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L'industrie textile du Nord sous l'occupation, 1914-1918 : une industrie (presque) inactive

Avec un tiers des broches de filature de coton de France, plus de la moitié de celles de laine cardée, et la presque totalité du matériel de laine peignée et de l'industrie linière, le département du Nord incarne la première région industrielle de France. Son occupation par les troupes allemandes pendant quatre ans et demi constitue une catastrophe industrielle importante. C'est sur ce point que les contemporains de l'après-guerre et l'historiographie ont mis l'accent : destruction de matériel, saisie de stocks importants de matières premières et de produits finis ; appauvrissement des populations, pénuries, chômage et travail forcé. Toutefois, cette vision ne prend en compte ni la moindre activité industrielle, même réduite à sa plus faible expression, ni les arrangements qui ont pu survenir au cours du conflit entre occupants et occupés. Lors du colloque tenu à Maubeuge en novembre 2014, nous avions évoqué l'affaire des sacs de terre, qui éclate au printemps-été 1915 1. Or, si un véritable mouvement de refus de participer...

Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. « L’industrie textile du Nord sous l’occupation, 1914-1918 : une industrie (presque) inactive ». Avec un tiers des broches de filature de coton de France, plus de la moitié de celles de laine cardée, et la presque totalité du matériel de laine peignée et de l’industrie linière, le département du Nord incarne la première région industrielle de France. Son occupation par les troupes allemandes pendant quatre ans et demi constitue une catastrophe industrielle importante. C’est sur ce point que les contemporains de l’après-guerre et l’historiographie ont mis l’accent : destruction de matériel, saisie de stocks importants de matières premières et de produits finis ; appauvrissement des populations, pénuries, chômage et travail forcé. Toutefois, cette vision ne prend en compte ni la moindre activité industrielle, même réduite à sa plus faible expression, ni les arrangements qui ont pu survenir au cours du conflit entre occupants et occupés. Lors du colloque tenu à Maubeuge en novembre 2014, nous avions évoqué l’affaire des sacs de terre, qui éclate au printemps-été 19151. Or, si un véritable mouvement de refus de participer à la production a lieu, le non consentement n’a pas semblé aller de soi. D’où cette interrogation poussée aux filatures et tissages de laine et de coton ; y a-t-il eu totale inactivité et dans quelle mesure ont-ils « composé » avec les conditions de l’occupation ? En outre, en 2011, Claude Depauw constate, à partir des archives de la filature Motte & C ie à Mouscron (Belgique) qu’une activité, très réduite et à la nature incertaine, s’était maintenue2. S’inspirant de son exemple, c’est à partir d’archives d’entreprises, de groupes professionnels, de témoignages et travaux d’après guerre que nous avons tenté de retracer l’activité des usines textiles pendant la guerre et d’en définir sa nature. 1 2 —VACHERON S., « L’Industrie textile du Nord dans la tourmente de la guerre, 1914-1918 » dans ECK J.-F. et HEUCLIN J. (éd.), Les Bassins industriels des territoires occupés, 1914-1918. Des opérations militaires à la reconstruction, Valenciennes, PUV, 2016, p. 211-232. DEPAUW C., « Une entreprise textile sous les occupations (1914-1918 & 1940-1944). L’apport des archives de la filature Motte & Cie à Mouscron », dans Occupations militaires et entreprises en Europe occidentale, Entreprises et Histoire, avril 2011, n°62, p. 49-65. 1 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. 1 Une activité interrompue par les saisies de matières premières. À la fin d’octobre 1914, le grand quartier général allemand définit le rôle de l’inspection des Etappen*. Elles doivent, d’une part, « ranimer l’activité industrielle des territoires occupés » et d’autre part « y récupérer, y compris dans la zone des opérations, toutes les matières premières utiles à l’économie de guerre, du textile aux produits ferreux semi-finis 3 ». Si le second a été largement appliqué, le premier semble avoir été plus difficile à mettre en œuvre. 