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Revue publiée avec le concours
du Centre National du Livre (France),
de la Communauté Française de Belgique,
et de la DRAC de Picardie.
Formules est une publication de l’Association Reflet de Lettres (SaintQuentin, Aisne) avec la collaboration de la Fondation Noésis Internationale
et de l’Association Noésis-France.
Formules est une revue traitant d’un domaine particulier, celui des littératures à contraintes. Les envois spontanés sont encouragés, pourvu qu’ils soient en rapport avec ce
domaine; toutefois, Formules ne maintiendra pas de correspondance avec les auteurs
des textes refusés, qui ne seront pas retournés. Les auteurs publiant dans Formules
développent librement une opinion qui n’engage pas la revue. Cependant, Formules
se donne pour règle de ne jamais publier des textes antidémocratiques, ou contraires à
la dignité de la personne humaine.
Directeurs : Bernardo Schiavetta et Jan Baetens.
Rédacteur : Alain Chevrier.
Secrétariat de rédaction, maquette : Élisabeth Chamontin.
Comité de lecture : Jan Baetens, Alain Chevrier, Élisabeth Chamontin,
Cécile De Bary, Astrid Poier-Bernhard, Jean-François Puff, Christelle
Reggiani, Bernardo Schiavetta, Stéphane Susana, Alain Zalmanski.
Conseillers à la rédaction : Daniel Bilous, Éric Clemens, Didier Coste,
Pascal Durand, Jean Lahougue, Guy Lelong, Mireille Ribière, Michel
Voiturier.
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79, rue Manin, 75019 PARIS .
Adresse de la rédaction en Belgique :
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Adresse e-mail : revue.formules@wanadoo.fr
Site internet : http://www.formules.net
© Collection Formules : Association Noésis-France
© Revue Formules : Association Reflet de Lettres
© Pour les textes : Les auteurs
ISSN : 1275-75-13
ISBN : 2 914 645 68 6
Dépôt légal en France : Mars 2005
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Table des matières
Jan Baetens Éditorial.............................................................................7
Recherches visuelles. Théorie.
Alain Chevrier Un poème-puzzle, le Centon nuptial d’Ausone.......13
Francis Edeline Les embrayeurs cosmiques.....................................29
Frédérique Martin-Scherrer Jean Tardieu, poésie à voir...................49
Cécile De Bary Le palindrome a-t-il un sens ? ................................63
Élisabeth Chamontin Les dessins animés de JET7 pour le Minitel...73
Nicolas Wagner Quand lire, c’est voir................................................85
Frank Wagner Comment un film de paroles et pourquoi.................99
Ronald Shusterman « La beauté n’évite pas la difficulté » ou les
contraintes du Land Art.................................................................121
Olivier Deprez Notes sur Proust : le règlement et la stratégie dans le
texte de la Recherche du temps perdu.............................................131
Olivier Deprez La politique du training chez Walter Benjamin...139
Jean-Paul Meyer Images de l’immeuble dans La Vie mode d’emploi :
une BD de façade ?............................................................................145
Recherches visuelles. Créations
Jean-François Bory Bienvenue Monsieur Gutenberg.....................157
Stéphane Susana Azulejos de Courdoue..........................................171
Michel Clavel L’eau. Un poème pour l’icosaèdre...........................175
Alain Chevrier Trois poèmes............................................................181
Bruno Cany Hirondelles (extraits)...................................................189
Frédéric Dumond tangent intervenir...............................................193
Hippolyte Belliur de Tovar Sacra, splendida, excelsa, inclyta pyra...205
Pierre Fourny La Poésie à 2 mi-mots et La Langue coupée en 2...211
Patrice Hamel Deux Versions de Répliques N°2..............................221
Victor Hugo Un alphabet visionnaire..............................................225
Auguste Barthélémy La Vieille Orthographe (1836).......................227
Jacques Perry-Salkow Sonnet 26......................................................231
Gilles Esposito-Farèse Lipogressif...................................................235
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Gilles Tronchet Comment il a écrit certains de mes vers.................237
Étienne Lécroart Soupe-Sonnet........................................................239
Hélios Sabaté Beriain Parallaxe de vision........................................243
Cyril Epstein Écrire en colonne.......................................................247
Guy Lelong Virages..........................................................................255
M. Kasper Livre ouvert....................................................................269
Jeff Edmunds L’infini intérieur........................................................277
Poèmes carrés. Théorie et créations.
Jean-François Puff De la reliure : sur « Carrés » de Pierre Reverdy...291
Stéphane Baquey Denis Roche, des poèmes cadrés par le vers.....315
Alain Zalmanski Sator Arepo...........................................................329
Umberto Eco Poèmes du Sator (extrait)..........................................341
A. & B. della Schiavetta Les Miroirs des Zagghi.............................343
Jean-René Lassalle Un carré chinois................................................355
Robert Rapilly Carrés.......................................................................361
Sandra K. Simmons Au tour de la page. Les margelles..................365
Rémi Shulz SONÈ.............................................................................369
Nicolas Graner Deux grilles 9 ×9.....................................................371
Créations hors dossier.
Sylvain Prudhomme Œdipe-machines (extraits).............................375
Michel Voiturier Des anagrammes ..................................................385
Élisabeth Chamontin À plus d’un titre (extraits)............................389
L’Observatoire des contraintes littéraires.....................................395
Jeux....................................................................................................445
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Éditorial
Sous le titre « Recherches visuelles », Formules présente ici
un ensemble de textes qui prolongent les travaux sur les rapports entre
texte et image réunis il y a deux ans dans Formules 7 1. Ce nouvel
ensemble, toutefois, accorde une place nettement plus grande à l’image
qu’au texte : c’est moins le seul texte dans ses dimensions visuelle et
spatiale qui se trouve interrogé en ces pages que les formes hybrides
de l’écriture et de la composition plastique. Comme dans tous les
autres numéros de la revue, cette enquête passe par les trois voies de la
critique, de la théorie et de la création, toutes périodes et toutes langues
confondues.
Au cœur du dossier le lecteur découvrira un objet dont l’intérêt
pour l’écriture à contraintes est si manifeste qu’il passe parfois inaperçu :
le carré. Aucune approche sérieuse des littératures à contraintes ne peut se
permettre de passer sous silence le « carré magique » (une grille de cinq
fois cinq lettres se lisant dans tous les sens). Aucun amateur de créations
d’avant-garde n’ignore les poèmes « cadrés » (« photographiés » ?) de
Denis Roche. Aucun historien de la modernité de l’avant-garde ne peut
faire l’impasse sur la rencontre de la poésie et de la peinture cubiste
Pour savoir comment se procurer ce numéro de Formules (et les autres), se reporter
à la page 454.
1
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ÉDITORIAL
dans les poèmes rectangulaires de Pierre Reverdy. Mais la cohésion
interne de ce corpus et son apport global à la pratique de la contrainte
n’avaient jamais été analysés de manière systématique. C’est ce que se
propose de faire le présent numéro de Formules, qui offre au lecteur les
outils pour comprendre la longue histoire et les nombreux aspects des
formes carrées dans leurs relations avec l’esthétique de la contrainte.
Que cette histoire soit loin d’être terminée se démontre ici avec une
suite de créations particulièrement bien fournie. Qu’ils soient anciens
ou modernes, la plupart des textes carrés servent aussi de tremplin vers
les autres créations et réflexions critiques et théoriques : car s’il offre
d’emblée une forme à contrainte éminemment visible, le carré n’est ni
la plus dure ni la plus complexe des structures à contraintes, qu’il aide
cependant à lire dans une autre perspective. En ce sens, on pourrait dire
que le carré essaime et qu’il a inspiré non seulement les participants à ce
numéro, mais aussi et surtout tous les auteurs et lecteurs à contraintes,
qui trouvent là, dans ce modèle, un exemple de clarté et d’efficacité.
Cette continuité, qui reflète à la fois l’importance de la dimension
visuelle dans les diverses traditions des littératures à contraintes
et l’impact grandissant de l’image dans la création et la réflexion
contemporaines, fournit l’occasion d’un important renouvellement des
sujets abordés dans la revue. Sans renoncer au texte ou à la littérature,
Formules s’ouvre de façon plus directe à d’autres pratiques où la notion
de « contrainte » joue également un rôle décisif. C’est, dans ce numéro,
le cas de la bande dessinée, du cinéma et des arts plastiques (notamment
à travers les contributions sur le « land art »).
Toutefois, ce nouvel élargissement de la palette de Formules
ne signifie en rien une dilution de son triple programme de recherche
théorique, de critique des œuvres récentes et moins récentes, et surtout
de création. Les nouveaux objets que se donne aujourd’hui la revue sont
en effet éclairés au moyen des outils d’analyse et d’écriture mis au point
dans les numéros précédents. La « novellisation », par exemple, c’està-dire l’adaptation non pas d’un livre à l’écran mais la transposition
inverse d’un film sous forme de livre, s’avère être un objet où convergent
aussi bien la théorie de nouvelles contraintes, la lecture minutieuse de
certaines œuvres, et le point de départ de fictions inédites. Il en va de
même pour la bande dessinée, qui fait se croiser le dessin et l’écriture de
manière parfois souterraine mais toujours on ne peut plus pertinente :
ainsi de la relecture de La Vie mode d’emploi à la lumière des structures
formelles d’une planche de bande dessinée, du passage à l’écriture d’un
auteur de bandes dessinées ou encore de l’intégration de techniques de
composition littéraire au travail graphique du dessinateur-scénariste.
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JAN BAETENS
Cette nouvelle ouverture de Formules est une façon de mettre en
pratique son programme d’aborder toutes les facettes du domaine qui est
le sien. Elle sera poursuivie dans les numéros suivants, qui exploreront
entre autres le continent émergent du numérique et des créations
multimédia, qui invitent évidemment à penser autrement les notions
de « programme » et de « contrainte ». Ces nouvelles technologies sont
déjà présentes ici-même, avec un article sur une création « vidéotex »
que les amateurs de l’Oulipo situeront sans problème. Impensable avant
l’introduction de certaines technologies d’écriture, ce genre de textes
voisine dans la revue avec des créations non pas « écrites sur l’eau »,
mais exécutés avec des moyens infiniment plus simples. L’important,
pour Formules, est de montrer ainsi que, s’agissant des contraintes,
les solutions nouvelles données à des questions parfois très anciennes
montrent à l’envi que le travail n’est jamais fini, que la lecture du passé
aide à inventer le futur tout comme chaque invention génère de nouvelles
perspectives sur ce que l’on croyait, à tort, connaître et comprendre.
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Recherches visuelles.
Théorie.
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Alain Chevrier
Un poème-puzzle :
le Centon nuptial d’Ausone
Dans une lettre envoyée du fond de sa retraite poétique à
son ami Paulus, Ausone présente ainsi son Cento nuptialis :
Reçois donc un opuscule où, avec des morceaux décousus, j’ai fait un
récit suivi, un tout avec des parties diverses, du burlesque avec des idées
sérieuses, et avec le bien d’autrui le mien. […] Et si tu permets que je
t’instruise, toi qui serais mon maître, je vais te définir le Centon. C’est
un échafaudage poétique construit de morceaux détachés et de divers
sens ; on accole deux hémistiches différents pour former un vers, ou
on joint un vers et la moitié du suivant à la moitié d’un autre. Placer
deux vers entiers de suite, serait une maladresse ; et trois à la file, une
pure niaiserie. On découpe ces lambeaux à toutes les césures admises
par le vers héroïque, de manière que la première penthémiméris d’un
vers puisse s’enchaîner avec l’anapestique qui en termine un autre, ou
la césure du trochée avec une fin de vers, ou sept demi-pieds avec un
anapestique chorique, ou avec un dactyle et un demi-pied tout ce qui
reste pour l’hexamètre. C’est comme qui dirait le jeu des Ostomaties
chez les Grecs. Ce sont des osselets qui forment en tout quatorze figures
géométriques : il y en a d’équilatérales, de triangulaires, à lignes droites,
à angles droits ou obtus ; ou, pour parler grec, isocèles, isopleures, orthogones, scalènes. Des divers assemblages de ces osselets se dessinent
mille sortes d’images : un Éléphant monstrueux, un lourd Sanglier,
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
une Oie qui vole, un Mirmillon sous les armes, un Chasseur à l’affût,
un Chien qui aboie, une Tourterelle, un Canthare, et un nombre infini
d’autres figures qui varient suivant le plus ou le moins d’habileté du
joueur. Ces combinaisons, sous une main adroite, tiennent du prodige :
un maladroit ne fait qu’un agencement ridicule. Cela dit, tu sauras
que je n’ai pu imiter que ce dernier. Le centon est donc une œuvre
qui se traite de la même manière que ce jeu. Ce sont des pensées dissemblables qu’on accorde, des phrases adoptives qui ont un
air de famille, des mots étrangers qui ne ressortent pas avec trop
d’éclat, rapportés sans trahir la gêne, pressés sans déborder
outre mesure, décousus sans laisser du vide. Si tout ce qui suit te
paraît conforme à ces règles, tu peux dire que j’ai composé un centon 1.
[… ]
Accipe igitur opusculum de inconnexis continuum, de diversis unum,
de scriis ludicrum, de alieno nostrum : […]. Et si pateris ut doceam,
docendus ipse, cento quid sit absolvam. Variis de locis, sensibusque
diversis, quædam carminis structura solidatur : in unum versum ut
coeant aut cæsi duo, aut unus et sequens cum medio. Nam duos junctim
locare, ineptum est; et tre una serie, meræ nugæ. Diffinduntur autem per
cæsuras omnes, quas recipit versus heroicus, convenire ut possit, aut
penthemimeris cum reliquo anapæsto; aut trochaice cum posteriore segmento; aut septem semipedes cum anapæstico chorico; aut post dactylum
atque semipedem, quidquid restat hexametro. Simile ut dicas ludicro,
quod Græci òστοµαχιων vocavere. Ossicula ea sunt : ad summam
quatuordecim figuras geometricas habent. Sunt enim æquilatera, vel
~
triquetra, extentis lineis, aut rectis angulis, vel obliquis : íσοσκελη
` Harum
ipsi vel íσóπλευρα vocant, òρθογώνια quoque et σκαληνα.
vertibularum variis coagmentis simulantur species mille formarum :
Elephantus bellua, aut Aper bestia, Anser volans, et Mirmillo in armis,
subsidens Venator, et latrans Canis : quin et Turturis, et Cantharus, et
alia hujusmodi innumerabilium figurarum, quæ alius alio scientius
variegant. Sed peritorum concinnatio miraculum est ; imperitorum
junctura ridiculum. Quo prædicto, scies, quod ego posteriorem imitatus
sum. Hoc ergo centonis opusculum, ut ille ludus tractatur, pari modo :
sensus diversi ut congruant; adoptiva quæ sunt, ut cognata videantur ;
aliena ne interluceant; accersita ne vim redarguant; densa ne supra
modum protuberent; hiulca ne pateant. Quæ si omnia ita tibi videbuntur,
ut præceptum est, dices me composuisse centonem 2. […].
Le poète fait une analogie tout au long de cette page entre son
poème, présenté comme un jeu littéraire, et un jeu géométrique. Nous
Œuvres complètes d’Ausone. Trad. E.-F. Corpet. « Bibliothèque latine-française », C.
L. F. Panckoucke, 1843, t. 2, p. 105 & p. 107. [Texte mis en ligne par Gallica].
1
2
Ibid., p. 104 & 106.
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ALAIN CHEVRIER
tenterons d’expliquer la métaphore formelle, en référence au modèle
spatial et visuel du jeu qu’il nomme et décrit.
Un centon virgilien
Ausone avait déjà utilisé l’image des morceaux de tissus quelques
lignes plus haut :
Les premiers qui se sont divertis à ce genre de composition l’appellent
centon. C’est un pur travail de mémoire : rassembler des lambeaux
épars, et former un tout de ces découpures 3. [Centonem vocant, qui
primi hac concinnatione luserunt. Solæ memoriæ negotium sparsa
colligere, et integrare lacerata 4 : […].
Il donne là un rappel étymologique. Le mot centon vient du
latin CENTO, lui-même tiré du grec Kentron, qui désignait un habit
fait de divers morceaux. Octave Delepierre et Van de Weyer précisent :
« Dans le sens propre on appelle centon la couverture que les Romains
pauvres mettaient sur leur couche, et aussi les hardes rapiécées dont ils
se vêtissaient parfois. (Dictionnaire de Forcellini 5). » Ce qui correspond
très exactement au sens du mot anglais patchwork.
Le centon était pratiqué en tant que genre poétique, et l’on en
a retrouvé quelques exemples, comme le drame que Hosidius Geta a
composé vers 200 ap. J.-C. Il a composé sa Médée à partir de vers de
Virgile (extraits des Bucoliques, des Géorgiques et de l’Énéide), en suivant
dans les grandes lignes la structure de la pièce de Sénèque.
Decimus Magnus Ausonius (310-395 ap. J.- C.), patricien
bordelais qui enseigna la rhétorique et exerça les plus hautes fonctions
dans l’administration romaine, a composé son centon à la suite d’une
contrainte de situation. Comme il l’explique dans sa lettre, l’empereur
Valentinien avait composé une description de noce, et avait ordonné
à ses courtisans de faire un poème sur le même sujet pour voir s’ils le
surpasseraient. Le poète, qui était aussi le précepteur de son fils Gratien,
a adopté une stratégie de contournement pour ne paraître ni vainqueur
ni vaincu : il a fabriqué un poème en vers qui peut être présenté comme
n’étant ni de lui, ni de Virgile.
Il déclare que ce poème été « écrit à la hâte en un jour et une
nuit » (ce qui nous paraît un exploit, pour un poème de 131 vers), et en
bon artisan des lettres il déprécie « cet opuscule frivole et sans valeur,
Ibid., p. 103.
Ibid p. 102.
5
Octave Delepierre et Van de Weyer, Revue analytique des ouvrages écrits en centons,
depuis les temps anciens jusqu’au XIXe siècle, [même ouvrage que le Centoniana],
Slatkine Reprints, 1968, [1868], p. 10.
6
Œuvres complètes d’Ausone, op. cit., p. 103
3
4
15
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
qui n’a été ni martelé par le travail ni limé par l’étude 6 ». À la fin de son
poème, il invite son ami à en rire, puis il donne des arguments littéraires
et moraux pour que le lecteur accepte ses « gaillardises », lesquelles
sont « empruntées à Virgile ».
Le passage érotique de cette pièce, chez un auteur qui s’est
déclaré de confession chrétienne, a fait de celui-ci un objet d’abomination
ou de fascination durant des siècles. Octave Delepierre et Van de Weyer
rapportent que les Religieux Bénédictins de Saint-Maur déclarent dans
leur Histoire de la France, que « quoiqu’elle ne fût bonne qu’à brûler,
on n’a pas laissé d’en multiplier les exemplaires ailleurs que dans les
éditions d’Ausone 7 ». Ils signalent que Corpet a donné une « traduction
française d’une fidélité étonnante, de l’Épithalame en entier, et sans la
moindre omission 8 ». Les spécialistes d’aujourd’hui contesteront la
fidélité de cette traduction (que nous donnons pour son caractère
historique et sa « patine » d’époque), et nous ferons remarquer que les
deux spécialistes du centon se gardent bien de citer dans leurs exemples
le passage le plus « lascif », pour reprendre le terme du poète latin. Nous
donnons ici le passage final, sur la défloration (Imminutio), avec sa
traduction ancienne. La traduction du poème entier a été reprise dans la
récente anthologie de Jean-Michel Girard sur les épithalames, mais sans
sa mention d’origine 9. Ce passage isolé avec sa traduction ancienne a
été également repris dans un récent dictionnaire des poètes latins qui le
présente comme un « poème érotique » 10.
Pour le texte latin, nous avons suivi l’édition Loeb, qui indique
en note les numéros des vers ou demi-vers extraits de l’Énéide, des
Bucoliques ou des Géorgiques. Mais nous avons seulement indiqué par
des barres inclinées les limites des segments prélevés :
POSTQUAM congressi / sola sub nocte per umbram,/
et mentem Venus ipsa dedit, / nova prœlia tentant./
tollit se arrectum : / conantem plurima frustra, /
occupat os, faciemque, / pedem pede fervidus urget, /
perfidus alta petens : / ramum qui veste latebat /
sanguineis ebuli baccis, minioque rubentem, /
nudato capite, / et pedibus per mutua uexis, /
monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum, /
eripit a femore, et trepidanti fervidus instat. /
Octave Delepierre et Van de Weyer, op. cit., p. 52.
Ibid., p. 58.
9
Michel Girard, Le Livre d’or des Épithalames ou chants nuptiaux, Grignan, Éditions
Complicités, 1999, p. 63-67.
10
Martin Balmont, Dictionnaire des poètes latins antiques, Presses du Centre Unesco
de Besançon, 2000, p. 141.
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ALAIN CHEVRIER
est in secessu, / tenuis quo semita ducit, /
ignea rima micans : / exhalat opaca mephitim. /
nulli fas casto sceleratum insistere limen. /
hic specus horrendum. / Talis sese halitus atris
faucibus effundens, / nares contingit odore. /
huc juvenis nota fertur regione viarum /
et super incumbens, / nodis et cortice crudo
intorquet, summis adnixus viribus, hastam. /
haesit virgineumque alte bibit acta cruorem. /
insonuere cavae, gemitumque dedere cavernae. /
illa manu moriens telum trahit : ossa sed inter /
altius ad vivum persedit / vulnere mucro. /
ter sese attollens, cubitoque innixa levavit :
ter revoluta toro est. / Manet imperterritus ille. /
nec mora, nec requies : / clavumque affixus et haerens
nusquam amittebat oculosque sub astra tenebat. /
itque reditque viam totiens / uteroque recusso /
transadigit costas / et pectine pulsat eburno. /
iamque fere spatio extremo fessique sub ipsam
finem adventabant : / tum creber anhelitus artus,
aridaque ora quatit, sudor fluit undique rivis, /
labitur exsanguis, / destillat ab inguine virus 11. /
Ils se rapprochent, seuls et dans l’ombre de la nuit, Vénus leur donne
de l’ardeur; ils essayent des combats nouveaux pour eux. Il se lève et
se dresse : elle s’efforce en vain de lui résister : il s’attache à ses joues,
à ses lèvres, et, tout brûlant, du pied lui presse le pied. Mais le traître
vise plus haut. Une verge se dérobait sous son vêtement, la tête nue
et rouge comme le vermillon, comme la baie sanglante de l’hièble.
Quand leurs pieds sont entrelacés, il tire de sa cuisse ce monstre
horrible, informe, démesuré, privé de la vue, et se jette avec feu sur sa
tremblante victime. Dans un réduit, où mène un étroit sentier, s’ouvre
une fente chaude et luisante : de ses profondeurs s’exhale une vapeur
impure ; nul homme chaste ne doit pénétrer en ce coupable lieu. C’est
une caverne horrible, un gouffre ténébreux qui vomit des exhalaisons
dont l’odeur blesse les narines. Le jeune héros s’y porte par des routes
connues, et, pesant sur le ventre et rassemblant ses forces, il y plonge
sa javeline noueuse et d’une dure écorce. Elle s’y enfonce et s’abreuve
à longs traits d’un sang virginal. Les cavités retentirent et les cavernes
rendirent un long gémissement. Elle, d’une main mourante, veut
arracher le trait; mais, à travers les os pénétrant les chairs vives, le
dard se fixe dans la blessure. Trois fois avec effort elle se soulève
appuyée sur le coude, trois fois elle retombe sur sa couche. Lui, rien ne
11
Ausonius. Éd. Hugh G. Evelyn White. Cambridge Massachusetts / London, Harvard
University Press / William Heinemann Ltd, 1988 [1919], t. 1, p. 386-388-390.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
l’émeut, rien ne l’étonne : il ne connaît ni trêve ni repos ; il s’acharne,
tient ferme et n’abandonne jamais son clou. Les yeux tournés vers le
ciel, il va et revient dans ce ventre qu’il ébranle, perce les côtes et les
meurtrit de sa dent d’ivoire. Bientôt enfin ils arrivent tous deux au bout
de la carrière : fatigués, ils atteignent le but. Leur haleine pressée agite
leurs flancs et leurs lèvres arides : la sueur ruisselle de leurs membres.
Le héros se pâme et succombe : de l’engin le virus découle 12.
Un découpage selon la métrique
Que le lecteur ne se laisse pas distraire par la scène évoquée,
et surtout qu’il ne fasse pas un contresens trop actuel sur le mot virus,
qui a encore ici l’un des sens qu’il avait en latin, celui de suc, de
sécrétion…
Passons du torride à l’aride en retournant au seul texte latin,
et concentrons notre attention sur la découpe des hexamètres virgiliens
et l’assemblage de leurs morceaux.
À première vue, le poète a fait les prélèvements suivants :
1) Il peut prendre un fragment de vers, ce que le traducteur appelle
improprement un « hémistiche » (demi-vers) — car le fragment initial de
l’hexamètre peut être de deux pieds et demi, avant la coupe trihémimère,
ou de sept pieds et demi, avant la coupe hephthémimère, etc. — et il
l’accole à un autre fragment de vers pour former un vers.
2) Ou bien il peut prendre un vers entier, qu’il colle tel quel.
3) Il peut aussi prendre un vers entier suivi du fragment initial
du vers suivant — et l’accole à un fragment pour faire deux vers.
4) Ou un vers entier précédé du fragment terminal du vers précédent, — ce qu’il omet de dire dans sa lettre mais qu’il a fait — et
l’accole à un fragment pour faire deux vers.
5) Il peut prendre le fragment terminal d’un vers suivi du
fragment initial du vers suivant, — ce qui n’est pas mentionné dans la
lettre —, et les compléter par deux fragments pour former deux vers.
6) Il ne peut pas prendre un bloc de 2 vers ou de 3 vers, déclaret-il. Cependant nous avons trouvé trois occurrences d’un bloc de 2 vers
dans le reste du poème…
Pour figurer ces prélèvements, prenons les deux vers d’un
distique virgilien, que nous représentons par des barres empilées :
a
b
12
a’
b’
Œuvres complètes d’Ausone. Trad. E.-F. Corpet, op. cit., p. 117 & p. 119.
18
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ALAIN CHEVRIER
Chaque vers est composé de 2 « fragments » ou « éléments »
successifs, l’un initial, l’autre final. (Ce ne sont pas des « hémistiches »
égaux, car l’un est toujours plus grand que l’autre, mais pour l’instant nous
ne tiendrons pas compte de leur taille.) Les différents types de modules
qu’il est permis au poète de prélever sont les suivants :
– 1 module à 1 élément :
Module I : les fragments [a], [a’], [b], [b’]
– 2 modules à 2 éléments :
Module II : les 2 fragments successifs d’un vers (= 1 vers) :
[a + a’], [b + b’]
Module III : 2 fragments issus de 2 vers successifs : [a’ + b]
– 2 modules à 3 éléments de 2 vers successifs :
Module IV : 1 vers suivi du fragment initial du vers suivant :
[(a + a’) + b]
Module V : 1 fragment final d’un vers suivi du vers suivant :
[a’ + (b + b’)]
vers.
– 1 module à 4 éléments issus de deux vers successsifs = 2
Module VI : le couple de vers [(a + a’) + (b + b’)]
19
LivreF9.indb 19
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Soit 6 modules en tout ayant une «forme globale» différente.
Or chacun des fragments de vers a une taille différente selon
la place de la césure dans le vers où ils ont été coupés et prélevés. Ces
tailles sont recensées dans le passage « technique » de la lettre d’Ausone
qui peut être explicité ainsi :
Les vers sont découpés à toutes les coupes admises par le vers héroïque,
de telle manière que puisse se raccorder
— un penthemimérès (¯ µ µ ¯ µ µ ¯) à une suite anapestique
(µ µ ¯ µ µ ¯ ¯ ±),
— un fragment avant coupe trochaïque (¯ µ µ ¯ µ µ ¯ µ) à une section
complémentaire (µ ¯ µ µ ¯ µ µ ¯ ±),
— sept demi-pieds ( ¯ µ µ ¯ µ µ ¯ µ µ ¯) à un chorique anapestique
(±± ¯ µ µ ¯ ±),
— ou bien, à un dactyle plus un demi-pied (¯ µ µ ¯ ) (en cas de coupe
« trihémimère », ce qui reste pour «faire» l’hexamètre).
C’est comme qui dirait le jeu que les Grecs ont appelé Ostomachies.
Nous n’entrerons pas dans les détails. Un latiniste pourrait
relever les maladresses de la traduction ancienne, discuter le rarissime
mot penthemimeris et contester qu’elle soit première (puisqu’il ne peut
y avoir de second segment de ce type dans le même vers), ou donner
une explication du recours paradoxal à l’anapeste pour décrire un vers
dactylique en faisant intervenir le déclin de la perception des quantités.
Mais notre propos n’est pas de philologie ou de métrique : il relève de
la seule morphologie poétique.
Nous retiendrons de ce passage qu’il existe 4 tailles différentes
pour un élément terminal, et 4 tailles différentes pour un élément initial.
Ce qui multiplie les variétés des 4 modules porteurs d’un ou deux éléments
libres : 4 M I, 16 M III, 4 M IV, 4 M V, et élève donc à 30 le nombre
total des différentes variétés de modules.
Maintenant que l’on connaît la forme des différents
« morceaux », « décousus » ou « détachés », de ce texte, examinons le jeu
décrit par Ausone, pour comprendre l’analogie qu’il établit entre les
deux.
L’éléphant d’Archimède
Tout d’abord, les ossicula dont il est question dans la traduction
française ne sont en aucun cas des « osselets », — les vertèbres de
mouton employées dans le jeu romain de ce nom —, mais de petites
pièces plates découpées dans de l’os (ou de l’ivoire) pour former une
sorte de puzzle.
20
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ALAIN CHEVRIER
La chose était connue au XIXe siècle : deux auteurs latins, Marius
Victorinus (4e s.) et Atilius Fortunatanius (6e s.) avaient rapporté qu’Archimède avait composé un jeu géométrique, qu’ils appelaient Loculus
Archimedius. Étant donné un carré d’ivoire découpé en 14 morceaux
de formes polygonales très différentes, il s’agit de reproduire avec ces
morceaux non seulement le carré primitif, mais aussi d’autres figures.
Le nom de ce jeu est ostomachies (et non ostomaties,
comme l’écrit Corpet d’après όστοματων, avec un tau, alors qu’il
faut lire όστομαχίων, avec un khi). Le Bailly donne όστομαχία,αζ
(ή), ou όστομαχιου, ου (το) — dont όστομαχίων est le génitif
pluriel — avec, comme renvois étymologiques, όστέον, «os», et μάχομαι,
« combattre ».
Dans un manuscrit arabe sur Archimède, il est désigné comme
la figure Stomâchion, mais l’accent ni les voyelles ne sont représentées
en arabe…
Ce jeu est actuellement désigné sur le net par ses appellations
anglo-saxonnes : the Loculus, the Stomachion, the Ostomachion, the
Syntemachion, Archimedes’ Box, etc. On peut y lire nombre d’informations non contrôlées comme le fait que Ostomachion serait une déformation de Stomachion, ou la corrélation entre ce jeu et le stomachion,
l’estomac. Ce qui est particulièrement gastropoétique, comme si les
divers morceaux serrés dans leur boîte ressemblaient à des morceaux
de différents aliments réunis dans la poche stomacale… The Stomach
s’ajoute à la liste, comme nom donné à une version simplifiée.
Un autre terme de la liste pose également un problème quant à
la transcription et la traduction : le syntémachion (sic), « assemblage de
rognures 13 » (?), proposé par le géométre zurichois Henri Sutter en 1899
d’après le manuscrit arabe retrouvé.
L’édition Loeb des œuvres d’Ausone présente l’image du carré
découpé et de l’éléphant en annexe. Le carré se trouve dans l’ouvrage
de Fourrey (1907) et dans les Amusements in Mathematics de H. E.
Dudeney (Nelson, 1917).
Ci- après la façon de construire le découpage du carré selon
Archimède, d’après Fourrey 14 :
On reconnaît certaines des figures géométriques citées par Ausone :
les triangles qualifiés d’« isocèle » (isos, égal, et skelos, jambe : le triangle
isocèle), « isopleure » (du grec isos, égal, et pleura, côtés : le triangle
équilatéral), et « scalène », du grec skalenos, oblique, boîteux : un triangle
13
14
Émile Fourrey, Curiosités géométriques, Vuibert, 2001 [1907], p. 107.
Ibid..
21
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
qui n’a pas deux côtés de même longueur). — Mais le quadrilatère n’est
pas un « orthogone » (du grec ortho, droit, gonia, angle : c’était le nom
du rectangle), et il n’est pas
fait mention, dans le texte,
du pentagone.
