », qui va influencer l’appréciation de ce minimum de gravité. La vulnérabilité constitue un élément aggravant du traitement auquel on objecte : elle permet d’atteindre le seuil de 598 PRADEL (J.), La condition civile du malade, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, 1963, p.20. CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, req. n°2346/02. 600 Ibidem., §73, énonçant : « sans doute l'état des personnes souffrant d'une maladie en phase terminale varie-t-il d'un cas à l'autre. Mais beaucoup de ces personnes sont vulnérables, et c'est la vulnérabilité de la catégorie qu'elles forment qui fournit la ratio legis de la disposition en cause. Il incombe au premier chef aux Etats d'apprécier le risque d'abus et les conséquences probables des abus éventuellement commis qu'impliquerait un assouplissement de l'interdiction générale du suicide assisté […]. Il existe des risques manifestes d'abus, nonobstant les arguments développés quant à la possibilité de prévoir des garde-fousetdesprocédures protectrices ». 601 Voir par exemple : CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, req. n°13163/87, 13164/87, 13165/87, 13447/87 et 13448/87, §107 ; CEDH (Gde ch.), 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, req. n°30210/96 ; CEDH, 16 décembre 1997, Raninen c. Finlande, req. n°20972/92, §55 : « Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité dont l’appréciation dépend de l’ensemble des données de la cause ». Voir aussi : CEDH, 31 mars 2008, L. contre Lituanie, req. n°27527/03, §46 : « La Cour relève que l’interdiction posée par l’article 3 de la Convention est de nature absolue, mais que la qualification d’“inhumain et dégradant” donnée à un traitement dépend d’un examen des faits de l’espèce visant à établir si les souffrances causées étaient d’une gravité propre à les faire tomber sous le coup de cette disposition ». 599 131 gravité exigé pour constater la violation de l’article 3 de la Convention602. Or, la survenance d’un traitement inhumain et dégradant constitue indéniablement une atteinte grave à un droit garanti. Cela signifie donc que pour le juge européen, la qualification de personne vulnérable implique nécessairement la gravité de l’atteinte découlant du risque pesant sur elle603. B. Une évaluation au service de l’ extension de la qualification de personnes vulnérables 177. Le seuil de gravité de l’atteinte peut constituer un instrument permettant l’extension des destinataires de la qualification de personnes vulnérables par la découverte de nouvelles sources de vulnérabilité. Le critère de la gravité pourrait notamment permettre au juge européen de prendre en compte la vulnérabilité économique de l’individu604. En effet, si ce type de vulnérabilité est traditionnellement exclu par le juge605, c’est parce qu’énormément de requérants pourraient chercher à s’en prévaloir. Mais si l’on parvient à établir un seuil à partir duquel la situation économique de la personne est considérée comme particulièrement grave, alors cette source de vulnérabilité pourrait être prise en considération. 178. La doctrine semble globalement favorable à la prise en compte de cette vulnérabilité, notamment sur le fondement de l’article 3 de la Convention606, qui a l’appréciation du seuil de gravité pour véritable critère d’application. Ainsi, le professeur Sudre considère que « la misère réunit les éléments constitutifs du traitement dégradant, dégagés par la Commission et la Cour européennes » 607 . De même, constatant que la Cour se refuse à développer, via l’article 3, une sauvegarde de la condition économique et sociale des individus 608 , le professeur Flauss voyait dans la précarité des conditions de vie une origine de vulnérabilité de 602 Voir pour la question de la torture : CEDH, 22 juin 2004, Aydin et Yunus c. Turquie, req. n°32572/96, 33366/96 ; CEDH, 16 octobre 2008, Renolde c. France, req. n°5608/05.; pour le traitement inhumain et dégradant : CEDH, 4 décembre 1995, Ribitsch c. Autriche, req. n°18896/91. 603 Certains arrêts font même du constat de la vulnérabilité une présomption de gravité du risque. Cf. infra §§537 – 545. 604 Cf. supra §§106 – 117. 605 Cf. en ce sens : Comm.EDH, 9 mai 1990, Van Volsem c. Belgique, req. n°14641/89. 606 Voir par exemple : SUDRE (F.), note sous Comm. EDH, 9 mai 1990, Van Volsem, req. n°14641/89, Décision d’irrecevabilité : RUDH, 1990, Strasbourg, Engel, pp.349 – 353, spéc. p. 352. SUDRE (F.), « Article 3 », in : PETTITI (L.E.), DECAUX (E.), IMBERT (P.-H.) (dir.), La convention européenne des droits de l’homme, commentaire article par article, Paris, Economica, 2ème éd., 1999, pp.155 – 175, spéc. p.165 : « l’article 3, sous couvert du traitement dégradant, semble susceptible de permettre la sanction du discrédit social, que celui-ci résulte d’une réglementation anachronique, d’un statut juridique inadéquat dans la société ou d’une situation matérielle particulière » ; FLAUSS (J.-F.), « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (novembre 1998 – avril 2000) », AJDA, 2000, Paris, Dalloz, p.539. 607 SUDRE (F.), « Misère et Convention européenne des Droits de l'homme », op. cit. 608 FLAUSS (J.-F.), « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (novembre 1998 – avril 2000) », op. cit. p.39. 132 la personne. Cette position est également défendue par B. Maurer, qui considère en particulier la personne en situation d’extrême pauvreté 609 comme une personne vulnérable, dans la mesure où l’extrême pauvreté est comprise comme la violation cumulée, grave et durable de différents droits, dont tous ne sont d’ailleurs pas forcément garantis par la Convention : un minimum de ressources, un logement, le respect de la vie privée et familiale, l’accès la santé, à la justice et à l’éducation 610 . L’extrême pauvreté implique ainsi des conditions de vie dégradantes et une détresse morale, qui conduisent à une humiliation quotidienne de la personne. 179. On peut donc envisager que la notion de traitement dégradant, interprétée « à la lumière des conditions d’aujourd’hui »611 puisse inclure la situation économique présentant une certaine gravité. La notion de personne vulnérable, ici déclinée dans son aspect économique, permettrait, par la considération de la gravité de l’atteinte impliquée par le risque, d’intégrer dans le champ de la Convention un droit qui n’y figurait pas : elle constituerait ainsi un moteur puissant de développement des droits de l’homme. La considération de la gravité de l’atteinte permet ensuite dé réfléchir à l’élaboration d’une échelle des personnes vulnérables. § 2. L a vocation distributive de la gravité dans l’identification des personnes vulnérables 180. Dans la mesure où la personne ne pourra être qualifiée de vulnérable que si le risque qui pèse sur elle est suffisamment grave, la vulnérabilité au risque (exposition) et la vulnérabilité à ses conséquences (gravité de l’atteinte) sont intimement liées. Le critère de la gravité du risque, c'est-à-dire de la gravité de l’atteinte, permet ainsi d’envisager la hiérarchisation de la vulnérabilité des personnes. Il est dès lors possible d’imaginer l’élaboration d’une échelle des personnes vulnérables dans le but d’identifier les individus qui nécessitent une protection juridique, selon l’idée que plus la vulnérabilité de la personne aux conséquence de la réalisation d’un risque est grande, plus son besoin de protection sera important. Il s’agit ici de permettre au droit international d’identifier et de catégoriser les personnes selon l’intensité de leur vulnérabilité, dans le but ensuite de lui faire produire une 609 Nations Unies, Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Résolution 2005/16 intitulée « Les droits de l’homme et l’extrême pauvreté » du 14 avril 2005, préc. 610 MAURER (B.), Le principe de respect de la dignité humaine et la Convention européenne des droits de l'homme, Paris, La Documentation française, 1999. 611 CEDH, 13 juin 1979, Marckx c. Belgique, req. n°6833/74, §58. 133 réponse la plus adaptée à la situation effective de chaque individu. Il est ainsi intéressant d’étudier le principe d’une hiérarchisation des personnes vulnérables (A.) puis d’étudier sa mise en œuvre (B.) A. 181. Le principe d’une hiérarchisation des personnes vulnérables Le processus de hiérarchisation consiste à « organiser […] selon une hiérarchie », à « classer selon un ordre de valeur ou d'importance »612. Or, la traduction des vulnérabilités humaines dans une échelle juridique n’est pas a priori évidente, ce qui pousse à s’interroger sur la pertinence d’une telle hiérarchisation (1.). Celle-ci s’élabore ensuite selon certaines modalités (2.). 1. 182. La pertinence de la hiérarchisation La hiérarchisation de la vulnérabilité d’un objet ne pose pas de problème dans de nombreux domaines dans la mesure où il s’agit d’une donnée généralement mesurable par les sciences exactes. Par exemple, en géodynamique, l’échelle EMS-98613 définit les classes de vulnérabilité des constructions et les degrés de dégâts que ceux-ci peuvent souffrir614. Mais la question de la pertinence d’une hiérarchisation de la vulnérabilité est plus épineuse en droit, car il s’agit ici de données portant sur l’humain615. 183. La hiérarchisation implique la comparaison et la classification, ici d’individus – présentant ou non une vulnérabilité intrinsèque – et selon diverses situations. Il s’agit d’une approche relationnelle : la personne n’est pas vulnérable en elle-même, dans l’absolu, à un risque, mais en fonction de circonstances particulières et par rapport à d’autres personnes. C’est l’analyse de cette relation interpersonnelle qui nous intéresse ici. Celle-ci s’oriente tout d’abord sur la question de la possibilité de concevoir une échelle de la vulnérabilité des personnes. En effet, cette classification peut a priori s’avérer difficile, tant d’un point de vue éthique que pratique. D’une part, comment mesurer la douleur de l’homme ? Il s’agit en effet 612 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, ATILF, Portail lexical, Lexicographie, V. Hiérarchiser. 613 GRÜNTHAL, (G.), European Macroseismic Scale 1998 (EMS-98), Cahiers du Centre Européen de Géodynamique et de Séismologie, Centre Européen de Géodynamique et de Séismologie, Luxembourg, 1998. 614 CHARLES (A.), BADDACHE (F.), Prévenir les risques. Agir en organisation responsable, La Pleine SaintDenis, éd. AFNOR, 2006. 615 Cela dit, une hiérarchisation est opérée en psychiatrie, distinguant notamment les enfants hyper-vulnérables, pseudo-vulnérable, invulnérables et non vulnérables : ANTHONY (E.-J.), “Risk, ulnerability and Resilience: an Overview”, in ANTHONY (E.J.), COHLER (B.J.), The invulnerable Child, New York, Guilford Press, 1987. 134 ici de mettre en relation la faiblesse, le « défaut de cuirasse »616 d’individus par rapport à d’autres, et qui dépend de la perception des différents sujets. D’autre part, peut-on valablement comparer des situations de souffrance, potentiellement très différentes, pour les classer dans une échelle théorique ? Il faut ici répondre rapidement car, dans la mesure où le droit ne peut agir valablement dans l’abstrait, une telle opération s’impose d’elle-même : l’application de la norme nécessite en effet la délimitation précise de ses destinataires et des seuils de déclenchement de la protection. D’ailleurs, en pratique, les acteurs du droit manient ce type de classification. En témoignent par exemple, en droit français, les barèmes des Cours d’appel pour les victimes d’accident617. 184. Cette classification est ensuite nécessaire en ce qu’« il existe très certainement des personnes plus vulnérables, des personnes susceptibles d’une protection renforcée » 618 . Il s’agit alors de distinguer différentes catégories au sein de la notion globale de « personnes vulnérables », selon la gravité des situations d’espèce. En conséquence, une protection juridique adaptée pourra être mise en place, afin de répondre au mieux aux besoins des individus. 2. 185. Les modalités de la hiérarchisation Pour déterminer les modalités d’élaboration de cette échelle des personnes vulnérables, le parallèle avec le concept de sécurité humaine est intéressant : personne vulnérable et sécurité humaine, étroitement corrélées 619 , connaissent une difficulté de délimitation de leur champ d’application par l’établissement d’une classification purement juridique. En effet, les domaines dans lesquels elles s’expriment ne relèvent pas du droit au sens de l’abstraction : « les cas qui requièrent une action protectrice ne se laissent pas déterminer simplement et univoquement par des calculs et des indicateurs »620. On trouve une illustration de ces hésitations de délimitation avec les tentatives pour justifier les interventions humanitaires : pour quelle situation, à partir de quel seuil de souffrance décide-t-on d’intervenir ? A partir de combien de meurtres constate-t-on un génocide ? L’action 616 DE BEAUVOIR (S.), Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1986. Cf. en ce sens : Ministère de la Justice et des Libertés, Les droits des victimes, Guide publié par le Ministère de la Justice et des Libertés, Paris, avril 2012. 618 CHARDIN (N.), « La Cour européenne des Droits de l'Homme et la vulnérabilité », in ROUVIERE (F.) (dir.), Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité : étude de droit français et de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, CRJFC, 2011, p.370. 619 Cf. supra §§145 – 146. 620 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.), (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire en question, op. cit., 2009, p.89. 617 135 humanitaire démontre ici que le critère quantitatif est toujours inopérant s’il est employé seul 621 . Il n’existe pas d’indicateur unique à la définition de toutes les vulnérabilités. De même, comme le confirme l’appréciation in concreto de la gravité du risque, il n’existe pas d’indicateurs systématiquement applicables à toutes les vulnérabilités. Une classification des personnes vulnérables doit ainsi s’opérer par rapport à différentes données, contingentes, comme, par exemple, les qualités intrinsèques de la personne622. Dans cette démarche, la prise en considération de la situation de la personne est indispensable. En effet, une personne peut tout à fait souffrir d’une faiblesse intrinsèque qui ne la rendrait vulnérable à aucun risque particulier si celle-ci est par ailleurs bien protégée. A l’inverse, une personne sans faiblesse originaire peut, dans une situation particulière, devenir vulnérable à un ou des risques donnés. C’est cette situation particulière qui sera déterminante. Une autre variable réside dans la nature du risque encouru par la personne, qui influence sa gravité623. Ce risque est par ailleurs en lui-même susceptible de degrés : il peut être hypothétique, probable, certain. Il peut aussi être lointain ou au contraire imminent, ce qui fait intervenir la notion d’urgence. A cet égard, l’intensité de la gravité du risque sera déterminante pour la qualification de personne vulnérable. Cette intensité dépend d’ailleurs de la faculté de réaction de la personne à la situation donnée624. En combinant l’ensemble de ces paramètres, il est possible d’imaginer la reconnaissance de divers degrés de vulnérabilité des personnes. B. 186. La mise en œuvre d ’une hiérarchisation des personnes vulnérables L’établissement d’une hiérarchie des personnes vulnérables implique la prise en considération de la vulnérabilité à la réalisation du risque et la vulnérabilité à ses conséquences, lesquelles sont intimement liées625. Elle coïncide avec le vocabulaire employé par les acteurs du droit international, qui distinguent d’abord « les personnes vulnérabilisées » et les « personnes vulnérables » (1.), puis les personnes « plus vulnérables » ou « les plus vulnérables » (2.). 621 Ibidem. Cf. infra §§307 – 309. 623 Cf. infra §§153 – 170. 624 Cf. infra §§307 – 309. 625 Cf. supra §§171 – 172. 622 136 1. 187. Les personnes vulnérabilisées et les personnes vulnérables Dans le vocabulaire des acteurs du droit international, les expressions « personnes vulnérabilisées » et « personnes vulnérables » sont récurrentes – même s’il est certain que la seconde est quantitativement la plus employée parmi tous les vocables liés à la vulnérabilité de la personne. D’ailleurs, l’emploi de ces différentes expressions n’est pas toujours clair, dans la mesure où aucun acteur ne définit véritablement leurs contours : ni la notion de personne vulnérable, ni le degré de cette vulnérabilité ne sont explicitées. Il est cependant possible de proposer une systématisation. 188. Au bas de la l’échelle, se trouveraient les « personnes vulnérabilisées » 626 , qui semblent être des personnes a priori sur le même échelon qu’une personne non vulnérable, mais dont la situation particulière va, à un moment donné, fragiliser la personne. Par exemple, un investisseur n’est pas a priori considéré comme une personne vulnérable en droit interne, mais dès lors qu’il se lancera sur le marché international, la situation d’internationalité constituera éventuellement un facteur de vulnérabilité (soumission à un droit étranger, compétence juridictionnelle incertaine, difficultés relativement au recouvrement international). La « personne vulnérabilisée » semble ainsi se placer à la frontière entre la « personne non vulnérable » et la « personne vulnérable ». 189. A l’échelon intermédiaire se trouveraient les « personnes vulnérables » : il s’agit de personnes susceptibles d’être exposées à un risque grave et qui ne sont pas assez armées pour se défendre efficacement. Cette expression est de loin la plus employée en droit international. Dans la mesure où la personne vulnérable constitue en droit international une notion pragmatique, visant à adapter la protection aux besoins effectifs de la personne, il n’est pas exclu de distinguer, dans ce but, différents degrés de vulnérabilité. L’idée est ici celle d’une spécialisation de la protection, par une précision poussée des qualifications. Cependant, la distinction de ces deux échelons de la pyramide n’est pas évidente, dans la mesure où la « personne vulnérabilisée » devient nécessairement une « personne vulnérable » à l’issue du processus de vulnérabilisation. Cette distinction semble en effet plus sémantique que factuelle, la première expression visant à mettre en lumière le processus qui rend la personne 626 Cf. en ce sens : Nations Unies, Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la sciences et la culture, Comité intergouvernemental pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Document d’information « Article 7 : Mesures destinées à promouvoir les expressions culturelles, points de vue latino-americains » du 17 juin 2008, document E/08/1.EXT.IGC/INF.5 ; Amnesty International, Rapport 2009 intitulé « La situation des droits humains dans le monde », Analyse du monde, région par région, Europe et Asie centrale ; Handicap international, « 30 années d’action auprès des plus fragile », Communiqué de presse, 16 juillet 2012. 137 vulnérable, là où la seconde expression tient compte du résultat de ce processus. A l’échelon supérieur se trouvent les personnes « plus vulnérables » et les personnes « les plus vulnérables ». 2. 190. La découverte des personnes « plus vulnérables » Pour qualifier certains groupes ou personnes, les acteurs du droit international utilisent fréquemment des superlatifs portant sur leur vulnérabilité. Si la signification de l’emploi des expressions « personnes plus vulnérables » ou « les plus vulnérables » n’est pas très claire (a.), ces notions présentent cependant un intérêt pragmatique (b.). a. 191. La signification de la notion de « personnes plus vulnérables » La signification des expressions « personnes plus vulnérables », ou « les plus vulnérables » n’est pas évidente tant d’un point de vue sémantique (i.) que quant aux raisons d’une telle qualification (ii.). i. 192. Un emploi peu évident des superlatifs La plupart des acteurs du droit international utilisant la notion de personne vulnérable emploient fréquemment divers superlatifs pour les qualifier. Cette utilisation généralisée fait envisager une gradation au sein de l’échelle des personnes vulnérables, et plus précisément ici, une spécialisation dans l’identification des personnes placées au sommet de l’échelle de vulnérabilité. Cependant, la signification de ces superlatifs, absolus ou relatifs 627, n’est pas vraiment claire. 193. D’abord, les expressions « plus vulnérables » ou « les plus vulnérables » semblent être utilisées de manière objective par les acteurs du droit international. Par exemple, dans le cadre du suivi du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, les observations finales qui emploient ces expressions ne concernent généralement pas des situations spécifiques, mais tiennent plutôt de la recommandation générale. Par exemple, dans les observations finales relatives au Cambodge pour 2009 : « le Comité demande instamment à 627 Le superlatif absolu exprime la qualité portée à un très haut degré, sans rapport à autre personne ou à autre chose. Le superlatif relatif exprime la qualité par rapport à autre personne ou à autre chose : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, ATILF, Portail lexical, Lexicographie, V. Superlatif. 138 l’Etat partie de veiller à ce que le maximum de ressources disponibles soit alloué à la protection et à la promotion des droits économiques, sociaux et culturels, en particulier ceux des individus et des groupes les plus vulnérables et les plus marginalisés »628. Le superlatif semble être ici employé pour désigner un ensemble de groupes sans les identifier spécifiquement. Ainsi, « (les) plus vulnérables » constituent ordinairement une catégorie générique ; ils ne renvoient pas forcément aux mêmes personnes selon les risques en cause, et le contenu de cette notion s’adapte à chaque situation. Cette observation confirme le pragmatisme de la notion de vulnérabilité de la personne en droit international, qui tend à ajuster la protection au plus près des besoins de la personne. Cette utilisation générique se retrouve d’ailleurs dans les diverses instances des Nations Unies 629 , mais aussi dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 630 , ainsi que devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme631. 194. D’autre part, aucune logique ne peut être décelée quant à la distinction entre l’emploi du superlatif relatif et celui du superlatif absolu. Il semble que la différence de degré qu’implique la linguistique ne soit pas considérée par ces différents acteurs, qui utilisent indifféremment « plus vulnérables » et « les plus vulnérables »632. L’objectif de l’emploi des superlatifs semble être d’insister sur la particulière vulnérabilité de certaines personnes, là où la simple mention de cet adjectif « particulière » devrait être suffisante à la mise en place d’une protection juridique. Une hiérarchisation par superlatif relatif et absolu ne présente donc 628 Nations Unies, Conseil économique et social, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, « Rapport sur les quarante-deuxième et quarante-troisième sessions », tenues du 4 au 22 mai 2009 et du 2 au 20 novembre 2009, document E/2010/22 et E/C.12/2009/3, Examen des rapports présentés par les Etats parties conformément aux articles 16 et 17 du Pacte, Cambodge, p.42, §216. 629 Cf. en ce sens : Nations Unies, « Les Nations Unies et l’assistance humanitaire », publication intitulée « Protéger les plus vulnérables », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < www.un.org/fr/humanitarian/overview/protection.shtml >; Fonds des Nations Unies pour l’enfance, « La situation des enfants dans le monde 2013 : Les enfants handicapés », UNICEF, New-York, mai 2013, p.iii. 630 Cf. en ce sens : CEDH (Gde Ch.), 15 mars 2012, Aksu c. Turquie, req. n°4149/04 et 41029/04, §44 et opinion dissidente de la juge GYULUMYAN, §5. 631 Cf. en ce sens : BURGORGUE-LARSEN (L.), « Les nouvelles tendances dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », Cursos de Derecho Internacional y Relaciones y Internacionales de Vitoria-Gasteiz 2008, Universidad del Pais Vasco, Bilbao, 2009, p.159 : « Ces affaires “spécifiques”, reliées aux caractéristiques des sociétés latino-américaines, concernent ce que nous pourrions appeler, de façon générique, les “vulnérables” […] des vulnérables parmi les plus vulnérables qui souffrent d’ostracisme et de discrimination ». 632 A titre d’illustration, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels qualifie un groupe donné de « vulnérable », puis de « plus vulnérable » et ce dans un même document. Cf. en ce sens, Nations Unies, Conseil économique et social, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, « Rapport sur les vingt-deuxième, vingt-troisième et vingt-quatrième sessions tenues du 25 avril au 12 mai 2000, du 14 aout au 1 er septembre 2000 et du 13 novembre au 1er décembre 2000 », document E/2001/22 et E/C.12/2000/21, Examen des Rapports présentés par les Etats Parties conformément aux articles 16 et 17 du Pacte, Yougoslavie, p.78, §500. 139 pas directement d’intérêt juridique. Employée de manière raisonnée, elle peut mettre en lumière les personnes nécessitant une protection. ii. 195. Les fondements de la découverte des plus vulnérables L’identification comme personne ou groupe « plus vulnérable » peut tenir à différentes causes. De manière générale, celle-ci repose sur le constat de facteurs qui révèlent la gravité particulière de la vulnérabilité de la personne ou du groupe en cause. Un premier élément d’explication de la découverte des personnes « les plus vulnérables » renvoie à l’hypothèse de « pluri-vulnérabilité ». Ce cas de figure tient au fait qu’une personne peut, dans une situation donnée, être vulnérable à plusieurs risques : la multiplication des expositions aux risques implique la probabilité d’une atteinte grave à différents droits. La multiplicité des risques entraine l’aggravation de sa situation particulière, et justifie dès lors qu’on qualifie cette personne de « plus vulnérable » par rapport à une autre qui serait simplement « vulnérable ». En croisant cette analyse avec l’approche groupale de la vulnérabilité 633, il est possible de constater que la personne peut appartenir simultanément à plusieurs groupes vulnérables. Une appréciation in concreto resserrée sur la personne permettrait de déterminer les personnes « encore plus vulnérables » au sein de groupes généralement considérés comme vulnérables. Ces personnes « encore plus vulnérables » peuvent constituer un groupe au sein du groupe vulnérable identifié. Cette classification peut être observée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, comme en témoigne par exemple l’arrêt Oršuš et autres contre Croatie 634. Au sein du Comité pour les droits économiques, sociaux et culturels, un exemple significatif se trouve dans les observations finales relatives au Nigéria en 1998, où « le Comité est profondément préoccupé par le nombre croissant de femmes et de jeunes filles sans abri, contraintes de dormir dans la rue où elles sont exposées au viol et à d'autres formes de violence »635. Ici, les femmes et jeunes filles sont vulnérables au risque de viol en raison de la combinaison de leur genre et du fait qu’elles sont sans abri. Elles peuvent ainsi être répertoriées dans plusieurs groupes vulnérables : celui des femmes et celui des sans abris. 633 Cf. infra §§ 206 – 277. Cf. infra §654. CEDH (Gde ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, req. n°15766/03, §147 : les Roms constituent selon la Cour « un type particulier de minorité défavorisée et vulnérable ». Cf également : CEDH, 24 juillet 2012, B.S. c. Espagne, req. n°47159/08, §71. 635 Nations Unies, Conseil économique et social, Examen des rapports présentés par les Etats parties conformément aux articles 16 et 17 du Pacte, « Observations finales du Comité des droits économiques, sociaux et culturels : Nigeria » du 16 juin 1998, document E/C.12/1/Add.23), p.4, §23. 634 140 Ainsi, les éléments permettant la découverte des personnes « les plus vulnérables » sont variés et dépendent essentiellement de la situation d’espèce. b. 196. L’i ntérêt de la notion de personne « plus vulnérable » Pour déceler l’intérêt de cette nouvelle sous-catégorie de personnes vulnérables, des « vulnérables parmi les vulnérables »636 , l’arrêt Oršuš et autres contre Croatie de la Cour européenne des droits de l’homme637 est significatif. Dans cette affaire, plusieurs requérants croates roms invoquèrent une discrimination opérée dans des écoles croates qui prévoyaient des classes réservées aux Roms. La Cour semble opérer une distinction au sein de la notion de minorité. En effet, les Roms sont selon la Cour « un type particulier de minorité défavorisée et vulnérable » 638 . Faut-il alors comprendre que toutes les minorités sont « défavorisées et vulnérables » d’une manière générale, ce qui leur donnerait leur spécificité juridique, et que les Roms n’en sont qu’un « type particulier » parmi d’autres ? Ou cela signifie-t-il que certaines catégories de minorités sont plus vulnérables que d’autres ? Cette expression semble indiquer qu’il y aurait parmi les minorités vulnérables des catégories « encore plus vulnérables ». Cette interprétation est renforcée par l’évocation par la Cour de « la marginalisation importante des Roms dans les activités sociales et publiques et du fait qu'ils connaissent des conditions de vie pires que les conditions moyennes de la population majoritaire et des autres minorités »639. De plus, la Cour reprend la Recommandation 1203 (1993) relative aux Tsiganes en Europe640 adoptée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, aux termes de laquelle : « Les Tsiganes occupent une place particulière parmi les minorités. Vivant dispersés à travers toute l'Europe, ne pouvant se réclamer d'un pays qui leur soit propre, ils constituent une véritable minorité européenne qui ne correspond toutefois pas aux définitions applicables aux minorités nationales ou linguistiques »641. Ainsi, l’absence de rattachement à un Etat déterminé et donc à la protection par cet Etat, constitue une composante de la vulnérabilité des Roms, de même que leur appartenance « aux couches 636 FANON (F.), Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2003 (rééd.), Poches / Essais n o134. CEDH (Gde ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, req. n°15766/03. 638 Ibidem, §147. 639 Ibid., §137. La Cour cite les constatations opérées par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) relatives à la mise en place, par le gouvernement croate, d’un programme national pour les Roms (octobre 2003). 640 Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire, Recommandation 1203(1993) relative aux Tsiganes en Europe du 2 février 1993. 641 Ibidem, §81. 637 141 socialement défavorisées de la société »642 . Ces éléments en font une minorité particulière parmi les autres minorités. En conséquence, il est envisageable de déceler au sein d’un groupe vulnérable, un sous-groupe « encore plus vulnérable » composé de personnes qui risquent d’être individuellement « encore plus vulnérables ». Il s’agit d’une présomption de vulnérabilité, cette fois renforcée643. La conséquence serait donc logiquement qu’au sein de la protection spéciale des minorités, il y aurait nécessité d’une protection « encore plus spéciale » pour « ce type particulier de minorité défavorisée et vulnérable »644. Dès lors, se pose la question de l’opportunité d’une spécialisation de la spécialisation. Constitue-t-elle un progrès du droit, cherchant un traitement toujours plus affiné dans la protection à apporter à la personne qui en a besoin, ou au contraire une faiblesse, induite par une complication excessive dans l’identification de la personne? Une protection équivalente n’aurait elle pas été obtenue en restant au stade de la spécialisation de la protection des minorités en général ? En effet, la Cour ne semble pas tirer les conséquences de cette double spécialisation, se contentant ensuite d’énoncer que « la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre »645, et « dans l’affaire Chapman, la Cour a également observé qu’un consensus international se faisait jour au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe pour reconnaitre les besoins particuliers des minorités et l’obligation de protéger leur sécurité, leur identité et leur mode de vie, et ce non seulement dans le but de protéger les intérêts des minorités elles-mêmes, mais aussi pour préserver la diversité culturelle qui est bénéfique à la société dans son ensemble» 646. L’intérêt d’une telle attention sur cette catégorie parmi la catégorie juridique des minorités, s’il ne semble pas se trouver au niveau d’une protection spécifique renforcée, peut s’analyser différemment. Il s’agirait de pointer cette catégorie de vulnérables parmi les vulnérables pour attirer l’attention particulière des Etats sur ce groupe647. 197. Cette analyse se retrouve dans le cadre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, qui qualifie certains groupes de « plus vulnérables », mais sans expliciter par rapport à quel autre groupe ou à quel risque particulier. Peut-être s’agit-il d’attirer « encore plus » l’attention des Etats sur les personnes visées : l’Etat doit porter une attention 642 Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire, Recommandation 1557(2002) relative à la situation juridique des Roms en Europe du 25 avril 2002. 643 Cf. infra §§270 – 274. 644 CEDH (Gde ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, req. n°15766/03, §147. 645 Ibidem, §148. 646 Ibid. Dans le même sens, cf. : CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autre contre République tchèque, §181. 647 Cf. infra §550. 142 particulière aux vulnérables et doit faire « encore plus attention » aux « plus vulnérables ». Mais la notion de personne vulnérable sans superlatif sert déjà à mettre en lumière leur besoin particulier de protection. On peut cependant y trouver un intérêt pratique, qui correspond au caractère pragmatique de la notion : les superlatifs permettraient d’établir, au stade de l’identification, une échelle de priorité dans l’action des Etats, les « plus vulnérables » devant être protégés avant les « simples vulnérables », ayant eux même priorité, le cas échéant, sur les « non-vulnérables ». On retrouve une nouvelle fois ici le caractère pragmatique de la notion de personne vulnérable, qui cherche à apporter une protection la plus adaptée possible aux personnes. L’identification des « plus vulnérables », placés au sommet de notre échelle des personnes vulnérables en droit international revêt donc un intérêt essentiellement opérationnel. Il s’agit, notamment par le recours à la notion d’urgence648, de dresser un ordre de priorité dans l’action protectrice des Etats et acteurs de cette protection. 648 Cf. infra §267, §339. 143 144 CONCLUSION DU CHAPITRE 2 198. Dans un contexte d’angoisse de la société civile649, se couplant avec le recentrage du droit international sur l’individu, les risques touchant les personnes sont perçus corrélativement comme de plus en plus nombreux, et de moins en moins acceptables. L’émergence en droit international de la notion de personne vulnérable est ainsi intimement liée à ce double processus. La personne vulnérable se charge alors des enjeux conceptuels pesant sur la notion de risque : le droit international n’étant pas en mesure, malgré les espoirs placés en lui, de résorber tous les risques pesant sur l’être humain, la notion de personne vulnérable, instrument de résorption du risque, ne peut constituer, dès le stade théorique, une solution parfaite à la protection de la personne. 199. Afin de préserver l’intérêt de la notion de personne vulnérable, sa qualification juridique ne doit pas viser tout risque. A cet égard, la gravité de l’atteinte liée à la réalisationdu risque constitue un caractère essentiel. Ce critère s’apprécie in concreto et peut permettre l’ouverture d’une protection juridique au profit de personnes qui en était autrefois exclues, par la découverte de nouvelles sources de vulnérabilité. L’évaluation de la gravité de l’atteinte par une autorité compétente permet également de dresser une échelle des personnes vulnérables en droit international. Il est ainsi envisageable de classer par ordre de priorité les individus nécessitant une protection juridique selon l’intensité de leur vulnérabilité. Cette démarche vise à mettre en place une protection juridique internationale la plus adaptée à la situation de chaque individu. 649 CARBONNIER (J.), Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, op. cit., p.203. 145 146 CONCLUSION DU TITRE 1 200. La personne vulnérable se définit par deux éléments nécessaires : une origine matérielle précise de vulnérabilité et un risque d’atteinte grave. Ces éléments incluent chacun une importante variété d’hypothèses, en accord avec le caractère pragmatique de la notion. Ainsi, la personne vulnérable désigne la personne dont la faiblesse particulière, intrinsèque ou liée à sa situation, la prédispose à la réalisation d’un risque grave. 201. Pour que la personne soit qualifiée de vulnérable, ces deux éléments de définition doivent être corrélés : le risque matériel doit nécessairement être lié à l’origine précise de la vulnérabilité. En effet, la faiblesse particulière d’une personne ne lui fait pas nécessairement courir un risque grave – dans la mesure où elle est efficacement protégée. A l’inverse, certains risques peuvent survenir à des personnes ne présentant aucune faiblesse a priori – ces personnes sont alors victimes de la réalisation du risque sans avoir été considérées comme vulnérables. La notion de personne vulnérable est ainsi « une notion située » 650 : elle constate un lien, nécessairement contingent, entre une faiblesse – intrinsèque et/ou extrinsèque – et un risque. La constatation de ce lien de corrélation suppose une appréciation in concreto de l’ensemble des éléments de définition. L’accent mis sur la particularité de la vulnérabilité à un risque spécifique suppose de se détacher la référence à la vulnérabilité ontologique, et permet l’opérationnalité de la notion en droit international. 202. Ainsi, dans la mesure où la définition de la personne vulnérable est mouvante en fonction des faiblesses, des situations et des risques en cause, la caractérisation d’un statut juridique déterminé semble difficile à établir. L’identification concrète de la personne vulnérable confirme cette idée. 650 DUTHEIL-WAROLIN (L.), La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, op. cit., p.40. 147 148 TITRE 2. 203. LA MULTIPLICITE DE MOYENS D’IDENTIFICATION Si la personne vulnérable peut se définir conceptuellement comme une personne dont la faiblesse ou la situation l’expose à la réalisation d’un risque grave, les acteurs internationaux de la protection de l’individu s’attachent en réalité principalement à l’identification concrète de cette personne, chacun dans leur domaine de compétence. Cette identification consiste en une opération pragmatique qui prend, en droit international, des formes particulièrement originales. En effet, la personne vulnérable y est saisie par différentes approches, c'est-à-dire par des « méthodes par lesquelles on cherche à approcher d'un but »651, le but en l’espèce étant la protection effective de la personne. 204. Si classiquement la protection de la personne, ici qualifiée de « personne vulnérable », suppose une identification individuelle, il est fréquent qu’une approche collective de la vulnérabilité soit employée. L’analyse se place alors du point de vue de la personne (Chapitre 1.) : il s’agit alors de la considérer, non pas dans son individualité – axiome traditionnel du droit international des droits de l’homme –, mais d’envisager un ensemble d’individus, rassemblés sous le vocable de « groupe vulnérable ». Cette technique, qui facilite l’identification de la personne vulnérable en permettant aux acteurs de se détacher de la considération de sa situation particulière, présente l’intérêt du pragmatisme, trait caractéristique de la notion de personne vulnérable. Il apparait cependant nécessaire, dans un contexte d’emploi exponentiel de la notion de groupe vulnérable en droit international, d’encadrer sa signification et son emploi. 205. Parallèlement à cette méthode d’identification de la personne vulnérable, et non exclusive de celle-ci, se développe des méthodes issues du développement durable, dont l’analyse se place alors du point de vue du risque (Chapitre 2.). Cette technique transversale, fondée en droit international sur le concept de sécurité humaine, apporte des pistes novatrices transposables à la matière juridique pour l’identification pragmatique de la personne vulnérable en droit international. En effet, la vulnérabilité de la personne fait l’objet d’une attention croissante dans de nombreux domaines, notamment dans celui du développement durable, lequel représente, selon les Nations Unies, une question connexe et interdépendante 651 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, ATILF, Portail lexical, Lexicographie, V. Approche. 149 de la réalisation du droit international des droits de l’homme652. Ainsi, il s’agit ici d’emprunter des éléments à cette discipline, particulièrement novatrice en la matière, au service de l’identification de la personne vulnérable en droit international. 652 Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme, « Questions fréquentes au sujet d’une approche de la coopération pour le développement fondée sur les droits de l’homme », op. cit., Avant propos, p.iii 150 CHAPITRE 1. UNE IDENTIFICATION FONDEE SUR LA PERSONNE : LA PERSONNE VULNERABLE SAISIE PAR L ’APPROCHE COL L E CTIV E 206. Pour identifier la personne vulnérable en droit international, la notion de groupe vulnérable est souvent incontournable653. Elle est ainsi largement employée par les acteurs chargés de la protection de la personne, pour recouvrir des hypothèses variées de regroupement654. En effet, rarement définie précisément, la notion de groupe vulnérable frappe par son hétéroclisme, renvoyant indifféremment aux origines intrinsèques et extrinsèques de vulnérabilité de la personne. Pourtant, c’est bien la notion de groupe 655 , qui implique une association, une réunion, qui est employée. 207. L’utilisation fréquente de l’expression « groupe vulnérable » par les acteurs du droit international laisse penser que, le cas échéant, la protection de l’individu s’effectue nécessairement par la médiation du groupe : ici, la vulnérabilité de la personne est appréhendée par le biais de son appartenance à une communauté donnée. Or cette approche collective ne correspond pas à l’approche classique de la protection de l’individu en droit international. La référence à la vulnérabilité est ainsi symptomatique du passage d’une approche classique largement individualiste de la protection des droits fondamentaux à une approche catégorielle, c'est-à-dire collective656. 653 Cf. Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Sous-commission pour la promotion et la protection des droits de l'homme, Extraits du Rapport de la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme sur sa cinquante-huitième session, Résolution 2006/9 relative à l’ « application des normes et critères relatifs aux droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre l’extrême pauvreté » du 24 aout 2006, préc.; Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal, détails, lexique, V. Groupe vulnérable, consultable en ligne le 15 octobre 2015 : <http://www.operationspaix.net.> 654 Cf. par exemple : Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme,Sous-commission pour la promotion et la protection des droits de l'homme, Extraits du Rapport de la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme sur sa Cinquante-huitième session, Résolution 2006/9 relative à l’ « Application des normes et critères relatifs aux droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre l’extrême pauvreté », du 24 aout 2006, préc., §18 : « L’Etat doit tout spécialement veiller à la protection des groupes vulnérables de la population, entre autres les sans-logis, les enfants de la rue, les handicapés et les personnes âgées, qui sont les plus touchés par l’extrême pauvreté. L’Etat a l’obligation de mettre en œuvre des programmes efficaces à l’intention de ces groupes particulièrement vulnérables ». 655 VAN BOVEN (T.C.), « Les critères de distinction des droits de l’homme », in VASAK (K.) (dir.), Les dimensions internationales des droits de l’homme, Paris, UNESCO, 1978, p.60 : D’une manière générale, le groupe peut être défini comme « une collectivité de personnes ayant des caractéristiques particulières et distinctes et/ou qui se trouvent dans une situation ou des conditions particulières ». 656 Cf. en ce sens : VASAK (K.) (dir.), Les dimensions internationales des droits de l’homme, op. cit. ; BISCHOFF (J-M.), COHEN-JONATHAN (G.) (dir.) et al., Les droits de l'homme, droits collectifs ou droits individuels, op. cit.; ATTAL-GALY (Y.), Droits de l'homme et catégories d'individus, Thèse de doctorat, LGDJ, 2004. 151 208. Malgré la déficience de définition conceptuelle, la notion de groupe vulnérable est de plus en plus largement employée par les acteurs de la protection de la personne, et il s’agira ici de s’interroger sur sa signification en droit international (Section 1). Cette notion fait naitre des effets juridiques importants au profit de la personne dont on reconnait l’appartenance au groupe ainsi qualifié. C’est pourquoi il conviendra ensuite d’analyser l’emploi qui est fait de cette approche collective en droit international, et d’en proposer un essai de systématisation dans le but d’assurer son efficacité (Section 2). SECTION 1. LA SIGNIFICATION DE LA NOTION DE GROUPE VULNERABLE 209. La notion de groupe vulnérable est souvent utilisée par les acteurs de la protection de la personne humaine en droit international, sans pour autant qu’ils n’en donnent une définition précise. Le groupe vulnérable semble en effet procéder de la constatation d’une similitude de vulnérabilité à un ou des risques donnés, partagée par plusieurs personnes. La notion de groupe vulnérable semble ainsi relever du constat de fait, sans réel effort de conceptualisation par l’acteur qui l’emploie dans son champ de compétence. En conséquence, la notion de groupe vulnérable recouvre des hypothèses variées de regroupement. Avant de chercher à proposer une identification du groupe vulnérable en droit international (§2.), qui serait conforme à l’intérêt juridique de la notion, il convient au préalable de s’interroger sur la démarche qui conduit à l’émergence de cette conception collective de la vulnérabilité. En effet, l’approche collective consiste à considérer des personnes non pas dans leur individualité, mais en les regroupant au sein de catégories. Cette démarche est originale dans un droit international qui considère classiquement les droits de l’homme comme relevant d’une approche essentiellement individualiste. Or, les acteurs du droit international chargés de la protection des personnes ont largement recours à cette notion, révélatrice d’une catégorisation théorique des personnes vulnérables (§1.). § 1. La catégorisation théorique des personnes vulnérables 210. La classification des personnes dans différentes catégories en vue de leur protection est un processus relativement récent en droit international. En effet, les droits de l’homme de première génération, illustrés notamment par la Déclaration des droits de l’homme et du 152 citoyen de 1789, sont d’inspiration largement individualiste657: aucune référence n’est faite aux groupes, ou à tout corps intermédiaire658 ; les droits énoncés sont des droits individuels. La reconnaissance de droits propres aux groupes n’apparait que plus tardivement, dans la suite logique de celle des droits collectifs 659 . Ce processus de catégorisation implique de classer les individus selon des critères particuliers dans le but, ici, de leur offrir une meilleure protection juridique (A.). La qualification de groupe vulnérable se distingue d’hypothèses de regroupement connues du droit international : il s’agit d’une qualification autonome (B.). A. 211. Un processus de catégorisation téléologique La catégorisation des individus permet de se détacher de la considération de leurs situations particulières : elle constitue un cadre d’analyse global permettant la conceptualisation d’orientations générales de protection, mais aussi la comparaison entre les différentes catégories ainsi formées. En droit international, la notion de groupe vulnérable, issue de ce processus de catégorisation, fait s’interroger sur la possibilité de conciliation entre la diversification des catégories de personnes et la philosophie juridique de l’égalité (1.). La catégorisation, en tant que processus sélectif, présente des risques (2.). 1. Une catégorisation légitime : le passage de l’égalité formelle à l’égalité réelle 212. De manière générale, la catégorisation des individus répond à un besoin humain, constaté notamment en anthropologie, de recherche d’identité, de démarcation de l’individu par rapport à la masse : vouloir considérer l’Autre comme un alter ego, parfaitement identique à Moi, revient à nier sa singularité, puisqu’alors l’Autre est destiné à se fondre dans le Moi660. Cette aspiration se retrouve en droit où la construction de catégories juridiques assure un rôle de filtre : elle vise à protéger des ensembles d’individus présentant des caractéristiques communes – caractéristiques qui justifient leur regroupement. 657 Cf. Déclaration des droits de l’Etat de irginie de 1776, Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. 658 Par exemple, la liberté d’association n’y est pas expressément reconnue. 659 RIVERO (J.), « Les droits de l’homme : droits individuels ou droits collectifs ? », Rapport général introductif, in BISCHOFF (J-M.), COHEN-JONATHAN (G.) (dir.) et al., Les droits de l'homme, droits collectifs ou droits individuels, op. cit., p.21 : « Du groupe premier, du couple, l’homme tient la vie, la survie jusqu’à l’âge où il peut lui-même assurer sa propre sécurité […] Que possède l’homme qu’il n’ait reçu des collectivités auxquelles il appartient ? […] Et comment […] opposer les droits de l’homme et ceux des groupes puisque ce sont les groupes qui commandent le destin des hommes ? » 660 MOUTOUH (H), « Préface », in ATTAL-GALY (Y.), Droits de l'homme et catégories d'individus, op. cit. 153 213. Si la catégorisation semble a priori aller à l’encontre du principe d’égalité qui impose, dans sa définition classique, une absence de distinction entre les individus, il est certain qu’il en va dans la réalité comme dans La ferme des animaux de G. Orwell : certains sont « plus égaux que d’autres »661 ; l’égalité formelle est parfois bien loin de l’égalité réelle. Comme l’énonce le professeur E. Dubout, la nature de la notion d’égalité « varie en fonction du modèle de justice consacré dans l’ordre juridique et social » 662 . Dans un système libéral classique, de type méritocratique, les individus sont traités de manière similaire (égalité formelle), voire équivalente (égalité substantielle), alors que dans un système « à chacun selon ses besoins », leur traitement juridique s’effectue de manière différenciée, en vue de garantir une situation identique dans la jouissance des récompenses sociales (égalité réelle) 663 . Le principe d’égalité ne s’oppose donc pas à la catégorisation des individus. Au contraire, la sociologie664 et l’anthropologie665 juridiques ont démontré que le droit doit tendre à saisir les individus dans leurs différences concrètes et leurs rôles sociaux particuliers. Ainsi, le professeur J. Rivero constatait « la voie de la multiplication des catégories, de la spécialisation de la loi ; le pouvoir ne se reconnait plus le droit de rester indifférent aux incidences concrètes de la règle qu’il pose ; c’est à partir du calcul de ces incidences qu’il légifère ou qu’il administre ; l’homme abstrait a disparu de son horizon, les hommes avec l’infinie diversité de leurs situations l’occupent tout entier »666. Dès lors, il n’est plus possible d’ignorer que certains individus, précisément en raison de leurs différenciations particulières, ne bénéficient pas de droits auxquels ils pourraient légitimement prétendre : l’égalité formelle doit être dépassée pour tendre à l’égalité réelle. En effet, la conception de l’égalité au sein d’une société « évolue avec le passage d’une justice uniquement fondée sur les “mérites”, vers la reconnaissance de la nécessité d’une justice fondée sur les “besoins” des individus »667. L’approche collective permet de réintégrer ces individus vulnérables au sein du système juridique de protection, c'est-à-dire de favoriser la mise en place de l’égalité réelle. Cette mise 661 ORWELL (G.), La ferme des animaux, Paris, Gallimard, 1945. PERELMAN (C.), « Egalité et justice », in BUCH (H.), FORIERS (P.), PERELMAN (C.) (dir.) et al., L’Egalité, vol.V, Bruxelles, Bruylant, Travaux du centre de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles, 1977, p.325. 663 DUBOUT (E.), L’article 13 du traité CE, La clause communautaire de lutte contre les discriminations, Bruxelles, Bruylant, coll. Droit de l’Union Européenne, 2006, p.240. 664 CARBONNIER (J.), Sociologie juridique, Paris, PUF, coll. Thémis, 1978. 665 ROULAND (N.), Anthropologie juridique, Paris, PUF, coll. Droit fondamental, 1988. 666 RIVERO (J.), « Les droits de l’homme : droits individuels ou droits collectifs ? », Rapport général introductif, in BISCHOFF (J-M.), COHEN-JONATHAN (G.) (dir.) et al., Les droits de l'homme, droits collectifs ou droits individuels, op. cit. 667 DUBOUT (E.), L’article 13 du traité CE, La clause communautaire de lutte contre les discriminations, op. cit., p. 240. 662 154 en place peut être réalisée, si « on admet […] que certains droits ne peuvent et ne doivent être exercés que par certains individus rattachés à une catégorie particulièrement vulnérable »668. 214. La catégorisation implique une opération de sélection : il s’agit de classer, en fonction de certains critères, les individus dans telle ou telle catégorie, ce qui suppose la difficulté de mesurer objectivement les « mérites » ou les « besoins » de chacun 669 . Cette appréciation dépend du contexte d’élaboration de la catégorie. L’approche traditionnelle de la catégorisation témoigne d’une volonté, implicite ou explicite, de transcrire une différenciation entre les personnes : la catégorie se présente comme empruntant à la nature des choses, dont elle constituerait la traduction juridique. Ainsi, la femme mariée appartint longtemps à une catégorie juridique inférieure à celle de son mari, du simple fait de son sexe670. La formation de catégories peut comporter plus explicitement une dimension téléologique : sa construction peut avoir pour finalité la faveur671 ou la défaveur672. 215. La conception moderne de l’approche catégorielle est plus volontariste, puisque souvent constituée en réaction à une réalité non conforme à l’idéal égalitaire : il ne s’agit pas de traduire juridiquement une réalité préexistante, mais bien de constater l’écart dans une situation donnée entre l’égalité proclamée – égalité formelle – et l’égalité réelle. Cette conception moderne relève d’une idéologie visant à instaurer ou à rétablir l’égalité en constatant l’inflexion du jugement porté sur la légitimité de certaines inégalités673. Il en est ainsi, par exemple, des limitations de la capacité de la femme mariée ou encore de la possibilité de changement de sexe à l’état civil du transsexuel. Ici, l’inégalité concrètement observée cesse d’apparaitre admissible. Pour reprendre ce second exemple, dans son arrêt B. contre France de 1992674, la Cour européenne des droits de l’homme prend acte de l’évolution des mœurs et admet le changement de sexe à l’état civil, soulignant d’ailleurs dans son argumentation que celui-ci n’est pas véritablement imputable au requérant675. Le changement d’appréciation ne s’opère pas de la même façon selon les différentes situations. Pour la femme 668 ATTAL-GALY (Y.), Droits de l’homme et catégories d’individus, op. cit., p.23. DUBOUT (E.), L’article 13 du traité CE, La clause communautaire de lutte contre les discriminations, op. cit., p.241. 670 Par exemple, jusqu’en 1965, les femmes mariées n’étaient pas autorisées à exercer un travail sans l'autorisation de leur mari. Dans le même sens, la loi du 9 novembre 2010 assure l'égalité professionnelle entre homme et femme … sans critère contraignant ni sanction en cas de non-respect des objectifs. 671 Par exemple : le privilège de juridiction accordé au Français par les articles 14 et 15 du Code civil français. 672 Par exemple : la discrimination de l’enfant adultérin, jusqu’à l’arrêt CEDH, 1 er février 2000, Mazurek c. France, req. n°34406/97. 673 COHEN (D.), « Catégories de personnes, égalité et différenciation », in BLOCH (P.), DUVERT (C.), SAUPHANOR-BROUILLAUD (N.) (dir.), Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil. Catégories de personnes et droit privé, 1804 – 2004, Paris, Economica, 2006, p.98. 674 CEDH, 25 mars 1992, B. c. France, req. n°13343/87. 675 Idem, §46. 669 155 mariée et l’enfant adultérin par exemple, c’est la particularité affectant les personnes concernées, c'est-à-dire le principe même de leur enfermement dans une catégorie donnée, qui n’est plus jugée pertinente. Inversement, dans notre autre exemple, c’est parce qu’une catégorie a été formalisée et reconnue que les transsexuels et les homosexuels 676 ont pu accéder à la visibilité et à une certaine égalité de traitement677. 216. A l’origine basée sur la prise en considération de situations contingentes, comme l’âge ou la classe sociale, la catégorisation porte de plus en plus sur des différences plus substantielles, comme par exemple le sexe, l’orientation sexuelle, ou l’appartenance à une communauté particulière. L’émergence en droit des catégories de personnes est donc consubstantielle à la transformation de la définition des droits de l’homme : l’individualisme interdisait toute reconnaissance de particularismes des situations individuelles. La différenciation individuelle était impossible au nom du concept d’égalité formelle. Parallèlement à l’évolution de ce concept au sein des droits de l’homme, se développe l’idée de la possibilité de catégorisation des individus en fonction de caractéristiques spécifiques, notamment par la prise en considération de leur vulnérabilité particulière. 217. En conséquence, la multiplication des catégories de personnes saisies par le droit – parallèlement d’ailleurs à la multiplication des branches du droit678– fait s’interroger sur la possibilité de conciliation entre la diversification des catégories de personnes et la philosophie juridique de l’égalité. Le simple fait de catégoriser ne pose pas en soi de problème juridique ; cette démarche est d’ailleurs fréquente (meuble – immeuble, acte - fait juridique). C’est en revanche le fait d’appliquer cette catégorisation aux individus, et indépendamment de leur volonté, qui peut poser problème679. La catégorisation n’est jamais une démarche neutre680, ce qui implique certains risques. 676 Cf. en ce sens : Nations Unies, Assemblée générale, Conseil des droits de l’homme, « Lois et pratiques discriminatoires et actes de violence dont sont victimes des personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre », Rapport de la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme du 17 novembre 2011, document A/HRC/19/41, p.17. 677 COHEN (D.), « Catégories de personnes, égalité et différenciation », in BLOCH (P.), DUVERT (C.), SAUPHANOR-BROUILLAUD (N.) (dir.), Différenciation et indifférenciation des personnes dans le Code civil. Catégories de personnes et droit privé, 1804 – 2004, op. cit., p.100. 678 TERRE (F.), « L’opération de catégorisation », in BLOCH (P.), DUVERT (C.), SAUPHANORBROUILLAUD (N.) (dir.), Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil. Catégories de personnes et droit privé, 1804 – 2004, op. cit., p.5. 679 COHEN (D.), « Catégories de personnes, égalité et différenciation », in BLOCH (P.), DUVERT (C.), SAUPHANOR-BROUILLAUD (N.) (dir.), Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil. Catégories de personnes et droit privé, 1804-2004, op. cit, p.91. 680 Cf. pour une approche philosophique : BUTLER (J.), Troubles dans le genre. Pour un féminisme de subversion, Paris, La découverte, 2005. 156 2. 218. Une catégorisation risquée : le danger de l’essentialisme La catégorisation implique une construction juridique sélective, opérée au sein d’une réalité vaste et complexe : « la réalité légale, celle que décrit le droit, se donne pour réalité naturelle » 681 . La catégorie juridique est ainsi « une œuvre artificielle du législateur qui l’institutionnalise »682. 219. Un risque est alors d’appréhender la personne humaine de façon limitée à l’une de ses caractéristiques, sans prendre en considération l’intégralité de sa situation. Cette spécification a souvent pour effet de réduire la personne à l’une de ses caractéristiques : le fait d’être une femme, un enfant, un détenu. Pour éviter cet écueil, une proposition consiste à multiplier les critères de prise en considération des situations. On peut imaginer classer un individu au sein d’une myriade de cercles concentriques, qui viseraient à saisir au plus près sa situation particulière. La question porte alors sur les différents critères envisagés et le seuil requis pour entrer dans les critères les moins objectifs. Cette opération de classifications successives est utilisée par la plupart des acteurs du développement ou de la protection des droits de l’homme683. A titre d’illustration, le Comité pour les droits économiques, sociaux et culturels, reconnait que les différentes catégories ne s’excluent pas mutuellement, et aiguille son analyse en subdivisant les catégories en sous-catégories, voire plus loin encore. Les observations finales du Comité adressées à l’Irak pour l’année 1997, qui identifient le problème des sanctions économiques prises à l’encontre de cet Etat sur les individus, en constituent une illustration. Elles considèrent les femmes et les enfants comme des sous- catégories de personnes faibles et de personnes pauvres684, particulièrement vulnérables à un risque économique grave du fait des sanctions économiques touchant le pays. Il s’agit ici de faire correspondre la qualification des personnes, et donc leur protection juridique à la réalité de leur situation. 220. Ce risque peut aller jusqu'à un certain essentialisme du groupe vulnérable685, dans la mesure où la notion institutionnalise le constat de la vulnérabilité de ses membres : « en désignant des entités vulnérables, la catégorisation des individus et des droits a certes permis 681 LOCHAK (D.), « Droit, normalité, normalisation », in CHEVALLIER (J.), LOCHAK (D.), DRAÏ (R.), KREMER-MARIETTI (A.) (dir.) et al., Le Droit en Procès, Paris, PUF, 1983, p.65. 682 ATTAL-GALY (Y.), Droits de l’homme et catégories d’individus, op. cit., p.10. 683 Cf. infra §§335 -350. 684 Nations Unies, Conseil économique et social, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Rapport sur les seizième et dix-septième sessions (28 avril – 16 mai 1997, 17 novembre – 5 décembre 1997), 1998, Supplément n°2, §252, reprenant la Résolution 1997/35 du 28 aout 1997 de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, document E/1998/22, E/C.12/1997/10. 685 Cf. sur cette critique, infra §§611 – 617. 