Dramaturgies
vagabondes,
migrations
romanesques
Croisements entre théâtre et roman
(XVIe-XVIIe siècles)
Sous la direction de Magda Campanini
HONORÉ CHAMPION
PARIS
© 2018. Éditions Champion, Paris.
Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.
LA VOIX DES SIRÈNES :
RÉÉCRITURES DU ROMAN CHEVALERESQUE
e
DANS LE THÉÂTRE MUSICAL DU XVII SIÈCLE
L’univers de la poésie chevaleresque italienne est une des sources les plus
fécondes dans l’histoire du théâtre musical européen. Bien au-delà de la
Renaissance et de l’âge baroque, les héros et les héroïnes de l’Arioste et du
Tasse jouent un rôle tout à fait central dans le développement de l’opéra : si
les aventures de Roland, Rogier, Renaud et Tancrède – pour ne mentionner
que les noms les plus célèbres – sont à l’origine de plusieurs créations
musicales incontournables aux XVIIe et XVIIIe siècles, les personnages et les
histoires des poèmes chevaleresques italiens de la Renaissance exercent
également une influence très importante sur l’opéra moderne1. Après les
initiateurs du genre, de Claudio Monteverdi à Jean Baptiste Lully, de Georg
Friedrich Haendel à Antonio Vivaldi, l’épopée des chevaliers et de leurs
amours tourmentées ne revit pas seulement à l’époque du classicisme et du
premier Romantisme (notamment chez Christoph Willibald Gluck et
Gioachino Rossini), mais également au XXe siècle (il suffit, à cet égard, de
rappeler l’exemple de Antonín Dvořák2). Ce qui caractérise la plupart des
réécritures musicales des romans chevaleresques c’est le rôle qu’y jouent les
figures charismatiques des sorcières et des magiciennes, véritables emblèmes
– comme Jean Starobinski l’a bien montré – de la séduction et du plaisir
exercés par la rencontre de la poésie et de la musique3.
1
Pour une introduction à la fortune théâtrale et musicale des poèmes de l’Arioste et du
Tasse, voir au moins Ariosto, la musica, i musicisti, éd. Maria Antonella Balsano, Florence,
Olschki, 1981 ; Torquato Tasso tra letteratura, musica, teatro e arti figurative, éd. Andrea
Buzzoni, Bologne, Nuova Alfa, 1985 ; Tasso : la musica, i musicisti, éd. Maria Antonella
Balsano et Thomas Walker, Florence, Olschki, 1988 ; La Jérusalem délivrée du Tasse : poésie, peinture, musique, ballet, éd. Giovanni Careri, Paris, Klincksieck-Musée du Louvre, 1999 ;
L’arme e gli amori : Ariosto, Tasso and Guarini in late Renaissance Florence, éd.
Massimiliano Rossi et Fiorella Gioffredi Superbi, Florence, Olschki, 2004 ; Edward Milton
Anderson, Ariosto, Opera, and the Seventeenth Century : Evolution in the Poetics of Delight,
Florence, Olschki, 2017.
2
Nous nous limitons ici à citer les titres des auteurs que nous venons de mentionner :
Claudio Monteverdi, Il combattimento di Tancredi e Clorinda (1624) ; Jean-Baptiste Lully,
Armide (1686) ; Georg Friedrich Haendel, Rinaldo (1711) ; Antonio Vivaldi, Orlando (1727) ;
Georg Friedrich Haendel, Alcina (1735) ; Christoph Willibald Gluck, Armide (1777) ;
Gioachino Rossini, Armida (1817) ; Antonín Dvořák, Armida (1904).
3
Nous renvoyons bien évidemment à Jean Starobinski, Les enchanteresses, Paris, Seuil,
2005.
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EUGENIO REFINI
Dans les œuvres de l’Arioste et du Tasse, les enchanteresses séduisent les
chevaliers afin de les détourner de leurs missions héroïques et viriles.
L’espace de la guerre cède aux jardins des délices où les activités de
récréation gouvernées par les magiciennes permettent d’oublier les atrocités
et les dangers des conflits militaires4. En dépit de leurs différences, le
mécanisme narratif mis en place par les auteurs du Roland furieux et de la
Jérusalem délivrée est le même : Alcine et Armide attirent Rogier et Renaud
en promettant une évasion totale du monde réel, ce qui place la dichotomie
entre réalité et évasion au cœur de l’écriture chevaleresque5. Cette démarcation est, dans les deux poèmes, thématisée par la musique et plus précisément
par une musique surnaturelle – à savoir le chant des sirènes – visant à la
célébration métapoétique de la poésie elle-même et de son pouvoir.
Dans les narrations de l’Arioste et du Tasse, la voix des sirènes, produite
par les enchanteresses afin de distraire les chevaliers, n’est qu’un double du
récit poétique et de sa capacité à séduire le public6. Cette dynamique
ambiguë abandonne le champ métaphorique et retrouve son sens littéral lors
de l’adaptation musicale, car l’écriture poétique s’y exprime justement à
travers le chant. Dans notre étude, nous allons nous interroger sur la façon
dont l’adaptation musicale de certains épisodes du roman chevaleresque
dévoile la réflexion implicite des poètes sur le pouvoir émotionnel déployé
par l’écriture poétique elle-même. Plus précisément, la figure de la sirène,
étudiée ici dans son rapport avec celle de l’enchanteresse (dont la sirène est
à la fois une émanation et un double), nous permettra de réfléchir sur la
spécificité d’une réécriture qui – en vertu de sa composante musicale –
insiste sur le pouvoir propre à l’expression poétique.