Avec ces quatorze
pièces, — comme pour le
tangram 15, qui est un carré
formé de sept pièces, — on
peut créer toutes sortes de
figures, telles que des personnages, des animaux, des
objets.
Au premier rang
des animaux, l’éléphant est
mentionné dans le passage
de la lettre d’Ausone sur
son centon. Voici la figure
donnée en annexe dans l’édition Loeb (qui est d’ailleurs composée de
pièces légèrement différentes de celles du schéma précédent 16).
15
16
Joost Elffers, Tangram, le vieux jeu de formes chinois, Éditions du Chêne, 1974.
Ausonius, op. cit., t. 1, p. 396.
22
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L’oie en vol dont parle le
poète latin devait ressembler à celleci, qu’on peut trouver sur un site
Internet :
Parmi ces reconstitutions
actuelles, on trouve aussi des personnages anthropomorphes :
La construction de ces figures géométriques est donnée dans le
manuscrit arabe, ainsi que les rapports des 14 aires respectives (deux de
1, 4 de 2, une de 3, cinq de 4, une de 7, et une de 8).
Nous comprenons maintenant que les pièces de différentes
formes et aires du jeu grec correspondent aux 6 modules de diverses
« formes » ou « aires » dont Ausone s’est servi pour composer son poème
(ou à leurs 30 variétés).
Le montage des modules est semblable : si nous partons, par
exemple, du module IV (le Pistolet), le centoniste peut lui ajouter en
aval un module I (la Petite Barre) ou un module III (le Canard), ou bien
l’encastrer avec un module V (la Chaussure)… Il peut aussi lui ajouter
en amont un module II (la Grande Barre), voire un module VI (la Double
Barre), ou un module V (la Chaussure) de nouveau, etc. On obtient des
assemblages comme l’exemple suivant, purement théorique, où nous
avons utilisés tous les types de modules :
L’assemblage de ces modules, moyennant l’établissement entre
eux d’autres continuités sémantiques, syntaxiques et métriques, engendre
l’équivalent des « figures » pour le puzzle, c’est-à-dire des groupes de
vers nouveaux ayant une signification nouvelle.
23
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Mais on ne peut poursuivre
trop loin la comparaison. À vrai dire,
à l’échelle du poème tout entier,
plutôt que le puzzle, un modèle plus
adéquat serait celui du pavage non
périodique d’un rectangle, ou de la
mosaïque...
Si nous considérons
le poème dans sa globalité, les
fragment de vers isolés l’emportent
massivement (M I = 133), suivis de
très loin par les vers isolés (M II = 27). Les deux sortes de vers avec
fragment attenant (M V = 11, M III = 8) sont très rares, de même que le
couple de fragments (M IV = 6). Quant au couple de vers, il est exceptionnel (M VI = 3). C’est peut-être à cause de leur rareté que les deux
derniers modules n’ont pas été mentionnés. Et l’on comprend pourquoi les
fragments de vers sont utilisés de façon prééminente : chacun des vers
fabriqués doit être une nouveauté, même si le centoniste ne fait jamais
que « du neuf avec du vieux ».
Comparaison avec les autres puzzles
Le stomachion est un puzzle géométrique, comme le tangram.
Il résulte d’un découpage d’un carré en formes géométriques simples.
Leurs arrangements permettent de former d’autres figures géométriques,
mais des formes qui peuvent évoquer, par un mécanisme de « projection »
perceptive, des silhouettes d’objets, d’animaux ou de personnages.
Les figures planes simples proposées au XIXe siècle par le pédagogue Friedrich Froebel, d’inspiration rousseauiste, pour former différentes images, ne relèvent pas du puzzle, car ce sont des assemblage
non circonscrits, mais ils font appel au même mécanisme de projection.
Nous en rapprocherons le Mosaic Test de Margaret Lowenfeld (1935)
et les tests de créativité qui en dérivent.
Il existe de très nombreuses autres sortes de ces « put-together
puzzles». Certains sont anciens comme le Chie No-Ita de Sei Shônagon
(XVIIIE siècle), antérieur au tangram. La série très diffusée des « Anchor
puzzles », produite par la firme Richter en Allemagne au XIXe siècle et
au début du XXe siècle, comportaient des carrés découpés de 6 façons
différentes, dont le tangram et un jeu appelé Pythagoras 17.
Cf. Jerry Slocum et Jack Botermans, Puzzles old & new. How to make and solve them,
Plenary Publications International (Hollande), 1986, p. 12-47.
17
24
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ALAIN CHEVRIER
Il existe à l’heure présente d’assez nombreuses références scientifiques et ludiques à cet objet sur le net. Les figures géométriques du
puzzle antique, qui ont 3, 4 ou 5 angles, s’inscrivent dans une grille de
12 x 12 cases. Les mathématiciens calculent les surfaces de ce réseau
à l’aide du théorème de Pick. Sur le net, on peut voir d’autres « dissections polyédriques en deux dimensions ». En s’aidant d’un ordinateur,
Bill Cutler a trouvé 536 arrangements possibles de ces pièces formant
un carré (2003). Ces extensions mathématiques montrent la pérennité,
et même la vitalité de ce jeu. Il circule d’ailleurs des versions modernes
de ce puzzle, qualifié de « supertangram ». Un internaute américain se
plaint d’avoir acquis un jeu qui n’était pas correctement découpé. En
France, on peut commander un exemplaire du Loculus Archimedius au
musée archéologique de Viuz-Faverge (Haute-Savoie) : un fragment de
la lettre d’Ausone lui sert de publicité.
Le puzzle standard actuel, où il s’agit de reconstituer une image
découpée en de multiples petits morceaux, est très différent à la fois dans
sa structure et dans son origine. Le point de départ est une image unique
figurée, imprimée sur un papier collé sur du bois, qui est morcelée. Un
seul arrangement des morceaux permet de reconstituer cette image. Ce
jeu éducatif est apparu vers 1760 en Angleterre, d’abord sous la forme des
« cartes morcelées en tout genre pour l’enseignement de la géographie »,
puis d’autres types d’illustrations ont été proposées. La découpe s’est
modifiée : elle suivait strictement les frontières des pays et des régions
dans le jeu original, puis on a fait s’encastrer les frontières afin de le
rendre plus stable. Enfin des formes sinueuses et aléatoires ont pu être
découpées grâce à l’invention d’une scie spéciale. Ce jeu a d’abord été
appelé en français « jeu de patience » ou « casse-tête », et le mot anglais
puzzle signifie « énigme », « mystère » 18.
Il existe aussi un autre type de puzzle imagé qui fut intitulé
Changeables (Changeables men ou ladies). Il s’agissait d’une série de
portraits colllés sur du bois qui étaient découpés en trois bandes parallèles
pour pouvoir donner des portraits inédits en nombre astronomique.
La forme puzzle et le centon dans la littérature moderne
Le modèle textile du centon (patchwork poetry) est très ancien
et l’on vient de voir que le modèle, géométrique et ludique, du puzzle
ne l’est pas moins. Tous deux seraient d’ailleurs à confronter avec une
série d’autres modèles empruntés à des arts plus ou moins anciens comme
18
Linda Hannas, Le livre du puzzle, Fernand Nathan, 1981.
25
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
la maçonnerie (la mosaïque19 : le centon est appelé en anglais mosaic,
mosaic verses), l’ébénisterie (la marqueterie), la couture et la cuisine
(l’arlequin), la décoration (le collage), l’industrie (le montage), la chirurgie
(le prélèvement), la tératologie (la chimère), le jardinage (l’hybridation),
le pliage (le cut-up), l’informatique (le coupé-collé)…
Ces deux modèles ont été réanimés au XXe siècle.
Comme il l’indique dans le mode d’emploi de ses Cent mille
milliards de poèmes (1961), Raymond Queneau a trouvé l’idée de
découper en lamelles ses sonnets dans un livre pour enfants dérivé de la
troisième variété de puzzle, intitulé 8192 Têtes folles 20, — en concordance
avec l’image du sonnet comme un corps humain avec une tête, un tronc
et des jambes. Mais c’est plutôt un jeu combinatoire.
Le puzzle standard a été choisi par Georges Perec comme l’un des
modèles géométriques, et même thématiques, de La Vie mode d’emploi
(1978) :
La Vie mode d’emploi est partie de l’idée d’un puzzle. Le puzzle a
donné naissance à un homme qui fabriquait des puzzles. Et le livre
entier s’est constitué comme une maison dont les pièces s’agenceraient
comme celles d’un puzzle 21.
Les principes de la fabrication du puzzle sont exposés dans le
préambule, illustré des trois types de pièces découpées — et ce texte,
sinon les images, est répété à l’identique plus loin (XLIV, 2). L’art de sa
recomposition est analysé très finement (LXX, 2). Interrogé sur les jeux
en général, Perec les a présentés comme un domaine assez vaste, où il
s’agit « d’organiser des formes », et dont le modèle le plus élémentaire
est le puzzle 22 (par où il entendait aussi le tangram, puisqu’il considère
l’anagramme comme un « puzzle lettrique »).
À la suite, mais aussi dans la lignée du roman policier comme
« puzzle », Antoine Bello a fait un roman, Éloge de la pièce manquante
(1999), parlant de la Société de Puzzlologie, et construit comme un
puzzle de 48 pièces.
La forme puzzle a été expérimentée à la périphérie de l’Oulipo.
Pascal Kaeser, dans un court poème de ses Nouveaux exercices de style
(1997), « Découpage », a joué en même temps sur la dimension viLucien Dällenbach, Mosaïques, « Poétique », Éditions du Seuil, 2001.
Cf. Michel Lécureux, Raymond Queneau, biographie. Les Belles Lettres / Archimbaud,
2002, fig. non pag.
21
Georges Perec, « Et ils jouent aussi… Georges Perec », Propos recueillis par Jacques Bens
et Alain Ledoux, Jeux & Stratégie, n° 1, février 1980. Repris in Georges Perec, Entretiens
et conférences II. Éd. Dominique Bertelli et Mireille Ribière, Joseph K., 2003, p116.
22
Ibid., p. 112.
19
20
26
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ALAIN CHEVRIER
suelle et spatiale d’un carré découpé transformé en triangle 23. Et Alain
Zalmanski, dans une des parodies de Je suis le ténébreux (2002), a nommé
« puzzle » la contrainte selon laquelle « tous les mots du poèmes sont
conservés, mais dans un ordre différent 24 », où il se référe manifestement
au tangram. On peut parier que d’autres essais verront le jour, et que leurs
auteurs s’aideront au besoin des modes de recherche et de présentation
de l’informatique.
Le centon est réapparu au cours du XXe siècle. De façon parodique,
le néoclassique Tristan Derême en a composé un grand nombre, en associant des unités plus larges que le vers, et en faisant s’accorder les terminaisons rimées 25. Du côté des modernistes, Blaise Cendrars a fabriqué les
poèmes en vers libres de tout un recueil, Kodak / Documentaires (1924),
avec des phrases tirées du Mystérieux Docteur Cornélius de Gustave
Le Rouge (mais ce lecteur de la poésie latine chrétienne, admirateur de
Remy de Gourmont, auteur des Séquences et d’une Prose, ne pouvait
ignorer le centon d’Ausone.)
Sans parler des essais humoristiques, notamment en prose, comme
Les Demoiselles d’A. de Yak Rivais (1979), on note que dans la poésie
contemporaine le centon se rapproche du ready made, en même temps
qu’il semble illustrer au maximum le « principe dialogique » de l’intextualité, voire de l’hypertextualité. C’est le sens qu’il prend chez Michelle
Grangaud dans ses poèmes « sartriens » 26 et dans ses derniers livres, ainsi
que chez Bernardo Schiavetta, dans son sonnet « mallarméen » 27 et dans
le Projet Raphèl, un centon multilingue et sans fin 28.
Il y a lieu de penser que ces modèles d’écriture inspireront
encore bien d’autres textes faits, comme on dit, « de pièces et de
morceaux » 29. Notre époque tout entière peut s’y reconnaître, avec
sa fragmentation douloureuse qui est en même temps un métissage
stimulant.
23
Pascal Kaeser, Nouveaux exercices de style. Jeux mathématiques et poésie. Diderot
éditeur, 1997, p. 60-61.
24
Alain Zalmanski, « Puzzle », in Camille Abaclar, Je suis le ténébreux. 101 avatars de
Nerval. Quintette, 2002, p. 106.
25
Alain Chevrier, « Les centons de Tristan Derême revisités », Formules n° 5, 2001, p.
183-196.
26
Michelle Grangaud, « Sartre poète », Formules n° 5, 2001, p. 12-17.
27
Bernardo Schiavetta, « Un éclat de ta voix », Formules n°5, p. 36-38.
28
http://www.raphel.net
29
On peut en trouver deux exemples dans le présent numéro.
27
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
28
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Francis Edeline
Les embrayeurs cosmiques
Dans l’immense corpus de la poésie visuelle il est un petit
domaine peu fréquenté mais d’un grand intérêt et que je me propose
ici d’examiner plus en détail. C’est le domaine des œuvres que j’ai
qualifiées d’embrayeurs cosmiques, pour des raisons qui vont apparaître
bientôt. Deux artistes principalement ont exploré cette voie : l’Écossais
Ian Hamilton FINLAY et l’Allemand Timm ULRICHS, mais on trouve
ici et là, même dans les traditions populaires et les jeux d’enfants, des
dispositifs apparentés.
La première référence utile en cette matière sera le Traité
d’Histoire des Religions, de Mircea ELIADE (1959), lequel relève
soigneusement les traits qui universellement caractérisent et accompagnent la distinction sacré/profane. Un lieu collectivement déclaré
sacré :
— n’est pas choisi mais s’impose de l’extérieur à l’occasion d’un
événement (foudre, accident, source, mort violente...) ou par l’intervention
d’une technique (lâcher d’un taureau, jet d’une flèche...) ;
— il est séparé de l’espace profane par un dispositif variable,
pouvant aller du simple fossé à la triple enceinte druidique en passant
par la clôture ou les murs d’un temple ;
— la séparation agit dans les deux sens : elle protège l’intérieur
contre des agressions profanes et elle avertit l’extérieur qu’un chan-
29
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
gement d’espace va avoir lieu. Elle est inséparable d’un mouvement
d’approche ;
— on y répète rythmiquement l’événement fondateur, ce qui
rend le lieu permanent.
Certes cette distinction entre sacré et profane qualifie avant tout
la vie spirituelle, mais elle a entraîné une structuration semblable dans
d’autres domaines, tels ceux des arts et des jeux. La reconnaissance d’un
univers artistique comme tel n’est d’ailleurs sans doute qu’un épiphénomène de la désacralisation de nos sociétés. Toujours est-il que les traits
relevés par ELIADE s’y retrouvent identiques à l’exception du premier.
Comme en témoignera tout à l’heure la Grande Touffe, contrairement
au cas du sacré, il ne s’est rien passé de spécial au lieu choisi. Tout lieu
peut servir. Peut-on risquer à ce propos le terme de panesthétique ? Une
peinture est entourée d’un (i.e. séparée par un) cadre, et celui-ci peut
être renforcé ou redoublé de diverses manières, jusqu’au Musée. Le
mou-vement d’approche est perceptible et la différence qualitative entre
l’intérieur et l’extérieur clairement perçue. La visite des œuvres tend à se
répéter, même si elles sont dans un intérieur : il est clair qu’il ne s’agit
pas d’objets à consommation unique. Quant à leur altérité, elle provient
du fait qu’un artiste, homme étrange, soudain les projette dans le monde
et les soumet à notre appréciation. Le livre sous sa couverture et la
sonate dans une salle de concert sont utilisés de la même façon.
La différence entre les deux espaces est de nature sémiotique 1:
les codes d’interprétation en vigueur à l’extérieur et à l’intérieur sont
fondamentalement différents. Le code extérieur est le code de survie
acquis par l’espèce, alors que le code intérieur est en principe totalement
libre car relatif à des artefacts. L’espace-tampon qui les sépare ne signifie pas par lui-même, il est le lieu d’un processus de traversée. C’est
une interface entre nous et le monde extérieur, telle une fenêtre entre
nous et le paysage. Le passage d’un mode de lecture à l’autre nécessite
une accommodation complexe et peut même se révéler impossible. La
détumescence douloureuse souvent ressentie à la sortie d’un musée
témoigne également de ce fait.
La vie spirituelle a pour objectif premier d’apaiser les angoisses
existentielles. Elle y parvient par une série de moyens spécifiques tels le
recours à des êtres supérieurs, la méditation, la prière, la drogue, les rites
divers. La transposition pure et simple de ceci au plan esthétique n’est pas
possible, notamment parce que le beau n’appartient pas à la sphère spiri1
Pour une étude détaillée de cet aspect, v. Groupe µ 2002.
30
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FRANCIS EDELINE
tuelle. Le beau est une catégorie esthétique qui accompagne la laïcisation.
Néanmoins on peut repérer, dans cet espace laïc, une préoccupation elle
aussi liée étroitement à l’angoisse existentielle. Il s’agit de cette structure
sous-jacente, extrêmement répandue sinon universelle, que nous avons
nommée modèle triadique (Groupe µ, 1977). Empiriquement déduite de
l’examen d’un immense corpus, elle se formule comme suit :
ANTHROPOS
COSMOS
LOGOS
Elle consiste à mettre en relation rhétorique des paires d’isotopies relatives respectivement au domaine ANTHROPOS et au domaine
COSMOS. Dans le cadre de la sémantique structurale ces deux domaines
ont été aussi nommés intéroceptif et extéroceptif par GREIMAS (1966).
La manœuvre rhétorique de médiation qui les unit, essentiellement à
base de métaphore, est un travail du code, ou LOGOS. Ce sera le code
linguistique pour la poésie ou le code pictural pour les images visuelles.
Une mise en situation de l’homme dans le monde (de l’Anthropos dans
le Cosmos), même obtenue par des manipulations rhétoriques, peut
paraître suffisamment convaincante pour entraîner l’adhésion. Mutatis
mutandis on observe aussi ces structures dans des domaines traditionnels multiples et apparemment étrangers les uns aux autres. Citons-en
quelques-uns : le jeu d’enfant et plus particulièrement la marelle (d’ailleurs
reprise par Ilse GARNIER dans une série d’œuvres mémorables 2, v.fig.1),
la sardane, danse traditionnelle catalane 3, la tradition roumaine 4, ou
Tracées à la craie sur le sol, comme dans le jeu des enfants, elles furent la contribution
très remarquée de l’artiste à l’exposition AEIOU organisée à Botrange en 1987 dans le
cadre d’EUROPALIA Autriche. Sur ce thème lire aussi le beau passage de SARAMAGO
sur la Rayuela et les recherches de HIRSCH rapportées par Virtus SCHADE (1964) sur
la marelle.
3
Rappelons que cette danse très ancienne remonte aux temps préchrétiens du culte du
soleil. Elle se tourne d’est en ouest et comporte 24 mesures, mimant la course du soleil
(A. GOBIN, 1988).
4
En illustration du panthéisme cosmique des Daces. Dans la célèbre ballade populaire
La Mioritsa, le berger mourant demande expressément qu’un pipeau soit placé à son
chevet, afin que le vent y souffle (ELIADE, 1970).
2
31
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
fig.1
32
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FRANCIS EDELINE
encore le profond (mais en voie de rapide disparition...) symbolisme du
Maypole 5.
Il n’empêche que les deux domaines demeurent toujours inconfortablement séparés et que cet opérateur sémiotique qu’est la
métaphore ne fonctionne qu’au sein d’un code particulier, d’où le confinement, déjà relevé plus haut, des œuvres d’art en général.
Or il existe, de la part des artistes, plusieurs modes de résistance
à cette structure. Je citerai pour mémoire Mondrian, qui souhaitait
l’abolition du cadre et la poursuite des rythmes plastiques sur les murs
d’alentour, voire dans l’habitation entière. L’art environnemental est une
autre forme de contestation qui place l’œuvre au sein de l’environnement
en supprimant le cadre qui l’entoure (donc sa séparation) et de ce fait
la rend illimitée. La Grande Touffe d’Herbe de Dürer est entourée d’un
cadre, qui limite son influence à ses abords immédiats. Il est par contre
impossible de préciser où s’arrête la reconstitution de cette Grande Touffe
dans le jardin de Ian Hamilton FINLAY. Il en va de même dans le célèbre
épisode des Trois gouttes de sang dans la neige, que Gauvain contemple
halluciné dans le conte arthurien 6. Dans de tels contextes où on a refusé
la séparation, le monde entier est homogène et possède simultanément
les statuts sémiotiques du profane et du spirituel.
Pour Stephen SCOBIE (1973) le « poème-environnement »
permet simplement une intégration plus poussée du poème: « Their metaphors are completed by their setting ». Bien sûr, mais c’est aussi bien
davantage ! Selon une suggestion plus intéressante d’Yves ABRIOUX
(1985), si Finlay place des poèmes dans un environnement naturel
« ce n’est pas pour combiner son art avec les forces de la nature,
mais plutôt pour mettre sévèrement à l’épreuve les énergies rhétoriques du poème. » À l’épreuve, cette fois, du réel et non plus du seul
imaginaire. Dans le cadre de cet art environnemental il est intéressant
de regrouper quelques œuvres qui, justement, mettent explicitement en
relation les pôles Anthropos et Cosmos, mais cette fois grâce à un dispositif, optique le plus souvent. Ce dispositif, sur les modalités duquel je
5
Pratiquée jusqu’il y a peu en Angleterre, cette cérémonie rituelle d’origine celtique célèbre
en couleurs le renouveau. Autour d’un mât pouvant atteindre 25 m de haut tournent en
sens inverse 13 garçons et 13 filles en deux cercles, les filles à l’intérieur et les garçons
à l’extérieur. Chacun tient dans la main un large ruban de couleur (traditionnellement
rouge, blanc ou vert), dont l’autre extrémité est fixée au mât. Par la rotation, soutenue
par une musique, les rubans finissent en se croisant par recouvrir totalement le fût du
mât. C’est une forme traditionnelle d’embrayage cosmique, où le Logos est gestuel,
musical, chanté et coloré.
6
Pour une étude sémiotique de cet épisode voir EDELINE, 1996 ; voir aussi, mais en
se gardant de la surinterprétation, L. DESIDERI, 2003.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
vais revenir, joue le rôle du Logos : c’est si on veut un logos mécanique,
une machine, mais il s’y greffe généralement une intervention linguistique du même type que celle de la rhétorique poétique traditionnelle.
Néanmoins la mise en relation est avant tout physique. Elle n’implique
pas la métaphore (ressortissant à la fiction rhétorique) mais bien plutôt
la prise de conscience, l’éveil d’une perception directe de notre environnement cosmique. C’est donc la perception qui, en dernier ressort,
en traversant les trois sommets du modèle triadique, assume la fonction
médiatrice. Optique le plus souvent, certes, mais tout aussi bien sonore
parfois : la harpe éolienne de la tradition, ou plus radicalement ces créations de musique contemporaine que l’on décrit comme « a resonance
to a cosmic algorithm » et « a search for cosmic algorithms » ( v. p. ex.
GOŠTAUTIENÇ, 1996 7). Ou encore la girouette, la boussole, la fontaine,
les Horloges de Flore... Le postulat sous-jacent à un tel système esthétique
est qu’il existe « a universal and eternal system of meanings UNlinked
with social reality.» En d’autres termes, un système de contraintes immanentes : affirmation qu’on ne pourra discuter ici.
Le fait de capter des énergies cosmiques réelles, en les
sélectionnant et en les filtrant pour les mettre en une forme signifiante,
produit un affrontement plus brutal et sans souci de médiation euphorisante. Il arrive donc que les embrayeurs cosmiques, loin d’apaiser les
angoisses, les attisent ou les suscitent. Il faut, me semble-t-il, davantage
de force d’âme pour les affronter qu’il n’en faut pour les formes d’art
traditionnelles. Les devises qui accompagnent les cadrans solaires ne se
font d’ailleurs pas faute d’insister sur cet aspect (Fugit hora sine mora
– Vulnerant omnes, ultima necat — HED AMSER ! / MEDDI NA ! / ERYS
AMSER / DYN NA ! 8 etc.) C’est utiliser philosophiquement le contenu
indiciel de l’événement auquel on assiste : le déplacement de l’ombre
du gnomon sur une plaque de pierre.
Parmi les continuités thématiques de la poésie anglaise, C.C.
WRENN (1958) relève deux traits qui conviennent parfaitement aux
deux artistes dont je vais à présent explorer l’œuvre, à savoir (1) l’expression d’un plaisir simple au contact de la nature, et (2) la moralisation
gnomique (la fibre didactique).
Reprenant l’art traditionnel du cadran solaire et de sa devise, Ian
Hamilton FINLAY en a approfondi et généralisé le mécanisme, dans la
perspective de cet art néo-classique dont il se réclame, et avec une imCet auteur cite notamment une composition de musique répétitive basée sur 365 permutations, avec scansion par des cloches .
8
Cette dernière est la belle devise galloise du cadran de l’Université de Bangor, qui
pourrait se traduire Le temps vole !, dis-tu. Non ! Le temps demeure, l’homme passe !
7
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FRANCIS EDELINE
portante réflexion sur les formes. Dans une lettre significative il énonce
d’abord ainsi sa conception de la lumière et de l’ombre :
«Hence, many sundial mottoes dwell on the themes of Time and
Light. In so doing, they attach themselves – whether consciously
or unconsciously – to the ‘light mysticism’ which is a basic
and recurrent theme in Western culture. Consider, for example,
Plotinus, or the ‘light mysticism’ of the English 17th century poet
Henry VAUGHAN. («They are all gone into the world of light...»
is a famous line of Vaughan’s. There are many other examples.)
Where light is equated with Eternity, it is not surprising that
Time is equated with, or can be equated with, a shadow. So, of
course, my observation that the shadow cast by the gnomon is
«A Small Interruption in The Light» (...)
On se souviendra que le gnomon ou style d’un cadran solaire est
parallèle à l’axe de la terre et que le dispositif rend visible la rotation de
celle-ci par le lent déplacement de son ombre portée. Les lignes décrites
par l’ombre se déplacent aussi en fonction du cycle annuel, de sorte
qu’un double réseau de lignes orthogonales se trouve engendré, aux
formes intéressantes, dont l’interprétation peut renvoyer par exemple à
Land et à Sea (fig.2).
Mais, outre ses très nombreux cadrans, I.H. FINLAY a également
proposé un panneau de verre sablé portant une figure en forme de S et
composée des deux mots Star et Steer (fig.3). Ici c’est la navigation aux
étoiles qui est en cause : «There are so many stars – which single star shall
we choose to steer by?» précise la légende de l’œuvre. Le rayon lumineux
qui traverse le verre, venant d’une étoile, oriente la course du bateau, le
tout complété évidemment par le double S et par la paronomase 9.
Le verre sablé, dispositif optique très efficace, a aussi été utilisé
dans une fenêtre donnant sur la mer, avec comme « texte » un poème
visuel traduisant en mots le spectacle que la fenêtre permettait d’apercevoir (fig.4) c.-à.-d. l’assaut des vagues sur des rochers. La direction de
lecture de wave contribue à l’assaut, qui se terminera par la destruction
progressive des rochers, non sans qu’entre-temps n’apparaisse un mot
intermédiaire et médiateur, wrack (algue marine), qui les colonise.
Les grandes forces de la nature, les grands phénomènes cosmiques
cèdent parfois la place à des processus moins impressionnants. Dans une
œuvre particulièrement ingénieuse intitulée Angélique et Médor (fig.5)
Une étude minutieuse de cette œuvre complexe a été publiée dans Groupe µ, 1977,
pp.269-278.
9
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Ian Hamilton FINLAY
Sea/land.
fig.2
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Ian Hamilton FINLAY
fig.3
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Ian Hamilton FINLAY
wave/rock
fig.4
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FRANCIS EDELINE
le poète a simplement gravé les initiales de ces deux amants célèbres
dans l’écorce d’un arbre, tout comme ils sont censés l’avoir fait dans
le roman de l’Arioste. La croissance de l’arbre déforme peu à peu ces
lettres, qui en outre sont tracées à l’envers, de sorte que pour les lire il
faut regarder leur réflexion dans l’étang qui est à leur pied, et dont les
vaguelettes ajoutent leur effet de brouillage à celui de l’écorce. Autre
embrayeur efficace, mais sonore cette fois, une plaque portant l’inscription gravée Mare nostrum et appendue à un arbre dont les feuilles
bruissantes rappellent le bruit de la mer, dont l’absence du paysage est
ressentie comme un exil. La célèbre formule des Romains pour désigner
la Méditerranée est ainsi détournée, en même temps que le bruit des
feuillages est chargé d’une force nouvelle d’évocation.
Dans une composition ancienne Finlay a inscrit les mots Little
Fields / Long Horizons sur une longue clôture faite de piquets reliés par
de larges planches horizontales espacées. Dire d’une ligne qu’elle est
horizontale c’est la placer aussitôt en situation de métaphore cosmique :
référence à l’horizon et donc aussi à la rotondité de la terre. Les planches
de la clôture sont parallèles à l’horizon et pour en lire le texte il faut
se trouver à l’intérieur. L’horizon lui-même et le lointain paysage sont
visibles entre les planches et au-dessus d’elles, qui agissent comme
un filtre. Quant au texte il résume les oppositions matérialisées par la
clôture, car la clôture est aussi un cadre et elle délimite deux espaces :
intérieur / extérieur
à moi / aux autres
proche / lointain
petit / immense
ici / ailleurs
Pour que l’œuvre fonctionne il faut donc impérativement que
Ego se trouve à l’intérieur et tourne son regard vers l’extérieur, c.-à.-d.
vers l’im-mensum, le non mesurable. La fig.6 montre une version plus
récente de l’œuvre, où le texte est tracé sur des murets et qui permet cette
fois d’apercevoir les lointains par-dessus et entre ces murets.
Timm ULRICHS, artiste allemand promoteur d’un Totalkunst
a, comme il fallait s’y attendre dans un tel cadre, lui aussi exploré les
possibilités offertes par l’embrayage cosmique. Une de ses œuvres, déjà
efficace et charmante dans sa simplicité, consiste en un petit chariot
bas comme en traînent les enfants, mais dont le fond est remplacé par
un miroir (fig.7). Il reflète ainsi le ciel, dont l’image se superpose à une
inscription sablée dans le miroir, dans une écriture cursive enfantine :
der Himmel / auf Erden.
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Ian Hamilton FINLAY
Angélique & Médor
fig.5
Ian Hamilton FINLAY
Little fields / long horizons
fig.6
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Tim ULRICHS
der Himmel / auf Erden
fig.7
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Dans une autre œuvre impressionnante et monumentale, réalisée
sur une place publique à Magdeburg, Timm ULRICHS propose une
barre cylindrique mesurant exactement le millionième de l’axe terrestre
et exactement parallèle à celui-ci (fig.8). Elle porte un disque parallèle
à l’équateur, et un machinisme complexe et précis la met en rotation en
synchronisme exact avec le globe terrestre. Le vertige provoqué par la
perception soudaine de la rotation terrestre ou de l’inclinaison du sol
en divers lieux est souvent exploité par l’artiste, notamment dans un
atlas auto-orientant grâce à une boussole incorporée ou encore dans des
locaux dont le plancher est incliné comme il le serait dans tel ou tel lieu
du globe..
***
On peut conclure de cet examen d’un corpus, certes très limité
mais significatif, que sous la diversité des approches se perpétue ce thème
fondamental de la poésie [lyrique occidentale, pour rester prudent] qu’est
la mise en relation du monde intéroceptif et du monde extéroceptif. Ce
thème lui-même pourrait d’ailleurs n’être qu’une reprise laïque de la
spiritualité cosmique qui prévalait aux temps préchrétiens. On s’aperçoit
que cette relation n’est pas nécessairement ou uniquement de type analogique, et que le rôle médiateur du Logos peut y prendre des formes très
particulières et d’ailleurs ambiguës. Les trois pôles du modèle triadique
s’y disposent par exemple le long d’un rayon lumineux provenant d’une
source dans le cosmos [au sens large : y compris la mer, l’horizon, la
nature...] et parvenant à l’œil d’Ego par l’intermédiaire d’un dispositif
qui lui confère un sens: une sorte d’instrument d’optique sémantique
(fig.9).
