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L' Art Biotech (complete book)

2003, L'Art Biotech

Book (in French) published in 2003 at the occasion of the first exhibition staging exclusively biomedia art works at the national art center Le Lieu Unique in Nantes/France. Hauser Jens (ed.): L'Art Biotech. Nantes/Trézélan, 2003. The publication has not been available anymore since 2008; this PDF is made accessible with the agreement and the kind support of the Filigranes publishing house, until an augmented new edition will be be available. Great thanks to Filigranes and Patrick Le Bescont! https://www.filigranes.com

l’art biotech’ l’art biotech’ l’art biotech’ Patricia Solini Jens Hauser Vilém Flusser SymbioticA/TC&A Eduardo Kac George Gessert Art Orienté objet Joe Davis Marta de Menezes Yves Michaud Richard Hoppe-Sailer Ce qui est là Patricia Solini, responsable des arts plastiques au lieu unique J ’ai laissé au bar de l’ex-usine LU, transformée en fabrique d’art1, les symphonies électriques et hypnotiques d’un Philip Glass ; ignoré à la librairie les récits elliptiques d’un Olivier Cadiot ; remis à plus tard ma vision de la pièce « Jardineria humana », théâtre de batailles furieusement menées par l’Hispano-Argentin Rodrigo Garcia ; détourné mes pas des hybridations chorégraphiques entre corps et objet du groupe D.A.C.M pour enfin entrer dans l’exposition l’art biotech’. Marta de Menezes est peintre. Ses medium sont l’ADN, les protéines, les cellules et les organismes. Sur un écran, des papillons bruissent des ailes doucement. Certaines portent des motifs n’ayant jamais existé dans la nature. Œuvres éphémères qui ne durent que ce que dure la vie d’un papillon. Sur la droite, des images projetées de tranches de cerveaux en activité esquissent les « Portraits fonctionnels » des modèles de l’artiste. J’avance vers un diptyque en volume de taches colorées, organiques et mouvantes, abstractions de lumières. La même artiste a peint des motifs dans le noyau de cellules humaines. Œuvres quasi immatérielles. Je passe la porte de l’installation de Eduardo Kac, inventeur de nouveaux champs d’expérimentation. Une autre projection, mais là les bactéries de la boîte de Pétri sont réellement bien vivantes. Trois citations hors d’échelle couvrent les cimaises, il s’agit de la phrase biblique, traduite en morse, puis inscrite en ADN : « Que l’homme domine les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre ». Chacun est convié à modifier la phrase en provoquant des mutations chez les bactéries auxquelles a été transféré un « gène d’artiste ». Il s’agit ensuite de retraduire en sens inverse. Au jeu de la toute puissance entre l’homme et la nature, qui détient réellement la suprématie ? La pièce d’à côté, plongée dans le noir, présente un minuscule trésor, flacon précieux pour relique d’aujourd’hui, celle de l’ADN tant fantasmé, inerte et donc inutile sur son socle doré. Libérez Alba ! Le lapin vert fluorescent resurgit en Une du quotidien Le Monde. Lapin qui ne sortit jamais de son laboratoire ! Quelques souris, vert fluo elles aussi, gigotent tout près, filmées lors de la dernière création de Kac. Jeu des pouvoirs et des idéologies dominantes dénoncé par l’artiste magicien Eduardo Kac. Dans l’antre d’Art Orienté objet, ambiance cabinet de curiosités, des bocaux contiennent des morceaux de peaux tatouées, celles des artistes proposant aux collectionneurs l’œuvre parfaite, la greffe de ces « autoportraits biotechnologiques ». Cobayes d’eux-mêmes, comme le sont ou le furent d’autres artistes (Michel Journiac, Orlan, Stelarc...), le duo d’Art Orienté objet stigmatiserait-il la maltraitance patente du vivant et de la biodiversité par les biotechnologies ? Un jardin de fleurs aux couleurs éclatantes m’accueille. Forme, texture, fragrance, le tableau est riche. Véritables hybrides, ces coleus cultivés pour l’occasion par George Gessert, oscillent entre l’artifice et le sauvage, l’homme dominant la nature ou l’inverse. Sous de faux airs de « tapisserie », ces créations florales vivantes posent la question de l’évolution et de la manipulation. Sous la séduction, la sélection ? Cette fois, j’entre dans le laboratoire, celui des Australiens de « SymbioticA/Tissue Culture & Art ». Une spirale douce porte des sculptures semi-vivantes enfermées dans des tubes. Les « poupées du souci », créées avec des cellules vivantes qui se multiplient, déclinent sept préoccupations majeures (Vérités absolues, biotechnologie, capitalisme, démagogie, eugénisme, peur, espoir). Nouveaux talismans, gri-gri biotech’, amulettes du futur, ces sculptures mourront à la fin de l’exposition, lors d’un rituel de mise à mort célébré par les artistes/éleveurs. Au-delà de la temporalité de l’art vivant, ce sont des questions d’éthique, de responsabilité, d’attitude philosophique que mettent en place ces artistes scientifiques. Sous une coupole noire, l’expérimentation se 5 Patricia Solini poursuit. À partir d’une biopsie indolore pratiquée sur une grenouille, qui assiste de son aquarium à cette « cuisine désincarnée », les artistes cultivent du muscle squelettique – et du tissu végétal – en vue d’une consommation alimentaire. Ce sera l’occasion d’une fête. Bioréacteur, hotte stérile, microscopes sont les nouveaux outils de la création. L’engagement de ces artistes est total envers leurs créations semi-vivantes. Ouvrant des perspectives palliatives à l’élevage de masse et rendant floues les barrières entre les espèces, entre être et objet, SymbioticA/TC&A propose des scénarios de mondes à construire où responsabilité et compassion pour les autres tiennent un rôle majeur. Sortie du labo, je replonge dans une forme d’art apparemment plus classique : la photographie. La référence est connue: le tableau « L’Origine du monde » de Gustave Courbet. Là s’arrête toute relation avec un monde identifié. Les DNAgraphies de Joe Davis utilisent l’ADN comme émulsion photographique, images microscopiques créées à l’aide d’une biopuce. En « donnant la vie » à des morceaux de matière, Joe Davis réalise le rêve du sculpteur. Un salon me reçoit épuisée de ce voyage au cœur d’un art non plus de fiction, mais bel et bien là. Vertigineux dans ses propositions et ses questionnements, l’art biotech’, en s’emparant de technologies jusqu’alors réservées à des élites, ouvre grand les portes à une prise de conscience, celle de mondes en cours de construction active où chacun se doit d’être attentif, responsable et vigilant. 1 Située en bordure du Canal Saint-Félix, à proximité de la gare SNCF et du centre ville de Nantes, l’ex-biscuiterie LU revit depuis le 1er janvier 2000 au rythme d’un centre d’arts : le lieu unique. Espace d’exploration artistique, de convivialité et de frottements, il abrite à la fois un ensemble de services – bar, restaurant, librairie, disquaire, crèche, – et des lieux de création. Pour affirmer la nécessité des métissages artistiques et le décloisonnement des pratiques culturelles, l’architecte Patrick Bouchain a conçu des espaces modulables. La surface totale du lieu unique est de 8 000 m2. Tout au long de l’année, les cinq départements – arts plastiques, théâtre, danse, musique, livre – s’emploient à ouvrir Nantes au monde et le monde à Nantes à travers une programmation résolument contemporaine. Un lieu utile où la culture n’exclut pas la vie, un lieu utopique dans ses préoccupations artistiques, un lieu unique par son architecture. le lieu unique est subventionné par le Ministère de la Culture et de la Communication et la Ville de Nantes. Patricia Solini 6 George Gessert Edward Steichen*. Steptocarpus hybrid. Hybridized 1998, registered 2001 (*Hommage à Edward Steichen) Gènes, génies, gênes Jens Hauser Pourquoi les chiens ne sont-ils toujours pas bleus, avec des taches rouges ? Et pourquoi les lapins n’illuminent-ils toujours pas comme des feux follets les guérets nocturnes ? Pourquoi pratiquons-nous toujours l’élevage pour des raisons économiques et non pas artistiques ?1 Vilém Flusser, philosophe, 1988 L’art transgénique est une nouvelle forme d’expression. Il consiste à introduire des gènes fabriqués de toutes pièces ou des gènes existants dans un organisme hôte, dans lequel ils peuvent ensuite s’exprimer.2 Eduardo Kac, artiste, 1999 Le lapin fluo, c’est tout le contraire de nos vaches classiques, il est entièrement neuf, poils et moustaches vert fluo, Green fluorescent, ça pourrait être un nom de rose. Réalisé avec amour par un artiste de labo dans son atelier-hôpital, prototype vivant, oreilles clonées et douces, cible idéale dans campagne transparente, gibier 4D pour nouveau chasseur. Boum.3 Olivier Cadiot, écrivain, 2002 E ncore une fois, Alba, la lapine fluo, ne brillera que par son absence. Bien que (ou parce que) nul spectateur n’ait jamais vu ce rongeur capable d’émettre une lueur verte grâce à un gène de méduse4, et qui, en France, devait initier dans le contexte de l’art le débat sur le statut des animaux transgéniques, il a acquis la valeur iconographique quasi planétaire d’un Che Guevara de l’art biotech’. Quinze ans ont suffi pour que la vision d’un art agissant sur les « mécanismes de la vie » se réalise, et inspire à son tour la fiction. Mais Alba n’est qu’une synecdoque d’une tendance artistique qui se nourrit désormais de tous les champs de la biologie contemporaine : transgénèse, culture de tissus, hybridation ou sélection végétale et animale, homogreffes, synthèse de séquences d’ADN artificielles, neurophysiologie, technologies de visualisation de la biologie moléculaire. C’est devenu une réalité : les artistes sont entrés dans les laboratoires. Ils transgressent délibérément les procédures de la représentation et de la métaphore pour passer à l’acte d’une manipulation du vivant lui-même. La biotechnologie n’est plus seulement un thème, mais un outil : des animaux fluorescents verts, des ailes que l’on fait pousser pour des cochons, des sculptures qui prennent forme dans des bioréacteurs et sous le microscope, ou bien de l’ADN utilisé comme médium artistique. Le mot-clé de ces démarches est détournement. Entre fascination et inquiétude, avec des positionnements très hétérogènes, les artistes ayant recours à ces outils n’ont pas attendu les débats sur les cellules souches embryonnaires et les annonces média-cloniques raëliennes pour étaler devant nous la matérialisation – la fiction ne semble plus affecter personne – de futurs contestables censée cristalliser nos inquiétudes, espoirs et fantasmes face à ce nouveau culte du possible. Leur stratégie est double : Pour accéder aux domaines protégés par la barrière des savoirs techniques, ils s’y infiltrent en collaborant – ce qui les rend suspects aux yeux du milieu de l’art. Sont-ils des suppôts de la bioindustrie émergente ? Dans des œuvres ambiguës et complexes, mais pas forcément eschatologiques, ils reflètent le nouveau biodéterminisme, l’image de l’homme à travers ses particules élémentaires, le brevetage de la vie, parfois le scientisme mercantile, le risque eugénique, le statut des organismes transgéniques et la sournoise perspective des pièces de rechange organiques sur mesure, à l’ère de la xénotransplantation – ce qui les rend suspects aux yeux du milieu de la recherche et de la biotechnologie. Sont-ils des éveilleurs de conscience ? Peut-on, afin de mettre en perspective les enjeux du siècle biotech’, élever la voix de Cassandre sans entrouvrir la boîte de Pandore ? L’art a-t-il le droit de recourir 9 Jens Hauser aux méthodes qui sont monnaie courante dans la recherche ? Les home-studios biotechnologiques sont-ils pour bientôt ? Une nouvelle culture populaire, matérialisant les fantasmes technophiles hérités de l’ère numérique ? Rien d’étonnant à ce que l’art s’inspire et se serve des technologies de son temps – des premières avant-gardes à l’art du réseau, les connaissances et les outils ont fait l’objet d’un questionnement, avec plus ou moins de distance critique. Mais peut-on détourner les sciences de la vie ? En les utilisant, il ne s’agit pas de faire peur – mais de faire face. À une époque où ce qui est réalisable se réalise, ces artistes mettent en abîme le clivage entre, d’un côté, les apologétiques discours officiels de la technoscience, et de l’autre, une paranoïa basée, à tort ou à raison, sur l’inquiétude, ou sur le refus raisonné de cette accélération. Or cet art dérange. Parce qu’il touche à nos peurs et reflète les contradictions de ce que l’on nous annonce comme la « révolution biotechnologique ». Parce que, au moment où les sciences de la vie se développent dans une logique de marché, il entretient des rapports délicats avec elles, laissant douter de son autonomie. Parce qu’il en met en lumière, au-delà du symbole, les perspectives et possibles dérives. Parce qu’il pousse les procédés biotechnologiques jusqu’à leur application paradoxale, ou tout simplement esthétique ou poétique, transformant ainsi l’habituel discours utilitariste qui nous promet un futur radieux, digne de la glose très gai savoir de Vilém Flusser nous décrivant le « Disneyland » à venir. Après l’ère de la dé-matérialisation, de la simulation numérique, de l’immersion, et du relationnel ou du procédural en art contemporain, de la « vaporisation »5, voici donc une re-matérialisation poussant plus loin le principe de la construction et contribuant à l’éviction du primat de la représentation. Pourtant, il ne s’agit pas non plus d’un simple retour à l’œuvre, vivante et tératogénérée de surcroît, ni guère de l’animation de créatures-objets découlant d’une fascination pour les automates d’antan, où justement la technologie était occultée, mais d’une confrontation des biotechnologies avec leur détournement, parfois paradoxal. Alors Alba – blanc en latin – la lapine (parfois) fluo et albinos qu’Olivier Cadiot voit venir de la quatrième dimension, celle du ready-mate (scientifique) peut-être, et dont le concepteur Eduardo Kac prône l’intégration sociale, est-elle un alien ? En proposant de normaliser « l’anormal », Kac oppose leur double à des symboles médiatiques, tels que Dolly, tout en se gardant de condamner le transgénique en soi6, mais en matérialisant ses conséquences. Il rejoint là une idée du philosophe Peter Sloterdijk, interprétée par Yves Michaud : « Les philosophes et spécialistes d’éthique raisonnent toujours subtilement a priori sur ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire, mais il se pourrait bien qu’on dût considérer aussi a priori le jugement à porter a posteriori sur les errements du monde et des hommes. L’interdiction des gestes et procédures conduisant à ce monstrueux s’étendra-t-elle à la mise à mort ou en quarantaine de leurs résultats – ou bien les accueillerons-nous avec sympathie et cordialité dans la grande famille humaine au risque de nous habituer à coexister avec ces aliens et de commencer éventuellement une nouvelle aventure avec eux, comme nous sommes habitués à accepter les trisomiques ou les handicapés graves ? Les risques des biotechnologies viennent non seulement avant mais après elles. »7 Ainsi, l’icône de la lapine fluo mute, elle aussi, devenant un miroir sociétal qui met en scène l’emballement des médias et les opinions antagonistes – comparable au miroir que l’homme de théâtre Christoph Schlingensief tendit aux Autrichiens, après l’entrée du parti populiste d’extrême droite de Jörg Haider au gouvernement, avec son installation-performance Ausländer Raus (Dehors les étrangers)8. Il y mettait en scène, dans des conteneurs étanches en plein Vienne, un jeu genre loft story dans lequel les citoyens votaient pour l’expulsion de tel ou tel demandeur d’asile, générant pendant quelques semaines une narration publique autonome, violente et complexe. Ainsi Alba peut-elle symboliser tout et son contraire : « frivole et fascistoïde », œuvre d’un « collaborateur »9 qui est ailleurs décrit comme un grand résistant, un « biopunk » engagé dans « la lutte contre les OGM » et qui « travaille sur des projets de recherche afin d’éviter que la réalité passe pour de la fiction »10. Jens Hauser 10 Quand l’art contemporain descend aussi littéralement dans la vie, cela n’est pas sans rappeler, mais sans tomber dans le piège des analogies abusives, quelques idées fondamentales des avant-gardes des premières décennies du XXe siècle, notamment du constructivisme et, comme le rappelle Richard Hoppe-Sailer dans sa contribution, du Bauhaus : le remplacement de la représentation de la vie par sa modification, une certaine impulsion « prométhéenne » à l’échelle de la société, une conception de la réalité elle-même comme matériau, et surtout, de nouveau la tentation du savoir scientifique et une utilisation à la fois expérimentale et analytique des technologies émergentes – concept évoquant notamment Laszlo Moholy-Nagy : « Bien que le travail de recherche de l’artiste soit rarement aussi systématique que celui du scientifique, tous les deux entretiennent une relation à la vie en tant qu’entité, et non pas en terme de détails. En fait, l’artiste aujourd’hui le fait de manière plus conséquente que le scientifique, car avec chacune de ses œuvres il fait face à un tout auto-corrélé, alors que seuls les scientifiques théoriques ont droit à ce luxe d’une vision globale. La principale différence entre les problèmes de l’artiste et du scientifique est la différence dans la forme de leur matérialisation et de leur compréhension/appréhension. »11 Dans cette optique, on comprend mieux l’approche du laboratoire de collaboration art-science de SymbioticA, à l’Institut d’anatomie et de biologie de l’Université d’Australie occidentale, à Perth, où artistes et chercheurs travaillent main dans la main. Loin du thème sensible de la génétique, le projet TC&A – Tissue Culture and Art – adopte la culture tissulaire en tant que pratique de plasticien. Leurs pièces semi-vivantes interrogent à la fois le matériau et le contexte de son application potentielle, détournée afin d’établir cette vision globale, réclamée par Moholy-Nagy, des conditions économiques, sociales et morales. L’exemple de leurs Pig Wings, des « ailes » palpitantes, cultivées à partir de cellules souches de porc, laisse transparaître une ironie devenue chair à l’égard du marché avec ses perspectives mirobolantes et ses symboles : Pigs might fly – selon l’expression idiomatique anglaise, « si les cochons avaient des ailes, tout serait possible ». Un travail initialement proposé, et aussitôt refusé, lors d’un appel à projets du Wellcome Trust, fondation privée pour la recherche biomédicale, dans le cadre d’une exposition sur les perspectives fulgurantes ouvertes par l’annonce du décryptage du génome humain. Ironie car, si les ailes existent bel et bien dans la galerie, leur taille laisse à désirer. Les promesses hyperboliques se réduisent à quelques centimètres carrés. Dans Disembodied Cuisine, la banale normalité de l’élevage de masse est mise à l’épreuve via la perspective pseudo-positiviste de sculptures semi-vivantes comestibles, cultivées à partir d’une biopsie prélevée sur une grenouille qui continue à vivre à côté du steak en croissance – en théorie, ces steaks renouent avec des recherches scientifiques sur le « steak de pétrole », le carburol, projet mené dans les années 60 pour trouver des substituts protéiques bon marché, mais abandonné à l’époque de la crise pétrolière de 197312. La perspective des organes animaux génétiquement adaptés pour l’homme, et des parties du corps reconstituées à partir de cellules souches et cultivées en laboratoire, comme cette fameuse oreille implantée sur le dos d’une souris qui aurait beaucoup plu à Van Gogh et dont l’image a stimulé d’intenses fantasmes de chimérisation, incite de nombreux artistes à s’interroger sur la remise en cause des frontières, des limites physiques du corps humain. Ainsi, la peau dédolée, cultivée, hybridée et tatouée est le médium d’expression d’Art Orienté objet, fruit d’une expérimentation sur les artistes eux-mêmes. Un cabinet de curieux autoportraits biotechnologiques en guise de totems contemporains, destinés – dans l’idéal – à ce que des collectionneurs se les fassent greffer. L’artiste slovène Polana Tratnik, elle, joue sur la confusion entre l’artifice biologique, la peau de laboratoire qui est plus surface qu’organe fonctionnel, et le latex, tandis que la pionnière du body-art français, Orlan, nous demande si des cultures de sa peau ne pourraient pas rôtir dans les bioréacteurs de SymbioticA/TC&A, de préférence de la peau hybridée avec celle d’un donateur noir, afin de prolonger pour de vrai ses séries africaines de modifications corporelles virtuelles. À quand le moment où les génies créatifs conserveront leurs cellules dans du liquide cryogénique, comme certains prix Nobel l’ont fait avec leur sperme, et se laisseront 11 Jens Hauser cloner pour enfin créer de vraies familles d’artistes ? Dans cette direction, le chemin est déjà balisé avec Chrissy Caviar ® : l’artiste Chrissy Conant vend, dans de très jolis bocaux, ses ovules prétendument prélevés lors d’interventions gynécologiques répétées, en tant que « caviar humain, ascendance caucasienne », pour révéler les nouvelles formes de prostitution et d’exploitation biologique. Plus réconfortant : l’art ayant pour thème la biodiversité, comme les installations de plantes de George Gessert, un peintre qui a abandonné les pinceaux pour des techniques pointues d’hybridation végétale. Il nous rappelle que « l’art génétique » – bien qu’à petite échelle – se trouve aussi dans chaque jardin. Mais ses installations laissent apparaître, derrière la façade d’une simple beauté, des réflexions sur l’eugénisme et l’utilisation de la génétique pour des effets de mode. Par une sorte de « darwinisme inversé », Gessert favorise le phénotype de plantes répondant à son goût personnel, et souvent inadaptées aux « lois » du marché car diamétralement opposées au courant esthétique dominant. Les artistes peuvent-ils ré-enrichir la biodiversité ? Dans le même esprit « arche de Noé », Brandon Ballengee essaie de recréer une espèce éteinte de grenouille africaine, à rebours et à partir d’espèces voisines. Le biotechnoromantisme existe : de tels projets contiennent l’illusion qu’une technologie nouvelle pourrait réparer les ratés de l’impact sur l’environnement des anciennes technologies humaines. Que reste-t-il de la Nature ? demande d’ailleurs Marta de Menezes, qui s’est liée à un laboratoire universitaire aux Pays-Bas afin de créer des papillons uniques. En perçant les chrysalides à l’aide d’une aiguille, elle obtient des motifs maîtrisables sur leurs ailes. Ces transformations ne concernent néanmoins que le phénotype de l’insecte, et non son génotype, l’œuvre disparaissant ainsi à la fin de chaque cycle de vie. À chacun sa déontologie pour un « art qui vit ». Comme le remarque George Gessert, quand on dépasse la représentation, le deuxième degré devient macabre : « Il n’y a pas eu de Warhol de la sélection végétale. » 30 are better than one semble toutefois se dire Joe Davis, artiste-chercheur au Massachussetts Institute of Technology de Cambridge. Mais à la différence de Warhol, qui « clonait » en 1963 la Joconde de Léonard de Vinci – symbole de référence pour la mouvance art-science, Davis reproduit à l’infini non pas des visages humains, mais le sexe feminin : Il a développé une technique de représentation visuelle à très petite échelle, nommée DNAgraphy. L’ADN y tient lieu d’émulsion photographique, et Davis commence par créer des images emblématiques d’une taille de 1mm2 et visibles sous le microscope, telles que L’origine du monde d’après Gustave Courbet, puisque ce tableau a, lui aussi, « passé la majeure partie de son existence hors de la vue des hommes, attendant d’être révélé. » Il s’agit là d’un détournement des puces à ADN, normalement destinées à analyser l’expression de milliers de gènes simultanément. Davis, qui n’est nullement intéressé par la manipulation des organismes pour changer leur phénotype, synthétise la matière à analyser et en dessine le récepteur – la serrure et la clef – pour encoder des messages et des images poétiques. En même temps, il touche à une problématique centrale de la relation entre l’art et la science, celle de la visualisation des concepts. Par sa démarche, il semble ironiquement souligner que nous trouvons surtout ce que le modèle employé au départ nous suggère. Pourquoi alors ne pas « visualiser l’invisible » ? C’est ce qu’entreprend Marta de Menezes, dans ses Functional Portraits, réalisés à l’aide de l’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique. Elle montre des activités créatives comme flux bio-mécanique, l’homme comme matière. Dans NucleArt, elle « sculpte » des cellules humaines grâce à des projections qui reconstituent la structure tridimensionnelle du noyau humain. Ainsi, bien qu’influencée par les trouvailles de la bioinformatique récente, la démarche expérimentale de la majorité des artistes biotech’, à l’exception de Davis, ne semble pas déterminée par le désir d’incarner les simulations des « algorithmes génétiques » de l’âge numérique, notamment celles opérées dans le secteur de Jens Hauser 12 la vie artificielle ou de l’art génétique numérique13, mais s’avère d’ordre plutôt phénoménologique. C’est-à-dire qu’elle opère par des expériences concrètes, des réalités biologiques, et non pas par des propositions logico-mathématiques qui tendent à définir le génome comme l’équivalent d’un logiciel parfaitement contrôlable. C’est justement avec ce concept que joue Eduardo Kac, dans Genesis et sa pièce jumelle Transcription Jewellery. Avec Genesis, il entraîne le visiteur dans un perfide et déstabilisant jeu d’interactions, présenté comme ludique et relayé par internet. Dans des bactéries réellement transgéniques, l’encodage métaphorique d’une phrase biblique et fondatrice de notre conception de l’homme est soumis à des mutations. Ironiquement, Kac fait muter ses bactéries avec des rayons ultraviolets, c’est-à-dire avec le facteur mutagène le plus quotidien. En résulte, dans les « Bijoux de la transcription », de la poudre d’ADN de ces bactéries, purifiée, de la poudre aux yeux, conforme à la dénonciation antérieure du fétichisme génétique par la philisophe des sciences et féministe Donna Haraway : « Avec un peu d’imagination, on dévoile le fétichisme marchand dans les échanges du marché transnational où des gènes, ces choses-en-soi, macromoléculaires et en or à 24 carats, semblent être eux-mêmes la source de valeur »14 – Kac enferme la poudre dans un flacon, une relique… ornée d’une « protéine » en or massif, peut-être à 24 carats, matérialisant ainsi l’immatériel, comme Edvard Munch l’a fait il y a un siècle dans ses Madones, où l’héroïne de l’immaculée conception est entourée d’un cadre parsemé de spermatozoïdes, et d’un embryon au regard culpabilisateur15. Mais de telles stratégies métaphoriques sont généralement éclipsées par la charge émotionnelle que porte aujourd’hui le recours à la génétique, notamment, en tant que médium. Des artistes comme Kac associent alors sciemment des titres à connotation religieuse à leurs pièces ; ce dernier utilisant la bioluminescence par transgénèse comme symbole d’une nécessaire renaissance des Lumières à l’heure où la majorité des gens est plongée dans un état de minorité et de dépendance vis-à-vis des experts, dont les blouses blanches ont remplacé les frocs noirs. Le code génétique ainsi encensé, et la double hélice vue comme échelle de Jacob, n’est-ce pas dû aussi à ce que nous aimerions, inconsciemment, voir dans chaque nouveau savoir scientifique des secrets mystiques enfin révélés ? Après Babel, trouvera-t-on enfin dans l’ADN le « rêve de Leibniz d’un langage universel, qui serait à la fois une lingua characteristica [universalis] qui permet la description « parfaite » du savoir par la démonstration des « caractéristiques réelles » des concepts et des choses, et un calculus ratiocinator, qui rend la mécanisation du raisonnement possible »16 ? Par ailleurs, en référence au chamanisme, certains voient même la double hélice partout – grâce à l’émission de photons par l’ADN qui permettrait la vision directe de la structure en double hélice du génome des organismes vivants17. L’architecture humaine, et même les escaliers de nos bâtiments seraient génétiquement déterminés, car « les gènes de la double hélice ont toujours été avec et en nous, des [escaliers] simples et doubles, enroulés à droite ou à gauche, ont toujours été communs dans l’architecture »18. Et puisqu’« on découvre un programme : comment censurer celui qui se demande s’il existe un Programmeur ? »19 Pendant que Dieu revient ainsi par la porte de derrière, des pièces comme Le Huitième Jour, dans laquelle Kac fait des organismes fluorescents verts une sorte de compteur Geiger, nous indiquent que nous nous trouvons déjà dans un environnement transgénique – circonstance qui nous échapperait du fait « d’une échelle physique trop grande, et d’une échelle temporelle trop lente »20, un concept littéralement repris du technophile Moholy-Nagy et de ses considérations sur l’espace-temps21. Mais que l’on y regarde de plus près : certaines œuvres biotech’ ne renvoient pas qu’à un futur transfiguré. Quelle est la nature d’un biomarqueur détourné en marqueur social, de la protéine verte, que l’on ne voit que sous lumière bleue et à travers un filtre jaune, et qui laisse apparaître le semblable comme autre ? Si l’on 13 Jens Hauser se souvient de Time Capsule – où Kac s’implantait une micropuce, destinée normalement à retrouver des brebis ou autres animaux égarés, s’enregistrait à la fois comme le propriétaire et l’animal et disposait dans la galerie ses photos de famille de la Pologne des années 30 – le marquage prend une autre coloration. Le choix du code morse dans Genesis est aussi déterminé par le fait que Samuel Morse était « raciste, xénophobe, anti-catholique et antisémite »22, cependant que SymbioticA/TC&A construit son laboratoire noir en « hommage » au chercheur Alexis Carell, pionnier en matière de culture de tissus, prix Nobel en 1912 – mais aussi théoricien de l’eugénisme à l’heure de Vichy23. Nombreux sont les indices montrant que les artistes ont commencé à questionner leurs nouveaux, et si contestés, moyens d’expression. Comme l’écrit George Gessert : « Nous ne pouvons totalement apprécier une œuvre d’art que si elle reconnaît les questions qu’elle soulève, c’est pourquoi l’art qui ignore trop le monde, comme Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl, peut être profondément choquant. En matière d’art génétique, l’esthétique pure doit prendre en compte les questions que soulève toute intervention dans l’évolution. »24 Tant que l’on ne considèrera les artistes biotech’ qu’à travers le choix de leurs outils, ils seront attendus au tournant. Jens Hauser 14 Vilém Flusser, in : Artforum, octobre 1988 : et in : Schriften, Band 2 : Nachgeschichte – Eine korrigierte Geschichtsschreibung, Bollmann Verlag, 1993. 