157 d'œuvrer pour le meilleur, mais a aussi participé au pire. Non seulement, elle a autorisé l'exclusion de certains ensembles de personnes du bénéfice de certains droits, […] mais a aussi accentué les stigmates de la différence, car désigner c'est relever des infériorités, et constater ouvertement la minoration des droits d'individus spécifiques »686. Cette critique a été soulevée à la Cour européenne des droits de l’homme relativement à la qualification des demandeurs d’asile. Ainsi, dans l’arrêt M.S.S contre Belgique et Grèce687, le juge Sajo, dans son opinion partiellement dissidente estime que « bien que bon nombre d'entre eux soient des personnes vulnérables, les demandeurs d'asile ne sauraient être qualifiés inconditionnellement de groupe particulièrement vulnérable »688. Le juge dissocie ici le groupe des individus qui le composent, reconnaissant la vulnérabilité de certains, et donc a contrario l’absence de vulnérabilité d’autres689. 221. La notion de groupe vulnérable fait enfin apparaitre la tension entre l’approche catégorielle – collective – et l’approche universelle de la vulnérabilité. En effet, elle contribue à « l'institutionnalisation des différences et des particularités » 690 , laquelle engendre « une diversification anarchique des règles de droit et une exacerbation des conflits de droits entre les différentes catégories d'individus »691. La notion de groupe vulnérable contribue alors à complexifier l’arsenal juridique en matière de protection de l’individu. Or, si le droit international fait le plus souvent référence à la vulnérabilité de populations spécifiques692, la professeure M. Fineman soutient que « tant que la vulnérabilité est seulement associée à certaines identités (marginalisées), le mythe libéral que les gens “normaux” sont autosuffisants, indépendants et autonomes perdure »693. La notion de groupe vulnérable ne doit ainsi pas faire disparaitre celle de personne vulnérable, prise dans son individualité694. 686 ATTAL-GALY (Y.), Droits de l’homme et catégories d’individus, op. cit., Résumé de thèse. CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc. 688 Opinion partiellement concordante, partiellement dissidente du juge SAJO, sur la violation alléguée de l'article 3 de la Convention par la Grèce du fait des conditions d'existence du requérant, §2, sous CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc. 689 Cf. infra §§646 – 652. 690 ATTAL-GALY (Y.), Droits de l’homme et catégories d’individus, op. cit, Résumé de thèse. 691 Ibidem. 692 Cf. en ce sens: CHAPMAN (A.), CARBONETTI (B.), “Human rights protections for vulnerable and disadvantaged groups: the contributions of the UN Committee on economic social and cultural rights”, op. cit., aout 2011. 693 FINEMAN (M.), The Autonomy Myth: a Theory of Dependency , New York, The New Press, 2004, citée par PERONI (L.), TIMMER (A.),“ ulnerable groups: The promise of an emerging concept in European Human Rights Convention law”, International Journal. of Constitutional Law, op. cit., p.1060 (traduction libre). 694 Cf. infra §§674 – 675. 687 158 B. 222. Une qualification de groupe vulnérable autonome Les acteurs de droit international chargés de la protection des individus n’adoptent pas une conception unifiée de la notion de groupe vulnérable, mais l’adaptent chacun dans leur domaine de compétence, ce qui conduit à lui faire recouvrir des hypothèses variées de regroupement. Le groupe vulnérable peut concerner indifféremment des personnes dont l’origine de vulnérabilité est intrinsèque ou extrinsèque, mais aussi renvoyer à différents risques. La notion s’apparente ainsi plus à une catégorie qu’à un groupe, au sens du droit international (1.). A la lecture de textes de protection des droits de l’homme 695 et de la jurisprudence internationale en la matière696, la doctrine a pu vouloir assimiler697, du fait de la fréquence de leur corrélation, la notion de groupe vulnérable à celle de minorité (2.). 1. 223. La spécificité de la catégorie « groupe vulnérable » Le groupe vulnérable ne correspond pas à la notion de groupe, couramment employée en droit international, laquelle désigne « un groupement humain uni volontairement par une même communauté d’intérêts, dont la finalité est collective ou communautariste »698. D’abord, les personnes envisagées au sein des groupes vulnérables subissent le plus souvent un processus d’agrégation qui leur est extérieur, ce qui illustre d’ailleurs la dimension relationnelle de la vulnérabilité. Il ne s’agit généralement pas d’une dynamique interne au groupe, qui dénoterait d’un volontarisme particulier, d’un intérêt collectif revendiqué. La 695 Cf. en ce sens : Nations Unies, Conseil économique et social, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale n°14 relative au « droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint » du 11 aout 2000, document E/C.12/2000/4, §12: «les installations, biens et services en matière de santé doivent être physiquement accessibles sans danger pour tous les groupes de la population, en particulier les groupes vulnérables ou marginalisés tels que les minorités ethniques» ; Organisation internationale du travail, Aperçu du Rapport du Projet de recherche par l’Organisation internationale du travail et la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples autochtones relatif à la protection constitutionnelle et législative des droits des peuples autochtones dans 24 pays africains, 16 octobre 2009 ; ANTOINE (R.M.B.), “The situation of vulnerable groups in Latin America and the Caribbean as it relates to access to the labor market, Imagining a new approach”, pp.2 – 3, consultable en ligne (le 15 otobre 2015) : <http://www.oas.org/en/iachr.desc/docs/Bahamas2013.pdf>; Organisation des Etats américains, Commission interaméricaine des droits de l’homme, « Report on the situation of Human Rights in Jamaica », 10 aout 2012, document OEA/Ser.L/V/II.144, doc.12,. 696 Cf. en ce sens : CIDH, 15 juin 2005, Communauté Moiwana c. Suriname, Fond et réparation, série C n°125 ; CEDH (Gde Ch.), 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, préc., §44 ; CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, préc., §182 ; CEDH (Gde Ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, préc., §147. 697 WOEHRLING (J.), « Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé », Rapport général présenté aux Journées mexicaines de l’Association Henri CAPITANT à Mexico et Oaxaca, 18 – 25 mai 2002, Revue de droit de l'Université de Sherbrooke, avril 2003, p.96. L’auteur démontre par la suite l’existence d’une distinction entre ces notions. 698 ATTAL-GALY (Y.), Droits de l’homme et catégories d’individus, op. cit., p.19. 159 notion de groupe vulnérable correspond ainsi plutôt à une catégorie juridique. En effet, « à la différence des minorités et des groupes, la catégorie s'appréhende de l'extérieur ; il n'y a pas d'intérêt véritablement collectif entre ses membres et l'agrégat d'individus qui définit la catégorie ne constitue pas une communauté. Il y a seulement des intérêts individuels qui sont parallèles et sensiblement identiques » 699 . La notion de groupe vulnérable s’entend ainsi comme un groupe au sens large, envisagé comme simple fait, et non comme un regroupement, c'est-àdire un mouvement, une démarche active et volontaire des personnes qui le composent. Par exemple, la protection des mineurs non accompagnés, des personnes handicapées ou des personnes âgées, ne prend généralement pas la forme d’une lutte corporatiste passant éventuellement par la création de véritables institutions durables et organisées. Si des contreexemples existent, comme notamment le militantisme homosexuel 700 ou féministe, qui ont contribué à la reconnaissance de groupes effectivement exposés à de nombreux risques, cet élément ne constitue pas une caractéristique essentielle de la notion de groupe vulnérable. 224. L’institutionnalisation, c'est-à-dire l’organisation en vue de la réalisation d’un but commun, est d’ailleurs souvent une marque non de vulnérabilité, mais de puissance ou, au moins, de résilience. En effet, la mise en place d’une structure pérenne implique notamment la mobilisation de ressources financières et humaines sur le long terme. Le cas échéant, l’un des risques est alors de fonder l’existence juridique du groupe sur l’affirmation unilatérale de droits par ceux qui sont habilités à parler en son nom701. La pratique du cause lawyering702– c'est-à-dire l’engagement politique et juridique en faveur d’une cause – est emblématique à cet égard. Cette pratique, qui a par essence une dimension collective, s’impose dans les prétoires internationaux notamment relativement à la protection des groupes vulnérables 703. Certains procès collectifs (class actions) en sont une manifestation actuelle 704 . S’ils ont 699 Ibidem. Cf. BLASIUS (M.), PHELAN (S.), We are everywhere. A historical sourcebook of gay and lesbian politics, New York, Routeledge, 1997. 701 Cf. en ce sens : KARPIK (L.), HALLIDAY (T.). « “Avocats des causes” et avocats politiques, deux formes d'engagement de la défense », Justices, hors série, décembre 2001, pp.68 – 70 ; ISRAËL (L.), « Usages militants du droit dans l'arène judiciaire : le cause lawyering », Droit et société, 2001/3, n°49. 702 ISRAËL (L.), « Usages militants du droit dans l'arène judiciaire : le cause lawyering », Droit et société, op. cit., p.795 : « Etre un cause lawyer, c’est se faire l’avocat d’une cause au sens fort, c’est-à-dire en être le défenseur non seulement intellectuel mais aussi dans le prétoire, au travers de la défense de ceux qui l’incarnent, la défendent, la portent. Le cause lawyering est donc l’activité, indissociablement politique et juridique, qui manifeste cet engagement ». 703 Cf. en ce sens : BOURDIEU (P.), Intervention lors de l’occupation de l’Ecole normale supérieure par les chômeurs, 17 janvier 1998, Contre- feux, Liber Raisons d'agir, p.103 : « la première conquête de ce mouvement est le mouvement lui-même, son existence même : il arrache les chômeurs […] à l’invisibilité, à l’isolement, au silence, bref à l’inexistence ». 704 SARAT (A.), SCHEINGOLD (S.) (dir.), Cause Lawyering. Political Commitments and Professional Responsibilities, New York, Oxford, Oxford University Press, coll. Oxford Socio-Legal Studies, 1998. 700 160 d’abord suscité l’enthousiasme en raison « de leur aptitude à susciter des mouvements de mobilisation populaires et de leur capacité à conférer un certain pouvoir à des groupes traditionnellement marginalisés »705, les procès collectifs subissent aujourd’hui la critique706. En effet, il peut arriver que les cause lawyers centrent leur activité sur les enjeux généraux des conflits plutôt que sur l’intérêt particulier de leur client 707. Le risque est alors celui d’une instrumentalisation de la vulnérabilité particulière d’un individu ou groupe au service d’une cause qui le dépasse. Sont alors exclus les individus que l’on cherchait pourtant précisément à protéger708. 2. 225. La distinction entre groupe vulnérable et minorité Parce que la minorité est une notion difficile à définir en droit709, a pu être émise l’idée que la notion plus récente de groupe vulnérable constituait un nouvel habillage pour cette catégorie de personnes. Il est en effet fréquent qu’une minorité soit considérée comme groupe vulnérable : il est d’ailleurs symptomatique que cette notion ait été employée pour la première fois par le juge européen relativement à une affaire concernant la minorité rom710. 226. Cette analogie tient tout d’abord au fait qu’un traitement particulier est accordé à la minorité par certains textes internationaux 711 , ce qui constitue un premier indice de vulnérabilité du groupe concerné. Si ces textes reconnaissent explicitement les droits de minorités, tendant notamment à la reconnaissance de l’identité d’un groupe et à la protection 705 MEILI (S.), « Cause lawyering et justice collective : l’exemple de l’amparo colectivo en Argentine », Droit et Société, 2003/3, n°55, p.665. 706 En effet, la décision finale peut s’avérer contradictoire avec les objectifs de protection initialement visés ; les membres du groupe au profit duquel est mené le procès collectif sont en situation de dépendance relativement à ceux qui représentent ce groupe devant le tribunal ; il y a enfin un risque d’instrumentalisation par les avocats de ce type de procès au service de leurs propres enjeux politiques. 707 SCHEINGOLD (S.), “The Struggle to Politicize Legal Practice : A Case Study of Left- Activist Lawyering in Seattle”, in SARAT (A.), SCHEINGOLD (S.) (dir.), Cause Lawyering. Political Commitments and Professional Responsibilities, op. cit., p.112. 708 Cf. en ce sens infra §§611 -617. 709 Cf. RIGAUX (F.), « Mission impossible : la définition de la minorité », RTDH, vol.8, n°30, 1997, pp.155 – 175 ; BOSSUYT (M.), « La définition du concept de “minorités” en droit international », in "La protecció de les minories i els Tribunals Constitucionals", Andorra, Tribunal Constitucional, 3 octobre 2003, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.tribunalconstitucional.ad.> 710 CEDH (Gde ch.), 18 janvier 2001, Chapman c. Royaume Uni, req. n°27238/95. 711 Cf. en ce sens : Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant le « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » du 16 décembre 1966, document A/2200 A (XXI), art.27 ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 47/135 adoptant « la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques » du 18 décembre 1992, documeFnt AG/RES/47/135; Conseil de l’Europe Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, adoptée à Strasbourg le 1 er février 1995, entrée en vigueur le 1 er février 1998 ; Nations Unies, Comité des droits de l’homme, Observation générale n°23 (1994) concernant les droits des minorités, document HRI\GEN\1\Rev.1, pp.43 – 46. 161 de ses caractéristiques particulières (religieuses, linguistiques) 712 , c’est bien qu’une vulnérabilité particulière a été constatée. Ainsi, le juge interaméricain des droits de l’homme, dans un contexte où la « question indienne » est majeure, n’a pas attendu l’adoption de la Déclaration universelle sur les droits des peuples autochtones713 pour reconnaitre l’existence de droits pour les membres des peuples indigènes en tant que tels 714 . Sur le continent européen, on peut citer la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales de 1995, adoptée dans le cadre du Conseil de l’Europe715. Si la Convention européenne des droits de l’homme ne reconnait aucun droit général des minorités en tant que telles, son article 14 interdit cependant la discrimination fondée sur « l’appartenance à une minorité nationale », ce qui induit la reconnaissance de la vulnérabilité de la minorité à la discrimination. D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme convient explicitement de la vulnérabilité de certaines minorités. Ainsi, dans le contentieux relatif aux Roms et Tsiganes, l’arrêt D. H. et autres contre République tchèque716 mentionne une « minorité défavorisée et vulnérable »717; l’arrêt Oršuš et autres contre Croatie718 évoque un « type particulier de minorité défavorisée et vulnérable » 719 , et « la vulnérabilité des Roms/Tsiganes » 720 . Dans l’arrêt Aksu contre Turquie721, qui reprend ces expressions722, certains juges considèrent la minorité Tsigane/Rom comme un « groupe social vulnérable », aussi qualifié de « groupe social minoritaire et 712 D’ailleurs, l’expression la plus fréquente de ce type de droits est celui des minorités, qui s’analyse aujourd’hui comme un droit des peuples et non de l’individu. Cf. pour l’évolution de l’appréhension de ce droit : CORTEN (O.), Le discours du droit international. Pour un positivisme critique, Paris, Pedone, 2009, p.300. 713 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 61/295 adoptant la « Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones du 13 septembre 2007 » du 2 octobre 2007, document AG/RES/61/295. 714 BURGORGUE-LARSEN (L.), « Les nouvelles tendances dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », in Cursos de Derecho internacional y Relaciones y Internacional de Vitoria Gasteiz, Bilbao, Universidad des Pais Vasco, 2009, p.161. 715 La France a refusé de ratifier la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales adoptée à Strasbourg le 1er février 1995 (préc.) et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires signée le 5 novembre 1992, entrée en vigueur le 1 er mars 1998. Dans une décision du 15 juin 1999 concernant l’examen de la compatibilité avec la Constitution d’une ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, le Conseil constitutionnel a jugé que cette Charte conférant « des droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées, porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français » (Conseil constitutionnel, Décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999). 716 CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, req. n°57325/00. 717 Ibidem, §182. 718 CEDH (Gde Ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, préc. 719 Ibidem, §147. 720 Ibid. §148. 721 CEDH (Gde ch.), 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, préc. 722 Ibidem, §§7 et 44. 162 fortement vulnérable » 723 . Dans ces arrêts, la stigmatisation sociale semble être une caractéristique commune au groupe vulnérable et à la minorité724. 227. La confusion entre les notions de groupe vulnérable et de minorité tient ensuite à l’absence de définition clairement établie de cette dernière, soit que les auteurs l’utilisent sans la définir vraiment 725 , soit qu’ils en retiennent une définition large, susceptible d’englober diverses situations726. Si la minorité ne répond pas à une définition juridique précise, il est néanmoins possible d’en avancer certains éléments. D’abord, la minorité ne relève pas a priori d’une construction juridique mais bien d’une constatation factuelle. La Cour permanente de justice internationale, dans son Avis consultatif sur les écoles minoritaires en Albanie de 1935 énonce ainsi : « l’existence d’une minorité est une matière de fait et non une question de droit »727. Ainsi, la minorité est préexistante au droit, contrairement à la catégorie d’individus, construction définie, délimitée, c'est-à-dire créée par le droit. Le professeur G. Koubi confirme cette analyse : « la conscience d’une identité culturelle, historique, linguistique ou religieuse dans et par une communauté minoritaire est un préalable à sa reconnaissance juridique » 728 . Sur ce point, si la notion de groupe vulnérable semble au contraire s’apparenter à une catégorie de personne729, c'est-à-dire à une construction juridique, cette dernière est fondée sur la constatation de la vulnérabilité du groupe dans les faits. La distinction n’est donc pas évidente à ce stade. 228. Il est ensuite possible de retenir la définition donnée par l’ancien Rapporteur spécial de la Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités des Nations Unies, selon laquelle la minorité désigne « un groupe730 numériquement inférieur au reste de la population d’un Etat, en position non dominante, dont les membres ressortissants de l’Etat possèdent du point de vue ethnique, religieux ou linguistique des caractéristiques qui différent de celles du reste de la population et manifestent même de façon implicite un sentiment de solidarité, à l’effet de préserver leur culture, leurs traditions, leur 723 Opinion dissidente des juges TULKENS (F.), TSOTSORIA (N.), PARDALOS (K.), §1, sous CEDH (Gde ch.), 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, préc. 724 Cf. infra §§231 – 234. 725 Cf. RIGAUX (F.), « Mission impossible : la définition de la minorité », RTDH, vol.8, n°1997/30, pp.155 – 175. 726 Commission des droits de l’homme, Mémorandum du SGNU du 27 décembre 1949, Définition et classification des minorités, document E/4/Sub.2/8. 727 CPJI, Avis consultatif du 6 avril 1935 sur les écoles minoritaires en Albanie, série A/B, n°64, p.19. 728 KOUBI (G.), « L’“entre deux” des droits de l’homme et des droits des minorités : un concept d’appartenance ? », RTDH, n°18, 1994, p.178. 729 Cf. supra §§223 -224. 730 Nous soulignons. 163 religion ou leur langue »731. La notion de minorité renvoie donc à des critères objectifs, tels que la langue, la culture, mais aussi à un critère plus subjectif, celui du sentiment d’appartenance au groupe minoritaire et la volonté d’assurer sa pérennité. Ce sentiment d’identité est un élément essentiel de la définition de la minorité, qui ne se retrouve pas dans la notion de groupe vulnérable 732 . Par exemple, le groupe vulnérable que constituent l’ensemble des femmes dans une situation de conflit armé où le viol est utilisé comme arme de guerre ne forme pas une minorité : si elles sont souvent en situation non dominante et qu’un sentiment de solidarité peut éventuellement se développer entre des femmes ayant subi une telle atteinte, il ne s’agit pas là d’un sentiment d’appartenance à une communauté constituée, avec une culture, des traditions, une religion ou une langue particulière. Les femmes sont souvent qualifiées de groupe vulnérable733, mais elles ne constituent pas pour autant une minorité734. Ainsi, il est certain que le groupe vulnérable ne peut se réduire à la notion de minorité, caractérisée comme fait social marqué par un sentiment d’appartenance : si les minorités sont souvent qualifiées de groupes vulnérables, tous les groupes vulnérables ne sont pas des minorités. § 2. La délimitation pratique du groupe vulnérable 229. La notion de groupe vulnérable est une notion floue, dont l’utilité en droit international suppose une délimitation. En effet, dans la même logique que pour la notion de personne vulnérable, si tout groupe – ou au contraire, absolument aucun – peut être juridiquement qualifié de vulnérable, la notion perd alors de son intérêt juridique. 230. Si la notion est très largement employée par les acteurs du droit international, ceux-ci n’aident pas à sa délimitation dans la mesure où peu d’efforts de conceptualisation de la notion sont entrepris. Le groupe vulnérable fait en effet essentiellement l’objet d’une utilisation pragmatique par ces acteurs. L’étude de leur pratique confirme que la délimitation de la notion de groupe vulnérable est particulièrement compliquée, dans la mesure où elle doit 731 CAPOTORTI (F.), Study on the rights of persons belonging to ethnic, religious and linguistic minorities, New York, Nations Unies, 1979, p.102. 732 Cf. supra §§670 – 677. 733 Cf. par exemple : Comité international de la Croix Rouge, Rapport de la Commission plénière, « Stratégie de partenariat pour améliorer les conditions de vie des personnes vulnérables », Thème III du plan d’action, Genève, CICR, 31 octobre - 6 novembre 1999 ; Conseil de l’Europe, Repères, Manuel pour la pratique de l'éducation aux droits de l'homme avec les jeunes, éd. du Conseil de l’Europe, 2012, Informations de référence sur les droits de l'homme, La protection juridique des droits de l'homme, pp.433 – 598, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.eycb.coe.int/compass/fr/chapter_4/print_4_3.html > 734 Cette démonstration peut être menée avec la plupart des groupes vulnérables, comme les personnes âgées, les mineurs, les personnes handicapées. 164 allier flexibilité et efficacité. Ces exigences contradictoires se retrouvent dans son contenu (A.) et son périmètre (B.). A. 231. Un contenu discuté : la stigmatisation Le groupe vulnérable se caractérise généralement par une stigmatisation en raison de facteurs intrinsèques ou extrinsèques 735 . La stigmatisation peut être définie « comme un processus dynamique de dévaluation qui discrédite significativement un individu aux yeux des autres »736. Les critères de la stigmatisation varient d’une culture à l’autre et peuvent être totalement arbitraires : appartenance ethnique, politique, handicap737. Cette variété implique l’extrême hétérogénéité de la notion de groupe vulnérable : « certains attributs sont choisis et définis par d’autres personnes comme peu honorables ou sans valeurs »738. La stigmatisation illustre ainsi la dimension relationnelle de la vulnérabilité : c’est un « produit social »739 qui implique un regard de la majorité sur une minorité discréditée, et peut se manifester de différentes manières – légitimation de discours, d’actes, voire de législations discriminantes. Cette source de vulnérabilité, assise sur des préjugés, c'est-à-dire « des pensées négatives déjà implantées »740, est appréhendée par de nombreux instruments juridiques internationaux741. 232. La Cour européenne des droits de l’homme fournit une lecture approfondie de ce critère d’identification d’un groupe vulnérable. D’abord, dans le contentieux relatif aux Roms/ Tsiganes, si dans l’arrêt Chapman contre Royaume Uni 742 la Cour fonde sa qualification 735 Cf. supra §§62 – 128. GOFFMAN (E.), Stigma : notes on the management of a spoiled identity, New York, Simon and Schuster, 1963, cité par Nations Unies, ONUSIDA, « Stigmatisation, discrimination et violations des droits de l’homme associées au VIH, Etudes de cas des interventions réussies », Collection meilleures pratiques de l’ONUSIDA, juillet 2005, p.7. 737 Cf. infra §§62 – 92. 738 Nations Unies, ONUSIDA, « Stigmatisation, discrimination et violations des droits de l’homme associées au VIH, Etudes de cas des interventions réussies », juillet 2005, op. cit., p.7. 739 Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), « Rapport du CIB sur le principe de non-discrimination et de non-stigmatisation » du 6 mars 2014, document SHS/EGC/IBC-20/13/2 REV.3, §4.2.2. 740 Nations Unies, ONUSIDA, « Stigmatisation, discrimination et violations des droits de l’homme associées au VIH, Etudes de cas des interventions réussies », juillet 2005, op. cit., p.7. 741 Cf. par exemple à l’échelle universelle: Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, Rapport de la rapporteuse spéciale sur le droit à l’eau potable et à l’assainissement, « Stigmatisation et réalisation des droits fondamentaux à l’eau potable et à l’assainissement » du 2 juillet 2012, document A/HRC/21/42. Ce document mentionne des « groupes défavorisés et exclus ; Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture(UNESCO), Comité international de bioéthique, « Rapport du CIB sur le principe de non-discrimination et de non-stigmatisation », 6 mars 2014, préc. A l’échelle européenne : Conseil de l’Europe, Recommandation 1203 (1993) relative aux Tziganes en Europe, adoptée par l'Assemblée le 2 février 1993 ; Conseil de l’Europe, Recommandation 1557 (2002) relative à la Situation juridique des Roms en Europe, adoptée par l’Assemblée le 25 avril 2002. 742 CEDH (Gde Ch.), 18 janvier 2001, Chapman c. Royaume Uni, préc. 736 165 comme groupe vulnérable sur l’appartenance à une minorité – sans justification poussée sur ce point –, elle en enrichit ensuite sa compréhension en intégrant le critère du préjugé. Les arrêts D.H. contre République Tchèque743, Sampanis et autres contre Grèce744 ou encore Oršuš et autres c. Croatie 745 y font ainsi référence relativement à la discrimination des enfants roms à l’école et à la violation de leur droit à l’accès à l’éducation. Dans la première affaire, la Grande chambre énonce que, « du fait de leurs vicissitudes et de leur perpétuel déracinement, les Roms constituent une minorité défavorisée et vulnérable, qui a un caractère particulier »746. A cet égard, la Cour se réfère abondamment aux instruments du Conseil de l’Europe alertant en l’espèce sur « l’intolérance à l’égard des Tsiganes »747 et sur le fait que « les Roms font encore l’objet de discrimination, de marginalisation et de ségrégation »748. Ces instruments s’appuient d’ailleurs sur des analyses internationales, tant doctrinales 749 que provenant d’acteurs de terrain750. Le critère du préjugé est ensuite évoqué de manière plus concrète dans l’arrêt Oršuš et autres c. Croatie, où la Cour relève « la volonté des parents non roms qui auraient notamment signé des pétitions […] et obtenu le maintien des classes séparées [et qu’] une atmosphère d’intolérance s’est installée, les parents non roms allant jusqu’à manifester à la rentrée 2002/2003 devant une école, bloquant l’entrée aux enfants roms »751. De même, la Cour voit dans « l’attitude négative » de « la population [qui] avait encore une perception généralement négative de la minorité rom »752 la source de vulnérabilité d’une femme rom contrainte à la stérilisation. Dans l’arrêt Horváth et Kiss contre Hongrie753, la Cour reconnait le caractère institutionnel du préjugé comme source de vulnérabilité du groupe dans le cas d’enfants roms placés dans des écoles pour handicapés mentaux sur la base de tests ne tenant pas compte de leur particularité ethnique. 743 CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, préc. CEDH, 5 juin 2008, Sampanis et autres c. Grèce, req. n°32526/05. 745 CEDH (Gde Ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, préc. 746 CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, préc., §182. 747 Conseil de l’Europe, Recommandation 1203 (1993) relative aux Tziganes en Europe, adoptée par l'Assemblée le 2 février 1993, §5. 748 Conseil de l’Europe, Recommandation 1557 (2002) relative à la situation juridique des Roms en Europe, adoptée par l’Assemblée le 25 avril 2002, §3. 749 Cf. par exemple : LOSEN (D.J.), ORFIELD (G.), Racial inequity in special education, Cambridge, Harvard Education Press, 2002, cité dans CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, préc., §44. 750 Cf. à titre d’exemple: Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), “Trafficking in Human Beings, Especially Women and Children, in Africa”, Innocenti Insight, 2005; « Save the Children, Denied a future? The right to education of Roma/Gypsy and Traveller children », 2001, cité dans CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, préc.,§44. 751 CEDH (Gde ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, préc., §154. Cf. dans le même sens : CEDH, 5 juin 2008, Sampanis et autres c. Grèce, préc. 752 CEDH, 8 novembre 2011, V.C. c. Slovaquie, req. n° 18968/07, §146. 753 CEDH, 29 janvier 2013, Horváth et Kiss contre Hongrie, req. n°11146/11, §§115 – 116. 744 166 233. Ce critère du préjugé se retrouve en dehors de ce contentieux. L’arrêt Kiyutin contre Russie 754 , relatif à une personne atteinte du VIH/SIDA est à cet égard particulièrement explicite. En effet, la Cour rappelle le climat de crainte inspirée à l’origine par cette maladie : les malades étaient fuis par peur de la contagion ou par suspicion de « mauvaises mœurs » (homosexualité, drogue, prostitution)755. Elle énonce alors : « lorsqu’une restriction des droits fondamentaux s’applique à des groupes particulièrement vulnérables de la société, qui ont souffert d’une discrimination considérable par le passé, la marge d’appréciation accordée à l’Etat s’en trouve singulièrement réduite et celui-ci doit avoir des raisons particulièrement impérieuses pour imposer la restriction en question. Ce raisonnement, qui remet en question certaines classifications en tant que telles, se justifie par les traitements défavorables aux conséquences durables dont ces groupes ont fait l’objet et qui ont abouti à leur exclusion de la société. De tels traitements peuvent être dus à une législation appliquée à tous les individus de manière stéréotypée sans possibilité d’évaluer de manière individualisée leurs capacités et leurs besoins756. En de précédentes occasions, la Cour a identifié un certain nombre de ces groupes vulnérables, victimes de différences de traitement en raison de leur sexe757, de leur orientation sexuelle 758 , de leur race ou de leur origine ethnique 759 , de leurs facultés intellectuelles760 ou encore de leur handicap761 »762. Le groupe vulnérable peut se définir, sous l’angle de la discrimination, par la référence à son passé de souffrance, qui a inculqué des conséquences durables pour ce groupe. Une catégorie de personnes longtemps discriminées voit se former une habitude, une sorte de coutume de discrimination à son encontre. La vulnérabilité du groupe se fonde ici sur l’allégation de l’existence d’un préjugé à l’origine d’une exclusion sociale 763 . D’ailleurs, la référence à la stigmatisation d’un groupe « qui a souffert d’une discrimination considérable par le passé » est également utilisée relativement aux personnes handicapées, comme l’illustre l’arrêt Alajos Kiss contre Hongrie, qui la relie 754 CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin c. Russie, préc. Ibidem, §64. 756 CEDH, 20 aout 2010, Alajos Kiss c. Hongrie, préc., §42. 757 CEDH (plénière), 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, §78, req. n°9214 /80, 9473/81 et 9474/81. 758 CEDH, 22 novembre 2010, Schalk et Kopf c. Autriche, req. n°30141/04, § 97 ; CEDH, 27 décembre 1999, Smith et Grady c. Royaume Uni, req. n°33985/96 et 33986/96, § 90. 759 CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, préc., §182. 760 CEDH, 20 aout 2010, Alajos Kiss c. Hongrie, préc., §42. 761 CEDH, 6 novembre 2009, Glor c. Suisse, req. n°13444/04, §84. 762 CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin c. Russie, préc., §63. 763 PERONI (L.), TIMMER (A.), “ ulnerable groups : The promise of an emerging concept in European Human Rights Convention law”, International Journal of Constitutional Law, op. cit., p.1066. 755 167 explicitement à l’exclusion sociale764. On remarque par ailleurs que, par cet attendu, la Cour élargit les destinataires de la notion de groupe vulnérable : par exemple, les arrêts Schalk et Kopf contre Autriche765 et Smith et Grady contre Royaume-Uni766 cités dans l’arrêt Kiyutin contre Russie par la Cour n’utilisent pas la notion de groupe vulnérable pour désigner les requérants homosexuels. 234. La stigmatisation n’est cependant pas un élément systématique de d’identification du groupe vulnérable. En effet, par exemple, les enfants sont souvent considérés comme appartenant à un groupe vulnérable, sans qu’ils fassent pour autant l’objet d’un discrédit social sur ce seul motif. D’ailleurs, cet argument est au fondement de l’opinion partiellement dissidente du juge Sajo dans l’arrêt M.S.S contre Belgique et Grèce, qui conteste la qualification comme groupe vulnérable des demandeurs d’asile, au motif qu’ils « ne sont pas un groupe victime dans le passé de traitements défavorables aux conséquences durables aboutissant à leur exclusion de la société »767. La stigmatisation est ainsi un critère fréquent mais non systématique pour identifier un groupe vulnérable. B. 235. Un périmètre variable : l’exemple du groupe vulnérable au génocide La notion de groupe vulnérable recouvre un périmètre variable, comme l’illustre le droit pénal international dans le cadre de la prévention et répression du crime de génocide. L’étude du groupe vulnérable y est particulièrement probante en ce que le génocide consiste précisément en la destruction d’un groupe en tant que tel. La notion de groupe vulnérable s’y comprend largement, et à deux points de vue : d’une part la notion s’étend de la prévention du crime de génocide au traitement des survivants (1.) ; d’autre part, elle peut être étendue quantitativement, pour inclure les personnes en besoin dans la protection (2.). 764 CEDH, 20 aout 2010, Alajos Kiss c. Hongrie, préc., §42 ; cf. également : CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin c. Russie, préc., §63 ; CEDH, 3 janvier 2014, I.B. c. Grèce, req. n°552/10, §81. 765 CEDH, 22 novembre 2010, Schalk et Kopf c. Autriche, préc. 766 CEDH, 27 décembre 1999, Smith et Grady c. Royaume Uni, préc., §121 : « la Cour n'exclut pas qu'un traitement fondé sur un préjugé de la part d'une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle […] puisse en principe tomber sous l'empire de l'article 3 ». 767 Opinion partiellement concordante, partiellement dissidente du juge SAJO, Sur la violation alléguée de l'article 3 de la Convention par la Grèce du fait des conditions d'existence du requérant, sous CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc., 168 1. 236. Une notion temporellement étendue La notion de groupe vulnérable se retrouve d’abord a priori, lorsque l’on cherche à prévenir la survenance du génocide. En effet, le génocide consiste en « une recherche de destruction méthodique dirigée contre un groupe humain ciblé, dont les membres partagent une caractéristique définitionnelle donnée » 768 , comme l’ethnie ou la religion. Il s’agit de l'anéantissement délibéré d'un groupe constitué par un grand nombre de personnes, généralement stigmatisées au sein de la société. En effet, leur caractéristique particulière, commune au groupe, est à l’origine d’un processus de marginalisation qui conduira, à terme, à l’extermination. La notion de groupe vulnérable peut contribuer à anticiper ce processus de marginalisation. A cet égard, le Bureau du conseiller spécial pour la prévention du génocide des Nations Unies attire l’attention des Etats membres sur le fait que parmi « les circonstances dont la conjonction aggrave le risque de génocide », l’on compte notamment la « défaillance des moyens institutionnels de prévention du génocide : […] impuissance des institutions nationales de défense des droits de l’homme, absence de protagonistes capables, sur la scène internationale, de protéger les groupes vulnérables» 769 . Ainsi, toujours sans définir explicitement la notion de groupe vulnérable et les personnes qui sont susceptibles d’en faire partie, les Nations Unies permettent la prise en considération de toute personne effectivement soumise à ce risque : l’objectif est clairement de protéger a priori les personnes contre le risque de génocide, c'est-à-dire de prévenir la survenance de ce risque. 237. La notion de groupe vulnérable est également employée a posteriori lorsqu’il s’agit de protéger les survivants au génocide contre de nouveaux risques qui les toucheraient particulièrement. Ainsi, dans sa Résolution 60/225, l’Assemblée générale des Nations Unies s’affirme « consciente des nombreuses difficultés rencontrées par les survivants du génocide de 1994 au Rwanda, en particulier les orphelins, les veuves et les victimes de violences sexuelles, que le génocide a rendus plus pauvres et plus vulnérables, et plus spécialement les nombreuses victimes de violences sexuelles qui ont contracté le VIH et, depuis, soit sont mortes, soit sont gravement malades du sida » 770. Une fois le risque réalisé, la vulnérabilité de 768 Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal, Lexique, V. Génocide, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.operationspaix.net/61-lexique-genocide.html> 769 Nations Unies, Conseiller spécial pour la prévention du génocide, “Analysis Framework” du 19 octobre 2009, consultable en ligne (le 15 octobre) 2015 :< https://www.un.org/en/preventgenocide/adviser/pdf/osapg_analysis_framework.pdf > 770 Cf. par exemple : Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 60/225 relative à l’« Aide aux survivants du génocide de 1994 au Rwanda, en particulier aux orphelins, aux veuves et aux victimes de violences sexuelles », du 23 décembre 2005, document A/RES/60/225 : « rappelant également sa résolution 59/137 du 10 décembre 2004, dans laquelle elle a prié le Secrétaire général d’encourager les organismes, fonds et programmes 169 la personne peut prendre une nouvelle forme, changer de nature : si la vulnérabilité au risque réalisé disparait logiquement avec le risque en question – la personne devenant alors victime – il est néanmoins possible, voire probable, que naisse une vulnérabilité nouvelle, due à la réalisation du risque initial. La notion de groupe vulnérable trouve alors encore à s’appliquer dans cette hypothèse. 2. 238. Une notion matériellement extensible Si le droit pénal international utilise largement la notion de groupe vulnérable pour couvrir différentes hypothèses où la protection de la personne est nécessaire, elle est aussi interprétée largement. A titre d’illustration, la résolution des Nations Unies du 11 décembre 1946771, qui devait mener à la Convention de 1948 relative à la prévention et la répression du crime de génocide772, prévoyait la qualification de génocide si « des groupes entiers, raciaux, religieux ou politiques » étaient visés. Reprenant cette analyse, la Convention de 1948 semble donc refuser la qualification de génocide à des atteintes aux populations civiles si celles-ci ne sont pas motivées par l’appartenance à un groupe national, religieux ou racial. Ainsi, l’article 2 prévoit que « le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire ou tout ou en partie, un groupe national 773 , ethnique 774 , racial 775 ou religieux776, comme tel »777. La notion de groupe visé par le texte semble donc a priori limitée à l’une de ces quatre caractéristiques778. 239. Cependant, le jugement du Tribunal pénal international pour le Rwanda dans l’affaire Akayesu779 suggère que l’on interprète la définition du crime de génocide comme contenant compétents des Nations Unies à continuer de collaborer avec le Gouvernement rwandais pour concevoir et exécuter des programmes propres à aider les groupes vulnérables qui continuent de subir les effets du génocide de 1994 », « encourage tous les Etats Membres à apporter une aide aux survivants du génocide et aux autres groupes vulnérables au Rwanda, montrant ainsi leur adhésion à la présente résolution ». 771 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 96 (I), relative au « crime de génocide » du 11 décembre 1946. 772 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée par l'Assemblée générale des Nations Unies dans sa Résolution 260 (III), Partie A, du 9 décembre 1948, entrée en vigueur le 12 janvier 1951. 773 « Ensemble de personnes considérées comme partageant un lien juridique basé sur une citoyenneté commune, jointe à une réciprocité de droits et de devoirs » : TPIR, Chambre de première instance, 2 septembre 1998, Procureur c. Jean Paul Akayesu, Décision relative à la condamnation, affaire n°ICTR-96-4-T, §512. 774 Les membres du groupe doivent « partager une langue et une culture commune », Ibidem, §513. 775 Fondé « sur les traits physiques héréditaires, souvent identifiés à une région géographique, indépendamment des facteurs linguistiques, culturels, nationaux ou religieux », Ibid., §514. 776 « Groupe dont les membres partagent la même religion, confession ou pratique de culte», Ibid., §515. 777 Repris dans l’article 6 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998. 778 TPIR, Chambre de première instance, 2 septembre 1998, Procureur c. Jean Paul Akayesu, Jugement, préc., §510 ; TPIR, Chambre de première instance I, 27 janvier 2000, Procureur c. Alfred Musema, Jugement et Sentence, ICTR-96-13-A, §162. 779 TPIR, Chambre de première instance, 2 septembre 1998, Procureur c. Jean Paul Akayesu, Jugement, préc. 170 une énumération ejusdem generis susceptible d’intégrer des groupes de nature semblable. En effet, selon le Tribunal, l’interprétation de la qualité de groupe entrant dans la définition doit s’opérer largement, de façon à intégrer tout groupe qui nécessiterait la protection induite par la qualification de génocide. En l’espèce, « la Chambre prend note du fait que la population tutsie ne possède pas sa propre langue pas plus qu'elle n'a une culture différente de celle du reste de la population rwandaise. Elle considère toutefois qu'il existe un certain nombre de facteurs objectifs faisant de ce groupe une entité dotée d'une identité distincte »780. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda adopte ainsi une interprétation souple du groupe susceptible d’être visé par le génocide. Il va à cet égard plus loin que la Cour internationale de Justice, qui estime que le groupe doit en droit être défini de manière positive781, renvoyant à l’intention des rédacteurs de la Convention de 1948 qui était de protéger contre le risque de génocide tout « groupe stable et permanent » 782 . Cette interprétation souple démontre une approche téléologique de la part du Tribunal, qui cherche à étendre la protection de la Convention à des groupes non expressément visés par ses dispositions. 240. D’autre part, la qualification de génocide requiert par principe une destruction d’une partie substantielle du groupe. De ce point de vue quantitatif, l’interprétation est également relâchée. Ainsi, pour analyser le critère du caractère substantiel de la destruction, « le nombre de personnes visées doit être considéré dans l’absolu mais aussi par rapport à la taille du groupe dans son ensemble. […] Si une portion donnée du groupe est représentative de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie, on peut en conclure qu’elle est substantielle »783. Ainsi pourrait être qualifiée de substantielle la destruction des dirigeants représentatifs du groupe : le fait que tous soient visés en tant que tels constituerait une forte présomption de génocide, indépendamment du nombre effectif de tués. L’intention génocidaire est reconnue dans la destruction d’un nombre plus limité de personnes, 780 Ibidem, §170. CIJ, 26 février 2007, Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, Rec. 2007, §193: le « groupe doit présenter des caractéristiques positives particulières — nationales, ethniques, raciales ou religieuses —, et non pas une absence de telles caractéristiques ». 782 Ibid., §516. : « la Chambre s'est interrogée sur le fait de savoir si les groupes protégés par la Convention sur le génocide, repris par l'article 2 du Statut, devaient être limités aux seuls quatre groupes expressément mentionnés ou s'il ne faudrait pas comprendre parmi eux tout groupe qui, à l'instar desdits quatre groupes, est caractérisé par sa stabilité et sa permanence. […] la question qui se pose est de savoir s'il serait impossible d'appliquer la Convention sur le génocide pour pénaliser la destruction physique d'un groupe en tant que tel, si ledit groupe, bien qu'il soit caractérisé par sa stabilité et par le fait qu'on y appartient par naissance, ne correspondait pas à la définition d'un des quatre groupes expressément protégés par la Convention. De l'avis de la Chambre, il convient de surtout respecter l'intention des auteurs de la Convention sur le génocide, qui, selon les travaux préparatoires, était bien d'assurer la protection de tout groupe stable et permanent ». 783 TPIY, Chambre de première instance, 2 aout 2001, Procureur c. Radislav Krstić, n° IT-98-33-T, §12. 781 171 sélectionnées en raison de l’impact qu’aurait leur disparition pour la survie du groupe784. Cette conception est corroborée par la Cour internationale de Justice785, laquelle précise : « trois points importants s’agissant de déterminer la “partie” du “groupe” […]. L’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe en question. […] Deuxièmement, […] il est largement admis qu’il peut être conclu au génocide lorsque l’intention est de détruire le groupe au sein d’une zone géographique précise. Pour reprendre les termes de la Commission du droit international, l’intention “ne doit pas nécessairement être l’anéantissement complet du groupe, dans le monde entier” […] Un troisième critère proposé est d’ordre qualitatif et non quantitatif » 786 . Ainsi, l’importance numérique du groupe vulnérable au risque de génocide est une condition appréciée de manière large, afin de permettre le déclenchement du régime protecteur prévu par la Convention, lié à la qualification de génocide. Cette souplesse dans l’appréciation des critères de déclenchement d’un régime protecteur est révélatrice d’une attitude plus générale du droit international visant la protection effective de la personne vulnérable. L’objectif de la notion de groupe vulnérable est d’assurer une protection juridique effective à toute personne qui en a besoin : sa délimitation s’opère ainsi essentiellement de manière téléologique. SECTION 2. 241. L ’EMPLOI DE LA NOTION DE GROUPE VULNERABLE La notion de groupe vulnérable, qui traduit une approche collective de la vulnérabilité, vise à une plus grande flexibilité dans l’octroi d’une protection juridique. Par la référence à cette notion, la personne vulnérable est juridiquement protégée par le biais de son appartenance à un groupe. Une telle approche entraine des effets juridiques importants 787 , comme l’illustre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, particulièrement dynamique quant au recours à cette notion (§1.). En cela, l’approche collective constitue un atout certain pour l’identification de la personne vulnérable en droit international, et, par voie de conséquence pour sa protection effective. 784 Ibidem, §598 ; TPIY, Chambre de première instance I, 14 décembre 1999, Procureur c. Goran Jelisic, IT-9510-T, §81. 785 CIJ, 26 février 2007, Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), préc., §198 et s. 786 Ibidem, §§198, 199, 200. 787 Les effets généraux de la notion de personne vulnérable en droit international seront étudiés plus largement infra §§388 et s. Il s’agit ici en particulier d’illustrer certains effets produits par l’approche collective de la vulnérabilité. 172 242. Cependant, un danger inhérent à la notion de groupe vulnérable consiste en une compréhension de plus en plus large de cette notion floue, qui risque de la priver de son intérêt juridique. L’étendue des effets de la notion implique donc une méthode d’identification pragmatique. C’est pourquoi l’adoption d’une utilisation raisonnée de l’approche collective de la vulnérabilité se révèle nécessaire (§2.). § 1. Des effets juridiques étendus 243. Certains instruments ou acteurs du droit international emploient la notion de groupe vulnérable de manière simplement « cosmétique » 788 , c'est-à-dire sans lui attacher de véritables effets protecteurs. La Cour européenne des droits de l’homme constitue au contraire un exemple topique de juridiction internationale faisant produire à la notion de groupe vulnérable des effets juridiques importants. D’une part, le recours à la notion permet une objectivisation globale du contentieux européen (A.). D’autre part, il fait naitre une protection étendue au profit de la personne dont on reconnait l’appartenance au groupe qualifié de vulnérable (B.). A. 244. Une « objectivation du contentieux européen »789 L’emploi de la notion de groupe vulnérable par le juge de Strasbourg fait évoluer le contentieux européen dans le sens d’une objectivation, sur deux points notamment. D’une part, la notion de groupe vulnérable permet le passage de l'individualisation à la collectivisation du droit de recourir à la Cour (1.). D’autre part, le groupe vulnérable entraine le passage d’un contrôle concret au contrôle abstrait des dispositions internes des Etats membres (2.). 1. 245. La collectivisation de l’exercice du recours individuel L’utilisation de la notion de groupe vulnérable implique celle d’appartenance à une communauté, qui lie l’individu à un groupe d’appartenance déterminé. Se pose alors le 788 Entretien avec la déléguée du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) à Abidjan, 15 septembre 2010 : « ce sont des mots [personne vulnérable – groupe vulnérable] qu’on emploie aujourd’hui, oui. Je pense que c’est à la mode, mais on ne sait pas vraiment à quoi cela correspond. Ça ne change pas notre action au quotidien ». 789 FLAUSS (J.-F.), « Actualité de la Convention européenne des droits de l'homme (mars-aout 2010) », in AJDA 2010, p. 2362. 173 problème de la distinction entre droits individuels, droits collectifs, et droits de groupe790 dans le cadre de la qualité pour agir devant la Cour. En effet, dans la mesure où la Convention ouvre un droit de requête individuelle à « tout groupe de particuliers »791, la notion de groupe vulnérable peut avoir pour effet de consacrer un véritable droit du groupe à saisir le juge européen. C’est l’argument de la vulnérabilité de l’ensemble du groupe qui justifie la collectivisation de ce droit : « l'importance croissante prêtée par la Cour européenne à la notion de groupe minoritaire vulnérable rejaillit sur la nature du contrôle judiciaire exercé sur saisine individuelle »792. 246. Sous l’influence notamment des organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme, de plus en plus présentes dans le prétoire de la Cour, le contrôle tend à acquérir une dimension collective. Ces organisations assurent en effet l’élargissement de questions individuelles à l’ensemble d’un groupe vulnérable. Par exemple, dans l’affaire D.H. et autres contre République Tchèque 793 , les requérants, absents à l’audience, étaient représentés par le Centre européen pour les droits des Roms794. Dans cette espèce, la Cour constate la violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 2 du Protocole n°1, sans examiner le cas particulier du requérant, estimant que « dès lors qu’il a été établi que l’application de la législation pertinente avait à l’époque des faits des effets préjudiciables, disproportionnés pour la communauté rom, les requérants de cette communauté ont nécessairement subi le même traitement discriminatoire. Cette conclusion dispense la Cour de se pencher sur leur cas individuellement »795. Ainsi, la violation des droits du requérant individuel est appréciée par le prisme des atteintes aux droits du groupe vulnérable, indépendamment de l’analyse de sa situation particulière. 247. Il en est de même dans l’arrêt Aksus contre Turquie 796 , relatif à la demande d’interdiction de la vente d’ouvrages jugés insultants à l'égard des Roms/Tziganes, formulée par un représentant de l'association des Tziganes turcs. Ici encore, la Cour statue davantage 790 KOUBI (G.), « Réflexions sur les distinctions entre droits individuels, droits collectifs et “droits de groupe” », in Mélanges Raymond GOY, Du droit interne au droit international, le facteur religieux et l’exigence des droits de l’homme, P.U.R. n°251, 1998, p.107. 791 Convention européenne des droits de l’homme, préc., art 34 : « La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particulier qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles ». 792 FLAUSS (J-F.), « Actualité de la Convention européenne des droits de l'homme (mars-aout 2010) », op. cit., p.2362. 793 CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République Tchèque , préc. 794 Cette institutionnalisation de la représentation de la minorité rom est sans doute un signe de sa résilience progressive. Cf. supra §§218 – 221. 795 CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République Tchèque, préc., §209. 796 CEDH (Gde ch.), 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, préc. 174 sur le droit à la réputation de la population rom en Turquie que sur la violation des droits du requérant individuel. A cet égard, la position exprimée par les juges minoritaires, dans leur opinion dissidente, est particulièrement explicite : « l'affaire concerne le préjudice subi par le peuple rom »797. Le recours à la notion de groupe vulnérable permet ainsi une collectivisation de l'exercice du recours individuel. Or, cette collectivisation est avantageuse pour la Cour elle-même autant que pour le requérant. D’une part, elle permet à la Cour de ne pas se pencher sur l’analyse du cas particulier pour traiter une question donnée. Par exemple, dans l’affaire D.H. et autres contre République Tchèque précitée, la Cour peut statuer sur la notion de discrimination indirecte sans avoir à se pencher sur la situation concrète du requérant individuel. D’autre part, pour le requérant, la collectivisation de l’exercice du droit de recours « présente un intérêt stratégique évident : elle permet de contourner, dans une certaine mesure, l'encadrement strict du droit d'action des groupes minoritaires devant la Cour en vue de la défense de leurs intérêts collectifs »798. Ainsi, la notion de groupe vulnérable favorise l’accès au juge, et donc la protection juridique de personnes qui en auraient été exclues sans le recours à cette notion. 2. 248. L ’émergence d’un contrôle abstrait La notion de groupe vulnérable influence également le type de contrôle opéré par la Cour : le recours au groupe vulnérable participe à l’objectivation du contrôle judiciaire européen sur les législations et règlementations internes des Etats membres. En effet, même si la Cour persiste à affirmer que son contrôle s’effectue toujours in concreto, le contrôle direct sur les dispositions internes des Etats membres tend à se généraliser. A titre d’illustration, dans l’affaire Oršuš et autres contre Croatie, la Cour énonce : « bien que l'affaire en cause concerne la situation individuelle de chacun des quatorze requérants, la Cour ne saurait faire abstraction de ce que ceux-ci appartiennent à la minorité rom. C'est pourquoi elle tiendra compte dans son analyse de la situation particulière de la population rom »799. Et l'opinion en partie dissidente commune à plusieurs juges d’ajouter : « à certains égards, l'arrêt porte plutôt sur la situation particulière de la population rom de manière générale au lieu de se fonder sur les faits de la cause, car le point principal de l'affaire et sa portée ont été modifiés et 797 Opinion dissidente commune aux juges TULKENS (F.), TSOTSORIA (N.), PARDALOS (K.), §1, sous CEDH (Gde ch.), 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, préc. 798 FLAUSS (J.-F.), « Actualité de la Convention européenne des droits de l'homme (mars-aout 2010) », op. cit., p.2362. 79 CEDH (Gde ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, préc., §147. 175 interprétés au-delà de ce dont les requérants eux-mêmes se sont plaints dans leur requête »800. La Cour généralise ainsi le cas d’espèce à l’ensemble de la population rom qu’elle qualifie, pour les circonstances de la cause, de « type particulier de minorité défavorisée et vulnérable » 801 . Ainsi, la notion de groupe vulnérable permet l’objectivation du contrôle effectué par la Cour sur les dispositions internes des Etats membres. Elle assure également une protection étendue à l’individu reconnu membre du groupe vulnérable. B. 249. Un identification européenne aux effets protecteurs La reconnaissance de l’appartenance à un groupe qualifié de vulnérable par le juge est lourde d’enjeux juridiques pour la personne concernée, comme en témoigne notamment l’arrêt M.S.S. contre Belgique et Grèce du 21 janvier 2011. Le recours à la notion de groupe vulnérable par le juge européen y influence la preuve d’une violation de la Convention (1.) et permet, le cas échéant, la mise en place d’une obligation positive à la charge de l’Etat (2.). 1. 250. L ’allègement de la preuve des mauvais traitements La reconnaissance de l’appartenance à un groupe vulnérable entraine des conséquences sur la preuve de la violation de l’article 3 de la Convention, comme l’illustre l’arrêt M.S.S. contre Belgique et Grèce. Cette affaire concernait un demandeur d'asile afghan, entré en Europe via la Grèce et qui avait formulé une demande d'asile en Belgique. En application du Règlement Dublin II, la Belgique estima que l'examen de la demande d'asile incombait aux autorités grecques. Expulsé vers la Grèce, le requérant fut alors placé en détention, dans des conditions matérielles déplorables. Une fois libéré, il reçut une carte de demandeur d'asile mais aucune aide ni aucun moyen de subsistance. Dépourvu de ressources, le requérant tenta de quitter la Grèce avec une fausse carte d'identité. Il fut à nouveau placé en détention et soutient avoir subi des violences policières. Le requérant saisit la Cour européenne d'une requête dirigée à la fois contre la Grèce et la Belgique. Dans le cas de la Grèce, il allégua que ses conditions de détention et d'existence en Grèce constituaient un traitement inhumain et dégradant contraire à l'article 3 de la Convention. Or, selon une jurisprudence bien établie, « pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement 800 Opinion en partie dissidente commune aux juges JUNGWIERT (K.), VAJIC (N.), KOVLER (A.), GYULUMYAN (A.), JAEGER (R.), MYJER (E.), BERRO-LEFEVRE (I.), VUCINIC (N.), §15, sous CEDH (Gde ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, préc. 80 CEDH (Gde ch.), 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, préc., §147. 176 doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence. Elle dépend de l’ensemble des données de la cause »802. Deux critères d’appréciation sont ainsi énoncés : le seuil de gravité du mauvais traitement803 et l’appréciation relative de ce seuil en fonction de la situation donnée. Ainsi, pour déterminer l’existence de traitements inhumains et dégradants, la Cour attache une importance cruciale à l’appréciation in concreto de la situation de la personne visée. Dans cet arrêt M.S.S. contre Belgique et Grèce, la Cour semble réduire « l’ensemble des données de la cause » à la simple appartenance du requérant à un groupe vulnérable, en l’espèce celui des demandeurs d’asile. En effet, elle énonce qu’elle « doit […] prendre en considération la vulnérabilité spécifique du requérant, inhérente à sa qualité de demandeur d'asile, du fait de son parcours migratoire et des expériences traumatiques qu'il peut avoir vécues en amont » 804 . Ici, la Cour considère d’abord que la vulnérabilité est inhérente à la qualité de demandeur d’asile, c'est-à-dire nécessairement liée à cette qualité805. L’appréciation in concreto de la vulnérabilité de l’intéressé semble alors se limiter à la constatation de son appartenance à ce groupe vulnérable. D’ailleurs, l’emploi d’une tournure exprimant l’éventualité (« expériences traumatiques qu'il peut avoir vécues en amont ») illustre bien que cette observation relève de l’idée générale que l’on se fait du parcours du migrant, sans considération de la situation particulière du requérant. La vulnérabilité du requérant à la violation de l’article 3 de la Convention ne s’apprécie donc pas en fonction de sa situation spécifique mais par simple constatation de son appartenance à un groupe déterminé. La simple appartenance du requérant à un groupe qualifié de vulnérable par le juge suffit à constater la violation de l’article 3 de la Convention. 251. La charge de la preuve des mauvais traitements semble même se trouver renversée. Dans cet arrêt, la Cour énonce bien que le fait que le requérant ne puisse pas prouver sa situation n’exonère pas la Grèce de sa responsabilité d’agir pour pourvoir aux besoins essentiels de celui-ci. En effet, si l’Etat veut contester cette responsabilité, il va devoir établir qu’il ne s’est pas « contenté d’attendre que le requérant prenne l’initiative » 806 , mais au contraire que les autorités étatiques ont tout mis en œuvre pour pourvoir à ses besoins essentiels. L’appartenance au groupe vulnérable semble ainsi avoir des conséquences 802 Voir par exemple : CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, préc., §107 ; CEDH (Gde ch.), 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, préc. ; CEDH, 16 décembre 1997, Raninen c. Finlande, § 55 : « Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité dont l’appréciation dépend de l’ensemble des données de la cause ». 803 CEDH (plénière), 18 janvier 1978, Irlande c. Royaume-Uni, req. n°5310/71. 804 CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc., §232. 805 Selon le dictionnaire Larousse, inhérent signifie : « qui est lié d'une manière intime et nécessaire à quelque chose ». 806 CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc., §259. 177 favorables en matière de preuve d’une violation d’un droit garanti à l’individu qui peut s’en prévaloir. La constatation de l’appartenance à un groupe vulnérable peut ensuite permettre la mise en place d’une obligation positive à la charge de l’Etat. 2. 