Au point de vue instrumental le dispositif comporte [toujours ?]
deux volets conjoints, l’un physique et l’autre sémantique, où s’opère la
conversion du signal en signe. Parmi les dispositifs d’optique physique
on trouve :
— Le miroir (plan d’eau ou artefact)
— Le style ou gnomon producteur d’ombre sur un plan
— Le filtre (type palissade)
— La transparence (panneau de verre sablé)
Non seulement d’autres dispositifs peuvent être imaginés (la
girouette...), mais une analyse semblable peut être faite pour les ondes
sonores (la harpe éolienne...). En outre il y a lieu également de retenir
la dimension temporelle dans l’analyse de ces œuvres car leur sens peut
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FRANCIS EDELINE
Timm ULRICHS
Magdeburg
fig.8
fig.9
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
n’apparaître que grâce à une observation prolongée 10. Il s’agit toujours
d’un lieu mixte, où doit se focaliser l’attention d’Ego, et d’où lui parviennent simultanément les informations physiques et sémantiques. On
y saisit en quelque sorte sur le vif la façon, toujours mystérieuse même
pour la science d’aujourd’hui, dont le schème kantien impose une structure
signifiante à l’image visuelle.
C’est le cas notamment des Floating poems (frogbit / regatta / drifter) de Finlay (fig.10),
et de Blaues Wunder d’Ulrichs (fig.11), où on voit respectivement se déstructurer des
mots faits de lettres flottant sur un étang, ou un carré de 13×13 escargots vivants peints
en bleu et photographiés à intervalles réguliers. Ces œuvres pourraient plus justement
être appelées opérateurs entropiques.
10
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FRANCIS EDELINE
Références bibliographiques.
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DESIDERI L. (2003) Alphabets initiatiques. Ethnologie française
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Visuality, Word & Image interactions 3, HEUSSER M., HANNOOSH
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ELIADE M. (1970) De Zalmoxis à Gengis-Khan. Lausanne: Payot.
GOBIN A. (1988) Le Folklore musical. Paris: Séguier.
GOŠTAUTIENÇ, R. (1996) New lithuanian music and its reception. In
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G. & TARASTI E. (eds) , pp. 1-5. Imatra (Finlande).
GREIMAS A.J. (1966) Sémantique structurale. Paris: Larousse.
GROUPE µ (1977) Rhétorique de la poésie. Bruxelles: Complexe.
GROUPE µ (2002) Des sens aux sens - l’appropriation de l’œuvre d’art
comme acte sémiotique. Techne n°13, 49-55.
SCHADE V. (1964) Forgotten knowledge of the universe in the
childrens hopscotch. The Situationist Times 5, 36-39.
SCOBIE S. (1973) Metaphor beyond language. The Structurist n°12,
63-66.
WRENN C.L.(1958) On the continuity of english poetry. Anglia 76.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Ian Hamilton FINLAY (avec Peter Grant).
Floating Poems
Fig 10
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Tim ULRICHS
Blaues Wunder
Fig 11
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
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Cécile De Bary
Le palindrome a-t-il un sens ?
Le premier principe de Roubaud suggère que la valorisation
de la forme opérée par la contrainte s’exerce aux dépens du sens : si
un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte, c’est la
contrainte — et donc la forme — qui devient le sens du texte 1. Cependant,
est-il possible de construire un système signifiant qui, en tout ou partie,
ne signifie pas autre chose que sa forme ? Je souhaiterais approcher
cette question en m’intéressant au fonctionnement signifiant d’un texte
contraint, le « grand palindrome » de Georges Perec 2, pour le comparer
avec un film non contraint — caractérisé toutefois par une recherche
formelle importante — Les Amants du cercle polaire, de Julio Medem 3.
Dans la logique du jeu de mots que comporte le titre de cet article, ces
deux exemples ont le palindrome pour point commun.
Jacques Roubaud, « Deux principes parfois respectés par les auteurs oulipiens », dans
Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1981, p. 90. Je reviendrai sur
ce principe dans la suite de l’article.
2
« 9691 : Edna D’Nilu : O, mû, acéré, Pseg Roeg » (la table des matières indique le titre
« Palindrome »), dans Change, n° 6, La Poétique, la Mémoire, 3e trim. 1970, p. 217-223.
Rééd. dans Oulipo, La Littérature potentielle, Gallimard, coll. « Folio essais », 1988,
p. 97-102 : p. 97, un chapeau définit le palindrome.
3
Interprètes Najwa Nimri, Fele Martinez, Nancho Novo, Maru Valdivielso, Peru Medem,
Sara Valiente, Victor Hugo Oliveira, Kristel Diaz…, prod. Alicia Produce et Bailando en
la luna, montage Ivan Aledo, musique Alberto Iglesias, 1998, 1 h 52 min.
1
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Le « grand palindrome » de Georges Perec apparaît comme
un tour de force oulipien : composé de plus de cinq mille signes, il a
longtemps été mentionné par Le Livre des Records. Conséquence ou non,
certains critiques ont jugé ce texte obscur 4.
Les Amants du cercle polaire raconte une histoire romantique
quelque peu artificielle. Otto rencontre Ana lorsqu’il est enfant. À l’adolescence, les circonstances de la vie rapprochent les deux personnages
— le père divorcé d’Otto épouse la mère veuve d’Ana — puis elles les
séparent. Pourront-ils se retrouver au sein du cercle polaire, à la lumière
du soleil de minuit ? Le palindrome est ici un thème non structurant :
caractérisant les prénoms des héros, il fait l’objet de certaines de leurs
conversations. Pour autant, le film bénéficie d’une véritable recherche
formelle. Peut-être à cause du décalage entre cette recherche et le caractère conventionnel de la diégèse, il a été mal reçu par certains critiques
français, alors même qu’il a rencontré un grand succès en Espagne 5.
Considérons tout d’abord le « grand palindrome » de Georges
Perec. D’un point de vue génétique, il semble évident que sa forme a
primé sur sa signification. Parallèlement, je l’ai dit, plusieurs critiques ont
souligné son obscurité. Après un nombre énigmatique — 9691 — le titre
présente plusieurs mots inexistants, dont la seule valeur semble d’inverser
les éléments de l’achevé de rédaction, en particulier les noms propres
« Georges Perec » et « Moulin d’Andé » : « Edna D’Nilu : O, mû, acéré,
Pseg Roeg » (je souligne). Sans valeur ni thématique ni rhématique 6, ces
mots connotent essentiellement l’inversion dûe au palindrome. Le titre
semble ainsi renvoyer à la primauté de la forme (l’inversion de l’achevé
Marc Lapprand note ainsi dans son article consacré à ce palindrome : « Il est communément admis que c’est l’un des textes les plus abscons que Perec ait écrit » (« Ce
repère, Perec », dans Poésie : 2002, n° 94, Poétique de Georges Perec, octobre 2002,
p. 34 ; voir aussi Poétique de l’Oulipo, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, coll. « Faux titre »,
1998, p. 92).
5
Voir par exemple Martine Landrot, dans Télérama : « Comme s’il avait confondu le
vide et l’impalpable, [Medem] s’empêtre ici dans un conte un peu bêta, qui manque
singulièrement de texture. » (N° 2569, 7 avril 1999, p. 38.) Dans Le Monde, Jacques
Mandelbaum évoque notamment « le cercle étouffant du maniérisme » (jeudi 8 avril
1999, p. 37). Et dans Les Cahiers du cinéma, Jérôme Larcher remarque : « cette construction alambiquée ne parvient pas à dissimuler un académisme à l’européenne aux
images pieuses et mièvres. » (N° 534, avril 1999, p. 92.) On peut se faire une idée de
la réception critique du film en Espagne sur le site internet consacré au cinéaste, réalisé
par Ignacio Bravo Villalba : Pagina non oficial del director de cine Julio Medem Lafont,
http://socios.las.es/~ibravo/inicio.htm (page consultée en juillet 2004).
6
Selon la terminologie de Gérard Genette, dans Seuils, Seuil, coll. « Poétique », 1987,
p. 73 sqq.
4
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CÉCILE DE BARY
de rédaction dans le titre) sur le sens (résultant de la combinaison d’éléments signifiants linguistiques, et donc conventionnels).
Dans le cours du texte, la lecture est gênée par la diversité des
isotopies, pas toujours compatibles, du moins a priori. Parvenu à la fin
de la première partie, le lecteur peut par exemple éprouver des difficultés
à rendre cohérents les éléments de la phrase : « L’(eh, ça !) hydromel a
ri, psaltérion. » Quel est le rapport entre une boisson au miel fermentée
et un instrument de musique ? Et comment interpréter ce verbe rire dont
le sujet n’est pas animé ? Pour étudier plus précisément ces difficultés
interprétatives, il faudrait approfondir ces analyses lexicales, et surtout
les compléter par une étude de la syntaxe 7 : les phrases sont souvent
interrompues par des interjections ou des parenthèses 8, et font se succéder des éléments dont la fonction n’est pas toujours décidable. Il reste
qu’en première analyse, Perec semble avoir privilégié le travail formel
aux dépens du sens.
Dans Les Amants du cercle polaire, au contraire, le travail formel
est mis au service du sens. Ainsi des formes en miroir : les prénoms
« réversibles » des héros entrent en écho avec tout un réseau de formes
à double sens — formes qui régissent le contenu comme l’expression.
Ces formes sont mises en relation avec des significations explicites. Une
des séquences, qui concerne la façon dont Ana apprend — et refuse — la
mort de son père, est ainsi organisée autour de l’alternance de travellings
arrière et avant. La petite fille sort de l’école en avançant — et la caméra
recule. Un contre-champ montre ensuite sa mère, avec un travelling
avant. À l’inverse, le refus de la petite fille n’est pas seulement marqué
directement (la petite fille fait « non » de la tête) ou par la voix off, mais
aussi par le recul du personnage et par une inversion du travelling (que
suit un contre-champ sur la mère en travelling arrière). Par cette séquence,
l’inversion est ainsi mise en relation avec le refus de la mort et avec une
volonté de remonter le temps.
Cette valeur symbolique des formes est très apparente tout au
long du film, et entraîne la mise en place d’un réseau signifiant complexe et particulièrement élaboré. Cependant, ce symbolisme comporte
un risque : vouloir trop représenter le sens entraîne quelques — rares
7
Selon Roman Jakobson, c’est l’agrammaticalité seulement qui peut priver de sens un
énoncé. Voir « La notion de signification grammaticale selon Boas », paru en anglais
dans American Anthropologist, vol. 61, n° 5, The Anthropology of Franz Boas, october
1959, part 2. Rééd. dans Essais de linguistique générale, vol. 1, (Les Fondations du
langage), trad. Nicolas Ruwet, Minuit, 1963, p. 197-206.
8
Voir Christelle Reggiani, « Parenthèses perecquiennes », dans Champs du signe, n° 1314, 2002, p. 251-267.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
— lourdeurs. Ainsi, lorsqu’Otto est lui aussi confronté à la mort de l’un
de ses parents — en l’occurrence, sa mère — et qu’il se jette en luge
du haut d’une falaise, il rencontre en rêve une sorte de géant de la montagne chaussé de skis qui le prend sur son dos et lui fait au sens propre
« remonter la pente ». Cette séquence me semble d’un symbolisme un
peu trop appuyé.
Par ailleurs, l’ensemble du film, s’il est construit autour de
symétries, n’est pas inversable, ni globalement ni dans ses éléments
(plans ou séquences), sauf si l’on considère les thèmes d’ensemble, et
si on les fait se correspondre globalement, en effectuant des parallèles
métaphoriques 9. C’est surtout le parallélisme que la construction du film
exploite, à travers la reprise des points de vue d’Ana et d’Otto sur les
mêmes événements, et à travers la répétition avec variations de scènes
semblables, correspondant à des périodes distinctes de la diégèse : un
homme courant derrière une femme, un accident de voiture…
Ce qui pourrait être considéré comme une incohérence formelle,
même relative, n’empêche donc pas une grande élaboration symbolique, à
l’inverse semble-t-il du texte de Perec, dont les incohérences sémantiques
s’opposent à une cohérence formelle absolue. C’est l’idée qui est chez
Medem première, au contraire de ce que pourrait être un film contraint,
selon le projet de Perec. Voici ce qu’il dit d’un projet de scénario qu’il
a élaboré, qu’il oppose à un scénario « classique » :
Dans un scénario classique, on part d’une « idée » centrale, simple,
résumable en quelques lignes, que l’on étoffe ensuite au moyen de scènes appropriées. Ici, au contraire, c’est à partir d’un jeu sur les éléments qui découlent
de la contrainte initiale que peut se construire une histoire 10.
Cette première approche de l’opposition entre le film de Medem
et le texte de Perec pourrait faire penser que ce dernier est, au moins
Voici l’ordre de succession des principaux événements : première rencontre des deux
enfants, séparation des deux parents d’Otto et mort du père d’Ana/ rencontre de la mère
d’Ana et du père d’Otto, qui fondent une nouvelle famille, qu’Otto rejoint bientôt/ mort
de la mère d’Otto (point de vue d’Otto) // mort de la mère d’Otto (point de vue d’Ana),
Otto fuit le domicile familial et quitte Ana/ la mère d’Ana quitte le père d’Otto/ au moment
où les deux amants se retrouvent, Ana meurt. Globalement, dans la première partie, Otto
et Ana se rapprochent de plus en plus l’un de l’autre, au sein du cercle familial ; dans
la seconde partie, ils sont d’abord séparés et cherchent ensuite à se retrouver au sein du
cercle polaire. L’entrée dans l’un ou l’autre cercle entraîne une mort à la fin de chacune
des parties : mort de la mère d’Otto, mort d’Ana.
10
Cité par Christian Janicaud, Anthologie du cinéma invisible, Arte éditions/Jean-Michel
Place, 1995, p. 469.
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CÉCILE DE BARY
partiellement, a-signifiant. Il est pourtant difficile de soutenir longtemps
une telle idée.
Au même titre que la célèbre phrase de Chomsky — « D’incolores
idées vertes dorment furieusement. » — dont nombre d’auteurs ont tiré des
significations, les phrases du palindrome perecquien demeurent toujours
interprétables 11, à l’aide de métonymies ou de métaphores. L’hydromel
provoque ainsi le rire, qu’on peut assimiler à une musique — l’hydromel
en étant une sorte d’instrument. Marc Lapprand parvient plus globalement
à déterminer des axes majeurs d’interprétation du poème, autour de thèmes
comme la « dimension marine 12 ». Plus généralement :
Deux lignes de force se croisent dans le palindrome, la première étant
la perpétuelle rencontre d’opposés : l’écriture et l’entrave, le flot et le
barrage, la course et le piège, le fil et le filet, bien que « ni la plage ni
l’écart » n’aient raison du poète, car l’ « aède » ne reçoit aucune aide
pour surmonter d’innombrables obstacles graphiques et syntaxiques.
La seconde, un intertexte poétique massivement emprunté au dixneuvième siècle, soit explicite soit larvé, mais qui entre formellement
dans la programmation du palindrome, en le rattachant clairement au
roman lipogrammatique, « ce désir brisé d’un iota 13. »
C’est donc l’interprétation auto-référentielle qui domine la lecture
de Marc Lapprand. Celle-ci est secondée par le recours à l’intertexte :
tout discours est susceptible de renvoyer à d’autres discours, qui peuvent
l’éclairer. On peut donc exclure l’idée d’un asémantisme du palindrome
perecquien. Reste la possibilité d’un sens exclusivement métatextuel 14.
Le sens du texte serait sa forme, à l’exclusion de tout autre.
Je remarquerai tout d’abord que cette hypothèse outrepasse
les termes mêmes du principe de Roubaud. Qu’un texte « parle de » sa
contrainte n’implique pas qu’il parle uniquement d’elle. L’interprétation
exclusive de ce principe est toutefois renforcée par l’exemple de La
En anglais, « Colorless green ideas sleep furiously. » Sur cette phrase tirée de Syntactic
Structures, voir l’article cité de Roman Jakobson. Voir aussi Wolfgang Iser, L’Acte de
lecture, théorie de l’effet esthétique, trad. de l’allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelles,
Pierre Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 1985, p. 10. Et encore Per Aage Brandt,
« Isotopie », dans Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome
2 : Compléments, débats, propositions, dir. Algidras Julien Greimas et Joseph Courtès,
Hachette, coll. « Langue Linguistique Communication », 1986, p. 127.
12
« Ce repère, Perec », op. cit., p. 36
13
Ibid., p. 33.
14
Voici comment Bernard Magné définit cette notion : « je peux définir le métatextuel
comme l’ensemble des procédures par lesquelles un texte désigne, de l’intérieur de luimême, soit par dénotation, soit par connotation, les opérations qui le constituent comme
écrit et/ou comme texte. » (« Métatextuel et antitexte », dans Cahiers de narratologie,
n° 1, 1989, p. 151.)
11
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Disparition, cité par Roubaud à la suite de l’énoncé de celui-ci : dans
cet ouvrage, le métatextuel est à ce point dominant que Bernard Magné
s’est risqué à « affirmer que d’une certaine manière, le récit est tout
entier constitué de sa seule autodésignation indirecte comme roman
lipogrammatique en E 15. »
Quoi qu’il en soit, même si sémantiquement le texte du palindrome ne renvoyait qu’à sa contrainte, la question de l’interprétation se
trouverait relancée, les lecteurs tentant d’interpréter la forme du texte
elle-même. Les lectures critiques de Perec sont d’ailleurs emblématiques
de cette tendance, puisqu’elles ont pu mettre à jour, à l’aide de certaines
formes récurrentes dans son œuvre, des réseaux s’étendant à l’ensemble
de celle-ci. Bernard Magné a ainsi montré comment certains « traits
spécifiques » structurant, « localement et/ou globalement, la forme du
contenu et/ou de l’expression 16 » — qu’il a nommé autobiographèmes puis
æncrages — peuvent être mis en relation avec le signifié de textes autobiographiques perecquiens, W ou le Souvenir d’enfance essentiellement.
Ainsi, les « symétries bilatérales » sont rapprochées par cet auteur du sens
inversé des deux écritures ayant marqué l’histoire de Perec : l’écriture
occidentale et l’écriture hébraïque. Je l’ai montré, les formes en miroir
ont bien d’autres significations possibles, en relation notamment avec
l’image photographique, le double, et une opposition entre gaucherie et
droit 17. Les formes perecquiennes peuvent donc signifier en relation avec
des réseaux, mais elles n’ont pas de signifié propre. Le sens des formes
en miroir n’est pas plus la judéité perdue que la trace photographique.
Ces formes ne peuvent signifier que par connotation, par rapprochement
plus ou moins direct, par le biais de métaphores ou de métonymies, par
le recours à un intertexte, restreint ou non.
Cette question d’interprétation se pose également au niveau de
l’ensemble de l’œuvre et des contraintes et des formes dans leur globalité.
Sur ce plan, ce qui est remarquable, c’est l’importance du littéral. Les
contraintes perecquiennes, à commencer par les plus connues d’entre
elles, lipogramme ou palindrome, portent le plus souvent sur la lettre.
Or, pour ce qui est de la signification écrite, cet élément se trouve situé
à un niveau d’articulation particulièrement intéressant. De fait, la lettre
n’a pas de signification par elle-même ; cependant, par son insertion
dans un ensemble structuré, elle permet la signification. C’est le réseau
Agora, n° 2, juillet 2001, p. 84.
« L’autobiotexte perecquien », dans Le Cabinet d’amateur, n° 5, juin 1997, p. 10.
17
Voir « L’arbitraire de la contrainte : Du sens chez Perec », dans Le Goût de la forme
en littérature, Écritures et Lectures à contraintes, Colloque de Cerisy, Noésis, coll.
« Formules », 2004, p. 145-149.
15
16
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CÉCILE DE BARY
— la liaison entre les lettres — qui signifie, et non la lettre elle-même.
Celle-ci peut toujours faire l’objet d’interprétations à l’aide de rapprochements connotatifs : le E qui manque dans La Disparition, c’est ainsi
« eux », le E de l’exergue de W ou le Souvenir d’enfance, ou encore le
E du féminin 18… Mais en même temps, le E, comme toute autre lettre,
demeure un lieu de non-sens, qui par là-même suscite l’interprétation. De
ce point de vue, j’aurais tendance à considérer que fonctionnent comme
des lettres l’ensemble des formes perecquiennes repérées comme des æncrages, formes en miroir, carrés et diagonales… Autre exemple, les points
de suspension situés au centre du palindrome 19 — qui se retrouvent au
sein de parenthèses entre les deux parties de W ou le Souvenir d’enfance
— ne signifient rien, même si peuvent s’y « accroch[er] les fils rompus
de l’enfance » comme « la trame de l’écriture 20. »
Est-ce à dire que le sens du film de Medem est davantage bouclé,
clos ? On le sait, tout message, surtout complexe, est susceptible de faire
l’objet d’interprétations diverses. Et certains messages, tels les textes
contraints de Perec, qui réservent à la lettre une place essentielle, confrontent le lecteur à cette ouverture : c’est l’ « impression de manque »
dont parle Michel Sirvent 21. De ce point de vue, je l’ai déjà montré, le
caractère arbitraire de la contrainte joue un rôle déterminant 22. Pour
comparer pleinement ces textes et Les Amants du cercle polaire, il convient d’envisager une différence essentielle, jusqu’à maintenant laissée
de côté : sauf exception, les contraintes perecquiennes portent sur des
textes, alors que Medem est un cinéaste.
En simplifiant à l’extrême — n’envisageant pas le jeu du son, du
dialogue et de la voix off —, on peut considérer qu’un film représente
une histoire. Si la compréhension du langage cinématographique exige la
maîtrise d’un code et d’une culture, l’image cinématographique suscite
une reconnaissance. Pour savoir ce dont il est question dans ce film, il
faut s’attacher à la forme et à la matière de l’image, afin d’y retrouver tel
ou tel élément du monde. Au contraire, pour lire des lettres, il convient
d’oublier leur forme propre afin de les relier à d’autres pour reconstituer
Ces interprétations sont fréquentes. D’après Régine Robin, la dernière d’entre elles
serait le fait d’adeptes des gender studies aux USA.
19
Du moins dans l’édition de Change, op. cit., p. 220.
20
D’après la quatrième de couverture de l’ouvrage, signée « G. P. », Denoël, 1975.
21
« Blanc, coupe, énigme « Auto(bio)graphies », W ou le Souvenir d’enfance de Georges
Perec », dans Littérature, n° 98, mai 1995, p. 23.
22
Sur ces questions, voir l’article cité « L’arbitraire de la contrainte : Du sens chez
Perec ».
18
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
des mots et des messages. Dans la lecture, leur forme n’est que le support
arbitraire et transitoire du sens.
La diégèse des Amants du cercle polaire concerne notamment le
cercle polaire — le titre l’indique. Mais le cercle revenant dans plusieurs
passages du film, il est susceptible de prendre des valeurs signifiantes. Le
cercle, c’est ainsi le cercle de l’iris des yeux d’Ana, dans lequel Otto se
voit alors qu’il la regarde, morte. C’est encore le hublot à travers lequel
il observe la crémation du cercueil de sa mère. C’est aussi le cercle de
famille, puisque Otto et Ana s’embrassent pour la première fois alors
qu’ils habitent ensemble, au sein de la famille reconstituée par leurs
père et mère respectifs, au cours d’une scène où l’évocation du cercle
polaire joue un rôle majeur. En voix off, d’ailleurs, Ana qualifie la situation des adolescents après ce premier baiser d’après une localisation
métaphorique qui reprend ce même élément géographique : à l’intérieur
du cercle polaire. On voit la richesse de ce réseau, auquel il faudrait
ajouter les réflexions des personnages sur le cycle ou les cycles de la vie
— parcours du soleil, alternance de chaleur et de fraîcheur, de mort et
de renaissance — et l’intervention à l’image de l’arc ou du demi-cercle
— arc d’une jauge d’essence ou du portail au-dessus duquel volent des
avions en papier, arche d’un pont, courbe formée par deux jambes féminines flottant dans l’eau 23…
Pour interpréter le cercle dans ce film, il faut n’y plus voir seulement des éléments représentatifs, par exemple le cercle d’iris oculaires
ou le cercle polaire, pour le faire entrer dans un ou plusieurs réseaux
signifiants. La diégèse, organisée autour de coïncidences invraisemblables
et de la récurrence de scènes comme de situations, prend une dimension
énigmatique, qui suscite la recherche de significations. En même temps,
le spectateur ne peut maîtriser l’ensemble des réseaux du film, d’autant
que celui-ci, comme tout film, se déroule sans retour.
Dès lors, il semble difficile de rendre justice aux Amants du
cercle polaire, œuvre qui vaut par sa force de suggestion, et non pas la
clôture d’un discours à clé : non par une « idée simple », contrairement
à ce que je suggérais ci-dessus, citant Perec. Ce film qui tourne autour
de l’inceste interroge notamment les relations du désir et de la mort. Et
le romantisme désuet de la diégèse, par son artifice, donne une certaine
légèreté à ces questions graves.
De même qu’on peut estimer que la composition du film est très globalement symétrique,
on peut la trouver circulaire, en considérant par exemple la reprise de plans identiques
dans les séquences initiale et finale du film.
24
Voir notamment la note 9.
23
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CÉCILE DE BARY
Si l’ensemble du film est organisé autour de symétries — globales
et locales 24 — et de parallélismes — jeu des points de vue, reprises et
entrecroisements — on pourrait montrer que le palindrome, qui est aussi
éternel retour ou miroir, ne trouve pas de signifié propre, univoque. Il
est ainsi autant relié au danger — les nombreux accidents — qu’au rassurant narcissisme — ainsi de la famille se contemplant au miroir d’une
photographie. La forme ne représente pas seulement et fonctionne de ce
point de vue comme une lettre, à la signification dès lors indécidable.
Entraîné par le mouvement interprétatif provoqué par le film, le spectateur se trouve confronté à de l’ininterprétable, d’autant que les reprises
et les retours s’accompagnent de variations. En est représentative la
reprise finale de la première séquence — d’abord énigmatique — qui,
parce qu’accompagnée de changements perceptibles, ne clôt pas le film,
même matériellement.
D’après les exemples que nous avons observés, le non-sens
relèverait moins d’une impossibilité d’interpréter que d’une impression
de non-sens et d’une pluralité d’interprétations possibles, seulement
connotatives. De ce point de vue, le palindrome ne joue pas du non-sens
seulement parce que sa contrainte est littérale. De fait, la lecture du palindrome est par définition à double sens, d’où une impression de double
texte, qui échappe : derrière « L’ (eh, ça !) hydromel a ri, psaltérion »,
on peut entrevoir « [Le rôle erre] noir, et la spirale mord, y hache l’[élan
abêti] ». Plus encore, la connaissance de cette structure empêche la lecture.
Comme le dit David Bellos à propos de Perec : « lorsque l’on sait qu’il
s’agit d’un palindrome géant, on a tendance à ne plus voir que cette
structure palindromique 25 ». D’être géant, il empêche enfin la relative
maîtrise permise par les palindromes habituels. C’est ce que remarque
Philippe Dubois :
des effets surviennent de la longueur excessive de la figure : écartelée,
celle-ci ne tient plus en une ligne, en un axe unique que le regard
peut appréhender d’un coup comme unité dédoublée diamétralement.
Début des difficultés à repérer rapidement le centre, à savoir quelle
lettre est le double de quelle lettre, etc. Ouverture vers une littéralité
débordante 26.
Comme Medem, avec des moyens différents, Perec empêche toute
impression de maîtrise interprétative. À travers cet exemple, il apparaît
25
Georges Perec, une vie dans les mots, version française établie à partir de l’anglais
par Françoise Cartano et l’auteur, Seuil, 1994, p. 451.
26
Philippe Dubois, « La lettre et ses miroirs », dans Ecritures, systèmes idéographiques
et pratiques expressives, Le Sycomore, 1982, p. 184.
57
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
que la contrainte est un moyen de poser la question du sens, sur plusieurs
plans : en ce qui concerne le choix de la contrainte mais aussi en ce qui
concerne le texte contraint lui-même. Il faudrait étudier comment d’autres
textes oulipiens peuvent susciter des questions semblables, d’une autre
manière. On pourrait ainsi suivre la suggestion de Jean-Marie Gleize
qui évoque, à propos des Cent Mille Milliards de poèmes, « la mise en
mouvement aléatoire et infinie du sens (c’est-à-dire la mise en déroute du
sens, à la faveur de l’invention d’un dispositif logique-diabolique 27 »).
Dans le cas de Perec, l’importance accordée à la lettre explique
largement que le texte confronte ses lecteurs à des points de non-sens,
toujours partiellement réductibles par connotation. Si nous ne pouvons
nous empêcher d’interpréter, nous sommes conduits comme lecteurs à
tenter de comprendre des formes ou des lettres qui sont autant de nœuds
de signification en eux-mêmes a-signifiants.
De même, alors que Les Amants du cercle polaire n’est pas
contraint, il construit un réseau autour de formes qui deviennent énigmatiques si l’on ne s’attache qu’à leur valeur représentative. Ces formes
constituent des points de bascule entre l’image et le symbole. Ce film
onirique dont la diégèse témoigne d’une fascination pour la lettre 28
— également perceptible du fait de la présence d’intertitres — confronte
ainsi le spectateur au vertige d’une lecture qui échappe.
27
La Poésie, textes critiques : XIVe-XXe siècle, Larousse, coll. « Textes essentiels »,
1995, p. 555.
28
Ainsi de l’importance des lettres d’ « Ana », écrites par Otto, au sein d’un cercle.
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Élisabeth Chamontin
Les dessins animés de JET7
pour le Minitel
Modeste contribution
à une histoire de la création sous contrainte vidéotex
Situons d’abord les personnages du récit qui va suivre dans leur
cadre historique et technique : nous sommes à la fin de l’année 1984.
L’Internet n’existe pas — en tout cas pas en France — et le Web n’est
pas encore inventé. Mais le Minitel s’est installé, propulsé dans tous les
foyers français par l’usage des messageries roses et de la killer application que constitue « le 11 », l’annuaire électronique.
Dès 1985, avec l’apparition du « kiosque » et de ses paliers
tarifaires (le 3615 en particulier), une multitude de prestataires se développent autour des éditeurs de services vidéotex que sont à l’époque
le Parisien — encore libéré —, le groupe Hachette Filipacchi, Actuel,
Libération, mais aussi les distributeurs, les services publics, les SSII
et leurs agences de communication, elles aussi intéressées par l’argent
facile que promet ce nouveau média.
Au sein de l’équipe télématique du Parisien Libéré, dit familièrement le « PL », une bande de copains créatifs, parmi lesquels Stephen
Belfond (fils de l’éditeur Pierre Belfond) et Bertrand Dietz, se passionnent
pour les technologies de l’information et ce qu’on peut en faire d’un
point de vue littéraire ou ludique malgré — ou à cause — de terribles
contraintes techniques, liées à la norme vidéotex.
Bref ils font des exercices de style pas toujours compatibles avec
les nécessités économiques, mais le 3615 PL marche bien, porté par les
59
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
jeux, la voyance, les tests de QI et surtout les « messageries roses ».
En mars 1986, le marché se développant à grande vitesse, les copains
quittent le « PL » pour fonder la société JET7, fièrement autoproclamée
« conseil et grand couturier vidéotex », qui connut son heure de gloire
artistique et financière, quoique jamais médiatique.
Qu’est-ce que le vidéotex et quelles sont ses contraintes ?
Il est indispensable de le comprendre pour apprécier à leur juste
valeur les créations issues du délire collectif de cette bande d’amis.
Les terribles contraintes du vidéotex
La création de pages Minitel se heurte à deux contraintes
majeures : d’une part un réseau d’une extrême lenteur, qui ne
permet de recevoir au maximum que 120 caractères par seconde, d’autre
part la norme vidéotex — bizarre et difficilement compréhensible — qui
n’a jamais pu se développer en dehors de la France.
L’espace de création autorisé, l’écran du Minitel, se compose
d’un damier de 40 colonnes et de 24 rangées, définissant 960 cases dont
chacune ne peut contenir qu’un seul caractère, une seule « couleur » ou
plutôt nuance de gris, et un seul fond.
Même si en mode dit graphique, cette case peut se subdiviser en
six petits pavés — même pas égaux —, ce mode est si lourd en octets et
si lent à charger que ceux qui l’utilisent pour créer des pages d’accueil
ou des illustrations sont vite accusés de racket par les minitélistes qui se
voient facturer deux francs chaque minute de consultation. Le mode dit
graphique est de plus incompatible, dans une même case, avec le mode
dit alphanumérique qui prédomine donc.
La police de caractères du Minitel est une police à chasse fixe,
c’est-à-dire dont tous les caractères occupent la même largeur, qu’il
s’agisse d’un i ou d’un m. Elle est unique, ce qui empêche évidemment
de combiner, comme sur le papier, les caractères à empattements et les
caractères bâtons. Elle n’offre en outre qu’un seul corps, de la taille de
la case dans laquelle s’inscrit le signe. Toutefois (piètre consolation),
chacun de ces signes alphanumériques peut être affiché en « double
largeur », « double hauteur », et même avec ces deux attributs simultanément, ce qui permet au moins de faire des titres dignes de ce
nom. L’italique et le gras, petits « bonus » concédés, sont hideux, de
même que le clignotement, vite fatigant pour les yeux. Il est certes
possible de jouer avec huit nuances de gris, du blanc au noir. Ne
rêvons pas : une fois qu’on a commencé une ligne avec un fond de
gris, il est impossible d’en changer en cours de route ! On l’aura
compris, tous ces gadgets ne modifient pas la réalité : la contrainte de
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la norme vidéotex est vraiment terrible. « Sans doute
parce qu’elle a été élaborée par des ingénieurs de France
Télécom », suggère aujourd’hui Stephen Belfond avec un rien de perfidie.