1 2 Eduardo Kac interrogé par l’auteur, Ars Electronica Linz, septembre 1999, entretien diffusé sur arte. 3 Cadiot, Olivier : Retour définitif et durable de l’être aimé, Paris, 2002. Cette technique de biomarqueur est routinière en science, mais l’expression de la protéine de fluorescence verte ne concerne généralement qu’une petite partie du corps. Pour plus de détails voir la contribution d’Eduardo Kac dans cette publication. 4 5 Michaud, Yves : L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, 2003. Ce débat n’est pas clos même entre bioartistes: Ainsi Adam Zaretsky écrit : « Aucun art qui utilise le couteau (même prêté) ne devrait affirmer qu’il est inoffensif. » In : Baker, Steve: Kac and Derrida. Philosophy in the Wild ? The Aesthetics of Care, Actes du symposium organisé en août 2002 au Perth Institute of Contemporary Arts. 6 Michaud, Yves : Humain, Inhumain, Trop Humain. Réflexions philosophiques sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk. Paris, 2002. 7 Lilienthal, Matthias et Claus Philippe: Schlingensiefs Ausländer Raus. Bitte liebt Österreich. Francfort sur le Main, 2000. Schlingensief, invité par Luc Bondy, ne s’est pas seulement attiré les foudres des sympathisants de la droite populiste, mais aussi du mouvement gauchiste de contestation, dont le cortège attaqua même les conteneurs pour arracher les pancartes, avant de reculer – ayant constaté que de vrais demandeurs d’asile, et non pas des comédiens, semblaient habiter les conteneurs, posés juste en face de l’Opéra. 8 Quéau, Philippe : Der Wal, die Küchenschabe und das Kaninchen (La baleine, le cafard et le lapin). Dans: Unplugged. Art as the Scene of Gobal Conflicts, Ars Electronica. Linz, 2002, p. 289-305. 9 10 DNArt, Biennale Merano Arte, Merano, 2002, p. 104. 11 Moholy-Nagy, Laszlo : The Function of Art. Art and Science. In : Richard Kostelanetz: Esthetics Contemporary, New York, 1989, p. 68. 12 Bud, Robert : La cellule et les biotechnologies. Biofutur (1998) 184, p. 38-40. Lire à ce sujet : Taylor, Grant : Les idéologies obscures de la Vie Artificielle et des Monstres Mutants de William Latham. In : The Aesthetics of Care, Actes du symposium organisé en août 2002 au Perth Institute of Contemporary Arts. « Il y a une tendance dans la culture technologique et dans la philosophie libérale à regarder la machine numérique comme une zone dispensée de morale, comme un appareil aux valeurs avant tout utilitaires. En conséquence, la construction et la simulation de la vie à travers des processus synthétiques, incarnées par cette nouvelle science de la Vie Artificielle sont éthiquement sous-estimées. (…) Le [logiciel] Mutator agit sur notre désir de devenir un généticien, qui bricole avec l’ADN recombinant et peut réaliser des formes de monstres et de monstruosités. » 13 14 Haraway, Donna : Deanimations : Maps and Portraits of Life Itself. In : Jones, Caroline A.; Galison, Peter : Picturing Science, Producing Art. New York, 1998, p.187. 15 Je remercie Richard Hoppe-Sailer de m’avoir indiqué ce parallèle frappant. Codognet, Philippe : De docta ignorantia. Transgenic cockroaches as living archives. In : X-TRA, vol. 4, no 2. Los Angeles, 2001. Et: Gottfried W. Leibniz : De la production originelle des choses prise à sa racine. In : Opuscules philosophiques choisis. Paris, 1978. 16 17 Narby, Jeremy : Le serpent cosmique. L’ADN et les origines du savoir. Genève, 1995. 18 Hersey, George : The Monumental Impulse. Architecture’s Biological Roots. Cambridge, 1999, p 6. 19 Bénichou, Grégory : Le Chiffre de la Vie. Paris, 2002, p 108. 20 Eduardo Kac dans « Le Huitième Jour », un film de Jens Hauser, 2002. 21 Moholy-Nagy, Laszlo : Space-Time Problems. In : Richard Kostelanetz : Esthetics Contemporary, New York, 1989, p. 69-74. 22 Kac, Eduardo : Telepresence and Bio Art. Networking Humans, Rabbits and Robots. Ann Arbor, 2003. 23 Bonnafé, Lucien; Tort, Patrick : L’Homme, cet inconnu ? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les chambres à gaz. Paris, 1992. 24 Gessert, George : Notes sur l’art de la sélection végétale, dans ce même catalogue. 15 Jens Hauser Chiens bleus Vilém Flusser P ourquoi en fait les chiens ne sont-ils toujours pas bleus avec des taches rouges ? Et pourquoi les lapins n’illuminent-ils toujours pas comme des feux follets les guérets nocturnes ? Pour formuler cette question autrement : pourquoi pratiquons-nous l’élevage toujours pour des raisons économiques et non pas artistiques ? Rien n’a-t-il changé dans notre rapport au monde animal depuis le néolithique ? Le contexte dans lequel cette question doit être posée est le suivant : d’un côté, la production animale dans les pays d’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord dépasse la consommation ; de l’autre, nous commençons à disposer de techniques permettant la création d’espèces animales programmées. Donc : d’un côté, des flots de lait, des montagnes de beurre et des plages de jambons, de l’autre, la possibilité de créer des espèces animales artificielles. Ces deux côtés du problème animal ne pourraient-ils pas se concilier ? À la place des fermiers qui disparaissent, l’élevage ne pourrait-il pas être enfin pratiqué par des artistes désorientés, se multipliant comme des lapins ? Un regard d’ensemble sur l’Europe occidentale – un regard qui embrasserait des millénaires – offrirait à peu près l’image suivante : d’abord peut-être une steppe froide parsemée de quelques groupes d’arbres, traversée par des hardes de grands ongulés, migrant au printemps vers le nord et en automne vers le sud et guettés par leurs prédateurs (dont des hommes). Ensuite, une forêt de plus en plus épaisse, dans laquelle des hommes abattent et incendient des clairières parce qu’ils ne peuvent pas chasser en forêt, et en sont réduits à manger de l’herbe. Puis la scène que nous connaissons bien des champs de céréales qui se mangent, des prairies sur lesquelles paissent des animaux comestibles et des forêts qui peuvent être transformées en journaux. Et soudain, en anticipant, un Disneyland à l’intérieur duquel une foule d’hommes, rendus chômeurs par l’automatisation, s’affrontent. La question est: qui sera le futur Disney ? La réponse : il sera, entre autres, biologiste moléculaire. L’organisme animal sécrète en effet des substances colorantes, et déjà Darwin affirmait qu’il s’agit d’une fonction vitale. Elle permet la survie de l’individu (camouflage) et celle de l’espèce (séduction lors de l’accouplement). Nous avons, depuis Darwin, découvert les mécanismes métaboliques et physiologiques de leur sécrétion, et commençons à comprendre les règles mathématiques gouvernant la diffusion et la répartition des couleurs sur le corps. Depuis peu, le génie génétique intervient de manière ciblée dans ce processus extraordinairement complexe. Il commence à s’emparer de la palette animale tel un peintre mélangeant ses couleurs. La sécrétion de substances colorées par des animaux va ainsi acquérir une importance fondamentale pour la survie de l’individu humain, et de l’espèce Homme, dans le Disneyland. Elle aura une fonction esthétique. Le Disneyland grouillera d’animaux colorés afin que les hommes ne s’y ennuient pas à mourir. Que l’on ne le prenne pas pour une idée délirante. Munissons-nous plutôt d’une lampe de poche, montons dans un bathyscaphe et plongeons vers les grands fonds océaniques. Nous y apercevrons la scène suivante : des forêts, des prairies et des champs d’animaux d’une nature quasi végétale, rayonnants de couleurs, aux tentacules flottant en éventail dans les courants, tandis que passent d’énormes escargots aux couleurs arc-en-ciel, le tout survolé par des nuées de crabes luisants, argent, rouges et jaunes. Voilà à peu près à quoi devra ressembler le Disneyland. Et cela pourrait bien arriver. En effet, l’information génétique permettant aux animaux des grands fonds d’exécuter ce spectacle Son et Lumière est théoriquement, et techniquement, transférable aux animaux terrestres. Voilà la mission du futur Disneyland : il devra faire du land art à grande échelle. Vilém Flusser 16 Cependant, ce devra être un land art particulièrement complexe, donc plus intéressant que l’actuel coloriage de cailloux. Un exemple de la complexité d’un pareil jeu de couleurs : il existe une variété de pomme de terre pollinisée par une espèce de papillon qui se nourrit exclusivement de ce tubercule. Les fleurs de la pomme de terre et les ailes du papillon ont exactement la même couleur, mais le bleu des pétales est de nature chimique (modification de la chlorophylle), tandis que celui des ailes de l’insecte est un phénomène optique (réflexion spécifique d’une partie des rayons solaires par des écailles). Ce sont de tels jeux écologiques que le futur Disney aura à réaliser. Les couleurs d’un animal devront se réfléchir sur celles d’un autre. Le Disneyland devra être une symphonie de couleurs, dont le programme sera certes composé d’avance, mais qui ensuite évoluera par elle-même (par improvisation). Ce devra être une œuvre d’art vivante. L’Europe occidentale, transformée de la sorte en Disneyland, sera-t-elle encore « naturelle » ? Ou bien « artificielle » ? Bien, les hommes brûlant les clairières dans les forêts ont rendu l’Europe de l’Ouest plus artificielle qu’elle ne l’était auparavant, et les hommes cultivant champs et prairies plus encore. Le Disneyland ira dans la même direction. Grâce à ces avancées de la nature vers l’art, l’Europe occidentale est devenue toujours plus vivante; dans le Disneyland, elle deviendra une œuvre d’art vivante. L’art serait-il alors une méthode pour rendre la nature plus vivante ? C’est ce qui était sous-entendu dans la question « pourquoi n’avons-nous toujours pas de chiens bleus avec des taches rouges ? ». Après ces réflexions, elle apparaît comme réellement fondamentale : elle s’interroge en effet d’une manière nouvelle sur le sens de la vie. Texte initialement publié in Artforum, octobre 1988, et in Vilém Flusser, Schriften, Band 2: Nachgeschichte – Eine korrigierte Geschichtsschreibung, Bollmann Verlag, 1993. Traduction de l’allemand avec l’aimable autorisation d’Edith Flusser. 17 Vilém Flusser l’art biotech’ SymbioticA/TC&A Que/qui sont les êtres semi-vivants créés par Tissue Culture & Art ? Eduardo Kac Transformation du vivant – mutation de l’art George Gessert Notes sur l’art de la sélection végétale Art Orienté objet Les Cultures de peaux d’artistes d’Art Orienté objet Joe Davis L’origine du monde Marta de Menezes Le laboratoire comme atelier d’artiste Que/qui sont les êtres semi-vivants créés par Tissue Culture & Art ? Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary L e projet TC&A, Culture Tissulaire & Art, lancé en 1996, est un programme de recherche et développement concernant la création d’« entités semi-vivantes » par des méthodes similaires à celles utilisées pour la production d’organes bio-artificiels (le génie tissulaire). Le processus commence généralement par la construction de structures de la forme désirée en polymères biodégradables/bio-absorbables, qui sont ensuite ensemencées avec des cellules vivantes provenant d’organismes complexes, puis cultivées dans des bioréacteurs. Un concept nouveau émerge donc dans le continuum de la vie : les êtres semi-vivants. Une nouvelle catégorie d’êtres/objets constitués de matériaux vivants et non vivants. L’entité semi-vivante se situe sur la frontière floue séparant vivant et non-vivant, croissance et construction, naissance et fabrication, sujet et objet. Dépendant des soins du vétérinaire/mécanicien, du fermier/artiste ou de l’éleveur/constructeur, les semi-vivants ne sont pas des imitations d’hommes, et ne cherchent pas à les remplacer. Ils sont à la fois similaires et différents des autres créations humaines (le phénotype étendu d’Homo sapiens) telles que les objets manufacturés ou les variétés sélectionnées de plantes et d’animaux domestiques (que ce soient les animaux familiers ou les espèces d’élevage). Ces entités sont des systèmes biologiques vivants conçus artificiellement, qui ont besoin d’une intervention humaine et/ou technologique pour leur construction et leur entretien. Ce nouveau genre de manipulation se réfère explicitement à des préoccupations éthiques et des perplexités philosophiques émergentes. TC&A étudie les communautés cellulaires organisées, les tissus vivants, en tant que palette. Utilisant la collaboration naturelle entre les cellules, nous cultivons des tissus hors du corps et les forçons à croître, selon des formes prédéterminées, sur des structures artificielles. Nous nous intéressons aussi au détournement vers d’autres fins des propriétés de ces tissus différenciés, et à l’exploration des différents niveaux de relations et d’interactions avec ces nouvelles entités. Par cela, nous soulignons et interrogeons des idées et des croyances ancrées de longue date en ce qui concerne la nature des choses. La part de performance de nos installations met l’accent sur la responsabilité – et sur l’impact intellectuel et émotionnel – qu’impliquent la création et la manipulation de systèmes vivants en tant qu’éléments d’un projet artistique. The Feeding Ritual (le rituel du nourrissage) a lieu chaque jour. Par cette action, nous rappelons le besoin de soins et de nourriture des sculptures semi-vivantes. Nous invitons les visiteurs à assister à l’opération du nourrissage, qui se déroule dans un laboratoire installé dans la galerie, et fait partie intégrante de l’expérience artistique. À la fin de chaque exposition, nous sommes confrontés à l’ultime défi pour un artiste – nous devons tuer nos créations. Il est difficile, et parfois impossible, de traverser des frontières avec de la matière vivante, et puisqu’en général personne ne veut « adopter » les entités semi-vivantes et en prendre soin quotidiennement (en conditions stériles), nous devons les tuer. The Killing Ritual (Le rituel de la mise à mort) renforce l’aspect temporaire de l’art vivant, et souligne la responsabilité qui nous incombe (humains devenus créateurs) de décider et d’exécuter leur destin. Nous estimons important de révéler au public ce qui arrive à ces créations artistiques vivantes à la fin de l’exposition. Cela fait partie d’interrogations plus générales sur la vie, que nous soulevons avec notre travail. Dans cette installation/performance, nous présentons deux projets basés sur des tissus et cellules vivants, qui exposent différents types de relations/interactions avec les entités semi-vivantes. Dans l’un nous encourageons les gens à établir des relations de soin et d’attention envers nos poupées semi-vivantes, dans l’autre nous consommerons du semi-vivant en tant que nourriture. Culture tissulaire & utérus art(ificiel) ; les poupées du souci semi-vivantes Les poupées du souci semi-vivantes ont été créées, en un geste symbolique, pour permettre aux spectateurs d’en prendre soin et d’exprimer leurs soucis et angoisses les plus intimes. Nous avons décidé de cultiver dans Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary 20 un utérus artificiel (un bioréacteur) des versions modernes des légendaires poupées du souci guatémaltèques. « Les Indiens guatémaltèques apprennent une vieille histoire à leurs enfants. Lorsque vous avez des soucis, vous en parlez à vos poupées. Au moment de se coucher, les enfants prennent une poupée pour chaque souci, et le partagent avec elle. Durant la nuit, la poupée aura résolu leur problème. Rappelez-vous cependant qu’il n’y a que six poupées dans la boîte, vous n’avez donc droit qu’à six soucis par jour »1. Comme nous ne sommes plus des enfants, nous avons décidé de faire naître sept poupées. Nous n’avons peut-être pas droit à plus de six soucis, mais nous les avons certainement. Ces poupées sans sexe, d’allure infantile, représentent l’état actuel de la sphère culturelle. Nous leur avons donné des noms alphabétiques, car nous pensons pouvoir trouver un souci pour chacune des lettres de la langue qui a fait de nous ce que nous sommes. Durant le travail sur le projet Culture Tissulaire & Art, certaines personnes nous ont dit leurs angoisses. Ces poupées en représentent quelques-unes. Nous vous encourageons à trouver de nouvelles préoccupations et de nouveaux noms… Vous pourrez susurrer ces soucis aux poupées, et espérer qu’elles vous en débarrassent. Poupée A = représente les vérités Absolues, et les gens qui pensent les détenir Poupée B = représente la Biotechnologie et les forces qui la contrôlent (voir la poupée C) Poupée C = pour Capitalisme, entreprises multinationales (Corporations) Poupée D = pour la Démagogie, et la possible Destruction Poupée E = pour l’Eugénisme, et les gens qui se pensent assez « supérieurs » pour le pratiquer Poupée F = elle est la peur de la peur (Fear) elle-même G = n’est pas une poupée, puisque les Gènes sont présents dans toutes les poupées semi-vivantes Poupée H = symbolise notre peur de l’espoir (Hope) Les hommes aiment attacher des valeurs symboliques aux objets. Ces poupées du souci semi-vivantes « fonctionneront »– elles mieux que les originales en étoffe ? Nous les façonnons en polymères dégradables, et avec du fil pour sutures chirurgicales. Nous les ensemençons de cellules vivantes juste avant le début de l’exposition. Avec le temps, les cellules se multiplient et remplacent peu à peu le matériau synthétique. À la fin de l’exposition, les poupées seront presque entièrement constituées de cellules vivantes. C’est alors que nous devrons les tuer. Participerez-vous avec nous au rituel de la mise à mort ? Notre investissement dans ces poupées, à la fois en termes de soins et d’utilisation comme véhicule pour exprimer et soulager nos anxiétés, justifie-t-il leur sacrifice ? La cuisine désincarnée : des steaks de grenouille semi-vivants On pourrait avancer que la façon la plus extrême de traiter les organismes vivants est de les consommer comme nourriture. Durant toute l’Histoire, les hommes ont divisé le monde vivant en « nourriture » et « autre » (animaux familiers, plantes ornementales, bêtes de sommes, etc.). La séparation n’est pas toujours claire, et nous devons pratiquer une certaine hypocrisie pour pouvoir aimer et respecter les êtres vivants tout en les mangeant. Les chiens sont des exemples d’une telle confusion : dans certaines cultures ils sont les « meilleurs amis de l’homme », dans d’autres des ornements sélectionnés pour leurs qualités esthétiques. Dans d’autres encore, on les mange. Peter Singers appelle une telle division : le « spécicisme » en pratique – les animaux comme nourriture2. Alors que la société humaine devient urbaine et que les relations directes avec ce que l’on considère comme la « nature sauvage » s’affaiblissent, ce comportement est de plus en plus sur la sellette. De plus, alors que nous comprenons de mieux en mieux la vie, nous recourons à diverses attitudes et hypocrisies pour continuer simultanément à chérir et tuer des êtres vivants, en établissant une sorte de hiérarchie des valeurs (parfois rigide, parfois arbitraire) entre les différentes espèces (après tout, les 25 Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary légumes sont des êtres vivants). Jason Davidson, un artiste australien aborigène, nous a récemment rapporté cet épisode. Il filme ses expéditions de chasse et les utilise pour expliquer aux membres de sa communauté les fonctions des organes internes. Il a présenté l’une de ces vidéos à une assistance blanche et urbaine. Il y montre la traque puis la découpe d’un buffle d’eau, pour des raisons à la fois alimentaires et pédagogiques. Une des spectatrices n’a pu cacher sa désapprobation, et l’a accusé de cruauté, suggérant qu’il devrait se procurer sa viande au supermarché. Cela résume parfaitement l’hypocrisie de notre société urbaine occidentale. Les morceaux de viande bien emballés des rayons des supermarchés ne rappellent guère leur origine. Est-il vraiment plus cruel de chasser (pour se nourrir) un animal qui a bien vécu dans la nature que d’acheter de la viande au supermarché, viande produite en élevant des animaux dans des bâtiments industriels surpeuplés ? Dans Cuisine désincarnée, nous cultivons du muscle squelettique de grenouille sur des biopolymères, en vue d’une consommation alimentaire. Une biopsie est prélevée sur un animal qui vit dans la galerie à côté du « steak en croissance ». Cette installation culmine en une « fête ». Nous cultivons aussi du tissu végétal comme « garniture ». Ce projet est né en 2000, au Laboratoire de génie tissulaire et fabrication d’organes de l’hôpital général du Massachussetts (faculté de médecine d’Harvard). Le premier steak que nous ayons cultivé était constitué de cellules de fœtus de mouton (muscle squelettique). Nous avons utilisé des cellules récoltées au cours d’une recherche sur les techniques de culture tissulaire in utero. Le steak était donc cultivé à partir d’un animal encore à naître. Cette pièce évoque le plus fréquent des modes d’interaction entre les humains et les autres organismes vivants, et questionnera la gêne que semblent ressentir les gens lorsque quelqu’un « tripote » leur nourriture. Les relations avec le semi-vivant sont ici celles de la consommation et de l’exploitation, mais il est important de noter qu’il s’agit de consommation de viande « sans victime ». Tant que les cellules de la biopsie se multiplient, le « steak » continue de grandir. Pendant ce temps, la source – l’animal chez qui les cellules ont été prélevées – guérit. Ce travail donne peut-être à voir un futur dans lequel il existera de la viande (ou de la nourriture riche en protéines) pour les végétariens, et où l’abattage et la souffrance des animaux destinés à la consommation seront réduits. De plus, les problèmes écologiques et économiques liés à l’industrie alimentaire (cultiver des céréales pour nourrir les animaux, et les élever dans des conditions rationalisées économiquement) pourraient être sérieusement minimisés. Cependant, en cultivant notre nourriture, nous créons une nouvelle forme d’exploitation – celle du semi-vivant. Une des étudiantes de notre cours Vivoart, au Laboratoire de recherche collaborative art et science, est une végétalienne qui veut réduire au minimum la souffrance infligée aux animaux. Elle vient de donner un tour nouveau à la confusion humaine entre organismes vivants et « viande ». Récemment, elle a ressenti le besoin de manger de la viande (un désir « évolutionniste » de nourriture riche en protéine ? L’excitation de la chasse ? Ou simplement l’envie esthétique d’un goût et d’une texture différents ?). L’opposition entre son désir de viande et sa croyance en la non-consommation des autres espèces a trouvé une issue dans une idée dérivant de la nourriture semi-vivante. Elle a suggéré de prélever une biopsie de ses propres cellules, plutôt que d’infliger un stress physique et psychologique (même temporaire) à un autre animal. Nous pourrions ainsi cultiver des steaks faits de notre propre chair. Nous ne nous demandons pas si c’est contre nature (nous sommes éloignés de la nature depuis bien longtemps, et les hommes ont déjà pratiqué le cannibalisme), ni si c’est moral (c’est fait avec le consentement d’un adulte responsable), mais nous intéressons plutôt aux questions de bio-sécurité et, surtout, à la rhétorique que la société utilisera pour traiter un tel concept. Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary 26 Le Laboratoire Nous avons décidé d’inclure le laboratoire dans l’installation, pour présenter l’environnement dans lequel les entités semi-vivantes peuvent se développer. Cela nous permet aussi d’effectuer les tâches nécessaires à l’entretien des sculptures semi-vivantes alors que l’exposition continue, de manière à ce que l’assistance puisse observer et comprendre l’engagement et les responsabilités que nous avons contractés envers les systèmes vivants que nous créons. Cela comprend la construction d’une enceinte et l’installation d’un laboratoire de culture tissulaire comprenant une hotte stérile, un environnement artificiel pour les entités semi-vivantes (un bioréacteur), un microscope et des consommables, le tout respectant les exigences de confinement physique d’un laboratoire de niveau 2. L’étude et la conception/construction de l’ensemble fait partie de la démarche conceptuelle et des intentions théâtrales de l’installation. Les caractéristiques du laboratoire rappellent celui où se sont déroulées les premières expériences réussies de culture tissulaire, en 1910. Ce laboratoire abritait le groupe de « chirurgie expérimentale », dirigé par le docteur Alexis Carrel à l’Institut Rockefeller de la recherche médicale. Il fut le premier à développer les techniques de culture tissulaire. En 1954, un article du Collier Magazine le décrit comme « Un homme brillant… Le Dr. Carrel a apporté d’importantes contributions à la science de la culture des tissus. »3 Il est cependant considéré comme un mystique excentrique et un fasciste, ou tout au moins un eugéniste collaborateur de Vichy.4 Ses contemporains le critiquaient car il considérait la culture tissulaire comme un art occulte – il obligeait ses assistants à porter des robes et des capuches noires dans le laboratoire – et promettait toutes sortes d’avancées dans la lutte contre les maladies, promesses qu’il n’a jamais pu tenir à cause des limitations techniques de l’époque. L’ensemble de la culture tissulaire a souffert dans les années 1930 de son étrange comportement5. Dans un livre de 1954 intitulé La culture des cellules animales et végétales, P.R. White mentionne le laboratoire de Carrel et les résultats des ses pratiques : « Les murs gris, les robes noires, les masques et les capuches, la brillance du verre contourné et les pulsations des fluides colorés, l’acier inoxydable luisant, les jets de vapeur cachés, les microscopes fermés et les grands « chaudrons de sorcières » des « grands » laboratoires de « culture tissulaire » ont amené trop de personnes à considérer la culture cellulaire comme un domaine trop abstrus, abscons et sacro-saint pour être envahi par la plèbe »6. On peut penser que la version hollywoodienne du Dr. Frankenstein doit beaucoup au Dr. Carrel, qui a reçu le prix Nobel de médecine en 1912. Sa tendance mystique et eugéniste résulte-t-elle de son obsession pour la vie partielle ? La création des précurseurs de nos entités semi-vivantes a-t-elle ouvert la voie à son intolérance pour les autres ? Est-ce ce qui va nous arriver ? Conclusion Les entités semi-vivantes sont des objets évocateurs qui mettent en Lumière le fossé entre nos systèmes de croyances et de valeurs et les nouvelles connaissances qui nous permettent de manipuler les organismes vivants. Notre système de croyance semble incapable de prendre en compte les questions épistémologiques, éthiques et psychologiques soulevées par la science et l’industrie de la vie. Les entités semi-vivantes incarnent notre hypocrisie envers le monde vivant et l’exploitation de systèmes vivants à des fins anthropocentriques. L’utilisation des techniques biologiques est certes sujette à controverse. Ces technologies sont en train de prendre une place déterminante dans notre vie, et affectent nos relations avec tous les organismes vivants. L’application des connaissances issues de la recherche en sciences de la vie semble déterminée par des forces recherchant le profit à court terme pour une minorité, et négligeant souvent les risques à long terme. L’utilisation du savoir provenant des recherches basiques et appliquées semble encore plus inquiétante alors que s’épaississent les nuages annonciateurs de guerre. Outre l’évidente menace de guerre biologique, l’apparent 27 Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary déclin de la compassion pour les « autres » fait de notre époque un moment bien périlleux pour arrêter des décisions concernant la manipulation et l’utilisation des organismes vivants. Cette émergence d’une nouvelle catégorie d’êtres/objets, située sur la ligne de fracture de nos visions dichotomiques du continuum de la vie, pourrait devenir de plus en plus évidente à mesure qu’augmentent nos capacités de manipulation du vivant. Puisque ces créations seront dotées de plus ou moins de vie et de sensibilité, nous établirons de nouvelles relations avec nos objets, notre environnement et avec le concept même de vie. Des parties de notre corps (actuellement de simples fragments) pourront être maintenues hors de nous comme des entités autonomes indépendantes. Quelles sortes de relations allons-nous établir avec ces entités ? En prendrons-nous soin ou en abuserons-nous ? Où les entités semi-vivantes vont-elles être situées dans le continuum de la vie, et comment cela affectera-t-il notre système de valeurs concernant les organismes vivants, y compris notre propre corps (malade et sain) et notre conception du moi ? La biologie moderne permet aux humains de réifier plus encore les organismes vivants, et de créer des êtres semi-vivants. En tant que praticiens de l’art biologique qui utilisent des techniques de culture tissulaire pour créer des sculptures semi-vivantes, nous sommes pleinement conscients que ces entités dépendent de nos soins pour leur survie et leur bien-être. Plus largement, nous essayons de formuler les questions concernant les limites morales de la manipulation et l’exploitation de systèmes biologiques vivants à des fins purement humaines. L’arrivée des semi-vivants rendra-t-elle notre société plus attentive aux autres, ou la vie sera-t-elle encore plus réifiée ? Un des rôles que peut jouer l’art est de suggérer des scénarios de « mondes en construction », de subvertir les technologies afin de créer des futurs contestables et d’étudier les changements qui pourraient avoir un impact. C’est ce rôle qui rend si pertinentes la création des entités semi-vivantes et l’analyse multi-dimensionnelle de leur utilisation. Nous manipulons/exploitons désormais des ensembles de cellules placées en conditions de coopération/compétition pour atteindre une cohésion indispensable à leur survie. Nous espérons que le rituel quotidien du nourrissage et les soins aux entités semi-vivantes nous rappelleront de ne pas fuir nos responsabilités et perdre notre compassion pour les autres. Il ne faudrait pas finir comme le Dr. Carrel. Les entités semi-vivantes proviennent du projet Culture Tissulaire & Art (Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary). Hébergé par SymbioticA, Laboratoire de recherche collaborative art et science, faculté d’anatomie et de biologie humaine, Université d’Australie occidentale, Perth. http://www.tca.uwa.edu.au http://www.symbiotica.uwa.edu.au 1 Texte fourni avec boîtes de poupées du souci guatémaltèques. 2 Singer Peter, Practical Ethics (NY: Cambridge University Press 1993) p.62. Landecker, Hannah, ’Building “A new type body in which to grow a cell:” Tissue Culture at the Rockefeller Institute, 1910-1914’, (NY: Rockefeller University Centernnial) November 2000. 3 4 Carrel, Alexis : L’Homme, cet inconnu. Paris,1935. Bill Davidson, “Probing the Secret of Life” Collier’, p. 81 may 14, 1954. Cité dans Landecker, Hannah, ’Building “A new type body in which to grow a cell:” Tissue Culture at the Rockefeller Institute, 1910-1914’, (NY: Rockefeller University Centernnial) November 2000. 5 P.R. White, “The Cultivation of Animal and Plant Cells”, NY, Ronald Press, 1954p. vi, Cité dans Landecker, Hannah, ’Building “A new type body in which to grow a cell:” Tissue Culture at the Rockefeller Institute, 1910-1914’, (NY: Rockefeller University Centernnial) November 2000. 6 Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary 28 Pigs might fly – selon l’expression idiomatique anglaise, « si les cochons avaient des ailes, tout serait possible ». SymbioticA a cultivé des « ailes de cochon » à partir de cellules souches de porc – un travail ironique sur les perspectives fulgurantes ouvertes par l’annonce du décryptage du génome humain : si les ailes existent bel et bien dans la galerie, leur taille laisse à désirer. Les promesses hyperboliques se réduisent à quelques centimètres carrés. Transformation du vivant – mutation de l’art Eduardo Kac P endant près de vingt ans, mon travail a consisté à explorer les frontières entre l’homme, l’animal et le robot1. Aussi peut-on considérer l’art transgénique comme le prolongement naturel de mes travaux antérieurs. L’art de la téléprésence, que j’ai développé depuis 1986, fait coexister des humains avec d’autres êtres humains et non-humains, via des corps télérobotiques. Dans mon art biotélématique, développé depuis 1994, biologie et mise en réseau ne se contentent plus de coexister mais sont couplées, ce qui donne lieu à un hybride entre le vivant et la télématique. Avec l’art transgénique, que j’ai abordé en 1998, le vivant et le technologique ne font plus qu’un. Certaines des implications de ce travail concernent le champ social, rencontrant plusieurs disciplines et fournissant la matière à de plus amples réflexions et discussions. Depuis 1997, j’emploie le terme de bio art pour nommer mes travaux impliquant des agents biologiques (par opposition aux objets biologiques), comme Time Capsule2 et A-positive3. Ce qui différencie l’agent biologique de l’objet biologique est que le premier implique un principe actif tandis que le second suppose une simple isolation matérielle. En 1998, j’ai lancé le concept et l’expression d’art transgénique (4) et proposé l’idée de créer (et d’intégrer socialement) un chien exprimant la protéine vert fluorescent (GFP). Cette protéine est couramment utilisée comme biomarqueur en recherche génétique ; mais mon idée était avant tout d’utiliser ses propriétés visuelles en un geste symbolique, comme marqueur social. L’art transgénique, nouvelle forme artistique utilisant le génie génétique afin de créer des êtres vivants uniques, doit être manié avec la plus grande prudence et la conscience des questions complexes qu’il soulève, et surtout en s’engageant au respect, au soin et à l’amour de l’être vivant ainsi créé. Mon projet nommé GFP K-9, en cours depuis 1998, passe en revue la longue histoire de la domestication du chien par l’homme et de leurs relations, et souligne la forte influence de l’homme sur l’évolution canine5. Rappelant que l’on ne rencontre pas de hordes de caniches ou de chihuahuas dans la nature, et que la création du chien à partir du loup fut un acte technologique – même si l’on semble l’avoir oublié – je souligne les relations complexes entre le chien et l’homme durant leur longue histoire commune, qui d’après les données archéologiques remonte au moins à 14 000 ans. La discussion à propos du projet et des questions qu’il soulève a toujours été un de mes buts premiers. Le débat doit aller au-delà de la décision politique et de la recherche académique pour englober le grand public, y compris les artistes. La première réaction du public au projet GFP K-9 fut une curiosité mêlée d’incrédulité. Le projet est parfaitement viable mais, bien peu semblaient croire qu’il pourrait être, ou serait, réalisé. En bataillant pour trouver des partenaires susceptibles de m’aider à créer GFP K-9, j’ai moi aussi réalisé que la technologie reproductive canine n’était pas assez développée, à l’époque, pour me permettre de créer un chien exprimant la GFP6. GFP Bunny En 2000, j’ai annoncé la réalisation d’un projet intitulé GFP Bunny (Lapin GFP). Ce travail englobait la création d’un lapin vert fluorescent (« Alba »), le débat public suscité par le projet et l’intégration sociale du lapin. Alba est née, une lapine douce et en bonne santé. Je n’aurais pas pu réaliser ce travail sans la précieuse contribution de Louis Bec et Louis-Marie Houdebine. Louis Bec a tenu le rôle de producteur, coordonnant des activités en France, tandis que L.M. Houdebine, de l’Inra de Jouy-en-Josas, y a apporté sa compétence en biotechnologie. GFP Bunny devait être présenté dans le cadre du festival Avignonumérique, en juin 2000. J’avais l’intention de m’installer avec la lapine, pendant une semaine, dans la galerie du Grenier à Sel, à Avignon, afin que le public nous rencontre tous les deux. Puis je l’aurais emmenée à Chicago partager ma vie et celle de ma famille. 33 Eduardo Kac Malheureusement, l’ancien directeur de l’institut où est née Alba a imposé sa décision aux chercheurs qui avaient travaillé sur le projet, et s’est opposé à ce qu’Alba soit montrée à Avignon puis me suive à Chicago. Si l’objectif était de contourner l’attention des médias, il y eut un retour de flamme. L. Bec et moi avons dénoncé cette censure via Internet et par des interviews dans la presse7. GFP Bunny est devenu un scandale médiatique international après avoir fait la Une du Boston Globe, partageant les gros titres avec les Jeux olympiques 2000 et la campagne présidentielle aux États-Unis8. Des articles sur Alba ont été publiés dans tous les grands pays, les agences de presse se chargeant de diffuser la nouvelle dans le monde entier9. Alba s’est également retrouvée en première page du Monde le 5 octobre 2000. Dans le cadre de mon combat international pour obtenir la libération et la garde d’Alba, j’ai organisé une campagne à Paris en décembre 2002, comprenant des conférences, des émissions, des rencontres publiques et privées, et l’affichage d’une série de sept posters dans les lieux publics. J’en ai placé dans divers quartiers, tels le Marais, le Quartier Latin, Saint-Germain, le Champ de Mars, Bastille, Montparnasse et Montmartre. Ces affiches illustrent différentes lectures possibles du projet GFP Bunny. Elles montrent la même photo d’Alba et moi, surmontée de mots différents : Art, Médias, Science, Ethique, Religion, Nature, Famille. De mi-2000 à début 2003, les incessantes réactions à GFP Bunny ont été à la fois intenses et fascinantes, accompagnées d’un débat fécond où soutien et opposition étaient aussi forts l’un que l’autre. Comme je l’espérais, le débat s’est intensifié, est devenu plus riche, plus subtil et nuancé. Ces réactions à GFP Bunny constituent en soi un matériau extrêmement riche. Pendant cette période, l’histoire de GFP Bunny a été adaptée et personnalisée par les organes de presse dans le monde entier, souvent en créant de nouvelles histoires qui, intentionnellement ou non, ont rétabli ou négligé les faits. Dans ma série de photos « Libérez Alba », je me réapproprie cette couverture médiatique et la replace dans son contexte, en montrant quelle tension productive produit l’art contemporain lorsqu’il fait irruption dans les informations générales. Je continuerai à développer des stratégies pour attirer l’attention du public sur Alba et obtenir sa mise en liberté. La présence des biotechnologies va évoluer de plus en plus, passant des pratiques agricoles et pharmaceutiques à un rôle élargi dans la culture populaire, tout comme a évolué la perception de l’ordinateur, d’abord considéré comme un système industriel et d’arme militaire avant de devenir un outil de communication, de divertissement et de formation. Des termes d’abord considérés comme « techniques », comme megabytes ou ram, par exemple, font partie du langage de tous les jours. De la même façon, un jargon qui n’a pas sa place aujourd’hui dans le vocabulaire courant, comme les termes marqueur ou protéine, par exemple, va simplement s’intégrer au parler quotidien. Cela semble évident lorsqu’on sait qu’aux États-Unis, les lycéens créent couramment des bactéries transgéniques dans les laboratoires scolaires, grâce à des kits bon marché. La vulgarisation de certains aspects du discours technique entraîne inévitablement le risque de propager une vision du monde basée sur une idéologie réductrice et instrumentalisante. Sans renoncer à son droit à l’expérimentation formelle et à l’inventivité, l’art peut, l’art doit contribuer à l’apparition de visions alternatives du monde qui s’opposent aux idéologies dominantes. Comme l’ont déjà fait des artistes utopistes ou contre-utopistes tels que Moholy-Nagy et Tinguely, je m’approprie et subvertis les technologies contemporaines – non pour émettre des commentaires détachés sur les changements sociaux, mais pour participer à l’élaboration d’une vision critique, pour donner une réalité physique à de nouvelles entités (art qui inclut les organismes transgéniques) inventées pour ouvrir un nouvel espace à l’expérience esthétique, qu’elle soit émotionnelle ou intellectuelle. Eduardo Kac 34 Genesis Genesis10 est une œuvre transgénique qui explore l’étroite relation entre la biologie, les systèmes de croyance, les technologies de l’information, l’interaction dialogique, l’éthique et Internet. L’élément clé de ce travail est un « gène d’artiste », un gène artificiel créé en traduisant en morse un verset de la Genèse, puis en convertissant le code morse en paires de bases nucléiques de l’ADN, selon un code de conversion spécialement créé. Le verset dit : « Que l’homme domine les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Je l’ai choisi car il fonde la notion douteuse – mais sanctionnée par Dieu – de la suprématie de l’homme sur la nature. Le code morse, premier exemple d’utilisation de la radiotélégraphie, représente l’aube de l’âge de l’information, la genèse de la communication globale. Le gène de Genesis a été transféré à des bactéries, qui sont exposées. Les participants peuvent déclencher depuis le Web l’allumage d’une lampe à ultra-violets dans la galerie, ce qui provoque des mutations réelles, biologiques, chez les bactéries. Cela altère le verset biblique dans leur génome. Après la première présentation de Genesis (à Ars Electronica’99, Linz/Autriche), l’ADN des bactéries a été séquencé, re-traduit en morse puis en anglais. A chaque présentation de ce travail, les mutations qui se produisent dans l’ADN modifient de façon inattendue le verset original de la Bible. La possibilité d’altérer cette phrase a une portée symbolique : cela signifie que nous n’accepterions pas son sens originel, et que de nouveaux sens émergent alors que nous cherchons à la modifier. Transcription Jewels (Les joyaux de la transcription) est un ensemble de deux objets enchâssés dans un coffret rond en bois, réalisé sur-mesure. L’un des « joyaux » est une « bouteille de génie » en verre, ornée de motifs dorés et contenant 65 mg de l’ADN Genesis purifié. « Purifié » signifie que d’innombrables copies du gène ont été isolées des bactéries qui les fabriquaient, puis accumulées et filtrées dans une fiole. Le gène est ici exposé hors du contexte de l’organisme, sa signification délibérément réduite à celle d’une simple entité formelle, afin de souligner que sans prise en compte du rôle primordial de l’organisme et de l’environnement, le gène « inestimable » devient « sans valeur ». L’autre « joyau » est une sculpture dorée, tout aussi petite, représentant la structure tridimensionnelle de la protéine Genesis. Présentant les éléments emblématiques de la révolution biotechnologique (gène et protéine) comme des objets précieux, Transcription Jewels est un commentaire ironique sur l’actuelle transformation en marchandise des moindres aspects de la vie. Le gène purifié et la protéine de Transcription Jewels ne proviennent pas d’un organisme naturel, mais ont été créés spécifiquement pour l’œuvre Genesis. Au lieu d’un « génie », on trouve dans la bouteille la nouvelle panacée : le gène. Inerte, isolé, scellé dans le flacon miniature, ce gène ne peut exaucer aucun de nos vœux d’immortalité, de beauté ou d’intelligence. Ainsi, l’ironie prend un tour critique du fait que la « précieuse marchandise » est dépourvue de toute application réelle. Des termes tels que « transcription », « code », « traduction », et beaucoup d’autres d’usage courant en biologie moléculaire, trahissent une position idéologique, un amalgame de métaphores linguistiques et d’entités biologiques, dont le but rhétorique est d’instrumentaliser les processus du vivant. Selon les termes de Lily E. Kay, cette fusion tend à ramener « la notion de code génétique en tant que rapport [entre les gènes et les protéines] à celle d’un code de l’ADN en tant que chose »11. Les multiples mutations subies par les bactéries dans Genesis nous amènent à questionner la soi-disant suprématie de la « molécule maîtresse ». La série Genesis – qui comprend l’installation, Transcription Jewels et d’autres travaux – s’interroge sur le battage autour de la génétique et s’oppose à cette menaçante interprétation biodéterministe, affirmant que nous devons toujours considérer la vie comme un système complexe, situé à la croisée des systèmes de croyance, des principes économiques, des paramètres légaux, des directives politiques, des lois scientifiques et des concepts culturels. 39 Eduardo Kac The Eighth Day – une installation internet transgénique Le Huitième Jour est une œuvre d’art transgénique qui explore l’écologie des créatures fluorescentes évoluant dans le monde. Elle a été présentée du 25 octobre au 2 novembre 2001 à l’Institut d’étude des arts de l’Arizona State University (Tempe)12. Ces créatures fluorescentes, développées indépendamment dans divers laboratoires, apparaissent pour la première fois ensemble dans ce travail, et forment ainsi le noyau d’un nouvel écosystème artificiel et bioluminescent. Cette pièce regroupe des formes de vie transgénique et un robot biologique (biobot) dans un environnement clos, sous un dôme de Plexiglas, montrant ainsi à quoi ressemblerait le monde future si ces créatures co-existaient en liberté. Lorsque le spectateur entre dans la galerie, il voit d’abord une demi-sphère bleue luisant dans le noir. C’est le dôme, d’un mètre vingt, éclairé par la Lumière bleue qui brille à l’intérieur. On entend également le son répétitif et doux du ressac. Cela évoque l’image de la Terre vue de l’espace. Le son de l’eau constitue une métaphore de la vie sur Terre (renforcé par l’image de la sphère bleue), tout en renvoyant aux images video d’eau en mouvement projetées sur le sol. Pour voir Le Huitième Jour, le spectateur est invité à « marcher sur l’eau ». Le Huitième Jour présente une extension de la biodiversité au-delà des formes de vie naturelles. En tant que système écologique artificiel et isolé, il renvoie à son titre qui ajoute un jour à la création du monde narrée par les Ecritures judéo-chrétiennes. Tous les êtres transgéniques du Huitième Jour ont été créés avec le gène auparavant utilisé pour GFP Bunny, un gène qui leur permet d’émettre une lueur verte sous une lumière bleue inoffensive. On y voit des plantes GFP, des amibes GFP, des poissons GFP et des souris GFP. Les deux forces clés de l’évolution sont la mutation et la sélection. Le Huitième Jour pose la question de l’évolution transgénique, puisque chaque organisme de l’installation diffère par une mutation de son type sauvage, et a été sélectionné et élevé en raison de cette mutation GFP. Le Huitième Jour comprend aussi un biobot, c’est-à-dire un robot muni d’un élément biologique actif, responsable de certains aspects de son comportement. Le biobot contient une colonie d’amibes GFP qui lui tiennent lieu de « cellules cérébrales ». Elles forment un réseau cellulaire au sein d’un bioréacteur qui constitue la « structure cérébrale » du biobot. Lorsque les amibes se divisent, le biobot s’active dans l’environnement clos. Il enregistre les modifications de la colonie d’amibes (les cellules cérébrales), changements qui déclenchent ses déplacements. Le biobot remplit aussi dans cet environnement le rôle d’avatar des participants du Web13. Le mouvement autonome du biobot, qui souvent se penche en avant dans différentes directions, offre aux participants du Web de nouvelles perspectives sur l’écosystème. Le « cerveau amibien » du biobot est visible à travers l’enceinte transparente du bioréacteur. Dans la galerie, les visiteurs peuvent voir le terrarium et ses créatures transgéniques de l’extérieur et de l’intérieur du dôme, un ordinateur leur montrant exactement à quoi ressemble l’expérience depuis l’Internet. En permettant aux participants d’appréhender l’environnement intérieur du dôme du point de vue du biobot, Le Huitième Jour crée une situation les incitant à réfléchir – à la première personne – sur la signification d’une telle écologie transgénique. Conclusion À l’évidence, le génie génétique aura encore de profondes conséquences sur l’art aussi bien que sur les sphères sociale, médicale, politique et économique de notre vie. En tant qu’artiste, je m’intéresse aux multiples implications sociales de la génétique, des abus inadmissibles aux promesses, depuis la notion de « code » à Eduardo Kac 40 la question de la traduction, de la synthèse des gènes au mécanisme de la mutation, des métaphores utilisées en biotechnologie à la fétichisation des gènes et des protéines, des récits simplificateurs aux visions complexes qui prennent en compte les effets environnementaux. Il est urgent de dévoiler les significations implicites de la révolution biotechnologique et de contribuer à l’émergence de points de vue alternatifs, transformant ainsi la génétique en un medium artistique nouveau, critique et conscient. La coexistence réelle et symbolique de l’homme et du transgénique démontre que les humains et les autres espèces co-évoluent d’une façon nouvelle. Elle met en scène l’urgente nécessité de développer de nouveaux modèles pour penser ce changement, et appelle à une réflexion sur la différence prenant en compte les clones, les êtres transgéniques et les chimères. Le Projet génome humain (HGP) a clairement révélé que tous les hommes ont dans leur génome des séquences provenant de virus14, acquis durant une longue histoire évolutive. Cela prouve que nous portons dans notre corps de l’ADN d’organismes non humains. Au bout du compte, cela signifie que nous sommes transgéniques nous aussi. Avant de décréter que tous les êtres transgéniques sont « monstrueux », les humains devraient se regarder et assumer leur propre « monstruosité », c’est-à-dire leur propre condition d’êtres transgéniques. L’idée reçue selon laquelle les êtres transgéniques ne sont pas « naturels » est fausse. Il est important de compendre que le transport de gènes d’une espèce à une autre fait partie de la nature (sans intervention humaine). L’exemple le plus commun en est la bactérie appelée Agrobacterium, qui pénètre dans les racines des plantes et leur transmet ses gènes. Agrobacterium est capable de transférer de l’ADN dans les cellules végétales, et de l’intégrer dans les chromosomes de la plante15. L’art transgénique invite à repenser les notions romantiques de ce qui est « naturel » et à reconnaître le rôle de l’homme dans l’histoire évolutive des autres espèces (et vice versa), tout en nous émerveillant avec respect et humilité devant ce stupéfiant phénomène que nous appelons la « vie ». NOTES Peter Tomaz Dobrila & Aleksandra Kostic (eds.), Eduardo Kac : Telepresence, Biotelematics, Transgenic Art (Maribor, Slovenia : KIBLA, 2000). Voir aussi : http://www.ekac.org. 1 2 Time Capsule a été réalisé le 11 novembre 1997 au centre culturel de la Casa das Rosas de Sao Paolo, au Brésil. L’objet qui donne son nom à la pièce est une « puce » de mémoire informatique, qui contient un nombre. Lorsque les spectateurs sont entrés dans la galerie où est installé ce travail, ils ont vu un cadre de lit horizontal, sept photographies de famille couleur sépia, prises en Pologne dans les années trente, un ordinateur en ligne branché sur le Web, un doigt télérobotique et un équipement de télédiffusion. Devant les photographies sépia, j’ai implanté la puce mémoire, en direct sur la télévision et l’internet. Après qu’elle ait été lue en ligne, je me suis enregistré moi-même, via le web, dans une base de données installée aux États-Unis. Je me suis inscrit à la fois comme un animal et comme son propriétaire, sous le même nom. 3 A-positive a été réalisé le 24 septembre 1997, à la Gallery 2 (Chicago). Ce travail, créé avec la collaboration d’Ed Bennett, interroge les subtiles relations existant entre le corps humain et les machines hybrides qui incorporent des éléments biologiques et en tirent des fonctions métaboliques ou sensorielles. Ce travail crée une situation où l’être humain et le robot sont en contact via une aiguille intraveineuse connectée à une tuyauterie transparente les reliant l’un à l’autre dans une relation mutuelle de nourrissage. Dans A-positive, le corps humain procure au robot des éléments nutritifs vitaux en donnant effectivement son sang ; le biobot l’accepte et en extrait assez d’oxygène pour entretenir une flamme faible et instable, un symbole archétypique de la vie. En échange, le robot donne du dextrose au corps humain, qui le reçoit par voie intraveineuse. 