De Homère à Kafka, de Dante à Giuseppe Tomasi de Lampedusa, des
bestiaires médiévaux à Harry Potter, l’image des sirènes est un des lieux
communs les plus répandus dans la tradition occidentale7. Dès la rencontre
4
Sur l’image du jardin enchanté dans la tradition épique et chevaleresque, voir l’étude
importante de Angelo Bartlett Giamatti, The Earthly Paradise and the Renaissance Epic,
Princeton, Princeton University Press, 1966.
5
Pour les deux épisodes, voir respectivement le Roland furieux (chants VI-VIII) et la
Jérusalem délivrée (chants XIV-XVI).
6
Pour une discussion subtile des rapports fascinants entre rhétorique, poésie et métadiscursivité à la Renaissance et à l’âge baroque, voir l’étude classique de Ezio Raimondi, Poesia come
retorica, Florence, Olschki, 1980.
7
La bibliographie sur l’image des sirènes dans la tradition occidentale est trop vaste pour
en offrir une liste exhaustive. Nous renvoyons à quelques contributions qui permettent de saisir
au moins les aspects les plus significatifs de la question : Siegfried de Rachewiltz, De
Sirenibus : An Inquiry into Sirens from Homer to Shakespeare, New York, Garland, 1987 ;
Maurizio Bettini-Luigi Spina, Il mito delle sirene : immagini e racconti dalla Grecia a oggi,
Turin, Einaudi, 2007 ; William Smart, « Sirens », dans The Classical Tradition, éd. Anthony
Grafton, Glenn W. Most et Salvatore Settis, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
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VOIX DES SIRÈNES
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d’Ulysse avec les sirènes, la fascination exercée par leur chant est devenue
proverbiale. Par contre, comme toute généalogie du mythe le montre, l’image
des sirènes qui charment les voyageurs ne cesse de poser des questions8 :
est-ce que les sirènes séduisent par la beauté de leur voix ou par le contenu
de leur chant ? Leur voix est-elle belle ou non ? Au regard des réponses
apportées par les poètes, les artistes et les philosophes à travers les siècles,
nous allons nous concentrer ici sur la façon dont le chant des sirènes a été
conçu au début du théâtre musical moderne. Plus particulièrement et comme
nous l’avons anticipé, l’adaptation musicale de quelques épisodes tirés de
l’Arioste et du Tasse nous offrira l’occasion de réfléchir sur la voix des
sirènes.
Le lien entre la magicienne Alcine et les créatures extraordinaires qui
peuplent la mer autour de l’île enchantée était – avant l’Arioste – décrit en
détail par Matteo Maria Boiardo dans son poème chevaleresque Roland
amoureux, dont le Roland furieux n’est que la suite. Le paladin Astolphe,
poussé par le désir de voir et de connaître des choses inouïes, cède aux
flatteries d’Alcine qui l’invite à la suivre sur une petite île pour écouter le
chant d’une sirène dont la voix est capable d’apaiser la mer9. L’épisode est
évoqué à nouveau par l’Arioste dans son Roland furieux lors de la rencontre
entre Rogier et Astolphe lui-même sur la plage de l’île d’Alcine. Le paladin
malchanceux, qu’Alcine a changé en myrte après une brève saison d’amour,
rappelle le jour où l’enchanteresse l’avait séduit en lui promettant le chant de
la sirène :
E volendo vedere una sirena
che col suo dolce canto acheta il mare,
passian di qui fin su quell’altra arena,
dove a quest’ora suol sempre tornare10.
(Et si nous voulons voir une sirène qui apaise la mer par son doux chant,
passons d’ici sur cette autre plage, où, à cette heure, elle a toujours coutume
de retourner11.)
Press, 2010, p. 887-888.
8
À cet égard – et en particulier sur la vocalité des sirènes – voir les pages consacrées à leur
mythe dans l’étude de Adriana Cavarero, A più voci : filosofia dell’espressione vocale, Milan,
Feltrinelli, 2003, p. 115-129.
9
Matteo Maria Boiardo, L’innamoramento de Orlando, éd. Antonia Tissoni Benvenuti et
Cristina Montagnani, Milan-Naples, Ricciardi, 1999, II, XIII, 62, v. 1-2 : « Oltra a quella
isoletta è una sirena : / Passi là sopra chi la vôl mirare. »
10
Ludovico Ariosto, Orlando furioso, éd. Cristina Zampese, Milan, Rizzoli, 2012, VI, XL,
1-4.
11
Ici et dans les citations suivantes la traduction est tirée de : Arioste, Roland furieux,
traduction nouvelle par Francisque Reynard, Paris, A. Lemerre, 1880.
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Si Alcine est introduite par l’Arioste comme un véritable metteur en scène
de toutes sortes de plaisirs merveilleux – une image qui sera d’ailleurs au
cœur des célèbres Plaisirs de l’île enchantée récrées à Versailles pour le Roi
Soleil en 166412 – c’est plutôt avec l’Armide du Tasse que la musique
devient une composante essentielle dans la caractérisation de l’enchanteresse.