Elle est d’autant plus terrible que les créateurs de l’époque
composent leurs pages à partir d’énormes machines « dédiées » appelées
composeurs vidéotex, formées d’un écran de télévision (le « moniteur »),
d’un lecteur de disquettes souples 9 pouces, et d’un clavier spécialisé
presque aussi long que celui d’un piano. La « page Minitel » est l’unité
de base ; on la crée avec le clavier sur le moniteur, puis on appuie sur
un bouton pour générer l’écran entier du Minitel, avec ses 24 rangées et
ses 40 colonnes d’un seul coup, de haut en bas et de gauche à droite. Si
la page ne convient pas, tout est à recommencer !
La révolution du Wysisyg
Aussi, lorsque Stephen Belfond rencontre dès 1984 Philippe
de Pardailhan, ex-grand-reporter radio, reconverti dans la technologie,
il s’enthousiasme pour les améliorations que celui-ci apporte à la composition vidéotex. La révolution de la souris est alors en marche avec
l’arrivée des premiers Macintosh. Au lieu de générer les pages entières, Philippe opère des sélections avec sa souris grâce à un logiciel
de son invention, et n’envoie sur le Minitel que des morceaux de page,
ce qui va beaucoup plus vite. Or, se dit Stephen, à partir du moment
où l’on n’envoie que des morceaux, on peut scénariser l’affichage
de la page... et à partir du moment où l’on peut le scénariser, on peut
raconter une histoire !
La deuxième innovation de Philippe de Pardailhan nécessite, pour l’expliquer, d’aller un peu plus avant dans la technique : les codes vidéotex transitent en effet sur le réseau
selon un format appelé code hexadécimal 1 qui est la vraie grammaire du
vidéotex. Avoir accès à ce code, c’est avoir accès au cœur même de
l’écriture vidéotex. Pour continuer la métaphore, c’est pouvoir
manipuler des « syllabes » et des « lettres » alors qu’avec la souris
on ne peut atteindre que des « mots », à peine des « syllabes », et que les
gros composeurs vidéotex ne permettent même pas d’accéder aux « mots ».
Pour la première fois, avec l’invention de Philippe, baptisée Graphitex, le
directeur artistique bénéficie d’un éditeur vidéotex Wysiwyg 2, qui traduit
le dessin et les lettres en code, à l’instar de ce que font aujourd’hui les
Qualifie la base seize, utilisée en informatique : 16 = 24 ; un caractère en hexadécimal représente
donc 4 bits. Les caractères utilisés sont les 10 chiffres, et des lettres (d’où le nom de « JET7 »).
2
Wysiwyg : prononcer en français ouiziouig. Acronyme de « what you see is what you
get », s’applique aux interfaces dites « conviviales » qui encodent automatiquement les
créations de leur utilisateur.
1
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
éditeurs HTML 3 pour les pages web, et qui raccourcit considérablement
le travail d’exécution.
Nous sommes en 1986. Forts de leur Graphitex et de leurs idées,
Stephen Belfond et Bertrand Dietz décident donc de quitter le « PL » pour
fonder leur propre société, JET7. Après quelques premiers tests où ils
parviennent à mettre en scène des escrimeurs qui « bougent » vraiment,
Bertrand passe à la vitesse supérieure et crée un dessin animé d’environ
soixante secondes, L’Amour sur une table basse. L’œuvre est présentée
à Philippe Jannet, autre ancien du « PL » passé chez Hachette Filipacchi,
qui s’enthousiasme pour l’innovation et en pressent les applications futures
comme leurs implications économiques. L’Amour sur une table basse est
publié sur le site de Lui où il « cartonne » au point que l’investissement
est amorti en un après-midi. Philippe Jannet fait alors travailler un graphiste d’Hachette sur trois épisodes tirés des Onze mille verges, le roman
d’Apollinaire, que
Roger Lajus, patron de
la télématique d’Hachette Filipacchi et
(mais est-ce vraiment
une coïncidence ? )
membre du Collège de
Pataphysique, décide
de placer sur l’ensemble des services
du groupe — 3615
LUI, 3615 SAVA,
3615 PENTHOUSE,
3615 NEWLOOK —,
alors leader du marché.
Devant le succès, neuf épisodes supplémentaires du roman sont commandés à prix plaqué or (un forfait de 10 000 F par épisode !), cette
fois directement à JET7 où travaillent les deux meilleurs graphistes de
l’époque, Thierry Keller et Sylvain Roume. Stephen et Thierry écrivent
ensemble les scénarios, très fidèles à l’œuvre, se permettant simplement
l’ajout de quelques « bulles », comme dans une bande dessinée.
Cette adaptation, qui fut la première des grandes réalisations
de JET7, se divise en douze épisodes qui durent en tout soixante-huit
minutes. Les décors fixes, suggérés mais somptueux, sont réalisés en
HTML : acronyme de « Hyper Text Markup Language ». C’est le langage de description
des pages web.
3
62
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mode graphique très long à télécharger, et ne sont donc utilisés qu’avec
beaucoup de parcimonie ; de plus, ils sont prévus pour ne s’afficher
qu’après les caractères numériques, de manière à ce qu’il se passe toujours quelque chose à l’écran.
Les personnages en mouvement dans ces décors sont, eux,
réalisés en mode alphanumérique, beaucoup plus léger. Une légèreté
nécessaire pour permettre le « mouvement », ou plutôt son illusion,
illusion obtenue en changeant la position des caractères aussi rapidement que le permet la vitesse du Minitel : 1200 bps ou bits par seconde. Dans l’exemple reproduit ci-contre, tiré des Onze mille verges,
le personnage du haut se déplace d’avant en arrière. Ce déplacement
forcément saccadé donne une impression de comique provoqué par la
connotation mécanique qu’il donne à l’acte sexuel.
Le succès est tel que très vite, la série devient la rubrique la
plus consultée après les messageries roses ! Il faut alors penser à la
suite. Ses deux graphistes ayant été totalement épuisés par leur exploit,
Stephen Belfond confie à une jeune femme repérée chez un concurrent,
Sophie Marin, la réalisation graphique du scénario de Justine de Sade sur
lequel il travaille. Sophie écrit directement en code hexadécimal, conçoit
ses animations en code
hexadécimal, pense littéralement en code hexadécimal. Elle est capable
de produire quinze à
vingt secondes de dessin
animé par jour. Ce n’est
pas sa seule qualité. Elle
introduit en effet dans
cet univers masculin une
sensibilité féminine qui
parvient à faire passer
sans douleur cette « histoire épouvantable »
qu’est Justine — selon les
propres termes de Stephen
Belfond —, sa légèreté créant un décalage très intéressant.
Dans la photo d’écran ci-dessus, on observe l’utilisation des parenthèses « ) » et « ) » pour les seins de profil du personnage de gauche
et des signes « < » et « < » pour ceux du personnage de droite, dont
le costume d’époque est orné de broderies en forme de pourcentages
« %%% ». Son imposante coiffure, elle aussi d’époque, est obtenue en
63
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
utilisant la fonction « double hauteur » sur une des parenthèses, « ) » ,
simple sur l’autre « ( ». « Les personnages de ce type, aux habits ornés,
étaient nettement plus lents à se déplacer, parce qu’ils utilisaient un plus
grand nombre de caractères, » raconte Sophie Marin. « On évitait en
général d’avoir à les bouger. Ou alors, on réservait ce genre de création
aux personnages secondaires. »
Les quinze épisodes — de quinze minutes chacun — génèrent
jusqu’à deux millions d’appels. L’œuvre est vendue à d’autres serveurs
Minitel que ceux d’Hachette et fait un moment la fortune des copains. Et
pourtant, pas une phrase de Justine — intertitres compris — qui ne soit
tirée de l’original, à part les bulles ! Il est difficile aujourd’hui d’imaginer
le succès public de ce Justine minimaliste, succès fait essentiellement de
bouche à oreille, car si la profession et le public en parlaient, la presse,
elle, brillait par son silence. À part un article de Philippe Jannet dans
New Look, mais il était juge et partie, rien, pas un article pour encenser
ou démolir les créations de JET7.
Pour Stephen Belfond, ce désintérêt — ou ce mépris — s’explique
certes par l’inculture technologique des journalistes de l’époque, mais
surtout par le fait qu’il s’agit de Minitel, c’est à dire de quelque chose de
français et de laid, par où la culture ne peut absolument pas passer, l’art
encore moins. Si le Minitel a selon lui une si mauvaise image, ce n’est
pas tant la faute des messageries roses que celle de France Télécom, qui
au lieu de faire de cette invention une norme ouverte utilisable partout
gratuitement, s’est toujours refusé à la publier. Les Américains ne s’y
sont donc jamais intéressés, or pour qu’une innovation technologique
marche en France, ne faut-il pas que les Américains s’y intéressent ?
Philippe Jannet, qui avait eu le premier l’intuition du succès
commercial de JET7, rejoint l’équipe en 1988 et modifie de manière appréciable les conditions financières de l’accord avec Hachette. Cependant
les créatifs, épuisés par Sade, passent — pour se reposer — aux antipodes, et tentent une adaptation d’Alice au Pays des Merveilles, qui ne
« marche » évidemment pas. On en revient donc dare-dare à la littérature érotique avec un ou deux épisodes de Salo, et cinq d’Histoire d’O.
Mais c’est une nouvelle traduction des Mille et une Nuits, récemment
parue, qui donne l’occasion à Stephen Belfond d’expérimenter une véritable approche d’éditeur. Il achète les droits de cette traduction et crée
deux versions (une hard et une soft), s’inspirant ainsi d’une expérience
marketing originale des éditions Belfond avec un roman de l’auteur
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uruguayen Mario Benedetti 4. Encore l’épithète hard ne s’applique-telle qu’au texte ou à l’imagination du lecteur. « Un vit, ce n’est après
tout qu’un tiret ou un point d’exclamation ! » remarque Stephen avec
philosophie. Et c’est le style de Sophie, tout en délicatesse suggestive
et orientale, qui va contribuer au succès de Chahrazade.
Ce s t y l e , q u i v a r i e d ’ u n a u t e u r à l’autre, est pour
Stephen Belfond la preuve qu’il y a « quelque chose au-delà de
la technique ». « Chez Sylvain le trait est dur, parfois méchant,
va droit au but, est empreint de son humour noir épouvantable » explique-t-il. Chez Sophie, au contraire, la sensualité et l’humour léger,
sans méchanceté, dominent. Aujourd’hui encore , Stephen reconnaît
au premier coup d’œil qui
a créé quoi. Pourtant, les
« matériaux » utilisés sont
les mêmes. Le personnage
masculin type de JET7,
très stylisé, filiforme,
est toujours formé d’une
tête en « O », de jambes
faites chacune avec
deux barres verticales
« | » l’une au dessus de
l’autre, ou si la jambe est
repliée, d’un caractère « > » ou « < » ; avec une exception pour les personnages de nains, utilisés dans Justine pour remplacer les enfants, à cause des
problèmes de censure. Le corps parfois formé de ces mêmes barres, est le plus
souvent absent, simplement suggéré par la position des bras formés comme
les jambes d’un caractère « < » ou « > » en double hauteur, ou de l’association d’un slash avec un tiret, ou encore par la présence d’un col en
V sous lequel figure un bouton en forme de point. Lorsque le personnage
mâle est nu (et en forme), son sexe est représenté par le tiret « - », redoublé pour l’action si le scénario l’exige.
4
La Trêve (La tregua, 1960), roman, traduit de l’espagnol par Annie Morvan. Éditions
Pierre Belfond, « Littératures étrangères » et « Grands romans », 1982, 1996. Chose
rare, ce roman avait été édité simultanément dans la collection « grands romans »
avec un objectif de ventes à 10 000 exemplaires, l’histoire pouvant être comprise au
premier degré comme une « love story » un peu triste, et dans la collection « littérature
étrangère » plus élitiste (2000 exemplaires espérés), à cause de son écriture élaborée. Le
succès de l’opération, 15 000 ventes grand public et 3 000 élitistes, avait satisfait tout le
monde et avait marqué Stephen Belfond.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Le personnage féminin type a les mêmes
membres que le masculin, — sauf celui-là. Son corps
est simplement évoqué par des seins plus ou moins
majuscules de face et plus ou moins pointus de profil,
et par le nombril, un point. Lorsque la dame exécute
une danse lascive, comme dans Chahrazade, le déhanchement est
traduit par la suppression de la barre verticale de la cuisse et l’apparition
d’une parenthèse pour la ligne de hanche… Sophie, seule femme de
l’équipe, ajoutait en effet son grain d’humour graphique à ce qui aurait
pu devenir assez sexiste si la « bande de garçons immatures » qu’elle
décrit était restée entièrement livrée à elle-même. Malgré
l’absence d’yeux et de nez, impossibles à représenter dans
la mesure ou la tête vue de face est faite d’un seul caractère
— parfois un tiret joint au O de la tête tient lieu de nez, vu
de profil —, les « visages » paraissent très expressifs : cela
tient selon Sophie au rythme imposé aux images pour produire le mouvement, ainsi qu’aux « bulles », pleines d’onomatopées,
de points d’exclamation ou d’interrogation, qui les accompagnent.
Bien que d’après Stephen Belfond il n’existe pas un seul caractère alphanumérique qui n’ait été utilisé dans les créations de JET7, on
retrouve quand même avec une fréquence significative les signes
suivants :
— les slashes : « / » et « \ » ;
— le symbole « ° » pour les seins (petits) ;
— la barre verticale « | » ;
— le tiret « - » et l’underscore « _ » ;
— le point « . » (pour le nombril) et les deux points « : » ;
— le zéro « 0 » ou le O, majuscule ou minuscule pour la tête,
parfois agrémentée d’un chapeau, « ô » , d’une queue de cheval
« / » ou d’une autre coiffure ;
— les parenthèses « ( » et « ) » ;
— les signes mathématiques « < » et « > » ;
— quelques lettres comme V, W, Z, M ;
— les chiffres, comme le 7 (cf. plus loin le tandem de la
RATP) ;
— des signes ornementaux comme %, *, @ .
La stylisation extrême du dessin de JET7, qui n’est pas
sans rappeler celle de la « linea » d’Osvaldo Cavandoli pour la télévision, apparaît dans leur interprétation du fameux gag du personnage qui marche sur un râteau, ici interprété en flip book en haut
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à droite des pages impaires de cet article et du suivant. Les perecquiens noteront avec intérêt que les dents du râteau sont symbolisées par
un W. Le noir au blanc du cartoon initial a été ici inversé pour permettre
une meilleure lisibilité du flip book. Même stylisation dans ce tandem,
une commande destinée à illustrer les pages « location de vélos » du
3615 RATP : peut-on faire avec moins ? Le tandem y est réduit à ses
deux roues plus un « 7 » pour figurer le guidon et… signer discrètement
l’œuvre, mais il roule ! Les deux personnages utilisent classiquement le
« 0 », les « - », les « \ » et les « > » en double hauteur. Seul
celui de derrière a une colonne vertébrale, en forme de barre
verticale. En tout douze caractères seulement sont utilisés. La
RATP avait également commandé plusieurs dessins animés
à JET7 via Triel, une agence de communication spécialisée,
afin de distraire le minitéliste pendant le temps d’attente de sa recherche
d’itinéraire.
L’ironie autoréférente, associée à la simplification extrême, est illustrée par ce dessin animé très court
(minitoon) dans lequel les personnages discutent simplement du cadre
dans lequel ils se trouvent, c’est-àdire de l’écran noir du Minitel, dans
l’angle droit duquel s’inscrit un « C »
lorsque le Minitel est connecté, ou
un « F » comme « fermé » lorsqu’il
est déconnecté.
On retrouve le même humour autoréférent et la même
économie de moyens dans le minitoon de la poule qui pond un « 9 »
67
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
(Ill. ci-contre). À de nombreux
égards, l’art de JET7 s’apparente
à ce qu’on appelle aujourd’hui sur
l’Internet « l’art ASCII 5 », et pour
cause : le matériel utilisé — les
caractères alphanumériques — est
le même. Mais l’art ASCII reste,
lui, essentiellement statique, malgré quelques tentatives, appelées
« cinéma ASCII », d’animer des séquences par le défilement page down
de l’écran, et qui n’ont jusqu’à présent trouvé ni leur créateur de génie,
ni un vrai public.
Le succès, les copains de JET7 l’ont connu, mais il s’agit d’un
succès éphémère, car le CTA 6, vers 1989-1990, avertit officieusement
puis de manière plus solennelle les serveurs qui diffusent les dessins
animés de JET7 qu’ils encourent la fermeture pure et simple. Les enjeux
financiers étant considérables, les éditeurs obtempèrent et c’est la fin
de la belle aventure. La censure aura donc eu raison de la créativité de
JET7, ce qui ravit rétrospectivement Stephen Belfond :
« Moi qui ai rencontré Losfeld de son vivant, qui connaît très bien
Claude Tchou ou Pauvert, je suis très fier de faire partie de leur cercle,
et d’être le dernier éditeur censuré ».
Le dernier éditeur censuré est aujourd’hui à la tête d’une entreprise de conseil et réalisations informatiques, il a gardé à ses côtés
l’inventeur de génie et la graphiste qui pensait en hexadécimal. L’éditeur
télématique et pataphysicien goûte une retraite méritée tout en gardant
quelques activités professionnelles et un bureau sur les Champs-Élysées.
Le commercial intuitif dirige les activités Internet d’un quotidien économique. Mais tous gardent un souvenir émerveillé de l’aventure, dont
il reste concrètement les œuvres intactes, précieusement conservées par
Stephen Belfond, et aujourd’hui en partie visibles sur le site de Formules
à l’adresse http://www.formules.net, section « Formules n° 9 ».
ASCII : Acronyme de « American Standard Code for Information Interchange », code
de représentation numérique des caractères pour qu’ils soient compris par les ordinateurs.
6
CTA : Comité de la Télématique Anonyme. le CTA rendait des avis à la demande des
opérateurs, du Président du Conseil supérieur de la télématique ou des fournisseurs de
services. Avec le déclin du Minitel, son rayon d’action s’est aujourd’hui restreint aux
services Audiotel, en liaison ou non avec Internet.
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Nicolas Wagner
Quand lire, c’est voir
Calligrammes, carmina figurata, poèmes carrés, poèmes hétérogrammatiques, acrostiches : certaines contraintes d’écriture ne se
contentent pas d’être visibles, mais se font voyantes. De semblables
modélisations ostentatoires de la textualité ont dès lors de fortes
chances, contrairement à d’autres procédés compositionnels discrets
voire secrets, de se constituer aussi en contraintes de lecture, de devenir
les embrayeurs d’un véritable pacte de lecture (à) contrainte. Ce sont les
modalités et les enjeux pragmatiques d’une telle modification du protocole de réception des textes littéraires qui retiendront ici l’attention.
Cette étude devrait permettre de dégager certaines tendances perlocutoires
susceptibles de s’appliquer également à d’autres types de contraintes
moins spectaculaires.
Un exemple concret servira de point de départ à la réflexion.
Soit la page de titre du roman épistolaire de John Barth intitulé Letters,
reproduite au verso 1. Il s’agit là d’un cas particulier de calligramme qui,
par la disposition réglée des signes linguistiques, en construit un autre,
fédérateur et englobant : les mots et les lettres de ce texte programma1
John Barth, Letters, New York, Putnam, 1979, « Page de titre ». En voici la retranscription
linéaire : « An old time epistolary novel, by seven fictitious drolls and dreamers, each of
which imagines himself actual. »
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
tique hypercontraint 2 dessinent le mot « lettres » qui donne son titre à
l’ouvrage. Mais ce qui importe surtout ici, ce n’est pas tant la multiplicité
ou la complexité des contraintes maîtrisées que les conséquences stratégiques et perceptives d’une telle réformation de la textualité. Ce qui,
au premier chef, attire le regard, suscite la curiosité et l’intérêt, c’est
en effet la duplicité « graphico-visuelle » 3 de l’énoncé. L’impact de ce
dédoublement textuel sur les modes de réception des lecteurs-spectateurs
mérite dès lors quelque attention. Comme tout calligramme, ce texte use
d’une technique pointilliste, où les lettres se substituent aux points ou aux
taches de couleur, ce qui le situe d’emblée dans l’entre-deux des pratiques scripturale et picturale, et le transforme en un mobile textuel
anamorphique, pareil à « ces dessins de magazines pour enfants, où
une même figure représente, selon l’angle sous lequel on la regarde,
tantôt, de trois quarts, les traits souriants d’une jeune femme aux longs
cheveux flottants, tantôt, en gros plan, ceux d’une horrible vieillarde à
l’allure de sorcière » 4. Les limites, d’ordinaire clairement posées, entre
Au-delà ou en deçà de son évidente structuration calligrammatique, cet énoncé se compose
de quatre-vingt huit lettres qui renvoient aux quatre-vingt huit « lettres chapitres » du roman,
et dispose en acrostiche les sept premières lettres de l’alphabet.
3
Voir Jan Baetens, « Le transscripturaire », Poétique n°73, février 1988, pp. 51-70 ; p.51 :
« S’il est à même de décrire, voire d’inclure, des référents visuels, si, davantage encore que la
langue, il peut être envisagé dans ses rapports très divers avec l’espace, le texte s’offre d’abord
à la vue dans sa matérialité scripturaire comme un ensemble de signes tracés sur un support
déterminé. Dimension typographique souvent neutre (ou plutôt jugée telle), au point même
de se faire dans bien des cas presque invisible. Dimension toujours ouverte néanmoins à une
activation textuelle, soit que s’explorent les possibilités plastiques des signes pleins ou vides
(car les blancs, ici, « assument l’importance »), soit que la recherche porte sur leur disposition
sur le support [...]. Suite à Jean Gérard Lapacherie, nous utiliserons le mot grammatexte pour
désigner l’écrit qui accentue ce champ graphico-visuel [...]. » Voir également Jean Gérard
Lapacherie, « De la grammatextualité », Poétique n°59, 1984, pp. 283-294.
4
Marcel Bénabou, Jette ce livre avant qu’il soit trop tard, Paris, Seghers, 1992, collection
« Mots », p.180.
2
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l’activité de lecture et la contemplation d’une image ou d’un tableau, se
trouvent donc ici brouillées, voire effacées, seule la perception globale
ou synthétique de la forme générale, de la silhouette ou des contours
(icono)graphiques du texte autorisant désormais la perception et le décryptage de cet autre texte né de la conglomération géométriquement
réglée des signes qui composent l’énoncé linéaire. Et le déchiffrement
de cet énoncé, lui-même déstructuré par sa distribution grammatextuelle
contraignante et aliénante, se heurte à son tour à divers obstacles pratiques,
les récepteurs devant abolir ou restituer les espaces qui, surajoutés ou
supprimés, faussent sa segmentation syntagmatique et compromettent
sa lisibilité. Les lecteurs, ainsi obligés d’adopter physiquement un autre
regard, un nouveau point de vue, habituellement réservés à la réception
d’autres objets artistiques, sont donc amenés, si ce n’est à assimiler cet
artefact aux productions esthétiques dont il usurpe ou se réapproprie le
protocole de « lecture », du moins à l’en rapprocher en le considérant
lui aussi comme une « chose », un support ou une surface plane dont
les ornements, le tracé et la matière constitutive représentent (au moins
pour une part) l’essence ou l’idéalité, bref, comme un objet ancré dans
le monde réel. Les gestes concrets qui accompagnent et surmédiatisent
eux aussi le déchiffrement de cet énoncé démultiplié, les manipulations
du volume que doivent effectuer les lecteurs pour accéder à ses différents
niveaux, notamment en éloignant le texte de leurs yeux pour en mieux
faire ressortir les latences calligrammatiques, prolongent cette homologie entre la réception de l’anamorphose textuelle et de ses équivalents
iconiques ou picturaux, imposant par exemple aux spectateurs de se
déplacer autour de la toile pour en découvrir les jeux de perspective, et
achèvent surtout de réintroduire en toute conscience les récepteurs, et le
texte ainsi manié, dans le champ du réel.
Les principales répercussions stratégiques et pragmatiques de
cette réification de la textualité, telle l’immédiateté de la perception
et de l’identification des contraintes utilisées, le bouleversement des
habitudes de lecture des récepteurs, et la réinscription du texte et de ses
lecteurs dans la réalité tangible, s’observent également, encore exacerbées, depuis les seuils interchangeables du bref récit de Jacques Jouet,
judicieusement intitulé Annette et l’Etna 5. Ce texte, conformément à la
réversibilité palindromique programmée et annoncée par son titre, se
compose de deux « Première(s) ou seconde(s) partie(s) », dotées chacune
de leur propre couverture (une photographie et sa reproduction en négatif),
cohabitant tête-bêche à l’orée de cet ouvrage à double entrée. En ouvrant
6
Jacques Jouet, Annette et l’Etna, Paris, Stock, 2001, collection « Vice-verso ».
73
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
— ou avant même d’ouvrir — ce livre dédoublé, les lecteurs, potentiellement déconcertés, ne sont pas seulement conduits par ces spécificités
structurelles exhibées et ce mode de présentation déviant à réintroduire
dans le monde réel le texte qu’ils tiennent entre leurs mains, mais sont
également contraints de réintégrer à leur tour l’espace concret dans
lequel a lieu le face à face qui les oppose ou les unit à cet objet livresque
inédit, tout en s’interrogeant sur le pacte de lecture insolite et inhabituel
qui leur est ainsi soumis, invalidant leurs réflexes de déchiffrement les
plus profondément ancrés, révoquant leurs habitudes de réception les
plus solidement établies. La spectaculaire réformation palindromique de
la matérialité du volume déclenche non seulement une redécouverte de
la réalité physique de l’ouvrage, mais aussi et surtout une mise en échec
concomitante, voire préliminaire, des stratégies de lecture préétablies qui
guident d’ordinaire les récepteurs dans leur parcours linéaire, ici arrêté
à la lisière du texte, dont les portes, en se démultipliant, se dérobent
aux approches machinales, dont l’accès, en dédoublant ses voies, se
refuse aux voyageurs routiniers. La résurgence ou la revalorisation de
l’être-là pluridimensionnel de l’objet textuel ainsi imposé aux yeux
des lecteurs est en même temps la marque de la nécessité d’adopter un
nouveau regard sur le texte, la manifestation d’une nouvelle donne ou
d’un nouvel ordre textuels qui réclament un changement de perspective
ou une autre manière de lire, adaptés aux spécificités différentielles et
oppositionnelles de l’énoncé, responsables, par leur disqualification des
cheminements pragmatiques traditionnels, de cette paralysie ou de cette
stase momentanée de la progression lectorale. Ce que le lecteur apprend
ici par ses hésitations, c’est que le texte sur la matérialité duquel il s’est
penché, alerté ou arrêté par quelque particularité imprévue, n’est pas
fait comme les autres, et ne se lit donc pas (ou ne se laisse donc pas
lire) comme les autres, mais exige une accommodation pragmatique et
stratégique.
Cet avertissement adressé aux lecteurs par la mise en spectacle de
certaine propriété structurelle ou matérielle de l’énoncé immédiatement
accessible à la perception et à la compréhension peut se faire moins
agressif ou disruptif, et se muer en un simple accompagnement de l’activité
de lecture (de la contrainte ou du texte contraint). C’est ce qui s’observe
notamment dans les Alphabets 6 de Georges Perec, où, comme le souligne
Mireille Ribière 7, la double présentation des poèmes hétérogrammatiques
Georges Perec, Alphabets (176 onzains hétérogrammatiques), Paris, Galilée, 1976, collection
« Ecritures/Figures ».
7
Mireille Ribière, « Alphabets : de l’exhibitionnisme en littérature », Cahiers Georges Perec
I (Actes du colloque de Cerisy du mois de juillet 1984), Paris, P. O. L., 1985, pp. 134-145.
6
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contribue à visualiser la contrainte. Ces poèmes, rappelons-le, sont
composés (à partir) d’un carré de onze lettres sur onze (les dix lettres
les plus fréquemment employées en français, ESARTINULO, plus une
variable), chaque ligne devant comporter chacune de ces onze lettres
disposées dans un ordre différent, l’articulation de ces lignes successives
devant former pour finir un énoncé cohérent. Dans ce recueil, chaque
poème bénéficie d’une double mise en page qui offre à la vue le texte
linéaire accompagné du carré génératif reproduit en regard. Ces deux
facettes du même énoncé contribuent ainsi à s’éclairer mutuellement, le
texte du poème proposant la traduction ou la transposition linéaire du
carré, tandis que le carré fournit le mode d’emploi, la « recette » ou la
fiche technique du texte. Les lecteurs peuvent donc appréhender d’un
seul coup d’oeil la complexité exhibée du poème, redéfini par cette mise
à nu des ses mécanismes et de ses rouages comme « expansion totale de
la lettre » (Mallarmé), comme art combinatoire et art graphique.
Une telle mise en page semble optimale, et il est dès lors tentant
de déplorer les pertes inhérentes aux deux autres modes de présentation
également adoptés par l’auteur. La suppression de l’un des pans d’un
semblable diptyque risque en effet de compromettre la lisibilité du poème
ou de la règle qui le définit. Ainsi, lorsque c’est uniquement la disposition
en carré qui est retenue, comme dans les Ulcérations 8, la désignation
du principe hétérogrammatique est toujours parfaitement opérante, mais
le déchiffrement de l’énoncé pareillement mis en pièces devient plus
difficile et laborieux, tandis que lorsque la seule variante linéaire du
texte est proposée aux lecteurs, comme dans les poèmes de La Clôture 9,
la construction sérielle du discours disparaît, sa lisibilité se perd, et la
contrainte retombe dans l’espace du génotexte, où elle ne constitue plus
qu’un échafaudage délibérément retiré de la façade achevée de la textualité, dont les lecteurs n’ont plus vraiment de raison de rechercher les
traces volontairement effacées.
Ces quelques réserves ou regrets sont cependant limités : dans
les Ulcérations, l’absence de retranscription linéaire du texte ne fait que
freiner la lecture, mais ne l’arrête ou ne l’appauvrit nullement ; quelques
efforts supplémentaires sont seulement demandés aux récepteurs. Et
surtout, dans La Clôture, où l’oblitération du schéma hétérogrammatique
peut paraître plus problématique ou dommageable, la simple caractérisation générique du texte, la seule mention paratextuelle de la règle
Georges Perec, Ulcérations, in La Bibliothèque Oulipienne n°1, repris dans Oulipo,
La Bibliothèque Oulipienne, Volume 1, Paris, Editions Ramsay, 1987, Paris, Editions
Seghers, 1990, pp. 1-15.
9
Georges Perec, La Clôture et autres poèmes, Paris, Hachette / P. O. L., 1978.
8
75
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
générative utilisée, ou même, à la rigueur, la connaissance de seconde
main de la contrainte employée, et la relation intertextuelle qui unit ces
poèmes aux Alphabets et aux Ulcérations du même auteur, peuvent
suffire, isolément ou conjointement, à pallier la disparition du tableau
ou graphique explicatif. Voir ou savoir, depuis les seuils du recueil,
que les poèmes de La Clôture sont des poèmes hétérogrammatiques, et
connaître, ne serait-ce qu’approximativement, les règles de ce jeu
formel, devrait en effet permettre de modifier le protocole de lecture de
ces énoncés, et ainsi déboucher sur les mêmes conséquences pragmatiques, stratégiques et évaluatives que celles qui résultaient de l’exhibition
détaillée des arcanes de la création. Certes, les lecteurs ne prendront
sans doute pas la peine de reconstruire eux-mêmes cette grille d’écriture
dérobée à dessein 10 à leurs regards, mais, sur la foi des éléments paratextuels précédemment recensés, ils sauront qu’elle existe, et ce
savoir suffira à bouleverser leur rapport aux textes, qu’ils recevront et
apprécieront à la fois « comme des poèmes, comme des comptines » et
« comme des exploits », comme des prouesses formelles, cette duplicité
perceptive et évaluative répondant ainsi à la duplicité structurelle et fonctionnelle de l’énoncé, que celle-ci soit ou non implicite ou simplifiée.