252. La mise en place d’une obligation positive L’appartenance à un groupe vulnérable peut faire bénéficier la personne reconnue membre de ce groupe d’une protection accrue. En effet, selon le choix opéré par la Cour de resserrer son appréciation sur la personne ou de l’élargir au groupe auquel la personne appartient, le destinataire de la qualification de vulnérable n’est pas le même : soit le requérant est vulnérable en fonction de sa situation personnelle, qui s’ajoute éventuellement au constat préalable de son appartenance à un groupe vulnérable ; soit le requérant est considéré comme vulnérable uniquement parce qu’il appartient à un groupe vulnérable. Dans le premier cas, le requérant va devoir établir qu’il se trouve dans une situation particulière, impliquant une vulnérabilité. Dans la seconde hypothèse, la personne appartenant à un groupe vulnérable déterminé sera automatiquement considérée comme vulnérable, et donc automatiquement destinataire d’une protection spéciale. Dans l’arrêt M.S.S contre Belgique et Grèce, c’est cette seconde interprétation que retient la Cour : « la Cour accorde un poids important au statut du requérant qui est demandeur d'asile et appartient de ce fait à un groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable qui a besoin d'une protection spéciale » 807 , « étant donné la précarité et la vulnérabilité particulières et notoires des demandeurs d'asile en Grèce »808. Cette appréhension plus souple de la vulnérabilité d’une personne appartenant à un groupe donné permet une protection plus automatique, avantageuse pour la personne concernée. Ainsi, la Cour énonce: « bien que la Cour ne soit pas en mesure de vérifier l'exactitude des propos du requérant quand il soutient avoir informé à plusieurs reprises les autorités grecques de sa situation […], les données précitées sur la capacité d'accueil relativisent l'argument du Gouvernement selon lequel la passivité du requérant est à l'origine de sa situation. En tout état de cause, étant donné la précarité et la vulnérabilité particulières et notoires des demandeurs d'asile en Grèce, la Cour est d'avis que les autorités grecques ne pouvaient se contenter d'attendre que le requérant prenne l'initiative de s'adresser à la préfecture de police pour pourvoir à ces besoins essentiels »809. Ainsi, la vulnérabilité du 807 Ibidem, §251. Ibid., §259. 809 Ibid. 808 178 groupe fait automatiquement naitre des droits pour le requérant, qui s’analysent notamment en une obligation positive de la part de l’Etat de pourvoir à ses besoins essentiels. 253. Etant donné que la constatation de l’appartenance à un groupe vulnérable emporte des conséquences juridiques importantes pour l’individu concerné, il est essentiel, afin de préserver l’intérêt de cette notion en droit international, d’adopter une utilisation raisonnée de cette approche collective de la vulnérabilité. § 2. Une méthode d’identification pragmatique 254. L’approche collective constitue un atout pour l’identification de la personne vulnérable en droit international, de par son pragmatisme et sa flexibilité. Néanmoins, on a constaté les dangers de ces caractères : la notion floue ne doit pas devenir une notion « attrape-tout », au risque de perdre son intérêt juridique. Il est donc nécessaire d’encadrer son utilisation. 255. D’abord, l’approche collective n’est pas toujours suffisante, et peut se combiner avec d’autres méthodes d’identification des personnes vulnérables dans la sphère internationale810. Cette idée s’illustre parfaitement en droit international humanitaire, où l’approche collective de la vulnérabilité est flexible (A.). Afin d’en assurer une utilisation optimale par les acteurs du droit international, cette approche collective doit nécessairement être encadrée (B.). A. Une approche collective flexible : l’exemple du droit international humanitaire 256. Le droit humanitaire constitue souvent un « laboratoire du droit international »811, où sont expérimentées des techniques nouvelles, qui seront étendues à l’ensemble du droit international si leur efficacité est démontrée 812 . Droit opératoire, le droit international humanitaire se construit sur le terrain, en cherchant à répondre rapidement et efficacement à des problématiques concrètes. Il constitue ainsi une source d’inspiration pour l’identification de la personne vulnérable en droit international général. 810 Cf. infra §§278 – 387. Pour faire le parallèle avec le droit international de l’environnement. Cf. CONDORELLI (L.), cité par DUPUY (P.-M.), « Où en est le droit international de l’environnement à la fin du siècle ? », RGDIP 1997, pp.873 – 903. 812 Il en est ainsi par exemple du principe de mise hors la loi de la guerre, concrétisé par le droit de La Haye, issu des Conférences sur la paix de 1899 et 1907. Ces règles de droit international humanitaire innervent l’ensemble du droit international, contribuant au développement de notions comme le jus cogens par exemple. 811 179 257. La notion de groupe vulnérable se retrouve largement dans le vocabulaire des acteurs du droit international humanitaire 813 , mais son utilisation n’est pas exclusive d’autres approches. Dans l’objectif d’une identification la plus exacte de la personne vulnérable, l’approche collective se conjugue de plus en plus avec une approche individuelle (1.); cette dernière peut même être utilisée seule, sans prise en compte de l’appartenance au groupe (2.). 1. 258. La combinaison des approches collective et individuelle Le droit international humanitaire développe des méthodes poussées pour l’identification de la personne vulnérable, dans la mesure où il a principalement en charge sa protection814. Ainsi, la prise en compte de la situation concrète de la personne, en combinaison avec la constatation de l’appartenance à un groupe, peut être transposée en droit international général. Cette combinaison des approches collective et individuelle est plus ou moins prégnante selon les domaines. 259. A titre d’illustration, le Conseil de l’Europe ne prévoit généralement pas la combinaison de différentes approches, raisonnant essentiellement en termes d’appartenance à certains groupes sociaux. Il constate ainsi par exemple que : « des mécanismes de protection spéciaux trouvent leur raison d'être dans la discrimination subie par certains groupes, mais aussi dans la position défavorisée et vulnérable qu'occupent certains d'entre eux dans la société. Parmi les groupes bénéficiant d'une protection spéciale, il faut citer : les minorités, les enfants, les réfugiés, les femmes, les autres groupes vulnérables » 815 . Malgré une liste énumérative de personnes formant ces groupes, l’expression « autres groupes vulnérables » permet d’étendre la protection. Si la description de ces « autres groupes vulnérables » renvoie à « des groupes tels que les travailleurs et les personnes détenues [et] d'autres groupes, tels que les peuples autochtones » 816 , une fois encore, l’adjectif « tels » implique que 813 Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) emploie ainsi la notion d’« enfants vulnérables » dans divers contextes : traite, catastrophes naturelles. Cf. Entretien avec UNICEF Côte d’Ivoire, 15 septembre 2010 ; Cf. aussi: Comité international de la Croix Rouge, Rapport de la Commission plénière, « Stratégie de partenariat pour améliorer les conditions de vie des personnes vulnérables », 31 octobre-6 novembre 1999, préc. 814 Cf. en ce sens : TPIR, Chambre d’appel, 1 er juin 2001, Le Procureur c. Jean Paul Akayesu, affaire n°ICTR96-4-A, Mémoire du Procureur, §§4.16 – 4.25. 815 Conseil de l’Europe, Repères, Manuel pour la pratique de l'éducation aux droits de l'homme avec les jeunes, op. cit. 816 Ibidem. 180 l’énumération n’est pas fermée817. Mais cette approche s’arrête au constat de l’appartenance au groupe, sans envisager la situation concrète de la personne. 260. Une approche plus ouverte à d’autres méthodes d’identification de la personne vulnérable est adoptée par l’Organisation internationale pour les migrations. Par exemple, son Programme retour et émigration des demandeurs d’asile en Belgique 818 propose un soutien supplémentaire à certains individus, appelé « assistance pour les cas vulnérables », se basant sur la particularité qui justifie l’appartenance à un groupe vulnérable. L’Organisation pour les migration réserve cette protection à une liste limitative de personnes, incluant : « les personnes souffrant de problèmes médicaux, les victimes de la traite des êtres humains, les femmes enceintes, les familles monoparentales (un père ou une mère qui retourne seul(e) avec ses enfants), les personnes âgées (50 ans et plus), les mineurs, les mineurs non accompagnés » 819 . Si la liste est limitative, on compte néanmoins parmi les objectifs de l’Organisation pour les migrations « le soutien des personnes migrantes en situation de vulnérabilité […] par des actions en faveur des groupes sociaux de migrants (femmes isolées, enfants, personnes âgées, personnes traumatisées ou malades) exposés à des dangers de toute nature (économiques, sociaux, médicaux, etc.) » 820 . La protection des groupes vulnérables s’organise ainsi clairement autour de groupes sociaux définis821, mais le critère de la situation concrète de vulnérabilité est appréhendé de façon large, puisque la liste des dangers n’est pas limitative (cf. « etc. »). La prise en considération de la situation de la personne constitue donc ici une variable d’ajustement, permettant d’affiner la réponse juridique en fonction de la protection effectivement nécessitée. 817 On retrouve cette conception dans de nombreux instruments internationaux. Par exemple, la Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte de la Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003), (préc.) énonce, dans son article 21, que les Etats membres doivent tenir compte de « la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les mutilations génitales féminines ». 818 Organisation internationale pour les migrations, Bureau de l’OIM pour la Belgique et le Luxembourg, Programme Retour et Emigration des demandeurs d’Asile en Belgique, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : « http://avrr.belgium.iom.int » 819 Cf. par exemple: Organisation internationale pour les migrations, “IOM Brussels’Guidelines on Return and Reintegration of ulnerable Cases, with specific emphasis on medical cases”, septembre 2007. 820 Organisation internationale pour les migrations, Assistance au retour volontaire et à la réintégration, « Comment aidons-nous les groupes vulnérables ? », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) :<http://avrr.belgium.iom.int/fr/a-propos-du-programme-reab/de-quelle-maniere-loim-peut-aider-les- migrantsappartenant-a-un-groupe-vulnerable-.html> 821 La protection de l’Organisation internationale pour les migrations peut également intervenir en dehors de l’appartenance à un groupe social visé, mais alors elle ne se fonde plus sur l’appartenance à un groupe vulnérable. 181 261. Enfin, l’approche du Comité international de la Croix Rouge relativement aux personnes vulnérables est plutôt extensive. Si le rapport issu de la 27ème Conférence internationale du Comité international de la Croix Rouge 822 identifiait des catégories spécifiques de personnes vulnérables telles que : « les femmes, les enfants, les personnes âgées, les handicapés […], les réfugiés et les personnes déplacées », l’organisme souligne également qu’il n’est, en réalité, « pas toujours aisé de cibler les personnes à risque, tant les situations et les perceptions sur la vulnérabilité demeurent diversifiées »823. Ainsi, au-delà de la simple constatation de l’appartenance ou non à un groupe vulnérable, le Comité international de la Croix Rouge va tendre à déterminer la vulnérabilité d’un point de vue contextuel : il considère le degré d’exposition à un risque dans une situation donnée et le met en lien avec les mécanismes d’action rapide ainsi qu’avec la capacité de résistance des personnes touchées824. Selon cette vision, la vulnérabilité de différents groupes – hommes, femmes, enfants, personnes âgées – diffère autant selon la nature des événements et des violations encourues que selon le degré d’exposition du groupe concerné et de sa capacité à surmonter la difficulté, c'est-à-dire sa résilience825. Identifier les personnes à risque revient donc à identifier les groupes de personnes qui sont les plus susceptibles d’être victimes, dans une situation donnée, d’un événement néfaste conduisant à une violation de leurs droits826. Cette démarche permet d’anticiper les risques et de chercher à atténuer les effets de leur réalisation le cas échéant : l’action est ici essentiellement préventive. Plusieurs groupes peuvent être confrontés à des situations de vulnérabilité : le groupe n’est pas l’unique élément d’analyse de la vulnérabilité, mais il doit être conjugué avec la situation concrète dans laquelle celui-ci se trouve. La Cour européenne des droits de l’homme utilise parfois cette combinaison 827 . Cette approche de la vulnérabilité par la prise en compte de la réalité effectivement vécue par la personne tend ainsi à se développer, notamment dans des domaines marqués par un besoin de réaction rapide. 822 Comité international de la Croix Rouge, Rapport de la Commission plénière « Stratégie de partenariat pour améliorer les conditions de vie des personnes vulnérables », 31 octobre-6 novembre 1999, préc. 823 Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal, Lexique, V. Groupe vulnérable, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.operationspaix.net/67-details-lexiquegroupes-vulnerables.html.> 824 Ibidem. 825 Cf. supra, §§307 – 309. 826 Cf. infra §§315 – 325. 827 Cf. en ce sens : CEDH, 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, req. n°13178/03, §55. 182 2. 262. Le dépassement de l’approche collective Classiquement, le droit international humanitaire se concrétise institutionnellement par une approche catégorielle : pour assurer la protection des personnes en situation de conflit armé ou de catastrophe humanitaire, chaque organe est spécialisé dans une problématique donnée828. Cette protection repose sur une catégorisation des personnes et la mise en place de statuts protecteurs. Par exemple, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le droit international s’est particulièrement affiné dans le domaine de la protection du réfugié829. Ainsi, la Convention de 1951, le Protocole de 1967, de même que plusieurs conventions régionales830 ont posé des critères précis pour l’octroi du statut de réfugié et donc d’une protection particulière. Mais ce régime sophistiqué de protection a également eu pour conséquence la réduction corrélative de la protection des migrants, qui, bien que vulnérables dans les faits, ne peuvent prétendre à ce statut831. Cette exclusion du bénéfice de la Convention est d’autant plus prégnante que de nouvelles catégories de migrants se sont développées depuis la rédaction de ces textes. Sont ainsi traditionnellement exclus d’une protection spécifique les « migrants économiques » 832 , les « migrants climatiques » 833 , mais aussi les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays834. En réalité, cette catégorisation, qui conditionne la protection, est largement infondée si l’on se place dans une approche en termes de besoins réels du migrant. Si les catégories de réfugié, personne déplacée, ou plus généralement de migrant 828 Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) prend en charge les enfants, le Haut commissariat pour les réfugiés (UNHCR), les réfugiés et personnes déplacées, etc. 829 Elle est par exemple bien plus ratifiée que la Convention de New-York du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides (laquelle prenait, avant de devenir une Convention à part entière, la forme d’un Protocole sur les apatrides, rédigé en tant que supplément à la Convention de 1951). Cf. en ce sens : DE NANTEUIL (A.), « Réflexions sur le statut d'apatride en droit international », in Colloque de la SFDI , Droit international et nationalité, tenu à Poitiers du 9 au 11 juin 2011, Paris, Pedone, 2012. 830 Par exemple: Convention de l'Organisation de l’Union Africaine régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique, adoptée le 10 septembre 1969, entrée en vigueur le 20 juin 1974. 831 Il faut dire que le droit international des réfugiés reflète aussi le souci des Etats de restreindre les catégories de personnes ayant droit à la protection. Cf. en ce sens: LINDE (T.), “Humanitarian assistance to migrants irrespective of their status – towards a non-categorical approach”, International Review of the Red Cross, n°875, 2009, pp.567 – 578. Classiquement, les politiques publiques considèrent la migration comme un problème de gestion et de régulation des pressions démographiques, perception renforcée par l’idée implicite que l’étranger constitue une menace. Ainsi, les migrants qui se déplacent en raison de contraintes socio-économiques ou environnementales tendent à être exclus de la protection de l’Etat, ne « méritant » qu’une aide humanitaire accessoire. 832 Colloque Amnesty International, Y-a-t-il de « faux » réfugiés ? La réalité de l’exil, La responsabilité des Etats, Paris, 6 avril 2012. 833 Cf. en ce sens : PRIEUR (M.), MARGUENAUD (J.-P.), MONEDIAIRE (G.), BETAILLE (J.), DROBENKO (B.), GOUGUET (J.J.), LAVIEILLE (J.M.), NADAUD (S.), ROETS (D.), « Projet de Convention relative au statut international des déplacés environnementaux », Revue européenne de droit de l’environnement, n°4, 2008, p.381. 834 Pour ces dernières, ont été élaborés comme normes incitatives : Nations Unies, Commission des droits de l’homme, « Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l'intérieur de leur propre pays » du 11 février 1998, document E/CN.4/1998/53/Add.2. 183 international relèvent de définitions juridiques précises, il s’agit d’abstractions théoriques qui ne reflètent que très imparfaitement la complexité de la réalité. Par conséquent, en relation avec le développement du concept de sécurité humaine, axé sur les individus et leur sécurité, une conception plus pragmatique va être mise en lumière dans les années 1990. Ainsi apparait le concept de migration forcée qui concerne non seulement les réfugiés au sens de la Convention de 1951, mais aussi les personnes déplacées en raison d’une catastrophe naturelle ou environnementale, chimique ou nucléaire, d’une famine ou de projets de développement835. Si le migrant économique n’est toujours pas inclus dans les bénéficiaires de la protection, un changement conceptuel s’amorce néanmoins: la protection des migrants non réfugiés est désormais abordée836. 263. Cette évolution est permise par une plus grande prise en compte de l’action sur le terrain. Souvent, on constate en effet que « les questions humanitaires s’infiltrent par le bas »837, les acteurs de terrain étant les mieux à même de connaitre de la situation concrète des personnes dans le besoin. Cette approche permet de résoudre le problème de déconnexion entre la protection juridique et la réalité vécue par la personne838. Ainsi, en 2007, rompant avec une longue tradition de catégorisation des individus, distinguant en particulier ceux entrant dans le statut de réfugié des autres, la XXXème Conférence internationale de la Croix Rouge et du Croissant Rouge recommande d’adopter une approche globale du phénomène de migration, accordant la protection à la personne en se détachant de la prise en compte de son statut. Il s’agit de fournir une assistance humanitaire aux migrants vulnérables, quelle que soit leur appartenance à un groupe déterminé. En effet, cette évolution prend acte du fait que « les dimensions humanitaires de la migration vont bien au-delà des catégories sur lesquelles le 835 Forced Migration Online, « What is a forced migration? », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.forcedmigration.org/about/whatisfm.> 836 Cf. par exemple : Mouvement international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, Xème session de l’Assemblée générale de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, 1995, décision 12 : « Le travail de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge avec les migrants » ; Mouvement international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, XXVIIème Conférence internationale, Genève 1999, document de référence (en particulier objectif 1.1 : la protection des victime des conflits armés à travers le respect du droit international humanitaire ; objectif 3.1 : stratégie de partenariat pour améliorer les conditions de vie des personnes vulnérables) ; Mouvement international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, Conseil des Délégués du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, novembre 2001, résolution 4 : «Action du Mouvement en faveur des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays» ; Mouvement international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, VIème Conférence régionale européenne de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Berlin, avril 2002 ; VIème Conférence régionale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge de l'Asie et du Pacifique, Manille, novembre 2002 ; XVIIème Conférence interaméricaine de la Croix-Rouge, Santiago du Chili, avril 2003 ; Xème Conférence méditerranéenne, mars 2007, Athènes ; VIIe Conférence régionale européenne de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Istanbul, mai 2007 ; XVIIIe Conférence interaméricaine, Guayaquil, Équateur, juin 2007. 837 LINDE (T.), “Humanitarian assistance to migrants irrespective of their status – towards a non-categorical approach”, International Review of the Red Cross, op. cit., p.570. 838 Cf. en ce sens infra §§301 – 330. 184 Mouvement International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge se focalisait traditionnellement pour cibler son action »839. Cette approche, basée sur les droits de l'homme, constitue un cadre conceptuel pour le développement international de la protection de la personne humaine 840 . D’ailleurs, les principes généraux énoncés dans la Politique de la Fédération internationale des sociétés de la Croix Rouge et du Croissant Rouge en 2011 sont libellés dans la perspective de l’action plutôt que sur la base d’une typologie, faisant de la vulnérabilité une priorité. En effet, le premier point de ces principes généraux énonce que l’action doit : « se concentrer sur les besoins et la vulnérabilité des migrants »841. Il s’agit donc explicitement de faire primer les besoins réels du migrant sur la catégorie juridique à laquelle il appartient. Une solution de terrain pourrait prendre la forme d’une approche refusant toute classification juridique sur la base de critères stricts d’inclusion ou d’exclusion. Il s’agirait de considérer la situation des migrants comme un ensemble de préoccupations, avec des caractéristiques semblables, qui se recoupent, mais dont aucune ne doit nécessairement être commune à tous 842 . Ainsi, la vulnérabilité particulière et les besoins humanitaires constitueraient une ressemblance que l’on retrouve fréquemment chez les migrants dans leur ensemble843. En conséquence, il ne semble plus pertinent d’aborder la protection de l’individu uniquement par la constatation préalable de son appartenance à un groupe déterminé. 264. La référence à la vulnérabilité trouve alors encore tout son intérêt dans cette évolution conceptuelle, puisqu’elle permet de constater la réalité d’une situation, indépendamment de la prise en compte d’un statut juridique déterminé. La notion, par sa flexibilité, permet de saisir les différentes hypothèses de migration touchant les personnes, mais également les différentes étapes de la migration d’un individu, étant donné que la situation du migrant varie au cours de son parcours migratoire. En raison de sa nature même, l’action humanitaire n’est pas propre à 839 LINDE (T.), “Humanitarian assistance to migrants irrespective of their status – towards a non-categorical approach”, op. cit., p.572. 840 Cf. infra §§315 – 325. 841 Mouvement international de la Croix Rouge et de Croissant Rouge, Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, « ue d’ensemble de la Politique de la Fédération relative à la migration », Note d’orientation, Migration, 2011, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.ifrc.org/PageFiles/89395/Migration%20policy%20brief-FR-LR.rev3.pdf.> 842 Cf. en ce sens : WITTGENSTEIN (L.), Investigations philosophiques (Philosophische Untersuchungen), Paris, Gallimard, 1953, §§66 – 67, où l’auteur développe le concept de «ressemblances familiales» en philosophie du langage. « Ce que le nom abstrait indique est bien une affinité entre des objets, mais cette affinité ne consiste pas nécessairement en ce qu’ils aient en commun une propriété ou une partie constitutive. Il se peut qu’elle relie les membres comme les maillons d’une chaîne, de sorte qu’un membre est apparenté à l’autre à travers des membres intermédiaires ; et il se peut également que deux membres immédiatement voisins aient en commun certains traits, ou soient semblables l’un à l’autre, tandis que des membres plus lointains n’aient plus rien en commun et appartiennent toutefois à la même famille ». 843 LINDE (T.), “Humanitarian assistance to migrants irrespective of their status – towards a non-categorical approach”, op. cit., p.573. 185 s’enfermer dans des définitions arrêtées pour déterminer qui est dans une situation risquée et qui ne l’est pas844. « Au contraire, elle doit constamment se redéfinir pour adapter sa réponse à la complexité des phénomènes sociaux en constante évolution » 845 . La notion de groupe vulnérable peut conserver sa pertinence si elle remplit cette exigence de pragmatisme. Si la prise en compte de la situation concrète de la personne sans constatation de son appartenance à un groupe déterminé est plus efficace pour assurer une protection, alors la notion de groupe vulnérable sera laissée de côté. Ainsi, d’une façon générale, la référence à la vulnérabilité est parfaitement adaptée à cette exigence de pragmatisme. Le recours à la notion de groupe vulnérable a pour vocation d’allier pragmatisme et efficacité juridique. Pour assurer cet équilibre, il est nécessaire de chercher à rationaliser son emploi. B. 265. Une approche collective nécessairement encadrée La notion de groupe vulnérable est une notion pragmatique, qui peut être utilisée dès lors que l’approche collective présente un avantage par rapport à l’approche individuelle. Il s’agit ici de proposer des pistes pour optimiser l’utilisation de ces approches, et donc, in fine, la protection de la personne. La notion de groupe vulnérable peut ainsi être utilisée comme qualification prima facie (1.), emportant une présomption de vulnérabilité de la personne appartenant au groupe en cause (2.), laquelle reste toujours à vérifier dans les faits. 1. 266. Une qualification prima facie La reconnaissance prima facie est une technique fréquemment utilisée en droit international, notamment par la Cour internationale de Justice846, par exemple « lorsqu’elle est saisie d’une demande en indication de mesures conservatoires sur laquelle elle doit statuer rapidement, avant tout débat sur la recevabilité ou le fond, mais à laquelle elle ne peut donner satisfaction que si elle s’estime à première vue, c'est-à-dire à la suite d’une première analyse 844 Il s’agit d’une politique adressée non aux fonctionnaires gouvernementaux, qui doivent rester promoteurs de règles et catégories juridiques fiables, mais aux intervenants de terrain, dont l’objectif n’est pas la promotion du droit en lui-même, mais la réalisation effective de la protection de la personne vulnérable. 845 LINDE (T.), “Humanitarian assistance to migrants irrespective of their status – towards a non-categorical approach”, op. cit., p.572. 846 Cf. en ce sens : CIJ, Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis c. Iran), Ordonnance du 15 décembre 1979, p.13, §15. 186 rapide, compétente »847. Cette technique consiste ainsi en une évaluation « à première vue » d’une situation, sous réserve de vérification ultérieure. 267. Elle trouve notamment à s’appliquer relativement à la protection des réfugiés 848 , domaine qui constitue un parallèle éclairant avec la notion de groupe vulnérable. A cet égard, la qualification prima facie permet à des personnes qui fuient massivement la persécution ou un conflit armé d’être considérées « à première vue » comme des réfugiés 849 . En effet, la nature même de l'afflux massif implique qu’il est souvent impossible de procéder à l’analyse individuelle prévue au titre de la Convention de 1951. C’est pourquoi la reconnaissance prima facie est particulièrement utile : elle consiste en une acceptation collective, qui permet aux individus concernés de bénéficier d’une protection internationale sans devoir procéder à des déterminations au cas par cas850. D’ailleurs, la reconnaissance prima facie se justifie souvent par l’urgence de traiter un groupe important qui présente a priori toutes les caractéristiques du groupe de réfugiés. La notion de groupe vulnérable semble revêtir les mêmes caractéristiques, dans la mesure où elle concerne un ensemble de personnes dont le critère de regroupement – handicap, minorité – fait penser que la situation de ces personnes et leurs besoins de protection sont a priori identiques. Regroupant des individus présentant des similitudes de situation, la notion de groupe vulnérable peut ainsi être employée comme qualification prima facie. Elle implique alors que l’acteur considère, à première vue, que l’ensemble des personnes qui le compose est vulnérable à un risque particulier. 268. La Cour européenne semble désormais comprendre implicitement le groupe vulnérable comme une qualification prima facie. En effet, dans l’arrêt M.S.S. contre Belgique et Grèce, 847 SALMON (J.) (dir), Dictionnaire de droit international public, op. cit., V. Prima facie. Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 428(V) relative au « Statut du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés » du 14 décembre 1950, Annexe, §2; Pour la pratique du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, cf. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, « Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés », 1979, réédité, janvier 1992, op. cit., §44. Ainsi, 80% des réfugiés en Afrique obtiennent le statut selon cette procédure, cf. CAMBREZY (L.), « Réfugiés et migrants en Afrique : quel statut pour quelle vulnérabilité ? », Revue européenne des migrations internationales, vol.23, n°3, 2007, p.4. 849 Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Consultations mondiales sur la protection internationale, 1ère réunion, « Protection des refugiés lors d'afflux massifs : cadre général de la protection » du 19 février 2001, document EC/GC/01/4, §6 : « La détermination collective "prima facie" signifie essentiellement la reconnaissance par un Etat du statut de réfugié sur la base des circonstances apparentes et objectives dans le pays d'origine motivant l'exode. Son objectif est d'assurer l'admission vers la sécurité, la protection contre le refoulement et le traitement humanitaire de base à ceux qui en ont absolument besoin ». 850 Une autre technique se développe en Europe notamment, où les Etats confrontés à des arrivées massives ont adopté le régime de protection temporaire qui leur permet d'offrir une protection et une assistance aux groupes sans procéder à des déterminations au cas par cas. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Consultations mondiales sur la protection internationale, 1ère réunion, « Protection des refugiés lors d'afflux massifs : cadre général de la protection » du 19 février 2001, préc.. 848 187 « la Cour accorde un poids important au statut du requérant qui est demandeur d'asile et appartient de ce fait à un groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable qui a besoin d'une protection spéciale »851, constatant « la précarité et la vulnérabilité particulières et notoires des demandeurs d'asile en Grèce » 852 . Cette appréhension plus souple de la vulnérabilité d’une personne permet une protection plus automatique, avantageuse pour la personne concernée : le simple fait que la personne appartienne au groupe qualifié de vulnérable suffit à l’identifier comme personne vulnérable. La reconnaissance prima facie présente ainsi l’avantage du pragmatisme. 269. Cependant l’efficacité de la protection des personnes implique que cette reconnaissance ne soit pas inconditionnelle. Ainsi, en droit des réfugiés, la nécessité d’analyser individuellement l’éligibilité au statut d’une personne peut apparaitre postérieurement à la reconnaissance collective, notamment quand des clauses d’exclusion concernent des individus appartenant à un groupe éligible à la reconnaissance du statut de réfugié sur une base prima facie. Il en est de même concernant le groupe vulnérable : la notion présente ainsi l’intérêt du pragmatisme, portant l’analyse sur l’ensemble d’un groupe et non sur une situation individuelle, souvent plus difficile à appréhender. Cependant, afin de conserver l’intérêt de la notion en droit international, cette qualification doit être considérée comme une présomption de vulnérabilité, qui peut être renversée. 2. 270. Une présomption à la nature indéterminée En qualifiant de prime abord la personne appartenant à un tel groupe de personne vulnérable, l’auteur de cette qualification pose une présomption de vulnérabilité : parce qu’elle appartient à un groupe vulnérable, la personne est présumée vulnérable. Se pose alors la question de la nature de cette présomption. Sur cette question, la pratique des acteurs internationaux chargés de la protection n’est pas systématique (a.). Or, il semble qu’une identification encadrée de la personne vulnérable suppose une confirmation de la vulnérabilité réelle de la personne membre du groupe concerné. Ainsi, la présomption de vulnérabilité posée par la constatation de l’appartenance à un groupe vulnérable semble nécessairement être une présomption simple (b.). 851 852 CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc., §251. Ibidem, §259. 188 a. 271. Une pratique indécise L’appartenance à un groupe vulnérable constitue un indice fort de vulnérabilité de la personne qui en ferait partie, qui conduit généralement à une qualification de personne vulnérable prima facie. Or, cette qualification n’est pas toujours suivie d’une analyse individuelle de la situation effective de la personne. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme peut s’en affranchir, comme l’illustre notamment l’arrêt D.H. et autres contre République Tchèque : « dès lors qu’il a été établi que l’application de la législation pertinente avait à l’époque des faits des effets préjudiciables, disproportionnés pour la communauté rom, les requérants de cette communauté ont nécessairement subi le même traitement discriminatoire. Cette conclusion dispense la Cour de se pencher sur leur cas individuellement »853. Ici, la Cour constate la violation de la Convention et de son Protocole additionnel n°1 sans examiner le cas particulier du requérant, et donc l’éventuelle disparité de situation individuelle par rapport au groupe auquel il appartient. En d’autres termes, la Cour considère ici l’appartenance à un groupe vulnérable comme une présomption irréfragable de vulnérabilité de la personne. 272. Cependant, l’ensemble des personnes appartenant à un même groupe ne sont pas toutes nécessairement dans la même situation. D’ailleurs, dans l’arrêt M.S.S contre Belgique et Grèce de la Cour européenne, l’opinion partiellement dissidente du juge Sajo suggère cette idée, énonçant que : « bien que bon nombre d'entre eux soient des personnes vulnérables, les demandeurs d'asile ne sauraient être qualifiés inconditionnellement de groupe particulièrement vulnérable »854. Le juge dissocie ici le groupe des membres qui le composent, reconnaissant la vulnérabilité de certains, et donc l’absence de vulnérabilité d’autres. Il semble en effet important de considérer que l’appartenance à un groupe vulnérable déterminé ne présume pas de manière irréfragable la vulnérabilité de l’ensemble des membres composant ce groupe : le constat de cette appartenance doit constituer un indice à partir duquel il est possible, mais non nécessaire, de qualifier la personne de vulnérable, et donc de lui accorder une protection spécifique. Il semble ainsi essentiel que l’approche collective soit 853 CEDH (Gde Ch.), 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République Tchèque, préc., §209. Opinion partiellement concordante, partiellement dissidente du juge SAJO, Sur la violation alléguée de l'article 3 de la Convention par la Grèce du fait des conditions d'existence du requérant, §2, sous CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc. Cependant, dans cette analyse, le juge semble comprendre la vulnérabilité telle qu’elle est entendue en droit interne, c'est-à-dire par le prisme de l’incapacité. En effet, il ajoute que les demandeurs d’asile ne peuvent être considérés comme « groupe particulièrement vulnérable, au sens où cette notion est employée dans la jurisprudence de la Cour (comme par exemple dans le cas des handicapés mentaux) ». 854 189 systématiquement complétée par une analyse individuelle. La notion de groupe vulnérable constitue une présomption de vulnérabilité de la personne y appartenant, présomption qui demande à être vérifiée. b. 273. La nécessité d’une présomption simple Il est alors possible de proposer une méthode d’identification de la personne vulnérable, qui se décompose en plusieurs étapes. La première vise à déterminer si la personne appartient ou non à un groupe vulnérable. Si la réponse est positive, il y a alors présomption de vulnérabilité de la personne à un risque donné, commun à l’ensemble des membres du groupe. Cette présomption n’est pas irréfragable : une seconde étape d’identification repose sur l’analyse de la situation particulière de la personne. Celle-ci va permettre de conclure si la présomption est vérifiée ou non, et, le cas échéant de rechercher si la personne peut être considérée comme « encore plus vulnérable » au risque en question que les autres membres de son groupe d’appartenance855. Au contraire, si lors de la première étape la réponse est négative, la personne n’appartient pas à un groupe vulnérable et ne peut en conséquence bénéficier de la présomption de vulnérabilité qui s’y attache. La recherche ne doit cependant pas s’arrêter là : lors d’une seconde étape d’identification, l’analyse de sa situation particulière permettra d’établir si elle peut néanmoins être considérée comme personne vulnérable : on retrouve alors le schéma classique de l’identification de la vulnérabilité de la personne en dehors de la constatation de l’appartenance à un groupe déterminé. Selon cette proposition méthodologique, il est alors nécessaire qu’en toute hypothèse, l’auteur de la qualification ne fasse pas l’économie de la prise en compte de la situation concrète de la personne. L’appartenance à un groupe particulier ne constitue qu’un indice, facilitant le cas échéant la qualification comme personne vulnérable. 274. L’analyse individuelle faisant suite à l’approche collective des personnes vulnérables peut servir à déterminer les personnes « encore plus vulnérables » au sein du groupe qualifié de vulnérable. Il s’agit ici de combiner des approches fondées sur le risque avec l’approche collective856. Par exemple, au sein du groupe des demandeurs d’asile – qualifié de groupe vulnérable notamment par la Cour européenne des droits de l’homme857 – une distinction peut 855 Cf. infra §§186 – 197. Cf. infra §§206 – 277. 857 Cf. par exemple : CEDH (Gde ch.), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, préc. 856 190 être opérée entre deux individus en fonction de leurs capabilités858, par exemple en tenant compte du fait que l’un d’entre eux seulement dispose d’un pécule lui permettant de survivre, de relations pour le loger, ou encore d’une connaissance de la langue du pays d’accueil. Des membres d’un groupe vulnérable peuvent ainsi se trouver dans des situations bien différentes, qui influenceront leur vulnérabilité individuelle à la réalisation du risque, ou leur capacité de résilience 859 . L’analyse concrète des situations individuelles permet la découverte des personnes « plus vulnérables » au sein d’un groupe qualifié de vulnérable860. 858 Cf. infra §§302 – 314. Cf. infra §§715 – 725. 860 Cf. infra §§186 – 197. 859 191 192 CONCLUSION DU CHAPITRE 1 275. La notion de groupe vulnérable, illustration d’une approche collective de la vulnérabilité, résulte d’un processus de catégorisation des individus en droit international. Elle désigne un regroupement de personnes présentant une similitude de vulnérabilité(s) à un ou des risques donnés. La notion de groupe vulnérable a pour objectif une identification pragmatique facilitée par rapport à l’approche individuelle de la vulnérabilité. C’est pourquoi elle est de plus en plus employée par les acteurs du droit international chargés de la protection de la personne, qui l’adaptent chacun dans leurs domaines de compétence. 276. L’approche collective est éminemment téléologique, visant à accorder une protection aux personnes qui en ont effectivement besoin. De ce fait, on assiste progressivement à l’élargissement des profils susceptibles d’être inclus dans un groupe vulnérable. Cependant, en raison des effets juridiques accordés aux personnes reconnues membres d’un groupe vulnérable, il est essentiel d’encadrer son utilisation. D’ailleurs, les Etats n’accepteraient pas de voir se diffuser dans leur ordre juridique interne une notion qui les oblige, si celle-ci tend à se généraliser à tous les individus. C’est pourquoi, pour conserver la pertinence de la notion en droit international, il est indispensable d’encadrer l’approche collective, en la complétant systématiquement par une approche individuelle de la vulnérabilité, voire en la lui substituant si nécessaire : la notion de groupe vulnérable, pratique dans les faits, ne doit pas être utilisée comme instrument exclusif d’identification de la personne vulnérable en droit international. Le constat de l’appartenance au groupe vulnérable doit ainsi conserver son rôle de simple présomption de vulnérabilité de la personne. 277. L’approche collective montre ainsi ses limites en ce qu’elle ne permet pas une identification précise et automatique des personnes vulnérables. De ce constat se forme l’idée d’étudier une autre approche de l’identification des personnes vulnérables, d’ailleurs non exclusive de l’approche collective, en empruntant des éléments à d’autres disciplines, au service du droit international. 193 194 CHAPITRE 2. UNE IDENTIFICATION FONDEE SUR LE RISQUE : LA PERSONNE VULNERABLE SAISIE PAR LES APPROCHES ISSUES DU DEVELOPPEMENT 278. La vulnérabilité de la personne fait l’objet d’une attention croissante dans de nombreux domaines, tels que la bioéthique, la science politique ou encore la recherche sur le développement durable 861 envisagé dans sa dimension humaine 862 . Une définition du développement humain est donné par A. Sen, son promoteur, en tant qu’approche économique et politique visant à « faire progresser la richesse de la vie humaine, plutôt que la richesse de l’économie dans laquelle les êtres humains vivent, qui n’en représente qu’une partie »863. La vulnérabilité de la personne s’analyse alors par les risques menaçant la réalisation de cet objectif. 279. L’identification de la personne vulnérable en droit international suppose une compréhension globale de la vulnérabilité de l’individu, c'est-à-dire qui en aborde tous les aspects – physiques, matériels, financiers, psychologiques –, que permet le domaine du développement humain, d’ailleurs le plus compatible avec notre champ d’étude par sa dimension internationale, la proximité scientifique de son champ d’analyse, et ses mécanismes d’action. En effet, depuis la fin du siècle dernier, émerge au sein des Nations Unies l’idée selon laquelle le développement et la réalisation du droit international des droits de l’homme sont des questions connexes et interdépendantes. A cet égard, la Haut- commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme reconnaissait en 2006 que « la question des droits de l’homme et la théorie du développement se trouvent à la croisée des chemins : leur lien n’a […] jamais été plus évident »864. Il est ainsi désormais acquis que « le 861 Le développement durable est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » : BRUNDTLAND (G. H.), Rapport « Notre avenir à tous », Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Nations Unies, 1987. Les 12 et 13 juin 1992, le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, tenu sous l'égide des Nations Unies, officialise la notion de développement durable et celle des trois piliers (économie, écologie, social) comme un développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement soutenable (cf. en ce sens : le Préambule de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, adoptée à Rio de Janeiro en juin 1992, entrée en vigueur le 22 mars 1994). 862 BOIDIN (B.), « Développement humain, développement durable et “pays en développement” : comment articuler et mesurer les différentes dimensions ? », Développement durable et territoires, Dossier 3, 2004, mis en ligne le 1er février 2004, consultable en ligne (le 15 octobre 2015), <http://developpementdurable.revues.org/1120 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.1120.> 863 SEN (A.), cité par Programme des Nations Unies pour le développement, « A propos du développement humain », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://hdr.undp.org/fr/content/%C3%A0-propos-dud%C3%A9veloppement-humain> 864 Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme « Questions fréquentes au sujet d’une approche de la coopération pour le développement fondée sur les droits de l’homme », op. cit., Avant propos, p.iii. Déjà 195 développement humain et les droits de l’homme ont des motivations et des préoccupations assez proches pour être compatibles et harmonieux, et ils sont différents dans leurs stratégies et leur conception pour pouvoir se compléter mutuellement » 865 . Ainsi, le domaine du développement humain se donnant précisément pour mission la protection des personnes vulnérables, il apparait pertinent de chercher à mettre à profit les instruments mis en œuvre dans ce domaine pour identifier la personne vulnérable en droit international. 280. Il est possible de distinguer plusieurs approches qui permettent d’identifier la personne vulnérable dans le cadre du développement humain 866 . Celles-ci sont en réalité fortement liées 867 , et peuvent s’imbriquer les unes dans les autres principalement deux, fondées sur le 868 . Il s’agira ici d’en étudier risque, aujourd’hui largement utilisées par les organisations internationales et les institutions des Nations Unies : l’approche en termes de capabilités et l’approche fondée sur les droits (rights-based approach). 281. La première, instaurée dans le domaine du développement durable depuis les années 1980, s’inscrit dans le renouveau du social-libéralisme, qui remet en cause le paradigme utilitariste 869 . Selon son promoteur, l’économiste A. Sen, l’évaluation du bien-être des individus au sein de la société ne doit plus se fonder uniquement sur des données comptables comme l’utilité, le revenu et autres ressources, mais doit également s’orienter vers la qualité de leur vie870. Cette approche globale permet de mettre en lumière des éléments intéressants pour l’identification de la personne vulnérable en droit international. énoncé dans la Déclaration sur le droit au développement du 4 décembre 1986 (préc.), le lien entre droit international et développement se retrouve au cœur de la Déclaration du Millénaire (Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 55/2 contenant la « Déclaration du Millénaire du 13 septembre 2000, document A/RES/55/2) qui reconnait que les droits de l’homme et les objectifs du Millénaire pour le développement sont interdépendants et se complètent mutuellement ; Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain, 2000 : Droits de l’homme et développement humain », Bruxelles, Paris, De Boeck Université, Larcier, 2000, p.19. 865 Programme des Nations Unies pour le Développement, « Rapport mondial sur le développement humain, 2000 : Droits de l’homme et développement humain », préc., p.19. 866 On peut citer l’approche holiste, adoptée par le Programme des Nations Unies pour le Développement, prônant notamment l’indivisibilité des droits ; l’approche par les capabilités d’A. SEN, qui insiste sur l’égalité des chances ; l’approche par le droit au développement qui considère comme nécessité le respect et la mise en œuvre de ce droit; l’approche par la responsabilité s’appuie sur les responsabilités de chaque acteur, en particulier le respect du droit international des droits de l’homme ; l’approche de l’éducation par les droits de l’homme considère comme central le rôle de l’éducation; l’approche fondée sur les droits part des droits de l’homme pour définir les moyens et les fins du développement. 867 KOLACINSKI (D.), Analyse économique des droits de l’homme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Des Sociétés, 2004, p.294. 868 BOIDIN (B.), « La santé : approche par les biens publics mondiaux ou par les droits humains ? », Mondes en développement, 2005/3 n°131, p.36. 869 RAWLS (J.), « Unité sociale et biens premiers », Raisons politiques, n°33, 2009, pp.9 – 44. 870 Cf. NUSSBAUM (M.), SEN (A.), The Quality of Life, Oxford, Clarendon Press, UNU-WIDER Studies in Development Economics, 1993. 196 282. La seconde, développée par les Nations Unies dans le cadre du Sommet mondial de septembre 2005, est issue d’un rapprochement progressif entre le droit international des droits de l’homme et le développement durable, dont elle postule la complémentarité. L’idée de cette approche fondée sur les droits est que le développement ne peut être durable sans une garantie des droits fondamentaux des populations en cause ; inversement, les droits fondamentaux ne peuvent être garantis sans un niveau minimum de développement. 283. Ces approches issues du développement sont compatibles avec le droit international pour l’identification de la personne vulnérable (Section 1). De part leur perspective multidisciplinaire et leur lecture particulière du risque, elles enrichissent la conception de la personne vulnérable en droit international et en proposent des méthodes d’identification concrètes (Section 2). SECTION 1. DES APPROCHES THEORIQUEMENT COMPATIBLES AVEC LE DROIT INTERNATIONAL 284. La notion de personne vulnérable est largement utilisée dans le domaine du développement humain. Elle peut être appréhendée de différentes manières, qui peuvent d’ailleurs se combiner : par exemple, en se focalisant sur les droits de la personne susceptibles d’être atteints par la réalisation d’un risque – approche en termes de droits ; ou encore en considérant la vulnérabilité à un risque donné en fonction de son stock de capabilités 871 . L’idée est ici d’analyser si son identification dans ce domaine peut apporter des pistes susceptibles d’être adaptées en droit international. 285. Ces approches comblent le fossé théorique entre le domaine du développement et le droit international des droits de l’homme 872 . En effet, d’une part, ces approches ont des fondements théoriques communs avec le droit international contemporain (§1.), ce qui conditionne la transposition des solutions proposées par le domaine du développement humain. D’autre part, elles connaissent les mêmes éléments de définition de la personne vulnérable que celles dégagées en droit international – une faiblesse et/ou situation prédisposant à la réalisation d’un risque grave 873 – et en permettent une compréhension 871 Cf. infra §§302 – 314. Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « Les droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté, Cadre conceptuel », Nations Unies, New York et Genève, 2004, document HR/PUB/04/1, Introduction, p.4. 873 Cf. supra §§57 – 202. 872 197 novatrice. A cet égard, ces approches apportent une lecture particulière du risque, susceptible d’être utile pour l’identification de la personne vulnérable en droit international (§2.). § 1. Des fondements théoriques communs 286. Les approches issues du développement partagent le même postulat théorique que le droit international contemporain. En effet, comme ce dernier, elles s’attachent à replacer l’individu au cœur de leur réflexion. Elles trouvent ainsi un fondement juridique dans le concept de sécurité humaine (A.). Il est à cet égard symptomatique que la première formulation officielle et le fondement textuel du concept de sécurité humaine soit le Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement de 1994874 – qui fait d’ailleurs référence à la vulnérabilité de la personne875. Il s’agit d’une approche globale, liant droit international et développement humain 876 : « on cherche ainsi, par la notion de sécurité humaine, à aborder simultanément les différentes notions de sécurité, des droits de l’homme et du développement » 877 . Le développement durable est ainsi un champ d’action principal de la sécurité humaine, fondement théorique de la notion de personne vulnérable en droit international 878 . La notion employée en droit international et dans le domaine du développement durable trouve ainsi un fondement juridique commun dans le concept de sécurité humaine. Des emprunts réciproques dans ces disciplines semblent donc autorisés, afin d’identifier la personne vulnérable en droit international. L’élaboration de la Convention relative aux droits des personnes handicapées constitue d’ailleurs une illustration de ce lien, dans la mesure où la référence aux droits des personnes handicapées s’inscrivait dans le cadre de la promotion du développement et de la lutte contre l’exclusion sociale879. 287. De plus, en s’orientant sur l’individu et sa protection, et en réalisant le lien entre différentes disciplines, elles contribuent également à faire le rapprochement entre droit 874 Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain 1994 », préc. 875 Ibidem, pp.30 – 32 et 34. 876 Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain 1994 », préc., p.26.Ce Rapport décline la notion de sécurité selon sept dimensions reflétant la quasi-totalité des éléments clés du développement humain : sécurité économique, alimentaire, sanitaire, environnementale, personnelle, communautaire, politique. 877 Commission sur la sécurité humaine, « La sécurité humaine maintenant », Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p.15. 878 Cf. supra §§145 – 146. 879 Cf. en ce sens : PARE (M.), « La Convention relative aux droits des personnes handicapées: quel impact sur le droit international ? », RGDIP, 2009/3, t.CXIII, Paris, Pedone, 2009, p.506. 198 international et le concept prospectif de care, lequel apporte des éléments pour la compréhension de la notion de personne vulnérable en droit international (B.). A. 288. La sécurité humaine comme cadre d ’analyse contemporain Qualifié de « projet ambitieux » 880 , de concept « fourre-tout » 881 et « extrêmement large »882, le concept de sécurité humaine a essuyé des critiques doctrinales sévères, dont la plupart portait sur son manque d’effectivité pratique. Des initiatives se sont ainsi multipliées pour faire tendre la sécurité humaine à l’opérationnalité883. Dans le cadre de l’identification de la personne vulnérable, l’opérationnalité du concept peut emprunter deux voies : d’une part, au plan conceptuel, les approches issues du développement permettent une délimitation du concept (1.), et donc la précision des personnes concernées dans les faits ; d’autre part, le concept de sécurité humaine a connu une recherche de concrétisation en tant qu’outil opérationnel d’analyse (2.), dont certains aspects sont utiles à l’identification de la personne vulnérable. 1. 289. Un concept délimité par les approches issues du développement La sécurité humaine s’attache à la préservation de la vie humaine, objectif du droit international des droits de l'homme et du développement humain. Elle « réunit les “éléments humains” de la sécurité, des droits et du développement. A ce titre elle représente un concept interdisciplinaire » 884 . Par conséquent, elle considère une large gamme de conditions qui menacent la survie, les moyens d’existence et la dignité de la personne. La sécurité humaine adopte ainsi une compréhension globale et multisectorielle des insécurités, ce qui influence la conception de la personne vulnérable. 880 DAVID (C. P.), (J.-F.), « Le concept de sécurité humaine», in RIOUX (J.-F.) (dir.), La sécurité humaine. Une nouvelle conception des relations internationales, Paris, L’Harmattan, 2002, p.21. 881 COLARD (D.), « La doctrine de la “sécurité humaine” : le point de vue d’un juriste », in RIOUX (J.-F.) (dir.), La sécurité humaine. Une nouvelle conception des relations internationales, op. cit., p.41. 882 Ibidem. 883 Cf. en ce sens : AXWORTHY (L.), « La sécurité humaine : la sécurité des individus dans un monde en mutation », Politique étrangère, n°2, 1999, vol.64, pp.341-342 ; KHERAD (R.) (dir.), La sécurité humaine : théorie(s) et pratique(s), En l'honneur du Doyen Dominique Breillat, Paris, Pedone, 2010 ; Nations Unies, Unité sur la sécurité humaine, Bureau de la coordination des affaires umanitaires, « La sécurité humaine en théorie et en pratique, Application du Concept de Sécurité Humaine et Fonds des Nations Unies pour la Sécurité Humaine », 2009, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <https://docs.unocha.org/sites/dms/HSU/Publications%20and%20Products/Human%20Security%20Tools/Huma n%20Security%20in%20Theory%20and%20Practice%20French.pdf.> 884 Nations Unies, Unité sur la Sécurité Humaine, Bureau de la coordination des affaires humanitaires, « La sécurité humaine en théorie et en pratique, Application du concept de sécurité humaine et fonds des nations unies pour la sécurité humaine », op. cit., p.7. 199 290. Si, selon A. Sen, les droits de l’homme et la sécurité humaine sont fortement imbriqués, se pose la question de leur périmètre : « la nature fondamentalement normative du concept des droits de l’homme laisse ouverte la question de savoir quelles libertés particulières sont assez cruciales pour compter comme droits de l’homme que la société doit reconnaitre, sauvegarder et promouvoir. C’est là où la notion de sécurité humaine peut apporter une contribution significative en montrant l’importance de l’absence de facteurs fondamentaux d’insécurité, nouveaux et anciens » 885. Ce périmètre ne doit pas être trop large : le droit n’étant pas en mesure de supprimer la vulnérabilité ontologique – l’homme étant par nature appelé à souffrir et à mourir, sans que le droit ne puisse y remédier –, il est nécessaire de permettre son action dans le domaine du possible. A l’inverse, ce périmètre ne doit pas être trop étroit, au risque d’exclure des droits importants pour le développement de l’être humain. En conséquence, selon A. Sen, le concept de sécurité humaine doit être minimal dans sa compréhension, supposant la prise en compte d’un « noyau vital […] composé d’un ensemble de droits et de libertés élémentaires »886, mais maximal dans son extension : il s’agit alors de sélectionner les droits « vraiment » fondamentaux et se concentrer sur leur effectivité. A cet égard, l’approche en termes de droits présente un intérêt : parce qu’elle a pour but la réalisation concrète des droits garantis, elle doit permettre d’encadrer le périmètre des droits dont doit effectivement bénéficier la personne. L’approche en termes de droits tend ainsi à déterminer la protection juridique optimale de la personne, par l’identification d’un noyau de droits fondamentaux. En conséquence, elle permet également l’identification des personnes vulnérables à la violation de ces droits. Ainsi, l’approche en termes de droits permet de réduire le champ d’utilisation de la notion de personne vulnérable en droit international : la qualification juridique de personne vulnérable ne peut concerner le risque de violation de tous les droits de la personne, mais seulement de ses droits fondamentaux. 291. L’approche en termes de capabilités s’analyse également comme un instrument au service de la sécurité humaine. Suite au Sommet du Millénaire de l’an 2000, où le Secrétaire général des Nations Unies avait présenté la sécurité humaine comme une condition fondamentale pour la réalisation des Objectifs de développement du millénaire 887 , la Commission de la sécurité humaine fut chargée d’élaborer un concept de la sécurité humaine pouvant servir d’instrument opérationnel pour le développement et la mise en œuvre de 885 SEN (A.), « Le développement, les droits et la sécurité humaine », in Commission sur la sécurité humaine, « La sécurité humaine maintenant », op. cit. 886 Commission sur la sécurité humaine, « La sécurité humaine maintenant », op. cit., p. 17. 887 Nations Unies, Secrétariat général, Rapport du Secrétaire général à l’occasion de l’Assemblée du Millénaire, « Nous les peuples : le rôle des Nations Unies au XXIe siècle », du 27 mars 2000, document A/54/2000. 200 politiques publiques. Cette commission est alors co-présidée par A. Sen, promoteur de l’approche en termes de capabilités 888 . Le lien consubstantiel entre sécurité humaine et approche par capabilités se retrouve également dans le Rapport final de la Commission, La sécurité humaine maintenant, lequel énonce : « la notion de sécurité humaine traite de la sauvegarde des libertés civiles essentielles. Il s’agit à la fois de protéger les gens contre les menaces aigues qui pèsent sur leur sort et de leur donner les moyens de prendre leur destin en main » 889 . La sécurité humaine articule ainsi deux idées essentielles : la protection et l'habilitation 890 . Dans l’hypothèse où leurs droits et libertés sont menacés, les individus doivent d’abord être protégés ; mais la sécurité humaine réside aussi « dans l'aptitude de chacun à agir de façon autonome»891. Ainsi, d’une part, la sécurité humaine vise à « aider à contrecarrer les risques, à atténuer leur force, aider les personnes menacées et créer un environnement plus stable »892. D’autre part, elle « permet à l’individu ou à la collectivité de développer son potentiel »893. On retrouve donc ici les éléments de l’approche en termes de capabilités894. Pour A. Sen, le concept de sécurité humaine constitue un élément fondamental des processus de développement, indissociable de la sécurisation des capabilités de la personne895. Assurer la sécurité humaine revient donc à développer « les libertés réelles dont chacun peut jouir » 896 , ce qui implique une compréhension particulière de la personne vulnérable897. 2. 292. Un outil d’analyse opérationnel La sécurité humaine est aujourd’hui de plus en plus employée comme un outil opérationnel « pour orienter les politiques extérieures et l’aide internationale au développement, ainsi que comme un outil politique de programmation dans les domaines de 888 Celui-ci était d’ailleurs déjà un membre de l’équipe de préparation du Rapport Mondial sur le développement humain : Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain 1994 », préc., p. iv. 889 Commission sur la sécurité humaine, « La sécurité humaine maintenant », op. cit., p.10. 890 Ibidem, p.31. 891 Ibidem., p.33. 892 Ibid. p.32. 893 Ibid. p.33. 894 Cf. infra §§302 – 314. 895 SEN (A.), “Development as capability expansion”, Journal of Development Planning, New York, Nations Unies, vol.19, 1989, pp.41 – 58. 896 DREZE (J.), SEN (A.), Hunger and Public Action, Oxford, Clarendon Press, 1989, Chap.10. 897 Cf. infra §§662 – 726. 