En imitant la scène décrite par Boiardo et par l’Arioste, le Tasse met en
relief le rôle de la sirène lors de l’enlèvement de Renaud par Armide.
L’épisode – illustré de façon très efficace au début du XVIIe siècle par le
peintre flamand Anthony van Dyck13 – est l’un des plus célèbres de la
Jérusalem Délivrée : le chevalier s’arrête près du fleuve Oronte sans savoir
que l’enchanteresse, prête à se venger de la libération des paladins qu’elle
avait autrefois fait prisonniers, l’attend pour le tuer. Afin de l’endormir,
Armide invoque une sirène qui, grâce au charme de son chant, parvient à ses
fins. La parution de la sirène est un véritable coup de théâtre :
Il fiume gorgogliar frattanto udío
Con nuovo suono, e là con gli occhi corse ;
E muover vide un’onda in mezzo al rio
Che in se stessa si volse, e si ritorse :
[...]
Così dal palco di notturna scena
O Ninfa o Dea tarda sorgendo appare.
Questa, benché non sia vera Sirena
Ma sia magica larva, una ben pare
Di quelle che già presso alla Tirrena
Piaggia abitar l’insidioso mare :
Né men ch’in viso bella, in suono è dolce :
E così canta, e ’l Cielo e l’aure molce14.
(Soudain le bouillonnement des eaux résonne d’un nouveau murmure ; il
regarde et voit au milieu du fleuve une vague qui se replie et roule sur ellemême. [...] Ainsi, sur le théâtre, une nymphe ou une déesse sort lentement de
son nuage. Quoique celle-ci ne soit pas une véritable sirène, mais un fantôme
12
Dans la vaste bibliographie sur cette fête inspirée par l’épisode de Rogier chez Alcine
dans le Roland furieux, voir au moins Marine Roussillon, « La visibilité du pouvoir dans les
Plaisirs de l’île enchantée (1664) : spectacle, textes et images », Papers on French
Seventeenth Century Literature, 80/41 (2014), p. 103-115.
13
Le tableau, considéré un des chefs-d’œuvre de Van Dyck, peint pour le roi d’Angleterre
en 1627, se trouve aujourd’hui au Musée des Arts de Baltimore.
14
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, éd. Franco Tomasi, Milan, Rizzoli, 2009, XIV,
60-61. Ici et dorénavant nous accompagnons le texte par la traduction française d’Auguste
Desplaces (Paris, Fasquelle, 1910).
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magique, elle ressemble cependant à celles qui habitaient les plages dangereuses de la mer Tyrrhénienne. Son visage est aussi beau que son chant est doux.
Les accents de sa voix enchantent le ciel et les airs.)
La sirène, qui est en réalité un esprit gouverné par Armide, rappelle les
sirènes insidieuses qui charmaient les voyageurs à l’époque d’Ulysse. Elle
séduit à la fois par la beauté de son corps et par le charme de son chant, un
chant capable de radoucir et le ciel et les vents. Dans les octaves qui suivent,
le Tasse donne la parole à la créature surnaturelle : la sirène chante les
louanges de la jeunesse et de l’amour en exhortant à profiter du temps qui
fuit15. Son chant est efficace et Renaud, vaincu par la beauté de la performance musicale, s’endort. La suite de l’épisode est bien connue : Armide se
jette sur le chevalier pour le tuer, mais elle tombe amoureuse de lui. Au lieu
de l’assassiner, elle l’enlève et le conduit dans un jardin de délices duquel
Renaud sera plus tard sauvé par ses compagnons, les chevaliers chrétiens
Carlo et Ubaldo.
Comme nous le disions, la composante musicale est centrale dans la
caractérisation d’Armide. Bien avant de séduire Renaud par le chant de la
sirène, l’enchanteresse se présente comme une virtuose de l’expression
vocale. Lors de son arrivée dans le camp chrétien – qui correspond également
à sa première parution dans le poème – Armide fait montre d’une rhétorique
de la voix extrêmement raffinée et capable de capturer sans faille l’esprit des
chevaliers : « sì che i pensati inganni al fine spiega / in suon che di dolcezza
i sensi lega16 » (« elle découvre ses trompeuses pensées d’une voix qui
captive le sens »). L’image de la femme est bâtie par le poète d’une façon
très subtile, car la description d’Armide évoque ici celle de Laure « sirène
céleste » chez Petrarque17. C’est d’ailleurs autour de l’ambiguïté qui lie les
sirènes célestes aux sirènes terrestres – à savoir, la musique des sphères à la
musique mondaine18 – que le Tasse construit l’identité vocale d’Armide. La
fausse sirène (« magica larva ») qui endort Renaud se révèle donc comme
une figure de séduction vocale et un double de l’enchanteresse, tout comme
le perroquet et les nymphes qui essaient de séduire Carlo et Ubaldo lors de
15
Il s’agit des octaves 62-64 du chant XIV.
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, IV, 38, v. 7-8.