41 Eduardo Kac 4 Kac, E. « Transgenic Art », Leonardo Electronic Almanac, Volume 6, Numéro 11, 1998. aussi : http://www.ekac.org/transgenic.html Eduardo Kac, « Transgenic Art », Leonardo Electronic Almanac, Vol. 6, Numéro 11, December 1998. Aussi dans: Ars Electronica 99 - Life Science (Vienna, New York: Springer, 1999), pp. 289- 296. 5 À l’heure actuelle, la technologie reproductive canine n’est pas encore assez développée pour créer des chiens transgéniques ou clonés. Cependant, des travaux sont en cours pour décrypter le génome canin et développer la FIV canine. À l’évidence, GFP K-9 pourra exister dans un proche futur. 6 Dans un e-mail général émis le 16 juin 2000, Bec écrivait : « Contre notre volonté, le programme concernant Artransgénique, qui devait se dérouler du 19 au 25 juin, se trouve modifié. Une décision injustifiable nous prive de la présence de Bunny GFP, le lapin transgénique fluorescent que nous comptions présenter aux Avignonnais et à l’ensemble des personnes intéressées par les évolutions actuelles des pratiques artistiques. Malgré cette censure déguisée, l’artiste brésilien Eduardo Kac, auteur de ce projet, sera parmi nous et présentera sa démarche ainsi que l’ensemble de ses travaux. Un débat public permettra d’ouvrir une large réflexion sur les transformations du vivant opérées par les biotechnologies, tant dans les domaines artistiques et juridiques, qu’éthiques et économiques. Nous nous élevons de toute évidence contre le fait qu’il soit interdit aux citoyens d’avoir accès aux développements scientifiques et culturels qui les concernent si directement. » 7 L’article du Boston Globe expliquait : Kac et Alba restent séparés pendant que Kac essaie de persuader le laboratoire public français, appelé Institut national de la recherche agronomique, de lui accorder la garde du lapin. Le scientifique qui l’a créée pour Kac, Louis-Marie Houdebine, affirme ne pas savoir quand, ni si, Alba sera autorisée à rejoindre Kac, mais a ajouté qu’elle est en bonne santé, et a noté qu’elle est « particulièrement douce et câline ». Voir : Cook, Gareth. « Cross hare: hop and glow », Boston Globe, 9/17/2000, p. A01. 8 9 Pour une bibliographie sur l’art transgénique, voir : http://www.ekac.org/ transartbiblio.html. Kac, E. Genesis, Gerfried Stocker et Christine Schopf (eds.), Ars Electronica ’99 - Life Science (Vienna, New York : Springer, 1999), pp. 310-313. Aussi : http://www.ekac.org/geninfo.html. Genesis a été réalisé avec l’aide du Dr. Charles Strom, ancien directeur du Medical Genetics, Illinois Masonic Medical Center, à Chicago. La « musique ADN » originale de Genesis a été composée par Peter Gena. 10 Voir: Kay, Lily E., Who Wrote the Book of Life: A History of the Genetic Code (Stanford University Press, 2000), p. 309. Pour une analyse détaillée des stratégies rhétoriques de la biologie moléculaire, voir : Doyle, Richard, On Beyond Living : Rhetorical Transformations of the Life Sciences (Stanford, Calif. : Stanford University Press, 1997). 11 12 L’équipe du Huitième Jour : Richard Loveless, Dan Collins, Sheilah Britton, Jeffery (Alan) Rawls, Jean Wilson-Rawls, Barbara Eschbach, Julia Friedman, Isa Gordon, Charles Kazilek, Ozzie Kidane, George Pawl, Kelly Phillips, David Lorig, Frances Salas et James Stewart. Remerciements supplémentaires à Andras Nagy, de l’Institut de recherche Samuel Lunenfeld, Toronto ; Richard Firtel, Université de Californie à San Diego ; Chi-Bin Chien, Université de l’Utah, Salt Lake City, et Neal Stewart, Université de Caroline du Nord, à Greensboro. Documentation disponible à http://www.ekac.org/8thday.html. Dans la galerie, les visiteurs peuvent voir le terrarium avec les créatures transgéniques à la fois de l’extérieur et de l’intérieur du dôme. Si l’on se tient à l’extérieur pour regarder dedans, on perçoit l’espace du point de vue du biobot regardant à l’extérieur, et percevant à la fois l’environnement transgénique et les visages ou les corps des spectateurs. Dans la galerie, un ordinateur en ligne montre également aux visiteurs locaux ce à quoi ressemble exactement l’expérience vue de loin, sur l’internet. Les visiteurs locaux peuvent un instant s’imaginer que leur regard est le seul regard humain contemplant les organismes du dôme. Cependant, lorsqu’ils naviguent sur l’interface Web, ils réalisent que des spectateurs lointains peuvent aussi voir une vue d’ensemble de l’expérience, par une caméra installée verticalement au-dessus du dôme. Ils peuvent faire un panoramique, incliner, faire un zoom, voir les humains, les souris, les plantes, les poissons et le robot en gros plan. Ainsi, du point de vue du participant sur Internet, les visiteurs locaux deviennent partie intégrante de l’environnement des créatures vivantes montrées dans ce travail, comme enfermées dans une « websphère ». 13 14 Voir Brown T. A.. Genomes (Oxford, UK : Bios scientific publishers, 1999), p.138; et Baltimore, David. « Our genome unveiled », Nature 409, 15.2.2001, pp. 814-816. 15 Cette capacité naturelle a fait de la version génétiquement modifiée d’Agrobacterium un des outils favoris de la biologie moléculaire. Voir : Shilperoort R.A. (1992). Agrobacterium and plant genetic engineering. Plant Molecular Biology 19:15-38. Eduardo Kac 42 Notes sur l’art de la sélection végétale George Gessert 1 Nous avons besoin de la compagnie des animaux et des plantes pour devenir nous-mêmes. 2 L’art contemporain s’intéresse essentiellement à la figure humaine ou à la technologie. Ces thèmes n’excluent pas à proprement parler l’exploration des relations écologiques, et des artistes comme Paul Klee, Marc Tobey, et quelques expressionnistes abstraits et pratiquants du land art, l’ont fait dans le passé. Cependant, la figure humaine et ses prolongements procèdent le plus souvent de la croyance pré-darwinienne en la position centrale de l’homme dans la création. Selon cette croyance, nous et nos créations, en particulier les œuvres d’art, sommes hors de la nature : la nature est notre scène et notre réservoir de matière première, mais n’a pas de signification par elle-même. D’un point de vue darwinien, la plupart de notre art retarde de 140 ans. 3 Une des implications de L’origine des espèces est que les procédés traditionnels de sélection végétale et animale sont des arts. En 1936, Edward Steichen exposa des hybrides de delphiniums au Museum of Modern Art de New York. Il pensait confirmer ainsi le statut d’art de la sélection végétale. Cependant, les traumatismes de la seconde guerre mondiale et de l’Holocauste ont réservé la génétique à l’usage quasi exclusif de la médecine, de la science, des affaires et du gouvernement. Pendant les quatre décades suivant la guerre, aucun artiste que je connaisse n’a exploré de nouveau la sélection végétale. Lorsque, à la fin des années 1980, j’ai commencé à exposer des iris que j’avais hybridés, je n’avais jamais entendu parler des delphiniumms de Steichen. J’ai réinventé la roue. 4 Les artistes transgressent-ils un interdit lorsqu’ils sélectionnent des plantes ou des animaux, ou utilisent les outils de la biotechnologie ? Les scientifiques franchissent pourtant quotidiennement cette limite, de même que les agriculteurs, les hommes d’affaires, les militaires et les médecins. Seuls les artistes et certains religieux hésitent. Bien entendu, un des grands dilemmes de l’humanité est que nous ne mesurons pas l’étendue de notre pouvoir. Nous inventons comme nous respirons, mais ne savons pas où nos inventions vont nous mener. Vers l’extinction ? Vers l’esclavage ? Vers un millénaire à Disneyland ? Même si l’Holocauste ne s’était pas produit, nous aurions de bonnes raisons de nous inquiéter de notre connaissance de la génétique. Nous aurons besoin de toute la lucidité dont nous serons capables pour jouer sur l’évolution. Dans la mesure où les arts favorisent la prise de conscience, plus nombreux seront les artistes franchissant la limite, mieux cela vaudra. 5 Depuis ma toute première exposition d’iris hybrides, en 1985, l’eugénisme projette son ombre sur l’art génétique. Dans les galeries d’art, les spectateurs réagissent aux plantes génétiquement modifiées en se posant immédiatement la question : « à quand le tour des hommes ? » C’est exactement le genre de rapprochement et de questionnement 47 George Gessert que les musées devraient encourager. La sélection des plantes ornementales peut nous préparer aux conséquences de la transformation de l’histoire, de l’économie et du désir individuel en forces évolutives. Les plantes ornementales constituent des images de ce qui est désirable, et nous montrent ce qu’il ne faut pas entreprendre. 6 Les plantes ne sont pas conscientes et ne souffrent pas, aussi la manipulation génétique végétale convient-elle aux expériences extrêmes et à certaines formes d’expression qui seraient répugnantes avec des animaux – par exemple des installations mettant en scène des organismes monstrueux, ou le rôle de la mort dans le processus de sélection. 7 Tout comme on ne peut pas reconnaître les lieux communs de la peinture sans une certaine connaissance de cet art, on ne peut pas reconnaître les poncifs de la sélection végétale sans une certaine connaissance des plantes. Les plantes ornementales se classent en complexes d’espèces interfertiles, ensembles d’une ou plusieurs espèces pouvant s’hybrider en donnant une descendance féconde. Chaque complexe est génétiquement isolé des autres. Il existe à ce jour plusieurs centaines de complexes d’espèces interfertiles, tous différents par leurs possibilités esthétiques. C’est pourquoi, en tant qu’art, la sélection végétale n’a pas recours à un medium, mais à des centaines. Telle est la situation aujourd’hui. Potentiellement, la sélection végétale pourrait embrasser des dizaines de milliers de complexes. 8 Des plantes appartenant à des complexes différents peuvent être sélectionnées de manière à sembler identiques. Par exemple, les pétunias sauvages ont des fleurs en forme de trompettes évasées, mais certains ont été sélectionnés pour ressembler à des roses. En général, sélectionner une plante afin de la faire ressembler à une fleur extrêmement populaire, comme la rose, débouche sur du kitsch : une expression esthétique qui cherche à plaire au plus grand nombre à n’importe quel prix. J’emprunte cette définition à Milan Kundera, dont le destin a traversé le nazisme, le communisme et la société de consommation, les trois grandes sources du kitsch. Les mots clés sont « à n’importe quel prix ». Aucun prix n’est trop élevé, pas même le génocide. Le kitsch s’accommode facilement des atrocités car il décourage la compréhension et l’empathie. En même temps, une fabrication impressionnante confère souvent au kitsch un air d’aveuglante autorité. Dans l’Allemagne nazie et en URSS, le kitsch a remplacé presque tous les autres modes d’expression esthétique. Cependant, aucune de ces deux sociétés n’a significativement étendu le kitsch à la sélection des plantes ornementales1. Le kitsch vivant est une spécialité des sociétés de consommation démocratiques. Aux États-Unis, le kitsch horticole crée des doublures pour le règne végétal, des substituts qui habituent les Américains à considérer les plantes comme des articles de consommation et des futilités dignes de dessins animés. Le kitsch vivant, en particulier dans les espaces publics, comme les plantations soignées et constamment renouvelées devant les banques, les centres commerciaux, les bâtiments offficiels et autres foyers de l’ordre social, renforce l’association entre la nature et l’autorité et, en même temps, suggère que l’économie a remplacé la nature, ou lui est en quelque sorte équivalente. Cette idée délirante serait risible si nous ne vivions pas un Holocauste des espèces. George Gessert 48 Aujourd’hui, le kitsch est dominant en sélection végétale, comme dans la publicité, la télévision, le graphisme multimédia et autres formes d’expression esthétiques. Au lieu de l’art et de la nature, le kitsch offre une médiocrité routinière, mêlée de rêves impériaux et de l’illusion de la sécurité. Le prix en est le constat désespérant que les humains ne peuvent interagir harmonieusement avec les autres espèces. Nous sommes juste capables de gouverner d’une main de fer, nous distraire puis vivre le destin des dinosaures. 9 Walter Benjamin pensait que les œuvres d’art reproduites en grande série perdaient leur puissance esthétique. Les plantes ornementales prouvent le contraire. La réplication ne détruit pas leur grâce et leur fraîcheur. Par exemple, la jonquille hybride King Alfred2 pousse dans d’innombrables jardins, mais reste délicieuse (figure 1). Ce n’est pas seulement parce que chaque plante est un clone parfaitement semblable à l’original, mais aussi parce que King Alfred ne fausse pas la forme de la jonquille. En revanche, Snowbird (figure 2) ressemble moins à une jonquille qu’à une rose double informe, ou peut-être une azalée double informe, une fleur de cerisier ornemental, un camélia ou l’une quelconque de ces fleurs qui ont été sélectionnées pour toutes se ressembler. Toute plante devient kitsch si la sélection l’a éloignée d’une espèce particulière pour la rapprocher d’une apparence générique. Toutes les fleurs éloignées de la forme de leur espèce ne sont pas kitsch. La jonquille Rosy Cloud exhibe une trompe remplie de pétaloïdes dentelés, et évoque un nez congestionné (figure 3). Le kitsch horticole recherche la joliesse, pas le grotesque. Il ne recherche pas non plus l’étrangeté, comme celle de la jonquille Aloha (figure 3), dont la trompe est divisée en appendices rappelant des ailerons. Aloha et Rosy Cloud peuvent sembler kitsch car elles éveillent le même genre de pensées et d’émotions que des créations kitsch comme Snowbird. Toutes semblent dégradées par la sélection. Cela posé, cependant, Rosy cloud et Aloha sont totalement différentes de Snowbird. Cette dernière est un lieu commun du charme, alors que les premières ont la laideur de l’originalité. 10 Parmi les réussites de la sélection végétale figurent des chrysanthèmes ressemblant à des tignasses, des roses-thé, des coleus avec des taches d’Arlequin se recouvrant comme dans une peinture mal exécutée, des zinnias pompons et des épiphyllums avec des couleurs hallucinantes d’éclat. Ces sont des créations extrêmes, mais elles ne violent rien des plantes, si ce n’est les représentations sentimentales que s’en font les gens. Certains des plus grands tableaux sont hideux, malhabiles, sans goût, excessivement élégants, ou tape-à-l’œil. Il en va de même pour les plantes hautement sélectionnées. 11 Huysmans considérait les horticulteurs comme les « seuls et vrais artistes » de son temps, créant des plantes qui imitaient le zinc ou l’étoffe. Il admirait particulièrement les fleurs de caladium, regroupées « ainsi que dans un hôpital […] comme rongées par des syphilis et des lèpres […] creusé[e]s par des ulcères et repoussé[e]s par des chancres […] couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle »3. 51 George Gessert 12 Certaines plantes hautement sélectionnées reviennent à des méditations sur le rôle de l’art dans l’évolution. Les auriculas en sont un exemple (figure 4). Durant le XVIIIe et le début du XIXe siècles, les sélectionneurs ont créé un type particulier d’auriculas, pour les disposer dans des théâtres miniatures aux décors peints, ou entourés de velours noir ou de miroirs. Ces auriculas de spectacle, comme on les appelait (et que certains enthousiastes des primevères continuent à cultiver et sélectionner) combinent la maladresse des choux immatures avec d’extrêmes raffinements de couleur et de texture. Les fleurs ont des formes fraîches et des motifs remarquables, dans une vaste gamme de couleurs comprenant des gris, des verts et des bruns, coloris que les sélectionneurs évitent en général. Chez certaines variétés, une farine poudreuse et blanche recouvre les tiges, les feuilles et les pétales. Elle ressemble à du givre, et est tellement délicate qu’une simple goutte d’eau peut l’endommager. Afin de protéger cette poudre, les auriculas de spectacle doivent être cultivés sous serre bien qu’ils résistent au froid. Ce furent les premières plantes développées pour vivre entièrement à l’intérieur des bâtiments humains. 13 Bien que de nombeux artistes visuels aient utilisé le kitsch pour le mettre en lumière, il n’y a pas eu de Warhol de la sélection végétale. A l’évidence, les exemples extrêmes de kitsch horticole comme les cinerarias des fleuristes, les tournesols Teddy Bear et les eustomas sélectionnés pour ressembler à des roses prêtent à sourire mais, en sélection végétale, l’ironie ne peut pas aller plus loin. L’ironie devient rapidement une transgression du medium, comme le kitsch lui-même, et tout aussi vaine, car elle s’adapte trop facilement à un autre choix consumériste aussi dénué de sens que les autres. Mieux vaut se concentrer sur ce que les plantes ont toujours offert : beauté non humaine, originalité, lenteur et puissance créative. Nous avons besoin du non humain afin de découvrir ce que nous ne sommes pas, et de devenir plus clairement nous-mêmes. En même temps, les plantes sont nos parentes. Nous ne pouvons converser avec elles, mais pouvons interagir d’une infinité de manières. Lorsque nous intervenons dans leur évolution, elles deviennent nos miroirs. Leurs formes, leurs couleurs, leurs textures et leurs motifs reflètent nos pensées et nos rêves, et nous influencent en retour. Si les arts sont un terrain d’essai pour la réalité, alors les plantes ornementales testent l’évolution influencée par les activités humaines. L’art de la sélection des plantes ornementales ne réside pas dans la domination, dont le kitsch est un exemple, ni dans le refus craintif d’appliquer notre pouvoir à l’évolution, mais dans la fascination pour les matières. 14 De nos jours, la sélection végétale a tellement perdu les pédales que l’on pourrait organiser des expositions autour de problèmes spécifiques comme le kitsch, la sélection outrancière, la propagande ou la réification. Mais je ne veux pas endosser le rôle d’un prêtre ou d’un policier. 15 On ne peut contrôler les plantes aussi absolument que la peinture ou l’argile. Le génie génétique changera peut-être cela, mais pour l’instant, la sélection végétale est un art interprétatif plutôt qu’inventif. La sélection George Gessert 52 Figure 1 Jonquilles. À gauche : Narcissus asturieusis, une espèce. À droite, King Alfred1. Figure 2 Doubles informes. À gauche : hibiscus Jewel of India. Au centre : œillet Clarice. À droite : jonquille Snowbird. Toute fleur que la sélection a éloignée d’une espèce particulière pour la rapprocher d’une apparence générique devient kitsch. Figure 3 Jonquilles étranges. À gauche : Rosy Cloud. À droite : Aloha. Ces jonquilles sont étranges, mais pas kitsch. Le kitsch recherche la joliesse stéréotypée. Cependant, les hybrides kitsch et les grotesques peuvent sembler dégradés par la sélection. Figure 4 Auricula. Une plante chez laquelle la sélection est devenue une méditation sur l’intervention humaine dans l’évolution. Préalablement publié dans Design Issues, vol. 13, n°. 3, 1997 et dans Leonardo 29, N°. 4 (1996). végétale favorise la création plus qu’elle ne la domine. La calligraphie chinoise est un meilleur modèle pour la sélection des plantes ornementales que les formes agressives de modernisme. 16 Le streptocarpus met deux ans à grandir de la graine à la première fleur. Les iris demandent deux à quatre ans, et il s’agit seulement de la première génération. À l’exception, peut-être, de l’architecture, la sélection végétale est le plus lent des arts. 17 La vitalité de l’art génétique provient de ce que de nombreux artistes différents se posent beaucoup de questions différentes. Les questions qui m’ont préoccupé le plus longtemps sont : comment créer des plantes aussi merveilleuses que celles que l’on trouve dans la nature ? Comment créer un art qui emmène notre regard au-delà de notre soi-disant domaine humain, vers le reste du monde vivant ? Ce reste du monde vivant comprend nos propres parties oubliées, c’est-à-dire la majeure part de ce que nous sommes. Nous avons appris à nous identifier à notre tête, notre cœur, notre sexe, mais pas avec quoi que ce soit d’autre, du foie aux ganglions lymphatiques, des cellules aux mitochondries. Ce que nous avons ignoré en nous-mêmes constitue des ponts vers la communauté du vivant. 18 J’ai choisi des coleus pour le lieu unique parce qu’ils sont faciles à cultiver à l’intérieur, et proposent une gamme spectaculaire de couleurs, de formes et de motifs4. Il y a plus de 200 cultivars baptisés, et un nombre incalculable de variétés sans nom. Dans l’installation, j’en ai mêlé différentes sortes pour former un seul ensemble. Je souhaite que cet ensemble procure un intérêt visuel sans pour autant signifier quoi que ce soit, tout comme la forêt ne dit rien. Les coleus sont des êtres qui existent, simplement. Et pourtant, à la différence des arbres de la forêt, ils représentent des siècles de choix humains. Ce sont de véritables hybrides en ce qu’ils occupent une position intermédiaire entre l’artifice et la nature sauvage, entre la domination de l’homme sur la nature et la domination de la nature sur nous. D’un point de vue darwinien, les coleus nous exploitent, car ils ont acquis les services des jardiniers, une protection contre les prédateurs, et un registre étendu, alors que tout ce que nous en retirons est un plaisir fugace. D’une certaine manière, la sélection végétale est un art qui favorise notre séduction et notre exploitation par les plantes. Cependant, si la sélection des plantes ornementales est un jeu qui produit des modèles nous faisant prendre conscience de l’évolution, alors cette activité pourrait nous amener des bénéfices moins immédiatement évidents, et la relation entre plantes ornementales et humains pourrait devenir plus égale, plus co-évolutionniste. 19 Une des raisons pour lesquelles je travaille avec des plantes est qu’elles sont un accès à la beauté plus direct que la peinture. J’aime la couleur, la forme, la texture – et la fragrance ! Nulle part elles ne sont plus éclatantes que dans les organismes vivants. Bien entendu, nous ne pouvons totalement apprécier une George Gessert 54 œuvre d’art que si elle reconnaît les questions qu’elle soulève, c’est pourquoi l’art qui ignore trop le monde, comme Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl, peut être profondément choquant. En matière d’art génétique, l’esthétique pure doit prendre en compte les questions que soulève toute intervention dans l’évolution. La seule nation communiste à avoir apporté une contribution au kitsch dans le domaine des plantes ornementales est la Corée du Nord, qui a financé un très important programme de sélection de bégonias, privilégiant les grosses fleurs doubles du rouge le plus pur. Ces fleurs s’appellent kimjonglia, d’après le nom du « cher leader » de la Corée du Nord, Kim Jong. Lors de sa récente visite en Corée du Nord, l’écrivain américain-coréen Suki Kim s’est rendue à une exposition de bégonias organisée par la Fédération coréenne des kimjonglia. Son guide lui a expliqué que « les pétales rouges […] symbolisent la nature passionnée du Cher leader, la tige peut s’élever à un mètre, droite et intrépide comme le Cher leader, les feuilles en forme de cœur célèbrent le cœur généreux du Cher leader, et la légère inclinaison des pétales rappelle la manière dont le Cher leader veille constamment sur son peuple ». (A Visit to North Korea. The New York Review of Books, Feb. 13, 2003, p. 16) J’ai entendu dire que les avions arrivant en été à l’aéroport de Pyongyang survolent des champs entiers de ces fleurs éclatantes. En Chine, et dans l’aire culturelle chinoise, des régimes menacés ont parfois amené le jardinage à de telles extrémités que cela a contribué à renverser le gouvernement. 1 2 Le cultivar King Alfred (1) a de nombreux sosies. Pour des raisons de brièveté, je les rassemble tous sous le nom de King Alfred. J’utilise le mot jonquille pour tous les représentants horticoles du genre Narcissus. 3 J. K. Huysmans, À Rebours (1884). Domaine public. Texte établi par l’Association des Bibliophiles Universels d’après l’édition 1924 (Au sans pareil, Paris). 4 L’histoire de coleus est en grande partie inconnue. Selon W.K. et R. Pedley (Coleus, John Bartholomew and Son, Edinburgh, 1974), le type le plus courant de coleus, C. blumei, n’existe qu’auprès des hommes. C. blumei provient probablement d’un assemblage d’espèces sauvages issues de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Indonésie. Leur culture a peut-être commencé bien avant l’arrivée des Hollandais. Depuis Java, les Hollandais ont emporté les coleus en Afrique du Sud, et de là ils ont pris leur route vers l’Europe. Aujourd’hui, les coleus sont cultivés dans le monde entier comme plantes ornementales, sauf à Oaxaca, au Mexique, où les Mazatecs en auraient utilisé deux espèces, C. blumei et C. pumilus, comme hallucinogènes. Ces notes ont été publiées en partie, dans une forme quelque peu différente, sous le titre « Art is Nature » (2) dans Art Papers, mars-avril 2001, et « (3) Kitsch Ornamental Plants » (2) dans Design Issues, XIII/3, 1997. 