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La mort dans la Rome antique
Jean-Louis VOISIN
« Étranger, ce que j’ai à dire est peu de choses, arrête-toi et lis.
Ici est le tombeau sans beauté d’une belle femme. Ses parents
lui donnèrent le nom de Claudia. Elle aima son mari en son
cœur, et lui donna deux fils. L’un est resté sur terre, l’autre est
déjà dessous. Sa conversation était charmante, sa démarche
gracieuse. Elle veilla sur sa maison et fila la laine. J’ai dit. Pars. »
Trouvée à Rome, dans le Trastevere, cette épitaphe versifiée1
datée des années 130-120 av. J.-C., l’une des plus anciennes
qui se rapporte à une femme vraisemblablement d’une grande
famille, rappelle la loi commune du genre humain, à la fois
banale et dramatique : il faut mourir. Néanmoins elle commence par interpeller les vivants, en l’occurrence le passant,
l’étranger. Une exception ? Non pas. C’est chose courante. En
Toscane, en Germanie supérieure ou aux abords de Sétif
en Algérie, dans tout le monde romain se retrouve, grâce à
l’inscription gravée sur le monument funéraire, ce dialogue
entre un mort nommé et un voyageur anonyme. Familiarité ?
Assurément. Elle repose sur le sentiment que pour tous, quel
que soit son rang social et juridique, l’heure fatale viendra.
Pourtant « le mort, si aimé, si admiré soit-il, est d’abord la
source de la pire des souillures » observe Georges Dumézil,
1. C.I.L., I2, 1211 = VI, 15346 (= ILS 8403) ; trad. adaptée de E. WOLFF ,
La poe´sie fune´raire e´pigraphique à Rome, Rennes, 2000, p. 126-127.
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qui ne différencie pas ici le vivant qui fut aimé du corps mort
non enterré. Si la notion de « souillure » est difficile à cerner et à
définir2, « la mort est en soi une souillure » constate Jacqueline
Champeaux3. Du coup, il faut s’en protéger, éviter son éventuelle propagation, purifier les personnes, les collectivités, les
lieux et les choses qui ont été en contact avec un mort et qui, de
ce simple fait, pourraient avoir été contaminés. La mort est-elle
cause de souillure ? Trouble-t-elle l’ordre apparemment
naturel de la vie ? Ou est-ce le cadavre, son évolution et son
image, qui entraı̂ne la souillure ? Ou les deux ? En même
temps, la souillure est le mode d’expression de l’exclusion
temporaire de la famille frappée par la mort.
Ce sont ces paradoxes que nous voudrions expliquer ou du
moins présenter en observant tour à tour les derniers moments
d’un vivant, les rites qui précèdent les obsèques, les funérailles
elles-mêmes, la tombe et ce qui l’entoure, les relations entre
morts et vivants, enfin l’appréhension de la mort, les dieux de
l’outre-tombe et l’au-delà. Auparavant, un quadruple rappel
est indispensable.
D’abord l’histoire de la Rome antique et de son empire s’étend
au moins sur près de treize siècles, du milieu du VIII e siècle
av. J.-C. au dernier quart du Ve siècle ap. J.-C. Un laps de
temps immense sur lequel nos sources documentaires très
inégalement réparties en qualité et en quantité ne permettent
pas d’écrire une histoire continue de la mort. Pour les périodes
les plus anciennes, en dehors des légendes et des mythes
2. Sur cette notion complexe, N. Laubry que je remercie, m’a invité à lire
l’ouvrage de Mary D OUGLAS , De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de
tabou, Paris, 1971. Lecture faite, il semble évident qu’il y aurait beaucoup à
retenir de ces pages afin de mieux définir et de mieux comprendre cette notion à
Rome. Il y a là matière à une recherche complémentaire.
3. DUMÉZIL , 1974, p. 369. Dumézil parlait de la religion romaine archaı̈que,
mais si des évolutions sont perceptibles, elles ne touchent pas ce statut du mort ;
J. C HAMPEAUX , La religion romaine, Paris, p. 1998, p. 33.
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toujours délicats à utiliser, en dehors de l’historiographie
antique toujours difficile à interpréter, les sources sont essentiellement archéologiques4 avec leurs propres spécificités et
leurs problématiques particulières. Tout au long de ces
treize siècles, des évolutions se constatent plus qu’elles ne
s’expliquent à la suite de modes, d’apparitions de courants
religieux nouveaux, de raisons pratiques tels le manque de
place et la cherté du terrain, notamment dans les zones
urbaines, qui conduisirent à prolonger des nécropoles de surface par des parties souterraines, les hypogées et les fameuses
« catacombes », lorsque la nature du sous-sol le permettait5.
En outre, Rome ne se limite pas à la ville aux sept collines,
ni même au Latium. Son empire s’étend à l’Italie et aux différentes provinces qui, avec des nuances, maintiennent leur identité culturelle. En 212 ap. J.-C., tous les hommes libres de
l’empire reçoivent la citoyenneté romaine. Ils appartiennent
donc à la religion romaine et doivent en suivre les rituels. Ce
qui ne les empêche pas de conserver leur propre religion, en
particulier dans les croyances vis-à-vis des morts. Entre ces
religions, une porosité existe. La plupart d’entre elles ne sont
pas exclusives des autres et elles comportent, en plus de la
religion impériale et de la religion civique, plusieurs niveaux
de pratiques (religion familiale, de voisinage, professionnelle)
4. Pour Rome et son histoire, l’un des monuments les plus intéressants est sans
doute « l’hérôon d’Énée » à Lavinium, au sud-ouest de la Ville, découvert en
1974. Il s’agit d’un tumulus funéraire du début du VII e siècle, peu à peu
aménagé et transformé en sanctuaire et que les Anciens considéraient
comme la tombe d’Énée, le héros troyen légendaire, ancêtre de Rémus et de
Romulus.
5. Une thèse nouvelle, moins fonctionnaliste, qui expliquerait en partie le
développement de ces types de monuments par des mutations sociales, des
formes d’intégration collective et de commémoration de groupes a été développée par J. BODEL , « From Columbaria to Catacombs : Collective Burial in
Pagan and Christian Rome », dans L. BRINK et D. G REEN (éd.), Commemorating the Dead. Texts and Artifacts in Context. Studies of Roman, Jewish and
Christians Burials, Berlin, New York, 2008, p. 177-242.
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qui facilitent des échanges. Devant une telle variété, comment
englober sous un même habillage romain les conduites, les
pensées et les sentiments des habitants de chaque province,
de chaque cité à l’égard de la mort et des morts ? Entre un fellah
égyptien et un soldat auxiliaire gaulois, entre un marchand de
Syrie et un paysan des Aurès, les attitudes devant les morts, les
rituels observés, le déroulement des funérailles fournissent
autant de différences que de similitudes. De cette extraordinaire
diversité, le pouvoir romain avait conscience. Vers 111, à la suite
d’une demande de ses administrés qui souhaitent déplacer des
tombes familiales en mauvais état, Pline le Jeune, gouverneur de
la province du Pont-Bithynie (le nord-ouest de l’Asie Mineure)
interroge l’empereur en tant que pontifex maximus (« chef de la
religion romaine ») puisqu’il s’agit d’une portion de « sol religieux », c’est-à-dire un lieu d’abord marqué par la mort, ici un
lieu de sépultures. Il veut savoir, dit-il, s’il doit se conformer à
l’usage romain. La réponse légèrement ironique de Trajan est
sans ambiguı̈té : inutile de se référer aux lois de Rome, il
convient d’appliquer le principe de délégation d’autorité et de
suivre ce que faisaient les anciens gouverneurs, autrement dit,
de suivre les coutumes locales (Pline, Lettres, 10, 68-69) où le
grand pontife n’a pas, en théorie, à intervenir.
Aussi, pour ne pas diluer à l’infini ce propos et pour lui garder
une certaine cohérence, un double parti, chronologique et
spatial, est ici adopté. Chronologique : les exemples s’étendent
pour l’essentiel du II e siècle av. J.-C. à la fin du IIe siècle
ap. J.-C.6. Privilégier cette période de quatre siècles se justifie
dans la mesure où, malgré des transformations politiques et
6. L’un des sites les plus remarquables est l’ensemble comprenant les nécropoles d’Ostie et celle d’Isola Sacra (au nord d’Ostie) dont l’utilisation s’étend
du II e siècle av. J.-C. au V e siècle ap. J.-C. (cf. les chapitres sur le monde des
morts dans J.-P. D ESCŒUDRES (dir.), Ostia, port et porte de la Rome antique,
Genève, 2001, p. 365-392 ; p. 440-452). Pour les raisons précisées plus haut,
j’écarte également le judaı̈sme et le christianisme antiques qui appartiennent
cependant au monde romain.
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sociales des plus importantes, les comportements envers les
morts et envers la mort, s’ils connaissent des évolutions, sont
relativement stables. Surtout, l’écho des siècles antérieurs y est
encore perceptible et s’ébauchent déjà des attitudes nouvelles
qui s’épanouiront dans des temps ultérieurs. Deux interférences qui expliqueront quelques incursions en amont et en
aval de la période ainsi définie. Choix spatial ensuite : se focaliser sur Rome et ses environs, sur Pompéi7 dont la richesse
documentaire est exceptionnelle et sur l’Italie. Ce qui n’empêchera pas, là encore, de quitter ces territoires pour quelques
expéditions rurales ou provinciales.
En troisième lieu, comme dans presque toutes les civilisations
et toutes les cultures, le mort et la mort touchent au monde du
sacré et de la religion. Je rappelle que la religion romaine8 n’est
pas un décalque de la religion grecque, qu’elle est polythéiste,
que ses dieux sont individualisés, qu’ils sont hiérarchisés et
organisés et que chacun a une fonction particulière, qu’il existe
une distinction et un entrelacement entre la religion privée au
sein de la famille et la religion publique et communautaire de la
cité, l’une ne pouvant exister sans l’autre, qu’elle repose sur un
ensemble de rites et non sur un acte de foi ou sur un dogme9,
qu’elle ne comporte ni initiation ni enseignement et que depuis
le premier moment où l’historien la perçoit jusqu’à sa lente
disparition, elle ne cesse d’évoluer par un apport de divinités
nouvelles, dieux étrangers ou abstractions divinisées. Il est
7. En dernier lieu, voir William VAN ANDRINGA, Quotidien des dieux et des hommes.
La vie religieuse dans les cite´s du Ve´suve à l’e´poque romaine, Rome, 2009, p. 341-354.
8. Tous les ouvrages généraux sur la religion romaine comportent des pages
sur les funérailles et sur les morts, aussi est-il inutile de les citer dans le cadre de
cet article.
9. Se convertir à la religion romaine est donc dépourvu de sens. On honore les
dieux de Rome lorsque l’on est citoyen romain, ce qui n’empêche pas un
étranger qui reçoit la citoyenneté romaine de conserver ses propres dieux, ni
un citoyen romain de choisir un dieu particulier (à l’exception du dieu des Juifs
et de celui des Chrétiens) sans pour autant abandonner les dieux de Rome.
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donc difficile de l’envisager au singulier tant elle est diverse,
tant les Romains l’enrichissent à titre personnel d’éléments
venus d’autres religions et tant les sources sont lacunaires
quant à la perception qu’en a la majorité des individus,
c’est-à-dire ceux qui n’ont laissé aucune trace matérielle ou
écrite. L’essentiel est de conserver la pax deorum. Cette paix
entre les dieux et les hommes permet aux seconds de gagner
l’approbation et le soutien des premiers dans les actions qu’ils
engagent. Ce lien est garanti par la pietas des hommes, c’està-dire l’accomplissement scrupuleux des rites10, « la justice à
l’égard des dieux », écrit Cicéron (De la nature des dieux, 1, 43,
116). Dans le domaine funéraire11, et c’est une nouveauté,
l’archéologie vient désormais au secours de l’analyse de textes
pour mieux comprendre ces rites, pour aider à en reconstituer
les séquences même s’il est parfois difficile de les saisir et de les
reconstruire car ils ne sont pas que « répétition scrupuleuse
d’une séquence de gestes ». Le réalisme des Romains les restaure, voire les réinvente et les adapte. Ces rites sont à la fois
conservateurs et ouverts, contraignants et souples. Ainsi quand
l’empereur Auguste qui venait d’être élu grand pontife voulut
accompagner le cortège funèbre de son gendre et ami Agrippa
et prononcer son éloge, un problème rituel se posa. Il lui était
en effet interdit de voir un cadavre. Alors, un voile fut interposé
entre la dépouille et Auguste, ce qui lui permit de respecter la
lettre de la loi et de relativiser l’impact de la souillure, laquelle
serait négociable plus qu’absolue. Quant aux prêtres qui jamais
ne constituèrent une caste, ce sont des magistrats, des séna10. Sur ce point voir J. S CHEID, « Les sens des rites. L’exemple romain », dans
J. S CHEID (éd.), Rites et croyances dans les religions du monde romain, Entretiens
sur l’Antiquité classique, t. 53, Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, 2006,
p. 39-71, cit. p. 51, et J. S CHEID, dans A.I.O.N. 1984, p. 117-139.