1.1 Une pénurie énergétique de fait. Les approvisionnement énergétiques semblent être les premiers à s’arrêter. À Lille, la filature Eugène Crépy maintient son activité et permettre un salaire à 200 femmes et vieux ouvriers, jusqu’à épuisement du charbon. Par manque de combustible, le personnel est licencié 4. De leur côté, le syndicat des peigneurs de laine constate, au 3 novembre 1914, l’état d’activité des usines : les peignages Holden et Motte continuent jusqu’à épuisement du charbon, tandis que la société anonyme de peignage, Allart, Lamon, Fouan et Malard sont arrêtés 5. La pénurie de charbon pour les entreprises a donc joué un rôle important dans le maintien de l’activité. Certains industriels appellent à se grouper pour en demander, afin de redémarrer ensemble. Il s’agit surtout d’ entretenir les machines qui, devant les variations de températures, doivent rester dans une atmosphère stable. Cependant, les opérations d’approvisionnement des territoires occupés sont d’abord et avant tout orientées vers les populations civiles6. Outre le charbon, la saisie des matières premières (laines brutes, lavées, peignées et/ou filées, coton brut ou filé) réduit davantage les possibilités d’activité industrielle. Certains industriels continuent à travailler avec l’autorisation des Allemands, dont Wibaux-Florin, Motte-Bossut fils, Etienne Motte, et Motte et Marquette7. Dans le même temps, des interdictions de travailler frappent les usines en passe de voir leurs matières premières ou transformées réquisitionnées. Dès novembre * 3 4 5 6 7 Terme désignant les zones administrées par l’armée allemande durant l’occupation. SCHROEDER K., « Die Etappe », Der Grosse Krieg, 1914-1918, Leipzig, J. Ambrosius, 1923, Zweiter Teil, p.202, mentionné dans FOMBARON J.-C., art. cit., p . 143. Le Monde Illustré, 67e année, La reconstitution des régions dévastées, tome dixième : Lille, 1918-1923, 15 juin 1923, p. 92. ANMT 1999 020 001. Syndicat des peigneurs de laine, réunion du 3 novembre 1914. CHANCEREL P., « Le ravitaillement civil dans le Nord occupé : l’exemple du charbon », ECK J.-F. et HEUCLIN J. (éd.), Ibid., p. 173-190. AD Marne, 59 J 77. Filature Harmel frères, à Warmériville (Marne). « Interprétation erronée », Courrier de la Champagne, 12 ou 19 décembre 1914 (coupure de presse, la date est incertaine). 2 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. 1914, quatre filatures roubaisiennes se retrouvent dans cette situation, tandis qu’ « une vingtaine d’établissements lainiers ont reçu […] la visite des Allemands, aux mêmes fins, mais sans que le travail y ait été arrêté jusqu’ici8 ». À partir du 1er mars 1916, l’autorité allemande ordonne la fermeture des magasins des Conditions publiques des matières premières et entrepôts et magasins généraux de Roubaix, déjà vidés au cours de l’année précédente9. 1.2 L’attitude des industriels face aux réquisitions. Toutefois, une partie des industriels français refuse de laisser l’autorité allemande réquisitionner sans conditions. 1.2.1 Chez les peigneurs de Roubaix-Tourcoing : collaborer pour contrôler ? Dès les premières saisies, les peigneurs de laine de Roubaix-Tourcoing, par le biais de leur syndicat, font connaître leurs tarifs par qualité, en vue des règlements financiers d’après-guerre 10. Parallèlement, ils nomment des experts pour évaluer au plus près la valeur des biens enlevés. En outre, le chargement des laines réquisitionnées sur les wagons est effectué par les ouvriers des établissements concernés. L’autorité allemande les rémunère parfois directement, en bons de réquisition. Pour d’autres, « les hommes de peine sont payés en espèce à raison de quatre francs par jour : 2 francs en acompte après chaque journée de travail et le reste à la fin de la semaine »11. En mars 1915, le comité du syndicat recense les tarifs payés aux manœuvres : de 0,25 centimes la balle à un centime la tonne de laines peignées chez Motte ; pour d’autres, le tarif appliqué par l’intendance allemande mentionné plus haut est repris, pour une journée de 7 heures. « Si la journée n’est pas complète par suite du manque de wagons ou pour toute autre cause, les ouvriers reçoivent néanmoins quatre francs. Ils sont payés deux francs après la journée, et le solde fin de la semaine12 ». 8 9 « Séance du 6 novembre 1914 », Archives de la Chambre de commerce de Roubaix… op. cit., p. 185-186. AD Nord, 97 J 77. Chambre de Commerce de Roubaix, Correspondances diverses. Lettre d’employés des conditions publiques aux membres de la chambre de commerce, Roubaix, le 3 mars 1916. 10 ANMT 1999 020 001. Syndicat des peigneurs de laine, réunion du 3 novembre 1914. 11 Ibid., réunion du 18 février 1915. 