55 George Gessert Les Cultures de peaux d’artistes d’Art Orienté objet Marion Laval-Jeantet E n obtenant des cultures de nos propres peaux1 et en les transformant en médium artistique, nous avons fabriqué un genre d’œuvre parfaite à nos yeux : résultat d’une expérimentation qui produit un travail plastique qui n’est autre que l’artiste lui-même (ou les artistes eux-mêmes en l’occurrence) ; nous pourrions céder de notre vivant des morceaux de nos propres peaux. Par ailleurs, cette œuvre serait parfaitement interactive, puisque notre utopie ultime eût été qu’un collectionneur s’en fasse greffer, alors qu’elles étaient encore stériles, petits autoportraits attachants et attachables, finalisant ainsi son rapport émotionnel et possessif à l’artiste. Nous proposons alors une véritable œuvre existentielle : elle existe et elle rend compte d’une existence – sans compter les très nombreuses lectures éthiques et politiques qu’elle recouvre. Difficile de retracer l’ensemble du contexte qui nous a poussé à produire nos Cultures de peaux d’artistes : Le travail commun de recherche que nous effectuions alors depuis cinq ans tournait autour d’une obsession récurrente : la question de la manipulation du vivant, animal et humain, par le corps social. Il nous semblait que cette manipulation finirait nécessairement par toucher la question de l’intégrité physiologique humaine à travers une utilisation de plus en plus massive des biotechnologies. Comment envisager alors l’impact mental, social et culturel de ce bouleversement autrement qu’en utilisant ces mêmes biotechnologies comme médium artistique, en faisant fi du tabou historique et culturel qui règne autour de cette manipulation ? La force de l’art dans un tel cadre de questionnement n’est-elle pas d’être à même de présenter la cristallisation, l’incarnation effective, de ce qui demeure aux yeux du public une abstraction de laboratoire ? L’opportunité de rentrer en contact avec les biotechnologies rejoignait quelques paramètres qui motivaient déjà notre recherche. Nous sommes notamment tombés en 1994 sur la traduction française du roman de Makanine « La route est longue »2, dont nous avons immédiatement envisagé de réaliser un film. « La route est longue » est une fiction de futurologie qui nous a paru d’une beauté d’autant plus frappante qu’elle dépeignait une impasse sociale angoissante : le désir de préserver la sensibilité individuelle dans une société régie par la production de masse. Makanine y crée un parallèle stressant entre une population de plus en plus sensibilisée à la manipulation du vivant, pour laquelle on a conçu une production de viande de synthèse qui, en théorie, évite la boucherie animale, et la nécessité de concevoir des moyens de production de masse économiquement viables qui contraignent dans les faits cette boucherie à avoir lieu ailleurs, dans des bases secrètes lointaines où les animaux continuent d’être abattus par électrocution. Cette fiction où se mêlent la cruauté la plus crue et une poésie intimiste produit un malaise sans doute égal à celui produit par les manipulations biotechnologiques chez le grand public. Car ce n’est pas l’épiphénomène d’une culture de peau ou d’un lapin fluorescent qui trouble le public, c’est l’impossibilité de concevoir cet épiphénomène comme un cas isolé, une expérience exclue d’un système global. Notre conception du monde comporte des logiques de causalité qui nous entraînent à extrapoler. À la vue de telles expériences la question sous-jacente est : avec quel monde, quelle société, et même quelle cosmogonie vont ces cultures de tissus, ces animaux clonés, ces organismes génétiquement modifiés ? En tant qu’artistes il nous semble crucial de permettre à un large public de prendre conscience de ces phénomènes de manipulation en produisant une œuvre telle que les Cultures de peaux d’artistes, cristallisation réelle, physique, d’une expérience de laboratoire somme toute très théorique pour le spectateur. La culture de nos propres peaux prend à nos yeux la valeur d’un exemple vulgarisateur tout en s’inscrivant dans un héritage culturel chrétien qui propose que l’artiste agisse en tant que rédempteur social. Nous ne nous contentons plus de l’acte gratuit, nous offrons, à l’instar de Michel Journiac qui fut mon professeur, de véritables morceaux de nous-mêmes soumis à la biotechnologie. De ce fait, nous ne manipulons que nous-mêmes, et aucun autre être vivant. Cette position de cobaye nous semble essentielle sur le plan de notre éthique personnelle. Marion Laval-Jeantet 56 Cependant la production de telles œuvres n’est jamais sans faire de remous – car l’Histoire a son propre répertoire d’horreurs humaines auquel le public se réfère de manière systématique. Mais dans notre cas, c’est plutôt l’inquiétude produite par la présentation d’un objet, qui de par sa réalité, devient un objet opératoire, et non plus la simple retranscription imagée d’une expérience produite dans un laboratoire lointain. Ce sens opératoire était justement le but de notre recherche plastique. Au même titre que les nombreuses expérimentations, essentiellement scientifiques, auxquelles nous nous sommes livrés depuis plusieurs années, qui visaient à comprendre comment l’être humain ou animal peut s’adapter aux contraintes et aux sollicitations d’une société destinée à l’encadrer toujours davantage. Ainsi nous avons utilisé différents moyens d’investigation : éthologie, psychologie, sociologie, biologie, etc. en créant chaque fois des champs d’expérience afin de subir une immersion propice à une production artistique. Nous nous sommes servis de procédures scientifiques et d’outils de recherche, ainsi que d’objets hétérogènes pour créer de nouvelles entités hybrides et en révéler le potentiel poétique caché avec l’espoir que ces objets soient une source d’interrogation dynamique. Ainsi, dans le cadre des biotechnologies, nous nous sommes livrés à de multiples expériences : Révélation du fantôme Alderson, en 1991, (mannequin constitué d’un squelette humain et de différents organes utilisé pour l’étalonnage des machines d’imagerie médicale) ; analyse tomodensitométrique (scanner) de figurines de Barbie et Ken en 1994 ; taxidermie de « poule vautour », génétiquement modifiée pour avoir le cou nu, en 1994 ; In Case of Poisonning, travail sur une vache génétiquement modifiée par Holland Genetics, en 1994 ; Karma, expérience d’allergisation à l’homme, en 1994 ; biopsies de nos peaux, en 1995 ; cultures de nos peaux, en 1996 ; recherche sur la modification génétique du bleuet en 1997 ; tournage d’un film avec Lucifer, veau cloné par l’Inserm, porteur du gène marqueur fluorescent de la luciférase, en 1998 ; tournage du film Clonie avec le professeur Axel Kahn à l’Institut Cochin de Génétique moléculaire, en 1999, pour lequel nous avons tenté une projection du profil psychologique de Nicole, « premier enfant cloné » ; fabrication de l’installation Rabbits were used to prove…, lapin de laboratoire taxidermisé, dont les organes ont été reconstitués en tricot avec la laine de Dolly, 1999. Mais nous nous sommes aussi livrés à des expériences telles que la momification d’une souris nue portant une greffe d’oreille humaine, fétiche créé par les laboratoires de l’université de Cambridge. Avec notre travail sur des cultures de peaux en 1996, exposé dans le cadre de L’art biotech’, nous voulions nous insérer dans un lieu de recherche qui exacerbe le rapport entre individuel et collectif, et nous nous sommes enrôlés dans les cohortes de Framingham près de Boston, afin d’expérimenter la vie de cobaye des volontaires pour les études médicales. Une fois intégrés dans ces recherches, nous avons mis au point un projet artistique de culture, puis de tatouage de nos propres peaux qui nous semblait le meilleur médium pour cristalliser la réalité à laquelle nous nous étions soumis. Nous produisions un autoportrait d’un nouveau genre, biotechnologique, dont l’image plastique très concrète produisait un abîme de réflexion chez les observateurs. Framingham est un lieu à part sur le plan scientifique, il s’agit d’une cohorte de référence pour les biologistes, où l’on pratique « une histoire naturelle du corps » depuis cinquante ans, donc sur trois générations, par le moyen d’enquêtes médicales poussées. En arrivant, nous avons constaté que le phénomène de l’enrôlement dans la cohorte des volontaires était si important qu’un maire ne pourrait pas se faire élire, par exemple, s’il n’était pas lui-même un sujet de cette cohorte. Aujourd’hui la moitié des habitants de la ville et de leurs descendants est enrôlée même s’ils ont déménagé vers d’autres états, soit près de 15 000 personnes, qui se soumettent annuellement à des tests physiologiques pendant plus d’une semaine. Pour recueillir ces données, un centre de recherche lié à l’université de Boston fonctionne en permanence dans la ville, convoquant un à un les sujets tout au long de l’année, sur des modalités qui en font une véritable usine. Le nom du programme 57 Marion Laval-Jeantet de recherche lancé après guerre était alors Healthy people 2000, ce qui soutenait l’idée d’une amélioration possible des modes de vie en vue d’une santé exemplaire. Aujourd’hui ce lieu de recherche est un des premiers réservoirs de données biologiques sur le vieillissement, la transmission génétique de pathologies, où les conséquences des modes de vie sur le corps, et de nombreux autres lieux de recherche prennent les résultats de Framingham comme échelle de référence, même s’il s’agit d’une population américaine avec un mode de vie américain. Dans un premier temps, nous nous sommes fait enrôler comme cobayes, afin d’expérimenter le phénomène de la cohorte de l’intérieur, en imaginant qu’une population à ce point renseignée sur ses données biologiques personnelles devait entretenir un rapport au corps différent: Comme eux, nous n’ignorons plus rien de nos pathologies, nous savons combien de temps nous restons assis, couchés, debout chaque jour, combien nous avalons de lipides et les conséquences sur nos artères, la régularité de nos battements de cœur, l’état de notre mémoire, de nos réflexes, de notre immunité… comme eux nous sommes devenus hypocondriaques de trop en savoir sur notre état, et d’attendre la suite avec impatience. Comme eux, nous sommes maintenant attentifs au moindre signe de défaillance, liés à jamais à l’expérimentation physiologique. Comme eux, nous ne pouvons plus arrêter les expériences sur nous-mêmes. Nous avions été enrôlés dans le cadre d’une recherche sur le French Paradox : comment les Français peuvent-ils avoir si peu d’artériosclérose avec leur régime alimentaire riche ? Nous avons organisé des mises en scène qui interrogeaient la problématique du corps et de la culture. Ainsi, nous avons demandé leur aide à des restaurateurs français pour faire un banquet à la française – bien alcoolisé – pour l’association des sujets de Framingham, repas qui avait un petit air d’interdit pour des personnes en réflexion permanente sur leur régime. Puis nous avons organisé un deuxième repas avec les aliments d’avant-garde produits par les laboratoires de recherche agronomique américains (soja au goût de poulet, dessert en gelée d’algues, boissons sur-vitaminées, succédanés d’huile, exhausteurs de goût,…). Deux types de repas qui étaient censés produire les mêmes effets physiologiques à long terme... Cette expérience a troublé la communauté médicale qui y a vu une provocation – et nous avons quitté la cohorte. Toutefois, grâce à nos contacts dans les milieux de volontaires pour des recherches médicales, milieux fortement idéologiques puisque souvent anti-vivisection, nous avons pu continuer nos recherches dans un nouveau cadre, et nous avons intégré comme cobayes un laboratoire de pointe en biotechnologie, un laboratoire de culture de peaux. Nous étions sur un terrain idéal pour résoudre de nombreux dilemmes de l’art expérimental : faut-il s’impliquer ou non dans l’œuvre ? faut-il produire ou non une œuvre plastique ? Les chercheurs ont prélevé de nombreuses petites parcelles de notre peau, pour étudier leur développement, et grâce à un accord préalable, nous avons réussi à en conserver une dizaine, dont l’une était constituée de fragments de nos deux peaux. Cette culture qui cristallisait notre fusion artistique s’est tout naturellement intitulée Première Peau, et nous y avons tatoué par la suite l’effigie d’Epsilon, souris qui avait servi au test de culture de peau, qui portait un greffon de ma peau et avec laquelle nous sommes repartis…n’était-elle pas de la famille après cela ? Les cultures de peaux étaient d’une fragilité extrême, très fines car ne comportant que l’épiderme, sans le tissu conjonctif du derme, et nécessitaient elles-mêmes d’être redéposées sur un autre support, un derme de cochon mort fit cet office. Nous sommes donc allés plus loin comme cobayes, en offrant nos peaux à leurs expériences de multiplication de cellules d’épiderme. Ce n’est plus la multiplication des pains, mais la multiplication d’un morceau vivant, extrait, développé, entretenu dans sa vie hors de notre corps. À partir de là, nous avons tatoué sur ces peaux le best off du tatouage animalier alors en vogue aux États-Unis. Ces tatouages multicolores donnaient une vie particulière à la crudité de la culture de peaux. Colibri, tigre, panthère, aigle, papillon, salamandre, lion, licorne…et souris de laboratoire. Le tatouage est l’expression d’un Marion Laval-Jeantet 58 rêve d’identité, en général, il figure un totem qui aux yeux de celui qui se tatoue le charge et non pas le décharge. En tant que cobaye, la souris de laboratoire est entrée dans nos rêves. Car après tout, si nous avions intégré ces études, c’était avec la même utopie que celle qui a prévalu à l’invention de la culture de peau, l’utopie des lobbies anti-vivisection qui ne voulaient plus qu’on utilise l’animal de laboratoire pour des tests gratuits tels que les tests cosmétiques. Le choix de tatouer des totems animaliers sur ces peaux relevait du même hommage à ceux qu’on exploite habituellement pour notre propre subsistance. Symboliquement, il s’agissait d’une métamorphose : leur peau nous a servi, la nôtre sert à leur représentation. Nous-mêmes avons expérimenté cette métamorphose en utilisant le tatouage organique pour couvrir nos corps des mêmes animaux. Ce tatouage en vogue aux États-Unis, utilisant des pigments exclusivement organiques, dure de quelques mois à quelques années avant d’être résorbé par le corps. C’est une antithèse du tatouage, en ce sens qu’il ne se présente plus comme un symbole pérenne. Pourtant cette nouvelle technique a précisément fait exploser les modes et les tendances de tatouage, et de nombreux salons présentent maintenant les derniers motifs les plus demandés, le fameux best off. Par ailleurs, un certain nombre de personnes se tatouent organiquement pour s’habituer à un motif et l’inscrire définitivement ultérieurement, c’était un peu notre optique. Nous avons ainsi envisagé un nouveau travail : chaque fois qu’une espèce disparaîtrait, nous la tatouerions sur notre corps, sur nos peaux transformées en papier mural, en une toile de Jouy charnelle. La difficulté étant, hélas, que nous serions très vite entièrement recouverts… Cette expérience nous a permis de reposer la question de ce qui fonde l’homme à expérimenter sur le vivant et sur l’animal en particulier. Animal à qui l’homme « n’accorde plus que la mécanique de son être »3, pour reprendre les termes d’Ernst Jünger. Cette question, nous l’avons cristallisée par un mélange des genres, des espèces, par une fusion troublante, où l’hybridation génétique serait devenue une réalité courante. Culture de peaux d’artistes présente le désir fantasmé de pouvoir échanger sa peau contre une autre, de remplacer les longues séances d’écriture sur le corps au moyen du tatouage par l’interchangeabilité rapide et standard rendue possible par la chirurgie plastique. Nous nous sommes coulés dans ce fantasme en nous photographiant dans un processus de transmission de peaux « tatouées » au moyen de tatouages organiques. L’image de l’animal en est réduite à une sorte de logo publicitaire aussi facile à endosser qu’à retirer, et qui manifeste la liberté prise par l’homme à l’égard de l’animal qui ne survit qu’à travers sa volonté démiurgique. Culture de peaux d’artistes est pour nous une expression nécessairement contemporaine de l’instrumentalisation du vivant par le technologique, puisque la biotechnologie nous permettait de produire avec une fantaisie débridée de « savants fous » des accouplements artificiels de nos peaux, entre elles, avec des peaux d’animaux, avec des images, etc. Et la vision des cultures de peaux nous place immanquablement devant une matérialisation d’un monde où l’existence deviendrait programmable et modifiable… comme le décrit Joseph Nechvatal dans son article « Bio-technology in the gallery »4 : « L’invasion de la technologie sur et dans la chair présente plus que la violence d’une avancée technologique ; elle projette aussi la mutation des sciences de la biologie dans une logique traditionnellement attribuée à l’art où le physique se marierait au théorique, et le biologique au mental pour créer de nouvelles entités, pas nécessairement anticipées, et remplacer ainsi ce qu’on appelait le destin ». Notre propos est véritablement d’enquêter sur les dommages causés par l’humanisme entendu comme moteur premier du développement technologique ; un humanisme saisi dans ses conséquences, c’est-à-dire dans la désagrégation d’un rapport positif à la nature, et surtout d’un sens éthique de l’existence qui passe par le respect de l’autre. En ce sens la question de la barrière des espèces n’est pas signifiante dans notre conception du monde, et dans le même processus qui nous a fait greffer nos épidermes sur un derme de 61 Marion Laval-Jeantet porc, créant des objets hybrides, nous envisageons aujourd’hui une action symbolique, Que le panda vive en moi, au cours de laquelle je m’injecterai du sang de panda rendu compatible. Cette action, très difficile à mettre en place du fait des nombreux tabous institutionnels et juridiques qu’elle questionne, révèle à nouveau à nos yeux la nécessité d’élargir la notion de respect du vivant et de la biodiversité, souvent mise à mal par les biotechnologies. Marion Laval-Jeantet forme le duo Art Orienté objet avec Benoît Mangin. Projet Skin Culture, exposé au centre d’art contemporain De Appel à Amsterdam, 1996, puis à la galerie des Archives à Paris, en 1997, ainsi qu’à la 5e Biennale d’Art Contemporain de Lyon, 2000. 1 2 Vladimir Makanine, La route est longue, éd. Gallimard, Paris, 1994. Ernst Jünger (1995), Sens et signification, éd Christian Bourgeois, Paris, p. 50 : (À propos des élevages de poulets en batterie) « On y voit végéter, à des milliers d’exemplaires, une espèce de Golem à qui l’on accorde plus que la mécanique de son être ». 3 4 Joseph Nechvatal, « Bio-technology in the Gallery, Art Orienté objet ’Live in Boston’ », dans Intelligent Agent, Vol.1, n° 11, New York, Mars 1997, p.149. Marion Laval-Jeantet 62 L’origine du monde Joe Davis B eaucoup d’anthropologues, étudiant l’art paléolitique, en ont déduit que la « spiritualité » humaine archaïque ressemblait probablement aux formes encore vivantes d’animisme : une spiritualité basée sur les relations entre les êtres humains et les autres espèces vivantes. On trouve cependant de nombreuses « figurines de Vénus » parmi les plus anciens objets non utilitaires créés par Homo sapiens. Elles suggèrent une spiritualité qui, loin de l’animisme, semble basée sur l’ancien culte de la déesse-mère : l’anatomie de la femme, la fertilité, la maternité et la sexualité. Ironiquement, l’avancée de nos connaissances en génétique moléculaire humaine a révélé une très antique généalogie matriarcale. Après examen détaillé de l’hérédité mitochondriale, les scientifiques ont conclu que tous les hommes actuels descendent d’une seule « femme » qui vivait il y a environ 200 000 ans, la fameuse « Eve mitochondriale ». Nous pouvons pourtant supposer que l’Eve mitochondriale est née d’une mère, qui elle-même… Selon le principe de causalité, la généalogie humaine aurait donc des origines beaucoup plus anciennes. De fait, les êtres humains partagent beaucoup de caractéristiques biologiques avec les autres organismes vivants, suffisamment en tout cas pour suggérer une origine unique pour toute la vie sur Terre. La sexualité elle-même implique, fondamentalement, un échange de matériel génétique. De ce point de vue, un virus qui transmet continuellement de l’information génétique à son hôte peut être considéré, en théorie, comme assumant un rôle sexuel. Finalement, l’ADN lui-même a été l’« Eve » de l’Eve mitochondriale. L’ADN est le sexe. Il est la Vénus de l’Eve mitochondriale, mais aussi de l’explosion précambrienne et de toutes les autres époques de diversification biologique et de colonisation de notre planète, et probablement de beaucoup d’autres. En ce sens, il est réellement l’Origine du monde. Ma DNAgraphie est une toute nouvelle forme d’art – des images microscopiques créées avec une biopuce utilisant l’ADN comme émulsion photographique. Les images DNAgraphiques exposées à Nantes sont les premiers exemples d’une nouvelle technique photographique dans laquelle l’ADN est utilisé pour former une image latente sur des plaques de verre préalablement enduites, qui sont ensuite « développées » avec d’autres molécules d’ADN, des protéines, des métaux précieux (or et argent) et, dans certains cas, des marqueurs fluorescents. Les molécules d’ADN étant beaucoup plus petites que les cristaux d’halogénure d’argent des photographies conventionnelles, les images ont théoriquement une bien meilleure définition. Les images microscopiques exposées ici constituent les premières explorations de cette haute résolution. Elles font moins d’un millimètre, et peuvent être beaucoup plus petites encore. Je travaille in vitro avec de l’ADN synthétique pour créer des images artistiques, sans recourir à un organisme vivant. Pour des raisons exposées ci-dessus, j’ai choisi le nu féminin comme sujet. L’ADN, tout comme l’Origine du monde de Gustave Courbet, a passé la majeure partie de son existence hors de la vue des hommes, attendant d’être révélé. L’art ne se contente plus d’imiter la nature. Beaucoup d’artistes s’intéressent de diverses manières aux multiples significations de la recherche en génétique et des perspectives de la génomique. Bien qu’il s’agisse d’un phénomène relativement récent, l’art abordant la génétique et la génomique humaine prend des formes très diverses, et concerne des préoccupations très variées. Il est souvent critique vis-à-vis des voies empruntées par ce développement technologique, et met l’accent sur différentes perceptions des implications sociales, éthiques, philosophiques, institutionnelles et commerciales de la recherche génomique. On peut distinguer deux sous-catégories d’art génétique. L’une comprend des œuvres recourant à des interventions génétiques pour modifier de manière visible le phénotype d’un hôte. Dans mon approche, au contraire, la création s’exprime sous forme moléculaire, en tant que génotype. L’œuvre est constituée d’ADN – encodé avec du texte ou des images – mais n’est pas destinée à affecter directement le phénotype des organismes hôtes. 63 Joe Davis Mon premier travail avec les techniques recombinantes de la biologie moléculaire fut Microvenus (1986/87), un court fragment d’ADN (acide désoxyribo nucléique) synthétique contenant une icône visuelle encodée, qui a été introduite dans une lignée vivante de bactéries. Par définition, les bactéries porteuses de l’ADN Microvenus sont des organismes génétiquement modifiés. Au départ, leur création était conçue comme une collaboration entre art et science. Au bout du compte, Microvenus est une œuvre d’art, une image poétique. Le projet Microvenus est une démonstration de la manière d’inscrire une information extra-biologique dans l’ADN. Pour ce faire, un langage intermédiaire a été créé afin de transcrire des données génériques sous forme biologique. Ce langage – l’un parmi de nombreux possibles – a été utilisé pour coder une base de données graphiques binaires en un arrangement d’atomes constituant une courte molécule d’ADN synthétique. Microvenus est un icône graphique identique à une ancienne rune germanique, et à d’autres iconographies utilisées à l’origine pour représenter la Vie, et la Terre mère. Elle est maintenant sans doute le dessin le plus massivement reproduit de l’histoire humaine. À ce jour, il en a été créé plus de copies qu’il n’a jamais été imprimé (et ne seront probablement jamais imprimés) de caractères dans tous les alphabets. On peut facilement en loger plus de 3,5 billions dans un simple bidon de lait d’un gallon (3,8 litres). Qui plus est, on peut si on le souhaite sélectionner une bactérie « porteuse » capable de préserver l’ADN Microvenus dans des environnements extrêmes durant des millénaires. Durant les quelques décennies à venir, les conséquences sociétales et culturelles des développements des sciences biologiques vont sans aucun doute gagner en importance. Finalement, les avancées récentes de la biologie ont sans doute eu un effet plus large et plus profond sur les arts que tous les progrès passés de cette discipline. L’imaginaire artistique en sera inévitablement transformé. En premier lieu, un grand nombre de substances et structures associées à cette nouvelle branche du savoir ne sont pas directement perceptibles par les sens humains. Elles sont, pour la plupart, invisibles. Les organes visuels humains peuvent normalement distinguer des objets d’environ 0,1 à 1 millimètre. Une bactérie typique est environ mille fois plus petite qu’une particule à la limite inférieure de la visibilité. La coupe transversale de la cellule d’E. coli (Escherichia coli), par exemple, mesure environ un micron (un millionième de mètre). Les molécules d’ADN sont encore plus petites, de plusieurs ordres de grandeur. En fait, la section de la molécule d’ADN est plus petite que la plus courte longueur d’onde de la lumière visible. C’est pourquoi on ne peut la détecter, même avec le plus puissant des microscopes optiques. À cause de cette invisibilité, artistes et critiques seront peut-être tentés de décrire Microvenus et les travaux similaires comme de l’art conceptuel. De fait, pour certains, l’histoire de Microvenus pourrait furieusement ressembler à la fable du Nouveau vêtement de l’Empereur : infiniment plus fin que la plus fine des soies, on ne peut l’appréhender par les faibles moyens des sens humains ; et puisqu’il est le produit d’une certaine vanité intellectuelle, on lui a attribué un statut artistique spécial. Et certes, l’artiste est un habile tailleur. Cependant, à la différence du Nouveau vêtement de l’Empereur, l’ADN, y compris celui de Microvenus et les invisibles structures cellulaires qui le contiennent, est bien réel. En termes purement physiques, ils sont bien plus réels que des idées aussi abstraites que les équations mathématiques, les vertus humaines ou, d’ailleurs, l’art conceptuel. L’invisibilité n’est pas une idée nouvelle en art. Le travail de Yves Klein, Joseph Beuys et Wassili Kandinsky traduit leur ambition de matérialiser des forces spirituelles. Et l’art religieux aussi visualise l’invisible, que ce soit figurativement, symboliquement ou abstraitement. Dans la lignée de phénomènes comme les dessins de Nasca, les travaux contemporains de Robert Smitson, Christo, James Turrell, Michael Heizer, et quelques autres, ont montré que des œuvres d’art de qualité peuvent effectivement dépasser ce qui est immédiatement Joe Davis 64 visible par l’œil humain. Les spectateurs insatisfaits de ce qu’on peut percevoir par les cinq sens « naturels » peuvent désormais avoir recours aux signaux visuels d’équipements de télédétection pour embrasser en une fois tout un travail artistique. Grâce à cette assistance mécanique à la perception, qu’un objet soit trop gros ou trop petit pour être vu n’a plus aucune importance. La découverte des microstructures biologiques inspirera sans doute encore beaucoup d’expéditions artistiques dans le continent du microscope. Mais sa très petite taille n’est qu’un des attraits d’une œuvre formée de bactéries vivantes. L’importance de l’échelle pâlit en comparaison d’un aspect bien plus important de la microbiologie. Le principal message de Microvenus tient dans cette part, sans doute la plus évanescente. C’est cette vitalité que, précisément, les artistes ont toujours cherché à capturer et maîtriser, et qui a toujours été liée à des formes sophistiquées d’illusion (artistique). Jusqu’à ces derniers temps, l’art a seulement imité la vie. À l’exception de quelques épisodes de censure idéologique ou religieuse, l’histoire mondiale de l’art est avant tout celle d’un engouement pour toutes les formes de vie – en particulier celles liées au corps humain lui-même. Puisqu’elles ont été produites à grande échelle durant des dizaines de milliers d’années, les figurines néolithiques de « Vénus » représentant le corps féminin sont peut-être les principaux objets d’art créés par Homo sapiens. Mimesis, dans l’art classique, s’efforçait d’insuffler la vie au marbre. L’art, l’architecture et même les mathématiques des Grecs anciens présupposaient l’existence de relations mystiques dans les formes et les proportions du corps humain. Le fameux nombre d’or, ou proportion divine, qui caractérise la plus grande part de l’art et de l’architecture occidentaux, dérive des proportions (classiques) de l’anatomie humaine. La fascination pour le « body art » dans les années 1960 et 70 fait elle aussi écho à cette tradition. En art contemporain, Guarnett Puett a utilisé la collaboration d’abeilles vivantes pour construire sa sculpture The Ant Farm (La ferme des fourmis). Denis Oppenheim, Mark Pauline et Survival Research Labs, comme beaucoup d’autres artistes contemporains, ont aussi utilisé des animaux vivants comme collaborateurs. Dans une des œuvres décisives du XXe siècle, I love America and America loves me, Beuys a vécu des moments tendus en compagnie d’un coyote. Une bonne partie de l’art et de la théorie contemporains, en particulier ceux qui cherchent à définir un art après le modernisme, se concentrent sur le corps et sa signification dans un contexte où la fragmentation et l’anihilation