11. Voir L. DESCHAMPS , « Rites funéraires de la Rome républicaine », dans
HINARD 1995, p. 171-180, sur les rites funéraires connus par les fragments de
Varron et J. S CHEID 2005, p. 161-188, sur la difficulté à reconstruire les rites
alimentaires liés au culte funéraire.
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teurs, des citoyens détenteurs d’autorité, à quelques exceptions près (Flamine de Jupiter, Rex Sacrorum, Vestales). La
vocation n’a pour eux aucun sens ; le prêtre est élu ou coopté.
Quant aux sentiments manifestés envers les morts et envers la
mort, ils affleurent parfois dans les inscriptions funéraires et
dans le décor de la tombe malgré des formules convenues ; ils
s’expriment plus explicitement dans les écrits d’écrivains12 et
de poètes sans que l’on sache vraiment s’ils sont représentatifs
d’une large partie de la population ou s’ils appartiennent aux
signes distinctifs et aux préoccupations d’un groupe social
marginal que l’on pourrait qualifier de la dénomination
moderne d’intellectuels.
Enfin, si la mort ne met fin à la vie que d’un seul ou d’un
groupe d’individus, ses conséquences et ses répercussions
dépassent toujours le fait individuel. Elles touchent la famille,
la gens, et y provoquent parfois des changements radicaux.
Elles concernent aussi la cité qui compte un citoyen de
moins, mais un mort de plus à intégrer dans son espace.
Lorsque les funérailles ne se déroulent pas selon les règles et
selon les rites, le mort constitue un danger pour tous, famille et
cité. De plus, par l’intermédiaire des nécropoles, des fêtes et du
calendrier, la cité structure l’espace et le temps attribués aux
morts. À Rome, la dimension civique et communautaire ne
doit jamais être oubliée. Elle ordonne et organise, tout autant
que l’événement individuel que constitue une mort, le programme des funérailles. Dans le cadre de cet article, il est
difficile de s’arrêter sur les morts consécutives à des combats,
à des décisions de justice, à des aspects religieux particuliers.
Toutes sont révélatrices d’une manière de penser et d’agir,
mais, en dehors de la mort en guerroyant, elles sont exception12. Deux exemples : sur Ovide, X. DARCOS, Ovide et la mort, Paris, 2009 ; sur
Pline le Jeune, M. D UCOS , « La vie et la mort dans la correspondance de Pline le
Jeune », dans Ass. Guillaume Budé, La vie et la mort dans l’Antiquite´, Dijon,
1992, p. 93-108.
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nelles, que ce soient la deuotio du général, la peine qui frappe les
vestales coupables « d’inceste », ou la mort volontaire qui n’est
jamais condamnée avant le début du deuxième siècle de notre
ère, à l’exception de celle des pendus, et qui, proposée en
exemple, peut assurer une promotion sociale post mortem.
Les derniers moments
Lorsqu’il séjourna à Athènes vers 147/148 pour parfaire son
éducation et sa culture, Aulu Gelle, un jeune Romain aisé,
suivait les cours d’un philosophe du nom de Lukios Kalbenos
Tauros. Ce dernier invitait chez lui ses étudiants à dı̂ner. À la
fin du repas, on discutait (Aulu-Gelle, Nuits Attiques, 7, 12) de
questions « fines et menues, propres à stimuler les esprits
échauffés par le vin ». Telles celles-ci : « À quel moment le
mourant meurt-il ? Est-ce quand il a rendu le dernier soupir
ou lorsqu’il vit encore ? ». Des questions que les plus graves des
philosophes ont abordées, répond Taurus. Il précise : « Les uns
ont pensé que le mot mourir s’appliquait à un moment où l’être
vivant possède encore le souffle vital ; d’autres, qu’il n’a sa
valeur que quand toute trace de vie a disparu ; d’après eux
l’être dont on dit : il meurt, appartient déjà tout entier à la
mort. »
Déterminer le moment où l’on passe de la vie à la mort estce seulement prétexte à une discussion philosophique sur
l’essence de l’instantané et sur la dissolution de cet attelage
que forment le corps et l’âme ? Mis à part les juristes qui
n’interviennent que lorsque la mort est établie13, que le testament est ouvert et qui ne définissent pas la mort, distinguer les
derniers moments, les analyser, les prévoir, préoccupent les
13. Une exception cependant lorsqu’une femme meurt en couches, son enfant
qui n’a pas vu encore le jour est-il considéré comme vivant ? Oui, pensent les
juristes romains. Voir M. DUCOS, dans HINARD , 1987, p. 145-157.
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Romains. Ne serait-ce que pour ne pas être enterré ou porté sur
le bûcher funéraire vivant – plusieurs cas sont attestés14. Ou
pour distinguer, ce qui est essentiel sur le plan religieux, un
corps d’un cadavre. Ou encore comme cela se faisait dans des
temps plus anciens, pour déposer devant la porte de sa maison,
à même le sol, le moribond. Ce dernier geste, Servius, un
commentateur de Virgile du IVe siècle ap. J.-C., l’explique
rationnellement : il fallait rendre son souffle à la terre-mère
ou être soigné par un passant. Cela traduit un fait : le désespéré
est déjà considéré comme un être mis hors de l’espace normal
des vivants15. S’exprime aussi dans l’explication rationaliste
des Anciens un souci constant, ne pas souffrir, bénéficier d’une
mort douce.
Selon les médecins de l’école hippocratique, à côté de la mort
violente ou accidentelle16, il existe une « mort naturelle ».
D’après Galien (vers 129 ap. J.-C. – vers 200), elle serait
« l’extinction de la chaleur innée et l’épuisement de l’humidité
radicale, dus à des processus qui sont l’essence même de
l’activité vitale17 ». Cette « chaleur innée » trouve sa source
dans le cœur. Sur le plan médical, la mort apparaı̂t donc
comme la destruction de la chaleur naturelle lorsque le cœur
ne l’alimente plus. Si la détermination a posteriori du moment
exact du décès n’intéresse guère les médecins de l’Antiquité, il
n’en est pas de même pour repérer les signes précurseurs de la
mort. Celse les a rassemblés au I er siècle ap. J.-C. : aspect du
visage, position du malade dans son lit, manière de dormir,
extrémités froides, caractères des douleurs, aspect des matières
14. Ainsi Acilius Auiola, L. Aelius Lamia, C. Aelius Tubero (Val. Max., 1, 8,
12 ; Pline, Nat., 7, 173).
15. Voir J. S CHEID , dans A.I.O.N. 1984, p. 120.
16. Sur les morts accidentelles et violentes connues par les inscriptions, voir
A. GUNNELLA , « Morti improvvise e violente nelle iscrizioni latine », dans
HINARD 1995, p. 9-22.
17. M. D. GRMEK , dans HINARD, 1987, p. 131-135.
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expulsées du corps, prise du pouls. La personne meurt : on
reconnaı̂t aussitôt la mort par l’immobilité, l’arrêt de la respiration (on meurt en expirant, croit-on), la cessation des battements cardiaques, le regard fixe, le refroidissement du corps et
le relâchement des muscles, puis par la rigidité cadavérique.
Pour l’ensemble des médecins et pour l’opinion commune, le
passage de la vie à la mort s’effectue sans zone intermédiaire.
Il y avait en Grèce quelques exceptions tel Démocrite (vers 460
av. J.-C. – vers 356) qui imaginait des étapes transitoires ou tel
Asclépiade de Bithynie qui vint à Rome dans la première
moitié du Ier siècle av. J.-C. et qui aurait rendu la vie à quelqu’un qui était tenu pour mort. En fait, il s’agirait d’une erreur
de diagnostic. Elle serait due vraisemblablement à des confusions entre état comateux et mort et à l’importance qui était
attachée aux signes apparents de la mort sur un corps.
Ces derniers moments sont pour les Romains des moments
capitaux. Ceux qui savent qu’ils vont mourir se voilent la
tête, comme s’ils acceptaient de ne plus voir la lumière du
jour, ou se recoiffent, arrangent leur mise. Ce fut le dernier
geste de César, ce furent les dernières volontés d’Auguste. Ces
minutes ultimes, les Romains les observent, les retiennent, les
ordonnent en recueils qui circulent et rassemblent les derniers
mots, le plus souvent inventés. Les textes des historiens latins
en sont truffés. Au légendaire familial s’ajoutait celui des héros
nationaux dont les enfants apprenaient la mort lorsqu’elle est
un exemple de uirtus à imiter. Cela agaçait Sénèque qui écrivait à Lucilius (Epist., 3, 24, 6) : « Ces histoires-là sont des
rengaines rabâchées dans toutes les écoles. Quand on en sera
au point suivant : le mépris de la mort, tu me conteras l’histoire
de Caton. »
Naturellement plus le personnage qui meurt est illustre, plus
l’attention est grande et plus les détails sont croustilleux. Ainsi
Suétone rapporte les derniers mots de César, d’Auguste, de
Néron, de Galba, de Vespasien. Avec un luxe de détails, il
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raconte l’agonie de César, celle de Caligula, les différentes
versions de la mort de Tibère ou de celle de Claude, la mort
volontaire de l’empereur Othon. Il oppose la mort sereine
d’Auguste et de Vespasien, les « bons » empereurs aux morts
atroces de Tibère, de Caligula, de Claude, de Néron, les
« mauvais » souverains. Mais il n’est pas le seul. On trouvera
des récits équivalents chez Tacite, chez Plutarque. Cette attention aux derniers instants se prolongera dans l’Antiquité tardive, chez les auteurs paı̈ens avec les derniers mots, différents
selon les sources, de l’empereur Julien et avec les fins de vie que
rapporte ou invente l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste.
Une tradition que poursuivent les auteurs chrétiens, ainsi
Lactance avec son De la mort des perse´cuteurs où les empereurs
persécuteurs connaissent une fin misérable, ainsi les innombrables actes et passions des martyrs. Pourquoi cet intérêt pour
les ultima uerba18 ? Parce que pour Suétone19, mais cela est
valable pratiquement pour tous les auteurs antiques, « la mort
est comme le reflet de la vie, ou du moins comme sa sanction,
belles morts pour les belles vies, laides morts pour les laides
vies ». Les derniers mots et les derniers moments résument
celui qui meurt, peuvent racheter une vie mal conduite et la
sauver de l’opprobre, ou au contraire l’y enfermer. Ils forgent
donc l’image que le mort laissera aux générations futures, une
image qui importe au plus haut point pour le Romain.
18. On remarquera que d’un point de vue strictement littéraire les quatre
Évangiles rapportent les dernières paroles du Christ et s’inscrivent dans la
tradition de la biographie antique. De même, les dernières paroles d’un saint
sont un motif obligé de l’hagiographie.
19. Sur tout cela, voir par exemple, J. G ASCOU , Sue´tone historien, Rome, 1984
auquel, p. 385, on ajoutera R. F. MARTIN, Les douze ce´sars. Du mythe à la re´alite´,
Paris, 1991 (p. 349-385). Prolongeant ce discours antique, et romançant assez
peu, un ancien haut fonctionnaire de l’Union Européenne, François Fontaine a
écrit une sorte d’essai, assez réussi, Vingt Ce´sars et trois Parques, Paris, 1994, qui
illustre la sentence de Montaigne, au fond très romaine, « Où que votre vie
s’arrête, elle y est toute ».
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Savoir que quelqu’un est réellement mort évite des complications, savoir que l’on va mourir est encore mieux, en particulier
pour les dirigeants qui peuvent préparer en secret leur succession. L’astrologie et les présages de mort, les omina mortis20, ces
signes que les dieux envoient aux hommes qui peuvent les
percevoir et les comprendre s’ils sont attentifs ou qui peuvent
les ignorer par inattention ou par légèreté d’esprit, sont nombreux chez tous les auteurs, de Cicéron à l’anonyme de l’Histoire Auguste, en passant par Suétone qui croit en leur valeur.
Ainsi Septime Sévère avait fait peindre sur les plafonds des
salles où il rendait la justice son horoscope qui lui permettait de
prévoir le moment de sa mort que quatre présages, au moins,
lui annoncèrent21.
Dans ces conditions, la mort, toute mort, est spectacle. En ce
sens, Donald G. Kyle, un universitaire américain, a écrit un
essai solide et brillant intitulé Spectacles of Death in ancient
Rome22. Certes, il est consacré pour l’essentiel à des éléments
singuliers, publics et constitutifs de la vie romaine, tels les
exécutions publiques et les munera dont les combats de
gladiateurs23 sont l’aspect le plus célèbre. Ces derniers qui
procèdent à l’origine d’un rituel funéraire osco-lucanien
apparaissent à Rome en 264 av. J.-C. Jusqu’à la fin de la
République, ils sont donnés en l’honneur d’un mort avant
20. À l’origine, il s’agit de mots qui portent en eux l’avenir. Mais dès l’époque
classique, le champ défini par l’omen (le signe, le présage) s’est élargi et englobe
toute une série de phénomènes riches d’enseignements sur le futur.
