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Les Cahiers Anne Hébert
Du traduire et de ses effets
Beatriz Hausner
Numéro 19, 2024
Traduire, enseigner, écrire : hommages à Patricia Godbout
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1109951ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1109951ar
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Éditeur(s)
Centre Anne-Hébert
Résumé de l'article
La traduction a le pouvoir de métamorphoser la culture littéraire. Le rôle de la
traductrice ou du traducteur transcende largement celui de la simple
transposition d’un contenu littéraire et culturel d’une langue à une autre.
L’histoire de la traduction littéraire au Canada est un foisonnement d’activités
englobant la promotion, la publication, l’édition de livres et de magazines, ainsi
que la recherche. En se penchant sur les multiples facettes du travail des
traducteurs littéraires dans la culture canadienne, cet article explore les
accomplissements de diverses organisations, telles que l’ATTLC/LTAC et le
Conseil des arts dans le rôle qu’il a historiquement joué. L’article examine aussi
l’impact de revues telles qu’Ellipse, et met en lumière l’oeuvre cruciale
accomplie par les institutions universitaires tout au long de l’histoire de la
traduction littéraire au Canada.
ISSN
1488-1276 (imprimé)
2292-8235 (numérique)
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Citer cet article
Hausner, B. (2024). Du traduire et de ses effets. Les Cahiers Anne Hébert, (19),
200–210. https://doi.org/10.7202/1109951ar
© Beatriz Hausner, 2024
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Du traduire et de ses effets
BEATRIZ HAUSNER
Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada
TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR RENÉ LEMIEUX
Université Concordia
La traduction littéraire n’est pas un simple transfert linguistique et culturel,
elle nécessite de créer. Et la création transforme. Une analogie peut être proposée
pour illustrer les effets de la traduction sur la culture littéraire : l’art ancien de
l’alchimie et tout ce qu’il peut signifier à travers ses différentes étapes, incluant
le transvasement, l’amalgame des métaux liquéfiés, l’observation de la
putréfaction et la réalisation de la transformation radicale par la transmutation.
Cette métaphore peut aussi être utilisée pour décrire l’histoire du livre et la
culture de l’imprimé, qui proposent de considérer les livres et autres objets
littéraires comme des êtres dont on peut retracer la biographie : on y trouvera une
naissance, mais plutôt qu’une mort, on aura une capacité à transformer le milieu
littéraire et ses acteurs. Dans le présent article, j’utilise la notion de « biographie
du livre » pour évoquer l’histoire de la traduction littéraire au Canada,
contemporaine des trajectoires de Patricia Godbout, traductrice, traductologue et
écrivaine à part entière et de l’Association des traducteurs et traductrices
littéraires du Canada (ATTLC – en anglais : Literary Translators’ Association of
Canada, LTAC) dont je suis membre.
•
Tout comme Patricia Godbout, j’ai commencé à traduire de la littérature au
début de la vingtaine. Comme elle, j’ai joint l’ATTLC dans les années 1980 et je
me suis impliquée dans la défense de la traduction littéraire dans les années 1990.
L’ATTLC trouve son origine à l’Université de Sherbrooke, avec la
fondation quelques années plus tôt de la revue Ellipse. Voici ce que raconte
Godbout de cette origine :
La revue est née sur les bords du lac Massawippi, à North Hatley, dans les
Cantons de l’Est : c’est le poète et traducteur D. G. Jones, alors professeur
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de littérature canadienne comparée à l’Université de Sherbrooke, qui en eut
l’idée. Jones s’était rendu compte, en préparant ses séminaires de poésie
comparée, que très peu de poèmes avaient été traduits. Il se met alors à faire
lui-même des traductions de poésie québécoise. Richard Giguère est à cette
époque un jeune étudiant qui prépare un mémoire de maîtrise sur la
littérature québécoise sous la direction du regretté poète, traducteur et
professeur Joseph Bonenfant. Jones leur demande à tous les deux s’ils
aimeraient se joindre au comité de rédaction d’une nouvelle revue de
traduction poétique qu’il aimerait lancer avec sa compagne d’alors, Sheila
Fischman. Celle-ci vient justement de se mettre à la traduction littéraire en
entreprenant de rendre en anglais le roman La Guerre, Yes Sir!, de son ami
Roch Carrier, qui passe ses étés à North Hatley et accepte de faire partie du
premier comité de consultation. Les deux autres membres de ce comité,
John Glassco et Philip Stratford, sont des figures importantes de la
traduction littéraire au Canada. Glassco, qui a publié en 1962 sa traduction
anglaise du Journal de Saint-Denys Garneau, est alors sur le point de faire
paraître une importante anthologie de poésie québécoise en traduction
(Poetry of French Canada in Translation). Quant à lui, le critique et
traducteur Philip Stratford est à cette époque professeur de littérature
anglaise à l’Université de Montréal. […] Les pressions exercées par des
gens comme Stratford, Jones, Giguère et autres ont indéniablement
contribué à la mise en place, quelques années plus tard, de programmes
d’aide à la traduction relevant du Service des lettres et de l’édition du
Conseil des arts du Canada (Godbout, 2014 : 248‑49)1.