12 Ibid., réunion du 3 mars 1915. 3 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. Illustration 1: Enlèvement de balles de laine chez Richardson & Cie, Roubaix, v. 1915. Source : Le Monde Illustré. La reconstitution des régions dévastées, t. 9, Roubaix-Tourcoing, 1918-1923, 5 mars 1923, p. 76. La surveillance des établissements constitue une préoccupation majeure. Chez Holden, « tout le personnel restant est payé à l’heure » tandis qu’« à la société anonyme, tout le personnel à salaire fixe a été prévenu, et le travail étant complètement arrêté aucun salaire ne sera plus payé ». Simultanément, « chez Motte et chez Allart, on donne 50 % des salaires à ceux qui restent », tandis que « chez Achille et Pierre Pollet, on entretient les plus anciens, les autres ne sont plus payés ». chez deux autres non identifiés, seuls les contremaîtres touchent encore une faible rémunération horaire13. Pour faire face aux coûts d’entretien et de stockage, les peigneurs imposent aux négociants le paiement de frais de magasinage14. 1.2.2 Le commerce des tissus en territoire occupé : business as usual ou profit de guerre ? L’affaire Martinage. Si peu d’éléments permettent d’affirmer qu’une activité industrielle a bien eu lieu, les cas d’intermédiaires rachetant des tissus conservés par les industriels et les revendant aux Allemands 13 Ibid. 14 Ibid., réunion du 21 avril 1915. 4 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. sont bien attestés par les enquêtes judiciaires. Ainsi, Albert Inghels, député socialiste du Nord, mentionne-t-il en juin 1921 le cas d’un certain Léon Martingage, un « spéculateur » qui acheta des tissus aux industriels « pour les revendre aux Allemands, à seule fin de se créer des bénéfices »15. Il ne fait pas de doute, pour Inghels, que la plupart de ces industriels vendeurs – il évoque messieurs Lepoutre et Tiberghien - « connaissai[t] la destination de ces dossiers ». D’après le Journal de Roubaix du 30 janvier 1920, ce « brasseur d’affaires », déjà connu dans le commerce des vieux métaux avant guerre, reprend d’abord ses activités avec le commerce de denrées alimentaires et de charbon aux populations16. Cependant, c’est bien pour l’achat et la revente de tissus à des Allemands qu’il se trouve devant le conseil de guerre, avant de continuer devant la cour d’assise (avec quatre co-inculpés), avant d’être renvoyés devant la justice civile par la Cour de cassation 17. Durant le procès, les industriels désignés par Inghels avancent avoir été trompés, pensant que « ces marchandises étaient destinées aux populations belges »18. Il est finalement acquitté par arrêt de la cour d’assises le 7 octobre 1921, celle-ci estimant qu’ « il n’a pas vendu les stocks à l’État allemand mais à des officiers allemands qui agissaient pour le compte personnel et "roulaient" leur gouvernement »19. Cette nuance a choqué la presse suivant le procès, tout comme l’opinion publique, ce qui fait dire, amer, à l’éditorialiste de l’hebdomadaire socialiste La Bataille : « seuls les imbéciles ont confiance dans la justice de leur pays »20. 2 La sauvegarde du matériel : à n’importe quel prix ? L’occupation des bâtiments pour la troupe bloque de fait toute activité des usines concernées. Cette situation est particulièrement visible à Fourmies, avec le repli de l’armée sur la ligne fortifiée dite Siegfried, à la fin de l’année 1916. Celle-ci cherche des locaux pour loger troupes, blessés, magasins, ateliers et écuries à l’arrière. 15 Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 3 juin 1921, p. 2542. 16 Journal de Roubaix, 30 janvier 1920. 17 MARTINAGE R., « Les collaborateurs devant la cour d’assise du Nord après la très Grande Guerre », Revue du Nord, n°309, année 1995, p. 96. Il est à noter que l’auteure nomme uniquement le personnage par les consonnes de son nom, qui se trouve être le même que le sien. Elle évoque une autre affaire, LSR père et fils, concernant des industriels de Roubaix, sans préciser la nature de l’activité. 18 Ibid., p. 104. 19 Ibid. 20 Cité dans Idem. Dès le 3 juin 1921, dans son discours, Albert Inghels estime le non-lieu certains : « la justice est sous le boisseau ». 5 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. 