Mais cette alternative entre une exhibition littérale et une
simple suggestion de la règle, aux répercussions globalement similaires,
ne s’offre pas cependant à tous les textes contraints : certains d’entre
eux usent en effet de procédés qui ne peuvent pas faire l’objet d’une
telle mise en spectacle, et voient dès lors leur lisibilité, leur réception
effective et leur interprétation principalement soumises à quelque
indication (pré)liminaire ou marginale. C’est notamment le cas des
poèmes anagrammatiques, dont aucune disposition spécifique ne
saurait « traduire », révéler ou visualiser le principe combinatoire.
Bien sûr, certains effets d’assonance et d’isométrie (chaque vers comporte nécessairement un même nombre de signes, mais non d’espaces),
peuvent alerter les lecteurs, mais en l’absence de toute opportunité de
soulignement ou d’illustration grammatextuels, une caractérisation
générique apparaît comme la principale (res)source et le premier embrayeur
d’un déchiffrement conforme aux particularités de l’énoncé.
10
Sur les motivations de cette suppression, voir notamment « En dialogue avec l’époque,
Patrice Fardeau s’entretient avec Georges Perec », France Nouvelle n°1744, 16-4-1979,
p.48 : « [...] dans la Disparition, le procédé était affiché, et ça créait, d’une certaine
manière, une barrière. J’ai ce sentiment plus net encore avec Alphabets. Dans Alphabets
les lecteurs n’ont pratiquement jamais lu les poèmes comme des poèmes, comme des
comptines, mais comme des exploits, et ça, c’est très gênant. » (Cité par Mireille Ribière,
op. cit., p.134).
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NICOLAS WAGNER
Néanmoins, la présentation des échafaudages du texte assumait
une double fonction qu’une simple indication de genre, éventuellement
relayée ou suppléée par une séquence métatextuelle, ne peut remplir
qu’à demi. La mise à nu des rouages de l’énoncé permettait en effet une
désignation et une saisie immédiates de la contrainte mobilisée, tout en
autorisant l’économie d’une vérification détaillée du respect de la règle
annoncée. Si elle joue bien le même rôle d’explicitation du procédé
employé, une dénomination générique laisse cependant à la charge des
lecteurs cette opération de contrôle de la validité et de l’authenticité de la
pratique déclarée. Mais cette procédure d’expertise s’avère fréquemment
impraticable, excédant les capacités ou la simple bonne volonté de la
plupart des récepteurs, et débordant le cadre d’activités de la lecture littéraire. Ainsi, pour reprendre l’exemple des poèmes anagrammatiques,
un lecteur averti par quelque mention paratextuelle des modalités de
composition et de fonctionnement du texte devrait, pour juger par luimême de la réalité du phénomène, s’assurer crayon en main que chaque
vers est effectivement formé de la même série limitée de caractères. Un
tel exercice comptable ne saurait s’intégrer au protocole de réception
d’un texte poétique. Face à cette aporie pragmatique, la désignation
générique accompagnant et définissant l’énoncé accède dès lors par
défaut au statut d’« appellation contrôlée », qui débouche sur l’instauration d’un pacte de lecture à contrainte lui-même fondé sur un « contrat
de confiance » passé entre l’auteur et les lecteurs dans les marges du
paratexte. Ainsi, en lisant les Formes de l’anagramme de Michelle
Grangaud, ou les autres productions de l’auteur, également porteuses
d’un même sous-titre rhématique 11, les récepteurs sont appelés à se
fier à cet effet d’annonce, et à modifier ou adapter en conséquence leur
relation aux textes dont la matérialité est censée obéir à une telle
structure combinatoire contraignante.
Bien sûr, comme tout contrat, celui-ci peut faire l’objet de
ruptures ou de fraudes. Certaines falsifications sont toujours possibles.
On peut par exemple imaginer qu’un auteur facétieux ou peu scrupuleux
choisisse de donner à lire comme des poèmes anagrammatiques des
textes qui ne respectent qu’approximativement ce principe. Dans de
telles circonstances, à moins que la supercherie ne soit par trop visible,
ou dénoncée publiquement, ces faux auraient de fortes chances d’être lus,
reçus et évalués comme de vrais poèmes anagrammatiques, ce qui suffit
à (dé)montrer l’efficacité perlocutoire et la force de persuasion de ces
Voir notamment Michelle Grangaud, Formes de l’anagramme, La Bibliothèque Oulipienne
n°75, Montreuil, 1995 ; Memento-fragments (anagrammes), Paris, P. O. L., 1987 ; Stations
(anagrammes), Paris, P. O. L., 1990.
11
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indications génériques, qui jouent à elles seules (ou presque) le rôle de
mode d’emploi et de guide de lecture des textes qu’elles accompagnent,
prédéterminent et définissent.
Quelque fragile ou précaire qu’il puisse paraître, ce contrat de
lecture à contrainte, établi à partir d’indices déterminants qui permettent
de faire l’économie d’une analyse détaillée des procédures désignées,
peut également s’appliquer à une autre catégorie de textes contraints
qui, par leurs spécificités différentielles, semblent a priori s’opposer
à une telle approche distanciée. Il s’agit de l’ensemble des énoncés
qui, sous la surface du texte linéaire, procèdent à l’inscription d’un
autre texte aux modalités d’écriture et de déchiffrement divergentes.
Il y a évidemment quelque paradoxe à prétendre que de tels textes, qui
prennent la peine de ménager un dédoublement ou une démultiplication
de leurs formes et significations, qui insèrent dans leurs profondeurs
ou leurs interstices un énoncé différent lui aussi destiné à être repéré,
lu et interprété, puissent également s’ouvrir à un mode de réception
précisément fondé sur une éviction ou un évitement des pratiques de
vérification, d’exploration et d’exhumation minutieuses ou exhaustives
de semblables latences. C’est pourtant une telle contradiction apparente
que vient ratifier l’expérience concrète de la lecture des textes.
Le cas des textes cryptés tautologiques 12, qui reproduisent sous
une autre forme tout ou partie de l’énoncé de surface, confirme cette
hypothèse tout en en atténuant d’ailleurs l’aspect paradoxal. Que l’on
songe par exemple au grand « Palindrome » de Georges Perec 13. La
lisibilité de la contrainte est en l’occurrence assurée par une multiplicité
d’indices congruents, paratextuels (la qualification générique de l’énoncé,
suivie d’une brève définition ; le « titre », simple inversion illisible
de la clausule) et métatextuels (« Trace l’inégal palindrome [...], lis à
vice-versa. »). Pourtant, quels sont les lecteurs réels qui, ainsi avertis,
prendront la peine de suivre pas à pas « les chemins qui leur ont été
ménagés dans l’oeuvre », en lisant d’abord l’énoncé de gauche à droite,
Sur cette opposition entre énoncés cryptés tautologiques et cryptographiques, voir Jean
Starobinski, Les Mots sous les mots (Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure), Paris,
Gallimard, 1971, collection « Le Chemin », p.146 : « Les hypogrammes de Saussure sont
la plupart du temps tautologiques : ils nous offrent, à l’état dispersé, des noms qui figurent
selon leur élocution normale à l’intérieur même du poème. Et voici qu’avec le nom de
la maîtresse de Filippo, l’hypogramme prend un aspect cryptographique. Ferdinand de
Saussure, toutefois, ne s’est pas perdu dans la recherche des secrets dissimulés. Son idée
directrice n’était pas que les poèmes disent plus que ce qu’ils avouent ouvertement, mais
qu’ils le disent en passant nécessairement par un mot-clé, un nom-thème. »
13
Georges Perec, « Palindrome », in Oulipo, La Littérature potentielle, Paris, Gallimard,
1973, collection « Folio essais » n°95, pp. 97-102.
12
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NICOLAS WAGNER
puis en remontant laborieusement de la dernière à la première lettre du
texte ? Pareille fidélité (servilité ?) aux directives de lecture de l’énoncé
serait non seulement fastidieuse, mais également dépourvue d’intérêt
comme de réelle pertinence : le texte, quel que soit le sens de lecture
adopté, est contractuellement destiné à demeurer le même, et le déchiffrer de manière linéaire, de gauche à droite et/ou de droite à gauche,
n’est sans doute pas le meilleur moyen d’apprécier le dédoublement
« instantané » ou la duplicité immédiate dont il participe à chaque instant.
Aussi la majorité des lecteurs se contenteront-ils, par paresse ou par
sagacité, de vérifier ou d’expérimenter concrètement la réalité de la
contrainte sur quelques échantillons restreints (notamment liminaires
et/ou terminaux) du texte. Ainsi munis des preuves nécessaires, et faisant
confiance à l’auteur, ils pourront ensuite lire cet énoncé dans le sens et
l’ordre habituels, en gardant toutefois constamment à l’esprit la démultiplication formelle et signifiante propre à cette création, incessamment
rappelée par les traces manifestes et omniprésentes de ce surcodage
vertigineux, et en adoptant donc une posture de réception réflexive et
distanciée engendrée par cette seule conscience du travail souterrain mais
continuellement affleurant de la contrainte.
La relation tautologique qui unit le texte de surface à sa réduplication cryptée peut cependant apparaître comme la seule légitimation
valable d’un pareil mode de lecture. Lorsque le texte caché ne partage
ni la forme de son expression ni la forme de son contenu avec l’énoncé
linéaire qu’il (dé)double et concurrence, il serait tentant de considérer
qu’un tel survol n’est plus possible. Puisque le texte, par ce nouveau type
de démultiplication, « en dit plus que ce qu’il avoue ouvertement », les
lecteurs semblent invités à prendre connaissance par eux-mêmes, et dans
le détail, de ces « secrets dissimulés ». Pourtant, là encore, une même
lecture oblique ou biaisée, qui refuse d’obéir littéralement aux injonctions
pragmatiques de l’énoncé, ou préfère apporter aux sollicitations du texte
d’autres réponses que celles qu’elles réclamaient, s’avère non seulement
réalisable et acceptable, mais pleinement opératoire, et particulièrement
opportune. La simple détection, la rapide identification de ces procédures
cryptographiques, éventuellement accompagnées de quelques vérifications ponctuelles, produiront en effet globalement les mêmes effets
qu’un déchiffrement exhaustif de ces textes cachés, en déclenchant une
accommodation stratégique ou une modification de la manière de lire,
adaptée aux spécificités structurelles et fonctionnelles du discours ainsi
repérées. Et cette approche apparemment désinvolte, voire négligente,
n’entraînera aucune réelle perte de sens : certes, le « message secret »,
le sens contingent du texte caché sera ignoré, quoique souvent soup-
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
çonné ou partiellement deviné, mais la signification transcendante d’une
telle pratique d’écriture, appelée à réformer la lecture, sera quant à elle
parfaitement perçue et activée. Ce qui importe en effet dans de telles
constructions, ce n’est pas vraiment ce que dit le texte caché, mais c’est
qu’il le dise, et la façon dont il le dit.
Dans Le Théâtre des métamorphoses de Jean Ricardou, un chapitre (« Improbables strip-teases ») est ainsi parcouru par un texte crypté
qui fera l’objet d’une explicitation et d’une retranscription linéaire dans
un chapitre ultérieur (« Principes pour quelques transformations »), où
l’auteur procède lui-même à l’analyse détaillée de ce phénomène et de ses
effets supposés. Puisque Jean Ricardou s’est ainsi chargé d’accompagner
son texte de son propre mode d’emploi et de sa théorisation, il ne reste
plus ici qu’à lui laisser la parole :
« Tout se passe comme si, interdite à l’orée de la phrase, la majuscule
se prenait à surgir, multiple et différente, en maints lieux inattendus.
[...] Ce qui a quelque chance d’advenir, dès lors, chez plusieurs, c’est
la curiosité de mettre ensemble, suivant l’ordre de leur venue, toutes
ces majuscules spectaculaires, et de les réunir bientôt, après de menus
tâtonnements prévisibles, selon le groupe de certains mots. Ce qui est
ainsi en passe de survenir, en somme, c’est que le lecteur se prenne
à écrire. [...] S’il est astreint, de la sorte, alignant patiemment les
lettres détectées, à ce quelque peu d’écriture, le lecteur s’est mis en
posture de bien saisir le critère des choix : ce qui, dans les lignes d’
« Improbables strip-teases », permet d’élire les lettres dignes d’une
promotion majuscule, ce sont diverses phrases venues d’ailleurs. Ou,
si l’on préfère, ce qui bat en brèche, ici, le représentatif, n’est rien de
moins que l’actif d’un acrostiche ostentatoire : l’inscription éclatante,
en archipel, dans tel texte, d’un texte différent. » 14
Sans doute convient-il, après avoir souligné la pertinence du
propos, de tempérer l’optimisme de l’auteur. Le paragramme cryptographique ainsi donné à voir par « ces majuscules spectaculaires » sera
probablement repéré et identifié d’un seul coup d’oeil par la très grande
majorité des lecteurs. Cependant, un énoncé crypté dont les constituants
sont semblablement disséminés sur une quinzaine de pages ne dispose
que de maigres chances d’être effectivement déchiffré par les récepteurs
réels, qui devraient suspendre leur activité de réception pour pouvoir le
reconstruire lettre par lettre et mot à mot. Bien des lecteurs opposeront en
effet un refus catégorique et péremptoire au « quelque peu d’écriture » qui
leur est proposé, incompatible avec la lecture suivie du texte linéaire.
14
Jean Ricardou, Le Théâtre des métamorphoses (Une nouvelle éducation textuelle), Paris,
Seuil, 1982, collection « Fiction et Cie » (n°48), pp. 255, 257 & 258.
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Néanmoins, cet échec partiel de la programmation de la lecture,
ultérieurement compensé (et rétrospectivement légitimé ?) par la « traduction » du message codé, ne se confond nullement avec une absence de réception de l’expérimentation pratiquée, et une annulation
de ses effets. Sans avoir besoin de connaître le contenu du paragramme
qui leur sera révélé un peu plus loin, dont la teneur essentiellement
autoreprésentative ne leur aurait d’ailleurs pas appris grand-chose
de plus, sans qu’ils doivent abandonner leur lecture pour un pensum
d’écriture sous dictée, les récepteurs, en ayant simplement remarqué le
travail souterrain de ces majuscules déplacées, et deviné leur évidente
motivation cachée, en se livrant par exemple, en une brève opération
de vérification, à la recomposition des deux ou trois premiers mots de
ce vaste texte crypté, se seront en effet « mis en posture de bien saisir
le critère des choix ». Le paragramme est effectivement assez ostentatoire, l’inscription suffisamment éclatante, l’archipel assez visible, pour
que « le représentatif » soit « battu en brèche » par la conscience ainsi
imposée aux lecteurs de cette constante démultiplication formelle et
signifiante, soulignant à son tour la matérialité construite et la condition
structurale du texte. Et c’est bien cette prise de conscience qui constitue l’objectif premier et l’enjeu essentiel d’une semblable pratique :
le « quelque peu d’écriture » souhaité par Jean Ricardou ne saurait en
effet représenter une fin en soi, la lecture littéraire n’ayant sans doute
rien à gagner à se transformer en un simple exercice scolaire d’écriture
sous dictée.
Cependant, dans cet exemple précis, le sens secondaire ou accessoire du texte crypté, qui évoque simplement sa propre présence (sous
la forme d’une réécriture autotélique du « sonnet en x » de Stéphane
Mallarmé), peut être considéré comme une garantie ou comme une
indulgence de même nature que la structuration tautologique du
palindrome perecquien. Il faut donc en venir pour finir au cas où le texte
caché qui est à la fois offert et dérobé aux regards des lecteurs occupe,
tant par son contenu inédit que par sa forme différentielle, une place
centrale dans l’économie générale de l’oeuvre. C’est ce qui se passe
dans Le Domaine d’Ana de Jean Lahougue 15, où l’un des multiples
« sous-textes » qui parcourent les quelque trois cents pages du roman
recèle l’épilogue du récit. Pour connaître la fin de l’histoire, il faudrait
donc impérativement déchiffrer ce texte crypté. Mais les modalités du
cryptage, l’ampleur de l’énoncé dissimulé et l’étendue de sa dissémination
rendent ce déchiffrement à peu près impossible, ou sollicitent du moins
un travail de décompte des signes et d’écriture sous dictée qui excède
15
Jean Lahougue, Le Domaine d’Ana, Seyssel, Champ Vallon, 1998.
81
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très largement le seuil de tolérance pragmatique et stratégique des lecteurs les mieux disposés, et dépasse les limites de l’adaptabilité de la
lecture littéraire. Jean Lahougue est parfaitement conscient de cette
aporie, qui s’en explique ailleurs en ces termes :
« Le roman’ et sa suite, le roman’’ (voir règle 5), constituaient le
nouveau dénouement du Domaine d’Ana. Il était donc nécessaire d’en
permettre l’accès effectif. Alex en énonçait bien la règle d’élucidation
dans le dernier chapitre mais cela [...] risquait de ne pas suffire. A
supposer que mon lecteur ait bien appréhendé la procédure, et même
vérifié son application sur un échantillon de texte, je n’ignorais pas
qu’un décryptage complet aurait exigé de sa part un décompte systématique de tous les mots de toutes les phrases du volume... Aussi me
semblait-il envisageable, exceptionnellement, et m’autorisant de son
statut d’épilogue, de publier le texte du cryptogramme à la suite du
chapitre 15. J’en aurais rappelé, plus explicitement encore, le principe
de codage et profité, peut-être, pour suggérer la présence d’autres jeux
formels dans le roman.
Cela, bien sûr, avant que ma correspondance avec Jean-Marie [Laclavetine] ne m’incite à publier l’ensemble des règles... » 16
Si l’analyse des problèmes de lisibilité et de lecture soulevés
par un tel dispositif textuel est tout à fait juste, la résolution de cette
incomplétude ou de cette déficience par la publication épitextuelle de
tous les « textes dérivés » dissimulés sous la surface du texte constitue
en revanche une solution de rechange en grande partie insatisfaisante
voire inopérante, puisque réservée aux seuls lecteurs réels qui se seront
procuré ce cahier des charges, dont l’existence même aura très bien pu
échapper à de nombreux récepteurs du roman.
Malgré tout, il est légitime de dire avec Guy Lelong que « cette
relative impasse perceptuelle ne remet [...] pas en cause le projet du
livre ». Et les arguments avancés par le critique pour défendre cette
(hypo)thèse se fondent dès lors précisément sur le postulat développé
dans les pages précédentes, selon lequel la perception ou la reconnaissance de semblables pratiques d’écriture parviennent amplement,
le cas échéant, à suppléer un irréalisable déchiffrement détaillé des
textes cryptés, en produisant globalement les mêmes effets, c’est-à-dire
notamment en réformant de la même manière le rapport des lecteurs au
texte, leur posture de réception et leurs critères de jugement :
« C’est la découverte des réglages du texte qui permet la levée de
l’énigme. [...] Sans doute ces réglages n’accèdent-ils pas directement
Jean Lahougue, Clés du Domaine, pp. 202-203, in Jean-Marie Laclavetine et Jean
Lahougue, Ecriverons et liserons (En vingt lettres), Seyssel, Champ Vallon, 1998, collection « Correspondance ».
16
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à la perception et la recherche des textes inscrits à l’intérieur des
autres exige un déchiffrage trop fastidieux. Conscient de l’exercice
quasi comptable ainsi réclamé au lecteur, Jean Lahougue a d’ailleurs
[donc ?] finalement publié l’ensemble des textes dérivés dans le cahier
des charges de son roman. Cette relative impasse perceptuelle ne remet
toutefois pas en cause le projet du livre. En effet, les dernières pages de
la fiction évoquent suffisamment clairement ce principe de dérivation
textuelle pour que le lecteur comprenne que le texte qu’il est en train de
lire en est lui-même affecté. [...] S’il est peu probable que le lecteur se
mette à compter tous les mots du roman, voire ses lettres, il en perçoit
toutefois suffisamment la clé textuelle dans sa généralité, pour lever
l’énigme de la fiction. » 17
Guy Lelong poursuit et conclut en insistant sur le fait que les
lecteurs, alertés par les divers signaux (métatextuels, grammatextuels)
de la démultiplication textuelle pratiquée, ont toutes les chances d’être
« devenu[s] conscient[s] du double sens constamment à l’oeuvre dans
l’écriture du livre », considérant implicitement, à juste titre, que cet impact
de la structuration dédoublée sur la réception suffit à réparer l’illisibilité
des textes cryptés, en provoquant des conséquences globalement identiques
à celles d’un décryptage effectif. Sans avoir réellement lu les énoncés
cryptés qui surdéterminent la forme de l’expression du récit, les lecteurs
n’en sont pas moins avertis de cette surdétermination, qui ne peut manquer
de changer leur regard sur le texte, de réorienter leur relation esthétique
à l’ouvrage. Entres autres enjeux, cette découverte de la (dé)construction
de l’oeuvre et de ses modalités distributives (en particulier paragrammatiques et médiales) permet par exemple aux lecteurs de réinterpréter et
de mieux comprendre la relation hypertextuelle qui unit ostensiblement
le roman de Jean Lahougue au Voyage au centre de la terre, Le Domaine
d’Ana apparaissant désormais, par ses seules propriétés scripturales cachées, comme une réécriture métatextuelle et autoréférentielle du roman
de Jules Verne, décrivant les aventures des personnages (et des lecteurs)
dans leur « Voyage au centre du texte ». Et au-delà de ce sens contextuel
de la fabrique de l’énoncé, c’est bien sûr une signification transcendante,
esthétique, variable parce qu’ouverte aux évaluations de chaque lecteur
réel, qui se dégage de cette pratique d’écriture, poussant les récepteurs à
s’interroger sur les buts et les motivations d’une telle contrainte créative
ou créatrice, et sur leurs propres attentes et modes de déchiffrement, pris
en défaut, mis en échec ou modifiés par cette autre idée de la textualité,
et de la lecture, ainsi exemplifiée et réalisée.
17
Guy Lelong, « Le Domaine d’Ana, un récit textuel de Jean Lahougue », Formules n°3,
1999-2000, pp. 224-225. C’est moi qui souligne.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
La principale leçon qui peut être retirée de cette situation où les
récepteurs, incapables de jouer le jeu du texte selon les règles imposées,
le jouent d’une autre façon, tout aussi efficace, plus équilibrée et mieux
adaptée aux protocoles de la lecture littéraire, est précisément celle
qui structurait l’ensemble des développements précédents : pour lire la
contrainte ou les textes contraints, il n’est pas nécessaire de déchiffrer
minutieusement ou de démonter laborieusement les énoncés cachés
ou les procédés dissimulés sous la surface du texte, il suffit de (sa)voir
qu’ils existent, et d’en tirer les conséquences (notamment réflexives) qui
s’imposent.
La référence à Austin 18 incluse dans le titre de cet article trouve
donc ici sa justification : il y a bien une dimension performative de
l’acte de lecture qui s’esquisse dans la connexion ainsi mise au jour
entre les activités solidaires, simultanées ou, à tout le moins, immédiatement enchaînées, de perception, de compréhension, d’interprétation
et d’évaluation : lire, c’est voir, car voir, c’est savoir, savoir, c’est comprendre, et comprendre, c’est être en mesure d’interpréter et d’évaluer.
En (a)percevant les spectaculaires majuscules intralexicales du Théâtre
des métamorphoses, les lecteurs savent que quelque chose se passe
dans les méandres du texte, comprennent qu’un autre texte habite et
« double » le premier, et modifient leur manière d’appréhender l’oeuvre
semblablement métamorphosée, ce processus apparemment complexe
se déroulant littéralement en un clin d’oeil.
Il est donc temps à présent de boucler la boucle, de finir par le
commencement, et de compléter l’intitulé délibérément lacunaire de
cette étude : quand lire la contrainte, c’est voir ou savoir qu’elle existe,
et nourrir sa lecture de cette conscience réflexive.
John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire (How to do Things with Words, Oxford,
1962), Paris, Seuil, 1970, trad. G. Lane.
18
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Frank Wagner
Comment un film de paroles
et pourquoi
(L’exemple de Cinéma de Tanguy Viel)
Roman → cinéma / cinéma → roman / ciné-roman
L’histoire des relations qu’entretiennent littérature narrative
et cinéma est jalonnée de malentendus : le manque d’attention porté
aux spécificités respectives de ces deux media a en effet trop souvent
conduit à penser leurs rapports en termes de concurrence, voire de
conflit. Cependant, et fort heureusement pour les amateurs de mutations
esthétiques, cette erreur d’appréciation n’a pas empêché la multiplication des échanges entre ces deux formes d’art — selon des vecteurs
variés.
Dans cette perspective relationnelle, le phénomène le plus
fréquent, et de loin, consiste en l’adaptation cinématographique d’un
texte narratif antérieur, exploité comme scénario, ou plutôt, généralement, comme matériau de départ 1 pour l’élaboration d’un scénario
approprié aux exigences de cet autre medium qu’est le cinéma. Une
multitude d’exemples vient aussitôt à l’esprit, des transpositions à l’écran
de « classiques » du patrimoine littéraire (Les Liaisons dangereuses par
Roger Vadim, Madame Bovary par Claude Chabrol, Le Temps retrouvé
par Raoul Ruiz) à celles des récits paralittéraires en tous (hypo)genres :
policier (Touchez pas au grisbi par Jacques Becker, La Mariée était
1
Ce qui en fait l’équivalent approximatif d’un (très long) synopsis.
85
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
en noir par François Truffaut), science-fiction (2001 : L’Odyssée de
l’espace par Stanley Kubrick, Minority Report par Steven Spielberg),
etc. Le dénominateur commun des innombrables films ainsi réalisés tient
évidemment à leur statut de créations artistiques au second degré, qui
en fait autant d’objets foncièrement hybrides, en raison du glissement
trans-esthétique caractéristique de leur genèse. Tenter de décrire ce phénomène en s’inspirant du modèle théorique bâti par Gérard Genette pour
l’analyse des réécritures en régime littéraire 2 implique la production d’un
néologisme : toutes les adaptations cinématographiques, dans la mesure
où elles consistent en la greffe d’un « hyperfilm » sur un « hypotexte »
antérieur, relèvent d’une pratique de transmédiumnisation — ou passage
d’un medium à un autre. Mais, par-delà ce trait partagé, conformément
à ce qui se produit dans le champ littéraire, les transpositions à l’écran
sont susceptibles d’entretenir les relations les plus variées à leur « textesource », en particulier sous l’angle du régime (« ludique, humoristique,
sérieux, polémique, satirique, ironique » 3 et, sans doute, etc.) — ce qui
leur permet de couvrir l’intégralité du spectre qui va de la fidélité la plus
scrupuleuse à l’infidélité la plus émancipée.
Cette relation d’échanges entre les media littéraire et cinématographique est réversible : son versant symétrique inverse, consistant
donc en la production d’un texte narratif à partir d’un film préexistant,
constitue ce que l’on nomme, par un emprunt au lexique anglo-saxon,
une « novélisation ». Si la pratique est beaucoup moins fréquente que la
précédente, l’essor du « merchandising » tend tout de même de nos jours
à lui conférer une importance croissante : il est par exemple possible
de lire des « romans » intitulés E.T. 4 ou EXistenZ 5. Toutefois, dans la
mesure où ces novélisations ne sont la plupart du temps, selon la formule
consacrée, que de simples produits dérivés destinés à tirer un profit économique supplémentaire du succès commercial de tel ou tel film, leur
intérêt esthétique peut paraître sujet à caution. Du moins, cela est vrai
aussi longtemps que l’on appréhende la novélisation de façon isolée ;
mais dès lors qu’on la considère sous l’angle des rapports qui l’unissent
à son « film-source », la lecture fondamentalement relationnelle ainsi
instituée se révèle intéressante à plus d’un titre, en raison notamment
de la complexité de son objet et des mécanismes psychiques qu’elle
Dans Palimpsestes (La littérature au second degré), Paris, Ed. du Seuil, 1982, coll.
« Poétique ».
3
Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 39.
4
William Kotzwinkle, E.T., l’extra-terrestre, Paris, J’ai lu, 1982 pour la traduction française.
5
Christopher Priest, EXistenZ, Paris, Denoël, coll. « Lunes d’encres », 1999 pour la traduction française.
2
86
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FRANK WAGNER
engage. Lire une novélisation, du moins pour qui a vu antérieurement le
film d’où elle est issue, c’est non seulement lire un texte littéraire mais
par surcroît et simultanément se remémorer en partie sa vision du film.
Les représentations mentales qui en découlent sont donc d’un statut
ambigu et incertain, puisque aux signifiés élaborés à partir des signifiants
qui composent le texte s’ajoutent les traces mnésiques laissées dans la
conscience du sujet par son expérience pluri-perceptive (images, sons)
antérieure. L’hybridité esthétique de la novélisation se répercute ainsi
sur les protocoles de réception qu’elle sollicite.
Il me semble d’ailleurs que la richesse de cette « lecture » spécifique n’est pas totalement désamorcée lorsque le lecteur de la novélisation
n’a pas vu le film dont elle procède : puisque dans l’extrême majorité des
cas ce statut de transposition textuelle d’un film antérieur est spécifié au(x)
seuil(s) du volume par voie d’indications péritextuelles, le récepteur est
vivement incité à doubler sa lecture d’une représentation imaginaire de
ce que pourrait être ce film. La spécification liminaire du statut d’un objet
esthétique quelconque jouant un rôle crucial dans le conditionnement de
l’économie psychique de son récepteur, si ce second cas de figure diffère
du précédent, il ne se laisse pas pour autant intégralement réduire aux
modalités usuelles de la lecture littéraire.
J’en dirais volontiers autant de l’objet esthétique foncièrement
anomique que constitue le dernier « ciné-roman » d’Alain Robbe-Grillet,
intitulé C’est Gradiva qui vous appelle 6. Selon la caractérisation qu’en
propose l’auteur dans un bref préambule, « le présent récit […] n’est
pas un roman, et ne constitue pas encore une œuvre cinématographique.
C’est un projet de film, rédigé hâtivement (selon mon habitude pour une
« continuité dialoguée » à strict but descriptif) » 7. Les lecteurs se voient
donc assigner une posture de réception fondamentalement ambiguë,
puisqu’ils sont confrontés à la trace textuelle déjà actualisée d’un film
encore potentiel — et qui le demeurera peut-être 8. Aussi, « les options
qu’il laisse souvent libres entre plusieurs solutions possibles, les indications de mise en scène, de jeu d’acteur, de montage, de bande sonore,
etc., qui rompent sans cesse le déroulement de l’intrigue et l’illusion
réaliste » 9, situant ce récit à mi-chemin du « texte-monument » et du
« texte-document », vouent les récepteurs à l’adoption d’une « lecture »
hybride — mais qui pour cette raison même peut se révéler, après une
phase d’adaptation nécessaire à l’assimilation de ce cadre esthétique
Paris, Ed. de Minuit, 2002.
Op. cit., p. 7.
8
Ibidem.
9
Ibidem, p. 8.
6
7
87
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
inusuel, extrêmement gratifiante sur le plan de l’imaginaire. En raison
de l’ambiguïté susdite, qu’il porte à son comble, C’est Gradiva qui vous
appelle constitue assurément un cas d’espèce ; mais, à un degré moindre,
les autres ciné-romans d’Alain Robbe-Grillet témoignent d’une tension
similaire, en particulier dès lors qu’on les envisage sous l’angle de leur
réception. Même si la prédominance du pôle « documentaire » y est
parfois définie contractuellement dès le péritexte 10, les représentations
mentales que sollicite ce type de textes se situent à la croisée du littéraire
et du filmique, puisque là encore, sur les signifiés générés par les signifiants textuels se greffe la remémoration et/ou l’imagination du film 11
dont ils portent trace. Et cette réception « mixte » n’est évidemment pas
l’apanage des seuls ciné-romans robbe-grillétiens : les multiples scénarios
publiés ces dernières années, notamment en éditions de poche, tels ceux
de Reservoir Dogs 12 ou Pulp Fiction 13 de Quentin Tarentino, The Big
Lebowski 14 de Ethan et Joël Cohen , Lost Highway 15 de David Lynch,
etc., la convoquent également.
Le cinématographique au crible du littéraire
Ce panorama hâtif, donc nécessairement schématique 16 , a
permis de rappeler l’existence des multiples échanges qui se développent
entre littérature narrative et cinéma. Cependant, comme il l’a été signalé
en préambule, en dépit de la plurivocité ainsi mise au jour, force est de
constater que sur le plan statistique le premier phénomène envisagé
« Le présent volume ne prétend pas être une œuvre littéraire ; c’est seulement un
document concernant une œuvre qui existe antérieurement à ce volume et indépendamment : une œuvre cinématographique. » (Glissements progressifs du plaisir, Paris,
Ed. de Minuit, 1974, p. 9, je souligne).
11
Activités de surcroît vivement sollicitées par l’interpolation au sein du livre de photographies prises durant le tournage.