201 la sécurité, du développement et du travail humanitaire »898. A cet égard, l’Unité sur la sécurité humaine du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies élabore en 2009 un guide à destination des praticiens, fournissant des outils pour mettre en œuvre le concept de sécurité humaine sur le terrain. 293. Selon ce manuel, les mécanismes théoriques de la sécurité humaine tendent à être concrétisés pratiquement de manière « à aborder les situations complexes d’insécurité à travers des mesures communes, sensibles et durables qui sont (i) centrées sur la personne, (ii) multisectorielles, (iii) holistiques, (iv) spécifiques au contexte, et (v) orientées vers la prévention. En outre, la sécurité humaine utilise une approche hybride qui réunit ces éléments à travers un cadre de protection et d’autonomisation. Par la suite, chaque principe de sécurité humaine est pris en compte dans l’approche de la sécurité humaine et doit être intégré dans la conception d’un programme de sécurité humaine »899 . Ce programme de sécurité humaine comporte trois phases : l’analyse, cartographie et planification ; la mise en œuvre ; et l’établissement de l’étude d’impact. 294. La première phase est particulièrement intéressante dans le cadre de la recherche d’identification de la personne vulnérable, dans la mesure où elle vise notamment à « identifier conjointement les besoins, vulnérabilités et compétences des communautés touchées et développer les priorités du programme en consultation avec les communautés touchées; identifier les causes premières des insécurités et leur interconnexion à travers les secteurs et établir des réponses complètes susceptibles de générer des externalités positives pour les communautés touchées »900. Il s’agit ainsi d’identifier notamment les risques pesant sur une communauté, les faiblesses de celle-ci ainsi que sa capacité de résilience, afin de déterminer des moyens concrets d’action. Dans cette phase, la délimitation des « besoins, vulnérabilités et compétences » des individus concernés suppose de collecter des données et de les analyser selon une perspective de sécurité humaine. La collecte d’informations doit ici encore être centrée sur la personne901, multisectorielle et holistique902, spécifique au contexte903 et orientée vers la prévention904. 898 Nations Unies, Unité sur la Sécurité Humaine, Bureau de la coordination des affaires humanitaires, « La sécurité humaine en théorie et en pratique, Application du concept de sécurité humaine et Fonds des Nations Unies pour la sécurité humaine », op. cit., p.10. 899 Ibidem, p.13. 900 Ibid., p.15. 901 Ibid. C’est à dire : « impliquer les communautés touchées dans la collecte de données sur les besoins, vulnérabilités et compétences des communautés touchées ; identifier les causes premières […] ; développer des stratégies d’autonomisation en fonction des compétences requises ; renforcer la résilience des individus et collectivités » 202 295. Une fois ces données recueillies, elles peuvent être agencées dans un tableau, intitulé « Matrice des besoins, vulnérabilités et compétences en matière de sécurité humaine »905, qui présente la cartographie, l’identification et l’analyse des menaces, besoins et compétences identifiés des personnes concernées. 296. Tableau I – Matrice des Besoins, Vulnérabilités et Compétences en matière de Sécurité National M ENACES Sexe Age Statut socioéconomique B ESOINS / VULNERAB ILITES District Statut Sexe Age socioéconomique Local Sexe Age Statut socioéconomique Commentaires Economiques Alimentaires Sanitaires Environnementales Personnelles Communautaires Politiques 297. Ce tableau vise à gérer la complexité des situations « tout en offrant la possibilité visuelle [d’] identifier et relier les menaces et vulnérabilités les plus graves et les plus généralisées; [d’] offrir des stratégies pour aborder les insécurités identifiées; et tenir compte des compétences et des ressources des communautés touchées vis-à-vis de chaque type de menace et de vulnérabilité »906. Un tel document présente ainsi un intérêt opérationnel pour l’identification de la personne vulnérable, laquelle peut s’inscrire simultanément dans un cadre d’analyse complémentaire, le care. 902 Ibid. C’est-à-dire « tenir compte de la large gamme de menaces et vulnérabilités au sein et entre les communautés […] ; développer une analyse complète et intégrée incorporant les domaines de sécurité, de développement et de droits de l’homme ; identifier le manque de cohérence et de coordination des politiques à travers les secteurs ou domaines susceptible d’avoir un impact négatif sur la réalisation des besoins de sécurité humaine des communautés touchées ». 903 Ibid. C'est-à-dire : « s’assurer que l’analyse incorpore des informations locales spécifiques au contexte ; inclure la perception communautaire des menaces et vulnérabilités avec les autres indicateurs quantitatifs ; mettre en évidence les disparités potentielles entre les politiques nationales et internationales et les besoins de sécurité prioritaires des communautés touchées ; identifier les lacunes dans l’infrastructure de sécurité existante ». 904 Ibid. C'est-à-dire : « identifier les causes premières et les principales lacunes de protection et d’autonomisation afin de développer des solutions durables ; mettre l’accent sur la prévention et la réponse lors du développement de priorités ; accorder une priorité aux mesures d’autonomisation qui développent les compétences et la résilience locales ». 905 Ibid. 906 Ibid., p.16. 203 B. 298. Le care comme cadre d’ analyse prospectif Développé dans les années 1980 dans le cadre d’une étude de psychologie morale907, le concept de care, que l’on peut définir globalement comme « une combinaison de sentiments d'affection et de responsabilité, accompagnés d'actions qui subviennent aux besoins ou au bien-être d'un individu dans une interaction en face-à-face »908, s’est diffusé dans de nombreux champs disciplinaires, gagnant peu à peu la sphère du droit international. Le champ d’application du care varie selon son domaine d’utilisation : « soin, souci, sollicitude, dévouement... la variété des termes français utilisés pour rendre compte du concept de “care” traduit la diversité des contextes théoriques et […] pratiques où il est aujourd’hui employé »909. 299. L’interprétation de ce terme choisie par la philosophe M. Nussbaum oriente la pensée de l’économiste A. Sen, en ce qu’elle opère le lien entre le care, l’approche en termes de capabilités, qu’elle traduit en termes de droits de l’homme, et le droit international910. Selon elle, le care permet en effet une lecture nouvelle de l’approche par les capabilités, plus philosophique et politique. En effet, son interprEtation du care renvoie à celle de « capabilités conçues comme des droits humains qui constituent la fondation morale d’une élaboration des principes politiques »911. L’auteure détermine un ensemble de capabilités centrales (touchant notamment à la préservation de la vie, de la santé), qui peuvent être transcrites en termes de droits garantis (droit à la vie, droit à l’intégrité physique), et qu’elle conçoit comme le fondement des principes politiques nécessaires à une société juste, libérale et pluraliste 912 . L’approche en termes de capabilités doit ici permettre de demander si et dans quelle mesure l’Etat fournit à ses ressortissants les bases sociales des capabilités humaines centrales. Ces capabilités, conçues comme un minimum social, fonctionnent alors comme des prérogatives (entitlements) dont les individus sont fondés à revendiquer la garantie de la part des Etats. 907 GILLIGAN (C.), In a Different Voice: psychological theory and women's development, Cambridge, Harvard University Press, 1993. 908 CANCIAN (F.), OLIKER (S.), Caring and gender, Thousand Paks, Pine Forge Press, 2000. 909 GARRAU (M.), « Care (Éthiques et politiques du) », in BOURDEAU (V.), MERRILL (R.) (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique, 2008, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.dicopo.fr/spip.php?article101> 910 Cf. en ce sens : NUSSBAUM (M.) SEN (A.), The Quality of Life, Oxford, Clarendon Press, UNU-WIDER Studies in Development Economics, 1993. 911 BRUGERE (F.), « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabilités », La vie des idées, 19 mars 2013, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-lademocratie.html> 912 NUSSBAUM (M.), Women and Human Development: The Capabilities Approach, Cambridge, Cambridge University Press, 2000; NUSSBAUM (M.), Frontiers of Justice. Disability, Nationality and Species membership, Cambridge, Harvard University Press, 2006. 204 Selon M. Nussbaum, les capabilités doivent être au fondement des politiques publiques des Etats. Il s’agit d’énoncer la manière dont l’Etat peut assurer la garantie des droits et favoriser la qualité de vie des individus dont il a la charge. Le développement des capabilités concerne chaque individu, mais doit être placé sous la responsabilité de l’Etat 913. Selon cette analyse, il s’agit donc de considérer l’obligation de garantir ces capabilités comme une obligation positive à la charge de l’Etat, dont la violation engagerait sa responsabilité internationale 914. Le fondement de cette obligation positive repose notamment sur la notion de dignité humaine, éminemment naturaliste et largement développée par l’approche en termes de droits915 . Si cette obligation est en réalité très loin du droit international positif actuel, elle innerve cependant la philosophie de certains instruments juridiques, généralement de soft law. Par exemple, la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme, adoptée par l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture en 2005, énonce que la vulnérabilité humaine implique une « obligation fondamentale de veiller les uns sur les autres, et en particulier sur les êtres les plus vulnérables »916. 300. Dans cette interprétation du care, la dignité suppose notamment la liberté de choisir sa vie917, l’objectif du care étant alors de trouver les moyens de donner du pouvoir d’être et d’agir à ceux dont la liberté est restreinte 918 . Cette interprétation du care enrichit en effet l’approche en termes de capabilités notamment sur ce point : il ne s’agit plus seulement de considérer les richesses matérielles de l’individu pour évaluer son bien être, il faut également tenir compte de sa liberté, considéré comme moyen et comme fin du développement919. A cet égard, A. Sen réinterprète, sous l’influence du care, son approche dans un sens plus politique et juridique, considérant notamment l’instauration du modèle démocratique comme le « terreau politique » du développement920. Les approches en termes de capabilités et en termes 913 GARRAU (M.), « Care (Éthiques et politiques du) », in BOURDEAU (V.), MERRILL (R.) (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique, op. cit. 914 Cf. infra,§§692 – 695. 915 On retrouve ici la fonction de « principe matriciel » de la dignité humaine, qui occupe en droit international le rôle d’un principe général du droit : MATHIEU (B.), « Pour une reconnaissance de principes matriciels en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme », Rec. Dalloz, 1995, p.211. 916 Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), Comité international de bioéthique, « La vulnérabilité humaine et l’intégrité personnelle », Dix-huitième session, Baku, 2011, Présentation sur le site, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.unesco.org/new/fr/social-andhuman-sciences/themes/bioethics/international-bioethics-committee/ibc-sessions/eighteenth-session-baku2011/human-vulnerability> 917 Cf. infra §§715 – 725. 918 BRUGERE (F.), « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabilités », La vie des idées,op. cit. 919 BERTIN (A.), « Quelle perspective pour l'approche par les capacités ? », Tiers-Monde, vol.46, n°182, 2005, p.395. 920 SEN (A.), Developpment as Freedom, New York, A.A. Knopf, 2001. 205 de droits peuvent ainsi s’interpréter comme des instruments faisant le lien entre le concept du care et le droit international, dont les finalités communes sont ici mises en exergue. § 2. Des méthodes d ’identification multiples 301. Dans le cadre de la sécurité humaine et éventuellement dans une perspective de care921, la personne vulnérable peut être identifiée selon différentes méthodes. L’approche en termes de capabilités et l’approche fondée sur les droits constituent les méthodes les plus abouties aujourd’hui, combinant de multiples éléments d’analyse. Ces méthodes permettent l’identification de la personne vulnérable en considérant le risque qui pèse sur elle. La personne vulnérable en droit international a en effet été définie comme une personne dont la faiblesse et/ou la situation prédisposent à la réalisation d’un risque grave922 ; or, le risque est une composante de la notion difficile à appréhender du fait de son caractère contingent. A cet égard, l’approche en termes de capabilités permet d’éclairer la définition en établissant le lien entre l’origine matérielle de vulnérabilité de la personne et le risque (A.). Les enseignements tirés de cette approche peuvent ensuite servir la mise en œuvre de l’approche fondée sur les droits de l’homme, qui met de son coté l’accent sur la nature du risque en cause (B.). Enfin, l’approche en termes de besoins, qui avait semblé être moins employée à titre exclusif pour être intégrée notamment dans les deux premières, permet une recherche objective de prévention du risque (C.). A. L’approche en termes de capabilités : une approche lien entre l’origine matérielle de vulnérabilité et le risque 302. L’approche par les capabilités suppose une construction théorique complexe – dont on présentera rapidement les éléments pertinents pour cette étude (1.) – qui sert d’instrument d’évaluation de la vulnérabilité de la personne à un risque donné. Dans cet espace théorique, la notion de résilience permet de faire le lien entre la personne et le risque (2.), offrant un instrument d’analyse susceptible d’être transposé à l’identification de la personne vulnérable en droit international. 921 Nous proposons comme cadre analytique de la personne vulnérable en droit international une éthique du care (cf. §§662 – 729). 922 Cf. supra §§57-202. 206 1. 303. L’espace des fonctionnements et les capabilités L’espace des capabilités élaboré par A. Sen dans le domaine du développement a pour objet l’élaboration d’un espace d’évaluation de la qualité de vie (quality of life) de l’individu à partir de ce qu’il est effectivement en mesure de réaliser. Il permet d’établir des comparaisons interpersonnelles de bien-être et d’évaluer les politiques mises en place pour y concourir923. La capabilité (capability) d’une personne peut être définie comme le fait qu’elle puisse réaliser concrètement quelque chose – par exemple : acquérir un bien, se déplacer – ou atteindre un état donné – par exemple : devenir médecin, être élu. Pour atteindre ces objectifs, elle utilise des ressources – biens, services, actifs, droits –, qu’elle convertit en fonctionnements. Le fonctionnement recouvre ce que la personne parvient à être (being) ou à faire (doing)924. 304. Capabilités, fonctionnements, bien-être925 : 305. L’espace des fonctionnements comprend ainsi toutes les façons d’être (being) et d’agir (doing) de l’individu926. Ces fonctionnements, déterminant « l’homme capable »927, peuvent aller des plus élémentaires – accès à la nourriture, à l’éducation –, aux plus complexes – sentiment d’appartenance à un statut social, souhait de participation à la communauté. Pour mener une vie épanouie, toute personne doit donc pouvoir effectuer un certain nombre de fonctionnements. Il s’agit ici d’évaluer les différents éléments qui composent la vie de l’individu, pour déterminer la qualité de celle-ci. Dans notre analyse, cette évaluation permet de déceler si l’individu est, au vu de ces éléments, potentiellement vulnérable à un risque donné. 923 BERTIN (A.), « L’approche par les capabilités d’Amartya Sen, Une voie nouvelle pour le socialisme libéral », Cahiers du GREThA, n°2008-09, Université Montesquieu Bordeaux IV. 924 SEN (A.), Commodities and Capabilities, Oxford, Oxford University Press, 1999: “A functioning is an achievement of a person: what he or she manages to do or be. It reflects a part of the “state” of that person”. 925 GONDARD-DELCROIX (C.), ROUSSEAU (S.), « Vulnérabilité et stratégies durables de gestion des risques : une étude appliquée aux ménages ruraux de Madagascar », Développement durable et territoires, Dossier 3, 2004, consultable en ligne (le 15 octobre 2015): < http://developpementdurable.revues.org/1143.> 926 SEN (A.), Commodities and Capabilities, op. cit. 927 RICŒUR (P.), « Devenir capable, être reconnu », Esprit, n°7, juillet 2005. 207 306. A partir de la construction théorique d’A. Sen, il est possible de déceler des profils de vulnérabilité, c'est-à-dire d’identifier les personnes vulnérables et d’apprécier le degré de leur vulnérabilité à un ou des risque(s) donné(s). D’une manière générale, la capabilité désigne donc l’ensemble des capacités et compétences d’une personne, son « panier de capacités »928. Lorsqu’un individu ne possède pas un stock suffisant de capabilités pour faire face aux risques de la vie, il est dans une situation de vulnérabilité. A l’inverse, s’il dispose de capabilités suffisantes pour résister au risque, la personne est qualifiée de résiliente. En effet, parmi ces capabilités, la résilience se présente comme « une capabilité particulière, en ce qu’elle résulte d’une combinaison de toutes les autres »929. 2. 307. La résilience comme capabilité particulière « Si l’individu parvient, au travers de ses capabilités, à trouver des stratégies visant à se protéger du risque et à renforcer ses capabilités, on dit qu’il est résilient »930. Développée dans le domaine médical (psychologie et psychiatrie notamment), et dans le domaine de la lutte contre la pauvreté 931 , la notion de résilience constitue un instrument novateur pour l’identification de la personne vulnérable en droit international (a.). Pour garantir une identification pertinente, elle nécessite d’être appréciée in concreto (b.). a. 308. Un instrument novateur Certains travaux des Nations Unies 932 mettent en lumière une approche de la vulnérabilité axée sur l’environnement et la sécurité humaine, qui renvoie à : « une prédisposition des populations à être affectées par un évènement préjudiciable externe, ou une incapacité de leur part à faire face aux désastres qui pourraient survenir » 933 . Ces deux caractéristiques sont représentées dans la fonction : Vulnérabilité = Exposition au risque / 928 SEN (A.), Commodities and Capabilities, op. cit. ROUSSEAU (S.), « Vulnérabilité et résilience, entrées et sorties de la pauvreté à Madagascar », Mondes en développements, vol.35, n°140, 2007, p.29. 930 GONDARD-DELCROIX (C.), ROUSSEAU (S.), « Vulnérabilité et stratégies durables de gestion des risques : une étude appliquée aux ménages ruraux de Madagascar », Développement durable et territoires, Dossier 3, 2004, p. 6, consultable en ligne (le 15 octobre 2015): <http://developpementdurable.revues.org/1143> 931 THOMAS (H.), Les vulnérables, la démocratie contre les pauvres, op. cit., p. 92. 932 En particulier au sein du United Nations University, Institute for Environment and Human Security (UNUEHS) : <http://www.ehs.unu.edu/.> 933 VILLAGRÁN DE LEÓN (J.C.), Vulnerability: A Conceptual and Methodological Review, Bonn, Publication Series of UNU-EHS, n°4, 2006, mimeo. 929 208 Capacité de réaction 934 . Dans cette équation, l’exposition « renvoie à la valorisation (économique, humaine, naturelle) des dégâts qu’occasionnerait un aléa spécifique dans un espace temps déterminé (par exemple : le nombre de morts dus à un tsunami »935). Il s’agit d’une analyse fondée sur le risque936. La capacité de réaction comprend de son coté « les ressources que les populations peuvent mobiliser et les stratégies qu’elles peuvent mettre en œuvre pour limiter les dommages » 937 que pourraient causer le risque, c'est-à-dire des capabilités qu’elles peuvent mobiliser pour être résilientes. A contrario, la vulnérabilité rend compte de « l’ensemble des pertes potentielles qui ne pourraient être compensées par la capacité de réaction »938 de l’individu. 309. Selon cette équation, l’identification de la personne vulnérable à un risque donné suppose donc l’analyse du rapport entre le risque qui pèse sur elle939 et le stock de capabilités à sa disposition : pour identifier la personne vulnérable à un ou des risques précis, il est nécessaire de mettre en relation les risques encourus par l’individu dans une situation donnée et l’ensemble des capabilités qu’il possède pour y faire face. Cette analyse permet également l’évaluation de la vulnérabilité, et donc le classement dans l’échelle de vulnérabilité940. La personne est considérée comme vulnérable si elle « n’a pas la capacité de réaliser les ajustements nécessaires pour protéger son bien être lorsqu’[elle] est exposée à des événements extérieurs défavorables » 941 . Plus une personne est pauvre en capabilités, plus elle est vulnérable942. A l’inverse, si elle parvient à adopter des stratégies pour faire face au risque, elle est considérée comme résiliente. Vulnérabilité et résilience sont donc a priori les deux faces d’une même médaille. b. 310. Une approche in concreto L’idée que vulnérabilité et résilience correspondent exactement doit être nuancée. En effet, la résilience implique également des éléments difficilement quantifiables – par 934 WHITE (P.), PELLING (M.), SEN (K.), SEDDON (D.), RUSSELL (S.), FEW (R.), Disaster Risk Reduction, A Development Concern, Londres, DFID, 2005. 935 SIRVEN (N.), « De la pauvreté à la vulnérabilité : évolutions conceptuelles et méthodologiques », op. cit., p. 18. 936 Cf. infra §§315 – 325. 937 Ibidem. 938 Ibid. 939 Cf. supra, §§153 – 170. 940 Cf. supra, §§186 – 197. 941 ROUSSEAU (S.), « Capabilités, risque et vulnérabilité », in DUBOIS (J.L.), LACHAUD (J.-P.), MONTAUD (J.M.), POUILLE (A.) (dir), Pauvreté et Développement Socialement Durable, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, pp.11 – 22. 942 Ibidem : Vulnérabilité = Risque / capabilité. 209 exemple : la force psychologique de l’individu, la place de la solidarité familiale dans la durée. De plus, au sein de l’espace de fonctionnements élaboré par A. Sen, on distingue les fonctionnements réalisés des fonctionnements réalisables. Les premiers expriment ce que la personne peut effectivement faire. Les seconds, fonctionnements que la personne souhaite réaliser, ne dépendent pas uniquement des ressources qu’elle peut mobiliser ; ils sont également fonction de ses caractéristiques personnelles, et des contraintes sociales qui pèsent sur elle. Ainsi, la capacité de l’individu de pouvoir choisir des fonctionnements particuliers dépend non seulement de ses dotations (en capital financier, physique, humain, social943) mais aussi de son choix de conversion de ses dotations en fonctionnements réalisables. La résilience effective de l’individu face à un risque donné dépend ainsi, au-delà de l’ensemble des capabilités à sa disposition, de sa capacité d’adaptation (i.) et de sa liberté d’agir (ii.). i. 311. Résilience et capacité d’adaptation L’approche opérationnelle employée par les Nations Unies prend acte du fait que la vulnérabilité d’un individu, c'est-à-dire son défaut de résilience, n’est pas uniquement liée à un nombre réduit de capabilités à sa disposition, mais dépend également de sa capacité d’adaptation 944 . En effet, la survenance d’un événement peut modifier la structure de ses capabilités et pousser l’individu à élaborer une stratégie pour s’adapter, notamment en substituant certaines capabilités à d’autres. Il s’agit ici pour l’individu de réagir en réorganisant ses capabilités à disposition. Par exemple, en cas de mauvaise récolte entrainant une perte de revenus, l’individu peut accroître ses autres activités rémunératrices, ou encore avoir recours à la solidarité de ses proches945. « L’agent est donc résilient lorsque, à la suite d’un choc déstabilisant sa structure de capabilités, il est en mesure, par une réallocation de ses potentialités, de faire face à la situation. Dans le cas contraire, il est vulnérable » 946 . En conséquence, une simple prise en considération des capabilités de l’individu ne suffit pas pour 943 ROUSSEAU (S.), « Capabilités, risque et vulnérabilité », in DUBOIS (J. L.), LACHAUD (J. P.), MONTAUD (J. M.), POUILLE (A.) (dir), Pauvreté et Développement Socialement Durable, op. cit., pp.11 – 22. 944 WHITE (P.), PELLING (M.), SEN (K.), SEDDON (D.), RUSSELL (S.), FEW (R.), Disaster Risk Reduction, A Development Concern, op. cit., 2005 ; SIRVEN (N.), « De la pauvreté à la vulnérabilité : évolutions conceptuelles et méthodologiques », op. cit., p.18. 945 Cependant, ses capabilités ne peuvent être substituées à l’infini, certaines d’entre elles étant d’ailleurs non substituables : GONDARD-DELCROIX (C.), ROUSSEAU (S.), « Vulnérabilité et stratégies durables de gestion des risques : une étude appliquée aux ménages ruraux de Madagascar », Développement durable et territoires, Dossier 3, 2004, mis en ligne le 20 février 2004, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <https://developpementdurable.revues.org/1143> 946 ALLET (J.), DUBOIS (J. L.), MAHIEU (F.), « Le développement socialement durable : un moyen d’intégrer capacités et durabilité », Communication for the 3rd Conference on the Capability Approach, University of Pavia, 6 - 9 septembre 2003. 210 déterminer sa résilience, il est nécessaire d’adjoindre à l’analyse sa faculté de conversion de ces capabilités. A stock de capabilités et risque équivalents, certains individus seront plus aptes à résister que d’autres. On retrouve ici la nécessité de l’appréciation in concreto de la situation de l’individu. 312. Cette analyse peut être rapprochée de celle menée relativement à l’arrêt M.S.S. contre Belgique et Grèce947 de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette décision fait le lien entre l’approche en termes de capabilités948 et l’approche collective de la vulnérabilité949 : si la Cour qualifie les demandeurs d’asile de « groupe vulnérable », une opinion dissidente sur ce point du juge Sago énonce que, « bien que bon nombre d'entre eux soient des personnes vulnérables, les demandeurs d'asile ne sauraient être qualifiés inconditionnellement de groupe particulièrement vulnérable »950. En effet, les demandeurs d’asile ne seront pas concrètement dans la même situation si certains seulement peuvent allouer plus efficacement leurs ressources et relations pour se loger ou trouver un emploi. Selon cette opinion dissidente, la faculté de mobilisation des capabilités de chacun joue donc un rôle important pour la qualification comme personne vulnérable, au-delà de la simple constatation de l’appartenance à un groupe. ii. 313. Résilience et liberté Influencé par l’interprétation du care de M. Nussbaum, A. Sen redéfinit la capabilité comme « un ensemble de vecteurs de fonctionnements qui indique qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie. […] L’ensemble des capabilités reflète, dans l’espace des fonctionnements, sa liberté de choisir entre des modes de vie possibles » 951 . Ainsi, pour évaluer la résilience d’un individu face à un risque donné, il ne saurait enfin être suffisant de considérer seulement les ressources détenues par l’individu et sa capacité à les agencer : il faut également tenir compte de la liberté de l’individu dans la mise en place d’une stratégie de résilience. Dans cette analyse, la capabilité est en effet comprise comme la liberté positive 952 de choisir la vie que l’on souhaite mener : « l’individu doit être en mesure d’opérer un choix 947 CEDH (Gde ch.), M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, préc. Cf. supra §§302 – 314. 949 Cf. supra §§206 – 277. 950 Opinion partiellement concordante, partiellement dissidente du juge SAJO, Sur la violation alléguée de l'article 3 de la Convention par la Grèce du fait des conditions d'existence du requérant, sous CEDH (Gde ch.), M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, préc., §2. 951 SEN (A.), Repenser l’inégalité, 1992, (trad. fr.) Paris, Seuil, 2000. 952 BERLIN (I.), Four essays on liberty, New York, Oxford University Press, 1969. 948 211 libre, il doit détenir les potentialités internes de concevoir un choix de manière autonome mais aussi le choix qui s’offre à lui doit être réel »953. Cette idée correspond alors à la philosophie du care, qui s’adresse toujours à un individu à part entière, dont il faut présupposer la capacité de choisir la façon de mener sa vie, c’est à dire une forme d’autonomie954. La corrélation entre care et approche en termes de capabilités répond ainsi à l’objection de paternalisme, critique longtemps formulée à l’encontre des acteurs de la protection955. En effet, l’approche par les capabilités met ici l’accent sur l’exigence de participation des personnes vulnérables à leur protection (empowerment)956, qui se retrouve dans la plupart des approches utilisées par les acteurs du développement. 314. L’approche par les capabilités met ici en lumière la liberté de l’individu d’agir sur son bien-être, et notamment dans le cadre des stratégies de résilience qu’il met en œuvre. Cela signifie que la vulnérabilité implique « une évaluation qui tienne compte non seulement de l’hétérogénéité des individus composant la société mais également du pluralisme des conceptions de la vie bonne »957. Ainsi, « la notion de résilience permet de compléter celle de vulnérabilité en introduisant plus clairement l’action des personnes» 958 . La liberté de l’individu de réagir à un risque comme il l’entend, qui peut d’ailleurs prendre la forme d’une absence de réaction, doit ici alerter sur la nécessité de s’attacher à son cas particulier. En conséquence, une analyse in concreto de la résilience de l’individu est indispensable. Celle-ci constitue un instrument intéressant à prendre en considération dans l’identification de la personne vulnérable. Cet instrument peut être utilisé dans une autre approche issue du développement durable, l’approche fondée sur les droits, particulièrement utile pour l’identification de la personne vulnérable en droit international. 953 REBOUD (V.) (dir.), Amartya Sen, un économiste du développement ?, Paris, éd. Agence française de développement, 2008. 954 Cf. infra §§699 – 714. 955 HOURS (B.), « L’âge humanitaire : de la solidarité à la globalisation », Politique africaine, n°71, 1998, p.51. 956 Cf. infra §§715 – 725. 957 BERTIN (A.), « Liberté, égalité, capabilité: l’apport d’Amartya Sen aux questions d’inégalité », in BATIFOULIER (P.) (dir.), Approches institutionnalistes des inégalités en économie sociale, Paris, L’Harmattan, 2007, p.6. 958 ROUSSEAU (S.), « Capabilités, risque et vulnérabilité », in DUBOIS (J. L.), LACHAUD (J. P.), MONTAUD (J. M.), POUILLE (A.) (dir), Pauvreté et Développement Socialement Durable, op. cit.. 212 B. 315. L ’approche fondée sur les droits : une traduction juridique du risque Utilisée dans la pratique depuis les années 1990 par le Fonds des Nations Unies pour l’enfance 959 et de nombreuses organisations non gouvernementales dans le domaine du développement, formalisée ensuite par les Nations Unies dans le cadre du Sommet mondial de septembre 2005, l’approche fondée sur les droits bouleverse la conception de l’assistance aux personnes apportée par les acteurs internationaux de la protection. Il ne s’agit plus de raisonner en termes de charité accordée aux individus, ou de chercher à combler leur besoins ponctuels, mais bien d’analyser leur situation au regard du droit international applicable. L’approche fondée sur les droits considère ainsi le risque de violation d’un droit garanti (1.), connectant la vulnérabilité de l’individu à un risque identifiable en droit international. Cette traduction juridique du risque qui permet l’identification et la qualification juridique des différents protagonistes de la situation de vulnérabilité (2.). 1. 316. Le risque de violation d’un droit garanti L’approche fondée sur les droits convertit le risque matériel en violation d’un droit garanti (a.). Une illustration éclairante en est donnée par le Comité pour les droits économiques, sociaux et culturels (b.). a. 317. La traduction juridique du risque Sans constituer un rejet des pratiques antérieures, l’approche fondée sur les droits s’inscrit dans une vision plus globale de la protection de l’individu : il ne s’agit plus de rechercher la simple assistance ou de répondre uniquement à des besoins, mais d’identifier et de corriger les pratiques discriminatoires au cœur des problèmes de développement. Dans cette approche, le risque pris en considération est un risque de violation d’un droit garanti. Il ne s’agit plus d’apprécier le risque matériel en lui-même, mais de le traduire en termes juridiques en le rattachant à un droit garanti dans l’ordre juridique international. 959 Cf. en ce sens: Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), “Guidelines for Human Right-based programming approach: human rights approach for children and women: What it is, and some changes it will 213 bring” du 21 avril 1998, document CF/EXD/1998-04. 214 Tableau de synthèse des approches humanitaires960 : 318. Cette transcription se fait, de manière générale, sur la base des instruments universels des droits de l’homme et, plus particulièrement des conventions internationales et régionales auxquelles l’Etat en cause est partie. Ainsi, la personne exposée à la survenance d’une catastrophe naturelle, qui détruirait son logement et ses biens, pourra être qualifiée de vulnérable au risque de violation de son droit à des conditions adéquates de logement – garanti notamment par l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 11 Pacte international pour les droits économiques, sociaux et culturels961, mais aussi le cas échéant, par l’article 31 de Charte sociale européenne révisée. De plus, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme prête à discussion quant à l’application des articles 3962, 8963 de la Convention, ainsi que l’article 1er du Protocole additionnel964. Selon sa situation, la personne pourra être qualifiée de vulnérable au risque de violation de son droit à la vie – garanti notamment par l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, le cas échéant, par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, ou encore l’article 4 de la Convention américaine des droits de l’homme –, à l’éducation – consacré notamment par l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les 960 Cf. Handicap international, « L’approche fondée sur les droits de la personne dans l’urgence et le développement », Formation Tronc Commun, mars 2007, Tableau inspiré de Save the Children, p.11. 961 Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 (préc.), art.11 : « Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un habillement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence ». 962 Cf. par exemple : CEDH, 26 juin 2001, O’Rourke c. Royaume Uni, req. n°390022/97. 963 Cf. par exemple : CEDH (Gde Ch.), 18 janvier 2001, Chapman c. Royaume Uni, préc., §99. 964 Cf. en ce sens : CEDH (Gde ch.), 30 novembre 2004, Öneryildiz c. Turquie, req. n°48939/99, §§119 et s. ; CEDH, 6 avril 2000, Potocka et autres c. Pologne, req. n°33776/96. 215 articles 2, 13 et 14 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; le cas échéant, par les articles 1er, 2 et 5 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, l’article 26 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, l’article 2 Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’agit ainsi ici de traduire le risque pesant sur la personne en termes de violation d’un droit garanti par un instrument de protection qui lui est applicable. 319. Dans le cadre de la sécurité humaine, l’approche fondée sur les droits s’oriente alors sur les droits fondamentaux, et incite ainsi les Etats à traduire ces normes en résultats nationaux réalisables et liés à des échéances précises965. b. 320. La mi se en œuvr e au sein d’un or gane d e sui vi onusien L’approche en termes de droits est utilisée notamment relativement au suivi du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels. En effet, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels966 place cette approche en termes de droits au cœur de son analyse. Dans ses observations finales 967 , la référence à la vulnérabilité de la personne se rapporte généralement à un risque de violation d’un droit garanti par le Pacte. Par exemple, un individu ne pouvant pourvoir à ses soins de santé est vulnérable au risque d’aggravation de son état, et donc au risque de violation de l’article 12 du Pacte968. 321. Se fondant notamment sur le Préambule du Pacte, lequel énonce que les droits qu’il protège « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine », le Comité utilise une approche en termes de droits de l’homme pour assurer la protection des droits des personnes et groupes qu’il qualifie de vulnérables. Celle-ci n’est pas exclusive d’une approche collective, le Pacte assurant une protection particulière à certaines catégories de personnes, 965 Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme,« Questions fréquentes au sujet d’une approche de la coopération pour le développement fondée sur les droits de l’homme », op. cit., p.21. 966 Nations Unies, Conseil économique et social, Résolution 1985/17 relative à l’ « examen de la composition, de l’organisation et des arrangements administratifs du groupe de travail de session d’experts gouvernementaux chargés d’étudier l’application du Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », du 28 mai 1985, document E/1985/85. 967 Les observations finales sont rédigées par le Comité, qui après étude des rapports soumis par les Etats mais aussi de ressources extérieures pertinentes provenant d’agences spécialisées des Nations Unies et de rapports d’ONG, analyse l’exécution par l’Etat partie des obligations issues du Pacte. Ces observations finales comprennent une évaluation de la performance de l’Etat dans la mise en œuvre du Pacte, les requêtes pour des informations complémentaires et des prescriptions pour une amélioration. 968 En particulier Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (préc.), art.12.1: « Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre ». 216 comme les enfants 969 et les femmes 970 . D’ailleurs, par une analyse sémantique de ses observations finales, on observe que le Comité identifie les personnes vulnérables en conjuguant l’approche en termes de droits et l’approche collective. Si de manière générale, il conceptualise la notion de personne vulnérable plutôt par rapport au risque de violation de droits qu’en relation avec un groupe déterminé971, il est intéressant de remarquer que le choix entre ces approches varie en fonction du niveau de développement des Etats. En effet, dans les pays à niveau de développement haut, le Comité identifie les groupes vulnérables et les questions de droits de l’homme avec une égale fréquence. Dans les pays à niveau de développement moyen, le vocabulaire de la vulnérabilité est plus employé dans l’approche en termes de droits de l’homme que dans l’approche en termes de groupes vulnérables. Cette dernière tendance s’accentue dans les pays les moins développés972. L’approche en termes de droits de l’homme s’estompe ainsi au profit de l’approche collective au fur et à mesure de l’accroissement du niveau de développement 973 . On peut ainsi penser que dans les pays moyennement et peu développés, le droit international des droits de l’homme est moins développé, moins institutionnalisé, d’où l’accent mis sur l’approche en termes de droits. A l’inverse, quand le droit international des droits de l’homme est plus ancré, il s’applique plus généralement, et il est alors possible d’affiner la protection en adjoignant l’approche collective 974 . L’approche en termes de droits est ensuite novatrice en ce qu’elle permet l’identification des parties au rapport d’obligation. 2. 322. Qualification juridique des parties L’approche fondée sur les droits vise à identifier concrètement les droits en question, et par la même, les détenteurs de ces droits et les débiteurs d’obligations correspondants : en traduisant la situation matérielle de vulnérabilité de la personne en termes de risque de violation d’un droit garanti, l’approche fondée sur les droits permet ainsi d’identifier simultanément le risque, « le vulnérable » et « le vulnérant ». 323. Il est d’abord possible d’orienter l’identification sur l’individu susceptible d’être victime d’une violation d’un droit garanti (le vulnérable). Celui-ci peut être identifié, de 969 Ibidem, art.10§3. Ibid., art.7.a) i. 971 CHAPMAN (A.), CARBONETTI (B.), “Human rights protections for vulnerable and disadvantaged groups: the contributions of the UN Committee on economic social and cultural rights”, op. cit., p.711. 972 Ibidem. 973 D’ailleurs une étude étendue aux observations finales du Comité sur la période 2009-2011, qui prend en considération les pays très développés, confirme cette analyse. 974 Cf. supra §§206 – 277. 970 217 manière générale, par l’observation d’une situation de risque, au moyen notamment d’enquêtes, d’alertes ou autres instruments émis par des instances de terrain975. Par exemple, s’il est observé que, dans un Etat donné, la législation en vigueur autorise l’excision, il est possible de considérer la population féminine, selon les circonstances, comme vulnérable au risque de violation de leur droit à l’intégrité physique. Cette présomption est d’ailleurs renforcée si l’expérience démontre que les femmes deviennent effectivement victimes de ce traitement. 324. L’approche permet également de distinguer les personnes vulnérables à la violation d’un droit selon leur degré de vulnérabilité. En effet, appuyée par une récolte de données, elle permet de ventiler certaines populations en fonction de certains risques transcrits en termes de droits, et de dégager des profils de vulnérabilité plus ou moins fort selon les personnes. A cet égard, comme le précise le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, l’approche fondée sur les droits s’intéresse en particulier à « concrétiser les droits des populations exclues et marginalisées, et de celles dont les droits risquent d’être violés »976, c'est-à-dire qu’elle vise également les personnes « plus vulnérables »977. En effet cet acteur distingue bien les personnes vulnérables au risque de violation de leurs droits « et » les « populations exclues et marginalisées », dont la vulnérabilité à ce risque est potentiellement plus forte. Cette distinction est reprise par l’organisation non gouvernementale Handicap International, qui précise que l’approche « intègre des mesures de protection particulières contre tout ce qui menace les droits des personnes les plus vulnérables »978. 325. L’approche fondée sur les droits permet de reconnaitre à l’individu, autrefois considéré comme un objet de charité, la qualité de véritable sujet de droits : celui-ci est appréhendé comme un titulaire de droits, qu’il peut revendiquer auprès des responsables de la garantie de ces droits, et en particulier de l’Etat, débiteur d’obligations. En cela, l’approche fondée sur les droits se distingue d’une approche en termes de besoins, qui n’identifie pas nécessairement de débiteur particulier. L’approche fondée sur les droits a pour objectif la réalisation concrète des droits de l’homme, qui doivent ainsi être au fondement de toutes les activités de coopération et de programmation pour le développement. Utilisée dans le cadre de 975 Cf. infra §§353 -361. Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme « Questions fréquentes au sujet d’une approche de la coopération pour le développement fondée sur les droits de l’homme », op. cit., p.16. 977 Cf. supra §§186 – 197. 978 Handicap International, « L’approche fondée sur les droits de la personne dans l’urgence et le développement », op. cit. 976 218 la sécurité humaine, elle suppose alors qu’un Etat ne peut garantir la protection des individus sous sa juridiction sans une reconnaissance des principes et des normes du droit international des droits de l’homme, c'est-à-dire de références normatives universelles, en tant que principes fondamentaux de gouvernance. Ainsi, l’approche fondée sur les droits de l’homme cherche à clarifier les responsabilités, en identifiant les titulaires de droits et d’obligations, dans le but de renforcer leurs capacités de faire valoir leurs revendications, et de faire en sorte que les débiteurs d’obligations s’en acquittent effectivement. C. L ’approche en termes de besoins : une recherche de prévention objective du risque 326. L’approche en termes de besoins fondamentaux se développe dans les années 1970 dans le domaine de la lutte contre la pauvreté notamment. Cette approche considère l’aide au développement à partir de certains besoins minimums reconnus comme universels. Avec pour fondement la pyramide des besoins de Maslow979 cette approche considère qu’il faut satisfaire en priorité les besoins matériels – se nourrir, se loger – afin d’assurer ensuite les besoins non quantifiables – estime de soi, accomplissement de soi980. L’idée était ainsi de permettre aux plus démunis d’intégrer le système économique par la satisfaction de leurs besoins « primaires ». Cette approche connut alors un certains succès au sein des organisations internationales mais aussi de certaines organisations non gouvernementales, dans la mesure où elle correspondait à l’idéologie économique dominante : la satisfaction des besoins matériels justifie la production de biens981. Cette approche a été critiquée dans la mesure où il a été observé que l’individu se construit par un ensemble complexe de besoins – matériels et immatériels – qui se manifestent conjointement982. A cet égard, elle s’interprète aujourd’hui en lien avec l’approche en termes de capabilités983. 327. L’approche en termes de besooins bénéficie d’un retentissement certain qui « s’explique probablement aussi par son caractère politiquement neutre, qui ne remet pas en question les rapports de force existants ni ne propose de changements structurels». 984 Cet aspect explique peut être que cette approche perdure aujourd’hui, constituant encore un 979 MASLOW (A.), “A Theory of Human Motivation”, Psychological Review, n°50, 1943, pp.370 – 396. Ibidem. 981 GUENEAU (M. C.), LECOMTE (B. J.), Sahel : Les paysans dans les marigots de l’aide, Paris, L’Harmattan, 1998, p.89. 982 WRESINSKI (J.), Les plus pauvres révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme, Paris, éd. Quart Monde, 1998, p.23. 983 Cf. supra §§302 – 314. 984 GUENEAU (M.C.), LECOMTE (B.J.), Sahel : Les paysans dans les marigots de l’aide, op. cit., p.89. 980 219 élément de base dans certaines méthodes d’identification de projet de développement. Néanmoins, elle tend à être supplantée tant dans le domaine du développement qu’en droit international humanitaire notamment, par des approches plus positives. En effet, l’approche en termes de besoins constate un défaut, elle « utilise une porte d’entrée dévalorisante : par le négatif, par ce qui manque […] En outre, la recherche des besoins conduit à dresser des listes comme autant de doléances et lorsqu’un besoin est satisfait, l’accent se trouve alors mis sur l’insatisfaction de tous les autres besoins » 985 . Une approche fondée uniquement sur les besoins semblait pour ces raisons en net recul dans les domaines du développement et en droit international. 328. Cette tendance n’est pas suivie par les nouvelles directives européennes relatives à la procédure et à l’accueil des demandeurs d’asile. La prise en considération de la personne vulnérable était une question attendue 986 et se posait ainsi logiquement la question de son identification. Le « Paquet asile » traite alors de cette question, comme l’illustre la Directive 2013/33/UE 987 . Son chapitre I s’intitule les « dispositions concernant les personnes vulnérables ». L’article 21 ouvrant ce chapitre dresse une liste des personnes identifiées comme vulnérables 988 – complétant d’ailleurs la liste antérieure de l’article 17 (1) de la Directive 2003/9 du 27 janvier 2003989. L’article 22.1 adopte explicitement une approche en termes de besoins990, énonçant : « aux fins de la mise en œuvre effective de l’article 21, les 985 Ibidem, p.94. Déjà en 2007, relativement à la Directive Accueil, la Commission européenne regrettait « certaines lacunes […] dans la transposition en ce qui concerne la définition des groupes vulnérables » et soulignait que « la satisfaction des besoins des personnes vulnérables [était] l’un des domaines dans lesquels l’application de la directive est insuffisante » : Union Européenne, Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur l'application de la Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les Etats membres, préc., p.9 987 Union Européenne, Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte de la Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003), préc. 988 Ibidem, art.21 : « Dans leur droit national transposant la présente directive, les Etats membres tiennent compte de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les victimes de mutilation génitale féminine ». 989 Union Européenne, Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les Etats membres, (préc.), art.17(1): « les Etats membres tiennent compte de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés de mineurs et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle ». 990 Union Européenne, Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte de la Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003), préc., art.22 : Évaluation des besoins particuliers en matière d’accueil des personnes vulnérables. 986 220 Etats membres évaluent si le demandeur est un demandeur qui a des besoins particuliers en matière d’accueil. Ils précisent en outre la nature de ces besoins. […] Les Etats membres veillent à ce que ces besoins particuliers soient également pris en compte, conformément aux dispositions de la présente directive, s’ils deviennent manifestes à une étape ultérieure de la procédure d’asile. Les Etats membres font en sorte que l’aide fournie aux demandeurs ayant des besoins particuliers en matière d’accueil conformément à la présente directive, tienne compte de leurs besoins particuliers en matière d’accueil pendant toute la durée de la procédure d’asile et que leur situation fasse l’objet d’un suivi approprié »991. 329. Si cet article illustre « l’apport majeur de la réforme de l’asile quant à la prise en compte de la vulnérabilité [qui] tient à la mise en place d’une procédure d’évaluation des besoins particuliers », l’identification de la personne vulnérable n’est cependant pas évidente. D’une part, l’article 22.3 énonce que « seules les personnes vulnérables conformément à l’article 21 peuvent être considérées comme ayant des besoins particuliers en matière d’accueil », c'est-à-dire que seuls les groupes considérés au terme de cet article, lequel n’est d’ailleurs pas exhaustif 992 , peuvent voir leur besoins particuliers pris en considération. L’article 22 adopte ainsi une lecture complexe de la vulnérabilité en couplant une approche groupale et une approche en termes de besoins pour déterminer la qualité de personne vulnérable. D’autre part, il laisse ouverte la question des critères d’évaluation de ces besoins en mettant explicitement cette obligation à la charge des Etats membres993. Il est ainsi très probable que l’évaluation des besoins des demandeurs différera d’un Etat à l’autre. La Commission européenne énonce d’ailleurs que « certains Etats membres […] ne disposent d'aucune procédure d'identification. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une obligation au sens littéral, on peut nourrir de sérieux doutes sur la manière dont les personnes ayant des besoins particuliers sont identifiées et sur le fait qu'elles le soient réellement dans les Etats membres dépourvus d'un tel outil. L’identification des demandeurs d’asile vulnérables est un élément essentiel sans lequel les dispositions de la directive concernant le traitement spécial à réserver 991 Ibidem, art.22.1. L’article 22.1 utilise l’expression « telles que » qui implique le caractère non limitatif. On peut d’ailleurs remarquer à cet égard que la transposition française par l’article L. 744-6 alinéa 2 du CESEDA utilise l’expression « en particulier », laquelle n’est pas aussi claire sur ce caractère. 993 Ce qui n’était d’ailleurs qu’implicite en 2003, et justifiait que peu d’entre eux aient pris le soin d’établir une telle procédure dans leur législation nationale : PETIN (J.), « Droit d’asile : la vulnérabilité des demandeurs et les incohérences du projet de loi Valls-Cazeneuve », CDRE, Réseau universitaire européen dédié à l’étude du droit de l’Espace de liberté, sécurité et justice, 28 avril 2015, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.gdr-elsj.eu/2015/04/28/asile/droit-dasile-la-vulnerabilite-des-demandeurs-et-les-incoherences-du- projetde-loi-valls-cazeneuve/> 992 221 à ces personnes perdraient tout leur sens »994. A titre d’illustration, en France, la réforme de l'asile adoptée par l'Assemblée nationale le 15 juillet 2015 qui entend confier l’évaluation des besoins particuliers du demandeur, c'est-à-dire de sa vulnérabilité, à l’Office français de l’immigration et de l’intégration, laisse de nombreuses questions en suspend995. Les difficultés liées à l’approche en termes de besoins pour l’identification des personnes vulnérables, en l’espèce des demandeurs d’asile, se répercutent ainsi au sein des droits internes des Etats membres. 330. Les différentes approches issues du développement, souvent combinées, permettent d’appréhender la vulnérabilité de la personne à un ou des risques déterminés sous plusieurs angles. Ces approches permettent ensuite d’enrichir le droit international en concrétisant l’identification de la personne vulnérable. SECTION 2. DES APPROCHES PRATIQUEMENT ENRICHISSANTES POUR LE DROIT INTERNATIONAL 331. Tant dans le domaine du développement qu’en droit international, il n’existe pas de méthode unique et globale d’identification de la personne vulnérable996. Les approches issues du développement peuvent fournir des pistes pour cette identification en droit international par la compréhension qu’elles ont de la notion de personne vulnérable. Si celle-ci ne renvoie pas à un statut déterminé en droit international, ces approches présentent l’intérêt de connaitre la notion et d’en proposer des méthodes d’identification. Le droit international éprouvant des 994 Union Européenne, Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur l'application de la Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les Etats membres, préc., p.9. 995 Ce qui pose des questions sur la compétence (médecine, psychologie, géopolitique) et la formation du personnel, la légitimité de l’institution et les éventuels doublons (par rapport à l’OFPRA notamment), le financement de l’évaluation, les critères de celle-ci, etc. Cf. en ce sens : PETIN (J.), « Droit d’asile : la vulnérabilité des demandeurs et les incohérences du projet de loi Valls-Cazeneuve », op. cit. 996 Le Rapport mondial sur le développement humain de 2014 semble proposer une démarche d’identification universelle des personnes vulnérables dans le domaine de « la prestation de services sociaux, renforçant la protection sociale et le plein emploi », afin de réduire la vulnérabilité structurelle des individus, selon l’idée que « l’accès aux services sociaux de base (éducation, santé, […] sécurité publique) améliore la résilience ». Il s’agit d’éviter « les inconvénients liés au ciblage : stigmatisation sociale pour les bénéficiaires et segmentation de la qualité des services, ainsi que l’incapacité d’atteindre de nombreuses personnes vulnérables ». Cependant, le Rapport semble confondre identification et protection des personnes vulnérables – une politique universelle de prestations sociales améliorerait sans doute la résilience globale des populations mais ne permettrait pas en elle même d’identifier les personnes restées vulnérables – et fait reposer cette démarche essentiellement sur le bon vouloir de l’Etat : Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport mondial sur le développement humain 2014, Pérenniser le progrès humain : réduire les vulnérabilités et renforcer la résilience », Washington DC, Communications Development Incorporated, 24 juillet 2014, p. 6. 222 difficultés à se saisir de la personne vulnérable 997 , il semble donc intéressant de tirer les enseignements d’autres domaines visant la protection de la personne. 332. L’approche en termes de droits et l’approche en termes de capabilités sont mises en œuvre de manière concrète par les acteurs de terrain œuvrant pour la protection des personnes. Ceux-ci développent des méthodes d’identification opérationnelles des personnes vulnérables dans leur champ de compétence (§ 1.) : ils parviennent, par des techniques de ciblage sophistiquées, à identifier les personnes vulnérables dans le cadre de leur mandat de protection. Ces méthodes d’identification, par leur flexibilité, leur expertise et le cadre de leur développement, sont susceptibles d’être transposées à une identification plus systématique de la personne vulnérable en droit international (§ 2.). Cette identification devient alors une opération pragmatique, mise en œuvre par des acteurs spécialisés, et qui concrétise les approches abstraites proposées par le droit international. § 1. Des méthodes d ’identification opérationnelles 333. Pour mettre en œuvre les programmes de protection de populations élaborés selon les approches théoriques, les acteurs de terrain utilisent la technique du ciblage, qui permet de concentrer sur certaines personnes les ressources de ces programmes. Le ciblage constitue une opération pragmatique : il s’agit d’identifier de façon concrète la personne qui pourra bénéficier d’une protection. Cette idée de sélection gouverne notamment les actions des organisations humanitaires, qui ne peuvent prodiguer leur aide qu’à un nombre réduit de bénéficiaires. En effet, sans un cadre réfléchi, « la tendance est d’exécuter les programmes au niveau local selon le principe de “premier venu premier servi”, ce qui pourrait […] aboutir à une répartition injuste des prestations. Le ciblage constitue donc un moyen de s’assurer que la priorité est accordée aux nécessiteux qui méritent le plus d’attention »998. 334. Se pose alors, pour les acteurs de terrain, et notamment ceux qui mettent en œuvre le droit international humanitaire, la question des méthodes d’identification concrète des personnes bénéficiaires des programmes de protection : « l’action humanitaire dont le but est de sauver des vies est généralement apportée aux tranches les plus fragiles d’une population affectée par un choc. Mais comment sont identifiés ces vulnérables ? Quels sont les critères de 997 Cf. en ce sens : BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit. 998 Banque mondiale, La Boîte à outils pour la prise en charge des orphelins et autres enfants vulnérables en Afrique sub-saharienne, 1ère éd., juin 2005, Banque mondiale, p.58, consultable en ligne le (15 octobre 2015) : < www.worldbank.org/ovctoolkit > 223 ciblage de ces vulnérables ? Existe-t-il une démarche (ou une théorie) pour cibler des bénéficiaires de l’assistance humanitaire ? »999. Cette interrogation démontre que si le droit international humanitaire (en l’espèce) ne pose pas de critères généraux d’identification de la personne vulnérable, celle-ci conditionne néanmoins les actions sur le terrain. Le ciblage est ainsi nécessaire. Il s’agit ici de présenter certaines méthodes de ciblage, qui seront susceptibles d’être transposées à l’identification de la personne vulnérable en droit international (A.). La mise en œuvre de ces méthodes, contingentes selon les situations de vulnérabilité, nécessitent l’expertise des acteurs de terrain (B.). A. 335. Des méthodes de ciblage variées Le ciblage des personnes passe d’abord logiquement par une analyse des risques : il s’agit de déterminer les risques 1000 face auxquels on souhaite apporter une protection aux personnes concernées. Cette analyse permet d’ailleurs également la détermination des interventions et des solutions à mettre en œuvre pour réduire cette vulnérabilité1001. Les acteurs de terrain utilisent un grand nombre de méthodes de ciblage. Si l’utilisation autonome de ces méthodes est imparfaite (1.), leur combinaison constitue une démarche d’identification de la personne vulnérable efficace (2.). 1. 336. Des caractéristiques diverses Le ciblage de la personne vulnérable est une opération pragmatique, qui varie notamment selon les contextes, les risques que l’on cherche à prévenir, et la nature des programmes de protection. Précisément du fait de leur contingence, il ne s’agit pas ici de présenter l’ensemble de ces méthodes. Il est cependant possible de les regrouper en deux catégories : les méthodes sélectives de ciblage (a.), et les méthodes non sélectives (b.). 999 SIB (O.), Analyse de la vulnérabilité à l'insécurité alimentaire, Résultat du test 1 de l’outil d’analyse de la vulnérabilité, Cas du camp de Mugunga 3, Nord Kivu, Programme alimentaire mondial, Vulnerability Analysis and Mapping (VAM) Unit, 2011, p.1. 1000 Pour rappel, on entend ici le risque comme « l’éventualité d'un événement futur, incertain ou d'un terme indéterminé, ne dépendant pas exclusivement de la volonté des parties, et pouvant causer un préjudice » : DUPONT (Y.) GRANDAZZI (G.), HERBERT (C.) (dir.) et al., Dictionnaire des risques, op. cit., V. Risque. 1001 Le ciblage peut ainsi avoir une fonction préventive (déceler les personnes vulnérables à la réalisation d’un risque) et une fonction curative (axer les programmes de protection une fois le risque réalisé). 224 a. 337. Des méthodes sélectives objectives Les méthodes sélectives de ciblage définissent un critère d’éligibilité le plus objectif possible pour cibler une population. Les critères d’éligibilité sont variables selon le risque en cause. Dans l’optique d’une identification de la personne vulnérable en droit international, il est intéressant d’analyser le ciblage sur une base géographique (i.) ou encore selon des critères personnels (ii.). i. 338. Le ciblage géographique Le ciblage géographique s’oriente sur la détermination non pas d’individus mais de zones géographiques dans lesquelles se trouvent les communautés ou les personnes susceptibles d’être vulnérables à un risque donné. Cette technique de ciblage peut être pertinente notamment pour identifier les personnes vulnérables à la réalisation d’un risque global, qui serait commun à toute la zone géographique ciblée. On peut citer l’hypothèse d’une catastrophe naturelle, qui toucherait une région donnée, entrainant la vulnérabilité commune de l’ensemble des personnes au sein de cette zone. Cette technique de ciblage, utilisée dans le cadre de l’approche en termes de droits de l’homme contribuerait ainsi, dans cette hypothèse, à identifier les personnes vulnérables au risque de violation de leur droit à des conditions adéquates de logement, ou encore à la sécurité. 