La nécessité de trouver un appui institutionnel à la traduction littéraire apparaît
implicitement dans les raisons qui ont mené à la fondation d’Ellipse. L’urgence
de considérer la traduction comme une composante intrinsèque de la culture
littéraire canadienne coïncidait avec la volonté du gouvernement canadien de
financer massivement les arts. En 1972, le Conseil des arts du Canada mettait sur
pied le Programme d’aide à la traduction pour favoriser la publication de
traductions. Soutenues par des subventions du Conseil des arts, les maisons
d’édition anglophones, grandes et petites, allaient intégrer les autrices et les
auteurs québécois à leur catalogue.
L’ATTLC elle-même a été fondée en 1975. Ses principaux fondateurs sont
Joyce Marshall, Ray Ellenwood, Sheila Fischman, Philip Stratford, Patricia
Claxton, le regretté Jean Antonin Billard, toutes et tous des pionnières et des
pionniers de la traduction littéraire. Leur travail a contribué non seulement à
1
Je cite ce passage parce qu’il contient le paradigme qui a défini, dans son financement comme
dans sa trajectoire, la traduction littéraire depuis cette époque. En ce sens, pas grand-chose n’a
changé depuis 1969 en ce qui concerne la traduction au Canada.
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constituer le canon canadien, mais aussi à le faire évoluer et, j’oserais dire, à créer
une véritable culture du livre authentiquement canadienne. Ainsi, l’ATTLC a
travaillé sans ménagement à la défense des droits des traductrices et traducteurs
littéraires, réclamant que leur tarif de base augmente régulièrement.
L’association réclamait aussi des maisons d’édition qu’elles reconnaissent le
statut d’auteur des traducteurs, par exemple en apposant leurs noms sur la page
couverture des livres qu’ils traduisaient. L’action de l’ATTLC a également pris
d’autres formes, tel le fait de réprimander les éditeurs de journaux et de revues
qui omettaient, dans les comptes rendus de livres traduits, de nommer les
traducteurs. Les traductrices et traducteurs ont aussi œuvré à la reconnaissance
de leurs droits : aujourd’hui, les traducteurs littéraires sont reconnus comme les
auteurs de leurs traductions grâce à un langage contractuel équitable, sont
rémunérés pour leur travail grâce aux subventions du Conseil des arts, obtenues
et gérées par les maisons d’édition, et reçoivent des paiements du Programme de
droit de prêt public. Il importe toutefois de faire ici une mise en garde. Si tous les
traducteurs peuvent bénéficier du Programme de droit de prêt public, seuls les
traducteurs de textes canadiens peuvent toucher les subventions du Conseil des
arts du Canada. En d’autres mots, nous qui traduisons les textes des autrices et
des auteurs qui ne sont pas canadiens, nous ne pouvons pas recevoir de
financement. Et nous sommes très nombreux. La pensée nationaliste qui a
conduit à la fondation du Conseil des arts et qui guide encore aujourd’hui ses
actions s’est montrée jusqu’à ce jour hermétique aux changements. Les
programmes, incapables de soutenir les acteurs qui travaillent avec les littératures
qui proviennent d’ailleurs, n’apparaissent plus en adéquation avec les réalités des
traducteurs et des maisons d’édition. La position du Conseil des arts établit ainsi
une division inacceptable entre les traducteurs qui peuvent être publiés et ceux
qui ne le peuvent pas, car en réalité, les maisons d’édition canadiennes ne
publient pas d’œuvres non subventionnées. Concrètement, cela signifie que les
traductrices de littérature latino-américaine, comme moi, ne verront jamais leur
travail publié. Nul besoin de démontrer que la position du Conseil des arts est
intrinsèquement préjudiciable pour les traducteurs. En ce qui concerne la
traduction littéraire, le Conseil des arts du Canada a créé un système qui
départage ceux qui méritent l’aide publique et les autres.