sont plus que des métaphores. Désormais, le développement relativement soudain de nouveaux outils et savoirs en biologie moléculaire permet une nouvelle vision du corps, et au-delà. L’idée selon laquelle la biologie moléculaire devrait demeurer sacro-sainte, et hors de portée des profanes, est bien reçue dans l’opinion publique. L’intervention arbitraire ou négligente dans la dynamique des écosystèmes vivants est une perspective particulièrement effrayante pour beaucoup de gens. Sans doute y aura-t-il toujours besoin de surveillance et de vigilance dans ces domaines. Mais le fond de l’inquiétude publique envers la biotechnologie « folle » contient aussi un mélange complexe de réactions émotionnelles qui peuvent parfois empêcher la pensée scientifique rationnelle. La biologie moléculaire a, par exemple, alimenté de nombreuses discussion religieuses à ce jour, et continuera probablement pendant de nombreuses années à fournir des sujets de discussion dans ce domaine. Les avancées de la biologie, en particulier celles qui concernent les questions de fertilité humaine et de contrôle de la population, sont entrées en conflit avec diverses doctrines religieuses. Et de fait, des débat séculaires se poursuivent encore aujourd’hui. La pensée scientifique traditionnelle a été rigoureusement séparée des systèmes de croyance religieux (les scientifiques eux-mêmes ont semble-t-il assez de difficultés à démêler leurs propres systèmes de croyance). C’est sans doute parce que les épisodes de persécution et d’intolérance ont fait des victimes des deux côtés. La science et la religion ont néanmoins trouvé chacune leur place dans les affaires humaines. Les efforts pour supprimer la distinction entre les deux ne semblent pas avoir amélioré notre compréhension de Dieu ou de la 69 Joe Davis science – et pourtant ces questions, délaissées, contribuent à entretenir un vaste mouvement anti-technologique dans l’opinion publique. L’hypocrite décret « ne touchez pas à l’ouvrage divin » a toujours été la cause de beaucoup de souffrance et d’obscurité. Nous pleurons le destin de Galilée et Bruno, et pourtant il reste illégal d’enseigner la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle dans plusieurs Etats d’Amérique du Nord. Bien peu, et sans doute aucun, des plantes ornementales, des fruits et des légumes, des animaux domestiques et du bétail qui nous sont si familiers ont jamais existé dans la nature. Ce sont tous des « monstruosités » par définition. Ils nous sont si familiers qu’il nous est difficile de les évoquer en termes de « monstres » – mais c’est une conclusion évidente. Une rose commune est en fait un monstre comparable à celui, fictif, que Mary Shelley décrivit dans Frankenstein, et pourtant la rose n’est pas fictive. La création d’un organisme contenant une molécule artistique, comme Microvenus, n’est guère différent des manipulations qui aboutissent à la sélection d’un rosier hybride, ou d’une vache d’élite. L’épissage génétique par voie de reproduction sexuelle implique finalement les mêmes mécanismes cellulaires que ceux qu’utilisent les biologistes moléculaires pour créer de l’ADN recombinant, ou « génétiquement manipulé ». À travers l’histoire, les hommes ont « transplanté » des gènes « esthétiquement plaisants » dans la progéniture de nombreuses espèces végétales et animales, et en ont retiré de nombreux éléments de ce qu’on appelle maintenant la qualité de la vie. Une visite au concours local d’horticulture ou à un marché du bétail confirmera qu’une bonne partie des manipulations génétiques sont encore effectuées pour des raisons esthétiques. Aujourd’hui, de nombreux artistes ont adopté des positions anti-technologiques marquées. Peut-être un des effets environnementaux majeurs de l’industrialisation et du développement mondiaux est-il que les productions artistiques de la révolution industrielle comptent de nombreuses descriptions apocalyptiques de la science et de la technologie. Certaines sont bien entendu justifiées. Malgré cette aversion, des correspondances significatives persistent entre les arts et beaucoup de domaines des sciences physiques. Les nouveaux champs des communications et des medias électroniques continuent à influencer profondément les arts. Des disciplines autonomes, dans les domaines du graphisme par ordinateur et de la réalité virtuelle, ont émergé d’anciennes collaborations. Bien que dans beaucoup de cas, les relations entre arts et sciences soient hautement évoluées, l’interaction la plus fascinante entre art et sciences de la vie réside toujours dans les œuvres et les lettres des maîtres de la Renaissance. La collaboration entre l’art et la biologie commence à peine à dépasser les stéréotypes séculaires de l’horticulture ornementale et de l’illustration scientifique. Le fait est que nous sommes confrontés à une situation plutôt prométéenne : pour le meilleur et pour le pire, le secret est découvert. La biologie open source est disponible pour quiconque veut sérieusement s’y intéresser. Je ne m’intéresse pas seulement à la biologie moléculaire et aux sciences de la vie parce qu’elles sont actuellement sujet de polémique, et même de ce que de nombreux observateurs appellent une « hystérie collective ». Je me suis intéressé aux mécanismes moléculaires des organismes vivants parce que les artistes ont toujours recherché les secrets de la vie elle-même : savoir ce qui distingue la vie de la mort. Le fait que je puisse maintenant construire de minuscules morceaux de matière à partir d’un assortiment de matériaux inanimés, puis leur « donner vie », est un rêve de sculpteur. Les premières expériences d’imagerie DNAgraphique ont été entreprises en 1998 au laboratoire Alexander Ritch, au Département de biologie du MIT, avec Scott Horsley. Les images de nu féminin ont été préparées avec la collaboration de la photographe Sarah Franzel. Les premières images DNAgraphiques, macroscopiques et microscopiques, ont été exposées et « développées » avec Thomas Kaiser et Jens Tuchsheerer de Clondiag Chip Technologies, à Iéna/Allemagne. Joe Davis 70 Le laboratoire comme atelier d’artiste Marta de Menezes L ’humanité a toujours manipulé la nature, souvent pour des raisons esthétiques. Les chats, les chiens, les fleurs et les récoltes d’aujourd’hui sont de parfaits exemples de cette sélection artificielle. Les avancées scientifiques des cinquante dernières années permettent désormais de modifier la vie de manière très contrôlée – la biotechnologie étudie comment les adapter au bénéfice de l’humanité. Cependant, nous regardons ces outils avec un mélange d’espoir et de méfiance. Il devient possible de développer de nouvelles thérapies pour des maladies incurables, mais dans le même temps, le public craint un mauvais usage d’une technologie si efficace. Alors que la société prend conscience de la biotechnologie, avec tous ses espoirs et ses menaces, les artistes commencent à y faire référence dans leur travail. Car la biotechnologie permet d’utiliser la biologie elle-même comme medium artistique. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle forme d’art, un art créé dans les tubes à essai, utilisant les laboratoires comme ateliers. J’essaie non seulement de dépeindre les récentes avancées des sciences de la vie, mais aussi d’utiliser des matériaux biologiques en tant que média artistiques : l’ADN, les protéines, les cellules et les organismes – y compris humains – offrent le moyen d’explorer de nouveaux modes de communication et de représentation. C’est pourquoi, bien que sans formation scientifique, j’ai ces derniers temps exercé mon activité artistique dans des laboratoires de recherche. Nature ? : de l’art avec une durée de vie Contrairement à une idée répandue, il n’est pas nécessaire de modifier les gènes d’un organisme pour changer son phénotype (son apparence). On peut altérer le phénotype en interférant avec la communication entre cellules, ou en faisant varier le niveau de certaines protéines durant le développement de l’organisme. Ainsi, l’administration locale de protéines peut provoquer des modifications aussi spectaculaires que le développement de membres supplémentaires chez un poulet. J’ai étudié la rencontre de l’art et de la biologie du développement dans Nature ?, un projet entamé durant une résidence dans le laboratoire du professeur Paul Brakefield, à l’Université de Leyde (Pays-Bas). Dans Nature ?, je n’explore pas seulement la frontière entre ces deux disciplines, mais aussi entre le naturel et l’artificiel. J’ai créé des papillons dont les ailes portent des motifs modifiés pour des raisons artistiques. J’y suis parvenue en intervenant dans les mécanismes habituels du développement des papillons, aboutissant à de nouveaux motifs jamais observés dans la nature. Les ailes de ces papillons sont constituées de cellules vivantes normales, sans peinture ni cicatrices, mais concues par une artiste. Voici donc des objets entièrement naturels, et en même temps résultant d’une intervention humaine. Dans Nature ?, je n’ai modifié qu’une des ailes de papillons Bicyclus et Heliconius. C’est pourquoi ils ont tous une aile portant le motif naturel, fruit de nombreuses années d’évolution, et l’autre mon propre dessin. Par cette asymétrie, je veux souligner les similitudes et les différences entre le manipulé et le non-manipulé, entre le naturel et le naturel « innovant ». Avec les ailes de papillon, j’ai voulu exprimer des concepts liés à notre perception des formes. En ajoutant, changeant ou supprimant des ocelles et des taches de couleur, il est possible de s’imaginer reconnaître des formes et des rythmes familiers. Une autre approche consiste à souligner un aspect particulier de l’aile naturelle. Par exemple en retirant les cercles extérieurs d’une ocelle pour en montrer le centre blanc seul. Je n’ai aucunement l’intention d’améliorer le dessin naturel, ni de rendre encore plus beau ce qui l’est déjà, je veux simplement explorer les possibilités et contraintes d’un système biologique, créant (dans la mesure du possible) de nouveaux motifs qui ne résultent pas de la sélection naturelle. Avec la manipulation génétique, une telle modification contrôlée du motif des ailes n’est/ne serait pas possible. 71 Marta de Menezes Ce travail a suivi les protocoles en vigueur au laboratoire, avec le même respect du bien-être des papillons. Les ailes n’étant pas innervées, l’intervention est indolore. De même, le tissu alaire de la nymphe guérit après l’intervention, ne laissant aucune cicatrice visible sur l’aile adulte. De fait, on ne peut pas distinguer les ailes modifiées des autres, même au niveau cellulaire, si ce n’est par le nouveau motif. Les scientifiques du laboratoire de Brakefield étudient toujours les mécanismes développementaux qui font naître une ocelle ectopique, imitant parfaitement les vraies, à partir d’une blessure. La modification des motifs alaires ne semble pas affecter les papillons, qui ont une durée de vie et un comportement d’accouplement normaux. Bien entendu, comme tout organisme vivant, les papillons modifiés finissent par mourir, le plus souvent après l’accouplement et la ponte des œufs. Contrairement à ce qui se passe chez les organismes génétiquement modifiés, les cellules germinales des papillons ne sont pas affectées, et les motifs artificiels ne se transmettent donc pas à leur descendance. Chaque papillon modifié est unique, différent de tous les autres. Ces motifs nouveaux n’ont jamais été observés dans la nature, et disparaissent rapidement pour n’être jamais revus. Cette forme d’art a une durée de vie – celle d’un papillon. C’est un art qui, littéralement, vit et meurt. C’est à la fois de l’art et de la vie. Art et biologie. NucleArt : la peinture à l’ADN Les artistes utilisent souvent l’ADN, les gènes et les chromosomes pour créer des œuvres conceptuelles provocantes. Différentes techniques expérimentales permettent de visualiser ces structures, rendant ainsi possible leur utilisation comme medium pour des œuvres graphiques. Pendant les deux dernières années, lors d’une résidence au laboratoire d’Ana Pombo, au MRC (centre des sciences cliniques, Imperial College, Londres), j’ai utilisé les techniques de la biologie cellulaire pour peindre des motifs dans le noyau de cellules humaines grâce à des sondes d’ADN marquées avec des fluorochromes. La position des chromosomes dans le noyau cellulaire en interphase (entre les divisions) dépend pour une part de règles précises. Par exemple, certains chromosomes ont tendance à rester à la périphérie du noyau, alors que d’autres se trouvent plus fréquemment au centre. Il est donc possible de prévoir, dans une certaine mesure, où devraient apparaître les chromosomes, et de les peindre en conséquence. Il reste cependant de nombreuses incertitudes concernant leur position dans le noyau. Les interactions des différents chromosomes humains constituent d’ailleurs un des thèmes de travail du laboratoire de Pombo. Dans NucleArt, j’ai combiné la connaissance des positions respectives des chromosomes avec la possibilité d’utiliser l’ADN pour « peindre » chacun d’eux spécifiquement. Cette technique, appelée hybridation in situ par fluorescence, permet de visualiser des segments de chromosomes, et même des gènes. On peut également teinter des groupes de chromosomes avec la même couleur. Il est ainsi possible de créer des images relativement contrôlées formées d’un ou plusieurs chromosomes « peints », avec ou sans portions d’une autre couleur. J’ai utilisé des combinaisons de sondes, qui se lient spécifiquement à différents chromosomes ou gènes humains, afin de créer des micro-sculptures esthétiquement intéressantes. Les œuvres résultantes – les cellules « peintes » – sont observées à travers un microscope confocal à laser, et visibles à l’œil nu grâce à des projections informatiques qui reconstituent la structure tridimensionnelle du noyau humain. NucleArt n’est donc pas l’appropriation d’images scientifiques. Les technologies y sont utilisées pour créer des images conçues par l’artiste. Il n’est donc pas pertinent ici de discuter de la beauté des images scientifiques – puisque ce ne sont pas des images scientifiques. On doit appliquer aux cellules peintes de NucleArt, créées avec un medium biologique, les mêmes critères et considérations esthétiques qu’à n’importe quelle autre image produite par un artiste avec un medium plus conventionnel. Marta de Menezes 72 Bien que j’aie voulu créer un art visuel plutôt qu’une pièce conceptuelle, j’ai été confrontée à un paradoxe. Les véritables œuvres sont des cellules « peintes », d’une « taille quasi-immatérielle » ; et la visualisation par le laser les détruit rapidement en effaçant les couleurs. C’est pourquoi, dans les installations, elles sont exposées sous forme de projections video en trois dimensions, représentant des œuvres matérielles qui n’existent plus. Bien qu’on puisse montrer les cellules « peintes » vivantes dans une boîte de Petri, je préfère ne pas présenter les véritables œuvres dans les expositions, puisqu’on ne pourrait pas voir leurs motifs colorés. Functional Portraits : voir l’invisible Les artistes ont toujours essayé de représenter des sujets invisibles. Les portraits en sont un bon exemple. L’artiste tente de montrer non seulement l’apparence de la personne, mais aussi qui elle est. Les caractéristiques subjectives du modèle, comme sa personnalité, peuvent être traduites par des éléments tels que la posture, l’arrière-plan, le décor, voire la technique utilisée par l’artiste. Les scientifiques ont développé des outils encore plus sophistiqués pour mesurer, tester ou visualiser l’invisible. Les physiciens peuvent observer directement des particules sub-atomiques, les chimistes suivre la transformation des molécules, et les biologistes ont imaginé des façons de visualiser l’intérieur des cellules. Du point de vue d’une artiste, il est fascinant de découvrir ces puissants outils d’imagerie de l’intérieur du corps. Depuis la découverte des rayons X par Röntgen, on peut facilement voir « derrière » la peau. Les nouvelles techniques d’imagerie permettent de visualiser à la fois la morphologie et le fonctionnement des organes. La récente technique de l’imagerie fonctionnelle par résonnance magnétique (IRMf) a été développée afin de déterminer quelles régions du cerveau sont actives lorsqu’un sujet effectue une tâche donnée. Cette sorte de “carte cérébrale” est construite en réglant un appareil récent d’IRM de telle manière qu’il puisse détecter l’augmentation du flux sanguin dans les parties activées du cerveau. L’intensité des images d’IRM dépend de diverses propriétés biochimiques des tissus, dont certaines varient avec les changements hémodynamiques comme l’accroissement du flux sanguin dans les zones actives. La comparaison statistique d’images prises au repos et en activité permet ainsi de déterminer les régions cérébrales impliquées dans la tâche étudiée. J’ai créé les Functional Portraits en visualisant les zones cérébrales activées pendant que mon sujet exécute une tâche caractéristique. J’ai utilisé un équipement d’IRMf plus puissant que les appareils de diagnostic médical. Il est ainsi possible de combiner l’anatomie (interne et externe) et des images des régions cérébrales actives. Parmi les premiers portraits fonctionnels que j’ai réalisés figurent Patricia au piano – où son apparence physique est combinée à des images de son activité cérébrale pendant qu’elle joue du piano dans l’appareil d’IRM – et un auto-portrait montrant le fonctionnement de mon cerveau pendant que je peins. Les deux cultures ? Un certain courant de pensée se demande si l’art et la science doivent être considérés comme deux cultures distinctes. Il est aisé de trouver des arguments dans l’un ou l’autre sens. Je pense qu’il est plus productif de reconnaître que les vraies questions concernent les passerelles entre art et science. Depuis l’ère moderne, il est difficile de considérer les arts visuels sans les relier directement ou indirectement à la science. La position prédominante de la biologie et de la biotechnologie dans la science d’aujourd’hui a des répercussions tout aussi éminentes dans la pratique des arts visuels. On peut considérer l’utilisation de la biologie en tant que medium 73 Marta de Menezes artistique comme un développement naturel : l’appropriation des images scientifiques ne suffirait pas, puisque dans l’art d’aujourd’hui, le processus est aussi important que le résultat. Le faire est aussi important que le voir. Évidemment, la communauté artistique doit faire siennes les préoccupations éthiques particulières à la biologie, puisque les deux champs se rencontrent. Cette intersection crée même de nouveaux problèmes éthiques, concernant par exemple l’utilisation, pour une production artistique, d’organismes vivants ou de substances potentiellement dangereuses. Tout comme les procédures scientifiques doivent être évaluées pour s’assurer qu’elles sont appropriées et que les risques sont réduits au minimum, les projets artistiques individuels faisant appel à la biologie doivent suivre des règles de conduite similaires. On ne doit cependant pas négliger les préoccupations esthétiques inhérentes à tout art visuel. Le fait qu’un artiste travaille aux côtés de scientifiques dans un laboratoire de recherche fait partie intégrante de ma démarche. Comme je n’ai pas de formation particulière en biologie, je dois constamment apprendre d’eux les techniques et les problèmes scientifiques. Il est aussi dans mon intention de démontrer que ces interactions peuvent être fructueuses pour les deux parties. Une caractéristique essentielle de mon travail est de ne pas me contenter de détourner à mon profit les techniques de la science pour produire des œuvres d’art, mais d’essayer également de participer à la recherche du laboratoire. Bien que mon activité ne repose pas sur des protocoles scientifiques, il arrive que mes « expériences artistiques » donnent des résultats inattendus, en utilisant autrement la technologie. Il est arrivé que mes « expériences artistiques » soulèvent des questions scientifiquement pertinentes, qui méritent que les chercheurs prennent le relais. Dans le cas de Nature ?, j’ai essayé plusieurs méthodes jamais employées auparavant, comme transplanter des cellules entre deux espèces différentes de papillons. Je voulais provoquer l’apparition d’ocelles chez une espèce qui n’en porte jamais. Ce fut un échec du point de vue artistique, puisque je n’ai pas pu créer d’ocelles dans l’espèce « résistante ». De la même manière, tous les cerveaux humains que j’ai observés, ou les cellules que j’ai « peintes » avec de l’ADN, ont été analysés par des scientifiques. Je pense que n’importe quelle procédure, pourvu qu’elle soit correctement enregistrée, est potentiellement utile à la science. Je ne fais cependant pas de science lorsque je travaille au laboratoire : mon but n’est pas l’avancée de la connaissance. Les motivations et les stratégies diffèrent notablement entre scientifiques et artistes, y compris ceux travaillant dans le même laboratoire. Il est probable que tous tirent des bénéfices mutuels de la collaboration. La science, et en particulier la biologie, m’a toujours fascinée. Je suis toujours désireuse d’en apprendre plus, et toujours désolée de n’en pas savoir assez. Mes options artistiques reflètent cette fascination, et les directions que je prends ne sont limitées que par ce qui peut être fait dans un laboratoire moderne de biologie. Marta de Menezes est artiste en résidence, MRC – centre de sciences cliniques, Imperial College, Londres (Royaume-Uni). Les travaux décrits ici ont été développés avec l’aide des scientifiques, artistes et institutions suivants : P. Brakefield, A. Monteiro, P. Beldade, R. Kooi et K. Koops, à l’université de Leyde (Nature ?) ; A. Pombo au MRC – centre de sciences cliniques, Imperial College, Emma Macey, M. Higgbottom à Vivid, Birmingham (NucleArt) ; P. Figueiredo, à l’université d’Oxford, J. Waldmann et M. Higgbotom (Functional Portraits). Les installations ont été préparées avec l’assistance technique de Vivid, Birmingham. Marta de Menezes 74 l’art biotech’ Yves Michaud Arts et biotechnologies Richard Hoppe-Sailer Organismes/Art – Les racines historiques de l’art biotech’ Arts et biotechnologies Yves Michaud L es biotechnologies ont pris dans notre société scientifique et technique une place et une visibilité inédites. Elles font l’actualité à travers des questions comme celle du clonage thérapeutique ou reproductif ou celle des organismes génétiquement modifiés, qui suscitent les controverses virulentes et désordonnées que l’on sait. De manière à la fois discrète et puissante, elles ont envahi le domaine industriel (industrie alimentaire, pharmaceutique, ingénierie médicale) et leurs perspectives d’application ne cessent de s’élargir comme en témoignent les réflexions sur le développement durable et l’appel possible à des techniques douces de gestion des milieux dans le cadre d’une ingénierie écologique. L’art n’est pas en reste. Non seulement la science-fiction et le cinéma se sont emparés depuis longtemps des scénarios de l’homme artificiel, de la peur ou des rêves suscités par des organismes modifiés ou prothésés, des angoisses face à des formes de vie autres, mais dans le domaine plastique ou visuel des artistes recourent de manière plus ou moins scientifique aux biotechnologies avec ou sans l’idée explicite d’un art biotechnologique. Les créatures fluorescentes de Kac ne sont plus confinées à l’espace de la galerie d’art contemporain : elles ont gagné le monde des médias, comme l’avaient fait déjà les spectaculaires interventions sur son propre corps d’Orlan. D’autres pratiques, restées plus confidentielles, mettent en jeu ou en scène des processus biologiques, qu’il s’agisse d’implants, de scarifications, piercings ou tatouages, de cultures de tissus ou de processus naturels de pourrissement et de dégradation. Il y a là, au moins à première vue, un champ nouveau d’actions et d’œuvres faisant appel aux matériaux et processus de la vie. Les questions qui se posent à l’historien de l’art contemporain comme au spécialiste d’esthétique et, aussi bien, au citoyen et homme ordinaire désorienté face à la culture de son temps ou fasciné par elle, sont nombreuses. On peut d’abord se demander de quoi il s’agit au juste. Il faut aussi mesurer la nouveauté exacte de ces sortes de pratique : l’art moderne de la fin du XXe siècle a été riche en inventions et la nouveauté apparente recouvre souvent des reprises, décalées ou non. Il faut enfin se demander quel régime de l’art se met ainsi en place et avec quelles visées. Ce sont les trois questions que j’aborderai en espérant au moins marquer les contours des problématiques. **** Puisque l’on parle d’art biotechnologique, il serait déjà bon de dire ce que l’on entend par biotechnologie. De manière générale le terme de biotechnologie désigne l’usage d’instruments ou d’outils biologiques pour produire certaines substances, des êtres vivants ou des processus biologiques qui seront transformés en procédés techniques. Une biotechnologie est donc une technique utilisant les organismes vivants ou des parties d’organismes vivants pour fabriquer ou modifier quelque chose : fabriquer des produits, améliorer des plantes ou des animaux, développer des micro-organismes, mener des actions de nature biologique. Les biotechnologies recouvrent ainsi un très large éventail de procédés allant des plus traditionnels et même des plus immémoriaux aux applications les plus récentes de la biochimie et de la génétique. La tendance qui actuellement prévaut est d’identifier étroitement biotechnologies et biotechnologies scientifiques, biotechnologies et engineering génétique. C’est peu surprenant : non seulement les biotechnologies nouvelles ont fait un bond en avant considérable, mais même les procédés traditionnels ont été « revisités » scientifiquement (par exemple en œnologie ou dans l’industrie alimentaire). Cette identification tend cependant à dissimuler que l’éventail des biotechnologies fut historiquement très large : l’humanité a « depuis toujours » utilisé des techniques de fermentation, fabriqué des fromages et des boissons alcoolisées, utilisé des techniques de conservation et de vieillissement, amélioré les sols, domestiqué et sélectionné des animaux et des végétaux, obtenu des croisements d’animaux et des hybridations végétales. Tout cela relevait déjà des biotechnologies. Yves Michaud 80 Cet éventail très large s’est cependant divisé en deux parties et l’on est passé de biotechnologies anciennes largement empiriques (y compris quand elles demandaient un très haut degré de subtilité et de savoir-faire empirique) touchant les fermentations, la sélection animale ou végétale et même la vaccination, à des biotechnologies « scientifiques » reposant sur la connaissance biochimique de l’ADN et des matériaux des êtres vivants qui permet à son tour la connaissance de leurs caractéristiques génétiques et de leur métabolisme, et au-delà des diagnostics et des interventions sur eux (transferts d’ADN, anticorps mono et polyclonaux, cultures de tissus et de cellules, interventions génétiques). Du point de vue de l’épistémologie et de la théorie de la connaissance, les biotechnologies contemporaines constituent un cas éminent de technoscience, c’est-à-dire de science gouvernant des applications techniques profondément intriquées à la connaissance théorique et faisant appel à des connaissances scientifiques transdisciplinaires : génomique, protéomique, bio-informatique, robotique, nanotechnologies, en même temps que sont mobilisés des savoirs techniques, instrumentaux et pratiques complexes dans un cadre de production industrielle. Il est important de se demander si les biotechnologies ont connu des changements historiquement aussi décisifs que nous le pensons quand nous sommes fascinés par les prouesses de l’ingénierie génétique. La définition générale renvoie à des techniques humaines anciennes et même immémoriales, mais une histoire des biotechnologies non empiriques ne peut guère remonter raisonnablement en de-çà des découvertes de Mendel en 1866, et encore serait-il plus pertinent de faire commencer la biotechnologie moderne à la découverte de l’ADN en 1953 et même aux premiers succès de production d’ADN recombinant à partir de 1973. Faut-il alors parler de sauts qualitatifs ou bien, passé le moment de l’émerveillement, de la surprise ou de la crainte, voir surtout la continuité de l’instrumentation humaine ? Il est peu douteux qu’avec la découverte de l’ADN et de la biochimie de la vie, un domaine jusqu’ici soumis à l’empirisme et à l’observation devient scientifique. Les matériaux de la connaissance sont identifiés, les principes gouvernant leurs interactions connus, au moins pour partie, et des hypothèses a priori peuvent gouverner la recherche et l’exploration. Ce qui signifie aussi que l’on peut utiliser de manière systématique et organisée ces connaissances pour obtenir des produits dérivés, des procédés thérapeutiques et des produits tout court. On peut cloner des animaux, obtenir des molécules définies à partir de ces animaux clonés et même du lait d’animal cloné aux caractéristiques parfaitement connues. Du point de vue pratique, ce passage au stade scientifique permet une ingénierie de la production et sa standardisation. Il ne faut pas pour autant oublier que la révolution agronomique du XVIIIe siècle, la révolution verte, toute empirique qu’elle fût, fut d’une ampleur exceptionnelle, que les campagnes d’assainissement et de vaccination à la fin du XIXe et au début du XXe siècles ont eu des effets démographiques et sociaux immenses. Si l’on est passé de 1 milliard d’humains au début du XXe siècle à 6 milliards à la fin en dépit de deux guerres mondiales et de violences répétées, c’est à cause de ces révolutions de l’hygiène et de la santé. La chose la plus nouvelle serait donc non pas tant le changement d’échelle que la finesse des modes d’action et de contrôle dont nous disposons et les modalités elles-mêmes nouvelles de ces contrôles. Avec le consentement plus ou moins éclairé des peuples ou en tout cas de leurs élites qui étaient censées l’être, les politiques de la population et de la santé, ce que Michel Foucault a appelé les « biopolitiques », furent menées de manière largement autoritaire et indiscriminée, alors que les gouvernements et les administrations cherchent aujourd’hui à mener des actions différenciées et ciblées en direction de telle ou telle catégorie de la population en recueillant le consentement et l’adhésion des citoyens, y compris à l’aide de mauvaises raisons. Les trois traits qui caractérisent le mieux la biotechnologie moderne seraient donc son caractère scientifique et théorique et non plus empirique, son champ d’application industriel et son mode d’administration ciblé et à visée en principe consensuelle. 