17
Cf. Francesco Petrarca, Rerum vulgarium fragmenta, CLXVII, v. 9 : « ma ’l suon che di
dolcezza i sensi lega. »
18
Pour une introduction à la notion – d’ailleurs très complexe – de « musique des
sphères », voir Jamie James, The music of the spheres : music, science, and the natural order
of the universe, New York, Copernicus Press, 1995 ; pour son interaction avec la notion de
musique mondaine, voir également James Haar, The Science and Art of Renaissance Music,
Princeton, Princeton University Press, 1998 et, plus récemment, Jacomien Prins, Echoes of an
Invisible World : Marsilio Ficino and Francesco Patrizi on Cosmic Order and Music Theory,
Leyde, Brill, 2015.
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leur arrivée dans le jardin enchanté d’Armide. « Chiudiam l’orecchie al dolce
canto e rio / di queste del piacer false sirene19 » (« Fermons l’oreille au
chant doux, mais perfide, de ces trompeuses sirènes »), dit le premier à son
compagnon, en distinguant la Raison du Désir (et c’est en fait la Raison
qu’Ubaldo vante à Renaud comme le seul instrument capable de le protéger
contre la séduction – encore une fois physique et vocale – d’Armide
abandonnée20).
Au sommet du drame, Armide – sirène vouée à l’échec – évoque le
pouvoir de la musique et du chant au-delà du poème, dans le monde réel. La
dernière performance de l’enchanteresse est en fait décrite par le poète
comme s’il s’agissait d’un véritable concert :
Qual musico gentil, prima che chiara
altamente la voce al canto snodi,
a l’armonia gli animi altrui prepara
con dolci ricercate in bassi modi,
così costei, che ne la doglia amara
già tutte non oblia l’arti e le frodi,
fa di sospir breve concento in prima
per dispor l’alma in cui le voci imprima21.
(Comme un habile musicien, avant de faire éclater toutes les richesses de sa
voix, prépare les âmes à ses accents par de doux préludes, ainsi Armide, qui
dans son amère douleur n’oublie pas ses ruses et ses artifices, exhale d’abord
de faibles soupirs, pour disposer favorablement l’âme de Renaud à ses
plaintes.)
À travers la similitude, qui décrit en détail la façon dont Armide prépare son
exploit vocal, il est presque impossible de ne pas penser à la pratique
musicale de l’époque et en particulier aux expédients qui – incarnant le
principe du plaisir situé au cœur de la culture musicale de la période – étaient
capables de toucher profondément l’âme des auditeurs22. Il suffit, à cet
égard, de penser au prodigieux concert des femmes de Ferrare, véritable
19
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, XV, 57, v. 5-6.
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, XVI, 41, v. 3-8 : « di beltà armata e de’ suoi
preghi or viene, / dolcemente nel pianto amaro infusi. / Qual più forte di te, se le sirene /
vedendo ed ascoltando a vincer t’usi ? / Così ragion pacifica reina / de’ sensi fassi, e se
medesma affina. »
21
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, XVI, 43.
22
Sur la notion de plaisir comme composante essentielle de la musique baroque, voir Susan
McClary, Desire and pleasure in Seventeenth Century Music, Berkeley, University of
California Press, 2012.
20
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fleuron de la cour des Este sous Alphonse II : comme les madrigaux du
compositeur Luzzasco Luzzaschi le montrent, les chanteuses ferraraises
étaient capables d’une virtuosité vocale sans pareil, ce qui contribua à la
genèse précoce de leur mythe23. On pourrait d’ailleurs mentionner également
les effets merveilleux produits par les grands intermèdes florentins de 1589
ainsi que l’éclat vocal de la diva Vittoria Archilei : descendue du ciel
entourée par les sirènes célestes ou émergeant des eaux dans le rôle de la
déesse Amphitrite, la chanteuse fut perçue et décrite par le public comme une
sirène dont le chant mélismatique paralysait l’esprit des spectateurs24.
Bien évidemment, les organisateurs des intermèdes florentins voulaient
éviter toute confusion entre les sirènes qui chantent l’harmonie des sphères
et les fausses sirènes qui excitent les bas désirs des hommes. Le choix d’un
chant qui privilégie le pouvoir expressif de la voix désemantisée’ à la
signification du texte verbal produit néanmoins des ambiguïtés fascinantes25.
C’est le poète Giambattista Marino qui est capable, notamment, de saisir ces
ambiguïtés d’une façon très subtile. Bien que dans son poème Adonis (1623)
la magicienne Falsirena – malgré son nom – ne chante pas, les nombreuses
tentations offertes par la musique ne sont pas épargnées au protagoniste. Dans
le septième livre du poème, après avoir rencontré les personnifications de la
Musique et de la Poésie qui se disputent sur leurs pouvoirs respectifs, le
protagoniste Adonis tombe sur deux personnages exceptionnels : tout d’abord
le rossignol, dont le chant se révèle un véritable prodige26 ; par la suite, la
personnification de la Flatterie (« la Lusinga »), créature hybride moitié
femme moitié oiseau se souvenant des sirènes classiques, qui se répand en
une performance vocale extraordinaire et réussit à obnubiler l’intelligence des
auditeurs27. Par ailleurs, même si Falsirena ne chante pas dans le poème de
Marino, il nous semble important de rappeler que l’enchanteresse était
destinée à une fortune remarquable sur la scène musicale du XVIIe siècle.