2.1 Le « tribut » des industriels de Fourmies. Les usines apparaissent comme idéales pour répondre à ces besoins. Sur vingt-deux usines recensées, sept accueillent la troupe, trois autres les blessés et malades [tableau 1]. Tableau 1: Aménagements d'usines à Fourmies, fin 1916-1918. En conséquence, les bâtiments sont vidés de leur matériel, qui subissent à cette occasions d’importants dégâts. De même, l’utilisation des locaux provoque des dégradations : apparition de salpêtre sur les murs à cause de l’urine des animaux, boiseries et planchers retirés par la troupe pour faire du bois de chauffage, dallages défoncés par les automobiles, etc. 6 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. Illustration 2: Laverie du peignage et fllature Scalabre-Delcour fils à Tourcoing transformée en écurie, 1919. Source : Le Monde Illustré…, t. 9, op. cit., p. 76. Ces opérations, couplées aux prélèvements de métaux comme le cuivre, voire d’enlèvement de machines entières, ne se font pas sans réaction de la part des industriels. Pour les ralentir, une partie des patrons fourmisiens obtiennent « qu’on n’enlève pas les cuivres sur métiers moyennant le paiement d’une somme de 100 000 marks21 ». L’origine de ces sommes laisse perplexe, et les sources n’en font pas mention. Cela dit, certains industriels frontaliers, de Lorraine notamment, ont pris l’habitude depuis la guerre de 1870 de conserver des fonds en vue du paiement de rançons ou d’indemnités de guerre22. Toutefois, comme l’observent les peigneurs de laine de Roubaix, ce marché passé avec l’autorité allemande ne garantie nullement la sauvegarde du matériel, et désapprouve cette opération : Mais quelle garantie a-t-on que cet enlèvement si les Allemands ont besoin de cuivre, ne se produira pas à un moment donné ? Une Kommandatur nouvelle peut ne pas reconnaître ce qui a été fait par une Kommandatur précédente et réquisitionner le cuivre sans rembourser la somme versée comme transaction[…] 21 ANMT 1999 020 001. Syndicat des peigneurs de laine, réunion du 6 août 1915. 22 Cet élément a été apporté lors d’échanges lors du colloque par M. Samuel Provost. Qu’il en soit remercié. 7 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. Ne pouvait-on procéder à une manière analogue à celle qui a été adoptée à Tourcoing pour l’enlèvement des cuivres ! Demander aux allemands la quantité de cuivre qui leur est nécessaire et réunir les industriels pour que chacun, dans la mesure de ses moyens fournisse la quantité requise 23. Dans son témoignage publié en 1932, E. Boulanger-Hubinet confirme cet accord que certains filateurs de Fourmies ont passé. À l’automne 1916, les rumeurs d’enlèvement et de destruction de matériel se font de plus en plus pressantes dans la région. Pour éviter d’être touchés par ces opérations, « une délégation de quatre filateurs va partir à Lille, Roubaix, Tourcoing, pour négocier un emprunt. Ils se proposent de verser une rançon pour conserver leurs usines, et nous conseillent de faire de même en nous abouchant dans ce but avec les filateurs des pays voisins 24 ». Cette attitude choque profondément Boulanger-Hubinet, qui refuse de participer : « ma résolution est prise, je déclare au garde que, pour ma part, je laisserai tout enlever par l’ennemi, jusqu’à la dernière brique de l’usine. Ma mère fait chorus, elle sacrifiera elle aussi son usine, mais nous n’entamerons aucune transaction avec l’ennemi25 ». Cette manœuvre de sauvetage semble porter un temps ses fruits. Dans une lettre adressée à un représentant de la filature de laine Harmel frères, le 26 août 1917, le gérant de la société de construction mécanique Martinot & Galland, à Bitchwiller (Haut-Rhin) signale qu’ « il n’y a plus que quatre filatures à Fourmies, le reste a été cassé26 ». Mais quelques mois avant la fin de la guerre, la pénurie de munitions conduit les Allemands à remettre en question l’accord vénal, et à saisir le matériel des quatre industriels concernés. « On ajoute que le commandant s’en est excusé auprès d’eux, mais que ce sont des officiers supérieurs qui imposent ces mesures27 ». Finalement, la retraite précipitée des troupes allemandes quelques jours avant l’armistice annule ce projet28. Les destructions et enlèvements dans la région de Fourmies sont, hors zones de combats, les plus importantes du département. D’après A. Falleur, il reste moins de 10 % du potentiel productif d’avant-guerre dans la filature de laine peignée [Figure 1]. Le cardé a perdu 75 % de ses broches (sur 4 500) tandis que le tissage ne dispose plus d’aucun métier en état de marche (sur 3 550 métiers)29. 23 24 25 26 Idem. M.