339. Cette méthode, qui présente l’avantage de l’objectivité, suppose néanmoins l’homogénéité, du point de vue des caractéristiques retenues, de la population à l’intérieur de cette zone1002. Par exemple, dans le cadre de l’action menée par l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, l'aide alimentaire d'urgence est souvent ciblée d'abord sur une base géographique, selon la gravité générale de la crise dans les différentes régions, avant une analyse des critères de sélection au niveau des ménages 1003. Le ciblage géographique est ainsi une technique souvent utilisée en premier lieu pour évaluer une situation, mais elle est rarement employée seule. Elle constitue généralement un point d’entrée dans le ciblage d’une population, mais ne permet pas une sélection suffisamment précise des personnes bénéficiaires d’un programme. Elle est, la plupart du temps, couplée avec d’autres méthodes, comme par exemple le ciblage par critères d’éligibilité personnels. 1002 SIB (O.), Analyse de la vulnérabilité à l'insécurité alimentaire, Résultat du test 1 de l’outil d’analyse de la vulnérabilité, Cas du camp de Mugunga 3, Nord Kivu, op. cit., p.1. 1003 FAO, « Ciblage et amélioration de la nutrition, Moyens d’améliorer le statut nutritionnel, Guide de référence », Archives de documents de la FAO, Rome, 2003, Chapitre 2 : Pratiques de ciblage. 225 ii. 340. Le ciblage par critères d’éligibilité personnels Le ciblage par critères d’éligibilité personnels consiste à identifier les personnes à partir de certaines de leurs caractéristiques, sélectionnées selon la nature du risque en cause. Cette technique se décline selon diverses modalités. 341. Dans le cadre de la lutte contre la pauvreté, par exemple, la méthode dite « means testing » prévoit un critère d’éligibilité défini à partir d’une mesure des revenus ou de la consommation. Cette technique de ciblage ne porte que sur des aspects monétaires et s’avère donc trop restrictive pour être transposée à l’identification de la personne vulnérable en droit international. 342. Dans une approche plus large, une méthodologie alternative a pu être développée : le ciblage à l’aide d’un « score de ciblage » (« proxy-means testing »). Il s’agit d’identifier la personne vulnérable à un risque donné par la détermination d’un score répertoriant et pondérant un nombre restreint de variables. Celles-ci peuvent porter sur ses capabilités et différents indicateurs tels que, dans le domaine de la lutte contre la pauvreté par exemple, la qualité et le statut d’occupation du logement, la possession de biens durables, le niveau d’instruction de la personne, son statut ou secteur d’activité. Ces variables sont ensuite pondérées selon la finalité du programme de protection. Ce ciblage sur la base d'indicateurs nécessite une réflexion approfondie sur la pertinence des capabilités et autres indicateurs que l’on juge pertinents et représentatifs parmi différents critères de sélection, puis le recueil et l'analyse de données fiables dans leur mise en œuvre. 343. Cette méthodologie de ciblage pourrait être adaptée à l’identification de la personne vulnérable en droit international. Il s’agirait alors de récolter des informations en fonction du risque que l’on cherche à éviter dans chaque cas d’espèce. Par exemple, si un programme cherche à identifier un enfant vulnérable au risque de violation de son droit à l’éducation, le ciblage pourra se construire sur des données relatives à l’accès à l’école dans la zone géographique, et notamment celui des filles, aux revenus, au niveau d’études, au statut de sa famille dans la société. La nature des informations récoltées et leur pondération pourra alors être modifiée selon le risque appréhendé. A partir de cette enquête, chaque candidat se voit attribuer un score correspondant à la somme des variables observées, pondérée par les coefficients obtenus par l’estimation ou fixés par le programme. L’éligibilité de l’individu à la qualification de personne vulnérable dépend de la valeur de ce score par rapport à un score retenu comme seuil de vulnérabilité au risque en question. 226 344. Cette méthode, fondée sur des critères jugés objectifs, présente néanmoins des inconvénients inhérents à l’élaboration d’un seuil d’éligibilité, et notamment l’éventualité d’un contraste fort entre les réponses apportées à des personnes dont la situation n’est peut être pas si différente. C’est pourquoi il existe également des méthodes de ciblage plus subjectives. b. 345. Des méthodes non sélectives subjectives Les méthodes non sélectives regroupent les différents types de ciblage par auto- sélection (self targeting)1004. Ces techniques se différencient notamment selon « la taille de la cible »1005 : il peut s’agir d’une auto-sélection individuelle (i.) ou d’un ciblage communautaire (ii.). On retrouve dans ce type de méthodes l’idée de favoriser l’empowerment des individus concernés1006, soutenue par l’interprétation des capabilités à la lumière du care1007. i. 346. L’auto-sélection individuelle Cette méthode encourage la participation des personnes directement concernées par la protection. Il s’agit d’inciter les personnes vulnérables à s’identifier elles-mêmes : il ne s’agit pas de poser des conditions d’éligibilité mais de mettre en place un ensemble d’incitations qui encourage la participation au programme des plus vulnérables à un risque déterminé, et découragent les non vulnérables. Ces incitations s’appuient sur l’existence de différences réelles entre les vulnérables et les non vulnérables du point de vue de leur avantage à la participation au programme. 347. Cette technique d’auto-sélection est généralement employée dans la mise en œuvre de programmes de lutte contre la pauvreté : les incitations encouragent ainsi la participation des plus démunis, décourageant celle des plus nantis. Par exemple, l’auto-sélection par le travail est une méthode de ciblage visant à atteindre les membres les plus pauvres d’une communauté, souvent rurale. Il s’agit de mettre en œuvre des programmes de travaux publics utilisant de la main-d’œuvre peu ou non qualifiée pour réaliser des travaux d’infrastructures (construction de routes, reboisement de parcelles). L’auto-sélection repose sur le fait que les 1004 LAVALLEE (E.), OLIVIER (A.), PASQUIER-DOUMER (L.), ROBILLARD (A. S.), Le ciblage des politiques de lutte contre la pauvreté, Document de travail n° 79, Agence Française de Développement, février 2009, p.28. 1005 Ibidem., p.19. 1006 Cf. infra §§ 715 – 725. 1007 Cf. supra §§713 – 714. 227 salaires proposés sont suffisamment faibles pour n’inciter que la participation des personnes dans l’incapacité d’avoir ou de trouver des emplois plus rémunérateurs1008. Cette méthode de ciblage permet ainsi l’identification des personnes « les plus vulnérables » 1009 : dans cet exemple, ne sont ciblées que les personnes les plus pauvres, qui n’ont pas d’autre choix que d’accepter un travail très peu rémunérateur, à l’exclusion de celles connaissant une situation de pauvreté relativement moins grave, qui ne participeront pas au programme, estimant pouvoir trouver un emploi mieux rémunéré. Cette méthode permet, au-delà de l’identification, d’ébaucher immédiatement la protection de ces personnes. En effet, la plupart des méthodes de ciblage implique une phase d’identification, qui peut être longue, précédant la mise en place de la protection. Or cette méthode permet une concomitance de ces deux phases. Elle est ainsi favorable à la personne vulnérable, qui est immédiatement identifiée par sa seule participation au programme, et en retire un avantage immédiat. Elle présente également un avantage financier du point de vue des acteurs de terrain, qui font ainsi l’économie des coûts de sélection des bénéficiaires. C’est pourquoi cette méthode de ciblage est assez répandue, notamment dans les pays où les capacités administratives sont faibles. Elle ne constitue cependant pas la panacée, notamment parce que la participation au ciblage peut représenter un coût psychologique ou social trop élevé pour certaines personnes, ce qui peut conduire à l’exclusion de bénéficiaires ciblés1010. ii. 348. L’auto-sélection communautaire Le ciblage communautaire est une méthode d’auto-sélection qui vise à intégrer les populations au cœur de l’action des organisations de terrain, en proposant à la communauté d’identifier elle-même, en son sein, les personnes vulnérables au risque que l’on cherche à prévenir. Dans ce type de ciblage, ce sont les membres de la communauté ou leurs représentants, c'est-à-dire des personnes situées à l'intérieur de la communauté, qui tirent le bénéfice des analyses. Par exemple, dans le cadre d’une une crise particulière, ils sont les mieux placés pour définir la nature de cette crise et pour sélectionner de manière objective les critères de ciblage ainsi que la population cible dans le cadre d'une intervention destinée à résoudre des problèmes spécifiques. 1008 LAVALLEE (E.), OLIVIER (A.), PASQUIER-DOUMER (L.), ROBILLARD (A. S.), Le ciblage des politiques de lutte contre la pauvreté, Document de travail n° 79, op. cit., p.29. 1009 Cf. supra, §§186 – 197. 1010 Ibidem, p.12. 228 349. Cette technique suppose cependant que la communauté soit familière du programme de protection en question. Elle peut être déclinée sous la forme d’une coopération renforcée avec la communauté pour l’établissement de critères. Cette stratégie présente ainsi l’avantage de permettre la participation active des populations, ce qui contribue à leur faculté d’empowerment1011. Cependant, un inconvénient corrélatif de cette méthode est le risque de subjectivité de ces communautés, qui peuvent ignorer la vulnérabilité de certaines populations. Par exemple, en Afrique Subsaharienne, l’épidémie de IH/SIDA accroit toujours la proportion d’enfants orphelins1012, dont la situation est peu à peu devenue banale, comme en atteste le témoignage d’une veuve kenyane, recueilli par le Fonds des Nations Unies pour l’enfance : « Autrefois, les gens s’occupaient des orphelins et les entouraient d’affection, mais aujourd’hui, ils sont tellement nombreux […], le fait d’être orphelin est donc un phénomène courant »1013. Il est désormais considéré comme normal par la communauté qu’ils soient prématurément déscolarisés et travaillent pour assurer la survie de leurs frères et sœurs plus jeunes. Leur situation de vulnérabilité n’est donc plus nécessairement relayée aux acteurs de terrain. 350. La communauté peut également taire volontairement la vulnérabilité de certaines populations. Par exemple, l’organisation non gouvernementale PLAN, dans une mission de sensibilisation des communautés à la situation du handicap au Togo, souligne que le handicap physique ou mental est, de manière générale, une source de stigmatisation en Afrique. Un témoignage de chef de village togolais, recueilli par l’organisation, explique : « au sein de nos communautés, […] dans la mesure où un enfant est né avec un handicap, il est considéré comme une malédiction divine »1014. En conséquence, les enfants handicapés sont cachés à cause de la honte qui menace la famille : ils ne sont pas scolarisés et à l’âge adulte, il leur est difficile de trouver un emploi. Cette méthode de ciblage présente ainsi les défauts de ses qualités : en favorisant l’habilitation des populations à leur propre protection, le ciblage par auto-sélection implique la subjectivité de celles-ci quant à l’identification des personnes vulnérables. Ces difficultés poussent à mettre en place une combinaison des méthodes de ciblage. 1011 Cf. infra, §§715 – 725. En 2004, le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) dénombre plus de 11 millions d’enfants de moins de quinze ans vivant en Afrique Subsaharienne orphelins d’un ou de leurs deux parents à cause du VIH/SIDA. Cf. Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), « Les générations orphelines d’Afrique », UNICEF dans le cadre d’ONUSIDA, New York, février 2004, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.unicef.org/french/mdg/files/5270_A Orph FR.pdf> 1013 Ibidem. 1014 PLAN International, Togo : réintégrer les enfants handicapés, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < www.planfrance.org/actualités/news/togo-reintegrer-les-enfants-handicapes/ > 1012 229 2. 351. Une nécessaire combinaison Toutes les méthodes de ciblage présentent des avantages et des inconvénients, et l’expérience démontre qu’il est généralement plus efficace de combiner différentes méthodes, par exemple, en utilisant d’abord un critère général, tel que la résidence géographique, et ensuite des critères plus spécifiques basés sur la communauté afin de restreindre davantage l’éligibilité1015. 352. A titre d’illustration, il est possible de citer l’expérience de ciblage menée en Ethiopie, en 1994, par le Programme alimentaire mondial1016. Au cours de l'évaluation d'une activité « vivres contre travail », a été mise en œuvre une méthode participative de classement de vulnérabilité pour évaluer l'efficacité du ciblage. Il s'agissait d'un processus en trois étapes impliquant des discussions entre deux groupes séparés de participants dans chaque communauté concernée. La première étape comprenait des discussions avec un groupe de personnalités de la communauté, au cours desquelles les personnes ont été classées en quatre catégories de vulnérabilité selon la considération de certaines de leurs capabilités, notamment les disponibilités en main d'œuvre du ménage et la possession de terres, d'animaux de trait et autre bétail. La deuxième phase de l'évaluation impliquait la participation des personnes les plus vulnérables de la communauté, telles que précédemment classifiées. Dans le cadre d’un processus d’habilitation, il leur a été demandé de procéder à la poursuite du classement selon des critères similaires, mais avec une attention plus particulière accordée à l'adéquation au travail et à l'accès à un soutien d'urgence auprès de membres de la famille et d'amis. Dans la troisième phase, une liste finale de bénéficiaires du programme a pu être dressée par comparaison de deux listes : celle établie par les personnes interrogées et celle élaborée par les intervenants sur le terrain, à partir d’indicateurs objectifs. L’identification des personnes vulnérables et leur affectation dans quatre catégories de vulnérabilité a été établie en combinant ces deux sources d’informations, recueillies l’une par une méthode de ciblage sélective et l’autre par une méthode non sélective. Cet exemple démontre que le ciblage des personnes vulnérables à un risque particulier semble devoir s’opérer par une combinaison de méthodes. La pertinence du ciblage dépend ainsi de l’agencement des différentes méthodes. Cet agencement évolue selon des données contingentes, tels que la situation des individus ou 1015 Banque mondiale, La Boîte à outils pour la prise en charge des orphelins et autres enfants vulnérables en Afrique sub-saharienne, op. cit, p.58. 1016 FAO, « Ciblage et amélioration de la nutrition, Moyens d’améliorer le statut nutritionnel, Guide de référence », préc. 230 le risque en cause notamment, et ne peut être réalisé que par des acteurs de terrain, au fait du contexte de l’intervention. B. 353. Une identification assise sur l’expertise des opérateurs de terrain L’identification de la personne vulnérable en droit international par la mise en œuvre des approches fondées sur les droits et en termes de capabilités suppose un ciblage le plus fiable possible. Cette fiabilité est garantie par l’expertise des acteurs de terrain (1.). 354. Ces approches adoptent une conception large de la vulnérabilité de la personne, perçue d’un point de vue holistique. En conséquence, le ciblage doit inclure des données relatives notamment au contexte social, politique et juridique de la personne visée, et permettre une analyse économique du développement humain dans ses différentes dimensions 1017 . L’ensemble de ces données est récolté par les acteurs de terrain, chacun spécialisé dans son domaine de compétence : chaque acteur détient une expertise particulière dans un secteur précis, ce qui permet de multiplier les sources d’informations enrichissant l’identification de la personne vulnérable. Une mise en commun de ces différents éléments d’analyse, au service du droit international, permet une approche multisectorielle, et donc la plus précise possible, de la vulnérabilité de la personne. L’expertise du ciblage est ainsi assurée par une coordination institutionnelle (2.). 1. 355. Une expertise assurant la fiabilité du ciblage Un inconvénient commun à toutes les techniques de ciblage repose sur l’imperfection de l’information récoltée. Cette difficulté d’obtenir des données fiables permettant un ciblage efficace des personnes vulnérables tient à différentes causes1018. Etant donné qu’on ne sait pas a priori qui est vulnérable, les stratégies de ciblage ne peuvent conduire systématiquement à une identification parfaite des personnes concernées. Les personnes que l’on cherche à protéger sont d’ailleurs généralement les moins accessibles et donc les moins faciles à cibler, précisément du fait de leur vulnérabilité. Par exemple, dans certaines communautés africaines, il est commun de ne pas se soucier des orphelins, précisément parce qu’ils n’ont personne qui 1017 En cela, l’approche fondée sur les droits intègre notamment l’approche par le droit au développement et l’approche de l’éducation par les droits de l’homme. Cf. KOLACINSKI (D.), Analyse économique des droits de l’homme, op. cit., p.294. 1018 Dans le cadre de cette analyse, il ne s’agit pas de dresser une liste exhaustive des causes d’imperfection de l’information, mais d’en présenter les plus topiques. 231 prend soin d’eux1019. Le ciblage peut également être biaisé dans l’hypothèse où la collecte d’informations peut avoir un coût pour les personnes (déplacements, obtention de documents payants), ce qui décourage les plus pauvres, souvent aussi les plus vulnérables, de participer au programme. De même, la qualité des données dépend souvent des capacités institutionnelles de l’Etat en cause, souvent relativement rares dans les pays en développement1020, où se trouvent potentiellement de nombreuses personnes vulnérables. 356. Ensuite, les méthodes de ciblage peuvent avoir un effet contreproductif. Par exemple, un ciblage par critère d’éligibilité peut entrainer des effets désincitatifs : dans l’objectif d’obtenir des avantages offerts par un programme de protection, certains individus, qui n’étaient pas visés par ce programme, peuvent modifier leur comportement afin d’entrer dans les critères posés. L’imperfection de l’information expose ainsi le ciblage à deux types d’erreurs d’identification : les erreurs d’inclusion, qui consistent à inclure dans la qualification des personnes non ciblées initialement, et les erreurs d’exclusion, qui consistent, à l’inverse, à en exclure des personnes qui auraient dû en faire partie 1021 . Dans le domaine du développement, ces erreurs impliquent le bénéfice inadéquat d’un programme, et donc des dépenses de ressources inutiles. Concernant l’identification des personnes vulnérables en droit international, ces erreurs entraineraient une mauvaise qualification, et donc une protection juridique inadaptée. 357. Afin de limiter ces erreurs d’identification, il est nécessaire de recourir à l’expertise des acteurs de terrain1022. Cette expertise oriente d’abord le choix de la méthode de ciblage : l’acteur de terrain, par sa proximité et son expérience opérationnelle, est le plus à même de connaitre la situation du pays, la structure des communautés, les événements survenus. Il est ainsi le plus apte à déterminer une méthode de ciblage pertinente en fonction de ces éléments. L’acteur de terrain est aussi le mieux placé pour récolter des données fiables. Dans cet objectif, il peut utiliser différents instruments, comme les statistiques, les recensements ou les enquêtes menés par l’Etat concerné. Selon ses connaissances sur la situation du pays, il peut apprécier la fiabilité de ces données. De même, si l’Etat en question ne dispose pas des 1019 Banque mondiale, La Boîte à outils pour la prise en charge des orphelins et autres enfants vulnérables en Afrique sub-saharienne, op. cit., p.58. 1020 SMITH (W.J.), SUBBARAO (K.), “What Role for Safety Nets in ery Low Income Countries?”, Washington D.C., The World Bank, 2003. 1021 LAVALLEE (E.), OLIVIER (A.), PASQUIER-DOUMER (L.), ROBILLARD (A. S.), Le ciblage des politiques de lutte contre la pauvreté, Document de travail n° 79, op. cit., p.11. 1022 Cf. en ce sens : Nations Unies, Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Aperçu des besoins humanitaires, République démocratique du Congo, novembre 2013, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <https://docs.unocha.org/sites/dms/CAP/HNO_2014_DRC.pdf> 232 instances pour récolter ces données, certains acteurs de terrain disposent de cette faculté 1023. En effet, d’une manière générale, les acteurs de terrain ont l’avantage de pouvoir nouer une coopération avec la population et les organismes locaux. Cette question de la soutenabilité des politiques de ciblage est essentielle. Si la population que l’on cherche à cibler refuse de participer, ou si les institutions de l’Etat dont ces personnes se trouvent sous la juridiction entravent le ciblage, celui-ci risque de ne pas parvenir à réunir des informations fiables. 358. Ainsi, l’analyse de ces méthodes concrètes de ciblage de populations, servant la mise en œuvre des approches issues du développement, donne des pistes relativement à l’identification de la personne vulnérable en droit international. En effet, il est certain qu’une protection juridique destinée aux personnes vulnérables implique de les identifier concrètement, mais il semble, à la lumière de l’étude menée ici, qu’une identification « par le bas », c'est-à-dire par des acteurs de terrain, soit plus efficace qu’une identification par la voie de classifications théoriques générales élaborées par des normes ou la jurisprudence internationales. En effet, on l’a vu, l’intérêt de la notion de personne vulnérable en droit international est précisément son caractère pragmatique, qui suppose une appréciation in concreto. L’action de terrain, telle que menée dans le domaine du développement, mais aussi en droit international humanitaire, connait ces mécanismes d’identification de personnes nécessitant une protection. D’ailleurs, il est symptomatique que le droit humanitaire soit l’une des premières branches du droit international à utiliser la notion de personne vulnérable. Il ne serait donc pas inenvisageable d’utiliser ces instruments de manière plus générale, en mobilisant, selon le risque considéré, un ensemble de procédés d’identification proposés par des acteurs spécialisés. L’idée est alors ici de déléguer l’identification de la personne vulnérable à des instances les mieux placées possible . La Convention relative aux droits des personnes handicapées, adoptée le 13 décembre 2006, constitue une illustration de cette démarche : les organisations non gouvernementales de défense des droits des personnes handicapées ont eu un rôle « hors du commun »1024 dans son élaboration, participant sur un pied d’égalité avec les Etats à tous les stades des négociations – dont le texte de base provenait à 80 % du travail des organisations non gouvernementales1025 – illustrant à cet égard 1023 Par exemple, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés procède régulièrement à des recensements de réfugiés, énonçant d’ailleurs que « ce processus devrait permettre d’identifier les plus vulnérables parmi la population de façon à leur fournir l’assistance appropriée » : SPINDLER (W.), Ghana : Début du recensement des réfugiés togolais dans la région Volta, Conférence de presse, Genève, UNHCR, 4 avril 2006. 1024 PARE (M.), « La Convention relative aux droits des personnes handicapées: quel impact sur le droit international ? », op. cit., p.499. 1025 Ibidem, p.501. 233 « un grand pas vers la formalisation de la participation des ONG au sein du droit international »1026. 2. 359. Une expertise assurée par une coordination institutionnelle L’identification de la personne vulnérable en droit international fait appel à différents acteurs de terrain, dont certains n’ont pas une fonction de protection juridique. En effet, les acteurs du développement visent principalement des objectifs tels que, par exemple, la lutte contre la pauvreté ou la malnutrition, et ne s’attachent pas nécessairement à qualifier juridiquement les personnes qu’ils touchent. Les différents acteurs de terrain, contribuant à la protection de la personne chacun dans leur domaine de compétence, permettent « un travail approfondi et globalisant d’évaluation et d’analyse qui prend en considération toutes les interconnexions entre les droits de la personne » 1027 . Il s’agit ici de mettre à profit ces différentes analyses pour l’identification de la personne vulnérable en droit international. En effet, d’une manière générale, la matière juridique doit avoir recours aux compétences d’autres spécialistes, de la même façon que lorsque pour déclarer le majeur incapable, le juge s’appuie sur une expertise médicale. Ainsi, il n’est pas exclu de s’appuyer sur d’autres branches de protection de la personne, notamment, on l’a vu, le domaine du développement, pour identifier la personne vulnérable en droit international. A cet égard, « en mettant l’accent sur l’interconnexion des menaces, la sécurité humaine demande le développement d’un réseau interconnecté de diverses parties prenantes, profitant de compétences et ressources d’une large gamme d’acteurs de l’ONU et des secteurs privé et public au niveau local, national, régional et international. La sécurité humaine peut donc donner lieu à la mise en place de synergies et de partenariats qui profitent des avantages comparatifs de chaque organisation d’exécution et aident à autonomiser les individus et communautés afin qu’ils agissent pour leur propre compte »1028. 360. Cette mise en commun des efforts d’identification correspond d’ailleurs à une démarche d’action employée en droit international humanitaire, relativement à l’assistance humanitaire. Classiquement, dans le cadre onusien, les organisations chargées de la protection se préoccupaient chacune exclusivement du domaine qui leur était assigné et/ou de la 1026 Ibid., p.505. Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), “Human Rights Based Programming: The Mali Experience”, Bamako, UNICEF, 2003. 1028 Nations Unies, Bureau de la coordination des affaires humanitaires, Unité sur la Sécurité Humaine, « La sécurité humaine en théorie et en pratique, Application du concept de sécurité humaine et fonds des nations unies pour la sécurité Humaine », préc., p.12. 1027 234 population visée par leur mandat (par exemple : le Fonds des Nations Unies pour l’enfance protège les enfants, le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, les réfugiés, l’UNESCO vise la protection des biens culturels). Constatant un manque de logique de certaines interventions humanitaires 1029 , une approche plus globale et intégrée a été élaborée 1030 : l’approche sectorielle (cluster approach 1031 ) consiste ainsi en une division du travail au sein des Nations Unies et entre les autres agences humanitaires. Chacune d’elles joue un rôle spécifique dans le mécanisme de l’aide humanitaire. Cette approche suppose d’identifier clairement le leadership pour différents secteurs ou groupes de personnes, et de désigner un organisme responsable pour chacun d’entre eux. Elle permet l’amélioration, la prévisibilité et le partenariat dans le cadre des activités humanitaires en conférant une plus grande responsabilité aux agences et une meilleure coordination entre elles. Cette approche globale de l’assistance humanitaire consiste ainsi à utiliser au mieux l’ensemble des moyens de chaque acteur de la protection, et à décloisonner leur action, dans le but d’accroitre leur efficacité. Elle peut prendre la forme d’une intervention conjointe de plusieurs institutions, afin de prendre en compte l’ensemble des besoins correspondant à une situation. Dans le cadre de notre étude, il est possible de calquer cette approche globale sur l’appréhension de la vulnérabilité d’une personne, en mettant en commun les instruments d’identification des différents acteurs. Les approches en termes de droits et en termes de capabilités servent la mise en œuvre de cette identification globale de la personne vulnérable : en se fondant sur des caractéristiques communes aux différentes branches de la protection de l’individu, elles permettent ainsi de dépasser les approches purement techniques ou sectorielles. 361. Sur le plan technique, l’approche sectorielle développée en droit humanitaire repose sur un accès facilité aux ressources et aux outils des différents acteurs, et sur le renforcement de leurs coordinations et coopérations. Cette exigence technique, nécessaire à l’efficacité de l’action concertée, se retrouve relativement à l’identification de la personne vulnérable sur la scène internationale. A titre d’illustration, la Banque mondiale appuie cette démarche 1029 Par exemple, sur un même territoire, les enfants pouvaient se voir doublement protégés par le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), dont c’est le mandat principal, et par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, si ces enfants avaient le statut de réfugiés. Ce doublon était d’autant plus malvenu que d’autres catégories de personnes ne bénéficiaient d’aucune aide sur le même territoire, comme les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, qui, n’ayant aucun statut juridique particulier, pouvaient n’être protégées par aucune organisation. 1030 Cf. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Division de la protection internationale, Compilation thématique des Conclusions du Comité exécutif, 5ème édition, mars 2012, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.refworld.org/docid/53205cdc4.html> 1031 Cf. Nations Unies, Bureau de la coordination des affaires humanitaires, « Atelier sur la réforme humanitaire et l’approche de responsabilité sectorielle », Bangui, 11 juillet 2007, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.humanitarianreform.org.> 235 d’identification multisectorielle, considérant comme indispensable de mobiliser dans l’analyse de la vulnérabilité de la personne « toutes les données concrètes disponibles », et soulignant « l’importance […] de toutes sortes de résultats obtenus sur le plan des droits de l’homme, notamment les progrès en matière d’accès à l’éducation des filles1032, de garantie du régime de propriété 1033 » 1034 . Ces méthodes d’identification opérationnelles sont alors transposables à l’identification des personnes vulnérables en droit international. § 2. Des méthodes mobilisables par droit international 362. Les méthodes de ciblage mises en œuvre par les acteurs de la protection des personnes, par leur flexibilité, peuvent être transposées à l’identification de la personne vulnérable en droit international. Cependant, cette transposition doit être précisément encadrée afin de conserver l’intérêt juridique de la notion. A cette fin, l’approche fondée sur les droits et l’approche en termes de capabilités constituent un cadre pertinent susceptible de guider ce ciblage de la personne vulnérable en droit international (A.) : il s’agit, par le choix de la technique et des indicateurs de ciblage, notamment par l’analyse des capabilités de l’individu, d’identifier la personne vulnérable au risque d’une violation d’un droit fondamental particulier. Cet encadrement se réalise au sein des Nations Unies, qui assurent la diffusion d’une conception et d’éléments d’identification harmonisés de la personne vulnérable en droit international (B.). A. 363. Un encadrement méthodologique nécessaire Les approches issues du développement éclairent notamment deux aspects devant être pris en considération par les méthodes de ciblage de la personne vulnérable en droit international. En effet, ces approches mettent en lumière la nécessité pour le ciblage d’adopter une approche contextuelle de la vulnérabilité, ce qu’illustre le Comité international de la 1032 Cf. en ce sens : BHALLA (S.), SAIGAL (S.), BASU (N.), “Girls’ education is it : nothing else matters (much)”, Document de travail de la Banque mondiale, 6 mars 2003, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://wwwwds.worldbank.org/servlet/WDSContentServer/WDSP/IB/2004/03/01/000265513_20040301102825/Rendered/P DF/28016.pdf.> 1033 Banque mondiale, “World Development Report 2003: Sustainable Development in a Dynamic World-Transforming Institutions, Growth, and Quality of Life”, Washington DC, New York, Banque mondiale et Oxford University Press, p.41. 1034 Nations Unies, Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme « Questions fréquentes au sujet d’une approche de la coopération pour le développement fondée sur les droits de l’homme », op. cit., p.16. 236 Croix Rouge (1.). Elles impliquent ensuite la nécessité d’une attention portée dans la durée à l’égard des personnes vulnérables, ce que démontre la Banque mondiale (2.). 1. La nécessité d’une démarche contextuelle : l’apport du Comité international de la Croix Rouge 364. Pour cibler la personne vulnérable à un risque de violation du droit international humanitaire, le Comité international de la Croix Rouge combine, sans l’énoncer explicitement, l’approche fondée sur les droits de l’homme et l’approche par les capabilités. Il analyse en effet : « le degré d'exposition à un risque ou à un problème donné (ou changement abrupt de situation), et le met […] en lien avec les coping mechanisms (capacité de réagir, mécanismes de survie, de protection et/ou ressources des personnes pour faire face) ainsi qu'avec la résistance des personnes touchées »1035. Le Comité international de la Croix Rouge reprend ainsi dans son champ de compétence l’approche en termes de capabilités développée par A. Sen. Face à un risque de violation du droit international humanitaire, il s’agit de quantifier le stock de capabilités des personnes touchées et d’analyser leur capacité de mobilisation de celles-ci (coping mechanisms). Il s’agit donc ici d’un ciblage de la personne vulnérable au risque de violation d’un droit par la méthode « proxy-means testing »1036 : le Comité international de la Croix Rouge considère un ensemble de données relatives à la situation particulière de la personne afin de déterminer sa vulnérabilité éventuelle à la violation d’un droit fondamental garanti. En conséquence, le Comité international de la Croix Rouge observe de manière générale que : « la vulnérabilité de différents groupes – hommes, femmes, enfants, personnes âgées – diffère donc selon la nature des violations ou événements et leurs conséquences, selon le degré d'exposition ou impact sur le groupe concerné ainsi que sur la capacité de celui-ci à surmonter le problème »1037. 365. L’approche par capabilités employée par le Comité international de la Croix Rouge pour identifier les personnes vulnérables au sein de son champ de compétence implique donc une approche contextuelle. C’est le contexte particulier vécu par un individu donné, avec ses caractéristiques propres, qui permet d’identifier s’il est ou non vulnérable à la violation de ses droits fondamentaux. Un individu vulnérable dans une situation donnée peut tout à fait ne pas l'être dans une autre. Par exemple, les veuves bénéficient de mécanismes de solidarité dans 1035 TERCIER (F.), Les femmes dans la guerre : plus vulnérables que les hommes, op cit. Cf. supra §§341 – 342. 1037 TERCIER (F.), Les femmes dans la guerre : plus vulnérables que les hommes ?, op. cit. 1036 237 certains contextes alors qu'elles sont stigmatisées dans d'autres1038. Il convient ainsi d’isoler, puis de recouper les différents éléments qui composent la vulnérabilité des personnes à un risque, c'est-à-dire l’origine intrinsèque et/ou extrinsèque de vulnérabilité, le degré d’exposition au risque et la faculté de résilience à celui-ci. La vulnérabilité de la personne est alors considérée comme une situation relative : elle est conditionnée par les caractéristiques du risque, telles que son ampleur, sa fréquence, sa durée, qui déterminent sa gravité ; de même, la nature et le degré de vulnérabilité des personnes sont susceptibles de varier selon les situations, avec le temps, d'un Etat à l'autre, et d’un individu à l’autre, selon les capabilités de chacun. La vulnérabilité correspond, selon cette approche, à un état évolutif, « à un continuum à multiples facettes entre la résilience et l'impuissance absolue » 1039 , donc rétif à la systématisation. Pour cibler la personne vulnérable en droit international humanitaire, on retrouve donc la nécessité d’une approche in concreto, portant non pas uniquement sur les besoins ou la situation de la personne, comme ce fut le cas jusqu’à présent en droit international humanitaire 1040 , mais bien sur un ensemble de facteurs, souvent fortement corrélés. L’évaluation de la vulnérabilité et la qualification comme personne vulnérable s’inscrit dans la volonté de mise en place d’une approche globale, envisageant tous les aspects de problématique, prônée aujourd’hui par les acteurs de l’intervention humanitaire1041. Cette approche globale de la personne vulnérable implique en toute logique de prendre en considération l’aspect temporel des situations de vulnérabilité. 2. La nécessité d’une démarche pérenne : l’apport de la Banque mondiale 366. La Banque Mondiale conjugue l’approche fondée sur les droits 1042 et l’approche en termes de capabilités, énonçant qu’elle : « accepte la conception désormais traditionnelle de la pauvreté, en englobant non seulement la privation […], mais également des manques en termes d’éducation et de santé […] Tous ces manques restreignent sévèrement ce qu’Amartya 1038 Ibidem. Banque mondiale, Boite à outils pour la prise en charge des orphelins et autres enfants vulnérables en Afrique sub-saharienne, op. cit. 1040 Cf. en ce sens : HANSEN (A.), HOREL (S.), Inspirer le changement, L'appui de l'UE à la réforme de l'Etat de droit, de la justice et de la sécurité, Commission Européenne, Direction générale de la coopération internationale et du développement, éd. Collège d'Europe, 2012. 1041 Cf. en ce sens : BOUCHET-SAULNIER (F.), « MSF entre droits et principes humanitaires, Principes et pragmatisme d'un "humanitaire rebelle" », Rapport d'activités, Bureau international de MSF, juin 2000 ; PERRIN (P.), « Impact de l’assistance humanitaire sur l’évolution des conflits », RICR, 830, 30 juin 1998. 1042 Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « Les droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté, Cadre conceptuel », op. cit., Introduction, p.6. 1039 238 Sen appelle les “capabilités” d’une personne, c’est-à-dire les libertés réelles dont elle jouit pour mener la vie qu’elle valorise»1043. 367. La Banque mondiale met également en lumière la nécessité d’une attention durable sur la vulnérabilité. A titre d’illustration, elle énonce que : « la crise récente en Asie de l’Est1044 […] ne montre pas seulement qu’il est urgent de protéger les pauvres et les populations vulnérables pendant les périodes marquées par des transformations ou des bouleversements économiques, elle montre aussi que les filets de protection doivent être en place avant l’arrivée de la crise pour avoir toutes les chances de succès » 1045 . La combinaison des approches en termes de droits et en termes de capabilités permet de cibler à temps les individus qui présentent une probabilité forte de voir leur situation se dégrader. Elles constituent un instrument de prévention du risque, qui démontrent une avancée apportée par la notion de vulnérabilité dans la protection des personnes : par rapport aux stratégies qui reposaient jusqu’à présent sur une analyse ex-post des situations de pauvreté, prenant en compte le risque réalisé, la notion de vulnérabilité permet désormais d’anticiper les trajectoires de la pauvreté, adoptant également une vision ex-ante. La notion de vulnérabilité permet d’appréhender une situation à venir, et non pas seulement à constater le fait accompli. Il n’y a d’ailleurs pas véritablement de rupture entre les perspectives ex-post et ex-ante, mais plutôt une continuité1046: être vulnérable ne signifie pas qu’on est nécessairement blessé, mais qu’on est exposé à un risque (vulnérabilité ex ante). Une fois le risque réalisé, la personne est souvent encore vulnérable, cette fois parce que le risque l’a affaiblie et éventuellement exposée à des risques nouveaux (vulnérabilité ex post). 368. Cet aspect temporel de la vulnérabilité de l’individu doit être une donnée prise en considération pour le ciblage des personnes vulnérables en droit international. Les approches en termes de droits et par les capabilités mettent ainsi l’accent sur la nécessité de considérer la situation globale de l’individu, et l’évolution de celle-ci sur la durée. Elles permettent ainsi la mise en place d’une conception pragmatique de la notion de vulnérabilité de la personne, qui dépasse le cadre conceptuel pour s’ériger en véritable donnée opérationnelle. Cette lecture de 1043 Banque mondiale, « Rapport sur le Développement dans le Monde 2000-2001 : Combattre la pauvreté », Paris, éd. ESKA, p.15. 1044 La crise économique asiatique se propage, à partir de juillet 1997, à d’autres pays émergeants comme la Russie, l’Argentine ou le Brésil. 1045 Banque mondiale, Communiqué de presse n°2001/194/S, L’amélioration de la protection sociale, condition d’une mondialisation qui profite aux pauvres, Washington D.C., 24 janvier 2001. 1046 SIRVEN (N.), « De la pauvreté à la vulnérabilité : Évolutions conceptuelles et méthodologiques », op. cit., p.9. 239 la notion de personne vulnérable tend à se diffuser de façon harmonisée en droit international par la voie des Nations Unies. B. 369. Des méthodes progressivement harmonisées Malgré l’engagement général des Nations Unies de protéger les droits fondamentaux des personnes vulnérables 1047 , aucune théorie ou cadre juridique précis n’est établi par l’organisation : le droit international qu’elle produit n’est pas fixé sur la définition de la personne vulnérable ou sur une liste standard des groupes pouvant prétendre à cette qualification, précisément parce que la notion doit rester floue pour être opératoire. 370. Cependant, l’organisation universelle constitue un organe d’harmonisation de la compréhension et d’éléments d’identification de la personne vulnérable en droit international, et ce à plusieurs titres. D’abord, les Nations Unies, « avec leur mandat de promouvoir la sécurité, le développement et les droits de l'homme, sont le lieu de prédilection pour une meilleure compréhension du concept de sécurité humaine » 1048 , lequel fonde la notion de 1047 D’abord, l’organisation adopte une série d’instruments et de mécanismes spécialisés comme notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 (préc.), la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (préc.), la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 45/158 relative à la « Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille » du 18 décembre 1990, document A/RES/45/158, entrée en vigueur le 1er juillet 2003), la Convention internationale relative aux personnes handicapées du 13 décembre 2006, préc. Sans utiliser expressément la notion de vulnérabilité de la personne, ces instruments visent la protection de groupes qui sont maintenant classiquement qualifiés de groupes vulnérables. Parallèlement, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a établi un ensemble de mandats thématiques abordant des questions relatives à la vulnérabilité, qui incluent la nomination de rapporteurs spéciaux et d’experts indépendants sur des sujets tels que la traite des êtres humains, et plus particulièrement des enfants (Nations Unies, Commission des droits de l’homme, Résolution 1990/68 relative à « Sale of Children » du 7 mars 1990), la violence faite aux femmes, les nouvelles formes d’esclavage, les nouvelles formes de racisme et de discrimination raciale, l’extrême pauvreté (Nations Unies, Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme des Nations Unies, Résolution 2006/9 relative à l’« application des normes et critères relatifs aux droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre l’extrême pauvreté » du 24 aout 2006, préc.), les problèmes des minorités (Nations Unies, Office du Haut Comissariat pour les droits de l’homme, Résolution 2005/79 relative à « Rights of Persons Belonging to National or Ethnic, Religious and Linguistic Minorities » du 21 avril 2005). D’autres rapporteurs spéciaux ont montré un intérêt pour la prise en compte des personnes vulnérables dans leur champ de compétence, qui ne touche ces personnes que de façon incidente. Par exemple, ils ont pu reprendre des dispositions spécifiques à ces personnes concernant le standard minimum de santé, de logement adéquat, le droit à l’éducation (Nations Unies, Comité pour les droits économiques, sociaux et culturels, Directives concernant les rapports spécifiques que les Etats parties doivent soumettre conformément aux articles 16 et 17 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 24 mars 2009, document E/C.12/2008/2, respectivement art. 12, 11, 13.) 1048 DEISS (J.), Déclaration lors de l’ouverture d'un débat thématique informel, siège des Nations Unies, 14 avril 2011, cité par Centre d’actualité de l’ONU, L'ONU débat du concept de sécurité humaine dans les relations internationales, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=25026#.VhvDsytOnjU> 240 personne vulnérable 1049 . Ensuite, l’Organisation constitue un centre stratégique universel chapeautant une myriade d’acteurs spécialisés qui permettent la mise en lumière des problématiques (1.). Enfin, l’article premier de la Charte donne également pour objectif à l’organisation d’ « être un centre où s'harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes »1050. Organisation universelle conçue en vue d’objectifs susceptibles d’intéresser la totalité des Etats, elle constitue un instrument d’unification du système international. Dans ce but, elle édicte des règles qui sont « communes à tous les Etats ou dont le champ d’application s’étend à tous les Etats » 1051 . Selon le professeur M. Virally, ce principe d’universalisme « exprime l’idée de l’unité de la société internationale, sa vocation à être intégrée dans une seule institution placée au service des intérêts communs à l’humanité tout entière »1052. Ainsi, si les Nations Unies posent des critères particuliers sur la signification ou l’identification des personnes vulnérables, ceux-ci seront alors diffusés au sein des Etats membres (2.). 1. 371. Une harmonisation élaborée par les acteurs spécialisés Si le texte de la Charte n’utilise pas expressément la notion de personne vulnérable, leur protection constitue néanmoins, au sein des Nations Unies, une thématique récurrente relativement à de nombreux domaines1053. L’Organisation se place au carrefour des institutions spécialisées, actrices de la mise en œuvre de cette protection sur la scène internationale. Elle constitue également un lieu de débat ouvert aux acteurs non onusiens. En effet, « un nombre grandissant d'organisations non gouvernementales […] et d'autres organisations de la société civile sont des partenaires du système des Nations Unies »1054. On peut notamment souligner la collaboration particulière avec le Comité international de la Croix Rouge, observateur aux Nations Unies, dont le rôle est moteur dans la protection des personnes vulnérables en droit international humanitaire. 1049 Cf. supra §§145 – 146. Charte des Nations Unies (préc.), art.1§4. 1051 SALMON (J.) (dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit., V. Règles universelles. 1052 VIRALLY (M.), L’O.N.U. d’hier à demain, Paris, Seuil, 1961, p.83. 1053 Cf. Nations Unies, Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme des Nations Unies, Résolution 2006/9 relative à l’ « application des normes et critères relatifs aux droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre l’extrême pauvreté », du 24 aout 2006, préc. 1054 Nations Unies, « L’ONU et la société civile », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.un.org/fr/civilsociety/>. 1050 241 372. On l’a vu, les différentes approches de la protection de l’individu, et d’appréhension de sa vulnérabilité, sont souvent impulsées « par le bas », c'est-à-dire par les acteurs de terrain, avant d’être traitées de manière théorique et globale. En effet, les acteurs de terrain constituent un partenaire essentiel en ce qu’ils sont les plus à mêmes d’apprécier l’efficacité des politiques et de mettre en lumière les difficultés concrètes. Par exemple, en droit international humanitaire, différents acteurs comme le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ou le Fonds des Nations Unies pour l’enfance notamment, constatant des incohérences sur le terrain, avaient plaidé pour une meilleure cohésion de l’assistance humanitaire, ce qui donna lieu à un débat global au sein des Nations Unies, permettant une réflexion théorique poussée sur la Réforme humanitaire en 20051055. De cette mise en commun des difficultés et attentes des acteurs de terrain, une approche globale de l’assistance a vu le jour au sein de l’organisation universelle, qui assure ensuite le suivi des pratiques des acteurs. Le dialogue entre instances institutionnelles onusiennes et acteurs de terrain permet ainsi de formaliser les différentes approches théoriques, mais aussi les instruments de leur mise en œuvre, avant de les diffuser, à travers l’organisation universelle, à tous ses partenaires. 373. L’approche par les capabilités et l’approche en termes de droits ont ainsi été impulsées par l’observation du terrain, et développées respectivement lors Sommet du Millénaire de l’an 2000 et du Sommet mondial de 2005. L’effectivité de ces approches repose, selon les Nations Unies, sur « la nécessité de programmes de formation stratégiques à l’intention du personnel des organismes […]; de réformes institutionnelles au sein des organismes […]; d’un partage plus systématique des conclusions » 1056 . Elles se diffusent désormais, de manière plus ou moins explicite, au sein des institutions spécialisées, comme la Banque mondiale 1057 , l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture 1058, et des organisations 1055 Coordonnateur des Secours d’Urgence, Nations Unies, Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Humanitarian Response Review, New York et Genève, aout 2005. 1056 Stratégie de l’UNESCO relative aux droits de l’homme, « L’approche fondée sur les droits de l’homme et le système des Nations Unies », Etude documentaire rédigée par FRANKOVITS (A.), Paris, UNESCO, 2006, p.6. 1057 Ainsi, il est fait référence à l’approche en termes de capabilités dans la bibliographie du « Rapport sur le développement dans le monde 2000/2001, Combattre la pauvreté » (préc.), de la Banque mondiale », cf. en ce sens: SEN (A.), Inequality Reexamined, New York, Harvard University Press, 1992 ; SEN (A.), “Capability and Well Being”, in NUSSBAUM (M.), SEN (A.), The Quality of Life, op. cit ; SEN (A.), Development as Freedom, op. cit. ; HANSEN (A.), HOREL (S.), Inspirer le changement, L'appui de l'UE à la réforme de l'Etat de droit, de la justice et de la sécurité, Commission Européenne, éd. Collège d'Europe, 2012. L’approche en termes de droits de l’homme est quant à elle moins explicite : Cf. Banque mondiale, Boite à outils pour la prise en charge des orphelins et autres enfants vulnérables en Afrique sub-saharienne, op. cit. 1058 Cf. par exemple : le cadre PANTHER, élaboré par la FAO en 2006, correspond à une approche fondée sur les droits humains au droit à l'alimentation et à la sécurité alimentaire. 242 non gouvernementales partenaires des Nations Unies, comme le Comité international de la Croix Rouge1059 ou Handicap International1060 par exemple. 374. Ainsi, la compréhension de la notion, et notamment les éléments d’identification de la personne vulnérable en droit international, se construisent par un dialogue mutuel entre les acteurs de terrain et les instances des Nations Unies : les premiers font remonter les problématiques touchant ces personnes vers les secondes, qui les formalisent et les diffusent ensuite à l’ensemble des institutions partenaires, via les canaux universels onusiens. Cette diffusion des éléments d’identification de la personne vulnérable se fait également au sein des Etats. 2. 375. Une harmonisation recommandée aux Etats Les éléments d’identification, mis en lumière par les acteurs de terrain et formalisés par les instances de réflexion onusiennes, peuvent faire l’objet d’une diffusion au sein des Etats. Cette diffusion permet une harmonisation progressive de la compréhension et de l’identification des personnes vulnérables à l’ensemble de la communauté internationale. Dans un contexte de développement de l’approche fondée sur les droits, cette diffusion passe notamment par les mécanismes de suivi des différents instruments juridiques de protection de la personne. 376. Le suivi assuré par le Comité pour les droits économiques sociaux et culturel est à cet égard révélateur. Organe composé d’experts indépendants, il supervise l'application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels par les Etats parties. Dans cet objectif, le Comité dispose de plusieurs instruments, notamment les Directives concernant les rapports des Etats, lesquelles illustrent les priorités du Comité et indiquent les orientations à suivre pour les Etats membres dans leur application du Pacte. Elles ont pour objectif de conseiller les Etats membres sur la préparation de rapports périodiques que ceux-ci doivent soumettre au Comité à intervalles réguliers1061, relativement aux mesures qu’ils ont ou doivent adopter dans le cadre de la bonne application du Pacte. Il s’agit de contrôler la façon dont les Etats parties donnent suite à ces obligations, et de faciliter la réalisation des droits 1059 Cf. supra §§364 – 365. CHERVIN (P.), “Right based approach to health and social services for persons with disabilities”, Handicap international, 2007. 1061 Le premier rapport doit être présenté dans un délai de deux ans après l’adhésion de l’Etat au Pacte, puis tous les cinq ans. 1060 243 économiques, sociaux et culturels des individus à leur charge. Elles posent ainsi certains critères d’identification de la personne vulnérable. 377. Si les directives utilisent les termes « particulièrement vulnérable(s) »1062, « groupe(s) vulnérable(s) » 1063 , ou encore « individus et groupes défavorisés et marginalisés » 1064 relativement à divers droits – comme le droit à une nourriture suffisante1065 ou à un logement suffisant 1066 par exemple – le Comité ne propose pas de définition générale des personnes vulnérables, laissant ainsi aux Etats membres le soin de l’identification des personnes à protéger. La détermination de l’individu ou groupe vulnérable est donc à l’origine une opération interne aux Etats membres 1067 : les Etats sont a priori les décideurs des moyens d’identification des personnes vulnérables sous leur juridiction. Cependant, on constate qu’au fil des années le Comité donne progressivement certaines orientations dans l’identification de ces personnes. Par exemple, relativement à la question de la pauvreté, sont considérées comme faisant partie des « groupes défavorisés et marginalisés », « en particulier les minorités ethniques, les peuples autochtones et les habitants des zones rurales et des zones urbaines déshéritées »1068. Ici, le Comité pose lui-même la qualification de certains groupes vulnérables. Par une précision croissante des dispositions des directives, il accapare ainsi progressivement la capacité de qualification de ces personnes ou groupes. La révision de cet instrument en 2008 démontre la progression de ce processus, dont l’objectif est de faciliter l’identification des groupes vulnérables. Par exemple, les directives révisées spécifient que les données statistiques relatives à la jouissance des droits du Pacte doivent être ventilées par âge, genre, origine ethnique, population urbaine ou rurale, et tout autre statut, cela sur une base 1062 Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, figurant dans le document CRC/C/OPSC/2, intitulé «Directives révisées concernant les rapports initiaux que les Etats parties doivent présenter conformément au paragraphe 1 de l’article 12 du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants», adoptées par le Comité des droits de l’enfant à sa quarante-troisième session, le 29 septembre 2006. 1063 Nations Unies, Instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, Directives harmonisées concernant l’établissement des rapports destinés aux organes créés en vertu d’instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, du 10 mai 2010, document HRI/MC/2006/3, §54 : « Les Etats devraient fournir des informations générales sur la situation des droits de l’homme des personnes appartenant à des groupes vulnérables spécifiques de la population ». 1064 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Directives concernant les rapports spécifiques que les Etats parties doivent soumettre conformément aux articles 16 et 17 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, du 24 mars 2009, document E/C.12/2008/2, art.11 B. 1065 Ibidem. 1066 Ibid. 1067 CHAPMAN (A.), CARBONETTI (B.), “Human rights protections for vulnerable and disadvantaged groups : the contributions of the UN Committee on economic social and cultural rights”, op. cit., p.688. 1068 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Directives concernant les rapports spécifiques que les Etats parties doivent soumettre conformément aux articles 16 et 17 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, préc., art. 11 A. 244 comparative sur les 5 dernières années1069. Le choix de ces indicateurs témoigne de la prise en compte par le Comité de différentes sources de vulnérabilité des personnes au sein des Etats membres. Ainsi, les Etats parties au Pacte se voient progressivement imposer des prescriptions quant à l’identification des personnes vulnérables. 378. Cette volonté se retrouve également dans l’intégration de nouveaux groupes : les directives révisées en 2008 identifient ainsi des groupes vulnérables qui n’y étaient pas listés en 1991. Il s’agit notamment des personnes âgées, des personnes handicapées, des migrants et des minorités ethniques. Il peut en effet être tentant pour un Etat membre de ne pas désigner comme vulnérable certaines catégories de personnes, dans le but de ne pas attirer l’attention du Comité sur une carence éventuelle de protection de leur droits consacrés par le Pacte. A cet égard, il n’est ainsi certainement pas anodin que les migrants et minorités ethniques soient expressément désignés par le Comité. L’objectif est ici encore la protection effective des personnes vulnérables. En effet, leur identification constitue la première étape de leur protection. Ainsi, en tant qu’organe chargé de surveiller la bonne application des dispositions du Pacte par les Etats, il semble logique que le Comité réalise cette identification. En s’octroyant progressivement la compétence d’identification des personnes vulnérables, il prévient les lacunes éventuelles des Etats, et assure ainsi une meilleure protection matérielle aux personnes visées. Cette attitude du Comité est révélatrice de la volonté de limiter la marge d’appréciation des Etats quant à la détermination des personnes vulnérables présents sous leur juridiction. Ainsi, la monopolisation de la compétence de qualification par le Comité est favorable à la personne vulnérable concernée. 1069 Nations Unies, Instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, Compilation des directives générales concernant la présentation et le contenu des rapports à présenter par les Etats parties aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, du 3 juin 2009, document HRI/GEN/2/RE .6, Appendice 3, Indicateurs pour l’évaluation de l’exercice des droits de l’homme. 245 CONCLUSION DU CHAPITRE 2 379. Le développement humain propose des pistes novatrices relativement à l’identification de la personne vulnérable, lesquelles sont transposables en droit international. En effet, le développement durable et le droit international trouvent un fondement commun relativement à cette problématique dans le concept de sécurité humaine. Le caractère transversal des propositions du développement durable en la matière permet, de plus, une mise en relation entre le droit international et le care, qui constitue une théorie générale de la vulnérabilité humaine1070. 380. Ces propositions reposent sur une systématisation complexe des capabilités de l’individu, qui permet de conceptualiser le lien entre l’origine de sa vulnérabilité, le risque pesant sur lui et sa capacité de résistance. A partir de cette construction théorique, il est possible de mettre en œuvre une identification pragmatique de la personne vulnérable. Cette identification trouve ainsi à s’inscrire dans un cadre conceptuel précis, qui garantit une utilisation raisonnée de la notion de vulnérabilité en droit international, dont on a vu les difficultés liées à son caractère flou. En droit international, cette construction guide l’élaboration de techniques de ciblage par les acteurs chargés de la protection de l’individu. A cet égard, leur expertise de terrain, qui permet de saisir les contextes particuliers de vulnérabilité, constitue une garantie d’efficacité de l’identification, qui se voit d’ailleurs progressivement harmonisée sur la scène juridique internationale. 1070 Cf. infra §§662 – 726. 246 247 CONCLUSION DU TITRE 2 382. L’identification de la personne vulnérable s’inscrit dans un processus de dynamisation de la protection de l’individu par le droit international. En effet, le concept de sécurité humaine replace la protection de la personne au cœur du droit international contemporain, lequel a alors recours à des instruments nouveaux pour l’identification de celles qui ont effectivement un besoin de protection. L’identification de ces personnes vulnérables prend ainsi des formes novatrices : l’approche collective et l’approche par les instruments du développement humain reflètent ainsi la transversalité et la flexibilité de la notion de personne vulnérable en droit international. 383. Ces deux types d’approches favorisent une identification pragmatique de la personne vulnérable. Elles permettent de désigner de façon téléologique les personnes qui ont effectivement besoin d’une protection. Elles s’utilisent d’ailleurs souvent de manière combinée, afin d’optimiser leurs apports pour une identification la plus précise possible de la personne vulnérable. 384. Le revers de ce pragmatisme réside dans le caractère flou d’une notion pouvant porter des effets juridiques importants 1071 , et il est donc nécessaire de fixer un cadre strict à ces instruments. C’est sur ce point que les acteurs du droit international semblent encore trop peu attentifs, employant la notion de personne vulnérable de manière souvent irréfléchie. C’est pourquoi notre essai de systématisation de l’identification de la personne vulnérable en droit international rappelle notamment l’exigence systématique d’une appréciation in concreto de la situation de la personne, mais aussi la nécessité de prendre en considération un ensemble large de données afin d’apprécier celle-ci. Ainsi, il devient possible de mettre en balance la faiblesse de la personne, le risque auquel elle est exposée et sa capacité de résistance à ce risque, afin de déterminer si cette personne peut ou non être qualifiée de personne vulnérable en droit international. Cette identification permet ensuite sa protection juridique. 1071 Cf. infra §§388 – 736. 