21. Sur ce point, voir E. S MADJA , « Divination et idéologie impériale en Afrique
romaine », dans E. SMADJA , E. G ENY , Pouvoir, divination, pre´destination dans le
monde antique, Luxeuil, 1999, p. 299-316.
22. D. G. KYLE , Spectacles of Death in ancient Rome, Londres ; New York, 1998.
Voir également dans un esprit similaire mais avec les incidences politiques,
P. PLASS, The Game of Death in Ancient Rome. Arena Sport and Political Suicide,
Madison, Wisconsin, 1995.
23. Sur les rapports théâtralisés des gladiateurs et de la mort, sur les formes et le
sens de cette mort, voir les études de G. V ILLE, La gladiature en Occident, Rome,
1981 ; E. TEYSSIER , La mort en face. Le dossier gladiateurs, Arles, 2009.
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de devenir un spectacle où Cicéron (Tusculanes, 2, 17, 41) qui
en critique la cruauté, y trouve cependant une « leçon d’énergie
devant la douleur et la mort ». Derrière ces exhibitions exacerbées et théâtrales de la mort où se mêlent institutionnalisation
légale de la violence, anciens rituels de purification et même,
peut-être de vagues souvenirs de sacrifices humains exécutés
sur les tombeaux24, et aussi, sans que l’on sache l’évaluer, une
dose de sadisme et de voyeurisme, se dessine cette certitude :
mourir s’apparente à un spectacle. Et plus le public est nombreux ou choisi, mieux le mourant se tient. Si l’on ne vit jamais
seul, sauf exception, dans l’Antiquité romaine, on meurt également rarement seul. Lorsque c’est le cas, la mort est le plus
souvent considérée comme la sanction d’une vie fautive et
déshonorante. Vie et mort se déroulent sous le regard des
autres, celui de ses proches et de sa familia, celui de sa lignée
(sa gens), de ses clients, ou celui de ses voisins et plus généralement celui de ses concitoyens.
À quel âge mourrait-on et dans quelle proportion ? Pour certaines parties de la population des registres de décès ont dû
exister avec des archives probablement déposées au sanctuaire
« d’Aphrodite appelée Libitine »25 sur l’Esquilin près duquel se
trouvaient à Rome les entreprises de pompes funèbres avec
leurs matériels. Ils étaient nécessaires pour le bon fonctionnement de services administratifs comme celui qui taxait les
citoyens romains et eux seuls, le service du vingtième sur les
héritages, un impôt qui pèse sur les successions et les legs en
ligne indirecte, et qui finance la retraite des légionnaires. Or cet
impôt ne peut être appliqué sans que soient enregistrés les
décès au sein de la population citoyenne.
24. Selon une note de Jean BAYET, Tite Live, Hist. Rom., 1, 25.
25. Dion Hal., 4, 15, 5 ; Suet., Nero, 39, 1. Sur ces questions, C. V IRLOUVET,
« Existait-il des registres de décès à Rome au I er siècle ap. J.-C. ? », dans La Rome
impe´riale. De´mographie et logistique. Actes de la table ronde (Rome, 25 mars 1994),
Rome, 1997, p. 76-88 et HINARD , DUMONT, 2003, p. 46.
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La mort et ses au-delà
Les inscriptions funéraires qui indiquent souvent l’âge au
décès peuvent-elles procurer des renseignements ? On hésite
à généraliser. D’une part, il faut tenir compte de la surreprésentation des hommes, des milieux urbains, des classes sociales
« moyennes » ou privilégiées, des adultes, des vieillards26 et
a contrario de la paucité des renseignements concernant les
campagnes, les femmes, les petits enfants et les nouveau-nés,
les pauvres et les miséreux. D’autre part, les variations de
mortalité peuvent résulter de différences culturelles dans la
manière d’inscrire les enfants plutôt que les vieillards (ou
l’inverse) et il est toujours étrange de collationner des chiffres
qui s’échelonnent de cinq en cinq ans (75 ans, 80, 85, 90, etc.).
Aussi l’exploitation brute des inscriptions funéraires est-elle
très délicate. Au mieux, elles peuvent fournir quelques indications démographiques lorsqu’il s’agit d’un milieu fermé et à
peu près homogène, tels une légion, une famille célèbre, un
groupe social défini comme celui des sénateurs, ou une
dynastie. Les comparaisons faites avec des populations préindustrielles n’ont jamais été convaincantes.
Finalement les sources les plus fiables, malgré leurs défauts,
sont celles que donnent les recensements égyptiens ou la table
de mortalité d’Ulpien, un jurisconsulte de l’époque des
Sévères, qui, en négligeant la mortalité infantile, aboutit à
une espérance de vie moyenne de 30 ans. Toutes corrections
faites et selon les démographes actuels de l’Antiquité, il semble
que l’espérance de vie à la naissance serait de 21 à 22,5 ans avec
un taux de mortalité infantile très élevé et de 30 à 35 ans pour
qui dépasse la petite enfance. On estime que pour les sénateurs
du Haut Empire, un groupe social privilégié, la moitié des
effectifs d’une génération avait disparu à l’âge de 25 ans et
que seulement 10 % d’une classe d’âge dépassait la soixantaine. À Rome même, il existe une surmortalité par rapport aux
26. Voir, W. S UDER , « La mort des vieillards », dans Hinard 1995, p. 31-45 ;
M.-Th. FONTANILLE , Vieillir à Rome. Approche de´mographique, Bruxelles, 2004.
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La mort dans la Rome antique
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campagnes, en particulier au cours des mois d’été et au début
de l’automne, sans pour autant que la ville soit la « ville-tombeau » que l’on a parfois présentée, sauf en cas d’épidémie dont
les effets étaient aggravés par le surpeuplement de Rome. Ce
qui arriva de 165 au début des années 180 avec une épidémie
(peste ou plutôt variole ?) qui affecta le monde romain et qui
emporta au moins 10 % de la population globale de l’Empire,
peut-être 25 à 35 % dans certaines régions et dans la capitale.
Entre les provinces les disparités pouvaient être importantes :
si l’espérance de vie à la naissance est approximativement à
Rome même de 22,1 pour les hommes et de 19,7 pour les
femmes, elle serait en Égypte de 34,3 pour les hommes, de
29,1 pour les femmes, et en Afrique du Nord de 46,7 pour
les hommes et de 44,1 pour les femmes. Tous ces chiffres
demeurent incertains tant les paramètres sont nombreux et
tant notre documentation se restreint finalement à des cas
particuliers. Tous ces facteurs rendent extrêmement difficile,
pour ne pas dire impossible, l’établissement de statistiques
générales.
Décédé, le vivant devient cadavre27 et cause de souillure. La
dépouille mortelle contamine alors les proches, et au-delà
risque de contaminer toute la communauté. Il convient donc
d’éloigner et mieux de faire disparaı̂tre cet élément dangereux
pour tous. Tel est le sens des funérailles, funus, qui se déroulent
en plusieurs étapes, étalées sur une semaine ou même plus,
comme s’il s’agissait pour les vivants de se détacher progressivement de celui qui n’appartient plus au monde des vivants
et qui n’a pas encore rejoint celui des morts. Deux temps
scandent ces funérailles. L’un se déroule dans la maison du
mort, l’autre à l’extérieur : il constitue les obsèques au sens
strict du terme. Aucun représentant d’un culte public n’y
apparaı̂t ; les funérailles appartiennent au registre du culte
27. Sur ce nouveau statut du corps, voir les travaux d’A. ALLARA , 1994,
résumés dans HINARD, 1995.
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La mort et ses au-delà
domestique, familial et privé. Les décisions publiques qui les
touchent et que nous connaissons sont exceptionnelles et
concernent essentiellement avec l’époque du principat, l’empereur ou des membres de la famille impériale, ainsi les funérailles d’Auguste en 14 ap. J.-C. ou les dispositions, trouvées
tout récemment, que décrivent les mesures prises en l’honneur
de Germanicus, le neveu et le fils adoptif de l’empereur Tibère,
mort en 19 ap. J.-C.
Avant les obsèques
Le scénario qui suit est un modèle idéal, théorique28 qui ne
tient guère compte des évolutions. Il ne prend également pas
en compte la variété des particularismes, particularismes d’autant plus vifs que chaque famille est responsable de l’enterrement des siens et de leur culte funéraire, que chaque famille a
ses propres traditions. Ce schéma est reconstitué à partir de
sources littéraires plus ou moins complètes, plus allusives que
descriptives, de bas-reliefs29 qui racontent d’abord les funérailles des grandes familles, de l’archéologie funéraire et des
travaux de chercheurs dans un domaine qui ne cesse de se
développer et de s’enrichir à une allure des plus rapides.
28. Aucune source antique ne décrit dans toute sa durée et dans tous ses rituels
un exemple de funérailles. Pour une description traditionnelle plus précise, voir
E. C UQ, 1896, renouvelée par J. MAURIN, dans A.I.O.N., 1984. Les interprétations actuelles sont multiples, parfois contradictoires, interrogatives et
ouvrent des perspectives nouvelles. Même la chronologie et la disposition
de certaines séquences sont sujettes à controverses. Il s’agit ici d’une tentative
de synthèse qui est cohérente mais qui, cela va sans dire, peut être revue et
critiquée en fonction de la région, du milieu social, de l’époque, de nouveaux
travaux, etc.
29. Le plus éloquent est peut-être celui d’Amiternum (San Vittorino) du
I er siècle avant J.-C. conservé au musée de L’Aquila, qui représente sans
doute les funérailles d’un ancien militaire dont le bâton de centurion et le
casque sont reconnaissables. Voir également celui des Haterii (Musée du
Vatican) de la fin du I er siècle ap. J.-C.
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La mort dans la Rome antique
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Relief d’Amiternum qui décrit une procession funéraire
En général les témoignages qui ont survécu concernent la
dimension publique et ostentatoire des comportements
ritualisés de ceux qui forment le groupe dirigeant de Rome
ou qui constituent l’élite des différentes cités. Avant tout, des
hommes dont les sentiments individuels demeurent quasi
inconnus, et quelques femmes aussi, de grandes dames.
Sur les autres, les petits, les humbles nos renseignements
sont minces, mais pas inexistants grâce à quelques sources
littéraires et à des fouilles récentes qui ne se cantonnent plus
aux témoignages monumentaux. Il semble que leurs enterrements soient des variantes simples et modestes de ceux de
l’élite sociale. Si l’on en croit la loi de Pouzzoles qui date du
principat d’Auguste et qui serait représentative des législations italiennes de cette époque, il est probable que les
cadavres des pauvres étaient emportés rapidement et ceux
des plus modestes d’entre eux vers la fosse commune. S’en
chargeaient des croque-morts (les vespillones) dont le nom,
d’après les étymologies parfois fantaisistes qu’en donnaient
les Latins, aurait indiqué qu’ils travaillent le soir (vesper).
Mais certains cadavres traı̂naient, abandonnés, ou pas encore
évacués : peu avant de se tuer, alors que Néron tente de se
réfugier dans une demeure à quatre mille au nord de Rome,
son cheval est effarouché par un cadavre qui gı̂t sur la route.
Étaient-ils nombreux dans ce cas ? Impossible de le savoir.
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La mort et ses au-delà
Après le dernier baiser au défunt donné au moment du décès
par un proche lorsque cela est possible, on lui ferme les yeux,
on l’appelle à haute voix (conclamatio) à plusieurs reprises, on
descend le corps du lit, on le met à genoux, on le pose au
contact avec la terre. Puis le corps est lavé à l’eau chaude,
parfumé et habillé de la grande toge blanche (le signe distinctif
du citoyen romain). Si le mort est pauvre, une étoffe noire
l’enveloppe ; s’il a été magistrat, on le revêt des insignes honorifiques des fonctions qu’il a exercées ; s’il a reçu au cours de
son existence une couronne (signe de sa valeur militaire ou
d’une victoire à des jeux), elle est posée sur sa tête. Dans sa
bouche, suivant un usage emprunté à la Grèce et attesté par
l’archéologie dès le VIe siècle av. J.-C. dans le Latium avant
d’être documenté par la tradition littéraire, on glisse une pièce
de monnaie ou un morceau de pièce : c’est « l’obole à Charon »,
le prix du passage qu’exige le nautonier des Enfers. Sorti de la
chambre, le corps, les pieds tournés vers la porte d’entrée, est
exposé dans l’atrium de la maison (la partie publique) sur un lit
de parade entouré de fleurs devant lequel brûlent des parfums
et qu’encadrent des torches et des lampes. Les amis du mort
déposent des couronnes. Un esclave évente le cadavre. Tout
autour, des membres de la famille, des pleureuses, des joueuses
de flûte.