81 Yves Michaud Si l’on se retourne maintenant du côté des relations entre arts visuels et biotechnologie, on observe sans surprise une évolution en grande partie similaire à celle qui vient d’être décrite. On va de pratiques biotechnologiques encore empiriques et implicites à des démarches scientifiques de plus en plus conscientes d’elles-mêmes, techniquement plus compliquées et ciblées. Des pratiques comme celles du tatouage, des scarifications et des implants n’ont rien de nouveau dans l’histoire humaine, mais elles peuvent être renouvelées par la chirurgie esthétique. L’art des jardins, la production florale (les tulipes du XVIIe siècle hollandais) ou l’élevage de poissons d’ornement dans la tradition asiatique sont prolongés et, en même temps, bouleversés par les biotechnologies génétiques. Si, selon la formule d’Aristote, dont l’antiquité elle-même témoigne de la pertinence ancienne de toutes ces préoccupations, l’art imite la nature ou achève ce que la nature est impuissante à faire, les biotechnologies font intégralement partie, et depuis longtemps, des moyens de l’art, mais les moyens et procédés ont considérablement évolué. *** L’art biotechnologique d’aujourd’hui ne se produit pas (ou plus) au sein d’un art du XXe siècle « moderne ». Après l’épisode du postmodernisme qui, durant la décennie 1980, a marqué et nommé le temps incertain de la fin des logiques modernistes, nous appréhendons la production artistique avec beaucoup moins de certitude que lorsqu’elle obéissait aux principes « modernes » des innovations formelles à répétition. Comme j’en ai fait tout récemment le diagnostic détaillé dans L’art à l’état gazeux1, l’art d’aujourd’hui tend à se vaporiser. Je cherche à caractériser par là le fait que des œuvres avec leurs propriétés formelles et matérielles, l’intérêt se déplace vers les expériences qu’elles produisent, expériences elles-mêmes reliées de manière de plus en plus lâche à des objets ou, plutôt, à des dispositifs producteurs interactifs et relationnels. La dématérialisation de l’objet, largement entamée par les mouvements des années 1970 (minimalisme, art conceptuel, art de la performance, art in situ), est devenue la règle. L’accent est passé de l’œuvre à l’expérience comme moment esthétique, moment de sensibilité et moment d’échange. Il faut en conséquence des procédures sociales de baptême pour que l’art soit identifié et perçu comme tel. Ces procédures sont, par définition, affaire de convention et donc susceptibles de valider à peu près tout et n’importe quoi comme art en l’inscrivant dans ce qu’on peut appeler des « zones artistiques » délimitées. Les mouvements autonomes néo-anarchistes ont repris de Hakim Bey l’idée (et la pratique) des TAZ, c’est-à-dire de ces zones d’autonomie temporaire (Temporary Autonomous Zones) qui peuvent être créées lors de manifestations, de squats ou d’occupations. Exactement de la même manière, le monde de l’art le plus actuel a besoin de TEZ, de zones esthétiques temporaires (Temporary esthetic zones) définies de manière procédurale, c’est-à-dire par le fait de prendre place dans des lieux artistiquement consacrés (d’habitude les galeries ou les centres d’art), ou bien par le fait d’être produites par des acteurs qui peuvent se définir comme artistes, médiateurs, ou concepteurs artistiques. De ce point de vue, même un laboratoire peut devenir une TEZ. D’un côté le monde de l’art se définit donc à partir de la constitution procédurale de ces TEZ. D’un autre, ces TEZ tendent de par leur nature fluide à se répandre dans la culture en général. D’un côté, des expériences infra-minces, pour reprendre le terme parfaitement adapté de Marcel Duchamp, sont instituées procéduralement en art ; d’un autre l’esthétique envahit la société. Qu’on pense à la vogue du design, à l’importance de la mode vestimentaire, de la cuisine ornementée, aux préoccupations qui se traduisent par la demande croissante de chirurgie esthétique, de parfums et de cosmétiques, à l’obsession de la beauté et du look. Même la misère s’esthétise comme a pu en témoigner un récent défilé de mode organisé avec des vêtements récupérés par l’association Emmaüs. Tel est le contexte de l’art biotechnologique. Non seulement celui-ci s’y inscrit et rejoint sans difficulté le mouvement général d’esthétisation de la vie quand, par exemple, des artistes entreprennent de produire et de mettre en scène des modifications corporelles spectaculaires avec l’assistance de la chirurgie Yves Michaud 82 esthétique, mais il le fait aussi quand un artiste présente une démarche scientifique expérimentale comme de l’art en faisant jouer à son profit la possibilité de transformer procéduralement une activité techno-scientifique en acte artistique. *** Qu’en est-il maintenant des pratiques artistiques biotechnologiques elles-mêmes ? Il faut d’abord distinguer entre ce qui relève de la métaphore et ce qui relève de l’effectivité. Il est évident en effet que certaines pratiques post-humaines ou cyborgiennes sont seulement métaphoriques : elles sont menées à coup de trucages, de maquillages, de photographies retouchées par ordinateur. On rêve l’Eve future, ou bien des prothèses amovibles et réversibles sont greffées sur les corps, comme dans les mises en scène de Matthew Barney. Certaines créations de vie nouvelle correspondent uniquement à des taxonomies fantastiques rédigées par des naturalistes dont les prouesses se limitent à l’invention textuelle – par exemple dans le travail de Louis Bec. D’autres opérations sont, en revanche, effectives : elles mettent en jeu des transformations physiques sur des corps qui sont pour de bon opérés, remodelés, scarifiés, tatoués, percés (piercings), brûlés (branding), que ce soit dans des buts strictement artistiques ou comme élément d’un mode de vie alternatif. À cet égard, il est important de noter la différence de plus en plus ténue entre des comportements relevant de modes de vie choisis ou tournés vers une exploitation commerciale et ces mêmes comportements inscrits dans un projet artistique. Sans remonter jusqu’à l’actrice des années 1940 et 1950 Rita Hayworth dont la dentition avait été refaite pour modifier les contours du visage, je fais allusion ici à la différence problématique (au sens de « à problématiser ») entre une artiste comme Orlan qui inscrit le projet de modification esthétique de son corps dans l’art et dans l’histoire de l’art et des actrices comme Pamela Anderson ou Ophélie Winter hyper-siliconées pour les besoins du show business - pour ne rien dire des actrices de l’industrie pornographique ou des monstres de foire à la Lolo Ferrari avec sa poitrine monstrueuse pour exhibition dans des kermesses glauques. L’intéressant ici est précisément le caractère ténu de la différence : l’artiste devenant support de son art croise, d’un côté, la voie déjà explorée du dandysme, mais d’un autre il retrouve le monde des monstres de foire et des attractions foraines. Il peut même être quasiment impossible de tracer la frontière entre mode de vie et projet artistique quand on est en présence du dandysme naïf d’une tribu contemporaine : les piercings punk ou les modifications corporelles des champions de bodybuilding fournissent une bonne illustration de cette indétermination où se croisent mode de vie, projet dandy et parfois visée commerciale. Une autre distinction à faire serait celle entre mise en œuvre effective et simple mise en scène de la science. Certains artistes comme Kac, Jeremijenko, Kremers et Catts développent, chacun à leur manière, des projets qui requièrent la participation de scientifiques pour obtenir des organismes transgéniques, cultiver des tissus ou entreprendre des xénogreffes. D’autres « exposent » une biologie virtuelle comme Christa Sommerer et Laurent Mignonneau ; d’autres encore le savoir botanique traditionnel comme, plus anciennement, Gette. L’objet de ma remarque n’est pas de faire le départ entre ceux qui agiraient pour de bon et ceux qui « feraient semblant », mais de rappeler, sans remonter à Duchamp, que la mise en scène de la science a déjà été un thème artistique dans les années 1970 dans l’art conceptuel et notamment dans le courant anglais d’Art Language. De même que les opérations sur soi des artistes performers ne sont pas strictement inédites quand on connaît certaines actions et mises en scène de Duchamp ou de Hausmann, la transmutation de la biologie en art est, parfois, analogue à ce que faisaient certains artistes des années 1970 avec la physique ou avec les mathématiques. En fait, derrière la dichotomie entre usage effectif et usage métaphorique ou mise en scène 83 Yves Michaud de la science, il y a un enjeu considérable, celui des problèmes éthiques soulevés par les démarches et de l’encadrement éthique qu’elles peuvent être appelées à recevoir - et de manière générale l’enjeu de leur mode d’inscription sociale. *** Tant que l’on en reste à la métaphore ou à la mise en scène de la science, tout est en effet permis, ou presque, au nom des droits de la fiction et de la liberté de l’art. Dès que l’on touche aux démarches effectives, les choses changent – et l’on risque d’être emporté par le cours du monde ou rattrapé par son ordre. Il n’est même pas besoin de s’aventurer très loin. En dépit de la libre responsabilité de l’individu envers lui-même, les comportements d’auto-agression de certains artistes au cours de leurs performances ont soulevé des indignations, voire les réactions spontanées de certains spectateurs (par exemple lors de performances de Marina Abramovic dans les années 1970). Certaines expositions et projets faisant appel à des êtres vivants ont soulevé des oppositions virulentes compte tenu des atteintes subies par les animaux ou, au moins, par la sensibilité des spectateurs devant les souffrances ou présumées souffrances des animaux. Ainsi l’installation « darwinienne » Le théâtre du monde de Huang Yong Ping dans l’exposition Hors Limites au Centre Georges Pompidou à Paris en 1995, où des insectes d’espèces variées (scorpions, criquets, chenilles, etc.) s’entretuaient, fit-elle l’objet d’une procédure judiciaire de demande d’interdiction de la part d’une association de défenseurs des animaux qui obtint la fermeture de l’installation. S’agissant de manipulations transgéniques et d’opérations sur le vivant, les difficultés sont évidemment plus grandes encore, car on se trouve dans un domaine d’actions éminemment sensibles en termes polémiques et… potentiellement dangereuses. On voit mal comment on laisserait des artistes procéder à des expérimentations au même moment interdites aux scientifiques ou, au moins, étroitement surveillées et encadrées, sauf à ce que l’immunité de la démarche artistique reçoive une extension surprenante au nom de la liberté romantique de l’imagination et du jeu – ce qui serait étonnant. La situation se complique du fait que parmi les projets artistiques tous ne sont pas animés des mêmes intentions – ou pas forcément lucides sur des conditions d’existence auxquelles ils n’échappent pas. Certains artistes veulent contribuer à la réflexion sur les dangers des biotechnologies, le poids des lobbies commerciaux et les risques de dérive. L’ambiguïté pourtant guette dès lors que la mise en évidence des dérives passerait par leur mise en œuvre : la réflexion sur le clonage végétal de Jeremijenko montre certes que le milieu et le développement contribuent autant et plus que le génome à déterminer les individus, mais l’artiste montre aussi que sous la forme du bouturage, le clonage est une opération aussi banale qu’ancienne. De même, la monstruosité des performances de certains chirurgiens esthétiques n’opère pas la critique de cette activité – elle en montre plutôt les fascinantes possibilités. D’autres artistes, et notamment l’emblématique Kac, veulent mettre les manipulations transgéniques au service de fins artistiques et culturelles nouvelles dans une société inéluctablement biotechnologique. Un tel projet est porteur d’une revendication de liberté artistique fidèle à la tradition de la démiurgie. Cette liberté revient de facto à mettre en circulation, même de manière contrôlée, des Organismes Génétiquement Modifiés. Ce n’est pas le moindre paradoxe qu’au moment où des militants écologistes arrachent des cultures transgéniques « exposées » en plein champ, un artiste ait le droit d’exposer des animaux, voire des bactéries transgéniques. Si on laisse, à l’inverse, ces productions dans des laboratoires protégés en donnant accès surveillé au public, le geste prend encore une autre signification : l’art revêt les atours de la science en en appelant à ses capacités de fascination. Filmer l’artiste, en combinaison blanche sur un lieu de recherche, commentant son œuvre et ses idées, n’est donner une représentation innocente ni de l’artiste ni du scientifique. C’est non seulement faire de l’artiste un « connaissant » dans une représentation classique de ses missions (pour tout dire très XIXe siècle, en mage et prophète romantique, juste un peu plus froid – un prophète pour les temps de l’immunologie), Yves Michaud 84 mais aussi faire du scientifique un producteur de merveilleux, dont les déterminations effectives de l’activité, à savoir la compétition entre les équipes et le profit des investisseurs, ont toutes chances d’être occultées. Dans cette direction, trois voies me paraissent donc actuellement se présenter, qui posent chacune problème. Ou bien l’activité scientifique entre dans le monde du spectacle avec la connivence du geste artistique et la logique du spectaculaire absorbe l’un et l’autre. Il est bien possible que telle soit l’éventualité à la fois la plus rassurante et la plus déprimante. Ou bien l’artiste, « bon démiurge », recherche des effets relativement anodins et il retrouvera tôt ou tard la logique du cabinet de curiosité. Après le lapin fluo, il inventera la souris qui rugit, puis des dinosaures pour Jurassic Park, si possible inoffensifs. Ou bien, hypothèse la plus forte à tous les sens du terme, l’artiste, démiurge cette fois luciférien, se lance pour de bon dans des programmes transgressifs à la charge esthétique dangereuse aussi bien dans leurs conséquences réelles que dans leur arrière-plan philosophique et idéologique. *** Car il pourrait y avoir derrière le projet d’un art biotechnologique une radicalité transgressive pas du tout inoffensive ni pour rire. Cela supposerait évidemment que l’on échappe à la bien-pensance procédurale et relationnelle. Celle-ci « engendre » un art qualifié par principe et par habitude de « transgressif », mais dans les limites de ce qui est acceptable, décent et toléré par un milieu de l’art et de la culture « correct » parce que, conformément à son concept, « conventionnel ». Ici, il ne s’agirait de rien de tel. Les premières « opérations » esthétiques d’Orlan avaient ce caractère provocant et subversif. Elles étaient littéralement dégoûtantes et répugnantes et leur résultat sur la personne même de l’artiste pouvait difficilement passer pour un embellissement. On peut imaginer qu’un art biotechnologique et notamment transgénique pourrait aller beaucoup plus loin en avançant un programme de mutation humaine ou animale, en entreprenant de produire un sur-homme ou de mettre en circulation des monstres, à commencer par des clones humains (puisque c’est sous le signe du monstrueux qu’ils sont jusqu’à ce jour appréhendés). Il existe d’ores et déjà des groupes intellectuels ou des sectes pour défendre de tels programmes de mutation. On a peu réfléchi que les projets de clonage de la secte des Raheliens, outre la publicité ramassée au passage, participent en fait de cette dimension transgressive qui pourrait très bien être perçue esthétiquement – à condition justement de dissocier l’art de la convention et de retrouver son potentiel de monstruosité, de transgression et, pourquoi pas, d’horreur. Ce ne serait évidemment pas correct, ni convenable ; ce pourrait être éthiquement inacceptable et même intolérable – mais il ne faut pas oublier que l’art a eu, a parfois et pourrait avoir une dimension noire, transgressive, une dimension d’excès, qu’il peut vouloir produire un monde nouveau dont les valeurs sont autres que celles du monde ancien, ou, pire, absolument contraires à elles. À beaucoup d’égards, les formes d’art transgressives de l’actionnisme viennois des années 1970 ont donné une idée, même pâle, de ces possibilités. Peu après les attentats du 11 septembre 2001, le compositeur Karl-Heinz Stockhausen a jugé, en se rétractant aussitôt face au scandale, que les actions terroristes d’Al Quaida étaient la réalisation sublime de l’œuvre d’art totale que, lui artiste, avait toujours cherché à créer. Les surréalistes définissaient l’acte surréaliste comme celui de descendre dans la rue avec un revolver chargé et de le vider sur les premiers passants venus. Est-ce que créer des surhommes ou des androïdes n’aurait pas la même charge de fascination et de transgression ? On peut conjecturer que les garde-fous institutionnels, les comités d’éthique, le sens des affaires et la bonne qualité des relations qu’il faut entretenir avec les médias pèseront sur de telles tentations pour les maintenir à l’état de tentation et que l’art biotechnologique demeurera une vitrine poétique et policée de la technoscience. Stockhausen a d’ailleurs démenti ses propos dans la minute même où il les tint. On ne sait s’il faut s’en réjouir ou le regretter… 1 Michaud (Y.), L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003, 210 pages. 85 Yves Michaud Organismes/Art – Les racines historiques de l’art biotech’ Richard Hoppe-Sailer D ès l’origine, le paradigme de la nature détermine l’art. À l’horizon de la soi-disant révolution biotechnologique, il n’est pas étonnant que les artistes entrevoient, dans les nouveaux champs thématiques, des possibilités et des chances de questionner et d’élargir leurs modes de représentation. Les problèmes posés par l’adaptation artistique de ce sujet sont aggravés par son extrême complexité. Dans la zone grise entre la brève résurrection d’un art dit écologique, une référence à d’anciennes représentations mimétiques de la nature et des installations interactives se présentant comme biotechnologiques, naissent des travaux au statut encore mal défini. Comment ces œuvres se laissent-elles intégrer à différents contextes historiques ? Et comment peuvent-elles être porteuses d’un débat à la hauteur de la situation avancée de l’art ? Beaucoup d’entre elles opèrent à la frontière de l’illustration scientifique et de la prétention artistique, soit en se servant des technologies de l’information et de la communication, dont l’utilisation dépasse le domaine propre de compétence de l’artiste, soit en faisant appel à des organismes vivants, dont la création ou la modification est alors partiellement déléguée au scientifique. On observe dans ces modes de production des formes de coopération dont il n’existe guère de modèles dans l’art traditionnel, à l’exception des rares cas d’artistes-savants de la Renaissance. Cette nouvelle situation transparaît aussi dans le discours accompagnant les récentes expositions de bioart, comme Paradise Now : « Les scientifiques font la recherche essentielle, mais les artistes devront les aider à lui donner un sens pour nous, les progrès de l’humanité dépendant historiquement du tandem science-culture. L’art pourrait de nouveau puiser son inspiration naturelle dans la science. »1 Plutôt que le servant de la théologie, l’art ne deviendrait-il pas ici le valet de la science ? L’opportunité de rétablir l’ancienne union interrompue entre art et science, plus fructueuse pour le premier que pour la seconde, s’offrirait donc aujourd’hui, toujours au bénéfice de l’art : « Paradise Now dévoile manifestement une riche perspective. C’est le meilleur des mondes qui attend d’être exploré. Ce travail n’est qu’un commencement » Même si l’expression « le meilleur des mondes » semble encore ironique, la dernière phrase suggère que l’art pourrait produire du sens et traduire les efforts de recherche des scientifiques en des formes discursives claires et compréhensibles. Ars electronica ’99 – lifescience est elle aussi fascinée par ces fantasmes d’effacement des frontières entre organisme et machine, entre nature et art, qui vont de pair avec la biotechnologie et la bioinformatique : « Face à de tels vecteurs de développement, l’art doit remettre en cause ses positions et ses méthodes, jusqu’ici basées sur le commentaire et l’interprétation. »2 Une autre exposition, Unter der Haut (Sous la peau), pose la question : « par quelles stratégies l’art contemporain contribue-t-il à une nouvelle formulation de la conception de l’homme, et quelle place lui réserve-t-il dans un avenir post-humain ? »3 La notion d’âge post-humain et la métaphore technoïde de la « transformation du biologique »4 nous font dresser l’oreille et évoquent Baudrillard, qui voit les hommes comme de plus en plus définis par des prothèses et un environnement virtuel5. Ainsi, pour décrire cette nouvelle nature mixte, aux frontières des systèmes naturels et artificiels, apparaît le concept d’une troisième nature. L’art se grefferait à l’intersection du naturel et du virtuel, pour préserver dans des constructions poétiques l’irrationnel et l’esthétique : « Maintenant que le corps semble livrer ses derniers secrets, apparaît dans l’art la poétique d’une troisième nature, exprimant le mystère de notre existence. Le but de cet art est de garder en l’homme le monde de l’esprit, et non de l’externaliser lui-aussi »6. Cette tradition idéaliste attribue à l’art une fonction moins critique que compensatoire: il doit combler les lacunes évidentes du nouveau savoir scientifique. Et cette compensation revient finalement à préparer l’homme à ces évolutions, par le biais de l’art. Celui-ci en produit la petite musique, l’accompagnement esthétique « en développant des modèles grâce auxquels nous pouvons nous préparer mentalement à notre nouveau rôle. Il combat l’abstraction grandissante qui déconnecte nos actes de notre monde sensible. » Richard Hoppe-Sailer 86 À l’horizon de la virtualisation, de la désincarnation, les artistes se voient confrontés à la question : comment une visualisation, une matérialisation peut-elle tout simplement avoir lieu ? C’est un problème bien connu, et pas seulement depuis le travail d’Haeckel sur les radiolaires et ses Formes artistiques de la nature7. Tout au long de l’histoire moderne de l’illustration scientifique, nous rencontrons des métaphores imagées utilisées comme modèle de pensée par la recherche, qui servent aussi à la vulgarisation de ses résultats. Dans le débat actuel sur le génie génétique, ces images ont un problème : soit elles ne peuvent rendre totalement compte de la complexité du processus, soit elles échouent par leur banalité8. Qu’est-ce qui différencie Dolly des autres brebis ? On ne peut pas voir qu’elle est un clone. Ce n’est qu’en masse que les clones sont repérables. Ils ont besoin de leur objet de référence, dont ils sont la copie. L’espoir d’un homme génétiquement amélioré sortant de l’atelier de l’artiste, ce rêve, Pygmalion et la créatrice de Frankenstein n’ont pas été les seuls à le faire. Cette idée se retrouve également au XXe siècle dans l’enthousiasme pour le progrès des années 1960. Nicolas Schoeffer espère que « naîtra une nouvelle forme de création artistique prenant l’humanité pour objet. Car l’humanité ne peut être rendue plus esthétique que par amélioration génétique progressive. Durant cette période de son développement, l’homme aspirera à se transformer en un produit purement esthétique, devenant lui-même œuvre d’art. Ainsi l’homme retourne-t-il au stade d’objet, le seul objet qui soit à la fois idée et effet, un homme fabriqué, développé et transcendé par l’homme. »9 À peine trente ans plus tard, George Gessert espère la reconnaissance en tant qu’art des plantes ornementales, d’animaux fantaisistes, et de divers autres organismes, car cela renforcerait la prise de conscience de la sélection, qui à son tour engendrerait peut-être des organismes encore plus enchanteurs. « Mais avant tout j’espère que l’art qui opère avec l’ADN nous rapprochera d’autres êtres vivants qui sont, en fin de compte, nos parents. Car ce n’est qu’en étant des parents respectueux que nous pourrons développer un véritable art de l’évolution10 ». Cette conception de l’artiste qui augmente la biodiversité, qui contribue à la multiplication des espèces sur la Terre et qui favorise l’acceptation de ces êtres vivants par ses interventions artistiques, nous la trouvons également chez Eduardo Kac avec son lapin transgénique GFP Bunny. Lui aussi milite pour l’intégration d’êtres génétiquement modifiés dans la société, et par là