23
Sur le concert des femmes de Ferrare à l’époque d’Alphonse II, voir Anthony
Newcomb, The Madrigal at Ferrara, 1579-1597, Princeton, Princeton University Press, 1980 ;
id., « Courtesans, Muses, or Musicians : Professional women musicians in sixteenth-century
Italy », dans Women Making Music : the Western Musical Tradition, 1150-1950, éd. Jane
Bowers et Judith Tick, Urbana, University of Illinois Press, 1986, p. 90-115 ; McClary, op. cit.
24
Pour une reconstruction détaillée des intermèdes et du rôle qu’y joua Vittoria Archilei,
voir Nina Treadwell, Music and wonder at the Medici court : the 1589 interludes for
La pellegrina, Bloomington, Indiana University Press, 2008. Nous renvoyons également à cette
étude pour des références bibliographiques plus nombreuses. Sur les implications musicales
de cet épisode du poème de Marino, voir Mauro Calcagno, « Signifying Nothing : on the
Aesthetics of Pure Voice in Early Venetian Opera », The Journal of Musicology, 20/4 (2003),
p. 461-497.
25
Pour la notion de voix désemantisée’ voir Adriana Cavarero, op. cit., p. 43-52.
26
Giambattista Marino, Adone, éd. Giovanni Pozzi, Milan, Mondadori, 1976, VII, 32-54.
27
Ibid., VII, 82-95.
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Parmi les nombreux cas que nous pourrions citer, il suffit ici de rappeler les
octaves de Falsirena mises en musique par le compositeur Sigismondo
d’India (1582-1629), où le chant de la magicienne, mélismatique et
ornementé jusqu’à l’excès, vise clairement à une séduction vocale qui
ressemble à celle des créatures mentionnées auparavant28.
À ce propos, il est particulièrement intéressant de voir de quelle manière
la scène théâtrale accueille la figure archétypique de la sirène à travers la
réécriture de quelques épisodes tirés des poèmes chevaleresques. De fait, les
sirènes apparaissent dans plusieurs livrets du XVIIe siècle : quand il s’agit des
sirènes d’Ulysse, les textes célèbrent la ténacité du héros grec en tant que
symbole de la Raison qui permet de résister à la séduction mortelle de leur
voix29. Moins tenaces que leur prédécesseur, les héros des poèmes chevaleresques se laissent charmer beaucoup plus facilement par les sirènes. Ceci est
justement le cas des épisodes que nous trouvons dans le Roland furieux et la
Jérusalem délivrée auxquels nous avons déjà fait allusion. Face à un nombre
important de livrets basés sur les histoires d’Alcine et d’Armide30, nous
allons ici nous concentrer sur deux cas pour lesquels nous disposons
également de la musique, afin de mieux réfléchir sur l’interaction des deux
langages.
Lors de la visite du prince de Pologne à Florence en 1625, l’archiduchesse
Marie Madeleine d’Autriche, princesse régente du grand duché de Toscane,
commande la mise en scène d’un spectacle inspiré par le Roland furieux
intitulé La libération de Rogier de l’île d’Alcine31. Le spectacle, né de la
28
Pour les octaves de Falsirena mises en musique par Sigismondo d’India, qui connaissait
personnellement Marino (de qui il reçut le passage en question bien avant la publication du
poème), voir Andrea Garavaglia, Sigismondo d’India drammaturgo’, Turin, De Sono
Associazione per la Musica, 2005, passim. Un autre exemple célèbre de la fortune musicale
de Falsirena, véritable diva, est l’opéra La catena d’Adone (1626) par Domenico Mazzocchi
sur un livret d’Ottavio Tronsarelli ; voir Nino Pirrotta, « Falsirena e la più antica delle
cavatine », dans id., Scelte poetiche di musicisti : teatro, poesia e musica da Willaert a
Malipiero, Venise, Marsilio, 1987, p. 355-366 ; et, plus récemment, Simona Santacroce, « “La
ragion perder dove il senso abonda” : La Catena d’Adone di Ottavio Tronsarelli », Studi
secenteschi, 55 (2014), p. 135-153.
29
Nous renvoyons, à titre d’exemple, au livret Le Sirene confuse de Cesare Abelli (Bologne,
Cochi, 1623) et La Sirena d’Ulisse de Domenico Benigni (dans id., Poesie, Macerata, Piccinni,
1667).
30
En ordre chronologique, nous nous limitons à rappeler ici, parmi les titres que nous avons
pris en considération, les livrets de Fulvio Testi, L’isola di Alcina (1637) ; Benedetto Ferrari,
Armida (1639) ; Francesco Maria Santinelli, L’Armida nemica, amante, e sposa (1669).
31
Pour une reconstruction détaillée du spectacle, voir Suzanne G. Cusick, Francesca
Caccini at the Medici court : music and the circulation of power, Chicago, University of
Chicago Press, 2009 (en particulier les chapitres « La liberazione di Ruggiero amid the politics
of regency » et « Performance, musical design, and politics in La liberazione di Ruggiero »).