La présence des torches et de la lumière qu’elles donnent en
plein jour a suscité de la part des historiens modernes de
nombreuses interrogations d’autant plus importantes que
l’usage de lampes, de cierges ou de torches se retrouve dans
le déroulement des funérailles, dans des fêtes liées aux morts et
dans les tombes elles-mêmes. Outre l’annonce d’un décès dans
le cadre d’un funus, et en laissant les questions redoutables et
presque sans fin du symbolisme30 qui peuvent tout autant
30. Par exemple, voir à cet égard les écrits d’inspiration différente et de la même
année mais très évocateurs de H. M ENZEL , « Lampen im römischen Totenkult »,
Festchr. d. Ro¨m. german. Zentralmuseums in Mainz, 1952, BD 3, p. 131-138, qui
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La mort dans la Rome antique
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figurer par métonymie la « nuit symbolique » propre au monde
des morts que la divinisation astrale, l’explication régulièrement avancée pourrait être celle qui s’accorde avec les textes
antiques. Ces derniers expliquent cet usage par une démarche
étiologique. Torches, lampes ou cierges rappelleraient une
disposition archaı̈que, réelle ou imaginaire, selon laquelle les
funérailles étaient célébrées de nuit pour que les prêtres et les
magistrats ne courent pas le risque de rencontrer le cortège
funèbre. À époque historique, seuls les enfants et les très
pauvres étaient enterrés de nuit, sans cérémonial social. Au
demeurant, le cahier des charges qui fixait l’activité du service
public que doivent les entrepreneurs des pompes funèbres de
Pouzzoles s’arrête la nuit. De ce point de vue, l’édit de l’empereur Julien (en 363, CTh., 9, 17, 5) qui tente d’établir ou de
rétablir l’usage des enterrements de nuit pour éviter que la vue
des morts n’affecte les prêtres et les magistrats, manifeste une
attitude à la fois puritaine et réactionnaire.
Dès le décès, la maison du mort comme la famille d’un mort
devient funesta, ou funestata, « funèbre », c’est-à-dire une
famille à la fois en deuil et dont les membres sont contaminés
par la souillure provoquée par la mort d’un des leurs, sauf si
celui-ci est un enfant impubère dont la dépouille est emportée
de nuit. Pour le reste de la cité, cette famille constitue un
danger de contamination. Par exemple, un funestatus ne peut
sacrifier aux dieux et ni le flamen Dialis (le prêtre chargé de
attribue aux lumières funéraires divers caractères (éclairer après la mort, éloigner les mauvais esprits, assurer le repos au défunt, identification à l’âme, dont
elle éclaire aussi le voyage, symbole de lumière divine) et de P. BOYANCÉ,
« Funus Acerbum », dans REA, 54, 1952, p. 275-289, repris dans P. BOYANCÉ,
Études sur la religion romaine, Rome, 1972, p. 73-89, qui se penche sur les
différentes significations que revêt selon lui la torche du rite funéraire et qui
privilégie la valeur apotropaı̈que des lumières utilisées en premier lieu pour les
morts prématurés. Mosaı̈ques funéraires, en particulier en Afrique, sarcophages
représentent constamment des flambeaux. Cet usage sera tenace : les conciles
mérovingiens continuent d’interdire d’allumer des lumignons sur les tombes.
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La mort et ses au-delà
célébrer le culte de Jupiter, l’un des trois flamines majeurs et le
premier en dignité) ni son épouse ne peuvent toucher un
cadavre ou entrer dans un lieu où l’on brûle un mort, tant la
crainte d’être contaminé est grande. Une interdiction similaire
concerne les prêtres du culte impérial, ce que précise le règlement de Gaule Narbonnaise. En fait, le contact d’un mort par
un détenteur de fonctions religieuses était interdit, ce que
rappelle l’empereur Tibère à Germanicus lorsqu’il ensevelit
les ossements des légionnaires tués lors de la défaite qu’infligea
Arminius à Varus dans la forêt de Teutoburg (Tacite, Ann., 1,
62, 2). De plus, la flaminica, l’épouse du flamen Dialis, ne peut
porter des chaussures faites avec le cuir « d’un animal mort » de
mort naturelle alors qu’elle mettra celles qui ont été fabriquées
avec la peau d’un animal sacrifié. Dans le même ordre d’idée,
il était interdit rapporte Varron (L. L., 7, 84) que du cuir soit
introduit dans certains sanctuaires et naturellement que puisse
s’y trouver un cadavre.
Aussi la famille funesta doit-elle se signaler à la communauté
des vivants et s’en distinguer pour ne pas propager cette souillure. Les passants sont avertis qu’un mort se trouve dans cette
maison où l’on évite d’allumer un feu en voyant devant la
porte garnie de tentures noires des branches de sapin ou de
cyprès ou en entendant des sonneries funèbres de cors auxquels s’ajoutent les lamentations et les plaintes des femmes.
Pendant longtemps, devant la maison, une femme que l’on
nommait la praefica et que l’on louait pour l’occasion chantait
les louanges du mort. Se distinguer par des vêtements est
encore une préoccupation de l’entourage du mort qui ne
porte pas les vêtements habituels du citoyen et qui néglige
son apparence. Les hommes ne se rasent pas, portent une
toge sombre ou noirâtre (la toga pulla ou atra) qui est aussi
celle des petites gens et ne peuvent accomplir leur fonction
publique. Les femmes portent un vêtement qui est un signe
de deuil, le ricinium. Elles doivent abandonner les vêtements
jugés luxueux, modernes, élégants pour cette sorte de châle
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archaı̈que dans lequel elles s’enveloppent. Cherchent-elles à
ressembler à l’image de la mort ? On l’a avancé. Toujours estil que les morts sont emportés normalement au lieu d’inhumation dans des vêtements blancs et ceux qui les déplorent
portent des vêtements noirs. Seuls les indigents sont portés en
terre en vêtements noirs.
Les funérailles
Après sept jours d’exposition se déroulent hors de la maison les
funérailles. Elles s’organisent en trois moments : le transport
du corps jusqu’à l’endroit où il est incinéré ou inhumé en un
cortège dont l’importance et le trajet dépendent du statut
social du mort ; l’humatio ou la mise au tombeau proprement
dite ; les actes purificatoires.
En tête du convoi funèbre (pompa funebris), marchent les
trompettes, les joueurs de cors, les pleureuses et les joueurs
de flûte. La praefica entonne la « nénie31 » (la naenia) des funérailles au son des flûtes, à la fois complainte, glorification du
défunt, cris, mélopées, gémissements de douleur dont les servantes et des pleureuses rémunérées reprennent en chœur
des phrases musicales. Ces manifestations de douleur, de
pietas, prescrites par la société et héritières souvent d’usages
étrusques, durent être encadrées et limitées, rappelle Cicéron,
et cela dès la Loi des Douze Tables en 450 av. J.-C. Ces
mesures furent-elles efficaces ? Les lamentations furent-elles
modérées ? Les femmes évitèrent-elles de se lacérer et de se
déchirer leurs joues ? Le nombre de musiciens fut-il restreint ?
Il est difficile de l’affirmer.
31. Les Romains connaissent une déesse Nenia qui avait son sanctuaire hors de
l’enceinte de l’Urbs, près de la porte Viminalis. Elle protégeait les derniers
moments que le cadavre passait sur terre après la mort. Elle serait peut-être la
personnification de la mélopée qui était chantée.
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Suivent des cierges et des torches particulières, différentes dans
leur composition des torches nuptiales. Elles annoncent le
brancard sur lequel dans un cercueil de bois ouvert, est transporté le corps du défunt, parfois le visage voilé, parfois représenté par une statue qui est déplacée debout. Tous peuvent
le voir. Selon la richesse et surtout selon le rang politique
qu’occupait le mort dans la cité, le brancard est plus ou
moins luxueux. Il est porté à l’épaule, par des porteurs, en
nombre toujours pair, qui sont en général les fils du défunt, ses
proches parents, ses héritiers. Plus le mort est illustre, plus
les porteurs sont élevés dans la hiérarchie sociale. Ainsi
Q. Caecilius Metellus Macedonicus fut porté au bûcher en
115 av. J.-C. par ses quatre fils dont l’un avait été préteur et les
trois autres consuls, l’un d’entre eux ayant même été censeur et
triomphateur.
Derrière le brancard, viennent parents, amis, clients, les prosequi, « ceux qui suivent », par devoir, par affection ou pour
honorer le défunt. En tête marchent les ancêtres, c’est-à-dire
les imagines maiorum, leurs portraits de cire, pour les familles
qui ont le privilège de les arborer. Ils sont portés par des
vivants qui les miment, et qui ont revêtu les habits d’apparat
liés aux fonctions qu’ils ont occupées. Ils raniment ainsi leur
souvenir, ils jouent la vie des grands hommes qui illustrèrent
le nom du défunt, celui qui bientôt les rejoindra. Ils incarnent
la succession ininterrompue des générations et manifestent
devant les assistants la vitalité de la famille. Les fils marchent
la tête voilée alors que les femmes ont le visage découvert.
Elles ont laissé le ricinium pour revêtir une palla (un manteau
que l’on porte sur les autres vêtements) noire, la couleur des
dieux d’en bas. Afficher cette couleur signifie que ces femmes
se mettent à l’écart de la société et qu’elles sont momentanément liées au royaume de l’ombre et du trépas. Leurs
cheveux ne sont pas ordonnés, mais défaits, sans soin :
cette négligence volontaire traduit le dégoût du monde, le
refus de plaire ou de se soumettre aux codes de beauté du
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monde des vivants. Cette participation à un monde qui n’est
pas celui des morts mais qui n’est plus celui des vivants peut
aller très loin : ainsi pour montrer qu’ils prennent leur distance avec la vie quotidienne habituelle, les magistrats qui
participent aux funérailles n’arborent pas leurs insignes. Pour
les funérailles de l’empereur Auguste, des chevaliers proposent d’abandonner ce jour-là leur anneau d’or pour des
anneaux de fer tandis qu’au sénat les sénateurs paraissent
en toge de chevalier ; quant à son successeur Tibère et à
Drusus, le fils de ce dernier, ils portent des vêtements sombres, comme ceux du peuple.
Au Forum qu’il traverse, le cortège s’arrête et écoute l’éloge
public du défunt prononcé par un membre de sa famille
proche. Un discours souvent déclamé à la tribune des harangues avec d’éventuelles connotations politiques. C’est ce que
fit le jeune César lorsqu’il rappela en 69 av. J.-C. la mémoire de
sa tante Iulia, l’épouse de Marius le vainqueur des Cimbres et
Mausolée d’Auguste, photo moderne
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des Teutons. Pour les familles des grands cet exercice obligé,
s’il rappelle les exploits accomplis par le défunt pour sa communauté, manifeste également le souci d’entretenir dans la
mémoire collective la fama et la gloria familiales. La lignée
masculine est privilégiée car c’est la personnalité civique du
mort, son statut social, sa place dans la cité qui restent présents. En ce sens, les funérailles des enfants et des femmes ne
peuvent être que restreintes et courtes : « Leur mort n’intéresse
pas la cité » selon le mot de Nicole Belayche32.
Polybe, général grec, historien et otage, qui vécut à Rome au
milieu du IIe siècle av. J.-C., décrit le cortège mortuaire de ces
grands personnages dans un texte célèbre (Histoires, 6, 53-54)
qu’il associe, ce que l’on n’a pas toujours souligné, à un passage sur les qualités militaires des Romains. Polybe suggère les
sentiments qu’il perçoit chez ceux qui assistent à ce spectacle
impressionnant qui l’enthousiasme : « Tous éprouvent une
émotion telle que le deuil cesse de paraı̂tre limité à la famille
et devient celui du peuple tout entier. [...] Il n’y a guère de plus
beau spectacle à contempler pour un jeune homme épris de
gloire et de vertu : qui ne serait inspiré en voyant les images des
hommes dont la valeur est glorieuse, toutes réunies, pour ainsi
dire vivantes et animées ? Quel plus beau spectacle que celui-là
pourrait-on montrer ? »
Dans ce cortège, les dieux sont absents alors qu’ils sont présents presque tout au long de la vie d’un Romain. Il a d’ailleurs
été remarqué33 que les pratiques rituelles des funérailles sont
parcourues par un fil directeur, celui « d’un contraste dramatique » construit sur l’altérité et l’altération, sur le renversement
et le déplacement des habitudes de la vie quotidienne. Un seul
exemple déjà signalé : le mort porte la toge du citoyen comme
s’il était vivant ; c’est sa dernière apparition publique, mais les
32. Dans HINARD 1995, p. 162.
33. J. SCHEID dans A.I.O.N. 1984, p. 117-139.
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siens se signalent par leur aspect négligé, comme s’ils étaient
plus proches des ombres que des vivants.