12
Paris, Union Générale d’Editions, 1996 pour la traduction française, coll. « 10/18
domaine étranger ».
13
Paris, Union Générale d’Editions, 1995 pour la traduction française, coll. « 10/18
domaine étranger ».
14
Paris, Cahiers du cinéma, 1998 pour la traduction française, coll. « Petite bibliothèque
des Cahiers du cinéma ».
15
Paris, Cahiers du cinéma, 1997 pour la traduction française, coll. « Petite bibliothèque
des Cahiers du cinéma ».
16
Et inévitablement lacunaire. Il pourrait par exemple, entre autres, être intéressant de
réfléchir à l’impact sur les protocoles de réception de la réédition, après un film à succès,
du roman qui l’a inspiré avec une illustration de couverture référencée à l’adaptation
cinématographique (une photographie d’acteur ou d’actrice, le plus souvent). Même s’il
s’agit d’une stratégie à but clairement lucratif, il n’en reste pas moins qu’un tel procédé
tend à susciter des échanges entre le film et le roman — ce dernier pouvant dès lors être
paradoxalement lu (ou relu) à la lumière du film qu’il avait pourtant précédé.
10
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— celui de l’adaptation cinématographique de textes littéraires antérieurs — se taille la part du lion 17. Reléguée dans le rôle peu gratifiant de
manne providentielle pour scénaristes pressés et/ou en mal d’inspiration,
la littérature reçoit ainsi, malgré qu’elle en ait, confirmation de la perte
de son ancien statut prédominant sur le marché de la fiction. Aussi, dans
le camp des littéraires, les rapports entre littérature et cinéma sont-ils
très souvent perçus en termes de concurrence déloyale. En effet, en
raison notamment de la supériorité de ses pouvoirs représentatifs comme
du potentiel de séduction accru que possède une « expérience [d’immersion fictionnelle] pluriperceptive » 18, le cinéma était semble-t-il
appelé à supplanter — sous l’angle de la popularité — à plus ou moins
longue échéance sa vieille rivale Littérature.
Cette relation concurrentielle et menaçante, signalée en leur
temps respectif par des écrivains aussi dissemblables que Louis-Ferdinand
Céline 19 et Nathalie Sarraute 20, a ainsi parfois généré des conceptions
artistiques que je qualifierai d’isolationnistes 21 dans la mesure où elles
témoignent d’une volonté de repli sur les spécificités essentielles et
irréductibles de chacun de ces deux media perçus comme antagonistes.
Ainsi, sur le versant littéraire, du « lyrisme drôle » de Céline, de l’exploration des « tropismes » de la psyché humaine par Sarraute, de la
déstructuration anti-mimétique prônée dans les rangs du « Nouveau
Roman » et plus encore du groupe Tel Quel ; sur le versant cinématographique du « semi-narratif » (Jean-Luc Godard, Andreï Tarkovski, les
Straub) et de l’anti-narratif (le groupe lettriste : Isidore Isou, Maurice
Lemaître, Gil J. Wolman).
Lequel, dans bien des cas, est celui de la Metro Goldwin Mayer.
Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Poétique »,
1999, p. 255 et passim.
19
Entretiens avec le professeur Y, Paris, Gallimard, 1955, renouvelé en 1983, p. 26 : « [...]
le cinéma a pour lui tout ce qui manque à leurs romans : le mouvement, les paysages,
le pittoresque, les belles poupées, à poil, sans poil, les Tarzan, les éphèbes, les lions, les
jeux du cirque à s’y méprendre ! les jeux de boudoir à s’en damner ! la psychologie !…
les crimes à la veux-tu voilà ! des orgies de voyages ! comme si on y était ! tout ce que ce
pauvre peigne-cul d’écrivain peut qu’indiquer !… ahaner plein ses pensums ! qu’il se fait
haïr de ses clients !… il est pas de taille ! tout chromo qu’il se rende ! qu’il s’acharne !
il est surclassé mille !… mille fois ! »
20
L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, 1956 ; réédition dans la coll. « Folio essais »,
p. 78.
21
Cependant, il importe de préciser que l’exploration systématique des spécificités d’un
medium artistique (en l’occurrence littérature narrative et cinéma) est très loin de pouvoir
s’expliquer exclusivement par des motivations réactionnelles. En outre, sous ma plume
le terme « isolationniste » ne doit pas être perçu comme péjoratif : l’attitude typiquement
moderniste qui voue certains à aller jusqu’au bout des possibles caractéristiques de leur
art est à mes yeux à l’origine de créations fréquemment remarquables.
17
18
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Sans remettre en aucune façon en cause la qualité ni l’intérêt des
productions qui viennent d’être recensées, il importe de signaler qu’à
rebours de cette dialectique de l’exclusion mutuelle certains créateurs se
sont efforcés de frayer une voie tierce, transcendant le clivage bipolaire
entre littérature et cinéma dans le cadre d’une dynamique d’échanges
et d’hybridation, potentiellement fructueuse sur les plans artistique et
esthétique. Ces dernières tentatives présentent l’avantage notable de
permettre de sortir de l’impasse théorique que constitue l’analyse
des rapports littérature/cinéma en termes de rivalité. En effet, si cette
conception des relations entre les deux media est tout à fait recevable
dans une perspective socioculturelle attentive de surcroît aux implications économiques du phénomène, en revanche sur le plan proprement
esthétique sa validité apparaît éminemment problématique ; car, comme
le démontre Jean-Marie Schaeffer, littérature et cinéma développent des
« vecteurs et des postures d’immersion fictionnelle » 22 radicalement
différents. Selon Schaeffer en effet, le vecteur d’immersion de la fiction
verbale correspond tantôt à la « simulation d’actes mentaux verbaux »
(courant de conscience du monologue intérieur continu), tantôt à la « simulation d’actes illocutoires » (narration hétérodiégétique), tantôt à la
« substitution d’identité narrative » (narration homodiégétique »), et bien
souvent, à l’échelle d’un récit de quelque ampleur, à un amalgame de ces
diverses feintises ludiques, et détermine une posture d’immersion qui sera
tantôt celle de l’« intériorité subjective verbale » (1e cas), tantôt celle de
la « narration naturelle » (2e et 3e cas), et fréquemment d’un mixte des
deux ; au lieu que le vecteur d’immersion de la fiction cinématographique
est celui de la « simulation de mimèmes quasi perceptifs », qui génère
une posture d’immersion relevant de l’« expérience pluriperceptive » 23.
Sur le versant de leur production comme sur celui de leur réception,
littérature et cinéma présentent donc une radicale altérité.
S’il est important de rappeler ces différences essentielles, trop
souvent perdues de vue dans le cadre de certaines approches comparatistes
exagérément impressionnistes, il n’en reste pas moins que l’auteur d’une
œuvre littéraire ou cinématographique a toute latitude pour exploiter,
le plus souvent de façon ludique, le faisceau de ressemblances et de
dissemblances qui simultanément rapproche et éloigne sa création de
celles qu’autorise l’autre medium. Dans le domaine de la fiction verbale
Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 243 sq.
Cette référence, comme toutes celles qui suivent le précédent appel de note, renvoie
à la page 255 de Pourquoi la fiction ?, op. cit., dont je transpose le tableau synoptique
sous une forme linéaire.
22
23
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en mode narratif 24, certaines œuvres témoignent ainsi d’un rapport
ambigu de fascination/répulsion à l’égard de la fiction cinématographique,
fréquemment actualisé par le biais de « réécritures » anomiques. Si ces
créations s’inscrivent par là même dans le tableau des échanges entre
les deux media précédemment esquissé et respectent en apparence ses
principales ligne de frayage, on constatera qu’elles s’ingénient pourtant
à subvertir ces cadres taxinomiques.
Ainsi, de façon exemplaire, de Demandez le programme ! 25, de
Robert Coover, auteur-phare de ce que l’on nomme parfois la « métafiction » 26 américaine. On sait en effet que par-delà la remise en cause
des éléments canoniques du récit mimétique traditionnel (personnage,
intrigue, causalité), par-delà un recours débridé aux ressources du métatextuel dans tous ses états, des auteurs tels que Thomas Pynchon,
John Barth, John Hawkes, Robert Coover, Donald Barthelme, et plus
récemment Donald Antrim (liste non limitative) produisent des textes
littéraires qui engagent un questionnement de grande ampleur sur le rôle
que jouent les fictions de toutes sortes, et plus généralement les diverses
productions artistiques et culturelles, dans l’élaboration de notre rapport
au monde. C’est donc fort logiquement que ces réflexions « en acte »
sur les dispositifs fictionnels, leurs pouvoirs et leurs dérives, élisent
pour objet le cinéma — d’autant plus que les images qui nous inondent
proviennent à 80 % des Etats-Unis.
Apparemment informés par les travaux de penseurs tels que
Walter Benjamin, Paul Virilio et Gianni Vattimo, ou du moins les
rejoignant, « les textes de Demandez le programme ! sont [ainsi] indissociables d’une réflexion sur l’image et sur la représentation, sur
certains processus mentaux et sur notre rapport au réel » 27. Ce qui semble
au cœur de cette fiction verbale entée sur le cinématographique autant
que hantée par lui, c’est principalement l’inquiétude que le mode d’enchaînement spécifique des images filmiques est susceptible de projeter
sur notre appréhension du réel à la faveur d’une disjonction de ce que
nous sommes accoutumés à considérer comme une continuité spatio24
Domaine auquel seront bornées les analyses suivantes, sans que cela doive en aucune façon
être interprété comme un manque d’intérêt pour le versant inversement symétrique de cette
relation d’échanges : seules les limites de mes compétences me dictent ce choix restrictif.
25
Paris, Ed. du Seuil, 1991 pour la traduction française, coll. « Fiction & Cie ».
26
Sur cette notion, voir notamment Patricia Waugh, Metafiction : the theory and practice
of self-conscious fiction, London, Methuen, 1984 ; ainsi que la belle synthèse de Marc
Chénetier, Au-delà du soupçon. La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours,
Paris, Ed. du Seuil, 1989, coll. « Le don des langues ».
27
Jean-François Chassay, Robert Coover, Paris, Belin, 1996, coll. « Voix américaines »,
p. 96.
91
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
temporelle 28. Mais, une fois posé cet arrière-plan épistémologique, dans
l’optique de la présente réflexion il importe surtout de préciser que,
comme l’écrit Jean-François Chassay, « en provoquant une rencontre de
deux modes de médiation, Coover forme un véritable ruban de Möbius
où il n’est plus vraiment possible de départager la place du littéraire et
du cinématographique. Les rituels et les mythes du cinéma sont alors
déplacés par l’écriture de fiction en prose » 29. Sur le plan technique, ce
paradoxal brouillage de la ligne de démarcation entre les deux media est
magistralement actualisé dans le texte intitulé « Fondus enchaînés » 30 :
ce titre programmatique tient toutes ses promesses car la multiplication
au sein même de l’unité phrastique des glissements énonciatifs et des
altérations du cadre diégétique — dont la complexité exigerait une analyse
autonome — parvient à générer un étonnant équivalent 31 littéraire de
la technique cinématographique du « fondu enchaîné » comme de son
impact pragmatique sur le récepteur. Mais ce qui frappe surtout à la
lecture du recueil de Coover, c’est la façon dont dans nombre de ses
récits il revisite certains des plus fameux mythes du cinéma américain à
la faveur de réécritures transmédiumniques intensément désacralisantes.
Ainsi « Règlement de comptes à Gentry’s Junction » 32 propose-t-il un
« western verbal » où le télescopage des références filmiques et le recyclage ironique de stéréotypes notoires aboutissent à une subversion
radicale des valeurs viriles et volontiers réactionnaires associées au genre,
« Charlie dans la maison du chagrin » 33 offre-t-il un « Charlot » inédit
qui révèle les dessous inconscients des films de Chaplin, en particulier
l’importance que peut y revêtir la pulsion de mort, « Ça doit vous rappeler quelque chose » 34 dévoile-t-il fort crûment les ébats charnels de
Rick Blain et Ilsa Lund, les héros du Casablanca de Michael Curtiz immortalisés à l’écran par Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. Ce dernier
texte en particulier, où une Ilsa affublée d’un improbable accent teuton, de
fellation en « cravate de notaire », laisse libre cours à sa frénésie érotique
comme à celle de son partenaire, en raison même de cette promotion au
Ce que confirme cet extrait de « Ça doit vous rappeler quelque chose », dernier
texte du recueil : « Il se peut que le temps lui-même soit comme ça, il le sait :
non un flot continu, mais une série de sauts électriques par-dessus les chiasmes
microscopiques qui séparent des éléments discontinus. » (op. cit., p. 249).
29
Robert Coover, op. cit., p. 98.
30
Dans Demandez le programme !, op. cit., p. 109-120.
31
Même si, compte tenu de la différence essentielle qui sépare littérature et cinéma, cette
« équivalence » ne peut être qu’approximative.
32
Ibidem, p. 73-101.
33
Ibidem, p. 121-158.
34
Ibidem, p. 223-270.
28
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premier plan du « bas matériel et corporel » 35 témoigne clairement de
l’entreprise de carnavalisation littéraire du cinématographique qui soustend Demandez le programme !
Mais, au-delà de la subversion axiologique, ces trois récits sont
d’un intérêt tout particulier quant aux échanges du cinématographique et
du littéraire. Cette vue cavalière a sans doute suffi à l’établir, si le recueil
de Coover contient bien plusieurs « hypertextes » créés par dérivation à
partir d’« hypofilms », on ne saurait pour autant les qualifier de « novélisations » au sens strict. Et l’impropriété de la dénomination est loin de ne
tenir qu’au régime de la transformation, qui à l’échelle du volume fluctue
du satirique au sérieux — même si, indéniablement, la dimension ludique
de telles pratiques artistiques doubles se révèle fortement contagieuse. Il
convient en effet d’établir des distinctions plus précises entre les divers
types ainsi actualisés. « Ça doit vous rappeler quelque chose », dont le
titre vaut pacte de lecture relationnelle, se rapproche (au changement
de medium près) ainsi des phénomènes hypertextuels internes au seul
champ littéraire : à un « hypofilm » unique (le Casablanca de Curtiz)
correspond un « hypertexte » qui se développe latéralement en greffant sur
sa « source » une scène originellement absente — à caractère pornographique. Dans les termes de Gérard Genette, il s’agit d’une « continuation
elleptique » 36. « Charlie dans la maison du chagrin », quant à lui, constitue
un « hypertexte » à « hypofilm » sériel : l’intégralité des films de Chaplin
dont le protagoniste est Charlot. L’élaboration de l’« hypertexte » transite
donc cette fois par le repérage des récurrences voire des auto-stéréotypies
qui parcourent la série des films de Charlot ; constantes qu’il s’agira
non pas d’imiter — ce qu’interdit le changement de medium — mais de
transposer dans le domaine de la fiction verbale. Enfin, « Règlement de
comptes à Gentry’s Junction » peut être décrit comme un « hypertexte »
à « hypofilm » générique : « le » western, définissable par un faisceau
de paramètres thématiques, axiologiques et esthétiques. En effet, si le
titre du récit fonctionne comme un clin d’œil transparent à Règlement
de comptes à OK Corral, si l’intrigue convoque fortement le souvenir
du Train sifflera trois fois, la prolifération des stéréotypes idéologiques,
actantiels et linguistiques renvoie de façon beaucoup plus générale au
réservoir commun que constitue l’âge d’or du western hollywoodien
— objet de la satire transmédiumnique.
Sur cette notion comme sur celle de « carnavalisation », voir Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre
de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renaissance, Paris,
Gallimard, 1970 pour la traduction française, coll. « TEL ».
36
Palimpsestes, op. cit., p. 198.
35
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A première vue, il semble donc possible d’appliquer globalement
à ces réécritures spécifiques la typologie de l’hypertextualité établie
par Gérard Genette pour l’analyse de tels phénomènes à l’intérieur du
champ littéraire — au prix cependant de menus réajustements destinés
à prendre acte du transfert d’un medium à l’autre. Mais un examen plus
précis et scrupuleux révèle très vite les limites d’un tel parallélisme
forcé, qui revient à détourner les catégories genettiennes de leur domaine d’application légitime, ce qui ne saurait se faire qu’au détriment
de leur opérativité. En effet, si par rapport à l’hypertextualité littéraire la
création d’un « hypertexte » par dérivation à partir d’un « hypofilm »
n’introduit pas de différence notable aussi longtemps qu’on la considère
sous l’angle du seul régime (ludique, satirique, sérieux), en revanche
la prise en compte de la relation qui unit les pôles filmique et textuel
met au jour la dimension artificielle et approximative d’un tel parti pris
comparatiste. Si l’intérêt majeur de la taxinomie genettienne réside
dans l’établissement d’un distinguo typologique entre réécritures par
transformation et réécritures par imitation, force est de constater que
cette opposition décisive n’est pas reconductible dans le champ qui nous
occupe. En d’autres termes, en raison même des différences essentielles
séparant les deux media auxquels elles ressortissent, une fiction verbale
ne peut pas imiter (au sens genettien) une fiction cinématographique,
mais ne peut que prétendre la transformer. Si ce n’est dans une acception
extrêmement — et à mes yeux exagérément — métaphorique, un récit
littéraire est inapte à reproduire, via un modèle de compétence préalablement dégagé, la manière caractéristique de tel ou tel film. Le constat
de cette irréductible fracture ne signifie pas pour autant que les outils élaborés dans Palimpsestes ne soient d’aucune pertinence pour l’analyse des
récits transmédiumniques, mais doit inciter à rechercher un complément
méthodologique susceptible de pallier leur relative inadéquation à ce
domaine d’étude spécifique. La rhétorique peut nous fournir l’auxiliaire
recherché, sous les aspects de la notion ancienne d’ekphrasis — du moins
telle que la sémiotique l’a repensée. En effet, si littérature narrative et
cinéma ont jusqu’à présent été appréhendés en tant que media différents,
observer leurs rapports avec plus de précision impliquera de considérer
leurs spécificités en tant que systèmes sémiotiques distincts.
Cinéma, roman
Pour mener à bien cet indispensable complément d’enquête,
délaissons la « méta-fiction » américaine, qui ne détient pas le monopole
des récits novateurs passant le cinématographique au crible du litté94
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FRANK WAGNER
raire. Ainsi, dans le domaine français, Cinéma 37, deuxième roman de
Tanguy Viel, constitue un objet esthétique fascinant, dont la première de
couverture révèle d’emblée la tension constitutive : le dialogue du titre
et de l’indication générique infra-titulaire propose aux lecteurs un pacte
de lecture hybride, au carrefour des deux media dont les désignations
voisinent dans l’espace péritextuel du volume. Mais, comme c’est bien
souvent le cas, ces marqueurs liminaires ne prendront tout leur sens et ne
révéleront toutes leurs implications que dans une perspective rétrospective,
à l’issue d’une première lecture, c’est-à-dire également au seuil d’une
relecture. En effet, récit transmédiumnique par excellence, Cinéma peut
être caractérisé, aux désormais habituels guillemets de modalisation près,
comme une « réécriture » du dernier film de Joseph Léo Mankiewicz,
Sleuth — titre traduit en français par Le Limier. Si, tout en gardant
présentes à l’esprit les réserves précédemment émises, on se risque
à décrire sur le modèle des analyses genettiennes la relation transesthétique ainsi établie, le roman de Tanguy Viel apparaît donc comme
un « hypertexte » à « hypofilm » unique et clairement (car explicitement)
identifié. De plus, en dépit du fort coefficient de ludicité inhérent à un
tel projet artistique, le texte est aussi respectueux que possible de sa
source filmique qu’il transpose dans le domaine de la fiction verbale
avec un visible souci de fidélité — au point que, en définitive, Cinéma,
par-delà son apparente iconoclastie, constitue un vibrant hommage à
Sleuth comme à son réalisateur.
Pour qui n’a pas lu le roman, sur la foi des quelques lignes
précédentes le projet de Tanguy Viel risque fort d’apparaître comme
une gageure à l’intérêt problématique : comment prétendre transposer
« fidèlement » sous une forme romanesque un film préexistant ? et
surtout, en dehors du cas particulier des novélisations commanditées par
les producteurs, à quoi bon se hasarder dans une telle entreprise ? Or le
mérite principal de Cinéma tient précisément à la façon dont son auteur
parvient à sortir de cette impasse et, exploitant avec une grande lucidité
le faisceau de ressemblances et de dissemblances entre fictions verbale
et cinématographique, réussit ainsi à produire une œuvre aussi (paradoxalement) originale que séduisante.
Cerner le comment et le pourquoi de cette originalité comme de
cette capacité de séduction implique tout d’abord d’en revenir brièvement
aux différences qui séparent littérature et cinéma. Malgré l’existence de
nombreuses analyses filmiques calquées sur le modèle de la narratologie
littéraire, il semble logique de convenir avec Jean-Marie Schaeffer que
37
Paris, Ed. de Minuit, 1999.
95
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
« la représentation quasi perceptive d’une séquence d’événements n’est
pas un acte narratif, mais consiste dans le fait de mettre devant les yeux
(et les oreilles) du spectateur une séquence d’événements » 38. Il s’ensuit
que, sauf dans ces cas très particuliers où le film met effectivement en
scène un narrateur (acteur ou « voix off »), l’étude narratologique de la
fiction cinématographique court le risque de se fourvoyer dans une impasse méthodologique. L’exemple de la dynamique relationnelle unissant
Cinéma et Sleuth est à cet égard fort éclairante : quand bien même le
film de Mankiewicz peut paraître présenter une dimension « littéraire »
assez marquée 39, il n’est pas assumé par quelque narrateur que ce soit.
Certes, la dimension machiavélique de l’intrigue peut inciter le spectateur
à spéculer sur la présence à l’arrière-plan du film d’une instance qui
« tire les ficelles ». Mais, en toute rigueur analytique, cette instance ne
transparaît jamais dans le film et n’existe à la faveur d’un raisonnement
inductif que dans le cadre des opérations de réception des spectateurs
— sauf à basculer dans une perspective généticienne qui pourrait alors
l’identifier comme le scénariste ou, de façon sans doute plus juste, comme
l’ensemble de l’équipe technique. Pour un observateur accoutumé à
raisonner selon des catégories textualistes, Sleuth peut certes évoquer le
cas de figure de la narration hétérodiégétique, où le narrateur est absent
comme personnage de l’histoire qu’il raconte, mais le parallèle n’est
qu’illusoire puisque cette absence est ici non pas relative mais absolue.
Tenter de rendre compte de Sleuth en parlant de « narration » reviendrait
dès lors, selon les propres termes du narrateur (quant à lui) de Cinéma, à
s’efforcer de « mesurer la température avec un baromètre » 40.
Peu convaincante sur le plan théorique, l’assimilation de la
majeure partie des fictions cinématographiques au modèle de la fiction
verbale hétérodiégétique est cependant aisément compréhensible puisque,
dans les deux cas, le récepteur peut éprouver l’impression que « l’histoire se raconte d’elle-même ». Aussi, de façon fort cohérente compte
tenu de son projet de « réécriture » anomique, Tanguy Viel élit-il la
technique opposée, c’est-à-dire une narration homodiégétique. Si ce choix
n’est tout d’abord guère évident durant les premières pages du roman,
en dépit du recours fréquent aux modalisations et à l’emploi ponctuel du
« on » généralisant et du « nous » inclusif, il est clairement établi à partir
de la page 16 où apparaît la première occurrence du pronom personnel
de la première personne, et sera graduellement intensifié jusqu’à presque
reléguer l’histoire racontée (celle de Sleuth) au second plan. En effet,
Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 304.
Renvoyant d’ailleurs bien davantage au mode dramatique qu’au mode narratif.
40
Cinéma, op. cit., p. 110.
38
39
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FRANK WAGNER
Cinéma est aussi et peut-être surtout l’histoire du rapport monomaniaque
que son narrateur homodiégétique très fortement individualisé 41 entretient
avec le film de Mankiewicz : ayant vu Sleuth plus de cent fois, consignant
dans un cahier acheté à cet effet les impressions ressenties lors de chacune
de ses visions successives de Sleuth, choisissant ses amis en fonction
de leur capacité à apprécier et admirer Sleuth, il est juste de dire comme
le fait le texte de quatrième de couverture que « sa vie ne tient qu’à un
film ». On peut hésiter à parler de relation autodiégétique, dans la mesure
où l’histoire personnelle du narrateur-personnage ne fait qu’affleurer
(de façon certes de plus en plus envahissante au fil du texte) à la surface
du récit à travers l’histoire de la relation agônistique mettant aux prises
Milo Tindle et Andrew Wylke, les protagonistes de Sleuth, mais il n’en
reste pas moins que cette subjectivité proliférante du narrateur constitue
l’un des facteurs essentiels de l’originalité de Cinéma. Si pour certains
l’appartenance du récit homodiégétique au domaine de la fiction ne va pas
de soi 42, on constatera cependant que dans le cas particulier du roman de
Tanguy Viel c’est bien ce choix narratif spécifique, portant à son comble
(subjectif) l’un des possibles de la fiction verbale, qui autorise son émancipation à l’égard de son « film-source ». Au déroulement « objectif »
de la représentation d’une séquence d’événements dans Sleuth s’oppose
une médiation narrative intensément subjective de cette même séquence
d’événements dans Cinéma. Pour qui partage l’opinion de Jean-Marie
Schaeffer, il s’ensuit donc qu’en dépit des apparences le roman de Tanguy
Viel ne relève pas d’un phénomène de « transvocalisation » (substitution
de l’homodiégétique à l’hétérodiégétique), mais tout bonnement d’un
phénomène de « vocalisation » consistant en l’établissement d’une relation homodiégétique dans le cadre d’une fiction verbale — quand le
film de Mankiewicz, n’étant pas un énoncé verbal, ne saurait quant à lui
adopter tel ou tel type de « narration ».
L’analyse de cette différence essentielle entre l’« hypofilm » et
son « hypertexte » s’inscrit donc pleinement dans le champ de la théorie
trans-sémiotique puisque, Lapalisse n’aurait pas dit mieux, une fiction
littéraire consiste en énoncés verbaux au lieu qu’une fiction cinématographique est composée d’un mixte d’images mobiles et de sons. Pour
Notamment par le biais de ressources proprement stylistiques : le discours du narrateur homodiégétique présente en effet une très forte dimension idiolectale, comme
permettent d’en juger ces deux exemples (parmi d’autres) d’un détournement de locutions
figées : « créer diversion » (p. 65), « faire résistance » (p. 100), ou encore, sur un modèle
similaire, l’invention de l’expression « décrépir en humour » (p. 76).
42
Voir par exemple Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, Ed. du Seuil,
1986 pour la traduction française, coll. « Poétique ».
41
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rendre compte de ce qui se joue lors du passage d’une sémiose à l’autre,
il peut être utile, comme il l’a été précédemment signalé, de mobiliser
la notion rhétorique d’ekphrasis. On sait que ce terme, originellement
employé pour désigner toute description, est de nos jours réservé au
cas particulier de la description d’une œuvre d’art. Si la notion est très
fréquemment rapportée à la tradition de l’ut pictura poesis, elle n’a
pour autant aucune raison d’y être bornée, et peut me semble-t-il sans
rien perdre de sa légitimité ni de son opérativité être mise à contribution
dans le cas qui nous occupe — celui du passage du filmique au verbal.
En effet, l’emploi de cette notion rhétorique permet d’éclairer la plupart
des particularités majeures de Cinéma, à commencer par sa dimension
intensément métatextuelle. Comme l’écrit Nicolas Wanlin 43, « Dans
l’ensemble illimité des relations trans-sémiotiques, l’ekphrasis a ceci de
particulier que le rôle du medium (ou la sémiose) secondaire (du commentaire) y est rempli par le langage verbal, donc par le métalangage
par excellence, le métalangage de tous les langages (et de toutes les
sémioses) » 44. D’aucuns répugneront peut-être à identifier dans Cinéma
un exemple de pratique généralisée de l’ekphrasis puisque, nous l’avons
vu, le roman est loin de se réduire à une simple description verbale de
Sleuth. Mais il me semble que cette expansion du texte très au-delà des
bornes d’une activité purement descriptive découle précisément, aussi
paradoxal cela puisse-t-il paraître, des spécificités de l’ekphrasis. En
effet, la mise en œuvre de ce trope spécifique induit nécessairement une
dimension commentative, qui demeure parfois implicite mais prend bien
souvent la forme d’une glose explicite.
Le roman de Tanguy Viel exemplifie de façon très spectaculaire
ce second cas de figure puisque le narrateur homodiégétique, loin de
se contenter de décrire Sleuth, le raconte, le commente, l’interprète,
l’évalue, et va jusqu’à commenter sa propre activité de glose — tenants
et aboutissants compris. Cette prolifération tous azimuts de l’activité
glossatrice implique donc de se livrer à un examen plus attentif du texte,
afin de mettre au jour ses diverses strates constitutives. Soient tout d’abord
les mécanismes citationnels, qui constituent la trace la plus « littérale »
laissée par Sleuth à même la matérialité textuelle de Cinéma. Sont ainsi
interpolées dans le corps de la narration de nombreuses répliques échangées
par Milo Tindle et Andrew Wylke, tantôt (et le plus souvent) dans leur
traduction française, tantôt dans leur version originale anglaise, tantôt
43
Voir sa notice « Ekphrasis » (3 pages) sur le site internet de « fabula »,
http://www.fabula.org/atelier.php?Ekphrasis. Dans les pages qui suivent, je ferai de
fréquents renvois à cette synthèse.
44
Op. cit., p. 2/3.
98
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successivement dans les deux langues — diglossie qui fait d’ailleurs
l’objet d’un commentaire de la part du narrateur 44. Ces mécanismes
citationnels sont bien sûr rendus possibles par l’hybridité de la sémiose
cinématographique qui consiste en un double flux visuel et sonore, ce
dernier pôle incluant, du moins dans le cas du « parlant », des énoncés
verbaux (proférés à haute voix). Cet apparent point de tangence entre
cinéma et littérature n’en fait d’ailleurs que mieux ressortir les différences
essentielles qui séparent les deux systèmes sémiotiques. Là où, dans le
film de Mankiewicz, Michael Caine (alias Milo Tindle) et Lawrence
Olivier (alias Andrew Wylke) échangent leurs répliques sans intercession
d’un énonciateur hiérarchiquement supérieur qui les médiatiserait,
dans le roman de Tanguy Viel ces « mêmes » répliques font l’objet de
délégations ponctuelles de la parole consenties aux deux personnages
par le narrateur homodiégétique surplombant. Dans le texte, ces îlots
de « parole » au discours direct sont soit introduits par des incises, soit
typographiés en italiques — police de caractères qui joue ainsi le rôle
d’une ligne de démarcation, rendant à Sleuth ce qui lui appartient. Du
moins en partie, car seules quelques répliques des protagonistes du film
sont retranscrites au discours direct, lorsqu’elles correspondent à des
temps forts de la progression dramatique de l’intrigue. Le plus souvent
dans Cinéma, le récit de paroles joue des ressources du discours narrativisé ou transposé.
Aussi la fidélité de Cinéma à Sleuth est-elle nécessairement
toute relative : de même qu’il serait absurde de la part de Tanguy Viel
de retranscrire littéralement toutes les répliques du film, de même il ne
saurait être question pour lui de produire une transposition narrative
de l’intégralité de ses séquences événementielles. Aussi ce bref roman
constitue-t-il une réduction du long film de Mankiewicz, qui repose
sur une sélection forcément subjective des séquences qui feront l’objet
d’une transposition narrative. Comme pour les dialogues, seules les
scènes correspondant à des temps forts de la progression dramatique
vers son terme seront retenues au cours de ces opérations de sériation. A
propos du « rendu » verbal de ces scènes filmiques, il importe en outre
de préciser que le texte joue à la fois des ressources de la description et
de celles de la narration : il y a activité proprement descriptive chaque
fois que le narrateur évoque certaines des particularités proprement cinématographiques de Sleuth, comme « un plan fixe qui parle tout seul»
45
« Il a dit en vrai : I want you to steal that jewelry, en anglais, dans la version originale du
film. Tout est en anglais dans le film quand on le voit dans la version originale, mais là je fais
comme si c’était la version française, pour qu’on suive mieux ce qui se passe […] » (Cinéma,
op. cit., p. 28). Ces analyses des différences entre v.o. et v.f. se poursuivent à la page 29.
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(p. 33) ou le ton de voix d’un des acteurs (p. 84), mais le plus souvent
la dimension narrative l’emporte car le narrateur raconte l’histoire de
Milo Tindle et Andrew Wylke sans plus mentionner mouvements de
caméra ou bande sonore.