-A. Buthine, Entre l’enclume et le marteau… op. cit., p. 181-182. Idem. AD Marne, 59 J 24. Correspondance reçue, mars 1917 – septembre 1918. Copie de la lettre de M. Schmitt à Paul Champion, 27 août 1917. 27 M.-A. Buthine, Entre l’enclume et le marteau… op. cit., p. 299. 28 Ibid., p. 322. 29 FALLEUR A., L’industrie lainière dans la région de Fourmies, op. cit., p. 104. 8 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. Figure 1: Devenir des 732 090 broches pour laine peignée de la région de Fourmies. Source : FALLEUR A., L’industrie lainière dans la région de Fourmies, op. cit., p. 98-103. Les quatre usines qui conservent l’essentiel de leurs broches sont : Déquesnes & Cie (Étrœungt, 11 000 broches), Edgard, Legrand & Cie (Fourmies, 19 400 broches), Léon et Georges Bernier (13 000 broches) et Droulers Frères (12 000 broches). Pour ces derniers, Eugène Droulers n’est autre que le président de la société industrielle et le maire de Fourmies. Pour A. Falleur, il a à son actif d’avoir « sauver [du moins en partie] les archives de la société et le matériel textile affecté aux cours de filature et de tissage de l’école pratique de Fourmies 30 ». Tout indique donc que ces quatre industriels sont ceux qui acceptent, dès 1915, de payer une indemnité pour conserver leur matériel. 2.2 Le cas de la société cotonnière d’Hellemmes : un entretien sans compromis ? D’autres opérations de sauvegarde ont lieu, mais avec d’autres objectifs : l’entretien des machines en vue de la reprise après la fin des hostilités ; assurer un minimum de revenus aux ouvriers et ouvrières encore présents. Le cas de la cotonnière d’Hellemmes apporte des éléments quant à l’entretien des usines durant l’occupation. Elle a en effet constitué, dans le cadre des dommages de guerre, une comptabilité de ses dépenses et des saisies subies. Par ailleurs, ses factures révèlent qu’en octobre 1917, l’Intendance allemande procède à la réquisition de plus de 30 Ibid., p. 154. 9 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. trois tonnes de filés, alors que le gros des opérations a eu lieu pendant les deux premières années de guerre31. On ne peut dire si ces filés ont été produits pendant la guerre ou s’il s’agit d’une réquisition tardive. En outre, le volume de fils réquisitionnés reste très modeste, tandis qu’une partie des bâtiments est restée occupé par les troupes allemande. En revanche, la comptabilité apporte plus d’éléments sur l’entretien. Les factures présentées par la société font état de diverses opérations entre octobre 1914 et février 1917. La plus importante a lieu à cette dernière époque, avec l’installation de tuyauterie soudée [Tableau 2]. Tableau 2: Factures payées par la société cotonnière d'Hellemmes pendant l'occupation, 19141917 (en frs). Source : AD Nord, 175 J 75. Il s’agit sans doute de remplacer la tuyauterie de cuivre saisie par les Allemands, et permettre le maintien du chauffage des bâtiments. Sur la longue durée, l’analyse des dépenses de « travaux de sauvegarde » de la filature de cotons peignés permet de relever deux phases importantes d’entretien [Figure 2]. 31 AD Nord, 175 J 72. Société cotonnière d’Hellemmes Ltd. Récapitulation des fils saisis par l’autorité allemande, 18 octobre 1917. 10 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. Figure 2: Dépenses de "travaux de sauvegarde" de la société cotonnière d'Hellemmes, dossiers "peignés", 1914-1918 (en frs) Source : AD Nord, 175 J 75. La première grande phase survient d’octobre 1915 à février 1916, puis de février à juin 1917. La part consacrée au « matériel général » est importante, notamment du fait des dépenses de la deuxième principale phase. Les dépenses en « surveillance des travaux constituent le deuxième poste de dépenses, mais aussi le plus régulier. En outre, ces phases correspondent en partie aux opérations de démontages de machines et de matériel par les Allemands. Les travaux de sauvegarde ont donc été réalisé afin de remplacer les pièces saisies. Pour les travaux de sauvegarde de la filature de coton cardés [Figure 3], les résultats se révèlent plus surprenants. Outre que les montants sont bien plus élevés, l’introduction d’un sixième poste de dépense « Marchandises de consommation » interroge quant à l’activité de la société. 