Arrivé au lieu de sépulture, hors de la ville, le cortège rend les
derniers devoirs au mort. La partie publique des funérailles
laisse maintenant la place à une séquence que l’on pourrait
qualifier de transformation : transformation d’une part d’un
mort en un défunt qui pourra recevoir des honneurs funéraires,
transformation d’autre part de la famille souillée en une famille
purifiée. Deux transformations qui sont possibles grâce à un
ensemble de rites qui comprennent sacrifices, banquets, actes
purificatoires. Ces derniers avaient déjà commencé dans la
maison avec les everriae, une cérémonie par laquelle la demeure
du mort a été balayée, nettoyée.
Une question préalable se pose : cet ensemble de rites se
déroule-t-il d’une manière identique en cas d’incinération ou
en cas d’inhumation ? À quelques nuances près on le suppose,
mais les sources écrites donnent peu d’information sur les rites
observés lors des inhumations. La raison en est simple :
presque tous ont été écrits à une période où l’incinération
constituait la pratique la plus répandue. Pendant longtemps,
les historiens se sont interrogés sur l’importance qu’il convenait d’accorder à l’alternance de ces deux types de sépulture.
Elles pouvaient en effet traduire une diversité de peuplements
et de conditions sociales et des conceptions différentes des
rapports avec les morts, de la mort et de l’au-delà. Or ces
deux modes de sépulture ont coexisté dans des proportions
inégales suivant les siècles, les lieux et selon les sensibilités et les
modes, parfois même au sein d’une même sépulture et d’une
même famille. Malgré tout, pour Rome et le Latium, quelques
lignes de force se détachent : l’incinération avec la pratique des
« urnes-cabanes » (les urnes sont la réplique miniaturisée des
cabanes des vivants) domine à la fin de l’âge du bronze (1000900) et au début de l’âge du fer (IXe siècle). Elle est remplacée
progressivement par l’inhumation qui elle-même recule forte-
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ment à partir du IIe siècle av. J.-C. devant l’incinération ; enfin
tout au long du II e siècle et au cours du IIIe siècle ap. J.-C.
s’affirme un retour de l’inhumation qui l’emporte mais qui
cependant n’avait jamais entièrement disparu. Actuellement34, les historiens s’accordent pour reconnaı̂tre avec prudence qu’il n’y aurait aucune interférence entre la façon dont
le mort reçoit sa sépulture et les croyances des Romains. Du
moins avant l’influence des formes de religiosité qui accordent
à l’au-delà et éventuellement à la rétribution sous quelle forme
que ce soit, une importance accrue, et qui tendent à pencher
vers l’inhumation. Ce qui compte d’abord, c’est que les rites
soient respectés et que les vivants et les restes des morts soient
séparés dans l’espace. De cette longue coexistence, il reste un
témoignage en cas d’incinération, la pratique de l’os resectum,
un os prélevé sur le corps avant qu’il ne soit brûlé, généralement un doigt, qui sera enfoui dans le sol : c’est l’humatio.
Cette coutume rappelait que le mode de sépulture le plus
ancien à l’époque historique était l’inhumation ; lorsque l’incinération se répandit, les pontifes auraient imaginé ce subterfuge pour réaliser une inhumation. Un rite indispensable relève
Cicéron (Des Lois, 2, 22,57) car « avant que la terre n’ait été
répandue sur un ossement du défunt, le lieu sur lequel a été
brûlé son corps ne comporte pas d’égards religieux ; mais
quand la terre a été répandue, le défunt est alors inhumé en
cet endroit : le lieu s’appelle ‘‘tombeau’’ (sepulcrum) et désormais un grand nombre de droits religieux le concernent. »
Même les cendres devaient se trouver sous terre, sans quoi
la famille demeurait funesta, assure Varron (Ling. 5, 23), son
contemporain : « Quand un Romain a été incinéré, si on ne jette
pas de mottes de terre sur son tombeau, la famille reste souillée
par lui ; elle le reste de même, en cas de prélèvement d’un os
34. Voir la vue d’ensemble que proposent les Actes du colloque Incine´rations et
inhumations dans l’Occident romain aux trois premiers sie`cles de notre e`re. 7-10 octobre
1987 (M. V IDAL , dir.), Toulouse, 1991.
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sur le mort pour la purification familiale, jusqu’à ce que cet
os, au cours de la purification, soit enfoui dans le sol (humus),
autrement dit, selon l’expression des pontifes, tant que le mort
est inhumatus (non inhumé) ».
Suivons le déroulement le plus habituel de cette dernière
séquence des funérailles. Elle commence auprès de la tombe
ou du bûcher, en présence du mort, par un sacrifice35 d’une
truie « présente » (porca praesentanea) à Cérès, une déesse non
infernale36, responsable de la surface de la terre et de la croissance des plantes, mais qui communique avec le monde souterrain. Ce sacrifice associait donc la déesse, le défunt et les
célébrants qui se partageaient normalement la victime : les exta
(la fressure) allaient à la Déesse, le défunt recevait sa part sur
le bûcher quand il s’agissait d’une incinération ou à côté de la
tombe lors d’une inhumation et les parents se partageaient
le reste sur la table, provisoire ou permanente, dressée à côté
de la tombe. Dans ce banquet, chacun occupait une place
hiérarchisée selon son statut respectif et le défunt, pour la
première fois, était totalement séparé des siens. Pour les
vivants, ce repas funèbre (le silicernium) comportait un menu
35. L’un des aspects essentiels du sacrifice romain est d’être un repas
partagé inégalement entre les dieux immortels servis les premiers et les
mortels. Les divinités non infernales reçoivent la part d’honneur, les exta,
alors que pour les divinités infernales, celles d’en bas, l’ensemble de
l’offrande est totalement brûlé, c’est un holocauste. Intervient ici un troisième acteur, le défunt.
36. Le qualificatif de praesentanea proviendrait selon Festus du fait « qu’une
partie du sacrifice se fait en présence du mort dont on célèbre les funérailles ».
Cette séquence a été embrouillée par la présence d’un sacrifice d’une porca
praecidanea, une truie « précidanée », une truie pleine, à Tellus et à Cérès. Or, il
n’appartient pas au rituel normal des funérailles mais se déroulait avant les
moissons lorsqu’un défunt n’avait pas été inhumé dans l’année, en quelque
sorte une compensation apportée à la terre. L’essentiel du débat se trouve dans
H. LE BONNIEC, Le culte à Ce´re`s à Rome. Des origines à la fin de la Re´publique,
Paris, 1958, p. 91-107 ; L. DESCHAMPS , dans HINARD 1995, p. 179 ; S CHEID,
2005, p. 167-174.
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fixé par l’usage, œufs, légumes, fèves, lentilles, sel, pain,
volaille. Ensuite, les récipients utilisés étaient détruits.
Simple devait être la cérémonie de l’inhumation sur laquelle
les sources sont parcimonieuses : pour les plus modestes, le
corps du défunt est étendu dans une simple fosse en terre ou
disposé dans deux demi-amphores emboı̂tées qui constituent le
sarcophage le plus économique qui soit. Plus dispendieux, le
cercueil (en bois ou en plomb), le sarcophage de terre cuite ou
de marbre, avec ou sans décoration, sont placés dans des monuments funéraires.
L’incinération se déroule de deux manières : soit le cadavre est
brûlé dans la fosse même où il sera enterré ; soit, étendu sur un
brancard, sur un lit ou dans un cercueil, il est placé, yeux
ouverts, sur le bûcher (rogus, pyra, bustum qui signifie aussi
bien le bûcher que la tombe), parfois à plusieurs étages. À ses
côtés, les objets personnels ou précieux qu’il utilisait (armes,
vêtements, bijoux, céramiques). Même les petits animaux qu’il
affectionnait sont tués et brûlés avec lui. Les assistants jettent
sur le bûcher présents, vêtements, vivres, parfums, encens, des
chairs sacrifiées, et appellent une dernière fois le défunt, puis le
feu est allumé. En général, le bûcher s’élève à l’endroit où
s’effectue la sépulture et il est très souvent entouré de bois
de cyprès, un arbre consacré aux divinités chthoniennes qui
présente de plus la qualité de dissiper, croyait-on, les odeurs
désagréables du bûcher. Pendant la crémation, en cercle
autour du bûcher, ceux qui assistent debout à la cérémonie
répondent par des pleurs à la Praefica qui sert de lien entre les
vivants et le défunt. Quand l’incinération est terminée, les
proches recueillent dans un linge les ossements calcinés, les
lavent puis les déposent dans une urne qui sera placée ensuite
dans le tombeau.
Le cadavre brûlé, les cendres recueillies, l’os resectum prélevé et
enfoui, la sépulture recouverte de terre, le mort appelé une
dernière fois, alors est prononcé le mot « ilicet ». Cette contrac-
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tion pour ire licet (« on peut partir ») doit se comprendre, assure
Lucienne Deschamps37, dans un double sens : pour le trépassé
dont le cadavre s’est détaché progressivement de sa communauté d’origine, il quitte le monde des vivants pour rejoindre
celui des Mânes, un passage que facilite Cérès ; pour les assistants, ils peuvent regagner leurs occupations normales. Le
tombeau est devenu la demeure du défunt. Constitué selon
les modalités rituelles, il existe dorénavant en droit sacré ; c’est
un locus religiosus. Il sera apte à recevoir un culte.
De retour à la maison, les assistants sont purifiés par l’eau et le
feu, la demeure par des fumigations. Suivent les « féries mortuaires » (feriae denicales), un temps de deuil et de repos pour les
hommes et pour les animaux qui s’achève neuf jours plus tard
par la nouemdialis cena38, le « banquet de la neuvaine ». Il se
tient soit dans un lieu public tel le forum, soit dans la maison
familiale. Les participants et les invités, parfois très nombreux,
n’y portent plus les vêtements funèbres : leur présence signifie
que le deuil et la souillure sont révolus. Réunifiée et purifiée, la
famille réapparaı̂t dans la cité dans laquelle elle s’insère à
nouveau. C’est aussi le moment où les familles riches et illustres donnent des jeux funéraires de gladiateurs. Parallèlement,
un sacrifice (le novemdiale sacrificium) est offert au mort luimême. Mais cette fois, il s’adresse aux Mânes du défunt et
constitue un holocauste, comme il convient pour les divinités
d’en bas. Et naturellement, les vivants, la famille, séparés
définitivement du défunt, ne se mettent pas à table... Un
deuxième sacrifice mal connu, celui d’un bélier, est célébré
peut-être à la maison pour purifier le Lare domestique, à moins
qu’il ne s’agisse de celui qui précédait le banquet familial
ouvert à tous.
37. Voir L. DESCHAMPS, loc. cit., dans HINARD 1995.
38. Sur ces délicats problèmes de durée, voir N. BELAYCHE , « La neuvaine
funéraire à Rome ou ‘‘la mort impossible’’ », dans HINARD 1995, p. 155-169, et
S CHEID 2005, p. 166-167, p. 175-177.
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Si le mort n’a pas été inhumé, même symboliquement par
le rite de l’os resectum, si les devoirs (iusta) n’ont pas été
accomplis, la famille du mort ne peut retrouver la pureté.
Que se passe-t-il pour les noyés et pour ceux dont le corps
n’est pas retrouvé ? Sans tombeau qui fixe le défunt, sont-ils
appelés à rôder éternellement et à maudire les vivants ? Les
Romains construisent alors un cénotaphe, une sépulture vide.
Ne pas avoir de sépulture conduit à errer éternellement, à
devenir un mort malfaisant. Certains le deviennent par la
manière dont ils meurent, notamment par la pendaison, ou
par la punition comme pour les crucifiés.
Trois objectifs doivent être atteints par ces funérailles : faire
plaisir au défunt pour qu’il ne revienne pas tourmenter ceux
qui restent et l’installer dans sa tombe, sa nouvelle demeure,
que la cité et la loi protégeront tandis que sa famille honorera sa
mémoire ; purifier (purgare) la famille où s’est déroulé le funus
qui l’a souillée, la ramener à l’état normal d’une vie dans la
communauté des vivants, la purifier (purgare) ; « rétablir l’ordre
du monde en rendant à la terre ce qui lui appartient et en
redonnant à la surface du sol son rôle de frontière au-dessus de
laquelle il ne doit ordinairement rien y avoir de mort »
(L. Deschamps). En deux vers, Lucain39 résume ce dernier
point : « La terre prend tout ce qu’elle a engendré, le ciel couvre
celui qui n’a pas d’urne. »
La tombe, le monumentum
« Tu construiras mon tombeau (monumentum) comme je t’en ai
chargé ? » demande Trimalcion à Habinnas, l’un de ses invités et
marbrier de son état, à ce banquet célèbre, celui du Satiricon40.