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103
collaboration entre le poète Ferdinando Saracinelli, la compositrice Francesca
Caccini et le décorateur Giulio Parigi, est un très bel exemple d’opéra-ballet
selon le style en vogue à Florence à l’époque qui mêlait musique, théâtre,
danse et grandes machineries dans une œuvre d’art totale. L’opéra de
Saracinelli et Caccini, bâtie comme une allégorie du pouvoir florentin et riche
en implications religieuses et politiques, met en scène la chute du paladin
Rogier dans le piège préparé par la magicienne Alcine. Emprisonné dans l’île
enchantée, le chevalier est libéré par la fée Mélisse et rendu à sa fiancée
Bradamante ainsi qu’à sa mission dynastique. La scène qui nous intéresse est
celle où Rogier, charmé et diverti par Alcine, s’endort en écoutant le chant
d’une sirène que la magicienne vient d’évoquer. Comme Kelley Harness l’a
montré dans son étude consacrée à l’opéra de Caccini dans le cadre du
patronage artistique féminin à Florence au début du XVIIe siècle, le livret de
Saracinelli réécrit l’épisode du Roland furieux à travers la scène de la sirène
présente dans la Jérusalem délivrée, nous permettant, par ailleurs, de saisir
la fonction de modèle exercée par le poème du Tasse non seulement sur ses
imitateurs, mais également sur la réception de ses prédécesseurs (en
particulier de l’Arioste)32.
Mais revenons au chant de la sirène : dans un opéra qui – conformément
à l’évolution du genre à l’époque du recitar cantando33 – privilégie un
chant récité et syllabique, la seule exception concerne justement l’apparition
de la sirène d’Alcine. En introduisant la créature de mer, la magicienne
promet de montrer au chevalier cygnes et sirènes dont le chant serait capable
de faire endormir Argos lui-même (« e di cigni e sirene dolci canti che ponno
Argo sforzar al sonno34 »). De façon inattendue, elle s’arrête sur le mot
« canti » (chants) avec un mélisme tout à fait étranger à son style habituel.
Un tel expédient – véritable madrigalisme décrivant le mot – se révèle
cohérent vis-à-vis de la performance de la sirène : en contrastant le chant
32
Kelley Harness, Echoes of women’s voices : music, art, and female patronage in early
modern Florence, Chicago, University of Chicago Press, 2006 (en particulier le chapitre
« “She hoped to see in the triumphs of religion the triumphs of her house” : Epic-Chivalric
Poems and the Equestrian Ballets »).
33
Pour une introduction à la pratique et aux théories du recitar cantando à la Renaissance
et à l’âge baroque, voir Francesco Bausi, « “Imitar col canto chi parla” : verso sciolto e
“recitar cantando” nell’estetica cinquecentesca », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance,
51 (1989), p. 553-568 ; et, plus récemment, l’étude de Elena Abramov-van Rijk, Parlar
cantando : The practice of reciting verses in Italy from 1300 to 1600, Berne, Peter Lang,
2009.
34
Nous lisons le vers en question dans l’édition de la partition de Francesca Caccini, La
liberazione di Ruggiero dall’isola di Alcina, Florence, Cecconcelli, 1625 ; voir également
l’édition du seul livret, sans musique : Ferdinando Saracinelli, La liberazione di Ruggiero
dall’isola di Alcina, Florence, Cecconcelli, 1625.
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104
EUGENIO REFINI
syllabique et récité des autres personnages, elle chante une chanson
strophique au rythme de danse très riche en passages d’agilité et en mélismes
qui mettent en relief la beauté de la voix ainsi qu’une technique vocale
remarquable. Concentrée sur les effets merveilleux produits par le chant, la
performance de la sirène éclipse la compréhensibilité du texte, relégué dès
lors au second plan.
L’idée d’une opposition entre l’expression vocale des personnages réels
et celle des créatures surnaturelles – une opposition très importante dans
l’opéra italien des origines – est également au cœur de notre deuxième
exemple, qui nous emmène de Florence à Ferrare, lieu d’élection du genre
chevaleresque. L’opéra L’Amore Trionfante dello Sdegno (L’Amour qui
triomphe du Dédain), avec musique du compositeur romain Marco Marazzoli
sur un livret du poète Ascanio Pio di Savoia, fut mise en scène pendant le
carnaval de 164035. L’un des aspects les plus intéressants de cette réécriture
dramatique de l’histoire d’Armide et Renaud réside dans la représentation
explicite des conflits intérieurs incarnés par les personnages du poème du
Tasse, ce qui permet de dévoiler leurs motivations tourmentées. Le cas de
Renaud qui parvient aux rives du fleuve Oronte est, à cet égard, emblématique. Le chevalier est tenté de traverser le ruisseau pour rejoindre le petit îlot
au-delà de l’eau, mais il ne sait pas se décider : Curiosité le pousse en lui
rappelant le plaisir des choses nouvelles, alors que Prudence le retient en
soulignant les risques qui abondent dans toute chose inconnue36. Les deux
personnifications, qui n’existent pas dans le poème du Tasse, portent sur
scène l’ambivalence d’un personnage à la psychologie complexe : intrigué
par le désir de connaître – un désir que Renaud partage avec Ulysse et Rogier
– le héros franchit le seuil d’un monde magique dont il sera fait prisonnier,
à savoir le monde enchanté d’Armide. Renaud s’assoit, enlève son casque et
s’expose à la brise. Comme nous l’avons rappelé, le piège est préparé très
habilement par Armide elle-même, qui attend Renaud pour le tuer.