Mais simultanément, et selon un vecteur inversement symétrique, au risque du paradoxe Cinéma peut être considéré comme une
amplification46 de Sleuth, car loin de se borner à une pure et simple transposition narrative du contenu événementiel du film de Mankiewicz, le
roman de Tanguy Viel accorde une très large place aux commentaires du
narrateur. Cette importance de l’activité commentative a bien sûr partie
liée avec le choix d’une narration homodiégétique, qui non seulement
rend possible mais implique une forme de mise à distance sur les plans
énonciatif et sémantique — hiatus où peut s’engouffrer la subjectivité
du locuteur. Ainsi, même si en raison notamment de son cadre pragmatique Cinéma relève clairement de la fiction en prose, le roman s’apparente cependant par bien des traits à un métatexte critique, car le
narrateur n’a de cesse d’insister explicitement sur la subtilité de l’intrigue, l’importance des détails secondaires, la portée symbolique et/ou
métaphysique de certaines situations, etc. En un sens élargi compte tenu
de sa dimension trans-sémiotique, ce roman relève donc pour une large
part de la « métatextualité » telle que la définit Gérard Genette, en raison
de la « relation de commentaire » qui l’unit au film « dont il parle » 47.
Description de Sleuth, récit de Sleuth, Cinéma est donc également pour
partie un « essai critique fictionnel » sur le film de Mankiewicz. Cependant,
compte tenu du cadre générique revendiqué pour le texte (un roman), il
importe de faire la part du déphasage énonciatif et de l’ironie, et de ne
pas attribuer inconsidérément à l’auteur-Tanguy Viel ce qui appartient
au narrateur homodiégétique. Même si un tel projet d’écriture n’aurait
sans doute pu voir le jour sans la fascination de l’instance littéraire pour
Sleuth, on ne la confondra pas avec l’instance narrative de son récit,
que la teneur même de ses propos ironise en quasi-permanence. L’une
des « trouvailles » les plus séduisantes de l’écrivain tient précisément
à l’invention de ce locuteur monomaniaque, dont le discours obsessionnel se constitue en exercice d’admiration à forte teneur assertorique,
46
A condition, toutefois, de détourner ce terme de l’acception que lui donne Gérard
Genette dans Palimpsestes (op. cit., p. 306 sq.). Il convient en outre d’ajouter que la
combinaison dans Cinéma des ressources inversement symétriques de la réduction et de
l’amplification (dans le sens qui vient d’être spécifié) présente une intéressante conséquence sur le plan de la réception : autant qu’il m’est permis d’en juger à partir de mon
expérience personnelle, la durée de la lecture du roman est à peu près équivalente à la
durée du film (donc de sa vision), soit deux heures et vingt minutes.
47
Palimpsestes, op. cit., p. 10.
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puisque l’enjeu fondamental du déploiement de cette parole est d’obtenir l’adhésion du narrataire aux valeurs esthétiques dont elle se fait le
champion — ce qui, soit dit en passant, introduit une nouvelle différence
notable par rapport au film, dépourvu quant à lui, et pour cause, d’un tel
dispositif intensément dialogique. Une autre conséquence majeure de ces
spectaculaires crues de la subjectivité narratoriale est que le commentaire
se double fréquemment d’une activité interprétative. Emblématique de
cette tendance est la fin du roman (p. 120 sq.), où le narrateur propose une
interprétation « borgésienne » du dénouement de Sleuth, selon laquelle
Milo Tindle aurait programmé son propre assassinat par Andrew Wylke.
En outre, l’interprétation est elle-même prolongée en une activité d’évaluation, puisque le propos avoué du narrateur est de démontrer la grandeur
esthétique de Sleuth — ce qui le conduira ponctuellement à renouer avec
l’hypothèse kantienne de l’universalité du jugement de goût 48.
Ces derniers développements ont peut-être pu donner à penser
que Cinéma n’entretenait en définitive que de lointains rapports avec la
technique de l’ekphrasis, dans la mesure où le descriptif (portant sur une
œuvre d’art antérieure) y est fortement concurrencé sinon supplanté par le
commentatif. Cette impression pourra, du moins dans un premier temps,
paraître encore renforcée à l’examen du pôle suivant : non plus « la métatextualité » mais « le métatextuel » — qui y joue un rôle prépondérant.
Mais on verra à terme que cette relation d’autocommentaire, interne au
roman, et attentive notamment aux apories générées par ses ambitions
trans-sémiotiques, correspond à l’une des particularités majeures de
l’ekphrasis. En effet, dans Cinéma, la relation de commentaire élit non
seulement pour objet le film de Mankiewicz (ce qui relève, au décalage
trans-sémiotique près, de la « métatextualité » genettienne), mais aussi,
pour une très large part, les mécanismes constitutifs du roman lui-même
(ce qui relève du « métatextuel » tel que le définit Bernard Magné 49).
De plus, cette dimension autocommentative, fonctionnant selon un
régime non plus exogène mais endogène, accorde une place de choix à
la caractérisation de l’activité trans-sémiotique comme à l’évocation de
ses implications et de ses apories. Ainsi, au premier tiers du roman, les
modalités d’une transposition verbale du film en narration homodiégé« Moi je trouve ça extraordinaire, tout le monde doit trouver ça extraordinaire, et
beau, et grand, tout le monde, n’importe où dans l’univers, c’est irréfutable. » (Cinéma,
op. cit., p. 119).
49
Voir notamment « Métatextuel et lisibilité », Protée, Université du Québec à Chicoutimi,
vol. XIV, n° 1-2, printemps-été 1986, p. 77-88. Dans cet article (p. 77), Bernard Magné
définit le métatextuel comme l’ensemble des moyens dont dispose un texte « pour
assurer dans son corps même la désignation de tout ou partie de ses mécanismes constitutifs ».
48
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tique sont-elles spécifiées à la faveur du rappel à l’ordre que le narrateur
s’adresse à lui-même — autant qu’il en fait bénéficier les lecteurs :
« Mais je m’emporte et je ne laisse pas les choses venir d’elles-mêmes,
toutes ces choses si visibles, je dois les laisser parler à ma place, non
pas à ma place, je suis là aussi, mais ensemble, que les images et moi
on parle ensemble, voilà ce que je dois faire. » (p. 43, je souligne)
Ce commentaire du narrateur constitue une description fidèle
du projet de Tanguy Viel : « laisser parler les images » du film de
Mankiewicz (c’est-à-dire en offrir un « équivalent » verbal aussi respectueux que possible de leur impact sur le récepteur) dans le cadre
d’une fiction homodiégétique dont, par définition, l’instance énonciative
possède une présence particulièrement visible. Il serait aisé mais
fastidieux de multiplier à l’envi des exemples similaires, tant cette
dimension métatextuelle est prégnante sur la diachronie du roman —
même s’il vaut la peine de mentionner l’expression « pellicule vocale »
(p. 43) qui rend compte avec bonheur de la dimension trans-sémiotique
de Cinéma. Mieux vaut donc insister sur le fait que nombre de ces
séquences métatextuelles témoignent des difficultés suscitées par l’irréductible altérité du cinématographique et du verbal. Le point le plus
fréquemment glosé par le narrateur est celui de la fort problématique
gestion de la temporalité narrative à laquelle il se voit contraint. En
effet, là où Sleuth épouse un déroulement linéaire et chronologique (où
seule une ellipse centrale constitue un trait saillant), en raison même
de sa dimension « hypertextuelle » comme de sa tension entre description/récit et commentaire, le roman multiplie les anachronies, aussi
bien rétrospectives que prospectives. Ces multiples altérations de la
chronologie proviennent donc d’une part des efforts du narrateur pour
expliquer le film, ce qui le contraint à rassembler dans son discours des
éléments originellement épars sur la diachronie de Sleuth, d’autre part
de la dimension chronophage de l’activité commentative — qu’illustre
avec justesse cette formule de la page 40 : « Mais je m’éloigne, je parle,
et le film n’avance pas. »
Mais la gestion de la temporalité n’est que l’écueil le plus visible sur lequel achoppent les efforts du narrateur pour se montrer
fidèle à Sleuth tout en rendant justice à sa grandeur esthétique. Restituer
verbalement un ton de voix, un jeu de physionomie, une particularité
de l’éclairage, la profondeur de champ de tel ou tel plan, etc., confine
également à l’impossible, de sorte que graduellement les notations métatextuelles s’acheminent vers un constat d’échec — tout d’abord discret
(« c’est vanité de faire parler les images » — p. 43), puis beaucoup plus
développé :
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« Il faut savoir, donc, que ce qui est dit n’est pas ce qui est filmé, mais
alors pas du tout, aucune comparaison possible, aucune analogie, disent
des amis à moi, et non pas qu’il soit question d’une supériorité de l’un
sur l’autre, ni cela ni autre chose, mais c’est fondamental, c’est comme
mesurer la température avec un baromètre, comme vouloir à tout prix
faire voler une table, c’est aussi absurde que ça […] » (p. 109-110)
THE END
Cet extrait du roman appelle deux observations. Tout d’abord, un
tel constat métatextuel d’inadaptation du verbal à la restitution fidèle du
cinématographique correspond à l’un des topoï notoires de l’ekphrasis,
à savoir la déclinaison du paradigme de « l’innommable/indicible/
ineffable/indescriptible » 50 qui fait du procédé « le lieu privilégié d’une
remise en cause des capacités du langage » 51. Mais dans le cas particulier de Cinéma, il importe de souligner une nouvelle fois l’importance
du déphasage énonciatif : quand bien même Tanguy Viel souscrirait à
l’opinion qu’il attribue au narrateur homodiégétique, il n’en reste pas
moins que son roman est tout entier construit sur cette impossibilité
à dire, qu’il parvient du même coup sinon à surmonter, du moins à
contourner, et en définitive à transcender au sein d’une création transsémiotique dont l’échec programmé (et assumé) assure paradoxalement
la réussite esthétique. S’il n’est pas question de produire un équivalent
narratif de Sleuth (à l’impossible nul n’est tenu), la mise en fiction de
cette tentative désespérée, elle, est tout à fait envisageable, et magistralement actualisée dans Cinéma en raison notamment de la création de ce
narrateur homodiégétique si intensément particularisé, dont le discours
se trouve par là même ponctuellement ironisé.
Ensuite, on conviendra néanmoins qu’en dépit de l’ironie que
les excès du discours narratorial attirent sur cette figure peu crédible, car
apparemment sous l’emprise d’une variante pernicieuse et permanente
du « syndrome de Stendhal », certaines de ses observations sont tout
à fait dignes d’intérêt. Ainsi le dernier passage cité peut-il être perçu
comme l’équivalent fictionnel de certaines affirmations d’Alain RobbeGrillet 52 ou de Jean-Marie Schaeffer 53. Plus généralement, le roman est
Nicolas Wanlin, « Ekphrasis », op. cit., p. 2/3.
Ibidem, p. 3/3.
52
« Les deux langages — du film et du livre — ont en fait si peu de rapport que les éternelles discussions sur
« le roman et le cinéma » ne peuvent prétendre à plus de précision, dans les ressemblances et les influences
réciproques, que si l’on parlait de « musique et peinture » ou « architecture et poésie ». » (« Brèves
réflexions sur le fait de décrire une scène de cinéma », Revue d’esthétique, 1967, t. 20, p. 131-138).
53
« Si la fiction narrative (verbale) et la fiction cinématographique sont irréductibles l’une à l’autre,
c’est tout simplement parce qu’une description verbale d’événements (réels ou fictifs) n’est pas
la même chose qu’une représentation quasi perceptive de ces mêmes événements. » (Pourquoi
la fiction ?, op. cit., p. 303-304).
50
51
103
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truffé d’observations théoriques extrêmement pertinentes portant par
exemple sur les différences entre v.o. et v.f. (p. 28-29) ou entre cinéma
et télévision (p. 61-62), sur la nécessité d’une suspension momentanée et
volontaire de l’incrédulité pour la réussite de l’immersion fictionnelle (p.
39), sur le déni de valeur esthétique opposé par certains à une œuvre dont
la finesse leur échappe (p. 93), etc. Il s’ensuit une tension permanente
entre la figure de ce narrateur ironisé et la justesse de nombre de ses
analyses, ce qui contribue au brouillage de l’axiologie du roman. Dès
lors, il devient très délicat pour les lecteurs de savoir quel crédit accorder
en définitive à cette instance narrative comme au projet de transposition
trans-sémiotique qui lui est attribué.
Or, cette incertitude soigneusement entretenue par le récit ne
concerne pas exclusivement l’univers (interne) de la fiction, mais tend
à « contaminer » la sphère extradiégétique. En d’autres termes, que
penser, sur la base du texte, du projet de Tanguy Viel et du rapport qu’il
entretient avec le film de Mankiewicz ? La difficulté qu’il y a à répondre
à cette question dédoublée provient d’une des particularités les plus
remarquables de l’ekphrasis : « son medium [le langage verbal] est vraisemblablement susceptible de fournir les catégorisations et les prises de
position les plus fines, les plus riches, capable de la plus grande clarté
comme des plus complexes ambiguïtés » 54. Pour autant, sur la base d’un
tel constat, on se gardera bien de conclure à une quelconque supériorité
du verbal sur le cinématographique (en l’occurrence de Cinéma sur
Sleuth), car l’un des principaux mérites du roman de Tanguy Viel tient
à la façon dont il dénonce, via l’exploitation de ressources fictionnelles,
la vanité de cette querelle obsolète. Certes, à première vue Cinéma
pourrait passer pour un exemple de triomphe ironique du littéraire sur
le cinématographique, car venant après le film sur lequel il se greffe et
qu’il phagocyte le roman bénéficie ainsi de ce que je nommerai « l’effetdernier mot ». Mais à y regarder de plus près, l’ironie n’affecte jamais
le film de Mankiewicz, mais seulement le narrateur homodiégétique du
roman — de sorte que Sleuth sort somme toute grandi de ce passage à
travers le crible du littéraire.
En outre, aussi iconoclaste puisse-t-il paraître, l’hommage se
révèle plus manifeste encore dès lors qu’on adopte une perspective
élargie, attentive aux implications socioculturelles du choix d’une œuvre
cinématographique comme « support » d’une activité de « réécriture »
littéraire. En effet, choisir de réaliser une transposition trans-sémiotique
54
Nicolas Wanlin, « Ekphrasis », op. cit., p. 2/3, je souligne.
104
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de Sleuth, c’est également et peut-être avant tout prendre au sérieux cette
réalisation artistique antérieure (quand bien même sa transformation
sera des plus ludiques 55) en l’élevant implicitement à la dignité d’œuvre
susceptible de fournir le point de départ fructueux d’une création au
second degré, offerte à son tour à l’appréciation esthétique du public.
Décidant d’écrire Cinéma à partir de Sleuth, Tanguy Viel contribue par
là même, si besoin était, à faire du film de Mankiewicz un classique du
patrimoine culturel — du moins, plus humblement, à rappeler ce statut
en l’entérinant de texto.
Certains esprits chagrins déploreront peut-être que, délaissant le
réservoir textuel habituellement exploité par les auteurs de réécritures,
des productions telles que Cinéma ne contribuent à la perte de prestige
dont souffre le littéraire à l’époque contemporaine. Faux procès, car
cette situation, qu’on s’en réjouisse ou s’en afflige, est d’ores et déjà
un état de fait socioculturel. Nous vivons dans une société de moins
en moins « textocentrée » 56, et la tentation nostalgique du repli autiste
sur la grandeur perdue de la littérature d’hier ou d’avant-hier est rigoureusement impuissante à inverser ou même simplement à enrayer cette
évolution. A l’inverse, des textes hybrides comme Cinéma ou Demandez
le programme ! , prenant acte de ces mutations socioculturelles, assurent
une paradoxale relance du littéraire en l’exposant à l’épreuve de l’altérité
sémiotique. En définitive, transcendant les querelles de clochers, ces
créations métissées concourent au triomphe de la fiction dans tous ses
états.
Est-il besoin de rappeler que ce dernier terme n’est pas synonyme de « vain » ou de
« gratuit » ? Il serait en effet extrêmement injuste, comme l’ont fait certains journalistes
lors de la parution de l’ouvrage, de réduire Cinéma à un pur et simple exercice de style.
Comme le film de Mankiewicz, et peut-être davantage encore compte tenu du tour
d’écrou supplémentaire qu’entraîne l’activité de « réécriture », le roman de Tanguy Viel
engage un questionnement passionnant et crucial sur la place, la valeur et les enjeux des
représentations artistiques et des activités ludiques dans l’existence humaine..
56
Bruno Blanckeman, Les Fictions singulières, Paris, Prétexte, 2002, coll. « Critique »,
p. 79.
55
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Frédérique Martin-Scherrer
Jean Tardieu, poésie à voir
Le poème typographique
À partir du moment où le poème accède à la dimension plastique,
sa relation à l’art passe du contenu au contenant. Ce n’est plus la peinture
qui est « à lire », car elle ne fait pas l’objet d’une « traduction » en mots :
les poèmes ne parlent pas de peinture, ne commentent ni ne transposent
plus l’œuvre d’un artiste. Ce sont des poèmes ou des textes dont les
thèmes divers ne présentent aucune relation particulière avec le domaine des arts visuels. Ils en sont cependant les plus proches « parents »,
puisqu’ils se sont approprié, précisément, la dimension plastique : ce sont
des poèmes « à voir », que l’on voit avant de les lire, et qu’on ne lit qu’à
travers cet exercice du regard.
Certes, nous avons l’habitude d’une typographie particulière pour
la poésie, qui la signale comme poésie. Mais les conventions attachées
à l’aspect des formes anciennes (sonnet, strophes, etc) comme à l’universel « à la ligne » qui l’a remplacé par la suite, procurent au poème
une visibilité molle que plusieurs poètes ont cherché à raffermir ou à
renouveler. Jean Tardieu pour sa part ne s’est guère montré obsédé par
cette question : il lui eût paru arbitraire et affecté de conférer sans raison
particulière telle ou telle forme extraordinaire à ses écrits, notamment
à ses poèmes lyriques. Au début, en effet, le jeu avec les formes relève
plutôt pour lui d’un esprit ludique dont témoignent ses « Collages typo-
107
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graphiques » : ceux-ci furent réalisés en compagnie de Francis Ponge
pendant les loisirs d’une journée de grève, en 1933, aux Messageries
Hachette, où ils étaient l’un et l’autre employés ; d’inspiration dadaïste, ces collages seront présentés à Bruxelles lors de l’exposition des
« Portes de toile » en 1975 1. Cependant, d’une manière plus générale,
c’est sous influence picturale qu’il arrive à Jean Tardieu de façonner la
forme visuelle du texte poétique. Il est vrai, comme on l’a vu plus haut,
que cette entreprise s’inscrit dans une tradition, mais ce qui caractérise
celle de Jean Tardieu est, me semble-t-il, le fait de revendiquer un modèle
plastique contemporain, en particulier abstrait.
Plusieurs poèmes en effet, datant probablement de la fin des
années cinquante, se présentent selon une disposition géométrique : les
strophes dessinent des carrés disposés en quinconce ; ils seront réunis dans
Formeries sous le titre (précisément) de « Dialogues typographiques ».
L’un d’entre eux, « Poème à deux voix » (repris ultérieurement sous le
titre : « Le fleuve Seine »), avait été illustré en 1962 d’une gravure abstraite et géométrique de Roger Vieillard. Ce poème se désigne lui-même
comme étant « à voir », tant dans son corps typographié que dans son
propos, d’ordre (en partie) auto-référentiel : « En haut et à gauche de la
page. Un épais carré noir. Des épis dressés. Au coude à coude. Depuis
un an, deux ans peut-être, je suis aux prises avec cette multitude obscure.
Oui, dans le coin à gauche et en haut de la page, il y a une foule immobile,
parfaitement immobile, qui regarde et qui se tait… » 2.
La typographie se révèle capable de conférer plus de corps
au poème, comme on le voit dans Hollande (1962), où l’alternance
des caractères droits ou italiques, des majuscules ou des minuscules,
ainsi que le recours aux parenthèses, suggèrent plusieurs degrés de
proximité du verbe par rapport à son référent pictural, en isolant certains
segments qui paraissent ainsi plus « concrets », en particulier « Crescendo
decrescendo », dont la disposition en triangle se justifie de l’intérieur
par le contenu thématique, et de l’extérieur par la représentation de
bateaux (à voile souvent triangulaire) dans les aquarelles de Bazaine.
Jean Tardieu aura l’occasion de mesurer plus encore les ressources spécifiques qu’offre la typographie grâce à la mise en espace de
Conversation-Sinfonietta en 1966 par Massin 3, qui se reporte au modèle
de la partition musicale, tout en situant son innovation dans la ligne de
Mallarmé par son recours à la double page. Les conventions attachées au
1
Œuvres de Jean Tardieu, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2003, p. 125. Dans les notes
suivantes, la mention « Q » renvoie à cette édition.
2
Q 1166-1168.
3
Extraits in Q 1135-7.
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FRÉDÉRIQUE MARTIN-SCHERRER
1- Jean Tardieu, « Crescendo decrescendo », Hollande, avec des
dessins et aquarelles de Jean Bazaine, Paris, Maeght, 1962.
type de caractère, à la disposition dans la page, à la forme et à la matière
du support, fonctionnent comme des connotations, et à partir de là il est
possible de jouer avec cette symbolique pour « dire » quelque chose
par d’autres moyens que le contenu sémantique des mots. C’est ainsi
qu’Un lot de joyeuses affiches 4 redoublera l’effet parodique porté par le
message au moyen de la forme-annonce ou de la forme-affiche, ici
détournées. Jean Tardieu, comme on l’a vu plus haut, se souvient
des poèmes-affiches de Pierre Albert-Birot qui, selon lui, sont à la
source de ces typoèmes. Cependant, un autre modèle me paraît avoir
plus directement inspiré les textes du poète : celui-ci n’est pas le fait
d’un peintre, mais d’un musicien dont il admirait autant la forme d’esprit
que la musique : Erik Satie.
Jean Tardieu, qui connaît depuis longtemps l’œuvre et la biographie du compositeur 5, a eu l’occasion de lire ses écrits réunis par
Ornella Volta dans son ouvrage de 1977. Or parmi ceux-ci figurent de
nombreux billets calligraphiés, retrouvés dans sa chambre d’Arcueil
après sa mort en 1925. Certains sont si proches de la forme d’humour
des « joyeuses affiches » qu’il est impossible que Jean Tardieu ne s’en
5
Comme l’attestent de nombreux détails du « Satie » de Figures (1944).
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2- Jean Tardieu, « Achète comptant »,
Un lot de joyeuses affiches suivi de Cinq petites
annonces, avec des eaux-fortes de Max Papart,
Paris, Robert et Lydie Dutrou, 1987.
soit pas inspiré. L’esprit parodique qui anime ces annonces, les thèmes
politiques ou immobiliers, et jusqu’à la forme des lettres — Erik Satie
imitant à la main les caractères typographiques des encarts des journaux
de son temps — se retrouveront dans l’ouvrage publié par Robert et
Lydie Dutrou en 1987. Les états manuscrits ou dactylographiés des
« joyeuses affiches » de Jean Tardieu montrent qu’il avait prévu la disposition de chaque texte, aligné au centre, avec pour toute indication
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de caractères des majuscules ou des minuscules ; avant impression, les
lettres, de style et de taille variés, dessinées par un maquettiste de grand
talent, Michel Toffer, ont été soumises à l’approbation de l’auteur. Leur
ressemblance avec les types que l’on peut observer dans les annonces des
années vingt n’est sans doute pas le fait du hasard. Comment, en tout cas,
ne pas relever une filiation entre tel billet d’Erik Satie, attribué plaisamment
à une certaine « ANARCHIE DESPOTIQUE » promettant « ASSERVISSEMENT
LIBÉRAL. Résignation volontaire du Peuple » et cette « joyeuse affiche »
présentant un « APPEL » du « MINISTÈRE DE LA RÉSIGNATION » qui prescrit
aux jeunes gens : « ENGAGEZ-VOUS DANS LA DÉSESPÉRANCE » ? Entre les
« terribles engins de guerre du sergent PUÇON » qui « désossent plus
de 10 000 hommes à la seconde » et la petite annonce ainsi rédigée :
« Ministres et militaires de diverses nationalités assurent destruction
totale immédiate à tous peuples en détresse qui en feront la demande » ?
Ou encore entre le « GROS CHÂTEAU GOTHIQUE en fonte, avec PARC lourd &
disgracieux » et le « JOLI PETIT LOCAL » du « XVIIIe / arrondissement » avec
« Buisson de ronces », « Orties Champignons Araignées » et « Vipères
garanties » ?
Les « billets » d’Erik Satie et les « affiches » de Jean Tardieu se
distinguent par le format : les premiers tiennent dans une boîte à cigares,
les secondes dans un porte-folio de soixante centimètres par cinquante.
Mais l’éditeur ayant repris récemment ces affiches en « cahier », on peut
se les procurer facilement et… à un prix plus accessible ! 6
Quant à l’inquiétant et grotesque « Mordicus », symbole des
« absurdités tragiques de l’histoire des peuples », imaginé par Jean
Tardieu et André Frénaud « sous l’effet conjugué du mistral et du vin
rosé », et présenté dans un grand placard servant de préface, il est le
père putatif de ces textes dont l’humour subversif se concentre dans un
« Lexique » au ton particulièrement ironique — tonalité assez rare chez
Jean Tardieu pour qu’elle mérite d’être signalée : « Progrès : terme fictif
utilisé par les gouvernements de toutes tendances pour amener progressivement leurs sujets au renoncement ». Les caractères grandiloquents
et tarabiscotés des affiches servent à merveille ces intentions parodiques
et satiriques.
On retrouvera, dans le dernier recueil du poète, Da capo (1995),
des effets typographiques ; par exemple, un poème disposé en carrés,
intitulé « Le sacre et le néant (Poème à deux voix) », texte appartenant à
la série des « dialogues typographiques » et demeuré inédit ; ou encore,
Jean Tardieu, Un lot de joyeuses affiches, avec une préface inédite de Jean Tardieu et
une couverture originale de Pierre Alechinsky, Paris, Robert et Lydie Dutrou, collection
« Notes et écrits », cahier 5, 2003.
6
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plusieurs poèmes entièrement imprimés en majuscules. Parmi eux
figure en particulier la reprise en édition courante du Petit bestiaire de
la dévoration 7, dont la disposition, aussi diversifiée que concertée, est
tout à fait essentielle à la réception du sens, en apparence enfantin et en
réalité terrifiant — car il y a une secrète collusion entre l’enfance et
la vraie terreur, à laquelle l’usage de la majuscule, ainsi que le jeu des
marges et des blancs, donnent toute sa résonance.
Le poème « à la main »
La typographie, quoique ductile, est encore un intermédiaire :
Jean Tardieu voudrait écrire comme l’on dessine, non seulement en
créant une figure graphique, mais encore en traçant les lettres à la main. Il
voudrait, en somme, rendre au verbe grapheïn son double sens : à la fois
écrire et dessiner.
Il rappelle au cours d’un entretien le plaisir qu’il avait pris à
inscrire des poèmes sur une plaque de plastiline : « J’avais une vraie
volupté à tracer ce poème non pas avec une plume, mais à faire entrer
mon stylet dans la matière meuble » 8 — le poème « Inscription », daté
de 1924, rend compte de ce plaisir 9. Lorsqu’on feuillette ses manuscrits, on voit d’ailleurs comment procède Jean Tardieu pour — au sens
concret — écrire : si le premier brouillon est raturé ou biffé, avec ajouts
en marge ou entre les lignes, il ne considère pas ce premier état comme
un préalable direct à l’étape dactylographiée : il faut auparavant qu’il le
recopie en intégrant les modifications, et si la relecture donne lieu à de
nouvelles corrections, il le recopie encore, jusqu’à ce que le résultat écrit
à la main soit satisfaisant à l’œil. C’est pour la même raison d’agrément
visuel qu’il n’utilise que le recto des feuillets. Certains manuscrits
sont très soignés, parfois même véritablement calligraphiés, telle cette
« Phrase pour Dubuis » qui deviendra C’est à dire, écrite au crayon sur un
beau papier, ou bien encore « Le fleuve Seine », disposé en carrés
formant une sorte de damier horizontal. Lorsque Jean Tardieu travaillait
à la sentence destinée à la Petite Rotonde du Palais-Bourbon, il les
transcrivait sur des feuillets pris en travers ou sur des cartons pour en
mieux voir l’effet d’inscription.
Le plus souvent, le dernier état des manuscrits est simplement
propre et lisible. Une des publications donne une idée de ce que l’on
observe couramment dans les archives de Jean Tardieu : le texte sur les
Q 1462-5. Signalons que la dédicace : « Pour Bébé et Jean Cortot » n’additionne pas
un poupon et un artiste ! « Bébé » est le surnom de l’épouse du peintre Jean Cortot qui
a illustré ce texte dans l’édition Maeght de 1991.
8
La Sape n° 32, p.87.
9
Q 1338.
7
112
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Sculptures à cordes de Pol Bury est présenté dans la revue Derrière le
miroir d’avril 1974 sous sa forme manuscrite. Jean Tardieu l’a écrit sur
calques afin de contourner les lithographies de Pol Bury, représentant
des portées de musique « ramollies ». L’auteur s’est contenté de soigner
la lisibilité de son écriture courante, mais sans s’appliquer exagérément :
les soulignements sont faits à main levée, les lignes montent un peu, il
subsiste une biffure. C’est comme si nous lisions une lettre qui nous
serait adressée, de la main de l’auteur, et portant sa trace personnelle,
comme il le dit dans De la peinture que l’on dit abstraite : « Voici, dans
cette monnaie qui court depuis dix mille années, notre empreinte toute
neuve, le sillage de notre vie et, selon la morsure plus ou moins accusée
du trait, la trace de notre vigueur et de nos faiblesses, de notre franchise
ou de notre ruse, fièvre ou sérénité, espoir ou découragement, — les vraies
lignes de notre main, notre reflet, notre ressemblance » 10. Le petit effort
demandé au lecteur, que la typographie a habitué à consommer sans délai
le signifié, confère au sens plus de poids puisque nous participons à son
élaboration, et rend un peu la vue à notre œil-qui-lit. Le texte gagne en
visibilité ce qu’il perd légèrement en lisibilité.
C’est encore l’écriture cursive habituelle à la main de Jean
Tardieu qui s’inscrit sur une estampe de Bertrand Dorny. Le plasticien
a réalisé en 1984 une série d’aquatintes qu’il confie à des poètes ou à
des écrivains pour qu’ils ajoutent directement sur la feuille quelques
lignes manuscrites, qui dès lors font partie de la composition plastique.
Jean Tardieu a choisi d’intervenir à l’intérieur de la gravure, et non endessous ou dans ses marges, en écrivant au crayon sur deux motifs en
relief ce bref poème composé pour l’occasion, qui résume en peu de
mots un de ses thèmes privilégiés : « Ce qui traverse et disparaît / ainsi
nos jours ». Cette œuvre signée à deux comporte trente exemplaires
manuscrits autographes. Elle a été réalisée par la suite en une tapisserie
de plus de deux mètres de côté, dans laquelle l’écriture du poète est bien
mise en valeur par un fond blanc en points de savonnerie. Le poème
alors quitte le support du livre pour faire partie intégrante d’une œuvre
plastique, en lui empruntant sa visibilité tout en lui conférant une voix
qui, en retour, l’approfondit.
Les Poèmes à voir 11, quant à eux, n’ont pas acquis d’emblée
leur configuration définitive. Le premier « Tableau graphique » à avoir
été publié (« Paysage », dans Obscurité du jour) est écrit en cursives ;
l’auteur joue sur les diagonales, qu’il souligne d’un trait à main levée. Il a
déjà songé à modifier l’ordre de la lecture, qui pour une part doit se faire
10
11
Q 864.
Reproduits in Q 1345-56.
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3- Jean Tardieu, « Paysage nocturne », épreuve dactylographiée par Jean Tardieu,
21 x 29,7 (coll. André Balthazar).
4- Jean Tardieu, « Paysage nocturne », Poèmes à voir, 12 poèmes autographes gravés de
Jean Tardieu avec 14 eaux-fortes de Pierre Alechinsky, Paris,
Robert et Lydie Dutrou, 1986.
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de bas en haut, mais on ne le sait de façon certaine qu’en se référant à la
version définitive (intitulée dans l’édition R.L.D. « Le mistral ») grâce
à quelques modifications introduites par l’auteur dans le découpage syntaxique ou la dimension des lettres, de manière à orienter plus nettement
le sens de la lecture. Le dessin d’ensemble, plus ferme et plus équilibré,
est assuré par la répartition des masses, mais aussi par la graphie : les
lignes horizontales imitent l’écriture imprimée, en caractères droits ou
en italiques, tandis que les lettres appartenant aux lignes montantes ont
des jambages verticaux qui contrebalancent l’obliquité du tracé. D’une
manière générale, la comparaison entre les états antérieurs et le résultat
final montre un progressif affranchissement de la disposition-poème
(même complexe) pour aller vers une composition plastique que seul
permet le dessin à la main.