Il est urgent de changer les orientations et les stratégies de la traduction
littéraire au Canada. La conception statique et dépassée de la traduction littéraire
véhiculée au sein des organismes de financement doit être revue. La traduction
littéraire devrait être considérée comme un véritable art, transcendant les
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frontières nationales. Pourquoi devrait-on se soucier que les autrices et auteurs
en traduction ne soient pas canadiens? Après tout, le fait que notre vie et notre
être soient immergés dans la réalité de l’anglais canadien (dans mon cas), signifie
que peu importe l’origine de l’œuvre traduite, cette dernière se transformera, par
notre travail, en une œuvre canadienne. Ce sont ces arguments que je fais valoir
depuis 35 ans au nom de la communauté toujours grandissante des traductrices
et traducteurs littéraires.
•
Ce qu’on traduit touche la lectrice ou le lecteur, et les textes traduits
changent les écrivains. Pour moi, il est évident que le travail de traducteurs
comme Ray Ellenwood, Patricia Claxton, John Glassco, D. G. Jones, Sheila
Fischman et tant d’autres a changé comment on écrit dans le Canada anglophone.
Pour ne donner qu’un exemple, il ne fait aucun doute que les poètes de ma
génération ont été influencés et touchés par les traductions que Barbara Godard
a faites de Nicole Brossard. Et quels genres de lectrices ou de lecteurs serionsnous si nous n’avions pas lu à l’école secondaire La route d’Altamont de
Gabrielle Roy transformé en The Road Past Altamont par Joyce Marshall? Les
exemples abondent – tout le monde les connaît.
Ceux qui font du Canada l’un des pays les plus multilingues au monde
apportent leurs littératures extraordinaires, des littératures qui, une fois traduites,
pourraient enrichir notre culture. Après plusieurs années passées à revendiquer,
sans succès, l’amélioration des conditions de travail des traductrices et des
traducteurs, j’ai pris du recul par rapport à mon militantisme au sein de l’ATTLC.
J’ai ensuite voulu devenir éditrice de littérature en traduction. Avec trois
partenaires, j’ai fondé la maison d’édition Quattro Books. Après sept années
d’efforts, j’ai quitté l’entreprise dans la frustration, non sans avoir tiré
d’importantes leçons sur le monde de l’édition. J’ai appris, par exemple, que les
éditrices et les éditeurs tiraient une bonne part de leurs profits en achetant et en
vendant des droits de traduction à l’international. Les maisons d’édition
américaines et britanniques, en particulier, achètent les droits pour la traduction
en anglais de tout ce qui se publie dans le domaine de la fiction. Un peu d’aide
financière permettrait de faire du Canada un important lieu de traduction en
français et en anglais de la littérature du monde. Il existe des milliers de livres
fabuleux, écrits depuis des millénaires en des centaines de langues, dans des lieux
qui dépassent l’imagination; des livres qui n’attendent qu’une chose : être
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traduits – ici et maintenant. Le Canada possède l’expertise en publication, le
marché international existe, et les écrivains comme celles et ceux qui les lisent
sont avides de voix nouvelles. Tout ce qu’il faut, c’est un peu de soutien. Selon
moi, un tel projet viendrait dynamiser l’ensemble du secteur éditorial au Canada,
en favorisant la diversité littéraire, qui se nourrit des œuvres écrites ailleurs, dans
d’autres langues. Ce faisant, l’industrie de l’édition au Canada anglais pourrait
être arraché des mains des multinationales qui en ont pris le contrôle et l’ont
appauvri et paralysé. Plus important encore, une telle richesse d’influences
littéraires ferait grandir notre culture littéraire.