39. L UCAIN, Pharsale, 7, 818-819.
40. P ÉTRONE, Satiricon, 71 (trad. aménagée d’O. Sers, Belles Lettres Paris,
2001). Sur cette description du tombeau, voir l’article fondamental de
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Et de poursuivre : « Je te demande surtout de bien faire représenter sous les pieds de ma statue ma petite chienne, des parfums, des couronnes, [...] pour que grâce à toi il me soit donné
de vivre après ma mort. Et puis que côté route la largeur soit
de cent pieds et côté champs deux cent de profondeur, je veux
qu’autour de mes cendres toutes sortes d’arbres fruitiers poussent, et quantité de vignes. On a rudement tort de se faire des
maisons tout confort quand on est vivant et de se ficher de
celles où on va rester le plus longtemps. C’est pour ça que j’ai
voulu que d’abord on rajoute bien ‘‘ce tombeau ne fait pas
partie de ma succession’’. En plus je ferai ce qu’il faut pour
que mon testament me garantisse qu’on ne me fasse pas tort
une fois mort. J’installerai un de mes affranchis près de ma
tombe comme gardien du monument pour que les gens ne
viennent pas y déféquer. Je te demande aussi de faire sculpter
sur mon monument des bateaux voguant à pleines voiles, et
moi sur une estrade, siégeant en robe prétexte avec cinq
anneaux d’or, tirant des écus d’une bourse pour les répandre
sur le peuple (tu sais que j’ai donné un banquet public avec
deux deniers à chaque convive). [...] À ma droite tu placeras
la statue de ma Fortunat tenant une colombe, et qu’elle ait ma
petite chienne en laisse, et puis mon petit chéri, et des
amphores de grand format, bien cachetées pour ne pas
qu’elles perdent leur vin. Et tu pourras sculpter une urne
brisée et par-dessus un enfant qui pleure. Une horloge au
milieu pour que celui qui regarde l’heure, malgré lui, il soit
forcé de lire mon nom. Et pour l’épitaphe, regarde voir si
celle-là te paraı̂t assez convenable : « Ci gı̂t. Caius Pompeius
Trimalchio Maecenatianus repose ici. Le sévirat lui fut
conféré en son absence. Il aurait pu appartenir à Rome à
toutes les décuries, mais ne le voulut pas. Homme de devoir,
vaillant, fidèle, il partit de peu, laissa trente millions de sesterces, et jamais n’écouta un philosophe. Porte-toi bien – Toi
aussi ! »
P. VEYNE, « Vie de Trimalcion », dans Annales ESCP, mars-avril 1961, repris
dans P. V EYNE, La socie´te´ romaine, Paris, 2001, p. 13-56.
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La mort et ses au-delà
Derrière la caricature littéraire de l’ostentation tapageuse et
vulgaire de cet affranchi nouveau riche qui prend ses dispositions de son vivant (ce qui est relativement fréquent) pour sa
succession et ses funérailles, se lisent des réalités sociales et
culturelles relatives à la tombe. Confirmées par l’archéologie,
elles en couvrent quasi tous les aspects : définition, localisation,
description, inscription, droit, décoration, entretien, signification.
Du Ier siècle av. J.-C. au V e ap. J.-C., la définition première du
mot monumentum (ou monimentum) reste la même : « ce qui sert
à aviser, à rappeler ». Puis, par métonymie, le terme s’applique
ensuite à toutes les constructions commémoratives et d’abord
funéraires : « les ‘‘rappels’’ placés sur les tombeaux qui bordent
la route sont là pour rappeler aux passants qu’ils ont été euxmêmes des mortels et que ceux-là le sont aussi » explique
Varron (De lingua Latina, 6, 49). Avoir une sépulture et se
souvenir d’un défunt, deux devoirs connexes : le terme
memoria, s’il désigne habituellement la « mémoire », désigne
aussi le monument qui perpétue le souvenir d’un défunt et
qui porte l’inscription. Au contraire, les cadavres des
condamnés à mort sont jetés au Tibre ou livrés aux chiens et
aux oiseaux ; leur mémoire est damnata, « condamnée » ; leurs
noms sombrent dans l’oubli.
L’emplacement ? Dans les campagnes, à l’intérieur des propriétés familiales, à l’écart de l’habitat, sont érigés les monuments funéraires, souvent des mausolées pour les villas de
l’aristocratie, qui scandent le paysage rural. Sinon, aux abords
d’une cité, devant ses portes, le long d’une route principale, à
l’extérieur du pomerium, cette ligne religieuse et juridique qui
délimite l’intérieur et l’extérieur de la Ville, qui sépare le civil
du militaire et les vivants des morts. Mais il n’en a pas toujours
été ainsi. À l’origine, il était possible d’être enterré dans l’enceinte de la ville et même dans sa maison ou au voisinage sur
sol privé. Ce n’est qu’en 450 av. J.-C., même si la pratique en
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était vraisemblablement antérieure, que la Loi des Douze
Tables interdit d’inhumer ou de brûler l’homme mort à l’intérieur de la ville. Les Anciens l’expliquaient par un souci
sanitaire et par la crainte des incendies41 plus que par des
scrupules religieux, l’inhumation étant purificatrice. Cette
interdiction sans cesse répétée à Rome jusqu’au IV e siècle
ap. J.-C. s’applique également aux villes anciennes du Latium
et aux colonies romaines. Existaient des exceptions, les enfants
de moins de quarante jours qui continuaient à être enterrés
dans la maison, quelques rares familles dispensées de cette loi
et plus tard l’empereur Trajan dont les cendres furent déposées
sous la colonne de son Forum.
Suivant que le corps est inhumé ou brûlé, les sépultures diffèrent. Dans le premier cas, le corps est enfermé dans un sarcophage, coffre de pierre, de marbre, de plomb, d’argile ou même
déposé sur un lit dans la tombe ; dans le deuxième, les urnes
sont, elles aussi, des plus variées, vases d’argile, de verre, de
marbre, d’albâtre, d’or, d’argent, de plomb, où même simplement des amphores coupées en deux, voire des pots à cuire
ébréchés qui ne sont pas, eux, enfermés comme les urnes les
plus précieuses dans un coffret avec de petits vases à parfum....
La sépulture reçoit ensuite une marque extérieure visible, plus
ou moins somptueuse, qui en fait un monument funéraire.
D’un bout à l’autre de l’empire, avec bien sûr des spécificités
locales, celui qui entre dans une ville romaine, ou qui en sort,
« défile à toute allure le long des cendres et des ossements de ses
aı̈eux » (Juvénal, Satires, III, 146). Ainsi la Via Appia déroule
sur plus d’une quinzaine de kilomètres à partir de Rome son
tracé rectiligne entre des alignements de monuments funéraires. Selon l’endroit, l’époque, la condition sociale et la
41. Les bûchers funèbres étaient d’ailleurs séparés des zones d’habitation par
des réglementations municipales. Le plus souvent, ils étaient installés dans les
nécropoles elles-mêmes ; à Pompéi, ils se trouvent essentiellement dans l’enclos
funéraire.
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La mort et ses au-delà
Pompéi, voie des Tombeaux. Giacomo Brogi,
XIX e
s.
richesse, le niveau culturel, la fantaisie individuelle, ils prennent les formes les plus diverses, urne, stèle, colonne, pyramide, « caisson » en Afrique, tour, mausolée, tombeau à
podium, tombe-autel, tombeau-temple, etc., et signalent
aussi bien des sépultures à crémation qu’à inhumation. Les
rites n’ont guère d’influence sur ces édifices funéraires pour
lesquels travaillaient des architectes spécialisés, du moins lorsqu’ils atteignent des dimensions importantes et comportent
une maison de gardien. À Isola Sacra, l’ı̂le artificielle qui reliait
le port de Claude et celui de Trajan au sein de l’ensemble
d’Ostie, le port de Rome, une nécropole, utilisée entre la fin du
I er et le IV e siècle de notre ère, a été mise au jour. Deux grands
types de tombes y ont été relevés. D’une part, des tombes
alignées le long d’une route à double voie. Elles sont destinées
à être vues : ce sont des chapelles ou des chambres collectives à
la façade soignée, parfois précédées d’un enclos, avec un ou
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deux étages. Elles appartiennent à des familles titulaires de ces
tombes qui en rassemblent les membres, enfants et affranchis
compris. D’autre part, des tombes individuelles : dans une
amphore ou sous une tuile, elles sont regroupées à part et
constituent la dernière demeure des plus pauvres, « le champ
des pauvres ». La route détermine, conditionne et hiérarchise
l’occupation des espaces selon le principe de la plus grande
visibilité possible. Mais certains réfractaires, tel le poète Properce, bien qu’attaché au culte des morts, refusent d’avoir leur
« nom au milieu d’une route ».
Se développe au début de l’Empire, en même temps, la pratique du columbarium (un terme moderne, littéralement
« colombier ») dans lequel les esclaves et les affranchis des
grandes familles ou de la maison impériale sont regroupés et
ordonnés. Ces monuments sont d’abord érigés en surface et
comportent des niches pour recevoir des urnes individuelles.
Nécropole Isola Sacra
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Nécropole Isola Sacra
Puis au IIe siècle, ces columbaria sont progressivement délaissés
en faveur des salles souterraines, les hypogées – ils deviendront
les catacombes, du nom d’un lieu-dit de Roma ad catacumbas,
« près de la combe », près d’une carrière utilisée comme nécropole – dont les galeries peuvent présenter des chambres funéraires (cubicula) pour un groupe et des trous rectangulaires
destinés à recevoir un corps chacun (loculus), sans que ces
fondations privées soient réservées à une religion particulière.
Ce n’est qu’à partir de la fin du IIe siècle que les Chrétiens de
Rome gèrent leur premier cimetière communautaire et organisent leurs propres catacombes, celle de Calliste.
Une très large majorité de ces monuments funéraires portent des
épitaphes42. Elles sont la parole du mort. Mais il convient de
42. Voir sur ce sujet les synthèses de Ch. P IETRI , « Inscriptions funéraires
latines », dans Christiana respublica 3, p. 1047-1468, Rome, 1997, et de
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Columbarium de Pomponius Hylas
pouvoir lire à haute voix le nom d’un défunt pour en raviver le
souvenir. Prononcer son nom permet au défunt d’être toujours
parmi les vivants : « C’est un bonheur pour les cendres ici recueillies que leur nom soit prononcé ; dans les inscriptions qu’ils
portent, les tombeaux eux-mêmes nous le prescrivent. » (Ausone, Parentalia, Praef., 11-12). Pour ce type de tombes, il faut
donc attirer l’attention du passant, qu’il jette au moins un regard,
laisse une pensée. Trimalcion use d’un stratagème qui est attesté
dans la réalité : il place un cadran solaire. À partir du I er siècle
ap. J.-C., ces épitaphes, si l’on excepte les quelque 1 500 épitaphes en vers43, répondent à un formulaire banal et familier, avec
J.-M. LASSÈRE , Manuel d’e´pigraphie romaine, vol. 1, Paris, 2005, « Les inscriptions funéraires », p. 220-290.
43. Voir les articles de G. SANDERS, 1991. Contrairement à ce que l’on croit
souvent, elles apparaissent d’abord dans des milieux populaires, en particulier
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des spécificités régionales44. Lorsqu’il est le plus complet, il se
décompose ainsi : consécration aux dieux Mânes, nom du
défunt, dignité sociale avec pour les magistrats leur carrière,
indication de la longévité, mention des noms et de la parenté
des dédicants qui ont aménagé la tombe45, elogium qui rappelle
les qualités du mort, apostrophe au passant pour qu’il lui adresse
un souhait traditionnel, du genre « que la terre te soit légère ! »,
enfin des formules destinées à protéger la sépulture et les droits
de la famille. Plus l’on avance dans le temps, plus la rhétorique
funéraire est enrichie par des ajouts tels que la dédicace « à la
mémoire éternelle de... », l’association des Mânes à la Terra
Mater, l’âge du défunt ou même les circonstances de la mort.
Ces tombeaux, des lieux privés, sont protégés par le droit de
la cité46 : le terrain où sont déposés les cendres ou le corps d’un
individu devient res religiosa. Il ne peut être destiné en théorie à un
autre usage et souvent il est prévu dans l’inscription de ne pas
l’aliéner. Sa superficie est délimitée avec précision et ceux qui
peuvent en bénéficier sont indiqués. Des imprécations sont parfois lancées contre tous ceux qui y porteraient atteinte. Aussi
transférer un corps, le déplacer, réparer une tombe sont actes
délicats qui posent des problèmes religieux, juridiques et administratifs47. Néanmoins le collège des Pontifes à Rome délivre des
celui des affranchis, avant d’être récupérées par les membres de l’aristocratie à
la fin du III e siècle ap. J.-C.
44. Ainsi, surtout dans la région lyonnaise, des épitaphes funéraires s’achèvent
par la formule « dédié sous le signe de l’ascia », avec une représentation de cet
objet à deux faces, marteau d’un côté, herminette de l’autre. On discute
toujours pour savoir quel en est le sens précis.
45. Si de son vivant un individu a préparé sa dernière demeure, cette précaution
est signalée.