248 249 CONCLUSION DE LA PARTIE 1 385. En raison de critères de définition contingents – une origine matérielle corrélée à un risque d’atteinte grave – et pour conserver l’intérêt pragmatique de la notion, il ne semble pas opportun de concevoir un statut de la personne vulnérable en droit international : « la variété des modalités empiriques de la vulnérabilité ne permet pas de totaliser ceux qui la vivent en un groupe doté d’une cohérence telle qu’il puisse ensuite être possible d’isoler des critères clairs et univoques de définition d’un statut homogène (les vulnérables sont en ce sens innombrables) »1072. 386. Si certains instruments internationaux de protection identifient des personnes vulnérables en ordre variable (par exemple : les enfants, les femmes, les personnes handicapées ou déplacées), le désordre de l’énumération des bénéficiaires au sein de ces différents instruments témoigne de l’impossibilité de saisir la réalité de la catégorie « personne vulnérable ». En effet, « il parait difficile d’unifier cette liste de cas au sein d’une même représentation » 1073. Il n’existe pas d’indicateurs uniques à l’identification de toutes les vulnérabilités. « Les cas qui requièrent une action protectrice ne se laissent pas déterminer simplement et univoquement par des calculs et des indicateurs »1074. L’identification de la personne vulnérable doit ainsi nécessairement s’opérer in concreto : elle doit tenir compte de la faiblesse et ou situation particulière de la personne et de la nature et gravité du risque qui pèse en conséquence sur elle. 387. Les méthodes d’identification à la disposition des acteurs du droit international sont multiples et dépendent de la situation de vulnérabilité en cause. Leur combinaison peut être une voie pour assurer l’identification la plus précise possible de la personne vulnérable afin de pouvoir lui apporter un traitement juridique le plus adapté et effectif possible. 1072 SOULET (M.-H.), « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN (L.) (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, op. cit., p.12. 1073 ABDELHAMID (H.), BELANGER (M.), CROUZATIER (J.M.) et al. (dir.), Sécurité humaine et responsabilité de protéger, L’ordre humanitaire en question, op. cit., p.87 1074 Ibidem, p.89. 250 251 PARTIE 2. LE TRAITEMENT DE LA PERSONNE VULNERABLE EN DROIT INTERNATIONAL 252 253 388. En absence de statut juridique de la personne vulnérable en droit international, aucun régime juridique déterminé ne peut être systématiquement appliqué aux personnes identifiées comme telles. Le traitement juridique de la personne vulnérable est nécessairement contingent : dans la suite logique de son identification pragmatique, la protection apportée par le droit international doit être fonctionnelle et répondre aux besoins concrets de la personne concernée. C’est l’objectif recherché par les textes internationaux qui emploient la notion, lui donnant pour finalité une protection la plus adaptée et la plus effective possible. Dans la mesure où ces textes sont généralement peu précis tant sur la signification de la notion de personne vulnérable que sur les moyens d’assurer sa protection, c’est au juge international que revient un rôle prépondérant relativement à la construction des contours de la notion et des moyens de la mettre en œuvre. 389. Se pose d’abord la question de la nature de cette protection : existe-t-il des instruments spécifiques, exorbitant du droit commun, dédiés à la protection de la personne vulnérable en droit international ? A cet égard, il semble que l’absence de véritable conceptualisation de cette nouvelle notion implique celle d’instruments nouveaux à la disposition du juge. Ce dernier assure ainsi des garanties de protection classiques à la personne vulnérable (Titre 1). Cette utilisation a cependant des implications nouvelles, qui n’avaient pas nécessairement été anticipées par le juge. 390. Se pose ensuite la question de l’effectivité de cette protection. La notion de personne vulnérable assigne au droit international une mission d’anticipation des risques : il ne lui est plus seulement demandé de prendre en considération la victime de la réalisation d’un risque de violation de ses droits, mais d’étendre son action à l’éventualité d’une telle violation. De même, dans la mesure où la nature de ces risques n’est pas définie précisément, le droit international voit ainsi cette mission s’élargir à une large variété de vulnérabilités de la personne. Cette extension du champ d’application du droit international questionne la capacité de celui-ci à assurer une telle protection à l’individu, par hypothèse sans cesse renouvelée. La vulnérabilité de la personne réceptionnée par le droit international ne mettrait elle pas en lumière la vulnérabilité du droit international contemporain ? Elle interroge en tout cas sur les implications de la notion de personne vulnérable dans la sphère juridique internationale (Titre 2). 254 255 TITRE 1. LES GARANTIES DE PROTECTION CLASSIQUES DE LA PERSONNE VULNERABLE 391. La prise en considération de l’individu sur la scène juridictionnelle internationale est relativement récente. Elle s’est véritablement construite à la suite des atrocités commises lors des guerres mondiales qui ont fait prendre conscience, au niveau international, de la vulnérabilité des individus. Cette construction s’effectue alors notamment par le biais du droit pénal international qui cherche à réprimer les crimes graves de droit international, et par la voie du droit international des droits de l’homme, dont l’objectif est la protection des droits fondamentaux de l’individu1075. 392. Pour protéger efficacement la personne vulnérable en droit international, il est nécessaire de savoir contre quel risque on cherche à la préserver. En fonction de la nature du risque identifié, la protection juridique s’oriente sur deux volets classiques : la protection procédurale et la protection substantielle. D’une part, les individus qui souhaitent porter une affaire devant le juge des droits de l’homme ou le juge pénal sont généralement vulnérables au risque de ne pas parvenir à faire valoir leurs droits. Cette vulnérabilité commune peut prendre plusieurs formes. D’abord, la personne souhaitant recourir à ces juridictions revendique par définition la reconnaissance d’une violation grave de ses droits fondamentaux. Cette position de victime potentielle constitue généralement une source de vulnérabilité à la réalisation de nouveaux risques. De plus, étant donné la place de l’individu sur la scène internationale, la situation d’internationalité de cette personne peut constituer en elle-même un facteur de vulnérabilité. Enfin, la personne peut souffrir d’une vulnérabilité particulière supplémentaire, comme la maladie ou le handicap, qui la rend « encore plus vulnérable » au risque de ne pas voir sa cause défendue devant le juge international. En toute hypothèse, la protection procédurale constitue une garantie commune à l’ensemble des personnes (Chapitre 1). 393. D’autre part, la protection s’oriente sur le volet substantiel. Dans ce domaine, le risque est par nature incommensurable et la systématisation ainsi compliquée : il n’est pas possible d’établir un régime juridique de protection unique pour toutes les personnes qualifiées de vulnérables. La protection est donc nécessairement spécifique au risque encouru : la protection substantielle de l’individu vulnérable varie ainsi selon le risque en 1075 Les litiges portés sur la scène internationale par les individus relatifs au contentieux des investissements et à la fonction publique internationale seront exclus de notre raisonnement, la notion de personne vulnérable étant moins adaptée à la nature de ces contentieux. 256 cause (Chapitre 2). A cet égard, le juge international a un rôle prépondérant : « la qualification de vulnérabilité correspond à une construction du juge, qui choisit […] de lui conférer une certaine étendue »1076. 1076 RUET (C.), « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, no102, 2015, Bruxelles, Nemesis, p.323. 257 CHAPITRE 1. 394. UNE GARANTIE PROCEDURALE COMMUNE Il est commun d’énoncer que la protection procédurale de l’individu est une condition de l’effectivité de ses droits. En effet, il ne suffit pas que l’Etat reconnaisse officiellement un droit si son titulaire ne peut accéder de manière efficace au système judiciaire en mesure de le faire valoir en cas de violation. Ce principe de protection procédurale semble devoir être d’autant plus important concernant les personnes vulnérables, qui « doivent faire face à des obstacles encore plus grands »1077 que le reste de la population en ce qui concerne l’accès à la justice. Ce postulat fondamental est notamment adopté, au niveau interrégional, par les Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables 1078 , qui mettent en avant la nécessité d’une « justice qui protège les plus faibles »1079. En effet, la personne qualifiée de vulnérable présente, par définition, une faiblesse particulière qui peut la mettre dans une position inconfortable lors d’une audience judiciaire relative à la violation d’un de ses droits. Une procédure protectrice particulière pour les personnes vulnérables devant le juge constitue ainsi une réponse essentielle, mais aussi relativement facile à mettre en œuvre : objectivement fixée pour la juridiction concernée, elle vise à convenir à toutes les personnes qualifiées de vulnérables. Le risque est en effet unique pour toutes ces personnes : elles sont ici vulnérables au risque de défaut d’accès au juge et de violation des règles du procès équitable. 395. Tant au niveau international que régional, voire national, la nécessité d’une protection particulière de la personne vulnérable en matière procédurale s’affirme dans diverses branches du droit (droit pénal 1080 , droit des réfugiés 1081 , droit de l’homme 1082 notamment). Cette protection passe par l’accès à la justice, droit fondamental, mais aussi par l’effectivité de ce recours, assorti de garanties comme celle du procès équitable. A cet égard, certaines juridictions internationales connaissent une procédure spécifique aux personnes vulnérables. On peut retenir les exemples du juge international des droits de l’homme (Section 1) et les 1077 XIVème Sommet Judiciaire hispano-américain, Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables, Brasilia, 4 – 6 mars 2008, Exposition des motifs, p.4. 1078 Ibidem. On peut remarquer que ce texte a été élaboré notamment avec le soutien du Programme EUROsociAL Justice, programme de coopération de l’Union Européenne visant l’amélioration de la cohésion sociale en Amérique latine. 1079 Charte des droits des personnes devant la justice dans l’Espace judiciaire hispano-américain, Cancún, 2002, §§23 à 34 citée par le XIV Sommet Judiciaire hispano-américain, Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables, Brasilia, 4 – 6 mars 2008. 1080 Ibidem. 1081 Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, Directives sur les procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, 24 aout 2015. 1082 XIVème Sommet Judiciaire hispano-américain, Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables, Brasilia, 4 – 6 mars 2008. 258 juridictions pénales internationales (Section 2), qui utilisent effectivement la notion de personne vulnérable. Ces deux branches du droit international sont particulièrement pertinentes pour notre étude dans la mesure où elles sont chargées de traiter des situations particulièrement graves pour l’individu (violations des droits fondamentaux pour le juge des droits de l’homme ; crimes les plus graves du droit international pour le juge pénal), qui se trouve de plus en situation d’internationalité. SECTION 1. LES GARANTIES PROCEDURALES DEVANT LE JUGE DES DROIT S DE L ’HOMME 396. En droit international des droits de l’homme, la notion de personne vulnérable est particulièrement employée en raison de la nature des droits en cause, et, subséquemment, de la gravité des atteintes à ces droits fondamentaux. Les personnes concernées risquent d’être également vulnérables au risque de ne pas bénéficier d’un recours effectif à la juridiction, d’autant plus qu’elles se trouvent, en raison de leur situation d’internationalité, dans un ordre juridique où la place de l’individu ne relève pas de l’évidence1083. La vulnérabilité au risque de ne pas accéder au juge se décline alors à deux niveaux : d’abord, tout requérant qui souhaite se présenter devant le juge des droits de l’homme revendique par définition la violation d’un droit fondamental, c'est-à-dire une atteinte grave, qui peut l’avoir fragilisé et ainsi compromettre son accès au juge. Cette vulnérabilité, souvent inhérente à la victime d’une violation de ses droits de fondamentaux, peut ensuite être complétée par une vulnérabilité particulière à certains requérants, en raison d’une faiblesse spécifique supplémentaire (handicap, maladie). 397. Cette difficulté de l’accès à la justice internationale pour l’individu a fait l’objet de profonds débats qui ont entrainé une mutation du droit international1084 sur cette question en particulier. En conséquence, certaines juridictions se sont attachées à assurer une protection procédurale de l’individu particulièrement poussée, comme l’illustre l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme 1085 . D’abord, cette juridiction présente l’originalité 1083 Cf. en ce sens : SUDRE (F.), Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, PUF, 12ème éd., 2015 , pp.88 – 89. 1084 LOCHAK (D.), « Mutation des droits de l’homme et mutation du droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1984/13, Bruxelles, éd. du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques des facultés universitaires Saint-Louis, p.55. 1085 L’étude de la protection procédurale de la personne vulnérable devant le juge interaméricain est moins significative dans la mesure où la juridiction s’attache encore à instaurer des principes fondamentaux, tels que l’indépendance ou l’impartialité des juridictions internes dans les jeunes démocraties latino-américaines. Cf. en 259 d’autoriser la saisine individuelle directe (§1.). Cette capacité processuelle active de l’individu contribue ainsi à réduire sa vulnérabilité au risque de violations de ses droits fondamentaux, plus que dans tout autre système : l’Etat est plus attentif à ne pas commettre de violation si l’individu peut saisir une juridiction capable de la sanctionner. De plus, cette juridiction fait figure de modèle sur la scène internationale 1086 , en ce qu’elle prévoit expressément des garanties procédurales favorables à la personne vulnérable (§2.). § 1. Une garantie générale d’accès au juge 398. L’individu qui allègue une violation de ses droits fondamentaux peut saisir directement la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui constitue une possibilité exceptionnelle en droit international (A.). Cette capacité processuelle active de l’individu est cependant conditionnée (B.). A. 399. Une capacité processuelle active exorbitante En 2008, lors du colloque dressant les perspectives de la Cour européenne des droits de l’homme, son président a insisté sur l’importance de la promotion de la protection des droits de l’homme « pour les catégories particulièrement vulnérables » 1087 . Comme cette juridiction, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, la Cour interaméricaine des droits de l’homme, ou encore la Cour de justice de l’Union Européenne ont pour vocation – dans leurs domaines respectifs – de protéger les individus dans l’ordre international. Les demandeurs devant ces juridictions ont en effet pour point commun d’être généralement vulnérables à des risques découlant de leur situation d’infériorité par rapport à un Etat ce sens : BURGORGUE-LARSEN (L.), « Les nouvelles tendances dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », Cursos de Derecho Internacional y Relaciones y Internacionales de Vitoria-Gasteiz 2008, op. cit., p.157. On peut néanmoins citer l’affaire CIDH, 3 novembre 1997, Castillo Paez c. Pérou, Fond, Série C n°34, où la Cour élabore pour la première fois le droit à un recours effectif à partir de l'article 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme. Ses dispositions « sur le droit à un recours effectif devant un tribunal national compétent constituent l'un des piliers de base, non seulement de la Convention américaine, mais de l'Etat de droit lui-même dans une société démocratique, au sens de la Convention » (§82). 1086 Cf. en ce sens : TPIY, Chambre de première instance II), 10 aout 1995, Le procureur c. Dusko Tadic, Décision relative à la requête du procureur en vue d'obtenir des mesures de protection pour les victimes et les témoins, inéd, affaire n°IT-94-1-T, §§62 – 65, qui s’inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour définir les conditions de l’anonymat du témoin. 1087 COSTA (J.-P.), « Allocution d’ouverture » in « Dix ans de la “nouvelle” Cour européenne des droits de l’homme : bilan et perspectives », Colloque du Conseil de l’Europe du 13 octobre 2008, Réunion avec les ONG et les représentants de requérants, Strasbourg. 260 (notamment dans le contentieux des droits de l’homme 1088 ) ou à un individu ou à une organisation détenant une certaine puissance (notamment dans le contentieux pénal). Or, contrairement à toutes ces juridictions1089, la Cour européenne des droits de l’homme assure un droit processuel actif aux individus, par le biais d’un recours individuel1090. 400. La raison de cette réticence à ouvrir un droit de recours individuel à la juridiction internationale se trouve à la base du droit international. Classiquement, l’individu était considéré comme « objet » du droit international : l’Etat, sujet originaire du droit international, s’intéressait éventuellement à lui comme destinataire de certaines normes, mais l’individu ne pouvait agir dans l’ordre international en dehors de la tutelle étatique. Encore aujourd’hui, la règle générale pour l’individu sur la scène internationale consiste à solliciter le bon vouloir de son Etat de nationalité afin que celui-ci endosse sa requête au plan international, par le mécanisme de la protection diplomatique 1091 . En effet, bien que cette conception évolue dans la jurisprudence de la Cour internationale de Justice1092 et que certains auteurs perçoivent une subjectivisation progressive de la protection diplomatique1093, celle-ci 1088 On peut à cet égard mentionner des comités de suivi des Nations Unies habilités à recevoir des communications individuelles, comme le Comité des droits de l’homme ou le Comité contre la torture. Cependant, ces organes ne sont compétents pour recevoir les communications individuelles que si les Etats l’acceptent, et ils ne peuvent émettre à leur égard de décisions contraignantes. 1089 La Convention américaine relative aux droits de l’homme adoptée le 22 novembre 1969 à San José, entrée en vigueur le 18 juillet 1978, prévoit la saisine indirecte de la Cour, par l’intermédiaire de la Commission : art.44. La procédure correspond à l’ancienne procédure applicable devant la Cour européenne des droits de l’homme avant l’entrée en vigueur du Protocole 11 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales portant restructuration du mécanisme de contrôle établi par la Convention, le 1er novembre 1998. Concernant la Commission africaine des droits de l’homme, aucune disposition expresse de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples n’autorise la saisine par les individus. Cependant, son article 55 a été interprété comme leur donnant un accès à la Commission. 1090 Depuis l’entrée en vigueur du Protocole 11 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales portant restructuration du mécanisme de contrôle établi par la Convention, le 1er novembre 1998, art.34 : « La Cour peut être saisie d'une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice efficace de ce droit ». 1091 Cf. Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 62/67 annexant le « projet d’articles sur la protection diplomatique » du 8 janvier 2008, document A/RES/62/67, art.1er, Définition et champ d’application : « Aux fins du présent projet d’articles, la protection diplomatique consiste en l’invocation par un Etat, par une action diplomatique ou d’autres moyens de règlement pacifique, de la responsabilité d’un autre Etat pour un préjudice causé par un fait internationalement illicite dudit Etat à une personne physique ou morale ayant la nationalité du premier Etat en vue de la mise en œuvre de cette responsabilité ». L’Etat n’est pas l’autorité de saisine exclusive devant toutes les juridictions. Par exemple, l’article 15 du Statut de la Cour pénale internationale autorise le Procureur à ouvrir une enquête de sa propre initiative. 1092 Cf. CIJ, 27 juin 2001, Affaire Lagrand (Allemagne c. Etats-Unis); CIJ, 31 mars 2004, Affaire Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis); CIJ, 24 mai 2007, Affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République Démocratique du Congo), Exceptions préliminaires. 1093 GARIBIAN (S.), « Vers l'émergence d'un droit individuel à la protection diplomatique? », AFDI, 2008, vol.54, Paris, CNRS, pp.119 – 141. 261 reste encore largement perçue comme une faveur accordée à l’individu1094, l’Etat ayant une compétence discrétionnaire relativement à l’endossement de la requête de son national. Ce mécanisme classique pose problème lorsque c’est l’Etat lui-même qui est l’auteur de la violation contre son national. Ce dernier n’a alors aucun moyen de se défendre1095. Comme le relève le juge et ancien président de la Cour interaméricaine des droits de l’homme A. A. Cançado Trindade : « Dès la deuxième décennie du XXe siècle, la doctrine jusinternationaliste la plus lucide s’est élevée à l’encontre de cette distorsion de l’ordre juridique international indûment réduit à une dimension purement interétatique, afin de rétablir la position centrale réservée à la personne humaine dans le droit des gens »1096. En effet, le concept de sécurité humaine se développe suite aux échecs de la société internationale comme société interétatique, et au constat de la généralisation de l’insécurité des personnes au niveau international 1097 . Le discours est alors recentré sur l’individu, considéré dans son humanité, au-delà de son appartenance à un Etat. Ce « processus historique d’humanisation du droit international »1098 prend de l’ampleur depuis et en raison de la Seconde Guerre mondiale, à partir de laquelle une place croissante est dévolue à l'individu en droit international : il peut se prévaloir peu à peu, sous certaines conditions, de normes de droit international auprès d'organes internationaux. 401. Quand la protection de ses droits passe par l’intermédiaire de l’Etat, comme le prévoit le mécanisme de la protection diplomatique, l’individu est sujet médiat du droit international : il reçoit sa personnalité juridique internationale par la médiation de son Etat de nationalité, en 1094 Cf. Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 62/67 annexant le « projet d’articles sur la protection diplomatique » du 8 janvier 2008, préc., art.2, Droit d’exercer la protection diplomatique : « Un Etat a le droit d’exercer la protection diplomatique conformément au présent projet d’articles ». Sur le terrain jurisprudentiel : CPJI, 30 aout 1924, Affaire des concessions Mavrommatis en Palestine (Grèce c. Royaume Uni) ; CPJI, 22 juillet 1929, Affaire des emprunts serbes et brésiliens émis en France (France c. Yougoslavie, Brésil c. France) ; CPJI, 28 février 1939, Affaire du chemin de fer Panevezys-Saldutiskis (Estonie c. Lituanie) ; CIJ, 6 avril 1955, Affaire Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala) ; CIJ, 5 février 1970, Affaire de la Barcelona Traction, Light and power company (Belgique c. Espagne) ; CIJ, 24 mai 2007, Affaire Ahamadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République Démocratique du Congo), Exceptions préliminaires, §39. 1095 Cf. Principe d’interdiction de l’ingérence dans les affaires intérieures. Le droit international pallie peu à peu ce problème par différents instruments. Voir par exemple : BETTATI (M.), « Un droit d’ingérence ? », RGDIP, 1991, Paris, Pedone, pp.639 – 670; BOISSON DE CHAZOURNES (L.), CONDORELLI (L.), « De la “responsabilité de protéger” ou d’une nouvelle parure pour une notion déjà bien établie », RGDIP, 2006, Paris, Pedone, pp.11 – 18 ; Nations Unies, Assemblée générale, « Document final du Sommet mondial de 2005 » du 20 septembre 2005, document A/60/L.1, §§138 – 139. 1096 CANÇADO TRINDADE (A.A.), Evolution du droit international au droit des gens, L’accès des individus à la justice internationale, Le regard d’un juge, Paris, Pedone, Coll. Ouvertures internationales, 2008, p.9. 1097 Des événements spécifiques ont également une grande influence sur la prise en considération de l’individu dans l’ordre international, tels que le génocide au Rwanda en 1994, puis le conflit au Kosovo en 1999, les attentats terroriste du 11 septembre 2001 aux Etat-Unis, etc. 1098 CANÇADO TRINDADE (A.A.), Evolution du droit international au droit des gens, L’accès des individus à la justice internationale, Le regard d’un juge, op. cit., p.29. 262 tant qu’il est sujet de droit national. Mais l’individu tend à devenir un sujet immédiat de droit international, c'est-à-dire qu’il peut progressivement agir indépendamment de son Etat dans certains domaines. Ce mouvement est issu de la prise de conscience de l’importance des droits de l’homme1099 et tend à « déplacer le centre de gravité du système juridique international »1100, de l’Etat vers l’individu1101. Dès lors, on accepte de considérer que l’individu a des droits propres, liés à sa qualité de personne humaine, qui se distinguent de ceux de l’Etat et sont opposables à lui. L’individu acquiert alors une capacité juridique internationale qui peut être de différentes natures : la capacité processuelle passive implique que l’individu peut être sanctionné pour infraction à des instruments internationaux, sans médiation de l'Etat impliqué : c’est l’exemple de l’individu attrait devant la Cour pénale internationale ; la capacité processuelle active permet quant à elle à l’individu de faire valoir ses droits directement, sans l’intermédiaire de son Etat. Cette capacité se manifeste notamment dans le contentieux relatif aux droits de l’homme, au droit des investissements internationaux, et à la fonction publique internationale 1102 . Elle reste encore relativement rare dans l’ordre international. En effet, on constate globalement que « l’individualisation normative internationale est plus fréquente que l’institution de mécanismes internationaux de protection »1103. 402. Dans l’ordre juridique européen, l’individu dispose d’une capacité processuelle active devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, il peut saisir lui-même le juge européen, sans avoir pour cela besoin de l’assistance de son Etat de nationalité. Ce recours individuel s’avère « particulièrement important et constitue l’une des caractéristiques essentielles du système européen de protection des droits de l’homme »1104. 403. En réalité, la reconnaissance d’un droit pour l’individu, en tant qu’être humain, à recourir devant des tribunaux au niveau international pour faire valoir ses droits 1099 Par exemple, la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, préc. en est une manifestation. 1100 DUPUY (P.M.), L’individu et le droit international, Théorie des droits de l’homme et fondements du droit international, op. cit. 1101 CANÇADO TRINDADE (A.A.), Evolution du droit international au droit des gens, L’accès des individus à la justice internationale, Le regard d’un juge, op. cit., p.9 : « le fait que de nombreux individus réussissent aujourd’hui à atteindre la juridiction internationale pour la revendication ou la défense de leurs droits, dans des circonstances de vulnérabilité ou d’adversité les plus aiguës, est un signe de notre temps. Cela n’aurait pu être possible il y a encore quelques années. Cette évolution est révélatrice du nouveau paradigme du droit international humanisé, […] sensible et attentif aux besoins de protection de la personne humaine ». 1102 SANTULLI (C.), Droit du contentieux international, Paris, éd. Montchrestien, 2005, pp.159 et s. 1103 SUDRE (F.), Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, PUF, 12ème éd., 2015 , p.89. 1104 RENUCCI (J.-F.), Droit européen des droits de l’homme, Contentieux européen, Paris, LGDJ, 4ème éd., 2010. 263 fondamentaux est aujourd’hui encore bien exceptionnelle dans l’ordre international 1105 . La Cour européenne fait donc figure d’exception 1106, enviée par certains acteurs juridiques au niveau international 1107 . En conséquence, il est clair que l’individu dont l’Etat est lié à la Convention européenne des droits de l’homme, qui fonde la compétence de la Cour de Strasbourg, est « moins vulnérable » au risque que la violation de ses droits fondamentaux ne soit pas sanctionnée, que celui qui ne peut entrer dans le champ de compétence rationae personae de la Cour. Parce qu’il est détenteur de la capacité processuelle active, cet individu peut agir directement contre l’Etat partie à la Convention auteur d’une violation, ce qui reste impossible pour celui victime d’un Etat qui n’est pas signataire à la Convention. En conséquence, le premier devient moins vulnérable que le second au risque de violation de ses droits fondamentaux : la réduction de sa vulnérabilité au risque d’absence de sanction de la violation entraine logiquement la réduction de sa vulnérabilité au risque de violation de ses droits. En effet, l’Etat sera plus enclin à respecter les droits fondamentaux des individus sous sa juridiction s’il risque effectivement une sanction. Ainsi, la capacité processuelle active de l’individu devant la Cour européenne des droits de l’homme constitue un facteur de réduction de sa vulnérabilité. 404. Cependant, comme le souligne le professeur F. Sudre : « cette capacité d’agir reconnue à l’individu demeure toutefois limitée et précaire. Limitée parce que l’individu ne s’est généralement pas vu reconnaitre le droit d’intenter directement une action au plan international : la capacité d’agir de l’individu reste bornée à des procédures internationales de contrôle extrajudiciaire, à la seule exception remarquable de la Convention européenne des droits de l’homme. Précaire, ensuite, parce que le pouvoir d’agir de l’individu demeure subordonné à la volonté de l’Etat : que celui-ci décide de dénoncer le traité international garantissant les droits procéduraux aux individus (possibilité prévue par l’article 58 de la CEDH […]), ou de ne pas renouveler son acceptation, généralement facultative (exception faite de la CEDH et de la CADH), de la compétence des organes à reconnaitre les requêtes 1105 Dans ce domaine de la protection des droits de l’homme, la Convention de Washington du 20 décembre 1907 constituait un exemple historique remarquable. Elle prévoyait en effet une Cour de justice centre- américaine à laquelle les individus pouvaient accéder, sous condition d’épuisement des voies de recours internes. Cette cour ne fonctionna que 11 ans. 1106 La Cour interaméricaine des droits de l’homme prévoit la saisine de la Cour par l’intermédiaire de la Commission. Cf. Convention américaine relative aux droits de l’homme adoptée le 22 novembre 1969 à San José, préc., art.44 et 48. 1107 Cf. CANÇADO TRINDADE (A.A.), El acceso directo del individuo a los tribunales internacionales de derechos humanos, Bilbao, Universidad de Deusto, 2001, pp.9 – 104, qui soutient l’idée d’un accès direct des individus à la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour renforcer le système interaméricain de protection. 264 individuelles, et le pouvoir d’agir de l’individu est réduit à néant » 1108 . La capacité processuelle active de l’individu est ainsi toujours nécessairement conditionnée au bon vouloir de l’Etat, sujet originel et originaire du droit international1109, qui l’encadre par des exigences particulières. 405. Au niveau européen, s’il est indéniable que l’ouverture d’un droit pour l’individu de saisir le juge1110 constitue un facteur, extraordinaire en droit international, de diminution de la vulnérabilité de la personne physique au niveau procédural, on remarque que ce droit ne parvient pas, en lui-même, jusqu’à une suppression totale de la vulnérabilité de la personne au risque de ne pas accéder au juge. En effet, la capacité processuelle active de l’individu est conditionnée. B. 406. Une capacité processuelle active facilitée Le droit de recours individuel représente un élément essentiel du système européen de protection. Cependant, les règles procédurales ne permettent pas pour autant une saisine inconditionnée : il est nécessaire que les voies de recours internes soient épuisées. Le juge européen adopte une lecture souple de cette exigence (1.), atténuant ainsi la vulnérabilité du requérant au risque de ne pas accéder à sa juridiction sur la scène internationale. Cette exigence peut ensuite être dépassée dans certaines situations de vulnérabilité particulière du requérant (2.). 1. 407. Une exigence d’ épuisement des voies de recours internes non absolue La Cour européenne des droits de l’homme cherche à assurer une protection « concrète et effective »1111 des droits garantis par la Convention. Dans ce but, les règles procédurales relatives à la saisine de la Cour se devaient d’être simples et accessibles. A cet égard, l’article 34 de la Convention traite des requêtes individuelles : « la Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties 1108 SUDRE (F.), Droit européen et international des droits de l’homme, op. cit., p.90. DUPUY (P.M.), « L'unité de l'ordre juridique international : Cours général de droit international public », RCADI, t.297, 2003, Leiden, Martinus Nijhoff, p.95. 1110 Avant l’entrée en vigueur du Protocole 11 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales portant restructuration du mécanisme de contrôle établi par la Convention, le 1er novembre 1998, la personne physique ne pouvait saisir la Cour que si son Etat de nationalité le permettait. 1111 CEDH, 26 juillet 2005, Siliadin c. France, req. n°73316/01, §58. 1109 265 contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit »1112. Cet article est « certainement l’un des plus importants »1113 de la Convention. En effet, il ne se borne pas à créer au profit des individus des droits subjectifs1114 dont les bénéficiaires peuvent se prévaloir devant les juridictions internes, comme c’est le cas de nombreux traités internationaux, mais ouvre aux individus le droit de saisir la juridiction internationale aux fins de faire sanctionner le manquement d’un Etat à ses obligations internationales. 408. L’article 35 de la Convention énonce les conditions de recevabilité de la requête individuelle : « La Cour ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus » 1115 . Il s’agit là d’une exigence classique de la plupart des juridictions internationales, qui se justifie par le principe de subsidiarité de celles-ci. Afin de décourager les requêtes fantaisistes, mais également de laisser à l’Etat une chance de revoir sa position au fil des recours, l’individu n’est autorisé à s’adresser à elles qu’en dernier ressort, une fois que tous les recours internes efficaces ont échoué1116. 409. Des atténuations au principe de l’épuisement des voies de recours internes existent dans le but de protéger l’individu d’un risque d’impossibilité factuelle de remplir cette condition de recevabilité de sa requête. Ainsi, par exemple, « la diligence du sujet interne est entendue de manière “raisonnable”, et le particulier n’a pas à multiplier les recours ayant le même objet suivant des procédures différentes 1117 » 1118 . Ce caractère raisonnable de l’application de l’obligation d’épuisement des voies de recours internes s’apprécie au regard des circonstances de chaque espèce1119. 1112 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales conclue à Rome le 4 novembre 1950, préc., art.34. 1113 ABRAHAM (R.), « Article 25 », in PETTITI (L.-E.) DECAUX (E.), IMBERT (P.-H.) (dir.), La Convention européenne des droits de l’homme, Commentaire article par article, op cit. 1114 Cf. SZYMCZAK (D.), « Le droit européen, source de droits publics subjectifs des administrés ? », in Les droits publics subjectifs des administrés, Travaux de l’AFDA menés à l’occasion du Colloque de Bordeaux des 10 et 11 juin 2010, LexisNexis, coll. Colloques et débats, février 2011. 1115 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales conclue à Rome le 4 novembre 1950, préc., art.35. 1116 SULLIGER (D.), L’épuisement des voies de recours internes en droit international général et dans la Convention européenne des droits de l’homme, Thèse de doctorat, Imprimerie des arts et métiers, Lausanne, 1979, p.41. 1117 CEDH, 9 décembre 1994, Lopez Ostra c. Espagne, req. n°16798/90, §38. 1118 SANTULLI (C.), Droit du contentieux international, op. cit., p.274. 1119 Par exemple, l’obligation est considérée remplie lorsque les recours internes sont « manifestement insuffisants » (Sentence arbitrale, 9 mai 1934, Réclamation au sujet de certains navires finlandais utilisés pendant la guerre, Finlande c. Royaume-Uni) ou futiles (CPJI, 28 février 1939, Affaire du chemin de fer 266 410. Ainsi conditionné à l’épuisement des voies de recours internes, le recours de l’individu devant la Cour semble a priori difficile d’accès pour des personnes qui n’auraient pas les moyens physiques, matériels ou psychologiques de supporter une procédure longue et incertaine1120. Le soutien d’organisations non gouvernementales ou d’avocats motivés1121 est à cet égard souvent un atout indispensable à la mise en place d’un tel recours 1122 . Ainsi, le recours concerne des personnes qui ont réussi à dépasser a priori leur propre vulnérabilité. Les personnes plus vulnérables risquent ainsi de rester en dehors du prétoire international. Afin d’éviter autant que possible cette hypothèse, des garanties procédurales sont accordées aux personnes vulnérables pour assurer, autant que faire se peut, leur protection effective. 2. Une exception à l’épuisement des voies de recours internes fondée sur la vulnérabilité 411. Si l’article 35 de la Convention prévoit que le juge européen ne peut être saisi qu'après l'épuisement des voies de recours internes, la prise en considération de la vulnérabilité du requérant donne lieu à un assouplissement, voire à la suppression de cette condition. La Cour admet ainsi « prendre en considération la vulnérabilité de certaines personnes, notamment leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre de manière cohérente ou à se plaindre tout court » 1123 . Ce motif est notamment applicable aux personnes souffrant de troubles psychiatriques1124 ou de handicap mental1125. 412. L’accès au juge peut ensuite être compromis par l’Etat lui-même : pour épuiser les voies de recours internes, encore faut-il que l’Etat laisse à la personne la possibilité de se présenter devant une juridiction nationale 1126 . A cet égard, dans un arrêt Akdivar contre Turquie1127 de 1996, la Cour accepte de prendre en considération la vulnérabilité du requérant Panevezys-Saldutiskis (Estonie c. Lituanie) : on n’a pas à introduire un recours devant une juridiction incompétente) cité par SANTULLI (C.), Droit du contentieux international, op. cit., pp.274 – 276. 1120 Cf. en ce sens : MARGUENAUD (J.-P.), « Délogement et relogement des Roms, la France dans le collimateur de la CEDH », commentaire de CEDH, 17 octobre 2013, Winterstein et a c. France, req. n°27013/07, Recueil Dalloz, Paris, 2013, p.2678. 1121 Cf. en ce sens la pratique du cause lawyering, supra §§124. 1122 « Il en faut de l’énergie ! » clamait SEPPECHER (P.) relativement à l’accès à la justice des personnes vulnérables, Ouverture du Colloque « Effectivité et droit de la personne vulnérable », Université Sud Toulon Var, 22 – 23 novembre 2012, op. cit. 1123 CEDH, 14 février 2012, A.M.M. c. Roumanie, req. n°2151/10, §59. 1124 CEDH, 20 janvier 2009, Slawomir Musial c. Pologne, req. n°28300/06, §71. 1125 CEDH, 19 février 2013, B. c. Roumanie (n°2), req. n°1285/03, §78 ; CEDH, 16 février 2010, V.D. c. Roumanie, n°7078/02, §87. 1126 D’où l’intérêt de l’article 13 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales conclue à Rome le 4 novembre 1950, préc., relatif au droit à un recours effectif. 1127 CEDH (Gde Ch.), 16 septembre 1996, Akdivar et autres c. Turquie, req. n°21893/93. 267 vis-à-vis de son Etat de nationalité, afin de considérer la condition d’épuisement des voies de recours comme remplie, et de déclarer sa requête recevable. Elle énonce : « pour évaluer ce recours, la Cour doit tenir compte de ce que les événements dénoncés se sont produits dans une région de la Turquie soumise à la loi martiale et connaissant de graves troubles civils. Elle doit également garder présentes à l’esprit l’insécurité et la vulnérabilité dans lesquelles se trouvent les requérants depuis la destruction de leurs maisons et leur dépendance à l’égard de l’Etat pour la satisfaction de leurs besoins essentiels »1128. Et de poursuivre : « compte tenu de la vulnérabilité des villageois requérants et de ce que, dans le Sud-Est de la Turquie, porter plainte contre les autorités peut fort bien susciter une crainte légitime de représailles, les faits dénoncés constituent une forme de pression illicite et inacceptable sur les requérants pour les amener à retirer leur requête »1129. Dans cette espèce, la vulnérabilité des requérants résulte de la destruction de leurs habitations ordonnée par les autorités de leur Etat de nationalité. La Cour souscrit en effet à la thèse des requérants, selon laquelle « la destruction de leurs foyers s'inscrit dans le cadre d'une politique inspirée par l'Etat ayant touché plus de deux millions de personnes et près de trois mille agglomérations »1130. Les requérants sont ainsi indéniablement en situation de vulnérabilité lorsqu’ils souhaitent porter plainte contre des autorités qui ont déjà porté gravement atteinte à leurs droits fondamentaux1131. Par conséquent, la Cour accepte que la règle de l'épuisement des voies de recours internes « ne s'accommode pas d'une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu » 1132 . Elle retient ici une interprétation pro victima de cette condition de recevabilité, en assouplissant l’exigence d’épuisement des voies de recours internes. Ce résultat est permis par la prise en compte de la vulnérabilité politique des individus par la Cour1133. De même, dans l’affaire Sargsyan contre Azerbaïdjan, la Cour tient compte des circonstances objectives de l’affaire – dirigée contre un Etat qui a perdu le contrôle d’une partie de son territoire par suite d’une guerre et d’une occupation – et de la situation personnelle du requérant – déplacé interne ne pouvant accéder 1128 Ibidem, §73. Ibid., §105. 1130 Ibid., §60. 1131 Voir aussi : CEDH, 23 septembre 1998, Petra c. Roumanie, req. n°27273/95, §43 ; CEDH (Gde ch.), 27 juin 2000, Salman c. Turquie, req. n°21986/93, §130 ; CEDH, 10 octobre 2000, Akkoç c. Turquie, req. n°22947/93 et n°22948/93. CEDH, 4 mai 2001, Mc Kerr c. Royaume-Uni, req. n°28883/95, §172 : « Il est à noter que ces affaires étaient liées à la situation qui prévalait dans le Sud-Est de la Turquie, où les requérants étaient dans une position vulnérable du fait du conflit persistant entre les forces de sécurité et le Parti des travailleurs du Kurdistan ». 1132 CEDH, 16 septembre 1996, Akdivar et autres c. Turquie, req. n°21893/93, §69. Cf. dans le même sens : CEDH, 25 mai 1998, Kurt c. Turquie, req. n°15/1997/799/1002, §160, où la Cour consacre une méthode selon laquelle « pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant déclaré ou potentiel constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 25, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. A ce propos, il faut envisager la vulnérabilité du plaignant et le risque que les autorités ne l’influencent ». 1133 Cf. supra, §§98 – 105. 1129 268 à ses biens – pour considérer que sa vulnérabilité est susceptible d’avoir une incidence sur l’appréciation du délai de six mois pour introduire la requête1134. 413. L’épuisement des voies de recours internes incombe au requérant. Dans l’arrêt Mentes et autres contre Turquie 1135, contrairement aux affaires précitées, les requérantes n’avaient même pas cherché à saisir les autorités internes. Elles s’étaient adressées à une association des droits de l’homme, chargée de porter en leurs noms l’affaire devant la Commission. Le juge De Meyer, dans une opinion partiellement dissidente1136, estime que « le contexte conflictuel de l’affaire n’était pas de nature à favoriser l’exercice des voies de recours internes, mais il fallait au moins essayer »1137. Selon lui, cette attitude ne peut être justifiée « par la situation d’insécurité et de vulnérabilité des requérantes », même s’il reconnait que « l’association précitée, plus sûre d’elle-même et moins vulnérable que celles-ci, [s’était] chargée d’emblée de la défense de leurs intérêts »1138. En effet, le statut de l’association permet de neutraliser le litige : il s’agit de fonder la requête sur la protection des droits de l’homme en général et non sur les revendications spécifiques de minorités kurdes. L’association possède également un pouvoir de mobilisation médiatique bien plus puissant qu’un simple particulier, ce qui la rend moins vulnérable aux pressions politiques exercées par l’Etat 1139 . La Cour rejette ainsi l’exception préliminaire soulevée par le gouvernement turc et reconnait la recevabilité de cette requête1140. Le constat d’une vulnérabilité de l’individu permet de mettre en échec des exigences procédurales classiques. Cette souplesse relativement à la condition d’épuisement des voies de recours semble devenir une solution constante appliquée aux personnes vulnérables1141. 414. Au-delà de ces garanties juridictionnelles favorables à l’individu, qui le rendent ainsi moins vulnérable sur la scène internationale où sa place est encore incertaine, des garanties 1134 CEDH (Gde Ch.), 14 décembre 2011, Sargsyan c. Azerbaïdjan, req. n°40167/06, §§143 – 146. CEDH, 28 novembre 1997, Mentes et autres c. Turquie, req. n°23186/94. 1136 RIVIERE (F.), Les opinions séparées des juges à la Cour européenne des droits de l’homme : essai d’analyse théorique, Bruxelles, Bruylant, 2004. 1137 CEDH, Opinion partiellement dissidente de M. le juge DE MEYER sous CEDH, 28 novembre 1997, Mentes et autres c. Turquie, req. n°23186/94. 1138 Ibidem. 1139 A cet égard, le Comité européen des droits sociaux, chargé d’assurer la bonne application de la Charte sociale européenne, prévoit un système de réclamations collectives, adressées par des organisations habilitées : Cf. Conseil de l’Europe, Protocole additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système de réclamations collectives conlu à Strasbourg le 9 novembre 1995, entré en vigueur le 1 juillet 1998. 1140 Cf. dans le même sens : CEDH (Gde Ch.), 17 juillet 2014, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, req. n°47848/08, §§108 – 114. 1141 CEDH, 14 février 2012, A.M.M. c. Roumanie, req. n°2151/10, §59 ; CEDH, 19 février 2013, B. c. Roumanie (n° 2), req. n°1285/03. 1135 269 purement procédurales sont accordées aux personnes vulnérables dans le cadre de l’instance devant le juge des droits de l’homme. § 2. Des garanties procédurales spécifiques aux personnes vulnérables 415. En raison de la nature du contentieux et de sa gravité inhérente, la nécessité de protéger les personnes les plus fragiles dans le cadre d’une instance relative aux droits de l’homme relève de l’évidence. Cette protection est relativement aisée à mettre en place en raison de son caractère technique : il s’agit d’instaurer des règles procédurales objectives pour les personnes qualifiées de vulnérables devant une juridiction. En conséquence, la Cour offre des garanties procédurales à la personne vulnérable pour recourir devant elle (A.). Elle va plus loin en incitant les Etats à offrir également ces garanties (B.). A. 416. Les garanties procédurales devant la Cour Les individus se présentant devant la Cour peuvent être vulnérables à plus d’un titre. D’une manière générale, il s’agit de personnes potentiellement victimes d’une violation grave de leurs droits fondamentaux, de plus perpétrée par une entité bien plus puissante qu’elles sur la scène internationale1142. Cette situation implique déjà en soi une certaine vulnérabilité, la réalisation du risque de violation d’un droit fondamental rendant généralement la personne vulnérable à d’autres risques en cascade. Or, parmi ces individus, il peut exister plusieurs sous-catégories de personnes « encore plus vulnérables » 1143 . Les garanties procédurales permettent de contrer le risque de ne pas bénéficier d’un procès équitable, et constituent ainsi la condition préalable de la résilience future : si le préjudice invoqué par la personne n’est pas réparé, sa résilience n’a aucune chance de s’amorcer 1144 . Ces deux types de vulnérabilité, générale et spéciale, sont d’abord envisagés dans le cadre de garanties procédurales de droit commun devant la Cour (1.). De plus, la Cour offre à la personne « encore plus vulnérable » des garanties supplémentaires qui lui sont spécifiques, dans l’objectif d’assurer une protection effective de ses droits (2.). 1142 Par hypothèse, c’est un Etat qui est en cause. La Cour ne pouvant trancher des litiges interpersonnels, l’effet horizontal se fonde sur le mécanisme d’imputabilité à l’Etat des violations reprochées à une personne privée. Ce mécanisme repose sur l’idée que l’Etat a l’obligation, sous peine d’engager sa responsabilité internationale, de faire respecter les droits de l'homme entre personnes privées sous sa juridiction. 1143 Cf. supra §§186 – 197. 1144 Cf. en ce sens : COUTANCEAU (R.), SMITH (J.), LEMITRE (S.), Trauma et résilience, Victimes et auteurs, Paris, Dunod, coll. Psychothérapies Pathologies, 2012. 270 1. 417. Les garanties générales applicables à toute personne Il existe plusieurs mécanismes visant à assurer à l’individu une certaine protection dans la procédure devant la Cour. A titre d’exemple, l’individu, en sa qualité de requérant devant la Cour, bénéficie de certaines immunités, comme l’immunité de juridiction à l’égard de ses déclarations et des pièces qu’il viendrait à soumettre à la Cour 1145 . De même, de manière générale, des facilités sont ouvertes aux personnes dans la procédure devant la Cour. Par exemple, le site internet de la Cour met à disposition des requérants éventuels toutes les informations utiles sur la saisine de la juridiction, les informations étant traitées dans une notice pédagogique compréhensible pour des néophytes1146, ces derniers étant potentiellement plus vulnérables au risque de défaut d’accès au juge. La requête peut d’ailleurs être introduite en ligne dans plusieurs langues1147, par mail ou télécopie confirmée par voie postale, ce qui atténue la vulnérabilité économique des requérants, qui n’ont pas besoin d’engager des frais de déplacement. Dans le même esprit, l’instruction du dossier est gratuite et une assistance judiciaire peut être accordée. 418. De manière plus originale, le recours au juge européen est ouvert à toute personne, sans aucune restriction : aucune condition de nationalité, de résidence, et même de capacité n’est exigée. Par exemple, un enfant ou une personne handicapée, qui seraient considérés comme incapables en droit interne, peuvent néanmoins saisir la Cour. Ces personnes, qui seront ensuite éventuellement qualifiées de personnes vulnérables par le juge, bénéficient ici d’une protection processuelle qui leur aurait été refusée en droit interne ou devant toute autre juridiction exigeant la capacité pour ester en justice. La Convention ouvre ainsi à des personnes vulnérables un droit qui leur est ordinairement refusé. Dès l’étape de la saisine de la Cour, le droit commun est protecteur pour la personne vulnérable1148. 419. De plus, quant à la mise en œuvre de ce droit, il est évident que l’Etat ne peut faire obstacle à son exercice efficace par l’individu, cette obligation allant même jusqu’à la 1145 Conseil de l’Europe, Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Cour européenne des droits de l’homme conclu à Strasbourg le 5 mars 1996, entré en vigueur le 1 er janvier 1999, art. 2. 1146 Cf. CEDH, « Comment remplir le formulaire de requête », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.echr.coe.int/Documents/Notes_for_Filling_in_the_Application_Form_2014_1_FRA.pdf > 1147 Cf. CEDH, « Formulaire de requête en ligne », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.echr.coe.int/Documents/Application_Form_2014_1_FRA.pdf > 1148 L’argumentation peut être menée avec la même conclusion pour le demandeur d’asile (vulnérable), dont la nationalité, quelle qu’elle soit, n’interdira pas la saisine de la Cour. 271 coopération1149. A titre d’exemple, un Rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe incite les Etats à la coopération avec la Cour « à toutes les étapes de la procédure », ajoutant que « les autorités nationales ont une obligation positive de coopérer avec la Cour à l’établissement des faits »1150. A cela s’ajoute une protection spécifique de certaines personnes vulnérables en matière procédurale. 2. Des garanties spécifiques attachées à la qualité de personne vulnérable 420. La Cour ne prévoit aucun mécanisme protecteur spécifique à la personne vulnérable, telle qu’ainsi dénommée, devant sa propre juridiction. Relativement à la procédure devant la Cour, la notion de personne vulnérable n’est mentionnée ni dans le Règlement de la Cour, ni dans l’Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Cour européenne des droits de l’homme1151, ni même sur le site de la Cour, dans la Documentation à l’intention des personnes qui souhaitent s’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme. 421. Cependant, certaines règles spécifiques s’adressent, de fait, à ces personnes vulnérables. Cette recherche de protection des personnes vulnérables se manifeste de différentes manières, plus ou moins directement. Nous étudierons d’abord un exemple topique de protection particulière de personnes vulnérables au risque de ne pas jouir d’un accès effectif à la juridiction de la Cour : les personnes malades mentales détenues (a.). De plus, l’objectif de protection de la personne vulnérable se diffuse dans tous les instruments de la Cour, jusqu’à son Règlement intérieur, dont la modification récente témoigne de la prégnance de cette aspiration (b.). a. 422. Protection juridictionnelle des personnes malades mentales détenues Les personnes privées de liberté peuvent être plus vulnérables au risque de ne pas accéder à un tribunal. Il en est ainsi pour les personnes internées, les personnes incarcérées en 1149 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales conclue à Rome le 4 novembre 1950, préc., art.34. 1150 Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Commission des questions juridiques et des droits de l'homme, Rapport sur le « Devoir des Etats membres de coopérer avec la Cour européenne des droits de l’homme » du 9 février 2007, Document no11183. 1151 Conseil de l’Europe, Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Cour européenne des droits de l’homme conclu à Strasbourg le 5 mars 1996, préc. 272 exécution de peine ou en détention provisoire, de même que les étrangers placés en rétention avant expulsion du territoire. Des règles procédurales particulières leur sont réservées, comme en atteste par exemple l’article 3 de l’Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Cour européenne des droits de l’homme 1152 . Sans la qualifier expressément de personne vulnérable, cet article vise à garantir à la personne détenue un recours effectif devant la Cour. Il prend acte du constat qu’une des vulnérabilités fréquentes du détenu réside précisément dans le risque de ne pas pouvoir présenter librement ses arguments devant une juridiction. 423. Concernant le délinquant malade mental, qui souffre d’une double vulnérabilité, issue d’origines intrinsèque et extrinsèque corrélées1153, les contours de sa protection, notamment procédurale, sont aujourd’hui discutés. Historiquement1154, on considérait la vulnérabilité de cet individu comme consubstantielle à sa pathologie : le dément est d’ailleurs toujours une figure emblématique du vulnérable. La conséquence était alors son évincement du régime judiciaire (irresponsabilité, absence d’imputabilité), ou un aménagement des procédures protectrices spécifiques 1155 . On constate aujourd’hui une tendance au rapprochement du traitement juridique du délinquant malade mental avec le délinquant non malade, selon l’idée que sa dangerosité justifierait de le punir. Dans un contexte où les droits internes des Etats membres se durcissent sur la question de la possibilité de punir les délinquants malades mentaux1156, la jurisprudence de la Cour persiste cependant à proclamer la vulnérabilité du malade mental incarcéré1157, abordant la question sous l’angle de la vulnérabilité du délinquant plutôt que de la délinquance du vulnérable 1158 . Cette attitude est intéressante puisque, classiquement, l’existence d’une communauté de vues constatée par la Cour justifie au 1152 Ibidem, art.3.2 : « En ce qui concerne les personnes détenues, l’exercice de ce droit implique notamment que: a. leur correspondance doit être transmise et leur être remise sans délai excessif et sans altération; b. ces personnes ne peuvent faire l’objet d’aucune mesure disciplinaire du fait d’une communication transmise à la Cour par les voies appropriées; c. ces personnes ont le droit, au sujet d’une requête à la Cour et de toute procédure qui en résulte, de correspondre avec un conseil admis à plaider devant les tribunaux du pays où elles sont détenues et de s’entretenir avec lui sans pouvoir être entendues par quiconque d’autre ». 1153 Cf. supra, §§62 – 128. 1154 Déjà en droit romain le fou reste impuni. Cette idée est reprise par le Code pénal de 1810 dans son article 64 : « il n’y a ni crime, ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ». 1155 Par exemple, la loi française no2007–308 du 5 mars 2007 portant « réforme de la protection juridique des majeurs » (JORF no56 du 7 mars 2007, p.4325 et s.) prévoit notamment l’assistance de tuteur ou curateur dans le cadre de la poursuite de l’instruction et du jugement des infractions commises par le majeur protégé (Code de procédure pénale, art.706–113). 1156 Cf. Loi française n°2008-174 du 25 février 2008 relative à « la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental » (JORF n°0048 du 26 février 2008 p.3266 et s.). 1157 Cf. par exemple : CEDH (Gde ch.), 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, préc.; CEDH, 14 mars 2002, Paul et Audrey Edward c. Royaume Uni, req. n°46477/99 ; CEDH, 22 juillet 2003, Y. F. c. Turquie, req. n°24209/94 ; CEDH, 27 juin 2000, Salman c. Turquie, req. n°21986/93. 1158 Distinguant notamment entre troubles préexistants et troubles induits par la détention. 273 contraire une marge nationale d’appréciation restreinte 1159 . Le juge y a cependant parfois recours 1160 afin d’apporter une protection fonctionnelle à certaines personnes 1161 , sur le fondement de leur vulnérabilité1162. Ainsi, dans l’arrêt Winterwerp contre Pays Bas, la Cour retenait que la maladie mentale du requérant interné ne peut pas justifier le refus d’accès au juge1163 : « les maladies mentales peuvent amener à restreindre ou modifier ce droit dans ses conditions d’exercice, mais elles ne sauraient justifier une atteinte à son essence même »1164. La référence à la vulnérabilité prend alors une orientation particulière relativement à la protection du détenu atteint de maladie mentale. Elle permet à la Cour de jouer son rôle de phare, assurant ici leur protection procédurale, dans les remous tempétueux des législations des Etats membres sur cette question. En effet, la question du statut pénal du malade mental relève souvent dans les droits internes de la législation du fait du jour1165. Parce qu’elle est moins confrontée à la versatilité des opinions publiques, la Cour doit avoir pour rôle essentiel de conserver la ligne directrice qui lui a été assignée, à savoir la recherche de la protection de l’individu. La notion de vulnérabilité, qu’elle emploie largement, constitue un nouvel instrument, décliné ici dans sa version procédurale, au service de cette mission. Certains auteurs affirment même qu’elle serait aujourd’hui « la seule voie pour protéger le délinquant 1159 OLIGA (A.-D.), PECHERAL (C.), « La théorie de la marge d’appréciation dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 1995, Bruxelles, Nemesis, p.567 ; LAMBERT (P.), « Marge nationale d’appréciation et contrôle de proportionnalité », in SUDRE (F.) (dir.), L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, Actes du colloque des 13 et 14 mars 1998 organisé par l'Institut de droit européen des droits de l'homme de la Faculté de droit de l'Université de Montpellier I, Bruxelles, Bryulant, 1998, p.63. 1160 Cf. en ce sens : TULKENS (F.), DONNAY (L.), « L’usage de la marge d’appréciation par la Cour européenne des droits de l’homme. Paravent juridique superflu ou mécanisme indispensable par nature », Revue de Science criminelle et de droit pénal comparé, 2006, n°1, Paris, Dalloz ; BURGORGUE-LARSEN (L.), « Le jeu ambigu du consensus européen dans la détermination de la marge d’appréciation, La vision critique de Françoise Tulkens », publication électronique du Blog « Strasbourg observers », 6 septembre 2012, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://strasbourgobservers.com/2012/09/06/le-jeu-ambigu-du-consensuseuropeen-dans-la-determination-de-la-marge-dappreciation-la-vision-critique-de-francoise-tulkens/ > 1161 Cf. en ce sens : CEDH, 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume Uni, req. n°28957/95, §85 : « Aussi la Cour attache-t-elle moins d'importance à l'absence d'éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu'à l'existence d'éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés ». 1162 Cf. en ce sens : CEDH, 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume Uni, req. n°28957/95, §77 ; CEDH, 19 mai 2013, B. c. Roumanie (n°2), req. n°1285/03, §86. 1163 CEDH, 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays Bas, req. n°6301/73, §60 : « encore faut-il que l’intéressé ait accès à un tribunal et l’occasion d’être entendu lui-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation, sans quoi il ne jouira pas des “garanties fondamentales de procédure appliquées en matière de privation de liberté” ». 1164 Ibidem. 1165 Cf. en ce sens : LAURENT (S.), « Vers une sixième loi en sept ans sur les criminels sexuels », publication de Lemonde.fr du 25 janvier 2011, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.lemonde.fr/politique/article/2011/01/25/vers-une-cinquieme-loi-en-six-ans-sur-les-criminelssexuels_1470476_823448.html > 274 malade mental »1166. Au-delà de cet exemple substantiel, une modification formelle révèle le souci constant de la Cour de protéger les plus vulnérables. b. 424. La fa cil it ati on de l’acc ès à la Cour des personnes vulnérables La question de l’ordre de traitement des affaires devant la Cour, si elle ne constitue pas une garantie procédurale au sens strict du terme, fait néanmoins figure d’instrument important dans l’accès effectif à la Cour pour les personnes vulnérables. 