•
La traduction n’enrichit pas seulement la littérature, elle peut avoir un effet
sur la trajectoire littéraire d’une nation. Pour l’illustrer, je donnerai quelques
exemples. En 1922, le romancier chilien Augusto D’Halmar publiait sa
traduction du poète et mystique lituanien Oscar Venceslas de Lubicz Milosz, qui
écrivait en français. Bien qu’il ait été largement perçu par l’élite littéraire
française comme un insignifiant poète symboliste tardif, Milosz avait réussi à
réunir autour de lui une foule d’adorateurs. D’Halmar obtint la permission de
Milosz pour prendre des libertés avec sa traduction en espagnol de poèmes
choisis, publiés dans l’excellent recueil Poemas. Les libertés prises par D’Halmar
dans sa traduction allaient jusqu’à changer les titres, raccourcir ou allonger les
vers et, dans certains cas, éliminer des strophes au complet, comme c’est le cas
dans sa version du poème « Tous les morts sont ivres » :
TOUS LES MORTS SONT IVRES
Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten.
L’horloge du dégel tictaque lointaine
Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten.
Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine;
Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten.
Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais
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Ce lointain coin de terre et toute sa peine.
Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofoten
- Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,
Vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous?
- Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d’argent est pleine,
Des histoires plus charmantes ou moins folles ;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.
Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne
La voix du plus mélancolique des mois
- Ah les morts, y compris ceux de Lofoten Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi…
La traduction en espagnol par D’Halmar change le titre qui devient « Lofoten »,
en référence au cimetière mentionné dans le poème. Plus radical encore comme
changement, les deux dernières strophes ont été complètement éliminées :
LOFOTEN
Todos los muertos están ebrios de lluvia vieja y sucia
En el cementerio extraño de Lofoten.
El reloj del deshielo tictaquea lejano
En el corazón de los féretros pobres de Lofoten.
Y gracias a los agujeros abiertos por la negra primavera
Los cuervos están cebados de fría carne humana;
Y gracias al débil viento de voz de niño
El sueño es grato a los muertos de Lofoten.
Yo no veré probablemente nunca
Ni el mar ni las tumbas de Lofoten
Y, sin embargo, es en mí como si yo amase
Ese lejano rincón de tierra y toda su pena.
Vosotros desaparecidos, vosotros suicidas, vosotras lejanas
En el cementerio extranjero de Lofoten
El nombre suena a mi oído extraño y suave,
¿Dormís, verdaderamente, decidme, es que dormís?
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Les traductions de Milosz produites par D’Halmar se sont avérées conséquentes,
exerçant une grande influence sur deux générations de poètes chiliens dont les
œuvres, à leur tour, ont changé la poésie chilienne des cinquante années qui ont
suivi. Gabriela Mistral, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1945, a
plusieurs fois reconnu l’influence de Milosz sur sa poésie. On peut également
entendre la voix de Milosz se mélanger à celle de Pablo Neruda, en particulier
dans le recueil Residencia en la tierra, son œuvre la plus importante. Neruda sera
lui aussi récipiendaire, en 1971, du prix Nobel de littérature. Milosz influencera
également la poétique du poète extraordinaire Rosamel del Valle qui, lui,
influencera mon beau-père, le poète et artiste canadien d’origine chilienne,
Ludwig Zeller. C’est lui qui m’a fait découvrir Rosamel del Valle, que je me suis
mise ensuite à traduire en anglais avec ardeur. Je reconnais l’influence indéniable
de sa merveilleuse écriture sur ma propre poésie. Je me permets de l’illustrer avec
un poème qui montre le caractère orphique de la poésie de Rosamel del Valle :
VISITA
Vendrá, se piensa, y viene el visitante. La habitación se abre. No hay ni
qué decirlo, entra. Los muros pierden la tranquilidad, los objetos pierden
la tranquilidad, la luz pierde la tranquilidad y lo que soy allí para recibirlo
no guarda tampoco relación alguna con la palabra tranquilidad. Entonces
sé que los muros tienen la forma de un oído y que el visitante pone el suyo
junto a la cerradura de la puerta para asegurarse tal vez de que la mitad
de sus pensamientos se han quedado afuera y como rindiéndome homenaje
en nombre de la lealtad. Tal vez por eso mismo recuerdo que su conducta
ha sido siempre irreprochable. Y en cuanto lo veo quitarse el sombrero y
arrojarlo al mar comprendo que la conversación está iniciada. Una
conversación de palabras húmedas, a veces semejantes al verano, a veces
semejantes a la transpiración de los vidrios. No podría asegurarlo. Pero
eso que dice sin que nada le salga de la boca es exactamente lo oído anoche
en el sueño. Es decir, la historia de una conversación nunca empezada.