46. Malgré sa date, la synthèse de F. DE VISSCHER reste la seule en ce domaine,
Le droit des tombeaux romains, Milan, 1963. Voir aussi, M. K ASER , « Zum römischen Grabrecht », ZRG, 1978, 95, p. 156-92 et plus récemment, P ANCIERA ,
2004, passim.
47. Le point est fait sur ce sujet par N. LAUBRY , « Le transfert des corps dans
l’empire romain », dans MEFRA 119, 2007, p. 149-188.
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autorisations et de grandes nécropoles de l’époque républicaine,
telle celle du secteur oriental de l’Esquilin, furent transformées
en parc et en jardins. Et si Constantin fit détruire une bonne
partie des tombeaux de la nécropole du Vatican pour édifier
Saint-Pierre, son successeur Constant rappela avec une extrême
rigueur dans une loi de 349 les prescriptions traditionnelles ; il
prévoyait même une période d’application rétroactive qui cependant exceptait des poursuites l’occupation du cimetière vatican.
Tombe des Scipions. Sarcophage de Lucius Cornelius Scipio Barbatus
Quant à la décoration du tombeau, ou celle du sarcophage, son
évolution est celle des arts plastiques à Rome dont Robert
Turcan signale que, contrairement à la Grèce où ils célèbrent
avant tout le culte des dieux, à Rome en bordure de la voie
Appia, ils ont émergé et grandi « d’abord pour l’honneur des
morts et corrélativement, des hommes vivants48. » Avec une
constante, l’exaltation de plus en plus affirmée des individus
qui se traduit dans le portrait funéraire, expressif plus que
réaliste, édifiant et moralisant assurément, allant même pour
48. R. TURCAN , L’art romain, Paris, 1995, p. 17.
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certains jusqu’à une quasi héroı̈sation du défunt, constante
perceptible dès le premier tombeau connu, celui des Scipions
du IIIe av. J.-C. creusé dans le tuf qui renferme une trentaine de
sarcophages. Aucun passant ne doit ignorer celui qui est
déposé ici. Pour les grands, leurs hauts faits militaires sont
représentés directement ou indirectement par le truchement
d’un symbole. Pour les autres, les principaux événements de
leur vie sont quelquefois évoqués, mais c’est le plus souvent
leurs activités qui sont suggérées par des outils et par des
animaux. L’un des premiers et des plus éclatants témoignages
en est à Rome la tombe du boulanger Vergilius Eurysacès,
construite dans les années 30-20 av. J.-C. : la frise de l’édicule
détaille les étapes de la fabrication du pain dans cette boulangerie industrielle. La fonction funéraire du monument s’efface
alors devant le message confié aux vivants.
Tombe de Marceius Vergileus Eurysaces
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La mort dans la Rome antique
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En effet, lorsque les rites funéraires sont accomplis, la tombe
permet de réintégrer le défunt, pourrait-on dire, dans la société
des vivants : le monument raconte son histoire, accrédite sa
renommée posthume, fige l’image que les vivants garderont
de lui. Entre vivants et morts, le tombeau assure une continuité : dans son épitaphe où il réclame fleurs, lampes, parfums,
le défunt incite les vivants à commémorer son souvenir. Une
longue inscription qui vient de Gaule et connue sous l’appellation « le testament du Lingon49 » fixe les devoirs qui doivent
être rendus à ce mort dont nous ignorons le nom par des vivants
désignés (affranchis, héritiers, curateurs) : ils doivent entretenir
le monument, le jardin funéraire et le bassin, préparer un
banquet au jour anniversaire de la mort et cinq fois par an
célébrer les cérémonies funéraires sur l’autel qui contient l’urne
cinéraire. Désormais aménagée pour le culte funéraire, la
tombe devient un lieu de rencontre entre morts et vivants.
Morts et vivants
Entre ces tombes qui bordent les routes peuvent se dresser
des maisons d’habitations, des fermes, des auberges, des écuries, des boutiques et des magasins et les plus indigents y
vivent, volant les offrandes destinées aux morts ou s’offrant,
comme les prostituées dont parle Martial, à qui les achète.
« Les Romains ont en général ignoré la nécropole, c’est-à-dire
l’espace réservé aux morts50 », plus précisément, ils ignorent
le cimetière fermé. Des tombes mêmes, comme celle d’Aulus
Veius ou celle de Mamia, toutes deux à Pompéi sur la voie qui
conduit à Herculanum, proposent une banquette de pierre :
elle invite à s’asseoir et à converser. D’autres sont couvertes de
49. Voir Y. LE B OHEC (dir.), Le testament du Lingon, Lyon, 1991. Il s’agit d’une
copie manuscrite datant du X e siècle d’une inscription, suppose-t-on, que l’on
date de la seconde moitié du II e siècle.
50. G ROS , 2001, p. 382.
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La mort et ses au-delà
graffitis ou d’annonces de jeux et de spectacles. Cependant
chacun tient à être enterré tant semble redoutable le sort des
insepulti, ces morts privés de sépulture qui deviennent des
morts dangereux et malfaisants51, noyés, pendus, suppliciés,
assassinés, ou des morts « sacrés » comme les foudroyés dont
les restes devaient être laissés sur place puis enfermés à l’intérieur d’un puteal, une sorte de puits qui délimite un espace
circulaire.
Des associations populaires et religieuses, essentiellement
masculines, que l’on nomme souvent « collèges funéraires », permettent aux plus pauvres de recevoir une sépulture décente dans
un espace qui leur est réservé et qu’elles avaient acheté. En réalité,
presque toutes les associations professionnelles ou religieuses
(ainsi le célèbre collège de Diane et d’Antinous de Lanuvium,
dans le Latium), les cadres de la vie plébéienne, s’engageaient à
rendre ce service à leurs membres contre le versement régulier
d’une cotisation : un règlement qui était affiché en précisait les
modalités et rappelait les engagements des uns et des autres.
Si le culte des morts relève de chaque famille, le calendrier
religieux public de Rome comporte deux périodes au cours
desquelles les vivants s’occupent spécialement des morts.
Y manquer est acte d’impiété individuelle qui peut rejaillir
sur toute la communauté. Aussi ces périodes sont entourées
d’interdits qui pèsent sur la vie publique.
Entre le 13 et le 21 février (le dernier mois de l’année archaı̈que)
se déroulent les Parentalia ou Dies Parentales, deux expressions
qui n’apparaissent jamais dans les calendriers romains, la
seconde se trouvant chez Ovide. Le déroulement de cette fête
entièrement consacrée aux morts rappelle les rituels observés
51. L’ouvrage ancien d’E. JOBBÉ-DUVAL, Les morts malfaisants « Larvae,
lemures » d’apre`s le droit et les croyances populaires des Romains, Paris, 1924, n’a
pas toujours été remplacé, même si partiellement certaines de ses affirmations
ont été revues et amendées.
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La mort dans la Rome antique
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lors de la dernière partie des funérailles. Peut-être, commençait-elle, si l’on suit le calendrier de Silvius Philocalus, une
source tardive, peu crédible sur ce point, par un sacrifice offert
par la Grande Vestale, une prêtresse du culte public ? Ce serait
le seul indice d’un possible rituel public au cours de cette
période où les rites domestiques l’emportent. Mais pendant
huit jours, toutes les activités de la cité qu’elles soient privées
ou publiques, sont interrompues, les temples de Rome fermés,
les mariages interdits et les magistrats abandonnent leurs insignes. Le dernier jour, le 21, est celui des Feralia, le seul terme
qui est attesté dans les Fastes épigraphiques52. De la fête
publique, à supposer qu’elle existât, on ne sait rien. Même
l’offrande d’un poisson et de fèves qu’une vieille femme aurait
rendue à la déesse Tacita, la Silencieuse, n’est pas assurée. Les
familles apportent et déposent sur un bûcher au sol, construit à
côté des sépultures de leurs parents, des offrandes de fleurs, le
plus souvent des violettes, des parfums et un repas destiné aux
morts composé de sel, de lentilles, d’une bouillie de céréales, de
vin et de pain trempé dans du vin. « Il n’en faut pas davantage,
dit Ovide, notre principal, et presque la seule, source d’information, pour apaiser les Mânes de ses pères (Fastes, 2, 253). »
Peut-être une brebis était-elle sacrifiée et brûlée en holocauste
devant la tombe ? Des conduits en terre cuite (certains ont été
retrouvés) ou des briques percées permettent de verser ces
libations dans le caveau ou sur l’urne dont le couvercle est
parfois percé d’un orifice. Puis le 22, un repas, les Caristia,
réunit les membres de la famille. La vie normale reprend
après cette neuvaine durant laquelle elle a été suspendue.
Au mois de mai, les 9, 11 et 13, se tiennent les Lemuria53. Au
cours de ces trois jours, des morts, revenants, sont censés
52. Sur les parentalia, voir le travail novateur de N. LAUBRY , 2009, p. 376-398.
53. Il convient de ne pas confondre les lemures avec les laruae, que signale déjà
Plaute. Difficiles à définir, il s’agirait d’esprits mauvais qui tourmentent les
vivants.
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visiter leur famille et la maison qu’ils ont habitée. Aussi, vers
le milieu de la nuit, le père de famille, les pieds dégagés de
tout lien, écarte par un geste obscène les ombres qui viendraient à sa rencontre, se lave trois fois les mains, fait le tour
de sa maison et jette derrière lui des fèves noires en disant neuf
fois : « Je jette ces fèves, par elles je me rachète, moi et les
miens ! » Puis il se lave de nouveau les mains, fait du bruit
avec des objets métalliques et ordonne à l’ombre de quitter
sa demeure. Alors il regarde derrière lui. Les ombres, pensaiton, ramassaient les offrandes, suivaient le vivant avant de lui
obéir. Rite destiné à repousser les Lémures, qui terrifient les
vivants, assaillent la maison, tentent de l’englober dans leur
monde funeste ? Rite qui permet de conserver la pureté de la
famille ?
Pendant longtemps ces deux fêtes étaient considérées comme
antagonistes, comme s’il s’agissait de célébrer avec les premières les morts bienfaisants et de se défendre dans la
deuxième des morts terrifiants. Actuellement, on penche
vers un ensemble cohérent et complémentaire de fêtes de
purification dont il ne reste que des rites inégalement
conservés. Les premières renouvelleraient la séparation entre
vivants et morts au sein de la communauté et honoreraient les
morts rituellement inhumés ; les secondes traiteraient des cas
des morts oubliés, des morts errants et malfaisants.
À ces fêtes s’ajoutent une fête privée et une fête publique. La
première varie en fonction des rites familiaux. C’est une célébration personnelle du défunt effectuée par sa famille le jour
anniversaire de sa mort, mais aussi à d’autres moments dans
l’année. Des offrandes (fleurs, parfums, libations) sont apportées sur la sépulture et un repas funèbre dont une partie,
carbonisé, revient au défunt, est consommé. Des structures
en dur pour ces banquets ont été retrouvées dans plusieurs
tombes de Pompéi. La fête publique, elle, se déroule trois fois
par an, le 24 août, le 5 octobre et le 8 novembre, avec l’ou-
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verture du mundus54. Il s’agit d’une fosse qui selon la tradition
avait été creusée à Rome par le fondateur de la Ville, Romulus,
et dans laquelle chacun de ses compagnons avait jeté de la terre
de son pays d’origine. Comblée, fermée par une voûte qui
rappelle la voûte céleste, cette fosse met en relation le
monde d’en bas où l’on situait les morts avec le monde des
vivants, et même par sa forme avec le monde d’en haut.
Ouvert, il laisse passer les Mânes qui se répandent pendant
une journée dans la Ville où tout s’arrête.
Entre ces fêtes existe un lien commun, les offrandes faites aux
Mânes qui « ne demandent que peu de choses : la piété leur est
plus agréable que de riches présents », dit Ovide (Fastes, 2,
533). L’expression « Aux dieux Mânes » ouvre presque toujours l’épitaphe classique. Au sens étymologique du terme,
manes, toujours au pluriel, signifie les « bons », les « bienveillants ». Est ainsi désignée par antiphrase, car il convient de la
rendre inoffensive, la foule indistincte des morts, « le confus
peuplement de l’autre monde » selon le mot de Dumézil55.
Dans les inscriptions les plus anciennes, aucune allusion n’y
est faite. La consécration aux dieux Mânes, pratiquement
toujours abrégés en D.M.56, apparaı̂t au cours du I er siècle
ap. J.-C. Ces derniers tendent à s’individualiser devenant les
ancêtres et les parents du défunt, puis les génies particuliers de
chaque tombe et de chaque individu : « Je souhaite que tes
dieux mânes te mettent et te gardent en repos » formule un
54. À Rome, il y en aurait eu deux qui se sont succédé et qui correspondent à
deux étapes du développement de la cité : le premier sur le Palatin, le second, au
Forum, sur le Comitium.
55. G. DUMÉZIL , 1974, p. 371.
56. Une remarque permet de comprendre les hésitations pour savoir exactement ce que sont ces Mânes. Le nom qui les suit est soit au datif, soit au génitif,
ce qui suppose qu’ils sont compris soit comme des doubles du défunt, soit
comme des dieux distincts. Leur présence est si forte qu’ils se retrouvent
parfois, comme par une sorte de réflexe, dans certaines inscriptions chrétiennes.