35
Pour le livret voir Ascanio Pio di Savoia, L’Amore trionfante dello sdegno, drama
recitato in musica con machine nella città di Ferrara per la venuta dell’eccellentissimo
principe sig. D. Taddeo Barberini prefetto di Roma generalissimo dell’armi di S. Chiesa,
Ferrare, Suzzi, 1642 ; la musique de Marco Marazzoli nous a été transmise par un manuscrit
autographe du compositeur (Rome, Bibliothèque Vaticane, Chigi Q.VIII.189). Sur la
production de Ascanio Pio et sur la mise en scène ferraraise de l’opéra voir Roberta Ziosi, I
libretti di Ascanio Pio di Savoia, dans Musica in torneo nell’Italia del Seicento, éd. Paolo
Fabbri, Lucques, LIM, 1999, p. 135-165.
36
Pour un exemple du conflit entre Prudence et Curiosité, voir Ascanio Pio, L’Amore
trionfante dello sdegno, p. 8 : « PRUDENZA Chi cerca quello che cercar non deve / quello che
non vorria ritrova in breve / CURIOSITÀ Disavventura, o morte / non dee temere huom forte. »
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LA
VOIX DES SIRÈNES
105
La sirène qu’Armide utilise pour endormir Renaud est introduite dans le
poème par la voix du poète37. En revanche, dans l’opéra de Pio et Marazzoli, la parution de la créature magique est soudaine, sans aucune médiation
narrative. En réalité, la voix du poète et les didascalies qui décrivent la scène
dans l’édition du livret de 1642 convergent partiellement : « Postosi a sedere
Rinaldo, e cavatosi l’elmo, sorge nel mezzo del fiume una Sirena38 »
(« Renaud, assis, enlève son casque ; une sirène surgit des eaux »). Comme
nous l’avons rappelé, le chant de la sirène, célébrant la jeunesse et les plaisirs
de la nature, occupait trois octaves sans interruption dans la Jérusalem
delivrée39. Au contraire, dans le livret, la performance de la sirène est
articulée en quatre strophes de sept vers interrompues par les réponses de
Renaud40. Si, dans le poème, l’effet produit par le chant ne laisse pas de
place à l’échange dialogique, l’auteur du livret montre l’effondrement
progressif de Renaud face aux charmes de la sirène. Le chevalier la reconnaît
tout d’abord comme une sirène belle et insidieuse (« insidiosa, / bella non
men che musica Sirena41 »). Pourtant, bien que la réaction de Renaud à la
première strophe chantée par la sirène soit celle d’un héros vertueux et
tenace, après la deuxième strophe la vertu du chevalier commence à vaciller
« au son de la douce harmonie » (« al suon de la dolcissima armonia42 »).
À la fin de la troisième strophe, suite à sa capitulation totale et inévitable,
Renaud s’endort. Visiblement, la réécriture dramatique met en scène ce que
le Tasse se limite à suggérer aux lecteurs quand il dit que le sommeil enroule
Renaud comme un serpent qui, « fort et puissant, [...] s’empare peu à peu de
ses sens » (« a poco a poco [...] si fa donno / sovra i sensi di lui, possente
e forte43 »).
Au-delà des éléments textuels propres à la réécriture, ce qui nous intéresse
ici est surtout la façon dont la réécriture trouve une correspondance aiguë
dans le langage musical du compositeur. En développant d’une manière
encore plus radicale l’opposition entre déclamation et chant que nous avons
rencontrée chez Francesca Caccini, Marazzoli surprend le public par une
distinction nette entre le récitatif de Renaud et le chant mélodieux de la
sirène. Les styles des deux personnages – d’une part l’articulation déclamée
du texte, d’autre part la beauté du chant – ne pourraient pas être plus éloignés
l’un de l’autre. De plus, le caractère mélismatique du chant de la sirène
37
38
39
40
41
42
43
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, XIV, 60-61.
Ascanio Pio, L’Amore trionfante dello sdegno, p. 11.
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, XIV, 62-64.
Ascanio Pio, L’Amore trionfante dello sdegno, p. 11-13.
Ibid., p. 11.
Ibid., p. 12.
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, XI, 65.
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106
EUGENIO REFINI
atteint un niveau de virtuosité encore plus élevé dans la dernière strophe,
alors que Renaud est déjà endormi. Comme auparavant, c’est la voix qui
affirme sa supériorité sur un texte dont le contenu est tout à fait secondaire
par rapport aux émotions produites par le chant.
Pour conclure, puisque pendant la dernière intervention de la sirène,
comme nous l’avons souligné, Renaud est endormi, nous pourrions nous
demander quel est le but de ce dernier exploit vocal. Ou, mieux, à qui
s’adresse-t-il ? S’il nous semble possible d’y reconnaître la tentative d’aller
au-delà de la scène, c’est-à-dire la possibilité de charmer les spectateurs de
la même façon dont le chant de la sirène a ensorcelé Renaud, il faut souligner
cependant que la dernière strophe chantée par la sirène introduit également
la première apparition d’Armide sur scène. Prête à tuer Renaud dans son
sommeil, l’enchanteresse éprouve un sentiment inattendu et bouleversant :
« Ahi qual severo affetto / Mi va serpendo intorno / Al generoso petto ?44 »
(« Hélas ! Quel sévère sentiment enroule mon cœur ? ») L’auteur du livret
reprend ici l’image du serpent utilisée par le Tasse pour représenter
l’engourdissement provoqué par la sirène qui s’emparait de Renaud45.