Entonces, y para evitar la tragedia de toda despedida, me vuelvo hacia el
muro y le devuelvo al visitante esa página en blanco que amenaza
derrumbarse de un momento a otro de entre sus dientes. Y cuando oigo
caer la lágrima de la puerta que se cierra, la tranquilidad se enciende otra
vez en la habitación. Pero es tarde y sería inútil tratar de pasearme por las
orillas de ese río que por esta vez no va al mar.
Voici ma traduction du poème en anglais, suivie de la traduction de l’anglais au
français de Patricia Godbout et Héloïse Duhaime :
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VISITA
He will come, one thinks, and the visitor arrives. The room opens. Needless
to say, he comes in. The walls lose their calm. The objects lose their calm.
The light loses its calm and whatever I am when I extend my greetings is in
no way related to the word calm. I realize then that the walls are shaped
like an ear and that the visitor will place his own to the lock of the door.
Perhaps to assure himself that the first half of his thoughts have remained
outside. Perhaps to pay me tribute in the name of loyalty. This may be why
I remember his behaviour as having always been beyond reproach. The
instant I see him take off his hat and throw it into the sea, I know that our
conversation has begun. It’s a conversation made of humid words, at times
like the summer, at times like the sweating windowpanes. I can’t say for
sure. Even so, without a word coming out of his mouth, he utters the exact
same thing I heard in my dreams last night. That is to say, the story of a
conversation never started. Then, and to avoid a tragic farewell, I turn to
the wall and hand back the visitor the blank page which suddenly threatens
to collapse from his teeth. When I hear a tear falling from the closing door,
calm once again illuminates the room. But it is late and it would be useless
to attempt walking over to the shore of that river, which this once, does not
reach the sea.
LA VISITE2
Il va venir, se dit-on, et voici le visiteur qui arrive. Il ouvre la porte. Inutile
de dire qu’il entre. Les murs perdent leur calme. Les objets perdent leur
calme. La lumière perd son calme et peu importe ce que je suis lorsque je
l’accueille, cela n’a aucun rapport avec le mot calme. Je prends conscience
que les murs ont la forme d’une oreille et que le visiteur posera la sienne
sur la serrure de la porte. Peut-être pour s’assurer que la moitié de ses
pensées ont été laissées à l’extérieur. Peut-être pour me rendre hommage
au nom de la loyauté. C’est peut-être pourquoi je me souviens que sa
manière d’être a toujours été sans reproche. Dès que je le vois enlever son
chapeau et le jeter à la mer, je comprends que notre conversation a
commencé. C’est une conversation de mots humides, tantôt comme l’été,
tantôt comme la transpiration sur la vitre. Je ne peux pas l’affirmer avec
certitude, même si, sans un mot sortant de sa bouche, il dit la même chose
entendue dans un rêve la nuit dernière. C’est-à-dire l’histoire d’une
conversation jamais commencée. Donc pour éviter l’adieu tragique, je me
détourne vers le mur et retourne au visiteur sa page blanche qui menace
soudainement de s’effriter entre ses dents. Et quand j’entends la larme
tomber de la porte qui se ferme, le calme illumine la pièce à nouveau. Mais
2
N.d.T. : Je traduis de l’anglais [d’après Patricia Godbout et Héloïse Duhaime].
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il se fait tard et ce serait inutile d’essayer d’atteindre à pied les rives de ce
fleuve qui, cette fois, ne se jette pas à la mer.