Voir encore N. LAUBRY , 2009, p. 291-315.
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mari pour son épouse en conclusion d’un long poème funéraire, le célèbre Éloge fune`bre d’une matrone romaine que l’on
date du dernier tiers du I er siècle av. J.-C. Malgré tout, le
pouvoir de ces Mânes, qui demeure une appréciation personnelle, est faible sur les vivants : on relève chez Virgile (Éne´ide, 4,
34), un Virgile qui parle comme un lecteur de Lucrèce, cet
aveu : « Crois-tu, dit Anne à sa sœur Didon émue par Énée et
qui veut rester fidèle aux mânes de son premier mari Sychée,
que les cendres des morts et que les Mânes ensevelis dans la
tombe se soucient de notre fidélité ? »
La mort et l’au-delà
Si les morts structurent l’espace par leurs tombeaux et le temps
par les fêtes qu’ils demandent, s’ils accompagnent par leur
souvenir les vivants, la mort, elle, est plus difficile à appréhender. Elle n’a pas de représentation dans la religion romaine
traditionnelle et son iconographie, celle d’une femme ailée qui
entraı̂ne le défunt, est empruntée au monde étrusque. La mort,
si elle est une réalité quotidienne, est avant tout dans le monde
divin une abstraction, vague, imprécise. Et pourtant redoutable. La rhétorique funéraire qui se lit sur les inscriptions, en
particulier celle qui s’exprime dans les poèmes funéraires, est
très discrète. À l’occasion, le vocabulaire insiste plus sur les
circonstances de la mort, sur son résultat (ici sont déposés les
restes, les cendres, les os de...), que sur la mort elle-même. Et
pourtant, elle est présente, elle n’est pas ignorée : elle vole une
vie, elle fait passer dans le monde des ténèbres, de la nuit, elle
transforme un vivant en une ombre. Elle ? Pas de nom particulier57. D’autres divinités, jalouses, sont signalées, le Fatum,
la Fortuna, les Parques. Elles proviennent du monde grec que
57. Sauf Mors, dans une liste d’abstractions donnée par C ICÉRON, De la nature
des dieux, 3, 17, 44.
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La mort dans la Rome antique
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les poètes ont popularisé. En dehors des Mânes, les puissances
divines infernales apparaissent peu dans les inscriptions, mais
toutefois plus dans la littérature.
Il y a Orcus, une notion obscure, une personne divine pour
Plaute et Cicéron qui sait distinguer un mort d’un vivant et
que Plaute assimile à Pluton. Mais ce « seigneur du monde des
morts » n’a ni temple ni culte. Et il est concurrencé (ou est-ce
un autre vocable ?) par Dis Pater, le Riche, calque également de
Pluton. Il y a Nenia, une déesse dont nous ne savons pas grandchose sinon qu’elle avait un sanctuaire hors de l’enceinte de
l’Urbs. Est-elle la personnification de la mélopée ? Protèget-elle les derniers moments passés par le cadavre sur terre
après la mort ? Quant à Libitina dont on a pensé qu’elle était
la déesse qui préside aux funérailles, la déesse tutélaire de
toutes les fonctions liées à la mort, elle n’a aucun culte.
Aussi est-il plus probable58 qu’il s’agisse d’une forgerie d’érudits romains qui rapprochaient le cimetière de l’Esquilin et le
temple suburbain de Vénus Libitina, situé devant la Porte
Esquiline. De même, la multitude de dieux qui correspondent
à chaque étape du passage de la vie à la mort (Viduus, « qui vide
le corps de l’âme » ; Caeculus, « qui ferme les yeux » ; Orbana
« qui fait périr la semence ») sont jeux d’antiquaires romains qui
n’ont aucune incidence sur la vie religieuse.
C’est encore sous l’influence grecque, avec parfois une touche
étrusque, que se dessine une géographie des Enfers, multiple,
contradictoire : le mort devient-il ombre légère ? Vit-il une vie
après la mort ? Sous quelle forme ? Au ralenti ? File-t-il vers les
étoiles ? Ou plus prosaı̈quement sous terre dans laquelle ces
restes ont été enfouis ? Les Romains, en dehors des intellectuels et des hommes de lettres, ne semblent pas se préoccuper
excessivement de ces interrogations. À la métaphysique,
ils préfèrent se colleter et composer avec le monde réel.
58. En dernier lieu, J. SCHEID, À Rome sur les pas de Plutarque, Paris, 2012, p. 42.
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La mort et ses au-delà
À l’Isola Sacra, aucune allusion à l’idée de mort dans le décor,
aucune préoccupation d’une survie, d’un au-delà ne s’y manifeste. Dans l’épitaphe du Lingon, aucun souci d’immortalité,
sauf juridique. Et Trimalcion, en réaliste qu’il est, confie l’entretien de son tombeau non à un homme de la religion mais à
son affranchi, son homme de confiance pour les affaires. Difficile également de lier les dépôts alimentaires dans les tombes,
les offrandes de parfums et les libations de toutes sortes à un
viatique pour un voyage ou à une croyance en un au-delà
précis. Tout au plus une idée confuse, peu articulée, d’une
vie après la mort, se découvre ici et là. Plus pratiquement, il
s’agirait d’honorer le défunt, de garantir par la fidélité à une
tradition la durée de son souvenir et par la méticulosité des
gestes accomplis de se tranquilliser soi-même. Cependant, le
destin des morts prématurés, celui des enfants en particulier,
suscite, d’après le témoignage des inscriptions, des protestations devant une injustice, protestations qui ne sont pas
qu’ornements conventionnels. Sinon, se lit le plus souvent
une forme de résignation, quelque fois libératrice, devant la
loi commune qu’est ce retour obligé à la Terre Mère, ce prêt
qu’il faut rendre. S’y ajoute dans certains cas une pointe de
nihilisme qui incite le passant à profiter de la vie avant de
rejoindre celui qu’il vient de saluer. Ou alors l’idée d’un
repos, d’un sommeil, images classiques empruntées, elles
aussi, à la littérature. Mais se devine peu, pour ne pas dire
pas, sauf dans les inscriptions tardives, de manifestation d’une
croyance en une vie future. Reste que pour certains, sans que
l’on puisse préciser, le mort continue de vivre sous une forme
ou une autre après la mort.
De même, l’art funéraire extrêmement disparate, qui rassemble et compose avec des traditions artistiques étrusques,
latines, italiques, grecques, hellénistiques, parle plus du mort,
de ce qu’il était de son vivant ou de son destin, que de la mort
elle-même. Il demeure très discret sur l’au-delà et présente
même des sujets qui n’ont aucun rapport évident avec la
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mort. Si des motifs empruntés ou non à la mythologie grecque
sont assurément funéraires (tête de Méduse, torche inversée,
lion terrassant un animal, pavot, etc.), d’autres (sommeil,
chasse, banquet) ont une portée symbolique sur laquelle se
divisent les spécialistes qui ne peuvent oublier que dès l’Antiquité plusieurs lectures en étaient possibles. Ainsi la mort peut
être suggérée par la présence d’Éros funéraires souvent installés à l’époque impériale aux angles des sarcophages59. Dès le
II er siècle av. J.-C., sous l’influence de l’hellénisme, ses philosophies et ses religions, se développent, à Rome et en Italie, des
notions telles que l’immortalité astrale, la béatitude éternelle
où l’âme des morts rejoint le monde des dieux et où miroite
une sorte de salut individuel. Mais seuls ceux qui ont fréquenté
ces philosophies grecques élaborent des systèmes complexes et
se penchent avec un intérêt sincère et gourmand sur les questions de l’au-delà, de la séparation de l’âme avec le corps, de
son devenir éventuel et de son immortalité.
En dehors de cette petite élite intellectuelle dont il est difficile
d’évaluer l’influence, aucun dogme religieux, aucune philosophie ne fonde ou ne précise les croyances populaires des
Romains. Pour la majorité d’entre eux, pour autant qu’on
puisse l’estimer, la mort est un néant, un sommeil éternel,
une sorte de léthargie, la fin obligée d’une vie, la dernière
action qu’un homme peut inscrire dans le droit fil de sa vie.
Le souci de passer avec dignité, d’honorer son nom, de trouver
la gloire et d’accepter ce destin qui frappe tous les hommes,
dicte conduites et comportements des vivants. Faut-il alors
« mettre en parenthèse l’arsenal aussi varié que changeant
des spéculations sur l’immortalité » s’interrogeait John
59. Sur la décoration des sarcophages et ses significations, voir R. TURCAN,
Messages d’outre-tombe. L’iconographie des sarcophages romains, Paris, 1999 ;
P. Z ANKER , Die mythologischen Sarkophagreliefs und ihre Betrachter [Bayerische
Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Klasse, Sitzungsberichte 2000,2],
Munich, ; P. ZANKER , B. E WALD, Mit Mythen leben : Die Bilderwelt der ro¨mischen
Sarkophage, Mayence, 2003.
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La mort et ses au-delà
Sarcophage de Simpelveld (Limbourg)
Scheid60, avec un rien de provocation et une pointe d’excès,
pour réagir devant le trop-plein d’explications qui aboutissaient
à une perspective téléologique de la religion romaine laquelle
devait préparer la généralisation de la croyance en l’immortalité
de l’âme et finalement la venue du christianisme. Quoi qu’il en
soit, ce sujet déborde des attitudes communes et collectives
qu’induit la religion romaine pour se cristalliser autour de
croyances qui appartiennent à chacun et dont chacun peut
faire l’expérience spirituelle. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles à partir du II e siècle ap. J.-C. les noms individuels
apparaissent plus nombreux, les portraits également, comme
si la mort devenait une expérience avant tout personnelle ?
60. J. S CHEID , dans A.I.O.N., 1984, p. 118, qui vise l’ouvrage, essentiel, de
Cumont, 1949.
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Mais s’ils croient confusément en une vie après la mort, une vie
diminuée, sans couleurs, sans peine ni joie61, le Romain préfère avant tout tenir le monde d’ici-bas. C’est là, au service des
siens et de sa cité, qu’il peut gagner la gloire qui permet de
rester dans le souvenir des vivants. Mort, il permet encore à son
descendant de se situer dans une lignée et dans l’ordre social.
Sa vie ne vaut qu’a posteriori, par sa mort. Surprenante,
publique, courageuse, digne, elle procure ce que recherche
tout Romain : rester dans le souvenir des vivants. Si cet exemplum est surtout acceptable pour l’époque républicaine, il n’est
pas totalement absent de l’époque impériale. D’une certaine
façon, les morts exemplaires que propose Tacite, qui, bien que
fort réelles, appartiennent aussi à l’arsenal littéraire, relèvent
de cette nostalgie d’une époque révolue. Existe à ses yeux un
art martial de bien mourir qui se confond avec les valeurs que
les Grands incarneraient, un art martial où tout est codifié,
comme dans les rites funéraires, décisions à prendre, gestes à
exécuter, sentiments à manifester. On meurt en restant tel que
l’on fut dans sa vie. Mieux, une belle mort rachète une vie
médiocre. La mort est un acte, pas un objet de réflexion. En ce
sens, pour un Romain, elle appartient à la vie, elle se confond
avec elle.
R ÉFÉRENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
Il n’est pas dans l’esprit de cet article d’eˆtre exhaustif, mais de mettre
à la disposition du lecteur les instruments principaux qui lui permettront d’approfondir un point particulier et lui donneront les cle´s pour
61. Ainsi César, selon Salluste (Catilina, 51, 20), alors grand pontife, parlant de
la mort qui serait infligée aux dirigeants de la conjuration, précise : « La mort,
loin d’être un supplice, c’est le repos à nos tourments, c’est la délivrance à tous
nos maux ; c’est qu’au-delà il n’y a place ni pour la peine, ni pour la joie. » S’agitil d’un état d’ataraxie, d’un idéal philosophique ?
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116
La mort et ses au-delà
mener, s’il le de´sire, sa propre enqueˆte. Pour ne pas alourdir cette
liste, j’ai pris le parti de ne citer que peu d’articles, aucun manuel ou
ouvrage ge´ne´ral, de ne pas de´tailler les colloques, d’e´viter toute
re´fe´rence historiographique malgre´ l’inte´reˆt de cette de´marche et de
privile´gier, sauf exception, les ouvrages re´cents qui donnent une
bibliographie souvent tre`s comple`te et qui rappellent les titres ante´rieurs. De meˆme, je n’ai pas signale´, sauf exception, malgre´ leurs
qualite´s, les ouvrages qui se focalisaient sur une seule province de
l’empire romain. Quant aux traductions, elles sont pour l’essentiel
tire´es de la collection des Universite´s de France (collection Bude´) ou
emprunte´es aux auteurs contemporains des ouvrages cite´s.
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