425. Prenant acte de l’encombrement de l’accès à sa juridiction, la Cour modifie en 2009 son Règlement intérieur relativement à l’ordre de traitement des affaires 1167. Auparavant, les requêtes étaient instruites et jugées essentiellement par ordre chronologique, avec cependant la possibilité de traiter prioritairement celles considérées comme particulièrement urgentes. Par conséquent, certaines requêtes relatives à de graves violations des droits de l’homme n’étaient pas examinées par la Cour dans un délai raisonnable. Comme le souligne le document intitulé Politique de prioritisation de la Cour : « non seulement cela n’était manifestement pas satisfaisant pour les requérants, mais cela signifiait également que des violations et leurs causes n’étaient pas détectées, ce qui risquait d’accroître le nombre des victimes et, potentiellement, le nombre des requêtes introduites devant la Cour » 1168. Cette méthode s’avérait donc contreproductive, et particulièrement préjudiciable aux personnes vulnérables, par définition prédisposées à la réalisation d’un risque grave que la Cour pourrait pourtant endiguer. 426. Le document Politique de prioritisation de la Cour dresse une liste des priorités de la Cour dans le traitement des affaires qui lui sont soumises. La première d’entre elles est accordée aux « Affaires urgentes (notamment risque pour la vie ou la santé du requérant, autres circonstances liées à la situation personnelle ou familiale du requérant, en particulier lorsque le bien-être des enfants est en jeu, application de l’article 39 du règlement) »1169. Ces affaires concernent des personnes en situation de détresse, de sorte qu’il est impératif que la Cour statue en urgence. Sans qu’elles soient explicitement énoncées comme telles, il est clair 1166 DORVAUX (G.), « Vicissitudes de la notion de vulnérabilité appliquée aux délinquants malades mentaux », in PAILLET (E.), RICHARD (P.) (dir.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, op. cit., pp.31 – 48. 1167 CEDH, Règlement de la Cour publié par le Greffe de la Cour, conservé par la dernière version du 1 er juin 2015, art.41 : « Pour déterminer l’ordre dans lequel les affaires doivent être traitées, la Cour tient compte de l’importance et de l’urgence des questions soulevées, sur la base de critères définis par elle. La chambre et son président peuvent toutefois déroger à ces critères et réserver un traitement prioritaire à une requête particulière ». 1168 CEDH, « Politique de prioritisation de la Cour », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.echr.coe.int/Documents/Priority_policy_FRA.pdf > 1169 Ibidem. 275 qu’on retrouve ici les personnes vulnérables à des risques graves. Ainsi, il est remarquable que la Cour s’attache à protéger les personnes vulnérables par tous les moyens à sa disposition. Il faut saluer cette modification du Règlement intérieur, qui, si elle n’est pas une mesure aussi spectaculaire qu’un arrêt de grande chambre, constitue cependant une démarche de bon sens dans l’intérêt des requérants les plus vulnérables. La Cour assure ensuite des garanties procédurales à la personne vulnérable devant les juridictions internes. B. 427. Les garanties procédurales imposées par la Cour Dans le cadre d’un procès, une personne peut être vulnérable parce qu'elle n'est pas en mesure de participer réellement à une procédure. Ainsi, en matière pénale, la Cour européenne des droits de l’homme énonce que : «la “participation réelle” […] présuppose que l'accusé comprenne globalement la nature et l'enjeu pour lui du procès, notamment la portée de toute peine pouvant lui être infligée »1170 . Le juge européen impose ainsi des garanties procédurales générales aux juridictions internes de manière directe, par l’application de la Convention (1.). Il contribue de plus à infiltrer certaines garanties spécifiques aux personnes vulnérables dans le droit de l’Union Européenne (2.). 1. 428. Une autorité sur le droit interne des Etats membres De manière générale, en tant qu’institution judiciaire, la Cour assure le respect par les Etats membres des dispositions relatives aux garanties procédurales destinées à toute personne, vulnérable ou non, issues de la Convention. On peut citer notamment les articles 6 (droit à un procès équitable)1171 et 13 (droit à un recours effectif)1172, qui assurent le « droit au juge »1173. 429. L’article 6 impose à l’Etat de juger les individus « équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi »1174. La 1170 CEDH, 10 novembre 2004, S.C. c. Royaume-Uni, req. n°60958/00, §29. Cf. par exemple, sur l’égalité des armes devant les tribunaux : CEDH, 18 mars 1997, Foucher c. France, req. n°22209/03 ; sur la publicité des audiences : CEDH, 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuven et De Meyer c. Belgique, req. n°6878/75, 7238/75 ; sur l’indépendance des tribunaux : CEDH, 28 juillet 1984, Campbell et Fell c. Royaume Uni, req. n°7819/77, 7878/77. 1172 Cf. par exemple : CEDH, 4 décembre 1995, Bellet c. France, req. n°23805/94 ; CEDH, 16 décembre 1992, De Geouffre de la Pradelle c. France, req. n°12964/87. 1173 RENUCCI (J.-F.), Droit européen des droits de l’homme, Contentieux européen, op. cit., p.231. 1174 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales conclue à Rome le 4 novembre 1950, préc., art.6.1. 1171 276 présomption d’innocence doit être garantie1175, et l’Etat a une obligation de résultat de fournir une « bonne justice »1176, notamment en garantissant à l’accusé le droit à : « être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ; disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience »1177. Cette disposition impose des obligations impérieuses dans la mesure où elle « relève de l’ordre public des Etats membres du Conseil de l’Europe »1178. Cette expression s’étend de l’ordre public interne des Etats membres1179 mais aussi de l’ordre public commun aux Etats membres, c'est-à-dire l’ordre public européen 1180 . L’une des conséquences de cette interprétation est que cet article ne laisse aux Etats qu’une marge d’appréciation restreinte quant à l’ensemble des implications relatives au procès équitable. A titre d’illustration, si la procédure interne peut comporter des délais et conditions particulières pour l’accès au juge1181, ce droit ne doit pas être atteint dans sa substance1182. 430. Longtemps dans l’ombre de l’article 6 qui restreignait son application1183, l’article 13 énonce que « toute personne dont les droits et libertés […] ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale ». Malgré son défaut d’autonomie, « l’importance de cette disposition est considérable »1184. Le recours doit être accessible et adéquat1185. En ce sens, l’article 13 impose notamment aux Etats une obligation positive de mettre en place des voies de recours internes effectives. Son effectivité s’apprécie in concreto, 1175 Ibidem, art. 6.2. RENUCCI (J.-F.), Droit européen des droits de l’homme, Contentieux européen, op. cit., p.231. 1177 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales conclue à Rome le 4 novembre 1950, préc., art. 6.3. 1178 CEDH, 27 février 1980 Deweer c. Belgique, req. n°6903/75, §49. 1179 Par exemple, en France, l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de libertés fondamentales conclue à Rome le 4 novembre 1950, préc., peut être soulevé d’office. 1180 SOYER (J.-C.), DE SALVIA (M.), « Article 6 », in PETTITI (L.-E.), DECAUX (E.), IMBERT (P.-H.) (dir.), La convention européenne des droits de l’homme, commentaire article par article, op. cit., p.245. 1181 CEDH, 22 octobre 1996, Stubbings c. Royaume Uni, req. n°22083/93, 22095/93. 1182 CEDH, 16 novembre 2000, SA « Sotiris et Nikos Koutras Attee » c. Grèce, req. no39442/98. 1183 L’article 13 prend véritablement sa place dans la jurisprudence de la Cour notamment par : CEDH (Gde ch.), 26 aout 2000, Kudla c. Pologne, préc., qui consacre notamment l’article 6 comme lex specialis de l’article 13 lorsque les deux articles sont applicables. 1184 RENUCCI (J.-F.), Droit européen des droits de l’homme, Contentieux européen, op. cit., p.236. 1185 CEDH, 16 décembre 1992, Geouffre de la Pradelle c. France, req. n°12964/87, §27. 1176 277 mais aussi en relation avec le droit dont la violation est alléguée1186. Il semble ainsi que la référence à la vulnérabilité de la personne puisse influencer l’analyse de cette effectivité et donc la protection de celle-ci. 2. 431. Une influence sur la construction du droit européen La jurisprudence de la Cour influence l’élaboration et la modification des normes européennes relatives aux garanties procédurales. A titre d’illustration, elle constitue le point de départ du Livre vert de 2003 de la Commission européenne, intitulé « Garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales dans l'Union européenne »1187, repris dans de nombreux instruments1188. Le point 6 de ce document vise une « protection suffisante des groupes particulièrement vulnérables »1189 dans les procédures pénales internes des Etats membres. Le Livre vert permet ainsi de mieux cerner l’intérêt procédural qu’entraine la qualification de personne vulnérable. Par exemple, la Commission européenne analyse une liste de groupes de personnes mises en cause et potentiellement vulnérables, auxquelles les Etats membres devraient accorder un niveau de protection adéquat en fonction de leur degré de vulnérabilité. Parmi les catégories proposées, la Commission cite notamment les ressortissants étrangers1190, les enfants1191, les personnes atteintes de maladies physiques ou mentales1192, celles ayant des personnes à charge1193, les demandeurs d’asile ou réfugiés1194. Le Livre vert reprend ainsi des groupes de personnes dont la particulière vulnérabilité a été dégagée dans la jurisprudence de la Cour1195, selon l’idée que 1186 Cf. en ce sens : CEDH (Gde ch.) 15 novembre 1996, Chahal c. Royaume Uni, req. n°22414/93, §147. Commission des Communautés européennes, Livre vert de la Commission relatif aux « Garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales dans l'Union européenne », du 19 février 2003, Bruxelles, document COM(2003) 75 final. 1188 Commission des communautés européennes, Proposition de décision-cadre du Conseil du 28 avril 2004 relative à certains droits procéduraux accordés dans le cadre des procédures pénales dans l'Union Européenne, document COM(2004) 328 final ; Parlement européen, Recommandation du Parlement européen à l'intention du Conseil sur la mise en place d'un espace de justice pénale dans l'Union Européenne du 7 mai 2009, document 2009/2012(INI). 1189 Commission des Communautés européennes, Livre vert de la Commission relatif aux « Garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales dans l'Union Européenne », du 19 février 2003, préc., pt.6. 1190 Commission des communautés européennes, Proposition de décision-cadre du Conseil du 28 avril 2004 relative à certains droits procéduraux accordés dans le cadre des procédures pénales dans l'Union Européenne, préc. art.6.4., Droit de communiquer, §43. 1191 Ibidem, art.10, Droit à une attention particulière, §71. 1192 Ibid. 1193 Ibid. 1194 Ibid., art.6.4, Droit de communiquer, §44. 1195 CEDH, 10 novembre 2004, S.C. c. Royaume-Uni, req. n°60958/00. On remarque d’ailleurs que son ordonnancement s’organise selon les droits en cause et non selon différentes catégories de personnes vulnérables. 1187 278 la personne qualifiée de vulnérable à un risque donné dans la jurisprudence de la Cour sera généralement vulnérable au risque de ne pas pouvoir évoquer cette vulnérabilité devant une juridiction. 432. La Proposition de décision du Conseil relative à certains droits procéduraux accordés dans le cadre des procédures pénales dans l'Union Européenne1196 reprend les raisonnements du Livre vert, basés sur la jurisprudence de la Cour en matière de protection des personnes vulnérables. Elle propose aux Etats des instruments concrets pour établir la vulnérabilité de la personne. Par exemple, elle évoque la possibilité d'imposer aux policiers, avocats et agents pénitentiaires une évaluation de la vulnérabilité potentielle d'un suspect ou d'une personne mise en cause dans une procédure pénale et offre également des mesures à adopter à l'issue de cette évaluation. De plus, elle prescrit aux Etats membres l’obligation d’accorder une « attention particulière » aux personnes vulnérables, afin de « garantir le caractère équitable de la procédure » 1197 . Concrètement, cette obligation se manifeste, par exemple, par la prescription faite aux Etats membres « que soit effectué un enregistrement audio ou vidéo de tout interrogatoire de suspects fondés à bénéficier d'une attention particulière », « qu'une assistance médicale soit fournie si nécessaire », ou encore « d'obtenir la présence d'un tiers au cours de tout interrogatoire par les services répressifs ou judiciaires » 1198 . Des mesures concrètes de protection sont ainsi proposées, dans la droite ligne des prescriptions de la Cour1199. 433. Cette proposition de décision du Conseil relative aux droits procéduraux n’ayant pas abouti en 2004 compte tenu de l’opposition de plusieurs Etats membres, le Conseil a voté le 30 novembre 2009 une feuille de route visant à garantir les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales 1200 . C’est ainsi que trois directives ont été adoptées, respectivement en 2010, 2012 et 2013 sur le droit à l’interprétation et à la traduction, le droit à l’information et le droit d’accès à un avocat. Ces 1196 Commission des communautés européennes, Proposition de décision-cadre du Conseil du 28 avril 2004 relative à certains droits procéduraux accordés dans le cadre des procédures pénales dans l'Union Européenne, préc. 1197 Ibidem, art.10. 1198 Ibid., art. 11. 1199 Cf. en ce sens : CEDH, 16 octobre 2008, Renolde c. France, req. n°5608/05, §84 : « il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur particulière vulnérabilité » ; §109 : « la vulnérabilité des malades mentaux appelle une protection particulière ». 1200 Union Européenne, Résolution du Conseil du 30 novembre 2009 relative à la feuille de route visant à renforcer les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales, document 2009/C 295/01, JO UE du 4 décembre 2009, C 295, pp.1 – 3. 279 directives prévoient toutes une protection particulière de la personne vulnérable 1201 . Elles doivent être suivies, selon la feuille de route du Conseil, d’un instrument spécifique intitulé « Garanties particulières pour les suspects ou personnes poursuivies qui sont vulnérables »1202, qui devrait logiquement s’inspirer des propositions antérieures relatives à la protection des personnes vulnérables en matière procédurale. En effet, la Recommandation de la Commission du 27 novembre 2013 relative à des garanties procédurales en faveur des personnes vulnérables soupçonnées ou poursuivies dans le cadre des procédures pénales1203 énonce qu’il est « essentiel que la vulnérabilité d’une personne soupçonnée ou poursuivie dans le cadre d'une procédure pénale soit promptement décelée et reconnue ». Cette reconnaissance peut être établie par les officiers de police et les autorités judiciaires ou répressives, qui « devraient procéder à une première évaluation » ou être confiée à « un expert indépendant », chargé « d’évaluer le degré de vulnérabilité et les besoins de la personne vulnérable ainsi que l’opportunité de toute mesure qu'elles ont prise ou envisagent de prendre à l’égard de cette personne »1204. 434. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme, par son interprétation extensive des droits garantis par la Convention, permise notamment par la référence à la notion de personne vulnérable, joue un rôle déterminant dans la rédaction des instruments adoptés dans l’objectif 1201 Union Européenne, Directive 2010/64/UE du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales, JO UE du 26 octobre 2010, L 280, pp.1 – 7, Préambule, cons.27 : « l’obligation d’accorder une attention particulière aux suspects ou aux personnes poursuivies se trouvant dans une situation de faiblesse potentielle, notamment en raison de tout trouble physique affectant leur capacité à communiquer effectivement, est à la base d’une bonne administration de la justice. L’accusation, les services de police et les autorités judiciaires devraient donc veiller à ce que ces personnes soient en mesure d’exercer véritablement les droits prévus dans la présente directive, par exemple en tenant compte de toute vulnérabilité éventuelle affectant leur capacité à suivre la procédure et à se faire comprendre, et en prenant les mesures appropriées pour garantir l’exercice de ces droits » ; Union Européenne, Directive 2012/13/UE du Parlement et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, JO UE du 1er juin 2012, L 142, pp.1 – 10, art.3 : « les Etats membres veillent à ce que les informations fournies au titre du paragraphe 1 soient données oralement ou par écrit, dans un langage simple et accessible, en tenant compte des éventuels besoins particuliers des suspects ou des personnes poursuivies vulnérables » ; Union Européenne, Directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires, JO UE du 6 novembre 2013, L 294, pp.1 – 12, art. 13 : « les Etats membres veillent à ce que, lors de l’application de la présente directive, soient pris en compte les besoins spécifiques des personnes vulnérables qui sont soupçonnées ou poursuivies ». 1202 Union Européenne, Résolution du Conseil du 30 novembre 2009 relative à la feuille de route visant à renforcer les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales, préc., p.3, Mesure E. 1203 Union Européenne, Recommandation de la Commission du 27 novembre 2013 relative à des garanties procédurales en faveur des personnes vulnérables soupçonnées ou poursuivies dans le cadre des procédures pénales, JO UE du 24 décembre 2013, C 378, pp.8 – 10. 1204 Ibidem, p.10, §6. 280 de création d’un véritable espace européen de justice. Elle influence ainsi l’ordre juridique de l’Union Européenne, c'est-à-dire qu’elle touche aujourd’hui celui de 28 Etats membres. SECTION 2. LES GARANTIES PROCEDURALES DEVANT LE JUGE PENAL INTERNATIONAL 435. En droit pénal international, le traitement de la vulnérabilité de la personne est essentiellement de nature procédurale 1205 . Si, dans ce domaine, la notion de personne vulnérable est utilisée explicitement relativement aux témoins1206, les personnes vulnérables au risque de ne pas voir leurs droits garantis dans le cadre du procès pénal peuvent en réalité être l’ensemble des protagonistes concernés par le procès, c'est-à-dire qu’il faut y ajouter la victime mais aussi la personne accusée de la commission de l’infraction 1207. En effet, le procès pénal constitue une épreuve pour les individus qui y prennent part, différemment éprouvante pour chacun d’entre eux : l’accusé peut être vulnérable au risque de ne pas être jugé équitablement ; la victime, au risque de ne pas être entendue, assistée, ou de ne pas voir son préjudice réparé ; le témoin, en raison de son rôle clef dans la fourniture de preuves de l’infraction, peut quant à lui être vulnérable au risque de pressions sur sa personne ou sur ses proches. Des garanties procédurales sont ainsi instaurées progressivement pour protéger chacun de ces acteurs au cours de l’instance. Si, du fait de la particularité du droit pénal international, cette protection n’était pas évidente à mettre en place à l’origine (§1.), elle est aujourd’hui particulièrement sophistiquée (§2.). § 1. Une protection originaire incertaine 436. La protection procédurale des personnes au sein du procès pénal international est le fruit d’une lente évolution de la jurisprudence répressive internationale. Elle passe par la construction de statuts juridiques particuliers à chaque protagoniste au procès, sur le 1205 Pour autant, la vulnérabilité intervient également dans le cadre substantiel, comme composante de l’infraction ou circonstance aggravante. Cf. infra §§561 – 569. 1206 Cf. en ce sens : Cour pénale internationale, Unité d’aide aux victimes et aux témoins, Protocole relatif à la procédure suivie pour évaluer la vulnérabilité des témoins et leur apporter le soutien requis pour faciliter leur déposition du 23 mars 2012, affaire n°ICC-01/05-01/08-974-Anx2. 1207 Si l’on pouvait également considérer la vulnérabilité du juge pénal international, celle-ci ne sera pas abordée ici dans la mesure où elle fait l’objet d’un régime spécial. Cf. en ce sens : Cour pénale internationale, Accord sur les privilèges et immunités de la Cour pénale internationale, adopté par l’Assemblée des Etats Parties à l’occasion de leur Première session tenue à New York du 3 au 10 septembre 2002, Documents officiels ICC- ASP/1/3, art.15, pp.228 – 229. 281 fondement du constat de leur vulnérabilité à des risques différents, appelant des régimes juridiques distincts (A.). Les objectifs de protection attachés à ces différents statuts entrent souvent en contradiction (B.). A. 437. Une lente construction des statuts A l’origine du système répressif international, la personne initialement considérée comme vulnérable au sein du procès pénal n’est pas la victime des crimes graves de droit international, mais leur auteur potentiel (1.). Se détachant progressivement du statut de témoin, la victime ne trouve sa véritable place que plus tardivement dans le procès pénal (2.). 1. 438. Une protection initiale de l’accusé Le souci particulier apporté à la protection des droits de la défense constitue un gage de la légitimité de la juridiction pénale internationale. Cette exigence de légitimité est liée à la particularité du droit pénal international. En effet, l’intégration de la matière pénale au droit international n’est possible qu’à partir du passage d’un droit international de la coexistence à un droit international de la coopération : suite à la survenance d’atrocités « qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine » 1208 , les Etats prennent conscience de la nécessité d’une répression pénale effective au niveau international. Après avoir progressivement fixé des incriminations internationales, certains acceptent de céder leur compétence répressive à des juridictions internationales. Dans ce contexte, le juge pénal international « ne prouvera sa légitimité et sa crédibilité qu’à travers sa capacité à apparaitre comme l’expression de la Justice »1209, tant vis à vis de l’accusé que de la victime. A cet égard, les tribunaux pénaux de Nuremberg et Tokyo avaient été particulièrement critiqués, notamment sur les questions de la légalité des peines et du droit à un procès équitable, ce qui leur avait valu l’appellation de « justice des vainqueurs »1210. En réaction à ces critiques, les juridictions pénales contemporaines prennent un soin particulier à assurer les droits de la 1208 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., Préambule, §2. 1209 BERKOVICZ (G.), « Le juge pénal international, entre droits de la défense et devoirs de justice », Publication du Centre de recherche sur les droits fondammentaux, n°2, 2003, Université de Caen, p.101. 1210 Cf. en ce sens : ZOLO (D.), La justice des vainqueurs, De Nuremberg à Bagdad, Paris, éd. Jacqueline Chambon, 2009, 232p. 282 défense. De plus, la gravité des allégations et l’importance des peines encourues par les accusés justifient un strict respect de ce principe1211. 439. Le statut de l’accusé se construit ainsi avant celui de la victime, par divers instruments internationaux. Dès 1966, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques fixe un standard minimum en matière de procès équitable et de droits de la défense, reconnaissant le droit de toute personne « à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi »1212. Il rappelle ensuite les principes fondamentaux de procédure pénale, tels que la présomption d'innocence 1213 . L’ensemble de ces garanties de caractère universel s’impose à toutes les juridictions pénales internationales1214, et peuvent d’ailleurs « apparaitre plus effectives que celles offertes par les tribunaux internes dont l'impartialité pourrait être contestée »1215. A cet égard, celles-ci sont également largement influencées par le juge des droits de l’homme, lequel offre, du fait de l’étendue des Etats concernés, un « "échantillon de systèmes juridiques" extrêmement intéressant du point de vue du droit comparé »1216. Ainsi, le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie se réfère à certaines garanties issues de la Convention européenne des droits de l'homme 1217 , dont l’influence est d’ailleurs sensible dans les dispositions des Statuts des tribunaux ad hoc. A titre d’illustration, l’article 21 du Statut du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie 1218 énonce l'essentiel des droits de l’accusé, comme 1211 FOURÇANS (C.), « Les droits de la défense devant la Cour pénale internationale », La Revue des Droits de l’Homme, n°3, juin 2013, Nanterre, Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, p.1. 1212 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution annexant le « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » du 16 décembre 1966, préc., art.14.1. 1213 Ibidem, art.14.2. 1214 Nations Unies, Conseil de sécurité, Rapport du Secrétaire général des Nations Unies établit conformément au paragraphe 2 de la Résolution 808(1993) du Conseil de sécurité du 3 mai 1993, document S/25704, p.28, §106. Cf. en ce sens : TPIY, Chambre d’appel, 2 octobre 1995, Le procureur c. Dusko Tadic, Arrêt relatif à l'appel de la défense concernant l'exception préjudicielle d'incompétence, affaire n°IT-94-1-AR72, §42: « [le] tribunal doit trouver racine dans une règle de droit et offrir toutes les garanties figurant dans les instruments internationaux pertinents ». 1215 BERKOVICZ (G.), « Le juge pénal international, entre droits de la défense et devoirs de justice », op. cit., p. 105. 1216 CASSESE (A.), « L'influence de la CEDH sur l’activité des tribunaux pénaux internationaux », in CASSESE (A.), DELMAS-MARTY (M.) (dir.), Crimes internationaux et Juridictions internationales, Paris, PUF, 2002, pp.143 – 182. 1217 TPIY, Chambre d’appel, 2 octobre 1995, Le procureur c. Dusko Tadic, Arrêt relatif l'appel de la défense concernant l'exception préjudicielle d'incompétence, affaire n°IT-94-1-AR72 ; TPIY, Chambre d’appel, 29 octobre 1997, Le Procureur c. T. Blaskic, Arrêt relatif a la requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 1997, affaire n°IT-95-14AR108 bis, §59. 1218 Statut actualisé du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (juridiction créée par : Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 827 relative à l’ « établissement d’un Tribunal international pour la poursuite des personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’exYougoslavie depuis 1991 » du 25 mai 1993, document S/RES/827(1993)), septembre 2009, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.icty.org/x/file/Legal%20Library/Statute/statute_sept09_fr.pdf > ; 283 notamment le droit à un procès public et équitable, le principe de la présomption d'innocence, ainsi que les principales garanties procédurales invocables par l’accusé devant la juridiction. 440. La nécessité de renforcer les droits de l’accusé est cependant apparue au cours des travaux du Comité préparatoire 1220 1219 relatif au projet de Statut de la Cour pénale internationale , notamment afin de réajuster la protection de la défense aux nouveaux standards du juge international des droits de l’homme. Ainsi, si le projet initial prévoyait, selon le modèle des tribunaux pénaux internationaux, que les principaux droits de la défense soient mentionnés dans un article unique, le Statut final distille les garanties offertes à l’accusé au sein de l’ensemble des dispositions relatives à la procédure. Certains droits généraux trouvent néanmoins application à tous les stades de la procédure, comme le principe de la présomption d'innocence mentionné à l’article 66 ou les principaux droits de l’accusé mentionnés à l’article 671221. 441. La protection de l’accusé met cependant en lumière certaines critiques dirigées contre le juge pénal international, comme notamment1222 la question de son indépendance politique, son office pouvant être perçu par certains Etats1223 « comme une justice des puissants »1224. Cf. également Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 955 relative à « la création d’un Tribunal international pour le Rwanda et l’adoption de son statut » du 8 novembre 1994, document S/RES/955(1994), art.20. 1219 Cf. en ce sens les compilations de documents du Comité préparatoire : Nations Unies, Assemblée générale, Documents officiels de la cinquante et unième session, Supplément no22, Rapport du Comité préparatoire pour la création d’une Cour criminelle internationale, vol.I (Travaux du Comité préparatoire en mars-avril et aout1996), document A/51/22 ; Nations Unies, Assemblée générale, Reproduction des décisions adoptées par le Comité préparatoire pour la création d’une Cour criminelle internationale à la session qu’elle a tenue du 11 au 21 février 1997 du 12 mars 1997, document A/AC.249/1997/L.5 ; Nations Unies, Assemblée générale, Reproduction des décisions prises par le Comité préparatoire pour la création d’une Cour criminelle internationale à sa session qui s'est tenue du 4 au 15 aout1997 du 14 aout 1997, document A/AC.249/1997/L.8/Rev.1 ; Nations Unies, Assemblée générale, Reproduction des décisions adoptées par le Comité préparatoire pour la création d'une Cour criminelle internationale à la session qu'il a tenue du 1er au 12 décembre 1997 du 18 décembre 1997, document A/AC.249/1997/L.9/Rev.1 ; Nations Unies, Assemblée générale, Reproduction du rapport de la réunion intersessions du Comité préparatoire pour la création d’une Cour criminelle internationale tenue du 19 au 30 janvier 1998 à Zutphen (Pays-Bas) du 4 février 1998, document A/AC.249/1998/l.13 ; Nations Unies, Assemblée générale, Reproduction du projet de texte concernant les clauses finales, l’acte final et la création d’une Commission préparatoire adopté par le Comité préparatoire pour la création d’une Cour criminelle internationale du 20 décembre 1997, document A/ AC.249/1998/L.11 ; et enfin Nations Unies, Conférence diplomatique de plénipotentiaires des Nations Unies sur la création d’une Cour criminelle internationale, Rapport (ets additifs 1 et 2) du Comité préparatoire pour la création d’une Cour criminelle internationale du 14 avril 1998, document A/CONF.183/2, document A/ CONF.183/Add.1 et document A/CONF.183/Add.2. 1220 Nations Unies, Commission du droit international, Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa 46ème session tenue du 2 mai au 22 juillet 1994, document A/49/10. 1221 BERKOVICZ (G.), « Le juge pénal international, entre droits de la défense et devoirs de justice », op. cit., p.103. 1222 On peut également évoquer la remise en cause de la qualité de juridiction de certaines instances. Cf. en ce sens : SANTULLI (C.), « Qu'est-ce qu'une juridiction internationale ? Des organes répressifs internationaux à l’ORD », AFDI, 2000, vol.46, Paris, CNRS, pp.58 – 81. 1223 Cf. en ce sens : MAUPAS (S.), « La CPI, Cour internationale sous pression », Publication de Lemonde.fr, 2 juillet 2013, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/07/02/la- 284 2. 442. Une protection plus tardive de la victime « Il n'existe pas de parallélisme entre la reconnaissance progressive de la responsabilité pénale individuelle et celle du statut de victime »1225 : le statut de la victime se construit plus tardivement que celui de l’accusé. En effet, le droit pénal international s’est longtemps désintéressé du sort des victimes. A titre d’illustration, le Tribunal de Nuremberg traitait encore les victimes comme simples témoins, ne leur reconnaissant pas de droit à la réparation de leur préjudice. En raison de la nature du contentieux, impliquant un nombre important de victimes et un aspect psychologique potentiellement difficile à gérer, la présence de la victime a été considérée comme un facteur retardant de la procédure et portant ainsi atteinte au droit de l’accusé à être jugé dans un délai raisonnable1226. 443. Dans un contexte de recentrage du droit international sur l’individu, puis dans le cadre du développement du concept de sécurité humaine 1227 , s’est progressivement dessinée la protection des personnes les plus vulnérables, au premier rang desquelles se placent alors logiquement les victimes de ces violations graves du droit international. Soutenues par des organisations internationales de défense des droits de l’homme, les victimes occupent aujourd’hui une place de plus en plus importante : « elles ne se contentent plus d’un rôle passif de “personnes protégées”, mais revendiquent le droit d’être entendues comme parties au procès » 1228 . Ainsi, bien que ses modalités fassent encore l’objet de discussions, la participation de la victime à son procès est aujourd’hui reconnue comme « un instrument important et utile permettant aux victimes de graves violations des droits de l’homme et du cpi-cour-internationale-sous-pression_3440537_3214.html> ; BOUILLON (S.), « Kenya. La CPI, une cour de justice néocolonialiste ? », Publication du Courrier international, 11 septembre 2013, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2013/09/11/la-cpi-une-cour-de-justiceneocolonialiste>. 1224 BRAUMAN (R.), « Regards sur le TPIY », in GABORIAU (S.), PAULIAT (H.) (dir.), La Justice pénale internationale, Actes du colloque de Limoges organisé les 22 et 23 novembre 2001, Limoges, PULIM, coll. Entretiens d’Aguesseau, 2002, p.146. 1225 SULZER (J.), « Le statut des victimes dans la justice pénale internationale émergente », Archives de politique criminelle, 2006/1, no28, Paris, Pedone, p.29. 1226 Association TRIAL, Les victimes devant les TPI, Publication en ligne, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://www.trial-ch.org/fr/ressources/droit-international/le-role-de-la-victime/les-victimes-devant-lestpi.html > 1227 Cf. en ce sens : Nations Unies, Assemblée générale, Résolution relative au « Document final du Sommet mondial de 2005 » du 16 septembre 2005, document A/RES/60/1, §§138 – 139. 1228 WALLEYN (L.), « Victimes et témoins de crimes internationaux : du droit à une protection au droit à la parole », RICR, vol.84, no845, mars 2002, Genève, éd. CICR, pp.51 – 78. 285 droit international humanitaire de se faire entendre et de viser à la réconciliation »1229. Cette participation est en effet essentielle à un processus de résilience1230. 444. La place de la victime dans la procédure pénale varie selon le choix d’adopter un système de common law ou de droit romano-germanique. Dans le premier, comme c’est le cas pour les tribunaux ad hoc, la victime est généralement cantonnée au rôle de témoin. Sa participation est alors considérée comme incompatible avec les principes fondamentaux de la justice pénale, et notamment celui du procès équitable, qui implique une confrontation équitable entre l’accusation et la défense 1231 . A l’inverse, le système de droit romano- germanique autorise généralement la victime à prendre activement part à l’instance, afin de présenter son point de vue, mais également de demander réparation. Ce système permettrait une meilleure compréhension de la décision par la victime, et l’atténuation du sentiment d’avoir été « laissée de côté » lors de son propre procès. L’idée ici sous-tendue est que la participation de la victime doit contribuer au rétablissement de relations pacifiques. 445. En droit international, on assiste à un glissement progressif d’un système principalement inspiré de la common law vers un système plus empreint du régime romanogermanique, comme l’illustre la procédure en place à la Cour pénale internationale, considérée par certains comme l’aboutissement institutionnel de la justice pénale internationale1232. Ce glissement s’opère progressivement, par une myriade d’instruments de protection dont on peut citer plusieurs illustrations topiques. A cet égard, la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 19851233, alertait déjà les Etats sur la nécessité de prendre en considération les besoins des victimes tout au long de la 1229 BAUMGARTNER (E.), “Aspects of victim participation in the proceedings of the International Criminal Court”, RICR, vol.90, no870, juin 2008, Genève, éd. CICR, p.409 ; JORDA (C.), DE HEMPTINNE (J.), “The status and role of the victim”, in CASSESE (A.) et al. (dir.), The Rome Statute of the International Criminal Court: A Commentary, vol.2, Oxford, Oxford University Press, 2002, p.1397. 1230 Cf. en ce sens : FERNANDEZ (J.), « Variations sur la victime et la justice pénale internationale », Amnis, Revue de civilisation contemporaine Europe/Amérique (En ligne), 2006, vol.6, mis en ligne le 1er septembre 2006, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://amnis.revues.org/890 >; LEMASSON (A.-T.) La victime devant la justice pénale internationale : pour une action civile internationale, Thèse de doctorat, Université de Limoges, 2010. 1231 Cf. en ce sens, Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme, Les droits des victimes devant la CPI, Manuel à l’attention des victimes, de leurs représentants légaux et des ONG, Paris, 2007, Chapitre 1 : L’évolution de l’accès des victimes à la justice, p.10. 1232 BADINTER (R.), « De Nuremberg à La Haye », Revue internationale de droit pénal, 2004/3, vol.75, Ramonville-Saint-Agne, éd. Erès, pp.699 – 707. 1233 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 40/34 relative à la « Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir » du 29 novembre 1985, document A/RES/40/34. 286 procédure pénale, notamment « en informant les victimes » 1234 , en leur « fournissant une assistance » 1235 , mais aussi « en prenant des mesures pour limiter autant que possible les difficultés rencontrées par les victimes, protéger au besoin leur vie privée et assurer leur sécurité, ainsi que celle de leur famille et de leurs témoins, en les préservant des manœuvres d’intimidation et des représailles » 1236 . Le texte prévoit également une possibilité de participation active des victimes à l’instance : « en permettant que les vues et les préoccupations des victimes soient présentées et examinées aux phases appropriées des instances, lorsque leurs intérêts personnels sont en cause »1237. Cet instrument est considéré comme la pierre angulaire de la mise en place des droits des victimes en droit international 1238. La même année, au niveau européen, une Recommandation du Conseil de l’Europe sur la position de la victime dans le cadre du droit pénal et de la procédure pénale1239, invite les Etats membres à assurer la prise en considération des besoins des victimes dans leur processus pénal interne. A cet égard, les victimes doivent notamment être tenues informées à tous les stades de la procédure et pouvoir questionner une décision de ne pas poursuivre. Ces obligations sont d’ailleurs régulièrement réaffirmées1240. 446. Malgré ces textes, les victimes de crimes les plus graves de droit international bénéficient encore d’un rôle marginal au sein du procès dans les années 1990. Ainsi, les Règlements de procédure des tribunaux ad hoc, basés sur le système anglo-saxon, ne 1234 Ibidem, 6.a) Ibid., 6.c) 1236 Ibid., 6.d) 1237 Ibid., 6.b) 1238 Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme, Les droits des victimes devant la CPI, Manuel à l’attention des victimes, de leurs représentants légaux et des ONG, op. cit., Chapitre 1 : L’évolution de l’accès des victimes à la justice, p.3. Ce document concernait principalement la place des victimes au sein des systèmes pénaux nationaux, cependant ces principes généraux sont également applicables au système international. 1239 Conseil de l’Europe, Recommandation no R (85) 11 relative à « la position de la victime dans le cadre du droit pénal et de la procédure pénale », adoptée par le Comité des Ministres lors de la 387 ème réunion des Délégués des Ministres le 28 juin 1985. 1240 Cf. en ce sens : Conseil de l’Europe, Recommandation n o Rec (2000) 19 relative au « rôle du ministère public dans le système de justice pénale », adoptée par le Comité des Ministres le 6 octobre 2000 ; Conseil de l’Europe, Recommandation no Rec (2006) 21 relative à « l’assistance aux victimes et la prévention de la victimisation », adoptée par le Comité des Ministres lors de la 967ème réunion des Délégués des Ministres le 14 juin 2006. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a également adopté plusieurs recommandations concernant les victimes de certaines catégories de crimes : Recommandation n o R (85) 4 relative à « la violence au sein de la famille », adoptée par le Comité des Ministres lors de la 382 ème réunion des Délégués des Ministres le 26 mars 1985 ; Recommandation no R (97) 13 relative à « l’intimidation des témoins et les droits de la défense », adoptée par le Comité des Ministres lors de la 600 ème réunion des Délégués des Ministres le 10 septembre 1997 ; Recommandation no R (99) 19 relative à « la médiation en matière pénale », adoptée par le Comité des Ministres le 15 septembre 1999 ; Recommandation no Rec (2000) 11 relative à « l’action contre le trafic d’êtres humains pour l’exploitation sexuelle », adoptée par le Comité des Ministres lors de la 710 ème réunion des Délégués des Ministres le 19 mai 2000 ; Recommandation n o Rec (2001) 16 relative à « la protection des enfants de l’exploitation sexuelle », adoptée par le Comité des ministres lors de la 771 ème réunion des Délégués des Ministres le 31 octobre 2001. 1235 287 prévoient pour les victimes que des mesures protectrices, en leur qualité de témoins à l’instance. 447. La place des victimes au procès pénal international se construit progressivement et par des instruments issus d’ordres juridiques variés. En 2001, une Décision-cadre relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales du Conseil de l’Union Européenne appelle les Etats à garantir aux victimes une reconnaissance de leurs droits et intérêts légitimes, notamment en mettant à leur disposition une assistance judiciaire tout au long de la procédure pénale, mais aussi un rôle « réel et approprié » dans l’instance. Ensuite, les Principes fondamentaux et les directives des Nations Unies concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire1241 encadrent en 2006 les droits de ces victimes à un recours judiciaire effectif et à réparation, et rappellent le devoir des Etats de prévenir les violations, d’enquêter, de poursuivre et de sanctionner les responsables. S’inscrivant dans un contexte de développement du concept de responsabilité de protéger, cet instrument énonce : « considérant que, en honorant le droit des victimes à un recours et à réparation, la communauté internationale tient ses engagements en ce qui concerne la détresse des victimes, des survivants et des générations futures, et réaffirme les principes juridiques internationaux de responsabilité, de justice et de primauté du droit ». Ce texte est à mettre en lien avec le développement de la justice pénale internationale : la justice rendue à la victime est en effet considérée comme une condition de la paix. Inscrite dans le Statut de la Cour pénale internationale, lequel prévoit également le « double statut » de victime/témoin1242, cette avancée sur le statut de la victime n’a cependant pas été systématiquement reprise dans les Statuts des tribunaux internationaux de troisième génération, ce qui témoigne de sa fragilité1243. 1241 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 60/147 relative aux « Principes fondamentaux et directives des Nations Unies concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire » dits « Principes van Boven / Bassiouni » du 21 mars 2006, document A/RES/60/147. 1242 Ces deux statuts ne sont pas incompatibles et cette coexistence ne préjudicie pas à la valeur probante de son témoignage, ni sa participation à la procédure en tant que victime : CPI, Chambre préliminaire 1, 23 juin 2008, Situation en RDC, Le Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, Décision relative à la demande de participation du témoin 66, affaire n°ICC-01/04-01/07-632-tFRA. 1243 Cf. infra §§463 – 470. 288 B. 448. Des objectifs de protection contradictoires Dans la procédure pénale internationale, deux droits fondamentaux entrent en conflit. D’une part, les victimes et les témoins ont, du fait de la vulnérabilité particulière face à l’accusé, droit à une protection ; d’autre part, l’accusé doit bénéficier d’un procès équitable, ce qui implique la possibilité de prendre connaissance de l’intégralité du dossier et des témoignages. 449. Le procès pénal international voit progressivement la victime revendiquer une place de plus en plus importante à l’instance. Dans un contexte de glissement d’un modèle procédural de common law vers un modèle romano-germanique1244, le débat s’oriente généralement sur la question de l’opportunité de réduire les droits de la défense dans l’objectif d’apporter une protection supplémentaire à un témoin ou une victime particulièrement vulnérable. En effet, si les garanties procédurales de l’accusé sont explicitement proclamées dans de nombreux instruments, la pratique procédurale s’éloigne cependant souvent de ces dispositions, selon l’argument que les droits de la défense peuvent entrer en conflit avec la protection des victimes et des témoins. 450. Il en est ainsi notamment en ce qui concerne la communication des pièces et des preuves, certains éléments pouvant vouloir être conservés secrets afin de protéger les témoins et leur famille de représailles éventuelles1245. On peut citer l’exemple topique du témoignage anonyme, c’est-à-dire de la non divulgation de l’identité du témoin à l’accusé. Cette question a en effet donné lieu à de profondes discussions lors de la négociation du Statut de la Cour pénale internationale 1246 , suite aux débats suscités lors du procès Tadic. S’inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le Tribunal pénal pour l’exYougoslavie a décidé que la Chambre peut accorder des mesures d’anonymat « équitablement » et seulement « dans des circonstances exceptionnelles ». Cinq critères ont alors été dégagés pour accorder l’anonymat1247 : « a) premièrement et surtout, on doit constater 1244 Cf. infra §455. CPI, Chambre de première instance II, 4 mai 2009, Situation en RDC, Le Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, Décision concernant la requête du Procureur aux fins d’expurgations d’informations relevant de l’article 67-2 du Statut ou la Règle 77 du RPP (affaire n°ICC-01/04-01/07-971-Conf-Exp), affaire n°ICC-01/04-01/07-1096 ; CPI, Chambre de première instance II, 4 mai 2009, Situation en RDC, Le Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, Décision invitant les parties à présenter leurs observations relatives aux demandes de participation (Règle 89-1 du RPP), affaire n°ICC-01/04-01/07-1094, §§6 – 7. 1246 BRADY (H.), “The exed Question.of Anonymous Witnesses, in Protective and special measures for victims and witnesses”, in LEE (R.) (dir.), The International Criminal Court, Elements of Crimes and Rules of Procedure and Evidence, Ardsley, New-York, éd. Transnational Publishers, 2001, p.450. 1247 TPIY, Chambre de première instance I, 5 novembre 1996, Le procureur c. Tihomir Blaskic, Décision sur la requête du Procureur en date du 17 octobre 1996 aux fins des mesures de protection des victimes et des témoins, 1245 289 une peur réelle pour la sécurité du témoin et celle de sa famille, b) deuxièmement, le témoignage du témoin particulier doit être important pour l’argument du Procureur, c) troisièmement, la Chambre de première instance doit être convaincue qu’il n’existe pas d’indice sérieux du manque de crédibilité du témoin, d) quatrièmement, l’inefficacité ou l’inexistence d’un programme de protection des témoins est un point qui influe considérablement sur toute décision d’accorder l’anonymat, et e) enfin, toute mesure adoptée doit être rigoureusement nécessaire »1248. Cette mesure étant par définition attentatoire aux droits de l’accusé, les juges n’y ont en pratique recours que dans l’hypothèse où aucune autre mesure ne peut assurer la protection effective du témoin, comme par exemple une mesure de confidentialité. Les juges des tribunaux ad hoc ne font ainsi pas systématiquement prévaloir les droits des témoins et victimes sur ceux de l’accusé, sous peine de faire perdre sa légitimité à la justice pénale internationale. 451. Il en est de même relativement à une demande d’anonymat d’une victime de violences sexuelles : le Tribunal refuse d’accorder une mesure de confidentialité demandée pour ménager l’équilibre psychologique de la victime, selon l’argument que « d’autres méthodes (que le circuit de télévision fermé), comme l’installation d’écrans provisoire […], placés de sorte que le témoin ne puisse pas voir l’accusé mais que l’accusé puisse voir le témoin»1249 permettaient une protection adéquate de la victime. Pour ces victimes de crimes sexuels, peut également être instauré l’interrogatoire à distance ou encore des aménagements de l’interrogatoire. Si l’argument repose ici sur la nature des crimes, il ne peut justifier la suppression des droits de l’accusé. En effet, les juridictions pénales internationales ont un devoir d’exemplarité relativement aux droits de la défense. 452. Pour répondre à ces critiques, le Statut de la Cour pénale internationale impose plusieurs mesures, comme par exemple l’obligation faite au Procureur d’instruire l’affaire à affaire noIT-95-14-T, §41 ; TPIY, Chambre de première instance II, 10 aout 1995, Le Procureur c. Dusko Tadić, Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par le Procureur aux fins d’obtenir des mesures de protection pour les victimes et les témoins,affaire noIT-94-1-T, §§62 – 65. 1248 TPIY, Chambre de première instance, 19 février 2002, Le Procureur c. Slobodan Milosevic (partiellement confidentiel et ex parte), Décision relative à la requête de l’accusation aux fins de mesures de protection provisoires en application de l’article 69 du règlement, affaire n°IT-02-54-T, §25. 1249 HERDEWYN (L.), « Sans témoins, il n’y aurait pas de procès », Publication en ligne du Master bilingue droit français/droits étrangers « droit du procès et de la preuve judiciaire » de l’Université Paris Ouest, Nanterre La Défense, 11 juin 2009, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://m2bde.uparis10.fr/content/%C2%AB-sans-t%C3%A9moins-il-n%E2%80%99y-aurait-pas-de-proc%C3%A8s%C2%BB- parludivine-herdewyn?destination=node%2F1613>. Cf. en ce sens : CPI, 9 février 2010, Situation en République Démocratique du Congo, Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, Chambre de première instance I, Redacted Decision on the defense request for a witness to give evidence via video-link, affaire n°ICC-01-04- 01/062285-Red. 290 charge mais aussi à décharge 1250 . De même, l'article 57 du Statut charge la Chambre préliminaire de garantir le respect des droits de l’accusé dès le stade de l'accusation. L’objectif est en effet l’équilibre entre ces différents droits, lequel dépend moins de l’existence même du droit de participation du témoin ou de la victime à la procédure que des modalités de celleci. Cette construction progressive des statuts protecteurs des différents protagonistes au procès pénal international aboutit sur une protection procédurale poussée. § 2. Une protection actuelle élaborée 453. La protection procédurale des personnes participant au procès pénal varie selon la nature de leur vulnérabilité dans le cadre du procès pénal. Si la protection des accusés (C.) s’attache à préserver les garanties du procès équitable, celle de la victime (A.) cherche à favoriser la participation effective de celle-ci tout au long de l’instance. Il est également impératif d’assurer la protection procédurale des témoins (B.) qui constituent le moyen de preuve essentiel devant le juge pénal international. On l’a vu1251, cette protection est le fruit des évolutions successives de la jurisprudence pénale internationale dont les avancées se trouvent aujourd’hui condensées dans les dispositions applicables devant la Cour pénale internationale. A. 454. Une protection étendue des victimes Dans le cadre de l’instance pénale, la victime n’est plus vulnérable au risque d’une violation grave du droit international, celle-ci s’étant par définition réalisée. Sa vulnérabilité concerne à ce stade le risque de ne pas voir ses intérêts correctement défendus dans le cadre du procès : la victime, particulièrement fragilisée par la survenance d’un crime grave, peut craindre que sa voix ne soit pas entendue, que son préjudice ne soit pas réparé, ou encore que ses proches soient menacés. La vulnérabilité de la victime peut aussi concerner l’exposition de son affaire au public et aux médias et son traitement judiciaire peut constituer un nouveau traumatisme, notamment en raison de la confrontation avec l’accusé. 455. La place de la victime dans la procédure pénale varie selon le choix de la juridiction d’adopter un système de common law ou de droit romano-germanique. Les juridictions pénales internationales, à l’origine d’inspiration anglo-saxonne, connaissent un glissement 1250 1251 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art.54. Cf. supra §§437 – 447. 291 progressif vers le système inquisitoire. Ainsi, tout au long de la procédure, la protection de la victime, qui passe notamment par sa participation effective à son procès, varie selon la juridiction pénale internationale. Cette protection s’étend de la saisine de la juridiction (1.) à la procédure au fond (2.) puis à la réparation (3.). 1. 456. La saisine de la juridiction Classiquement, il n’appartient pas aux victimes de pouvoir saisir la juridiction pénale internationale. Devant les tribunaux pénaux internationaux, seul le procureur est compétent en la matière1252. En revanche, influencée par la pratique juridictionnelle du juge des droits de l’homme, et notamment du juge européen, la Cour pénale internationale tient compte des revendications exprimées par les organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme et des victimes lors des négociations relatives à la révision du Statut : son article 15.3 prévoit ainsi que les victimes « peuvent adresser des représentations à la Chambre préliminaire », laquelle peut ensuite donner son autorisation à l’ouverture d’une enquête1253. Si cette possibilité ne s’apparente pas à un véritable droit de saisir la juridiction par la victime, il s’agit néanmoins d’une réelle avancée en comparaison de la tradition de common law qui prévaut dans la procédure des tribunaux pénaux internationaux. De même, en cas de contestation sur la compétence de la Cour ou l’admissibilité des poursuites, la victime peut soumettre des observations à la Cour1254. 457. La participation de la victime est encore prévue à la Règle 50 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale qui énonce que « lorsque le Procureur a l’intention de demander […] à la Chambre préliminaire l’autorisation d’ouvrir une enquête, il en informe les victimes […] ou leurs représentants légaux ». Cette information peut être retenue si le Procureur « détermine qu’il mettrait ce faisant en péril l’intégrité de l’enquête ou la vie ou le bien-être de victimes ou de témoins ». Ainsi, la protection de l’intégrité physique de la victime prime logiquement sur son droit de participer au procès : il s’agit de lui accorder le plus haut degré de protection possible. Il est possible pour la victime de ne pas se présenter elle-même, mais de se faire représenter devant la Chambre préliminaire, ce qui diminue sa vulnérabilité psychologique face au risque de confrontation avec l’accusé. Dans cette 1252 Nations Unies, Tribunal pénal international pour le Rwanda, « Règlement de procédure et de preuves » adopté le 29 juin 1995 et modifié le 13 mai 2015, art.8. 1253 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art.15.4. 1254 Ibidem, art.19.3. 292 hypothèse, la décision de la Chambre préliminaire lui est communiquée1255, ce qui permet une participation indirecte. 2. 458. La procédure au fond Devant les tribunaux pénaux internationaux, la victime est cantonnée au rôle de témoin, ce qui limite ses droits dans la procédure au fond. Les articles 20 du Statut du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et 19 du Tribunal pénal pour le Rwanda constituent le fondement de protection de la victime1256. Ils chargent la Chambre de première instance de veiller à ce que le procès soit équitable et rapide. Assimilée à un témoin, la victime n’a droit à la parole que dans le cadre de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire. Elle ne peut demander la présence d’un avocat ni avoir accès aux pièces du dossier. De même, elle n’est pas tenue informée du déroulement de la procédure, même si ses intérêts personnels y sont mêlés1257. 459. Après les critiques adressées aux tribunaux pénaux internationaux sur le manque de place laissée aux victimes, le Statut et le Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale réagissent en prévoyant leur participation active, non seulement dans la phase préparatoire mais aussi dans la procédure au fond1258. L’article 68 du Statut, intitulé « Protection et participation au procès des victimes et des témoins », est à cet égard symptomatique, dans la mesure où le projet initial ne mentionnait que la notion de protection. En effet, « la reconnaissance de l’extrême vulnérabilité et du besoin de protection des victimes et témoins ressort clairement de l’analyse des travaux préparatoires »1259 du Statut. Cette analyse met en lumière l’ambiguïté de la position de la victime, première concernée par les crimes dont le juge doit connaitre : d’une part, elle dispose d’une connaissance précise des faits, indispensable à la prise de décision ; d’autre part, c’est précisément cette position « qui 1255 Cour pénale internationale, « Règlement de procédure et de preuve » adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, affaire n°ICC-ASP/1/3 (Part.II-A), règle 50.5. 1256 Les articles 22 du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et 19 du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda renvoient à leurs Règlements de procédure et de preuves pour organiser la protection des victimes et des témoins, prévoyant des mesures protectrices comme la mise en place du huis clos et la non divulgation de leur identité. 1257 Nations Unies, Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, « Règlement de procédure et de preuves » adopté le 11 février 1994 et modifié le 8 juillet 2015, art.75, 85 et 90 ; Nations Unies, Tribunal pénal international pour le Rwanda, « Règlement de procédure et de preuves » adopté le 29 juin 1995 et modifié le 13 mai 2015, règles 75, 85 et 90. 1258 Cour pénale internationale, « Règlement de procédure et de preuve » adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, préc., Sous-section 3 : Participation des victimes à la procédure. 1259 MASSIDDA (P.), WALTER (C.), « Article 68 », in FERNANDEZ (J.), PACREAU (X.) (dir.), Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Commentaire article par article, Paris, Pedone, t.2, 2012, p.1546. 293 [la] rend particulièrement vulnérable et qui dicte la prise en compte de nombreux impératifs reliés à [sa] sécurité » 1260 . Ces impératifs se traduisent par une obligation générale de protection de la part de la Cour, visant non seulement une protection physique, mais aussi une protection du bien-être psychologique, de la dignité, du respect de la vie privée de la personne. 460. En ce sens, le Règlement de procédure et de preuves prévoit la liberté pour la victime de se faire représenter, ce qui lui permet de bénéficier d’une expertise mais aussi d’une voix devant le juge, sans être directement exposée et mettre en danger sa sécurité ou son bienêtre 1261 . A cet égard, « les victimes sont libres de choisir leur représentant légal » 1262 . Le Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale prévoit que, par principe, « le représentant de la victime a le droit d’assister et de participer à toute la procédure » 1263 . Directement ou indirectement, les victimes peuvent exposer leurs vues et préoccupations à différents stades de la procédure, dès lors que les droits de la défense sont respectés. 461. Pour permettre à la victime de demander à participer à la procédure, la Cour lui notifie sa décision de tenir une audience de confirmation des charges. Cette notification est adressée aux victimes ou à leurs représentants légaux1264, qui sont ensuite « informés en temps voulu par le Greffier du déroulement de la procédure, notamment de la date des audiences et de leur éventuel report, ainsi que de la date à laquelle les décisions seront rendues », mais aussi « des demandes, conclusions, requêtes et autres pièces relatives à ces demandes, conclusions ou requêtes »1265. Les Chambres peuvent également solliciter les vues des victimes ou de leurs représentants légaux 1266 . Les modalités de participation de la victime sont donc particulièrement étendues à ce stade. 462. La question de l’anonymat des victimes, non explicitement prévue par l’article 68 du Statut de la Cour pénale internationale et la Règle 88 de son Règlement de procédure et de preuves visant les mesures de protection des victimes, a été soulevée dès l’affaire Lubanga. Plusieurs victimes souhaitaient en effet participer à l’audience de confirmation des charges, 1260 Ibidem, p.1547. CPI, 12 juillet 2010, Chambre de première instance III, Situation en République centrafricaine, Le Procureur c. Jean Pierre Bemba Gombo, Corrigendum to decision on the participation of victims in the trial and on 86 applications by victims to participate in the proceeding, affaire n°ICC-01/05-01/08-807-Corr, §101. 1262 Cour pénale internationale, « Règlement de procédure et de preuve » adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, préc., règle 90. 1263 Ibidem, règle 91.2. 1264 Ibid., règle 92.3. 1265 Ibid., règle 92.5. 1266 Ibid., règle 93. 1261 294 sans être connues de l’accusé ni des tiers à l’audience. La Chambre préliminaire retient alors que si l’anonymat « demeure la seule protection disponible, après examen minutieux de chaque cas », celui-ci doit être maintenu, afin d’assurer « que les victimes puissent participer à la procédure de façon effective »1267. Si la victime peut ainsi rester anonyme au cours du procès, contrairement au témoin1268, il existe cependant, en vertu du principe de respect des droits de la défense, une distinction dans les modalités de participation des victimes ayant demandé l’anonymat par rapport à celles qui ne l’ont pas demandé1269. 3. 463. La réparation du préjudice Traditionnellement, la réparation du préjudice de la victime n’était pas une priorité dans le système répressif international. Par exemple, en droit international humanitaire classique, le préjudice causé à l’individu victime d’un conflit armé était éventuellement compensé par le versement d’une indemnité de guerre à son Etat de nationalité qui pouvait discrétionnairement en faire bénéficier l’individu 1270 . L’influence du juge des droits de l’homme1271 a permis d’enclencher le processus de réparation au sein des juridictions pénales internationales. La Déclaration onusienne de 1985 sur la justice pour les victimes introduit la notion de droit individuel à réparation, qui fait ensuite l’objet des Principes van Boven / Bassiouni1272 et des Principes Joinet / Orentlicher1273. La réparation de la victime devant les 1267 CPI, Chambre préliminaire I, 22 septembre 2006, Le Procureur c. Thomas Luganga Dyilo, Décision sur les modalités de participation des victimes a/0001/06 et a/0003/06 à l’audience de confirmation des charges, affaire n°ICC-01/04-01/06-462, pp.6 – 7. 