prolonge la pensée de Gessert. Subtilement, il prend soin de choisir des animaux domestiques ayant une forte valeur émotionnelle, comme des lapins ou des chiens : « En art, l’attitude primordiale est celle d’une intervention cognitive au niveau symbolique, et non simplement pratique. Il est urgent de conceptualiser et vivre d’autres relations, plus dignes, avec nos prochains transgéniques. GFP Bunny exprime ce besoin en intégrant l’animal trangénique à la société, à l’espace domestique, à une sphère de relations personnelles. » Kac prétend problématiser, par l’exemple des êtres transgéniques, notre relation à l’autre de manière générale. Ici se trouve une des sources du discours sur la prétendue force émancipatrice de l’art transgénique, telle que Kac la comprend. Pourtant, l’intervention biotechnologique en elle-même n’est plus l’objet de ses réflexions. Concernant l’existence d’organismes transgéniques et des problèmes ayant trait à leur création, il prend position non pas de manière critique, mais explicitement affirmative : ils existent, donc la société doit se conduire avec eux de manière politiquement correcte. Il faut se demander si avec cette « socialisation » du lapin, il ne contribue pas plutôt à une plus grande acceptation. Une autre stratégie de l’art biotech’ nous renvoie à l’antique discours sur la beauté de la nature, sur le lien entre esthétique et nature, qui a déjà inspiré Haeckel. Comme dans les années 1900, la science cherche à s’immiscer dans le discours public grâce à la notion de beauté, et l’art, en tant qu’accompagnateur, semble lui ouvrir les portes. C’est surtout le media art des années 1990, avec ses modèles de simulation de type vie artificielle et son art génétique numérique, qui a préparé le terrain. Tout cela s’est produit sur le mode de la virtualisation. Les processus quasi invisibles sont représentés dans un espace virtuel secondaire, à l’aide des procédures du media art. Dans la symbiose du media art et du bio art, deux genres s’unissent dans l’espoir 87 Richard Hoppe-Sailer de créer l’image d’une nouvelle et belle nature, grâce au pouvoir créateur de l’homme. Ils ne s’unissent pas seulement pour ranimer la vieille fable de l’artiste créateur mais, au-delà, dans l’espoir de réaliser le mythe de l’artiste créateur de vie. Parmi ces installations interactives de media art sur le thème de la visualisation des processus biologiques, et faisant référence à de récents développements dans le champ de la vie artificielle, figurent deux pièces de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau : Interactive Plant Growing (1992), dans laquelle une plante réelle sert d’interface homme-machine, et A-Volve (1994). Leur concept esthétique est centré sur la notion d’« art en tant que système vivant »11. Ils veulent créer l’impression d’êtres virtuels qui suivent les règles traditionnelles de Mendel et la notion de survie du plus adapté de Charles Darwin ; mais dissimulent le fait que leurs simulations ne doivent leur existence qu’à des algorithmes qui, justement, ne sont pas soumis à ces règles. Dans la tradition de la conception procédurale de l’art des années 1960 et 1970, et en référence aux idées de John Cage, apparaissent des théories prolongeant le discours sur l’objet d’art en tant qu’organisme, discours enraciné dans la Lebensphilosophie, ou « philosophie de la vie », du tournant du XIXe siècle. Tout cela est lié à une notion de la vie en tant que code numérisable, idée complétée par l’interactivité qui donne aux observateurs l’illusion qu’ils sont eux-mêmes les créateurs – Eduardo Kac prolongera cela dans son installation d’art transgénique Genesis, avec de vraies bactéries. Nous sommes témoins de la naissance d’un mythe opératoire où l’art, à la frontière entre esthétique et sciences naturelles, fournit le cadre d’une nouvelle histoire de la création dans laquelle les limites entre la vie réelle et la simulation sont effacées. L’injonction du verset biblique que Kac a inscrit dans ses bactéries devient ici, sous la forme d’une installation multimédia hautement immersive, « réalité » virtuelle. Pour agiter de telles fantaisies démiurgiques, il faut utiliser un langage apaisant qui parle d’organique, de biologie et de progrès évolutif. Cette stratégie de légitimation a une tradition. Ainsi, au début du XXe siècle, la Lebensphilosophie tentait déjà d’atténuer la rigueur de la loi darwinienne de la survie du plus adapté en lui adjoignant la croyance en une nature qui agirait selon des principes non seulement utilitaires, mais aussi esthétiques. Ce mouvement idéaliste d’une "philosophie de la vie", largement popularisé par des auteurs comme Wilhelm Bölsche, Raoul Henri Francé, Ludwig Klages et Maurice Maeterlinck, fut adopté avec enthousiasme par de nombreux artistes de l’époque, et reste aujourd’hui encore très vivace.12 À cette tradition philosophico-esthéthique s’en ajoute une autre, provenant des sciences naturelles, pour laquelle nous citerons D’Arcy Thompson qui, dans son étude On Growth and Form de 1917, prépare une systématisation topologico-mathématique des processus biologiques13. Ces idées apparaissent dès 1922 chez Moholy-Nagy; puis se transmettent à John Cage à l’occasion de sa recontre avec Moholy-Nagy (1937), et durant son enseignement au Chicago Institut of Design (1941). L’œuvre et la théorie de Nam June Paik auront également une importance non négligeable14. Ce n’est pas par hasard qu’en 1963, il utilise le modèle de la métamorphose pour caractériser son travail, « tout comme la nature est belle non pas parce qu’elle se transforme d’une belle façon, mais simplement parce qu’elle se transforme »15. En 1922, Moholy-Nagy publie dans le journal de stijl le texte « Production – Reproduction ». Il y écrit : « La structure de l’homme est la synthèse de tous ses appareils fonctionnels, il n’est donc jamais aussi abouti que lorsqu’il est conscient des appareils qui le constituent, les ayant poussés à leurs limites extrêmes, et qu’il les perfectionne. L’art permet ce perfectionnement. »16 Ensuite vient une phrase qui anticipe sur les thèses et les revendications de Bertolt Brecht, issues des analyses politiques de la République de Weimar, sur la participation de l’auditeur au médium radio, et qui montre clairement comment les conceptions de l’animation fondées sur la Lebensphilosophie se rapprochent des premiers modèles de l’interaction. « Puisque la production sert avant tout à la construction de l’homme, nous devons essayer d’élargir à la production la finalité jusqu’ici Richard Hoppe-Sailer 88 exclusivement reproductive des appareils. Cela demande un examen approfondi des questions suivantes : À quoi sert cet appareil ? Quelle est l’essence de sa fonction ? Sommes-nous capables, et cela en vaut-il la peine, d’élargir sa fonctionnalité pour qu’il serve également à la production ? »17 Les idées de la Lebensphilosophie de Raoul Henri Francé et le concept de « biocybernétique » (Funktionskreise, littéralemment « circuits fonctionnels ») de Jacob von Uexküll sont à la base de cette pensée. Ces programmes biomécanistes rendent attractive pour les artistes une conception technoïde de la vie, et leur permettent de la relier à une pensée technique. Dans son œuvre, Moholy-Nagy a sans cesse reformulé et raffiné cette théorie. En 1929 apparaît la notion de « formes biotechniques » dans Du matériau à l’architecture. Les artistes du Bauhaus trouvent dans l’idée d’une nature à la fois animée et mécaniquement organisée un modèle pour leur utopie d’une relation entre la technique et l’art, entre l’organisation mécanique et la libre créativité, entre la culture et la nature.18 Moholy-Nagy emprunte la formule de « formes biotechniques » à l’ouvrage de Francé Die Pflanze als Erfinder (La plante comme inventeur, 1920) dans lequel ce terme est développé pour la première fois.19 Francé avance ici la thèse selon laquelle tous les processus mécaniques remontent à des formes de base, qui toutes se trouvent préformées dans la nature. Ces « formes techniques naissent toujours comme des formes fonctionnelles, à partir de processus. C’est ainsi que la vie prend forme de vie. Le protoplasme se résume à sa forme technique, la cellule. Ainsi se dégage une excellente définition pratique de la cellule : elle est la forme technique de la vie. » Avec ses thèses, Francé attire l’attention sur les particularités mécanico-fonctionnelles de la nature, qui peuvent devenir des modèles pour la construction de machines. Il fonde ainsi une science qui gagne aujourd’hui en importance sous le nom de bionique. Avec elle, il s’oppose aux représentations statiques des formes de la nature et met l’accent sur leurs liens étroits avec les processus fonctionnels. Selon lui, l’idée de la biotechnique est « une levée des inhibitions, un accomplissement du sens du monde, qui tend à la tranquillité d’une harmonie accomplie. Ainsi la technique est-elle le processus du monde même, et en même temps son propre moyen de s’achever. Elle mène à l’optimum de l’être ; par elle la tension de l’être devient plus supportable, elle atténue toutes les perturbations. »20 Moholy-Nagy est profondément impressionné par cette idée d’une mécanique procédurale déterminant à la fois la nature et l’art. Non seulement il cite Francé dans son livre Du matériau à l’architecture, mais son raisonnement entier est imprégné de ces idées. La biotechnique constitue le tertium comparationis de la nature et de l’art, si longtemps recherché, et qui jusqu’à aujourd’hui n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Tout cela permet donc de rapprocher sans hiatus les anciens théorèmes d’un art enraciné dans la nature à la conception moderne d’une pratique artistique orientée vers la technique – ainsi que le Bauhaus l’a de plus en plus prôné au cours de son histoire. En 1937, Moholy-Nagy note encore : « La bio-technique de Raoul Francé, que nous enseignerons dans le nouveau Bauhaus, est une tentative pour fonder une science nouvelle qui montrerait comment les formes et des schémas naturels peuvent être transposés sans grande difficulté dans une production humaine. »21 Nous retrouvons également chez Jacob von Uexküll cette idée d’un organisme comme système mécanique, dans lequel sont réunies animation et interaction. Dans son livre Umwelt und Innenwelt der Tiere (Environnement et milieu intérieur des animaux, 1909), il développe déjà l’idée d’un plan de construction fonctionnel dans lequel seraient organisées les interactions de l’organisme avec son environnement, idée qu’il systématise enfin par sa « biocybernétique » dans Wirkwelt und Merkwelt (Monde effectif et monde sensible, 1921)22. En 1913 paraît l’ouvrage de Uexküll Bausteine zu einer biologischen Weltanschauung (Eléments de construction d’une vision biologique du monde), dans lequel il explique son concept d’organisme, et où il s’aventure également à parler d ’œuvres d’art. L’architecte et critique d’art Adolf Behne a réagi à ce texte dans un article du « Sturm », où il développe sa propre notion d’organisme et réfute la conception de l’art de Uexküll, ainsi que ses critiques envers l’art contemporain23. Les thèses des scientifiques Francé et von Uexküll se sont donc glissées, au début du siècle, dans les discours de la théorie et de la critique artistiques. Et ce sont précisément ces discours auxquels se réfèreront les artistes et les théoriciens du media art d’aujourd’hui. 89 Richard Hoppe-Sailer Encore une fois, le concept d’organisme de l’œuvre tardive d’Uexküll est paradigmatique pour un courant de la biologie qui cherche à dépasser les strictes représentations mécanistes de Darwin et à les relier à des modèles holistiques de connaissance. Sa confrontation du faire et du devenir expose cette tension. L’idée d’une imbrication de la mécanique et de la vie, telle que nous la rencontrons chez Francé et chez Moholy-Nagy, se retrouve formulée ici en termes biologiques dans ses modèles de Wirk-Werk (mécanisme effectif) et de Merk-Werk (mécanisme sensible). Von Uexküll définit dans son ouvrage Die Lebenslehre (L’enseignement de la vie, 1930) le passage de l’objet ou de l’outil à l’organisme, en en décrivant les points communs et les différences : « Les organismes sont, il est vrai, des systèmes objectivement donnés, tout comme les objets, mais puisque leurs plans exécutifs ne sont pas hétéronomes, c’est-à-dire n’obéissent pas à des lois externes, ils deviennent sujets. »24 Ainsi, dans cette « biocybernétique », s’engage un jeu d’interactions entre objets et sujets : « Ces schémas biocybernétiques nous montrent le contenu de l’environnement dans sa structure planifiée, qu’il doit à cette unité exécutive qu’est le sujet. Les objets deviennent ainsi des éléments d’un plan d’organisation subjectif et adoptent une nouvelle forme dans chaque environnement. »25 Dans ces explications, nous trouvons précisément les idées qui déterminent les modèles d’interactivité de l’actuel media art. Un autre modèle ancien joue un rôle dans la discussion des mécanismes et des moyens opératoires d’un media art interactif, bien qu’au premier abord il ne semble pas appartenir au même contexte : les écrits théoriques sur la radiodiffusion que Bertolt Brecht rédigea entre 1927 et 1930. Leur noyau réside bien moins dans sa théorie de la participation que dans la question : comment développer de nouveaux contenus esthétiques pour une nouvelle technologie ? Dans ces réflexions se retrouvent les traces de la pensée de Moholy-Nagy, fondée sur le constructivisme, et de sa revendication d’une nouvelle production artistique utilisant les technologies avancées. Brecht exige des artistes une reflexion critique sur la technique. Là encore se pose donc la question d’un rapport positif ou critique à la technique. Pour Brecht, la référence aux nouvelles technologies réside dans l’analyse précise des procédés techniques, en vue d’une critique interne qui peut ensuite se généraliser. « Ces gens qui apprécient la radio », écrit Brecht, « le font parce qu’ils pensent que l’on peut inventer quelque chose pour elle. Ils auraient raison si l’on inventait quelque chose à cause de quoi il faudrait inventer la radio. »26 Brecht caractérise ainsi une situation qui se produit lorsque les artistes s’emparent d’une technologie ex post. Cela vaut tant pour le film, la radio, la vidéo ou les nouveaux médias électroniques – que pour le génie génétique. Brecht se demande à quoi devrait ressembler une esthétique idoine pour un tel nouveau médium. D’une part, le nouvel usage doit rechercher les possibilités spécifiques du médium, car « des œuvres doivent être exclusivement produites pour la radio »27, et de l’autre, ces œuvres doivent scruter un point spécifique du système : « L’art doit s’introduire là où est le défaut. » Brecht anticipe ici un concept de la critique des médias, tel qu’on le retrouvera plus tard dans l’œuvre de Nam June Paik. Une réflexion esthétique pertinente sur les médias ne peut pas succomber à la fascination pour leurs possibilités, mais doit reposer exclusivement sur la recherche critique des failles esthétiquement productives de ces systèmes. Se pose alors, dans l’art biotech’ et ses précurseurs du media art se réfèrant à la biologie, la question de savoir si le recours à une métaphore de la nature basée sur la Lebensphilosophie, ou à des conceptions organiques de l’animation, ou à des idées de l’interaction légitimées par la pédagogie, est à même de détecter et révéler ces failles avec acuité. Une réception non critique des idées des premières avant-gardes sur l’harmonisation de la technique et de l’art n’y sera guère propice. 1 Kimmelmann, Michael : Art In Review : « Paradise Now ». New York Times, 15 Sept. 2000. 2 Stocker, Gerfried ; Schöpf, Christine (Ed.) : Ars Electronica 99. LifeScience. Wien/New York, 1999, p. 29. Richard Hoppe-Sailer 90 Dinkla, Söke : Transformationen des Biologischen in der zeitgenössischen Kunst. Wilhelm-Lehmbruck-Museum, Duisburg, 2001, p. 23. 3 4 En 1992-93, une exposition d’art contemporain présentée à Lausanne, Turin, Athènes et Hambourg a pour titre « Post Human ». Jean Baudrillard : Videowelt und fraktales Subjekt (1988). In : Karlheinz Brack, Peter Gente, Heidi Paris, Stefan Richter (Eds.) : Aisthesis. Wahrnehmung heute oder Perspektiven einer anderen Ästhetik. Leipzig 1991, p. 252-264. 5 6 Dinkla, op. cit., p. 26. Haeckel, Ernst : Die Radiolarien. Berlin 1862 ; et Kunstformen der Natur. Leipzig/Wien 1899-1903. Voir aussi : Hoppe-Sailer, Richard : Der Biologe als Ästhet. Ernst Haeckel. In : Jahrbuch des Kulturwissenschaftlichen Instituts des Landes Nordrhein-Westfalen in Essen 1994. Essen 1995. p. 162-179. 7 8 À ce propos : Pörksen, Uwe: Weltmarkt der Bilder. Eine Philosophie der Visiotype. Stuttgart 1997 Schoeffer, Nicolas : Die Zukunft der Kunst – die Kunst der Zukunft. In : Nicolas Schoeffer. Kunsthalle Düsseldorf 1968. Cité dans : Laszlo Glozer : Westkunst. Zeitgenössische Kunst seit 1939. Köln 1981, p. 309. 9 Gessert, George : Eine Geschichte der DNA-involvierenden Kunst. In : Stocker/Schöpf, op. cit. p. 244. Publié pour la première fois sous le titre de : A Brief History of Art Involving DNA. In : Art Papers, Sept/Oct. 1996. 10 11 Sommerer, Christa ; Mignonneau, Laurent : Art as a Living System. In : Art @ science. Wien/New York 1998, p. 148-161. 12 Voir à ce propos : Riedel, Wolfgang : « Homo Natura ». Literarische Anthropologie um 1900. Berlin 1996 ; Hoppe-Sailer, Richard : « Gut ist Formung. Schlecht ist Form ». Sur le problème de la conception de la nature chez Paul Klee : Bâle, 1998 ; Ingensiep, Hans Werner : Geschichte der Pflanzenseele. Stuttgart 2001 (Thèse d’Etat). 13 Thompson, d’Arcy W. : On Growth and Form. Cambridge : Cambridge University Press, 1917. Voir à ce propos : Hoppe-Sailer, Richard : Die Metamorphose des Videobildes. Natur und Medienkritik bei Nam June Paik. In : Martina Dobbe und Peter Gendolla (Ed.) : Winter-Bilder. Grenzgänge zwischen Motiv und Medium. Siegen 2003. 14 15 Nam June Paik : Nachspiel zur Ausstellung des Experimentellen Fernsehens März 1963. In : Edith Decker (Ed.) : Niederschriften eines Kulturnomaden. Aphorismen, Briefe, Texte. Nam June Paik. Köln 1992, p. 103. 16 Moholy-Nagy, László : Produktion - Reproduktion. In : de stijl, 5e année, No. 7, Juillet 1922, p. 98. 17 Moholy-Nagy, László : Produktion - Reproduktion, op. cit., p. 98/99. Le programme du Bauhaus est basé sur cette idée fondatrice qui s’exprime dans la tension entre le pathos de l’expressionnisme tardif et la stricte structure réformatrice du manifeste du Bauhaus de 1919. Gropius y formule de manière presque « nature-théologique » : « La clémence du ciel, dans les rares moments de lumière hors d’atteinte de sa volonté, laisse l’art s’épanouir inconsciemment de l’œuvre de ses mains, mais le travail est le fondement indispensable à l’ouvrage de chaque artiste. Là réside la source première du façonnement créatif. » 18 19 Francé, Raoul Henri : Die Pflanze als Erfinder. Stuttgart 1920. Francé : op. cit., p. 71. Francé s’oppose ici avant tout aux Formes artistiques de la nature d’Ernst Haeckels Leipzig/Wien 1899-1903. La critique d’un darwinisme dur et implacable est ici aussi très nette. 20 21 Moholy-Nagy : The New Bauhaus and Space Relationship. In : Art and Architecture, CLI, Decembre 1937. Cité In : Richard Kostelanetz (ed.) : Moholy-Nagy. New York/Washington, 1970, p. 105. 22 En 1920 paraît à Berlin l’œuvre principale d’Uexküll : Theoretische Biologie. 23 Behne, Adolf : Biologie und Kubismus. In : Der Sturm. 6e année, n° 11/12, 1915, p. 68-71. 24 Von Uexküll : op.cit., p. 27. 25 Von Uexküll : op.cit., p. 153. 26 Brecht, Bertolt: Gesammelte Werke. Francfort/Main, 1967, Tome 18, p. 120. 27 Brecht : op.cit., p. 122. 91 Richard Hoppe-Sailer Les auteurs Oron Catts, Ionat Zurr & Guy Ben-Ary sont des artistes-chercheurs à l’origine du projet Tissue Culture & Art de SymbioticA, laboratoire de recherche art-science à l’Institut d’anatomie et de biologie de l’Université d’Australie occidentale de Perth. Le collectif travaille avec la culture tissulaire en tant que médium d’expression artistique, créant des œuvres semi-vivantes qui thématisent les conséquences de la réification des organismes et des composantes biologiques. Joe Davis, chercheur-artiste en résidence au Massachusetts Institute of Technology de Cambridge. Il mène des recherches en biologie moléculaire, microbiologie et bioinformatique pour créer des bases de données génétiques, des techniques de visualisation et de nouvelles formes d’art biologique. Il utilise l’ADN pour encoder des messages et des images poétiques. Vilém Flusser, critique des médias et philosophe culturel. Ses recherches se concentrent sur la photographie, les nouveaux moyens de communication et l’influence croissante des technologies complexes, du nucléaire au numérique, dans les champs culturels. Mort accidentellement à Prague en 1991, où il est né en 1920, il avait fui l’Allemagne nazie, puis le régime militaire au Brésil pour s’installer en France. George Gessert est un peintre ayant abondonné les pinceaux pour des techniques pointues d’hybridation végétale. Depuis les années 80, il pratique un « art génétique » sur le thème de la biodiversité et de la responsabilité humaine dans les processus de sélection. Il a été artiste en résidence à l’Exploratorium de San Francisco et coordonne le projet « art et biologie » de la revue Leonardo. Jens Hauser, concepteur et commissaire de l’exposition L’art biotech’. Il travaille notamment en tant que journaliste culturel, réalisateur de films documentaires et d’ateliers radiophoniques. Il est aussi chargé d’enseignement universitaire dans les domaines des nouveaux médias et de l’interculturalité. Richard Hoppe-Sailer, professeur de l’histoire de l’art à l’Université de la Ruhr de Bochum. Il collabore également à l’Université de Bâle et à l’Institut de recherches culturelles d’Essen. Il est spécialiste de la Renaissance, de l’art moderne et contemporain, et étudie notamment les relations entre perception de l’art et perception de la nature. Eduardo Kac, artiste brésilien basé à Chicago, travaille avec des médias électroniques et biologiques, intégrant dans sa démarche la téléprésence, l’holographie, la robotique et l’Internet, aussi bien que la transgénèse. Ses pièces établissent toujours une relation entre des agents réels et virtuels. Il est également professeur-assistant en art et technologie à l’école de l’Art Institute de Chicago. Marion Laval-Jeantet & Benoît Mangin forment depuis 1991 le duo Art Orienté objet, basé en région parisienne. Artistes-éthologues en contact permanent avec la sphère scientifique, et ayant collaboré avec des laboratoires de biotechnologie, leur démarche questionne l’impact éthique et social des sciences contemporaines sur l’identité humaine. 92 Marta de Menezes, artiste portugaise vivant et travaillant en Grande Bretagne. Après des études de beaux arts à Lisbonne et à Oxford, elle s’intéresse aux différentes stratégies de visualisation en sciences et en art. Peintre à l’origine, elle est aujourd’hui artiste en résidence au centre de sciences cliniques de Londres, et utilise diverses techniques biologiques comme moyen d’expression. Yves Michaud, professeur de philosophie à l’Université de Paris I La Sorbonne, et concepteur de l’Université detous les savoirs, auprès de la Mission pour la célébration de l’an 2000. Par ailleurs, il a été directeur de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Dans ses nombreux ouvrages, il s’intéresse notamment aux relations entre art contemporain et société, et à la philosophie politique. 93 Directeur de la publication Jens Hauser Conception graphique et réalisation, Patrick Le Bescont, Filigranes Éditions, Trézélan Flaschage, Anthéa, Trégueux Impression sur les presses de SH Imprimeurs, Pordic Brochage, Atlantis Façonnage, Saint-Herblain Achevé d’imprimer en mars 2003 Dépôt légal : mars 2003 Imprimé en France ISBN : 2-914381-52-2 © Patricia Solini, Jens Hauser, Edith Flusser pour Vilém Flusser, SymbioticA / TC&A, Eduardo Kac, George Gessert, Art Orienté objet, Joe Davis, Marta de Menezes, Yves Michaud, Richard Hoppe-Sailer pour les textes © Filigranes Éditions Lec’h Geffroy F-22140 Trézélan T 02 96 45 32 02 • F 02 96 45 36 91 filigranes@filigranes.com • http://www.filigranes.com Crédits photographiques HG-HD 29, 30, Tissue Culture & Art / SymbioticA p 21, 22, 23, 24, Jens Hauser / ZDF, télévision allemande p Eduardo Kac / Courtesy Julia Friedman Gallery, Chicago p 33, 34, 35, 36 (Axel Heise), George Gessert p B 50 Edward Steichen au Museum of Modern Art, New York, 1936. Avec l’aimable autorisation du Steichen Carousel. p H 50 Art Orienté objet p 59, 60 Joe Davis p 65, 66, 67, 68 Marta de Menezes p 73, 74-75, 76 BG 22, B 29, B 31, MG-MD 32, H 31, 32 MD-BG-BD HD-HG-MG 41 41, 42, 43 Ce catalogue est édité à l’occasion de l’exposition créée et présentée au lieu unique à Nantes du 14 mars au 4 mai 2003, intitulée L’art biotech’. L’exposition et le catalogue afférent sont des productions du lieu unique, scène nationale de Nantes (direction Jean Blaise). Un symposium a eu lieu le 15 mars au lieu unique grâce au soutien du programme Etant donnés (The French-American Fund for Contemporary Art) de l’AFAA (Association Française d’Action Artistique) Concepteur et commissaire de l’exposition et du symposium : Jens Hauser, auteur-réalisateur indépendant. Responsable du projet à Nantes : Patricia Solini, chargée des arts plastiques au lieu unique, assistée de David Moinard pour le suivi de production. Traductions : Patrick Philipon (anglais), Kathleen Lapie (allemand). Remerciements : Aux artistes : Eduardo Kac, Oron Catts, Ionat Zurr et Guy Ben-Ary de SymbioticA / TC&A, Joe Davis, George Gessert, Marta De Menezes, Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin d’Art Orienté objet ; pour l’espace de documentation : Adam Zaretsky, Takita Jun, Polona Tratnik, Chrissy Conant, Brandon Ballengee. À tous les partenaires sans qui cette exposition n’aurait pu exister : L’IRIN (Institut de Recherche en Informatique de Nantes), Frederic Benhamou, et notamment Marc Christie, pour son aide apportée aux projets d’Eduardo Kac et de SymbioticA ; The University of Western Australia ainsi que The Australia Council for the Arts pour leur soutien accordé à SymbioticA ; Yves Signor de la société Jouan pour le prêt du matériel de laboratoire nécessaire à SymbioticA ; l’Institut culturel portugais Camoes, VIVID et le Clinical Sciences Centre pour Marta de Menezes ; Thomas Kaiser et Jens Tuchseerer, Clondiag Chip Technologies, pour Joe Davis qui remercie également Sarah Franzel, photographe, le SEVE (Service des Espaces Verts et de l’Environnement de la Ville de Nantes), notamment Jacques Soignon et Jean-Luc Wissler pour leur collaboration au projet de George Gessert. Marc Grégoire, chercheur à l’INSERM de Nantes, pour sa précieuse aide logistique ; ainsi que Gerrit Fischer et Kathleen Lapie, du Centre Culturel Franco-Allemand de Nantes ; Jean-Luc Soret, de la Maison Européenne de la Photographie pour ses conseils ; Eric Dumanchin, stagiaire aux arts plastiques. Et à : Lori Andrews, Manuela de Barros, Louis Bec, Jane Coackley, Philippe Codognet, Richard Conte, Edith Flusser, Richard Hoppe-Sailer, Matthias Jagau, Florence le Mèredieu, Yves Michaud, Patrick Philipon, Alain Reinaudo, Pascal Sottovia, Kamil Tchalaev, Marion Urban, Marie-Luce Viaud. Enfin à toute l’équipe du lieu unique, en particulier l’équipe technique dirigée par Daniel Sourt. Le lieu unique 2 rue de la Biscuiterie BP 21304 - 44013 Nantes cedex 1 T 02 51 82 15 13 - F 02 40 20 20 12 info@lelieuunique.com - http://www.lelieuunique.com Jens Hauser Vilém Flusser Yves Michaud l’art biotech’ Richard Hoppe-Sailer SymbioticA/TC&A Eduardo Kac George Gessert Art Orienté objet Joe Davis Marta de Menezes 20 € ISBN : 2-914381-52-2