Comme plusieurs critiques l’ont remarqué, en contemplant le beau chevalier
endormi, Armide révèle le côté narcissique de sa psychologie : s’il est vrai
qu’en voyant sa beauté reflétée par la beauté de Renaud, l’enchanteresse se
retrouve victime de ses artifices, nous pourrions également penser que la
métamorphose psychologique du personnage est initiée par le chant de la
sirène qui invite aux joies de l’amour.
Une chose est certaine : dans les deux exemples que nous venons de
présenter, la réécriture des histoires d’Alcine et d’Armide, au-delà de ses
interprétations allégoriques, met à profit les métaphores et les similitudes
musicales dont les textes originaux (la Jérusalem délivrée en particulier) sont
riches. Le pouvoir des émotions, évoqué par l’écriture poétique, prend donc
corps – ou mieux, voix – sur les scènes du théâtre musical, où la sirène
devient la véritable incarnation du plaisir ambigu d’un chant qui s’adresse
aux sens avant d’engager la raison.
Eugenio REFINI
Johns Hopkins University
44
45
Ascanio Pio, L’Amore trionfante dello sdegno, p. 14.
Nous renvoyons au passage cité ci-dessus : Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, XIV,
65.
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TABLE DES MATIÈRES
Magda CAMPANINI
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Giorgetto GIORGI
Épopée et roman gréco-latins, roman et poème chevaleresques,
roman héroïco-galant : affinités et différences . . . . . . . . . . . . . . . 23
Emmanuel BURON
La notion de personnage. L’ouverture spectrale comme dispositif
métathéâtral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
Jean BALSAMO
De la nouvelle facétieuse à la comédie. Les Napolitaines (1584)
de François d’Amboise : une conversation civile entre France
et Italie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Patrizia DE CAPITANI
Du roman au théâtre. Bradamante : une héroïne entre poème
chevaleresque italien et scène française (XVIe-XVIIe siècles) . . . .
71
Eugenio REFINI
La voix des sirènes : réécritures du roman chevaleresque dans
le théâtre musical du XVIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Paola MARTINUZZI
Dans les royaumes d’Alcine et d’Armide : l’Arioste et le Tasse
en danse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Laura RESCIA
Faire prendre le cothurne français à Héliodore. Les Chastes
et loyales amours de Théagène et Chariclée d’Alexandre
Hardy (1628) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
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226
TABLE
DES MATIÈRES
Charles MAZOUER
L’union des arts dans la Psyché de Molière, Corneille,
Quinault et Lully . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
Michael MEERE
Les Amours de Pistion et Fortunie et Acoubar : de l’amour
victorieux aux périls de la colonisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Gilles POLIZZI
Le Parasite au bûcher : mimesis théâtrale vs romanesque
dans Le Parasite Mormon de Charles Sorel (1650) . . . . . . . . . . . 161
Frank GREINER
Des fictions théâtrales : l’influence de la scène sur le roman
français au XVIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
INDEX NOMINUM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
TABLE DES MATIÈRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
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Achevé d’imprimer en 2018
à Genève (Suisse)
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En quoi le théâtre, qui fleurit en plein XVIe siècle pour s’épanouir
dans les commencements du XVIIe siècle, de l’âge baroque vers le
classicisme, se nourrit-il de la matière des épopées et des romans
qui l’ont précédé ? Comment arrive-t-il en même temps à s’inscrire
– suivant un mouvement inverse – dans les récits romanesques ?
De la transposition sur scène des fictions narratives à l’inclusion
du paradigme théâtral dans le roman, de quelle manière le mode
dramatique et le mode narratif dialoguent-ils ensemble ? Et où
leurs frontières se rencontrent-elles ? Ce recueil, qui rassemble
une douzaine de contributions issues d’horizons critiques divers
(entre France et Italie, XVIe et XVIIe siècles, théâtre et roman),
explore le domaine des interrelations génériques et suit des
parcours de migrations et de convergences entre les modes et les
genres. Il offre ainsi – à partir d’études de cas précis – un tableau
contrasté des influences réciproques et des échanges mutuels entre
les deux grandes modalités de la représentation, alliées et rivales à
l’époque : le théâtre en pleine ascension et le roman à un moment
clé dans l’élaboration de sa poétique.
Magda Campanini enseigne la Littérature française à l’Université
Ca’ Foscari de Venise. Ses recherches et ses publications portent sur le
roman épistolaire, sur les formes narratives au confluent des genres
aux XVIe et XVIIe siècles, ainsi que sur le théâtre français de la
Renaissance. Elle est l’auteure, entre autres, d’une monographie sur la
fiction par lettres de la Renaissance à l’âge classique (Venise, 2011) et
d’une édition de La Reconnue de Rémy Belleau, parue dans la collection
« Théâtre français de la Renaissance » (Florence, 2015).
Colloques, congrès et conférences
sur le XVIe siècle N o 4
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