1268 Lequel n’est plus autorisé à rester anonyme une fois le procès engagé. Cependant, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie avait exceptionnellement dérogé à cette règle pour protéger des témoins aussi longtemps que des impératifs de sécurité l’exigeaient. Cf. TPIY, Chambre de première instance II, 10 aout 1995, Le Procureur c. Dusko Tadić, Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par le Procureur aux fins d’obtenir des mesures de protection pour les victimes et les témoins, préc. Cette décision avait été vivement critiquée et fut ensuite abandonnée. Cf. en ce sens: LEIGH (M.), “The Yougoslav Tribunal: Use of unnamed witnesses against Accused”, The American Journal of International Law, vol.90, n°2, avril 1996, éd. American society of international law, p.236. 1269 HELINCK (P.), « Les mesures de protection des victimes et des témoins dans le système de la Cour pénale internationale face aux droits de l’accusé », RBDI, Bruxelles, Bruylant, vol.XLV, 2012 – 2, pp.628 – 632. 1270 Ce n’est qu’en 1991 que fut instauré un système d’indemnisation des victimes de la guerre au niveau international. Cf. Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 687 relative à « l’Iraq et au Koweit » du 3 avril 1991, document S/RES/687(1991) ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 706 relative à « l’Iraq et au Koweit » du 15 aout 1991, document S/RES/687(1991). 1271 Voir en ce sens : ALMEIDA (I.), “Compensation and Reparations for Gross iolations of Human Rights”, Nouvelles Etudes Pénales, vol.14, 1998, Paris, éd. Erès, p.399 ; DANIELI (Y.), “Justice and Reparations: Steps in the healing process”, Nouvelles Etudes Pénales, vol.14, 1998, Paris, éd. Erès, p.303 ; SHELTON (D.), Remedies in International Human Rights Law, New-York, Oxford University Press, 2005 ; BASSIOUNI (C.), « Reconnaissance internationale des droits des victimes », in DOUCET (G.), Terrorisme, victimes et responsabilité pénale internationale, SOS Attentats, Paris, Calmann-Levy, 2003, pp.166 et s. 1272 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 60/147 relative aux « Principes fondamentaux et directives des Nations Unies concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit 295 juridictions pénales internationales est cependant encore imparfaite (a.), d’où l’idée de la faire assurer par les Etats (b.). a. 464. Une réparation de la victime imparfaite Devant les tribunaux pénaux internationaux, les victimes ne peuvent réclamer aucune réparation des dommages subis. Cette situation découle de la philosophie initiale de ces juridictions qui n’étaient prévues que pour poursuivre les auteurs de violations graves du droit international1274. Ainsi, aucune disposition des Statuts des tribunaux pénaux internationaux ne prévoit la réparation du préjudice subi, celle-ci devant être recherchée devant les juridictions nationales 1275 . Les Chambres préliminaires peuvent uniquement ordonner « la restitution à leurs propriétaires légitimes de tous biens et ressources acquis par des moyens illicites »1276. 465. Devant la Cour pénale internationale, le droit à réparation des victimes est en revanche reconnu1277. L’article 75 du Statut de Rome organise les modalités de ce droit, pouvant prendre la forme de « la restitution, l'indemnisation ou la réhabilitation », et tenant compte de « l'ampleur du dommage, de la perte ou du préjudice causé aux victimes ou à leurs ayants droit ». Le cas échéant, le juge peut décider que l’indemnité accordée à la victime sera versée par le Fonds au profit des victimes1278, dont l’alimentation peut provenir « des amendes et tout autre bien confisqué »1279. Afin de fixer la réparation, la Cour peut solliciter les observations international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire » dits « Principes van Boven / Bassiouni » du 21 mars 2006, préc., §VII, b). 1273 Nations Unies, Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, Promotion et protection des droits de l’homme : impunité, « Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’ensemble de principes pour la lutte contre l’impunité, Diane Orentlicher », « Additif Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité » (dits Principes Joinet / Orentlicher) du 8 février 2005, document E/CN.4/2005/102/Add.1, principe 31. 1274 Cf. Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 827 relative à l’ « établissement d’un Tribunal international pour la poursuite des personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 » du 25 mai 1993, préc. 1275 Nations Unies, Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, « Règlement de procédure et de preuves » adopté le 11 février 1994 et modifié le 8 juillet 2015, art.106 B ; Nations Unies, Tribunal pénal international pour le Rwanda, « Règlement de procédure et de preuves » adopté le 29 juin 1995 et modifié le 13 mai 2015, règle 106 B. 1276 Statut actualisé du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, septembre 2009, préc., art.24§3 ; Nations Unies, Conseil de sécurité, Résolution 955 relative à « la création d’un Tribunal international pour le Rwanda et l’adoption de son statut » du 8 novembre 1994, préc., art.23§3. 1277 Le préjudice subi peut prendre la forme d’une souffrance morale, de souffrances physiques et d’une perte matérielle : CPI, 14 décembre 2007, Situation au Darfour, Soudan, Rectificatif à la décision relative aux demandes de participation à la procédure présentées par les demandeurs a/0011/06 à a/0015/06, a/0021/07, a/0023/07 à a/0033/07, a/0035/07 à a/0038/07, affaire n°ICC-02/05-111-Corr-tFRA, §§30 et 38 – 50. 1278 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art.79. 1279 Ibidem, art.79.2. 296 des victimes. Enfin, la réparation accordée par la Cour ne fait pas obstacle aux droits que le droit interne ou le droit international reconnaissent aux victimes. 466. Ce droit à réparation devant la Cour pénale internationale trouve une illustration forte dans l’affaire Lubanga : ce premier arrêt rendu par la Cour pénale internationale consacre le droit de toutes les victimes à une réparation1280. La chambre énonce ainsi : « les réparations doivent être interprétées d’une manière large et flexible lui permettant d’approuver les réparations les plus globales possibles des violations des droits des victimes »1281. 467. Le droit à réparation des victimes n’est cependant pas encore acquis devant les juridictions pénales internationales. Par exemple, les tribunaux spéciaux, pourtant postérieurs à la Cour pénale internationale, ne consacrent généralement pas de mécanisme de réparation des victimes, à l’instar du tribunal spécial pour la Sierra Léone, qui ne prévoit pas le pouvoir d’ordonner des réparations, à l’exception de la restitution1282. Afin de combler cette carence, il est envisageable de corréler la réparation de la victime et le principe de responsabilité de protéger. b. 468. Une réparation à redéployer On peut chercher à pousser la question de la réparation des victimes de crimes graves de droit international sur le fondement de la responsabilité de protéger. En effet, à l’exception de la Cour pénale internationale, les juridictions pénales condamnent généralement les auteurs de l’infraction à une sanction pénale, mais pas à la réparation au profit de leurs victimes1283. La réparation résulte alors classiquement de la législation interne de l’Etat concerné, qui peut décider de la refuser1284. Or, cette réparation contribue à favoriser la résilience de la victime du 1280 CPI, Chambre de Première instance I, 7 aout 2012, Situation en République démocratique du Congo, Le Procureur c. Thomas Lubanga Dylio, Décision fixant les principes et procédures applicables en matière de réparations, affaire n°ICC-01/04-01/06. 1281 Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme, « Première décision sur les réparations : la Cour pénale internationale reconnait le droit de toutes les victimes des crimes commis par Thomas Lubanga à une réparation intégrale », Publication en ligne du 10 aout 2012, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < https://www.fidh.org/fr/regions/afrique/republique-democratique-du-congo/Premiere-decision-sur-les > 1282 Nations Unies, Conseil de sécurité, Lettre datée du 6 mars 2002, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, « Accord entre l'Organisation des Nations Unies et le Gouvernement sierra-léonais sur la création d’un Tribunal spécial pour la Sierra Leone », Pièce jointe « Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone » du 8 janvier 2002, document S/2002/246, p.31, art.19§3. 1283 LUDI (R.), “The vectors of post-war victim reparations: Relief, redress and memory politics”, Journal of Contemporary History, vol.41, n°3, 2006, Londres, éd. Sage, p.439. 1284 Par exemple, le Japon refuse systématiquement d’indemniser les victimes de la Seconde Guerre mondiale ; cf. en ce sens : Cour de district de Tokyo, 7 décembre 1963, R. Shimoda and four others v. Japanese Government ; Haute Cour de Hiroshima, 29 mars 2001, Korean comfort women v. Japan. 297 crime international1285, souvent vulnérable, du fait de la survenance de ce crime, à différents risques notamment économiques. A titre d’illustration, les programmes Démobilisation, Désarmement, Réhabilitation (DDR) 1286 du Fonds des Nations Unies pour l’enfance concernant les enfants soldats démontrent que la phase de réhabilitation est la plus longue et la plus difficile du programme : « comment réinsère-t-on un adolescent de 15 ans qui a fait la guerre depuis qu’il a 5 ans ? Comment réhabilite-t-on une jeune fille de 16 ans, enlevée à l’âge de 12 ans et enceinte de son ravisseur ? Comment redevient-on humain ? […] La reconstruction des enfants passe par la phase indispensable du procès. […] Le procès officialise les rôles, dit à un enfant torturé par ce qu’il a vu et ce qu’il a fait, qu’en réalité, c’est lui la victime»1287. 469. Devant l’importance des enjeux, une proposition est alors de chercher à imposer, par le biais de la responsabilité de protéger, une obligation de réparer à la charge de l’Etat. Cette proposition peut viser l’Etat concerné uniquement, selon l’idée que la responsabilité de protéger lui impose une obligation de résultat relativement à sa population. La réparation s’analyserait alors comme une « modalité de sanction du manquement de l’Etat à sa responsabilité de protéger sa population des crimes de droit international»1288. En l’état actuel du droit international, cette idée n’est pas réaliste : « les victimes ne sont pas encore titulaires d’un droit opposable aux Etats qui n’ont pas satisfait leur responsabilité de prévenir et de réagir » 1289 . La proposition peut alors s’orienter sur l’ensemble de la communauté internationale : la responsabilité de protéger pourrait conduire à une obligation à la charge de l’ensemble des Etats d’assurer l’indemnisation des victimes. Cette obligation s’analyse ici comme une composante de la responsabilité de protéger1290. A cet égard, certains instruments concernent l’obligation d’assurer des procédures internes pour financer l’indemnisation des victimes : on peut citer notamment la Résolution 60/225 de l’Assemblée générale des Nations 1285 Cf. en ce sens : CPI, Chambre préliminaire I, 20 février 2006, Situation en République Démocratique du Congo, Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, Décision relative à la requête du Procureur aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt en vertu de l’article 58, affaire n°ICC-01/04-01/06-8-Corr-tFR, §136. 1286 Cf. en ce sens : Programme des Nations Unies pour le Développement, “Disarmament, Demobilization and Reintegration of ex-combatants”, Note pratique, New-York, 1er décembre 2005. 1287 AGBAHEY (T.), « Les enfants soldats : entre mémoire et réinsertion », Propos recueillis lors de la Conférence-témoignage tenue à l’UNICEF-Sciences Po, Paris, 17 mars 2011, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://terangaweb.com/les-enfants-soldats-entre-memoire-et-reinsertion/> Cf. également en ce sens : KOUROUMA (A.), Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000 ; ANCELIN (J.), « Le droit international face aux traumatismes subis par les enfants soldats » in Mélanges en l’honneur de Michel Bélanger, Modernité du droit de la santé, Bordeaux, éd. Les études hospitalières, 2015. 1288 VAURS-CHAUMETTE (A.-L.), « Le droit à réparation des victimes de crimes de droit international, Responsabilité de protéger et droit pénal international », in Colloque de la SFDI de Nanterre : La Responsabilité de protéger du 7 au 9 juin 2007, Paris, Pedone, 2008, p.262. 1289 Ibidem, p.267 1290 Ibid., p.262. 298 Unies, qui « encourage tous les Etats membres à apporter une aide aux survivants du génocide et aux autres groupes vulnérables au Rwanda »1291. Cependant, il n’existe pas d’obligation de ce type en dehors d’instruments de soft law. 470. De même, il est question de soft law lorsqu’il s’agit de mettre en place un financement de mécanismes de réparation à l’échelle internationale. Ainsi, le Fonds au profit des victimes de crimes relevant de la compétence de la Cour et de leurs familles contributions volontaires 1293 1292 repose sur des . La responsabilité de protéger peut donc être une piste intéressante relativement à la réparation des victimes de crimes graves du droit international, mais elle est, en l’état actuel du droit international, encore largement hypothétique. B. 471. Une protection fonctionnelle des témoins Le témoin est susceptible d’apporter des éléments de preuve indispensables au procès pénal international. C’est pourquoi il peut être vulnérable à différents risques, notamment visà-vis de l’accusé et de ses soutiens 1294 . Il s’agit ici de réduire tout risque encouru par les témoins qui comparaissent devant le juge pénal international. 472. A cet égard, l’Unité d’aide aux victimes et aux témoins1295 constitue le principal organe responsable de la mise en place et de la coordination des mesures de protection de soutien et d’assistance à l’égard des victimes, des témoins et d’autres personnes courant un risque, à tous les stades de la procédure et après sa conclusion, aussi bien au sein de la Cour qu’à l’extérieur1296 . Tirant les leçons des tribunaux pénaux internationaux, qui n’ont reconnu la 1291 Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 60/225 relatif à l’ « Aide aux survivants du génocide de 1994 au Rwanda, en particulier aux orphelins, aux veuves et aux victimes de violences sexuelles » du 22 mars 2006, §2. 1292 CPI, Résolution ICC-ASP/1/Rés.6 relative au « Fonds au profit des victimes de crimes relevant de la compétence de la Cour et de leurs familles » adoptée le 9 septembre 2002. 1293 CPI, Résolution ICC-ASP/1/Rés.3, destinée à « Renforcer la CPI et l’assemblée des Etats parties » adoptée le 1er décembre 2006, §41. Cf. aussi : Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 60/29 relative au « Rapport de la Cour pénale internationale » du 10 février 2006, document A/RES/60/29, §8 ; Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 61/15 relative au « Rapport de la Cour pénale internationale » du 23 janvier 2007, document A/RES/61/15, §6. 1294 Cf. en ce sens les débuts « houleux » du procès de l'ancien président tchadien, Hissène Habré, jugé depuis juillet 2015 pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et torture par un tribunal spécial, mis en place à Dakar par l'Union Africaine. 1295 Si les textes constitutifs de la Cour pénale internationale évoquent la « Division d’aide aux victimes et aux témoins», le Greffe, en la créant, l’a dénommée «Unité d’aide aux victimes et aux témoins », dénomination que nous utiliserons. 1296 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art.43.6 ; Cour pénale internationale, « Règlement de procédure et de preuve » adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, préc., règle 17.2.a. i). 299 nécessité d’un tel organe qu’après le début de leur activité1297, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale a créé l’Unité d’aide aux victimes et aux témoins en vertu de son article 43.61298, selon l’idée que « l’élément fondamental de tout système de protection significatif repose sur l’adhésion aux bonnes pratiques en matière d’interaction avec les victimes et les témoins. La mise en place et la tenue à jour de mesures de réaction et de protection dans les zones d’opération de la Cour, ainsi que les mesures de protection procédurales ordonnées par les chambres, assurent une protection supplémentaire. Enfin, en dernier recours, une protection peut être assurée dans le cadre du programme de protection des témoins de la Cour »1299. 473. En 2010, l’Unité d’aide aux victimes et aux témoins met en place le Protocole relatif à la procédure suivie pour évaluer la vulnérabilité des témoins et leur apporter le soutien requis pour faciliter leur déposition 1300 . Prenant acte du fait que le témoin peut notamment être vulnérable au risque de « subir un préjudice psychologique du fait de [sa] déposition » ou « rencontrer des difficultés psychosociales ou physiques pouvant nuire à [sa] capacité de témoigner » 1301 , ce document vise à identifier précisément les témoins vulnérables, ce qui conditionne l’octroi d’une protection spécifique à leur statut. La mise en place de cet instrument est révélatrice d’une recherche de protection poussée et très attentive aux besoins du témoin vulnérable dans le cadre du procès pénal international1302. 1297 Ainsi, l’article 34 commun des Règlements de procédure et de preuve des deux Tribunaux pénaux internationaux prévoit la création d’une Section d’aide aux victimes et aux témoins, chargée notamment de « recommander l’adoption de mesures de protection des victimes et des témoins » : Nations Unies, Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, « Règlement de procédure et de preuves » adopté le 11 février 1994 et modifié le 8 juillet 2015, art.34 A ; Nations Unies, Tribunal pénal international pour le Rwanda, « Règlement de procédure et de preuves » adopté le 29 juin 1995 et modifié le 13 mai 2015, règle 34 A. 1298 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 43.6 : « Le Greffier crée, au sein du Greffe, une division d'aide aux victimes et aux témoins. Cette division est chargée, en consultation avec le Bureau du Procureur, de conseiller et d'aider de toute manière appropriée les témoins, les victimes qui comparaissent devant la Cour et les autres personnes auxquelles les dépositions de ces témoins peuvent faire courir un risque, ainsi que de prévoir les mesures et les dispositions à prendre pour assurer leur protection et leur sécurité ». 1299 Cour pénale internationale, Unité d’aide aux victimes et aux témoins, Présentation en ligne, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.icccpi.int/fr_menus/icc/structure%20of%20the%20court/protection/Pages/victims%20and%20witness%20unit.aspx > 1300 Cour pénale internationale, Unité d’aide aux victimes et aux témoins, Protocole relatif à la procédure suivie pour évaluer la vulnérabilité des témoins et leur apporter le soutien requis pour faciliter leur déposition du 23 mai 2012, document ICC‐01/05‐01/08‐974‐Anx2-tFra. 1301 Ibidem, §5. 1302 La protection n’est cependant pas automatique. Par exemple, le fait de résider dans une zone à risque ne suffit pas à lui seul à justifier l’octroi d’une mesure de protection ; il faut que le témoin soit « effectivement en butte à un danger avéré de préjudice ou de mort » : CPI, Chambre préliminaire I, 30 juillet 2009, Situation au Darfour, Soudan, Le Procureur c. Bahar Idriss Abu Garda, Décision ordonnant au Procureur de présenter un rapport sur l’évaluation des risques pour les témoins, affaire n°ICC- 02/05-02/09-41-tFRA, §79. 300 474. Tout d’abord, cette protection est temporellement très étendue1303, le soutien devant être apporté avant, pendant et après la comparution devant la Cour 1304 . Par exemple, un psychologue suit le témoin dès avant le déplacement sur le lieu de déposition1305 jusqu’après la déposition, où une période de transition avant le retour au domicile peut être prévue1306 et des mesures de soutien à long terme peuvent être décidées1307. 475. Ensuite, la protection doit être matériellement la plus adaptée aux besoins particuliers du témoin. Ainsi, une palette d’outils de protection peut se déployer plus ou moins largement selon que la personne les requiert ou non. Le Protocole relatif à la procédure suivie pour évaluer la vulnérabilité des témoins et leur apporter le soutien requis pour faciliter leur déposition renvoie notamment à la Règle 88 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale, qui prévoit des mesures spéciales pouvant être ordonnées, éventuellement d’office, et notamment « à la demande d’un témoin » 1308 . Il explicite ces mesures spéciales de manière pragmatique1309. Celles-ci peuvent prendre la forme de mesures classiques de protection de type procédural, comme l’audience à huis clos 1310, l’altération de la voix et la distorsion de l’image1311, ou encore l’attribution d’un pseudonyme au témoin1312. D’autres mesures sont plus originales, comme celle visant à configurer la salle d’audience aux besoins du témoin, par exemple en prévoyant la suppression du port de la robe officielle de la Cour 1313 , en faisant siéger les juges aux places du greffe 1314 , ou en limitant l’utilisation 1303 Cf. en ce sens : Cour pénale internationale, Rapport de synthèse sur le séminaire consacré au thème de la protection des victimes et des témoins comparaissant devant la Cour pénale internationale, La Haye, 24 novembre 2010, §§18 et s. 1304 Cf. en ce sens : Cour pénale internationale, Unité d’aide aux victimes et aux témoins, Protocole relatif à la procédure suivie pour évaluer la vulnérabilité des témoins et leur apporter le soutien requis pour faciliter leur déposition du 23 mai 2012, préc., §3 : « Le présent protocole porte essentiellement sur les mesures et interventions visant à aider les témoins vulnérables avant, pendant et après leur comparution ». 1305 Ibidem, §§8 – 9. 1306 Ibid., §23 : « En cas de besoin, une période de transition est prévue : les témoins ne retournent pas immédiatement à leur domicile mais restent pendant un temps en lieu sûr ». 1307 Ibid. §24 : « En cas de besoin, le psychologue et le fonctionnaire chargé du soutien aux victimes et aux témoins décident des mesures à long terme qu’il convient de prendre pour soutenir le témoin ». 1308 Cour pénale internationale, « Règlement de procédure et de preuve » adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, préc., Règle 88. 1309 Cour pénale internationale, Règlement de procédure et de preuve, « Annexe 2 : Protocole relatif à la procédure suivie pour évaluer la vulnérabilité des témoins et leur apporter le soutien requis pour faciliter leur déposition » du 12 février 2015, document ICC-02/11-01/11-93-Anx2-tFRA, Annexe A : Liste de mesures spéciales (Règle 88 du Règlement de procédure et de preuve) 1310 Cour pénale internationale, « Règlement de procédure et de preuve » adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, préc., §1.7.1. 1311 Ibidem, §1.7.2. 1312 Ibid. §1.7.3. 1313 Ibid. §1.4. 1314 Ibid. §1.5. 300 d’ordinateurs1315. Ces mesures sophistiquées visent à favoriser autant que possible le bien-être du témoin. D’autres mesures permettent d’adapter l’interrogatoire au témoin, comme le fait d’ « utiliser des questions courtes et simples et un langage facile à comprendre ; éviter les termes juridiques, les phrases longues et les double négations »1316 , « suivre le rythme du témoin »1317. L’objectif de ces mesures est d’adapter la comparution aux besoins du témoin. L’appréciation in concreto de sa vulnérabilité entraine des mesures de protection très précises et pragmatiques, ajustées pour répondre aux faiblesses du témoin. C. 476. Une protection défensive des accusés « La judiciarisation du conflit ne peut prétendre conduire à son apaisement que si l'institution présente les caractères essentiels de la "justice"; à défaut, elle ne sera qu'un argument supplémentaire de violence »1318. Cette idée gouverne la codification des principes de droit international pénal par la Commission du droit international, qui énonce que « toute personne accusée d'un crime de droit international a droit à un procès équitable »1319. Il s’agit ici de limiter la vulnérabilité de l’accusé aux risques de vengeance et d’instrumentalisation du procès pénal international1320. Ce principe fondamental du procès équitable entre cependant souvent en concurrence avec des mesures de protection des témoins et victimes 1321 . La protection procédurale de l’accusé est ainsi le reflet d’une perpétuelle tension entre différents impératifs de protection. 477. La jurisprudence des tribunaux ad hoc relative aux droits de la défense et au procès équitable a progressivement fixé les règles essentielles relatives aux droits de la défense, et plus généralement le standard applicable au procès pénal international1322. Cette évolution est consacrée dans le Statut de Rome. La protection de l’accusé devant le juge pénal international prend plusieurs formes dont on peut présenter certains aspects topiques : dès lors que les 1315 Ibid. §1.6. Ibid. §3.4. 1317 Ibid. §3.9. 1318 SINOPOLI (L.), « Les droits de la défense », in ASCENSIO (H.), DECAUX (E.), PELLET (A.) (dir.), Droit international pénal, Paris, Pedone, CEDIN, 2000, pp.791 – 805. 1319 Cf. Nations Unies, Commission du droit international, Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa 2ème session tenus du 5 juin au 29 juillet 1950, document A/1316. 1320 Cf. en ce sens : LIWERANT (S.), « Quand la justice pénale internationale s’empare de la réconciliation nationale », Droit et cultures, cahiers du Centre de recherche de l'UER de sciences juridiques, Université de Paris X-Nanterre, n°56, 2008, Paris, L’Harmattan, pp.147 – 175. 1321 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 64 et 68. 1322 LA ROSA (A. M.), « Réflexions sur l'apport du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie au droit à un procès équitable », RGDIP, 1997 – 4, p.945. 1316 301 garanties juridictionnelles sont établies1323, la protection procédurale de l’accusé s’étend de l’enquête (1.) au fond (2.). 1. 478. L ’enquête L'enquête consiste en une activité judiciaire de recherche des preuves, qui permet de dégager la responsabilité pénale de l'auteur de l'infraction 1324 . Si l’enquête n’est pas strictement encadrée, l’accusé est alors vulnérable au risque d’une condamnation arbitraire. C’est pourquoi le droit pénal international cherche à affiner la protection de la personne accusée à ce stade du procès. Le Statut de Rome constitue un aboutissement de cette recherche d’atténuation de la vulnérabilité de l’accusé au stade de l’enquête. 479. Si le Statut de la Cour pénale internationale place le Procureur au centre de l’enquête, son activité est contrôlée par une chambre préliminaire. En effet, compte tenu de la gravité des infractions à l’égard desquelles la Cour aura compétence, ce contrôle interne est légitimé par l’idée selon laquelle l’ouverture des poursuites ne doit pas être laissée à la discrétion d’une seule autorité 1325 . En effet, l’institution d’une chambre préliminaire vise à « assurer l’efficacité et l’intégrité de la procédure, et, en particulier, à protéger les droits de la défense »1326. Dans cet objectif, celle-ci peut prendre certaines mesures, comme notamment « faire des recommandations ou rendre des ordonnances ; […] ordonner qu'il soit dressé procès-verbal de la procédure ; […] nommer un expert ; […] prendre toute autre mesure nécessaire pour recueillir ou préserver les éléments de preuve »1327. De même, la chambre préliminaire vérifie que la personne accusée « a été informée des crimes qui lui sont imputés et des droits que lui reconnait le présent Statut, y compris le droit de demander sa mise en liberté provisoire en attendant d'être jugée »1328, et décide de sa libération ou détention1329. Cette garantie « assure le respect d’une forme internationale d’habeas corpus » 1330 , protégeant l’accusé contre la 1323 Cf. supra §§398 – 414. MERLE (R.), VITU (A.), Traité de droit criminel, vol.2, Procédure pénale, Paris, 2ème éd., Cujas, 1973, p.132. 1325 BADINTER (R.), Projet de loi constitutionnelle relatif à la Cour pénale internationale (n°318/1998-99), Paris, Sénat, cité par La documentation française, dossier « La juridiction pénale internationale », « La Cour pénale internationale », consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : < http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/justice-penale-internationale/cour-penale- internationale.shtml > 1326 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 56. 1 b). 1327 Ibidem, art. 56. 2. 1328 Ibid., art. 60.1. 1329 Ibid., art. 60.2. 1330 JACOBS (D.), « Article 60 », in FERNANDEZ (J.), PACREAU (X.) (dir.), Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Commentaire article par article, op. cit., p.1365. 1324 302 détention arbitraire, permettant de l’informer des causes de son arrestation et lui offrant la possibilité de la contester. 480. Par rapport à la procédure applicable devant les tribunaux pénaux internationaux, l’article 55 du Statut renforce les droits reconnus au suspect dans le cadre d’une enquête, prévoyant que la personne accusée doit : « a) Être informée avant d'être interrogée qu'il y a des raisons de croire qu'elle a commis un crime relevant de la compétence de la Cour ; b) Garder le silence, sans que ce silence soit pris en considération pour la détermination de sa culpabilité ou de son innocence ; c) Être assistée par le défenseur de son choix ou, si elle n'en a pas, par un défenseur commis d'office […] sans avoir dans ce cas à verser de rémunération si elle n'en a pas les moyens ; et d) Être interrogée en présence de son conseil, à moins qu'elle n'ait renoncé volontairement à son droit d'être assistée d'un conseil »1331. Différentes sources de vulnérabilité de l’accusé sont ainsi abordées. 481. La garantie des droits de la défense au stade de l’avant procès se poursuit par la procédure de confirmation des charges 1332 , qui vise à ne renvoyer en jugement que les personnes à l’encontre desquelles des charges suffisamment sérieuses ont été présentées1333. Les personnes visées par des accusations fantaisistes ou infondées ne sont donc plus inquiétées à ce stade1334. Dans l’hypothèse contraire, l’audience de confirmation des charges doit se dérouler en présence de la personne accusée et de son conseil, le jugement par contumace n’étant par principe pas admis 1335 . L’article 63 du Statut énonce en effet : « l’accusé est présent à son procès ». Cependant, reprenant le fruit de discussions au sein des tribunaux pénaux internationaux 1336 , l’article 61.2 prévoit la possibilité pour la Chambre préliminaire de tenir audience en l’absence de l’accusé afin de confirmer les charges sur 1331 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art.55.2. Ibidem, art.61. 1333 Cf. en ce sens : CPI, Chambre préliminaire III, 20 aout 2008, Situation en République centrafricaine, Le Procureur c. Jean Pierre Bemba Gombo, Decision on application for interim release, affaire n°ICC-01/05-01/08, §52. 1334 CPI, Chambre préliminaire I, 30 septembre 2008, Situation en RDC, Le Procureur c. Germain Katanga et al., Décision relative à la confirmation des charges,affaire n°ICC-01/04-01/07, §64. 1335 CPI, Chambre d’appel, 13 février 2007, Situation en République Démocratique du Congo, Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, Opinion individuelle du juge Pikis, Arrêt relatif à l’appel interjeté par Thomas Lubanga Dyilo contre la décision de la Chambre préliminaire I intitulée « Décision sur la demande de mise en liberté provisoire de Thomas Lubanga Dyilo », OA7, affaire n°ICC-01/04-01/06. 1336 Si l’article 21.4.d du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie prévoit le droit de « toute personne contre laquelle une accusation est portée […] à être présente au procès », ce droit a pu être interprété comme une simple faculté qui permet au tribunal de juger des personnes effectivement informées de leur mise en accusation, qu’elles soient présentes ou non. Cette possibilité de jugement par contumace a été exclue par les Règlements de procédure et de preuve des Tribunaux pénaux internationaux contemporains. Ces juridictions ont cependant adopté une procédure particulière : l’article 61 des Statuts prévoit, en cas d’inexécution d’un mandat d’arrêt, une audience publique permettant la comparution de témoins et la confirmation des actes d’accusation. 1332 303 lesquelles le Procureur entend fonder son accusation. De plus, lors de cette audience, l’accusé peut contester mais aussi présenter des éléments de preuve 1337 . Enfin, à l’issue de cette audience « et avant que le procès ne commence, le Procureur peut modifier les charges avec l'autorisation de la Chambre préliminaire et après que l'accusé en a été avisé »1338. L’objectif est ainsi, dès le stade de l’avant procès, de protéger largement la personne accusée contre le risque d’accusation arbitraire. 2. 482. La procédure au fond La personne accusée peut également être vulnérable à un risque de violation de ses droits dans le cadre du déroulement du procès au fond. Dans le chapitre VI intitulé « le procès », le Statut prévoit que la Chambre de première instance « veille à ce que le procès soit conduit de façon équitable et avec diligence, dans le plein respect des droits de l’accusé »1339. Dans cet objectif, elle peut prendre plusieurs mesures, telles que consulter les parties et adopter toutes les procédures qu’elle juge utiles à la conduite équitable et diligente de l’instance 1340 . A titre d’illustration, la Chambre fixe les délais pour la communication des éléments de preuve par le Procureur1341. 483. La Chambre de première instance fait, à l’ouverture de l’instance, redonner lecture à l’accusé des charges retenues contre lui, telles que préalablement confirmées par la Chambre préliminaire, et s’assure de sa compréhension de celles-ci. L’instance est par principe publique mais le huis clos peut être demandé dans certains cas énoncés par le Règlement de procédure et de preuve. Les droits de l’accusé sont énoncés à l’article 67 du Statut de la Cour pénale internationale, condensant les avancées de la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux. Par exemple, il doit d’abord « être informé dans le plus court délai et de façon détaillée de la nature, de la cause et de la teneur des charges » retenues contre lui 1342. Ce droit implique le droit d’accès à tous les éléments de preuve réunis par le Procureur. Ainsi, avant l’audience de confirmation des charges, le Procureur doit communiquer l’ensemble des 1337 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 61.6. Ibidem, art. 61.9. 1339 Ibid., art. 64.2. 1340 Ibid., art. 64.3. 1341 Cf. en ce sens : CPI, Chambre de première instance II, 17 décembre 2009, Situation en RDC, Le Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, Decision on the communication of P-316s statement, affaire n°ICC-01/04-01/07 ; CPI, Chambre de première instance III, 8 décembre 2009, Situation en République centrafricaine, Le Procureur c. Jean Pierre Bemba Gombo, Transcription de l’audience publique T-18-Red-FRA concernant la Décision orale sur l’application de la norme 35 du Règlement de la Cour, affaire n°ICC-01/0501/08. 1342 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 67.1.a). 1338 304 preuves sur lesquelles il entend s’appuyer à l’audience1343. Il a de plus l’obligation continue de communiquer à l’accusé toutes les preuves à décharge qu’il collecte au cours de ses enquêtes 1344 , ce qui permet à l’accusé de préparer au mieux sa défense. La publicité des débats1345, même s’il ne s’agit pas d’un principe absolu1346, garantit une justice respectueuse des règles posées et concourt également à « la prévention de nouveaux crimes »1347. L’accusé a ensuite le droit de « se défendre lui-même ou se faire assister par le défenseur de son choix »1348. L’ensemble des droits de la Défense listés à l’article 67(1) du Statut de Rome (qui n’est que le reflet fidèle du droit international coutumier en la matière) vise à assurer l’application du principe de la présomption d’innocence1349. 484. Enfin, le Chapitre VIII du Statut prévoit que les décisions des chambres préliminaires ainsi que celles de la Chambre de première instance peuvent faire l’objet d’un appel 1350. Ce double degré de juridiction, inexistant dans le cadre des tribunaux pénaux de Nuremberg et Tokyo, est prévu par les Statuts des tribunaux ad hoc, influencés par les principes de protection des droits de l’homme 1351. De même, l’article 84 du Statut de Rome prévoit la possibilité de réviser la décision sur la culpabilité de la personne ou sur sa peine 1352 . Ces dispositions visent à limiter la vulnérabilité de l’accusé au risque d’erreur judiciaire notamment. 1343 Ibidem, art. 61.3. Ibid., art. 54. 1345 Ibid., art. 61.1. 1346 CPI, Chambre de première instance II, 9 décembre 2009, Le Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, Ordonnance relative aux mesures de protection de certains témoins cités à comparaitre par le Procureur et par la Chambre, affaire n°ICC-01/04-01/07-1667-Red, §13. 1347 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., Préambule. 1348 Ibidem, art. 67.1.d). 1349 FOURÇANS (C.), « Les droits de la défense devant la Cour pénale internationale », op. cit., p.9. 1350 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 81 et 82. 1351 En particulier l’article 14-5 du « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » du 16 décembre 1966, préc., et l’article 2 du « Protocole n°7 à la Convention de sauvegarde des droits et libertés fondamentales » adopté le 22 novembre 1984. 1352 Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998, préc., art. 84. 1344 305 306 CONCLUSION DU CHAPITRE 1 485. La protection de la personne vulnérable passe tout d’abord par l’effectivité de son accès au juge. Le droit international contemporain, qui replace l’individu au centre de ses préoccupations, accepte, dans certains domaines, que celui-ci agisse indépendamment de son Etat de nationalité. La capacité processuelle active de l’individu se renforce ainsi progressivement, contribuant à réduire corrélativement sa vulnérabilité au risque de ne pas voir sa cause défendue sur la scène internationale. Ce mouvement est particulièrement abouti au sein du système européen des droits de l’homme, qui assure un droit de saisine individuelle de la Cour le plus effectif possible. 486. Devant ce juge, des garanties procédurales spécifiques aux personnes vulnérables sont expressément prévues, en sus de garanties générales applicables à tout individu. Ces garanties sont diffusées au sein des ordres juridiques internes des Etats membres, assurant une protection procédurale la plus étendue possible à la personne vulnérable. 487. Devant le juge pénal, la personne considérée comme vulnérable n’a pas toujours été la même : si la vulnérabilité de l’auteur de l’infraction a fondé la construction initiale des garanties du procès pénal, celle du témoin et de la victime est aujourd’hui de plus en plus prise en compte. La protection actuelle des protagonistes au procès pénal, vulnérables à des titres différents, parvient à coordonner des objectifs de protection contradictoires et s’étend à toutes les phases du procès. 307 308 CHAPITRE 2. 488. DES PROTECTIONS SUBSTANTIELLES SPECIFIQUES Dans la mesure où la définition de la personne vulnérable est mouvante en fonction des faiblesses, des situations et des risques en cause, sa protection substantielle en droit international n’est pas une tâche aisée : en l’absence de statut juridique déterminé, la protection de la personne vulnérable est nécessairement contingente. Elle fait cependant partie des nouvelles thématiques juridiques, proclamée par de nombreux textes internationaux, de domaines et portée normative variés. Cet appel à la protection concerne ainsi le droit international public, comme l’illustrent par exemple la Convention sur les armes à sous munitions1353, la Déclaration et Appel à l’action de Rio de Janeiro pour prévenir et éliminer l’exploitation sexuelle des enfants et adolescents1354, mais aussi le droit international privé, comme en témoigne notamment la Recommandation concernant l’application de la Convention du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale aux enfants réfugiés1355. Cette ambition de protection de la personne vulnérable se déploie ainsi dans la plupart des branches du droit international, conférant à la personne vulnérable à certains risques une protection normative étendue (Section 1). Mais c’est au stade juridictionnel que la protection substantielle prend tous ses effets. Le recours à la vulnérabilité de la personne contribue en effet à un renouvellement des solutions classiques de protection mises en œuvre par les juges internationaux (Section 2). SECTION 1. 489. DES SOLUTIONS CONVENTIONNELLES AMBITIEUSES La protection de la personne vulnérable en droit international passe d’abord par une démarche normative : il s’agit de formuler – ou de réinterpréter à la lumière de la vulnérabilité1356– des normes protectrices spécifiques, dans le but de les faire appliquer par 1353 Convention sur les armes à sous-munitions, adoptée le 30 mai 2008, entrée en vigueur le 1 er aout 2010, Préambule : « Reconnaissant la nécessité de fournir une assistance aux victimes des armes à sous-munitions prenant en considération l’âge et les sexospécificités, et d’aborder les besoins particuliers des groupes vulnérables ». 1354 Déclaration et appel à l’action de Rio de Janeiro pour prévenir et éliminer l’exploitation sexuelle des enfants et adolescents, novembre 2008, Préambule pt 3. ; A. pt. 9. ; B. pt. 9. 1355 Conférence de La Haye de droit international privé, Recommandation concernant l’application de la Convention du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale aux enfants réfugiés, 21 octobre 1994 (préc.), Préambule, premier considérant. 1356 Ainsi, d’anciennes conventions internationales de protection de la personne, qui ne faisaient pas référence à la vulnérabilité, se voient réinterprétées à la lumière de ce nouvel outil. Le concept de vulnérabilité permet ainsi une interprétation à la lumière des circonstances actuelles. Pour l’exemple de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, cf. MATSCHER (F.), « Les contraintes de l’interprétation 309 leurs destinataires. La formulation de ces normes visant la protection de la personne vulnérable se réalise au sein de la plupart des branches du droit international, démontrant que la protection de la personne vulnérable constitue un objectif commun au droit international (§1.). La mise en œuvre effective de cette protection doit être assurée en premier lieu par l’Etat, soutenu voire secondé par une myriade d’organisations internationales spécialisées. La mise en œuvre concrète de la protection de la personne vulnérable est ainsi coordonnée (§2.). § 1. Un objectif commun au droit international 490. La protection de la personne vulnérable est un objectif annoncé dans la plupart des branches du droit international. Si l’objectif est commun, les sources de protection sont différenciées (A.), avec, potentiellement, une interprétation variable de la notion de personne vulnérable, et des objectifs et mécanismes de protection distincts. Cependant, dans un contexte où le droit international se préoccupe de plus en plus de la protection de l’individu, ces différentes façons de protéger différentes personnes vulnérables peuvent trouver à s’associer (B.). A. 491. Des sources de protection différenciées Selon les branches du droit international, le vocable « personne vulnérable » est communément employé pour des enjeux de protection différents 1357 . En conséquence, la protection de la personne vulnérable diffère selon la branche du droit envisagée. Une illustration éclairante en est fournie par la comparaison entre droit international privé et droit international humanitaire. En effet, le premier vise à protéger des personnes vulnérables à des risques inhérents à une situation de droit privé présentant un élément d’extranéité, là où le second s’oriente sur la protection des personnes vulnérables à des risques pour leur vie ou leur sécurité en lien avec un conflit armé. En droit international privé, la protection de la personne vulnérable passe par une adaptation de la règle de conflit normalement applicable (1.), là où en droit international humanitaire, la protection est essentiellement opérationnelle (2.). juridictionnelle, Les méthodes d’interprétation de la Convention européenne », in SUDRE (F.) (dir.), L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., pp.15 – 41. 1357 Cf. supra §§62 – 128. 310 1. 492. En droit international privé : une adaptation de la règle de conflit Classiquement, la règle de conflit « n’a pas pour objectif d’édicter une réglementation substantielle des relations internationales mais de désigner l’ordre juridique auquel celle-ci sera empruntée […]. Peu importe […] le résultat auquel chacune d’elle conduit »1358. Ainsi, la neutralité de la règle de conflit permet de désigner indifféremment la loi du for ou la loi étrangère et relève donc a priori d’une « mécanique bannissant toute sensiblerie » 1359 . Cependant, plusieurs méthodes de correction se développent afin de préserver les intérêts de la personne vulnérable1360. Sur le fondement de sa vulnérabilité, il s’agit d’aller à l’encontre du principe de neutralité afin de privilégier l’obtention d’un résultat substantiel qui lui est favorable 1361 : la protection de la personne vulnérable peut ainsi être recherchée par une éviction pure et simple de la règle normalement applicable (a.) ; elle peut également se concrétiser par une matérialisation de la règle de conflit (b.). a. 493. Des mécanism es d ’évicti on de la loi normalement applicable L’éviction de la loi normalement applicable peut s’obtenir par l’exception d’ordre public international et la loi d’application immédiate. D’une part, l’ordre public international correspond à l’ensemble des valeurs du for qui doivent être protégées de manière impérative, y compris quand la relation s’inscrit dans l’ordre international et donc est susceptible d’être 1358 Cf. en ce sens, LOUSSOUARN (Y.), « La règle de conflit est-elle une règle neutre ? », Travaux Travaux du Comité français de droit international privé, 1980-1981, t.2, pp.43 – 68. 1359 CHABERT (C.), « L’intérêt de l’enfant et les conflits de lois », Revue internationale de droit comparé, vol.54, n°1, janvier-mars 2002, pp.200 – 201. 1360 Cf. en ce sens : BATIFFOL (H.), Aspects philosophiques du droit international privé, Paris, Dalloz, 1956, pp.332 et s. ; POCAR (F.), « La protection de la partie faible en droit international privé », RCADI, t.188 (1984V),pp.339 – 418 ; CHABERT (C.), L’intérêt de l’enfant et les conflits de lois, Presses Universitaires d’AixMarseille, 2001 ; CADET (F.), L'ordre public en droit international de la famille : Etude comparée FranceEspagne, Paris, L’Harmattan, 2005 ; MAHMOUD (M.S.M.), « Loi d’autonomie et méthode de protection de la partie faible en droit international privé », op. cit., pp.145 – 264. 1361 Cette préoccupation peut être illustrée par l’exemple de la protection de la partie faible au contrat international. En effet, si le principe de base des relations contractuelles est celui de la liberté, il est rapidement constaté que, dans les faits, cette liberté implique souvent la domination du plus fort sur le plus faible, et admis que cette conséquence doit être atténuée : « Dans l’ordre international, c’est le même courant libéral qui voit dans la liberté complète du choix de la loi applicable le procédé le plus approprié à la multiplication et à l’utilité des relations privées. […] Cette libre floraison de liens contractuels a abouti […] à l’oppression du faible par le fort. Le sentiment que la liberté ne pouvait être totale […] a toujours existé, se manifestant par l’existence des règles d’ordre public. Il a fallu multiplier celles-ci depuis la fin de XIXe pour protéger les faibles » : BATIFFOL (H.), Aspects philosophiques du droit international privé, Paris, Dalloz, 1956, pp.332 et s.; Cf. MARTIN (X.), « Sur l’homme de la Déclaration des droits », Droits, n°8, 1988, p.84 ; MARTENS (P.), « La nouvelle controverse de Valladolid », op. cit., p.310. 311 soumise à une autre loi que la loi du for1362. L’exception d’ordre public désigne le mécanisme permettant d’en assurer la défense. Elle permet au juge d’écarter la loi normalement compétente si l’application de cette loi débouche sur une contradiction avec les conceptions fondamentales de l’Etat du for. Même si, précisément parce qu’elle constitue un élément perturbateur de la loi normalement applicable, l’exception d’ordre public devrait être exceptionnelle, variable, et concrète 1363 , elle remplit en réalité souvent la fonction de correction de la règle de conflit. L’exception d’ordre public constitue ainsi une technique de « protection des sujets faibles de la communauté nationale »1364. 494. D’autre part, les lois de police déterminent elles-mêmes leur champ d’application, sans tenir compte de l’internationalité de la situation : elles s’imposent au juge du for, indépendamment de la loi normalement applicable. Ces lois d’application immédiate sont des règles dont « l’observation est nécessaire pour la sauvegarde de l’organisation politique, sociale et économique du pays »1365 . Elles visaient à l’origine uniquement des finalités de protection de l’économie nationale 1366 . Ce n’est qu’à partir des années 1970, que, « cette première génération de lois de police a été succédée par une autre […] axée sur la protection d’intérêts catégoriels (salariés, consommateurs), et comportant souvent un rattachement […] moins territorial que personnel (par exemple, loi française protectrice des consommateurs revendiquant son application à tous les consommateurs ayant leur résidence habituelle en France) » 1367 . Si ce n’était donc pas leur finalité initiale, les lois de police constituent aujourd’hui un instrument essentiel de protection de la partie faible au sein d’un contrat 1368. A titre d’illustration contemporaine, le Règlement Rome I1369 prévoit des solutions protectrices de la partie faible au contrat, notamment par des limites du choix de la loi applicable. Ainsi, si le contrat de travail peut relever d’une loi choisie par les parties, celle-ci ne peut pas priver le 1362 Cf. en France : C.cass., 25 mai 1948, Lautour : l’ordre public international désigne l’ensemble des « principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue ». 1363 CADET (F.), L'ordre public en droit international de la famille : Etude comparée France-Espagne, op. cit. 1364 POCAR (F.), « La protection de la partie faible en droit international privé », op. cit., p.350. 1365 . Union Européenne, Règlement (CE) no593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), préc., art 9. 1366 Cf. par exemple : la réglementation des changes ou la protection de la concurrence ou des marchés. 1367 MUIR WATT (H.), Cours de Droit International Privé, Chapitre 2: Le droit applicable au contrat: contrats impliquant une partie faible, consultable en ligne (le 15 octobre 2015) : <http://nexusargentum.pagespersoorange.fr/Datatext/semester%202/diprive2/CoursDIPHMW4.doc.> 1368 « Historiquement, c’est d’ailleurs à travers de telles lois que le droit international privé a assuré la protection des salariés avant que n’émerge une règle spécifique de conflit largement inspirée des considérations à l’origine de la loi de police » : MAHMOUD (M.S.M.), « Loi d’autonomie et méthode de protection de la partie faible en droit international privé », op. cit., p.165. 1369 Union Européenne, Règlement (CE) n°593/2008 du Parlement Européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), préc. 312 travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui serait compétente à défaut de choix1370. 495. Les deux mécanismes d’éviction de la loi applicable que sont l’exception d’ordre public international et la loi de police constituent donc deux moyens incidents de protection de la personne vulnérable dans le cadre d’un contrat international. Au lieu d’annihiler le jeu de la règle de conflit, il est également possible de la modifier directement en la matérialisant. b. 496. Une matérialisation de la règle de conflit Le droit international privé connait un phénomène d’internationalisation de ses sources, dans un objectif de coordination des ordres juridiques 1371 . Ce mouvement peut contribuer à la protection de la personne vulnérable. D’abord les conventions internationales en droit international privé peuvent fixer des règles matérielles (ou substantielles) favorables à la personne vulnérable. Ce type de règles peut se définir comme « une règle de droit international privé qui fournit directement la solution matérielle aux seules situations internationales qu’elle définit »1372. Certains individus en situation de vulnérabilité bénéficient ainsi d’une protection matérielle par le droit international. Par exemple, la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale 1373 prévoit que « les adoptions […] ne peuvent avoir lieu que si les autorités compétentes de l'Etat d'origine ont constaté, après avoir dûment examiné les possibilités de placement de l'enfant dans son Etat d'origine, qu'une adoption internationale répond à l'intérêt supérieur de l'enfant »1374 et « se sont assurées, eu égard à l'âge et à la maturité de l'enfant, 1) que celui-ci a été entouré de conseils et dûment informé sur les conséquences de l'adoption et de son consentement à l'adoption […], 2) que les souhaits et avis de l'enfant ont été pris en considération »1375. Ainsi, 1370 Ibidem, art.8. Cf. en ce sens l’activité de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI), notamment : Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères adoptée le 10 juin 1958, entrée en vigueur le 7 juin 1959 ; Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises, adoptée le 11 avril 1980, entrée en vigueur le 1 er janvier 1988 ; Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international, 1985 (amendements adoptés en 2006). Cf. également : OPPETIT (B.), « Le développement des règles matérielles », Travaux du Comité français de droit international privé, Journée du cinquantenaire (1988), p.121 ; LOQUIN (E.), « Règles matérielles du commerce international et droit économique », Revue internationale de droit économique, 2010/I, t.XXIV, I, pp.81 – 101. 1372 NIBOYET (M.-L.), DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE (G.), Droit international privé, Paris, LGDJ, 3ème éd., Lextenso, 2011, p.227. 1373 Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale du 29 mai 1993 (préc.). 1374 Ibidem, art.4. b). 1375 Ibid., art.4. d). 1371 313 cette Convention pose des règles matérielles de protection de l’enfant vulnérable à des risques inhérents à l’adoption internationale. 497. Ensuite, au sein de ces conventions internationales, la neutralité répartitrice peut être mise en échec par le jeu du facteur de rattachement. Les règles de conflit alternatives, cumultatives ou en cascade constituent ainsi des règles à coloration matérielle dans la mesure où l’option qu’elles impliquent permet l’obtention d’un résultat donné. La pluralité de facteurs de rattachement ou la faculté de choix d’un facteur de rattachement permettent ainsi de favoriser la protection de la personne vulnérable. En effet, « le choix d’un facteur de rattachement, même lorsqu’il est unique, sous-tend toujours des considérations de faveur ou de défaveur d’une institution donnée »1376. Ainsi, le postulat fondamental de la neutralité de la règle de conflit peut être mis en echec afin de protéger la personne. De même, les règles de conflit à rattachements multiples, alternatifs ou subsidiaires s’articulent de façon à tendre vers une finalité matérielle recherchée. Par exemple, l’article 311-18 du code civil français, issu de la Convention du 2 octobre 1973 sur la loi applicable aux obligations alimentaires, énonce : « l’action à fins de subsides est régie, au choix de l’enfant, soit par la loi de sa résidence habituelle, soit par la loi de résidence habituelle du débiteur »1377 . Cette disposition remet doublement en cause la neutralité répartitrice de la loi de conflit : en ce qu’elle énonce une pluralité de facteurs de rattachement ; mais aussi en ce qu’elle permet à l’enfant de choisir la loi applicable qui lui est la plus favorable. On retrouve cette hypothèse en matière délictuelle dans le Règlement Rome II, qui introduit la possibilité de choisir la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable1378. Or, « la possibilité nouvelle d’un tel choix est d’autant plus frappante que, par hypothèse, il y a en l’occurrence une victime d’un dommage et que l’on peut voir dans cette victime une personne particulièrement vulnérable »1379. Ces hypothèses de choix du facteur de rattachement illustrent le mouvement de libéralisation du droit international privé européen1380. C’est ainsi que sont protégées les 1376 CADET (F.), L'ordre public en droit international de la famille : Etude comparée France-Espagne, op. cit., p.157. 1377 Code civil français, art.311-18. 1378 Union Européenne, Règlement (CE) n°864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, art.14 (la règle de principe, énoncée à l’article 4, étant l’application de la loi du pays de survenance du dommage). 1379 LABORDE (J.-P.), « Nouveaux droits, nouvelles libertés, nouvelles vulnérabilités ? Quelques exemples notamment en droit international privé », in PAILLET (E.), RICHARD (P.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, op.cit., p.211. L’auteur remarque cependant « qu’en exigeant que l’accord soit postérieur à la survenance du fait générateur du dommage, ou sinon, que les parties exercent chacune une activité commerciale et qu’elles aient librement négocié leur accord, l’article 14 du Règlement réduit beaucoup le risque de vulnérabilité ». 1380 Cf. en ce sens : BORRAS (A.), « Le droit international privé communautaire : réalités, problèmes et perspectives d’avenir », RCADI, t.317, 2005. Ce mouvement peut d’ailleurs entrainer des situations de 314 personnes vulnérables dans le cadre de la conclusion d’un contrat international, telles que le consommateur1381, le travailleur1382 ou l’assuré1383, qualifiés de partie faible au contrat1384. Ainsi, « la protection du faible, et plus en général la protection de la personne humaine, serait donc […] un objectif du droit international privé »1385 . La protection de la personne vulnérable prend une forme bien différente en droit international humanitaire. 2. En droit international humanitaire : une protection opérationnelle tournée vers la prévention 498. Le droit international humanitaire distingue la notion de protection au sens strict, qui « consiste dans le soutien donné aux personnes dans le domaine juridique de la défense de leurs droits, dans le dialogue avec les autorités locales pour améliorer leur situation, dans la coordination des organismes intergouvernementaux et non gouvernementaux »1386, de celle d’assistance, qui désigne l’aide matérielle nécessaire à la satisfaction des besoins essentiels des personnes, regroupant la fourniture d’aliments, de vêtements, de logement, de soins médicaux. Une protection effective des personnes vulnérables implique la conciliation de ces deux notions1387. Par exemple, pour leur action en Bosnie, le Comité international de la Croix Rouge et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés furent accusés de fournir vulnérabilité par ricochet (cf. en ce sens : CJCE, 16 juillet 2009, Laszlo Hadadi contre Csilla Marta Mesko, épouse Hadadi, affaire C-168/08, où la Cour interprète l’article 3 du Règlement (CE) n°2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale comme laissant le choix au requérant plurinational de la loi nationale applicable, avec pour conséquence en l’espèce de rattacher le divorce à la compétence de la loi hongroise, défavorable à l’épouse du requérant). 1381 Cf. en ce sens : Union Européenne, Règlement (CE) no44/2001 du Conseil concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, 22 décembre 2000, JO CE du 16 janvier 2001, pp.1 – 23., art.16.1 : « L'action intentée par un consommateur contre l'autre partie au contrat peut être portée soit devant les tribunaux de l'Etat membre sur le territoire duquel est domiciliée cette partie, soit devant le tribunal du lieu où le consommateur est domicilié ». 1382 Ibidem, art.19: « Un employeur ayant son domicile sur le territoire d'un Etat membre peut être attrait: 1) devant les tribunaux de l'Etat membre où il a son domicile, ou 2) dans un autre Etat membre: a) devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant le tribunal du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail, ou b) lorsque le travailleur n'accomplit pas ou n'a pas accompli habituellement son travail dans un m me pays, devant le tribunal du lieu o se trouve ou se trouvait l'établissement qui a embauché le travailleur. 1383 Ibid., art.9.1 : « L'assureur domicilié sur le territoire d'un Etat membre peut être attrait: a) devant les tribunaux de l'Etat membre où il a son domicile, ou b) dans un autre Etat membre, en cas d'actions intentées par le preneur d'assurance, l'assuré ou un bénéficiaire, devant le tribunal du lieu où le demandeur a son domicile, ou s'il s'agit d'un coassureur, devant le tribunal d'un Etat membre saisi de l'action formée contre l'apériteur de la coassurance » 1384 Cf. supra, §§504 – 511. 1385 POCAR (F.), « La protection de la partie faible en droit international privé », op.cit, p.349. 1386 CASANOVAS (O.), « Réfugiés et personnes déplacées dans les conflits armés », RCADI, t.306 (2003), p.37. 1387 ROBERTS (A.), Humanitarian Action in War, Oxford, Oxford University Press, Adelphi Paper n°305, 1996. 315 une assistance en nourriture à des condamnés à mort1388, la protection de ces personnes ne pouvant être assurée. Reconnaissant le caractère discutable de ce type d’action, une réorientation s’est opérée. Ainsi, le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés déclare : « l’action humanitaire ne consiste pas seulement à fournir des secours mais avant tout à garantir les droits fondamentaux de l’homme, ainsi que la sécurité et la protection élémentaires »1389. Il est aujourd’hui communément admis en droit international humanitaire que la notion de protection « comprend toutes les activités qui tendent au plein respect des droits des individus, conformément à la lettre et à l’esprit des branches normatives pertinentes (droits de l’homme, droit humanitaire, droit des réfugiés) »1390. Cette conception positive de la protection contient, au-delà des droits fondamentaux (droit à la vie, à l’intégrité physique et morale), des droits tels que l’accès aux documents d’identité, le respect de la propriété1391. 499. Si le champ matériel de l’action humanitaire s’élargit, son champ temporel également : cette nouvelle conception de la protection englobe tant la prévention que la cessation et la réparation des violations. En effet, les approches opérationnelles de protection sont agencées par les acteurs de terrain, dont l’expertise permet d’appréhender les enjeux concrets pour les personnes vulnérables. Or, ces acteurs agissent souvent dans des contextes d’urgence, spécifiques au droit international humanitaire. L’urgence est liée à la notion d’alerte précoce1392 : il s’agit ainsi de prévoir autant que possible la survenance de risques pour réagir et protéger les personnes qui y sont vulnérables dans les meilleures conditions. Cette conception renvoie au principe de la responsabilité de protéger, qui implique en effet trois obligations – prévenir, réagir, reconstruire1393. La prévention constitue ainsi le principal volet, les deux autres n’entrant en jeu qu’en cas de défaillance, par l’avènement des catastrophes. 1388 BARUTCISKI (M.), “The Reinforcement of Non-Admission Policies and the Subversion of UNHCR: Displ