11 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. Figure 3: Dépenses en "travaux de sauvegarde" de la société cotonnière d'Hellemmes, dossier "cardés", 1914-1918 (en frs). Source : AD Nord, 175 J 75. Pour les années 1915 et 1916, le poids de ce sixième poste pèse pour plus de la moitié des dépenses « de sauvegarde » (60 % en 1915), avant de s’effondrer en 1917 et de disparaître en 1918. Il s’agit en partie d’achat de charbon, frais de camionnage inclus, comme en témoignent les quelques factures du dossier. Enfin, sur les deux comptes (cardé et peigné), la part des dépenses de frais généraux reste stable tout au long de la guerre, à 9,1 %. Au cours du premier conseil d’administration de la Cotonnière lilloise d’après-guerre, Georges Motte souligne le « travail difficile et continu qu’a dû fournir M. Albert Delesalle, un des principaux membres du conseil, pour maintenir l’affaire presque en état de marche » pendant l’occupation32. Malgré les réquisitions de matières premières et les prélèvements de pièces de cuivre, voir de machines, il semble que la société soit parvenue à sauvegarder la majeur partie de l’équipement. 32 ANMT 1989 009 0526. La cotonnière lilloise. Registre des délibérations du conseil d’administration, séance du 28 janvier 1919. 12 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. 2.3 Assister la classe ouvrière : le cas de la filature Bonami-Wibaux. Enfin, les patrons tentent de répondre aux besoins de la classe ouvrière. Dans le cas de la filature de laine cardée Bonami-Wibaux, les livres de paie montrent qu’au début de l’occupation, l’usine rémunère ses ouvriers de manière importante, signe d’une activité relativement significative [Figure 4]. Figure 4: Salaires et aides versées par la société Bonami-Wibaux à ses ouvriers et ouvrières, 1914-1920. Source : ANMT 2010 003 027-028. L’activité est donc maintenue du 9 octobre au 14 novembre. Cependant, le montant total tourne autour de 390 à 700 francs par semaine seulement, et de grands écarts de rémunération (de 2 à 50 francs) sont observés. À partir de du 21 novembre 1914, et pour toute la durée de la guerre, seule une poignée de salaires (entre 2 et 5) d’un montant moyen de 20 à 40 francs par semaine. Les autres (70 personnes environ) se contente d’aides hebdomadaires de moins de 2 francs en moyenne de la part de l’usine. Cette situation dure presque un an après la fin de la guerre. Deux interprétations peuvent être tirées de ces données. D’une part, l’activité de production est, à l’évidence, totalement arrêtée. Employant entre 90 et 100 personnes avant la guerre, seuls deux à cinq touchent des salaires suffisants. L’hypothèse serait donc qu’une activité d’entretien des bâtiments et des machines a été assuré par quelques ouvriers ou contremaîtres encore présents. 13 Ce document ne fait pas office de publication officielle. Ne pas citer. Durant la guerre, l’activité principale des entreprises consiste à entretenir et maintenir le matériel en état de produire en cas de reprise. Une partie des industriels continue même, avec l’autorisation des occupants, à fabriquer une partie de ses produits. L’affaire Martinage, de son côté, souligne l’importance pour les industriels de rentrer dans leurs frais, et donc de s’adresser à la clientèle la plus apte à acheter leurs bien, comme les officiers de la Wehrmarcht. Le prolongement de la guerre et le manque de matières premières et de charbon ne permet pas à cette production de se perpétuer. L’occupation des bâtiments et les réquisitions de matières premières et de matériel constituent une entrave grave, qui ne semble pas permettre la moindre activité industrielle après 1915. Dans le même temps, les industriels cherchent à conserver leur outil de travail en vue de la fin des hostilités. L’activité se concentre alors sur quelques opérations de maintenance et de surveillance des bâtiments, à partir d’une poignée d’ouvriers indispensables et de confiance. Pour les autres, en particulier les femmes, une aide minime est attribuée. Mais, à l’image des industriels de Fourmies, ou même de Roubaix-Tourcoing, certains patrons n’hésitent pas à négocier les prélèvements et leurs prix, voire les occupations d’usine. Le cas du « tribut » des quatre industriels fourmisiens constitue un exemple controversé, où des patrons semblent disposer de moyens pécuniaires particuliers. S’il ne faut pas oublier le contexte de l’occupation et des aléas de la guerre, il semble légitime de s’interroger sur l’attitude des patronats durant la guerre par rapport à leur position victimaire systématique à la libération. Simon Vacheron Docteur en histoire contemporaine Centre Roland Mousnier Faculté des Lettres, Sorbonne Université (ex Paris-Sorbonne). 14