Plusieurs années après avoir traduit « Visita », j’ai écrit un poème qui reprend la
première ligne, mais s’en détourne entièrement tant dans son thème que dans les
images évoquées. Il a été publié dans mon recueil Sew Him Up :
ORIGINAL MAN
[after Rosamel del Valle]
He will come, one thinks, and the visitor arrives. He opens the door. I take
out my needles. It would be useless to say that I sew myself to him because
I have yet to meet his true heart, feel it like fruit that is offered, rendered
liquid in a clear glass. There are his memories and there are my memories.
Perhaps we are to stitch them together and display our joined selves to the
judges in the audience. In a city like this one, before night falls and the
colour of our blood changes to a darker hue. A spectacular meeting by all
accounts, with our attending limbs growing wilder as the ghosts of living
and dead singers crowd our senses. He speaks in silence, echoing joint
performances of times past when we were apt to raise our legs in tandem
and ride out the music of the heart. And yet he does speak the language of
the worm in the fruit. Words spoken by the wind sweeping over expanses
of prairies where original man is bound with sinew, his ear sewn to the
earth by the invisible hands of the Great Soundmaker.
Ce poème a été magistralement traduit par Patricia Godbout et Héloïse Duhaime
et publié dans La Couturière et l’homme poupée (Éditions de la Grenouillère) :
L’HOMME ORIGINAL
[d’après Rosamel del Valle]
Il va venir, se dit-on, et voici le visiteur qui arrive. Il ouvre la porte. Je sors
mes aiguilles. Il serait vain de dire que je me couds à lui car il me reste à
rencontrer son vrai cœur, à le sentir tel un fruit offert et liquéfié dans un
verre transparent. Il y a ses souvenirs et il y a les miens. Peut-être devrionsnous les coudre ensemble et exhiber nos moi reliés devant les juges dans
l’auditoire. Ici dans cette ville, avant que la nuit tombe et que la couleur
de notre sang prenne une teinte plus sombre. Rencontre spectaculaire à
tous égards : nos membres s’ensauvagent tandis que les fantômes de
chanteurs morts et vivants nous peuplent les sens. Il parle en silence,
faisant écho à des performances conjointes du temps où nous pouvions
lever la jambe à l’unisson et aller au bout de la musique du cœur. Et
pourtant il parle la langue du ver dans le fruit. Paroles prononcées par le
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vent soufflant sur de vastes étendues de prairie où l’homme original est
ligoté, l’oreille cousue à la terre par les mains invisibles du Grand
Musicien.
Ainsi en est-il du traduire et de ses effets : une première traduction (celle par
D’Halmar), deux prix Nobel chiliens (Mistral et Neruda), les effets de cette
traduction sur deux Chiliens immigrés au Canada (Zeller et moi), ma
transposition en anglais des résonances de Milosz dans la poésie de Rosamel del
Valle, affectant et influençant ma propre poétique, suivie par ma poésie traduite
en français par Patricia Godbout et Héloïse Duhaime. C’est une descendance bien
fertile que D’Halmar aura amorcée avec sa traduction de Milosz en espagnol en
1922, il y a exactement cent ans!
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Bibliographie
GODBOUT, Patricia (2014), « Ellipse », dans Bruno Curatolo (dir.),
Dictionnaire des revues littéraires au XXe siècle : Domaine français, tome I,
coll. « Dictionnaires et références », Paris, Honoré Champion : 248‑253.
HAUSNER, Beatriz (2010), Sew Him Up, Toronto, Quattro Books.
HAUSNER, Beatriz (2014), La Couturière et l’homme poupée, trad. Héloïse
Duhaime et Patricia Godbout, Saint-Sauveur-des-Monts, Éditions de La
Grenouillère.
LUBICZ MILOSZ, Oscar Venceslas de (1953), Poemas, trad. Augusto
D’Halmar, Santiago (Chile), Nascimento.
VALLE, Rosamel del (1996), « Visit », dans Beatriz Hausner et Ludwig Zeller,
The Invisible Presence: Sixteen Poets of Spanish America, 1925-1995, trad.
Beatriz Hausner, Oakville (Ontario), Mosaic Press.
VALLE, Rosamel del (2000), Obra poética, Santiago (Chile), J.C. Sáez Editor.