Cependant, entre les premiers essais et la disposition finale se
situe un stade intermédiaire peu connu : Jean Tardieu n’avait pas d’abord
envisagé une publication manuscrite, mais imprimée. Vers la fin des
années 70, il envoie à Pol Bury et à André Balthazar deux jeux de
poèmes agencés dans l’espace de la page prise en travers ; les uns, réunis
sous le titre « Dix compositions de mots » 12, sont manuscrits, les autres,
sans titre global 13, se présentent sous la forme de sept poèmes-tableaux
dactylographiés — ce qui constitue un véritable exploit, l’auteur ayant
dû introduire sa page en tous sens dans la machine à écrire pour obtenir
une telle variété d’obliques ! Certains de ces poèmes, présents dans les
deux ensembles, seront repris en 1986 dans l’édition R.L.D. qui sert
ici de référence : on peut donc suivre toutes les phases de l’invention
du « poème à voir » et mesurer l’influence de l’étape dactylographiée,
qui a servi de modèle direct à la réalisation manuscrite ultérieure. Ainsi
s’explique par exemple sa relative austérité ; pas de lettres de fantaisie
en effet dans les Poèmes à voir de 1986 : l’écriture recourt autant à la
cursive personnelle qu’au modèle du caractère imprimé, minuscule ou
majuscule. Le plus curieux, c’est que le poème dessiné à la main servira
pour finir de modèle à une présentation imprimée : en 1990, Gallimard
publie un album présentant en vis-à-vis la graphie manuscrite et sa
version typographiée ; or dans tous les cas, que celle-ci précède ou suive
Archives Pol Bury. Parmi ces poèmes manuscrits figure « Tout et rien », que Pol Bury
mettra en page, accompagné de gravures, en 1979. Ce même poème sera également
publié à la fin de Margeries, dans une disposition différente.
13
La plupart figureront dans l’édition R.L.D. : « Paysage diurne », « Paysage nocturne »,
« Le chevalier à l’armure étincelante », « Le rossignol de Provence » et « Jour d’hiver
en Toscane ». Deux resteront inédits : « Les mots changés en pluie » et « Aigu liseré
sous la porte ».
12
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le poème à la main, apparaît de manière indiscutable la supériorité de la
réalisation manuelle.
Celle-ci est d’autant plus remarquable qu’elle a été
exécutée pour R.L.D. en grand format sur des feuillets de 39 x 50 centimètres : l’exercice relève moins de l’écriture que du dessin, à cause
du changement d’échelle. De plus, l’auteur a varié ses instruments en
recourant à des traceurs divers, de la même manière qu’un peintre
choisit ses pinceaux. La réalisation manuelle permet donc seule de
varier la taille des lettres ainsi que leur épaisseur, et de régler plus
librement la longueur des lignes, leur orientation, la forme de leurs
regroupements et la composition de l’ensemble.
Ces éléments visuels ne sont jamais arbitraires : chacun participe
du sens ou remplit une fonction dans la direction de lecture suggérée
au regard. Le mouvement auquel nous sommes habitués, de gauche à
droite et de haut en bas, est en effet dé-routé (au sens propre) par une
disposition visuelle qui appelle un véritable « balayage » de la surface,
semblable à celui que nous exerçons lorsque nous regardons une toile.
Il ne s’agit plus ici de transposer la peinture, mais de lui « dérober ses
sortilèges » ; de faire sens non plus seulement avec des mots ou des
phrases, mais aussi avec leur disposition dans la page, latérale ou
centrale, verticale, horizontale ou oblique, de haut en bas ou de bas
en haut, etc. De fait, si plusieurs parcours sont possibles, certains sont
plus encouragés que d’autres. La comparaison des parcours de lecture
les plus probables montre que les zones de la page sont affectées d’une
signification symbolique. À gauche, le plus souvent, c’est le côté du
levant, à droite celui du couchant ; midi figure au milieu. En bas à droite
est évoquée la mort ou une perspective vers l’infini. Enfin, la zone
centrale est la plus riche en significations diverses : c’est le lieu où se
définit le « moi », mais c’est aussi le lieu implacable du Présent, celui
où pourrait se dévoiler un secret perpétuellement hors d’atteinte. Le
centre est l’image de cet instant de retrait où la conscience tente de se
saisir elle-même percevant le monde. Notre nature, dit Jean Tardieu dans
Pages d’écriture, est de l’ordre du temps : « Ainsi faut-il faire un grand
effort de conscience et nous retirer fortement en nous-mêmes, hors de ce
perpétuel mouvement, si nous voulons saisir le grand silence de l’Être,
l’espace immobile et profond, ce lieu qui contient tout sans s’altérer jamais
et où évoluent, fugitives, les figures du Temps »14. On ne saurait mieux
définir la tentative des Poèmes à voir, qui tentent de représenter à la fois
l’écoulement du temps et la fixité de l’instant : « ROULE, MIRACLE, TORRENT,
14
15
Q 941
Q 1348.
116
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! Que l’aube arrive, reparte ! Que fuient les tourbillons ! SANS
FIN BRILLE CE QUI MEURT » 15.
Comme le dit Jean Tardieu dans un entretien réalisé en 1971,
« Après avoir tant pratiqué l’art des peintres, j’essaie, moi aussi, de faire
des tableaux ». Or ces tableaux ne « représentent » rien : les éléments
graphiques confèrent au sens une présence physique telle que le fait de
lire est indissociable de celui de voir. Ces poèmes sont beaux à voir-lire,
dans un seul et même mouvement. Sachant que la plupart d’entre eux ont
été publiés dans Comme ceci comme cela en 1979 selon la disposition
typographique habituelle à la poésie, le lecteur peut faire l’expérience
d’une comparaison. Pour des textes semblables (à quelques variations
près, qui justement sont liées à la disposition visuelle), la réception
esthétique diffère fortement.
Dans les Poèmes à voir, la
forme plastique sert la forme
poétique comme celle-ci la
justifie. Cependant, s’il « fait
des tableaux », le poète reste
poète et ne se prend pas pour
un peintre. Au-delà, il passe
le flambeau au plasticien :
le poème peint échappe à sa
main.
PUISSANCE
Le poème peint
Qui en est l’auteur ?
Le poète, que le tableau donne
à lire au visiteur, ou le peintre,
qui a fait du poème un tableau ? Il est à noter qu’une
œuvre telle que l’Anthologie
Jean Tardieu, comportant une
cinquantaine de poèmes
transcrits et peints par Jean 5- Jean Cortot, Anthologie Jean Tardieu,
1980-81, 46 peintures à l’acrylique sur papier
Cortot, figure autant dans appliqué, autant de poèmes choisis et transcrits
la bibliographie du poète que à l’encre de Chine par le peintre, 58,5 x 38 cm
dans le catalogue des œuvres [Jean Tardieu, « Nocturne »] (coll. part.)
du plasticien.
On a déjà vu que Jean Cortot adopte par rapport à la poésie une
posture similaire à celle de Jean Tardieu par rapport à la peinture, et qu’après
la période des Écritures de 1972 dont parle le poète dans Obscurité du jour,
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il a peint des Poèmes épars (dispersant la totalité des lettres d’un poème sur
la surface de la toile), puis des Poèmes-tableaux (transcrivant des poèmes soit
directement sur la toile, soit sur papier marouflé sur un fond peint), ainsi que
des Éloges dédiés à l’œuvre des poètes qu’il admire. Que voit-on lorsqu’il
expose ces toiles ? Aux murs, des tableaux, isolés ou en séries, et non des
textes ou des manuscrits encadrés16. C’est vraiment de la peinture : la poésie
remplit le rôle du sujet se détachant sur le fond, ou bien sert de fond
à une peinture qu’elle encadre et qui ne représente rien d’autre que
de la couleur, parfois traversée de quelques signes allusifs à ceux de
l’écriture.
Suivons un poème de Jean Tardieu dans ses états successifs,
imprimés ou manuscrits : « Nocturne », dans Comme ceci comme cela,
se présente comme une suite de strophes inégales aux vers normalement
alignés à gauche — seuls quelques espacements inusités indiquent une
légère tendance au déploiement dans l’espace. On le retrouve, sous le
titre de « Paysage nocturne », dans les feuillets envoyés à Pol Bury et
André Balthazar, sous une forme intermédiaire entre le poème à lire et
le poème à voir, inscrit en écriture cursive sur deux feuillets juxtaposés,
puis, dans un autre dossier, disposé en poème-tableau dactylographié,
étape constituant la matrice de la dernière version : le poème à voir
tracé à la main par l’auteur et gravé par R.L.D. Or il se trouve que ce
même poème a été peint par Jean Cortot en deux exemplaires dans son
Anthologie. Là, comme c’est le cas dans les autres tableaux de la même
série, toute disposition particulière, y compris la plus habituelle —
le simple découpage en vers — est abandonnée : les mots se suivent
sans solution de continuité, si ce n’est un trait oblique signalant les
ponctuations fortes. Le peintre recourant, d’un tableau l’autre, à
plusieurs types de graphie, il choisit pour chaque toile une écriture, soit
cursive soit détachée, et parfois donne plus de résonance à un mot ou à
une expression en augmentant la taille des lettres. Le poème s’aligne sur
toute la surface, bord à bord, sans marge. Ainsi, autant le poème à voir
tire sa plasticité des formes dessinées dans l’espace de la page, autant
le poème-tableau doit la sienne à un procédé inverse : le peintre recopie
le poème — et c’est un tableau. D’un côté, un Poème à voir, de l’autre,
un Tableau à lire.
Cette remarque s’applique aussi aux « Livres manuscrits » de Jean Cortot, telle
L’anthologie Jean Tardieu : une fois mis au mur et encadrés, ces feuillets ne se distinguent
guère, visuellement, d’une série de tableaux.
16
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FRÉDÉRIQUE MARTIN-SCHERRER
C’est à cette belle figure d’échange qu’aboutit le parcours
emprunté par les écrits de Jean Tardieu en direction des arts. Au terme
du voyage, la main du peintre relaie celle du poète : la poésie accède à
la couleur et passe de l’horizontalité de la page à la verticalité de la toile
accrochée aux cimaises : elle est devenue peinture.
* *
*
Ce texte est extrait de Lire la peinture, voir la poésie. Jean Tardieu et les arts,
Frédérique Martin-Scherrer, Paris, éditions de l’IMEC, octobre 2004. (Ouvrage
publié à l’occasion de l’exposition « Jean Tardieu, lire la peinture, voir la poésie »
Musée des Beaux-Arts de Caen, octobre 2004-janvier 2005.)
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Ronald Shusterman
« La beauté n’évite pas la difficulté »
ou les contraintes du Land Art
Suis d’abord la nature, ton jugement encadré
Par sa juste norme, qui n’a jamais changé,
NATURE infaillible, divine et belle,
Clarté unique, constante, universelle.
Ces RÈGLES d’antan, découvertes, non inventées,
Ne sont que la nature sous forme bien raisonnée.
Pope, An Essay on Criticism, 1711
En parlant du « destin des images », Jacques Rancière a souligné
dernièrement la « relation à double sens entre le travail des images de
la littérature et la fabrication des vignettes de l’imagerie collective 1. »
Certes, le destin des images fait bel et bien partie de ce « partage du
sensible » (pour citer un autre titre de Rancière) qui est, en quelque sorte,
la base même de la politique. Même si le collectif nous entoure et nous
détermine indubitablement, on peut néanmoins parler des images d’une
façon plus spécifique et plus interne. Autrement dit, on peut s’intéresser
à l’esthétique « pure » sans forcément sombrer dans la naïveté. Puisqu’il
s’agit de s’intéresser au « pôle de l’image » afin de voir des « contraintes
ailleurs que dans le seul imprimé » (pour citer un numéro récent de
Formules 2), je me propose de traiter la notion de contrainte chez deux
plasticiens qui ne se réclament pas explicitement des principes oulipiens
ou « oupeinpiens ».
Évidemment, la notion de contrainte en arts plastiques peut se
concevoir de multiples façons. Prenons un exemple un peu saugrenu.
Vitaly Komar et Alexander Melamid, deux artistes russes émigrés aux
États-Unis, ont eu un succès de scandale (comme on dit en Anglais)
1
2
Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p.25.
Jan Baetens & Bernardo Schiavetta, « Éditorial, » Formules N°7, Texte/Image, p.8.
121
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
avec une œuvre conçue et réalisée en fonction des résultats d’un
sondage très sérieux mené selon les règles de l’art (l’art du sondage, j’entends 3) dans plusieurs pays du monde. Leur œuvre, intitulée America’s
Most Wanted, reproduit sur la toile une image correspondant aux
statistiques recueillies. Ainsi le tableau est composé à 44 % de la couleur
bleu, puisque 44 % des américains ont choisi le bleu comme couleur
préférée (sans d’ailleurs consulter Michel Pastoureau à l’avance) ; on y
trouve George Washington puisqu’une majorité d’Américains estiment
qu’un tableau doit représenter un homme célèbre ; il y a également un
animal sauvage, une famille et un plan d’eau, pour exactement les mêmes
raisons. Komar et Melamid ont donc basé America’s Most Wanted sur
des contraintes artificielles et en quelque sorte « externes » au véritable
sens artistique de l’œuvre — l’œuvre étant (on l’a vite compris) non
pas ce tableau ridicule lui-même, mais le geste même de concevoir un
tableau ainsi.
Si Komar et Melamid n’ont peut-être pas lu Pastoureau, on
serait tenté de croire qu’ils connaissaient Gérard Genette. « Ce qui est
propre aux œuvres d’art, » écrit Genette, « c’est la fonction esthétique
intentionnelle, ou fonction artistique 4. » Cette esthésie est liée chez
Genette à un objet produit intentionnellement (à la différence de la
beauté de la nature qui n’est pas considérée comme étant le résultat d’une
intention artistique). Or, Komar et Melamid semblent enlever à l’œuvre
toute dimension sensorielle ; tout devient (ou tout deviendrait, si on se
laissait gruger par leur plaisanterie) une simple affaire de statistiques. 5
D’autres artistes, en revanche, vont tenter de faire fusionner nature
et intention artistique par une démarche (c’est le mot qui convient)
qui cherche à effacer certaines barrières et certaines distinctions habituelles. Il s’agira d’un groupe d’artistes, généralement anglo-américains,
souvent regroupés sous l’appellation du land art. Je vais donc tenter de
démontrer que leur pratique est une pratique à la fois de la nature et de
la contrainte — une pratique des contraintes de la nature, en quelque
sorte. Il y a déjà longtemps, François le Lionnais soulignait une certaine
suprématie de la nature sur nos pauvres efforts d’artistes à contraintes :
« l’élaboration de structures littéraires artificielles semblent infiniment
moins compliquée et moins difficile que la création de la vie. » 6 La nature
L’art du sondage, comme on va le voir, n’est pas forcément un véritable sondage
de l’art.
4
Gérard Genette, L’œuvre de l’art: La relation esthétique, Paris: Seuil, 1997, p.8.
5
Pour aller au bout de leur raisonnement, on pourrait se contenter de lire les statistiques
au lieu de regarder le tableau.
6
François le Lionnais, « Le Second manifeste, » dans OULIPO (ouvrage collectif), La
littérature potentielle, Paris, Gallimard (Folio), 1973, p.22.
3
122
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RONALD SHUSTERMAN
serait ainsi plus complexe que l’art, ses contraintes seraient autrement
plus exigeantes que la méthode « S + 7 » (par exemple). Les land artists
vont célébrer et faire leurs ces contraintes de la nature. « Suis d’abord
la nature et ses règles bien raisonnées, » conseillait Alexander Pope
aux artistes au début du XVIIIe siècle. Les land artists vont se donner
des contraintes naturelles, des règles de conduite artistique peut-être
moins spectaculaires ou acrobatiques que la contrainte choisie par Perec
lorsqu’il écrivit tout un roman sans e. Mais la démarche de ces artistes
relève d’une volonté de contrainte qu’il convient d’élucider.
Le land artist écossais Andy Goldsworthy est l’auteur d’une
œuvre mondialement connue grâce à des livres de photographies qui
rendent compte d’objets et de procédés souvent éphémères. Le livre vient
ainsi concrétiser un travail dans et sur la nature : « En travaillant sur une
grande échelle, » observe Goldsworthy, « je ne tente pas de dominer la
nature. […] Je ne change pas les processus sous-jacents de croissance,
et l’emprise de la nature est encore plus forte sur le lieu où j’ai choisi de
travailler 7. » Autrement dit, c’est un travail qui respecte les processus et
les phénomènes spécifiques au site de son intervention. Goldsworthy se
donne généralement des contraintes matérielles ou techniques visant à
rendre son œuvre aussi naturelle que possible. Par exemple, il se mettra
à construire dans un parc ou une forêt une sphère haute de trois mètres,
composée uniquement de brindilles trouvées sur place, brindilles qui
sont assemblées — c’est la règle — sans la moindre adjonction de matière artificielle (comme le ciment, la colle, etc.). Parfois, il se permettra
toutefois de relier des brindilles ou des feuilles par des tiges, si celles-ci
font également partie du cadre naturel. Goldsworthy se donne aussi des
contraintes temporelles. Il intervient souvent sur des plages, ou bien
près d’un plan d’eau, tôt le matin par temps de gel, et ses assemblages
ou constructions doivent être terminés avant la marée ou le dégel. Évidemment, une partie de l’œuvre consiste à photographier les différentes
étapes de désagrégation d’une composition en glace, par exemple, au fur
et à mesure de la progression du thermomètre au cours de la matinée. Ce
travail sur la nature est donc également un travail sur le temps — d’où le
titre d’un de ses derniers ouvrages 8. Enfin, dans la mesure du possible, il
essaie d’assembler tous ces éléments naturels à la seule aide de ses mains
nues : « Je suis rarement un sculpteur ou un modeleur, » avoue-t-il, « Ce
ne sont pas des processus qui me mettent à l’aise » (Time, 22).
7
Andy Goldsworthy, « Introduction, » dans Andy Goldsworthy, trad. William Olivier
Desmond, Arcueil, Anthèse, 1990, p.8. En dehors de cet ouvrage, toutes les traductions
sont de moi.
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C’est en ce sens qu’il « suit la nature » pour reprendre la formule
de Pope :
L’œuvre elle-même détermine la nature de son élaboration. J’apprécie
la liberté qu’il y a à ne se servir que de ses mains ou d’outils ‘trouvés’ :
une pierre effilée, le tuyau d’une plume, des épines… je ne joue pas au
primitif. Je me sers de mes mains parce qu’elles sont le meilleur outil
pour édifier la plupart de mes œuvres 9.
À première vue (mais à première vue seulement), il est curieux
de constater combien la contrainte est ressentie comme une liberté. On
peut en effet déceler l’essentiel de l’esprit de la contrainte dans un passage
de Time qui relate les difficultés de construction d’un cairn qu’il érige
en Écosse. Ces difficultés viennent des propriétés des pierres utilisées,
propriétés qui ne facilitent pas le travail d’empilage. Mais Goldsworthy
note : « Les problèmes sont toutefois de bons pédagogues, et je voulais
me servir des ces pierres-là dans cet endroit précis » (Time, 22).
Il suit également la nature en essayant toujours de faire des œuvres
hybrides où le naturel et la main de l’homme se mélangent : « J’ai travaillé
dernièrement directement sur les arbres et les rochers dans une tentative
de puiser la vie et l’énergie qu’ils contiennent » (Time, 22). On trouve à
peu près la même démarche dans certaines œuvres de Giuseppe Penone.
Qu’il se trouve dans la nature ou dans un site plus artificiel (tel un musée
ou une galerie), Goldsworthy se donne comme tâche de respecter le
lieu : « le plus grand défi, c’est de faire une œuvre qui est soudée au site
lui-même » (Time, 22). En dehors de ses œuvres totalement éphémères,
Goldsworthy intervient aussi parfois dans les musées et les galeries en
couvrant tout un mur d’une boue qui, en séchant, dessine une sorte de
paysage vertical : « ces œuvres devraient donner l’impression d’être issues
des entrailles du bâtiment comme un souvenir de son origine, faisant le
lien entre l’immeuble et sa source matérielle 10. »
Une telle dévotion à la nature et à ses contraintes ne va pas sans
un élément de risque : « Un grand nombre de mes sculptures sont à deux
doigts de l’échec. Je constate souvent que mes œuvres – une colonne de
pierres en équilibre, un empilage de plaques de glace, par exemple – deviennent plus solides avec chaque pièce ajoutée, mais je sais également
que chaque ajout amène l’œuvre plus près de l’effondrement. […] La
Andy Goldsworthy, Time, Londres, Thames & Hudson, 2000.
Andy Goldsworthy, « Introduction, » dans Andy Goldsworthy, trad. William Olivier
Desmond, Arcueil, Anthèse, 1990, p.8.
10
Ibid, p.8.
8
9
124
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RONALD SHUSTERMAN
beauté n’évite pas la difficulté, elle plane dangereusement au-dessus
d’elle. C’est comme se promener sur un lac à peine gelé » (Time, 25).
Si le terrain est trop glissant 11, Goldsworthy est capable de
renoncer aux contraintes habituellement choisies :
Je suis toujours mal à l’aise avec les catégorisations faciles que l’on applique
parfois à mon art. Je me souviens avoir entendu une remarque faite par une
personne qui attendait le début d’une conférence que j’allais donner, et qui
essayait d’expliquer mon travail à son voisin. Il lui disait que je n’utilise
que des matériaux naturels et jamais d’outils. Mon engagement vis-à-vis
de ce que l’on appelle des ‘matériaux naturels’ est souvent mal compris
— ce n’est pas un rejet de la fabrication humaine. J’ai besoin de la richesse
et de la clarté que ce travail manuel de la nature me fournit, mais il m’est
arrivé d’utiliser des engins légers ou même lourds, et je ne vois pas en
quoi c’est contradictoire de ma part de me servir de la technologie de la
photographie. (Time, 8).
La contrainte doit rester raisonnable ; il faut savoir la doser. On
comprend très bien pourquoi les couvertures de La disparition ne comportent pas comme nom d’auteur un certain « Gorgs Prc ». Toutes les
contraintes s’accompagnent de petites exceptions, et ceci sans doute depuis
la naissance de l’art.
Je serai plus bref avec mon deuxième exemple. Le land artist
anglais Richard Long fait lui aussi un travail dans et sur la nature, mais
sa conception des traces de son œuvre est légèrement différente. Connu
surtout comme marcheur, Long transforme de ses déambulations en
œuvres, parfois en photographiant des objets ou installations construits
au cours de la marche (alignements de pierres, par exemple), parfois en
photographiant la trace même de son passage, et parfois en décrivant
son parcours par un court texte (qui dans ce cas n’a aucun lien plastique
avec la marche elle-même). Or, il se donne souvent des contraintes bien
précises qui déterminent la nature de ces promenades dans le paysage.
Parfois il s’agira de couvrir — coûte que coûte — un cercle tracé sur
une carte ; parfois il se donnera une règle basée sur une donnée mathématique (telle cette œuvre basée sur le chiffre 30 où une marche de
30 miles fut suivie d’une marche le long de 30 maisons, une marche à
travers 30 carrefours, une marche le temps de voir 30 merles, et, pour
finir, une marche de 30 heures). Hours/Miles (œuvre-texte reproduite dans
plusieurs ouvrages de Long) est une composition qui résume bien cet
esprit ; il y décrit, en peu de mots, deux parcours parallèles : une marche
11
Pour traduire plus conventionnellement l’expression thin ice.
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de 24 heures où il a couvert 82 miles et une marche de 24 miles qu’il a
mis — intentionnellement, bien sûr — 82 heures à accomplir.
On voit dans cet exemple des notions de symbiose et de réciprocité qui sont au cœur de l’œuvre de Long. Dans son introduction au
volume intitulé Walking the Line, Ann Seymour écrit : « L’artiste joue
son rôle et la nature joue le sien. Comme Long aime à le dire, ‘c’est
l’acte de toucher et le sens de cet acte qui compte’. Le respect mutuel
réalisé par cette sorte de conversation sacrée avec la terre lui permet de
révéler des aspects du monde qui seraient par ailleurs invisible 12. » Si on
tempère quelque peu les envolées lyriques et mystiques habituelles de
certains écrits des critiques d’art, on comprend que cette idée de « respect
mutuel » n’est autre qu’une formulation nouvelle du même désir de
suivre la nature (et ses règles) évoqué précédemment. Or, il est amusant
d’apprendre que, dans certaines contrées éloignées, la nature elle-même
rivalise avec le land artist. On trouve en Arctique (et notamment sur le
Spitzberg, île que Long a fréquenté), un phénomène appelé « ronds de
pierre », effet de glaciation, de gel et de dégel, capable de produire des
alignements et amoncellements dignes d’un Goldsworthy ou un Long.
Ainsi la frontière entre l’artifice, la contrainte, et la nature elle-même
est parfois aussi mince que la plaque de glace, la thin ice, sur laquelle
Goldsworthy aime à s’aventurer.
« Tout artiste qui travaille dans la nature n’est pas un land artist
et ne s’intéresse pas nécessairement au paysage », nous rappelle Gilles A.
Tiberghien 13. En effet, ce qui est spécifique à Goldsworthy et Long, c’est
une intervention dans la nature avec des matériels naturels. Le simple fait
de placer une sculpture dans la nature ne fait pas de vous un land artist
— surtout si cette sculpture est un pur produit de votre studio. Comme
le souligne Tiberghien dans le même ouvrage, la démarche des land
artists relève d’une « vision holiste dont le romantisme est le meilleur
représentant et qui considère l’homme et son environnement naturel
comme parties d’un même tout » (25) — ou, pour modifier la formule
de Seymour, la nature et l’homme jouent leur « rôles » respectifs dans le
cadre d’un seul et même jeu, dans le cadre d’une Lebensform, une forme
de vie unifiée, au sens de Wittgenstein.
Il y a déjà longtemps, Umberto Eco développait ses concepts
d’œuvre ouverte et d’œuvre « en mouvement 14 » — des oeuvres qui sont
Ann Seymour, « Foreword » dans Richard Long, Walking the Line, London, Thames
& Hudson, 2002, p.8.
13
Gilles A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Arles, Acte Sud, 2001, p.8.
14
Umberto Eco, L’oeuvre ouverte, trad. Chantal Roux de Bezieux, Paris, Seuil, 1965,
p.25.
12
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RONALD SHUSTERMAN
non seulement plurielles mais qui demandent la participation active de
l’interprète pour prendre forme. Les travaux de Long ne sont peut-être
pas ouverts dans ce sens : même s’ils rendent comptent très littéralement d’un mouvement, le spectateur ne participe pas lui-même à la
mise en forme. Tout est déjà terminé. Pourtant, il y a dans ces œuvres
une telle impossibilité de participation active de la part du spectateur (la
marche est finie ; la sculpture en glace de Goldsworthy est fondue depuis
longtemps) que cela engendre peut-être un effort interprétatif encore plus
grand. Dans un sens, donc, ces œuvres exigent une participation intellectuelle qui passe (parfois) par la compréhension des contraintes adoptées.
Regarder une pièce de Goldsworthy, c’est regarder, certes, l’objet ou
sa trace photographique, mais c’est aussi songer aux contraintes de sa
fabrication. En apprenant que Long s’est donné comme objectif une
marche de 24 miles en 82 heures (pour faire suite à une marche de 82
miles en 24 heures), on conceptualise la règle délicieusement absurde qui
mène à cette (dé)marche, mais on visualise également Long lui-même,
dans la nature, en train d’essayer de freiner le rythme naturel de ses pas
afin de respecter la contrainte spatio-temporelle choisie.
Pour Deleuze et Guattari, « la philosophie est l’art de former,
d’inventer, de fabriquer des concepts 15 ». La philosophie est une coupe
dans le plan de l’infini, une façon de modeler provisoirement notre
pensée et notre expérience. Mais on découpe le réel en se donnant des
règles. Pour citer Deleuze encore : « Nous nous servons de termes
déterritorialisés, c’est-à-dire arrachés à leur domaine, pour re-territorialiser une autre notion 16. » Ce qui est exemplaire dans l’œuvre de
Goldsworthy, c’est sa façon de déterritorialiser et de re-territorialiser
non pas un terme du langage mais un objet ou un site naturel ; son
art ne fabrique pas des concepts (tout au moins, au sens deleuzien du
terme), mais il explore et modifie les contraintes du domaine. C’est
peut-être dans cette exploration et modification que se trouve le propre
de l’art. Selon Alain Badiou, « [l’unité] pertinente de la pensée de l’art
comme vérité immanente et singulière est donc en définitive, non pas
l’œuvre, ni l’auteur, mais la configuration artistique initiée par une
rupture événementielle (qui en général rend obsolète une configuration
antérieure 17). » Si je comprends bien, le propre de l’art serait de provoquer
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie? Paris, Minuit, 1991, p.8.
GillesDeleuze et Claire Parnet, Dialogues, (Nouvelle édition) Paris, Flammarion,
1996, p.25.
17
Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p.25.
18
Paradoxalement, comme on le sait, c’est par le biais de limites que la contrainte multiplie les possibilités.
15
16
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
l’événement, événement qui rendrait obsolète notre compréhension
ordinaire. On saisit de la sorte le grand intérêt de toute création sous
contrainte, car la contrainte elle-même est un événement, et elle formule
de nouvelles configurations et de nouvelles possibilités 18. Dans les
pages de la présente revue, Ziya Aydin a noté : « L’usage d’une contrainte
suppose que l’on puisse transmettre les règles du jeu et qu’elles soient
exploitables par d’autres : une contrainte unique et sans reproduction
possible serait incompréhensible. Or, le propre de la contrainte est de se
décrire et de donner un mode d’emploi 19. » Se donner un mode d’emploi,
c’est se donner l’itérabilité et la communicabilité qui sont (pour certains, sinon tous) l’essence même du langage. Une contrainte qui serait
logiquement et conceptuellement non transmissible est non seulement
« incompréhensible » : une telle chose ne peut exister. Car une règle
qui est en principe impossible à suivre n’est qu’un non-sens. Or, les
contraintes formulées par Goldsworthy et Long sont bel et bien des
modes d’emploi. Notons par ailleurs le mélange curieux d’unicité et
de répétition dans leurs démarches artistiques : le geste lui-même est
unique, l’œuvre elle-même est unique et souvent éphémère, mais le
principe du geste est répétable.
À la page 22 d’un récent bilan de la théorie littéraire, Antoine
Compagnon semble en quelque sorte baisser les bras :
On me demandera : Quelle est votre théorie ? Je répondrai : Aucune.
[…] pas de doctrine, sinon celle du doute hyperbolique face à tout
discours sur la littérature. La théorie de la littérature, je la vois comme
une attitude analytique et aporétique, un apprentissage sceptique
(critique), un point de vue métacritique visant à interroger, questionner les présupposés de toutes les pratiques critiques (au sens large),
un « Que sais-je » perpétuel 20.
Je salue le pluralisme, mais il me semble que si notre rôle est de
« questionner » la littérature, on peut parvenir à articuler, à théoriser,
les règles et autres contraintes qui sont la structure sur laquelle l’œuvre
s’érige. À cette absence de théorie, je préfère substituer une métathéorie 21
qui prétend que l’essence d’art est effectivement de ne pas avoir d’essence,
sauf peut-être celle-ci : la recherche de l’événement, cette absence de
fixité qui se régale pourtant de contraintes voulues, serait, il me semble,
la règle de l’art.
Aydin Ziya , « De la Règle à la Contrainte, » Formules N°7, Texte/Image, p.25.
Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris,
Seuil, 1998, p.22.
21
Pour cette métathéorie de l’art, voir mes chapitres dans Jean-Jacques Lecercle et Ronald
Shusterman, L’Emprise des signes, Paris, Seuil, 2002.
19
20
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RONALD SHUSTERMAN
La beauté n’a pas peur de la difficulté, elle s’en nourrit. Certes,
la contrainte n’est pas toujours une difficulté : écrire tout un roman sans
la lettre e, c’est une gageure ; se donner comme objectif d’écrire tout un
texte composé uniquement de cette même lettre, c’est effectivement se
donner une contrainte, mais cette tâche-là n’est pas très difficile, ni très
intéressante, à réaliser. La démarche de Goldsworthy, les contraintes
qu’il se donne, sont, me semble-t-il, de beaux exemples de cet art de la
contrainte voulue. En prenant du recul, toutefois, on peut se demander
si sa pratique est si différente de celles de tous les autres artistes depuis
la naissance de l’art. Peindre un tableau, même l’œuvre la plus élémentaire ou alimentaire qui soit, c’est se donner comme tâche de limiter les
taches de peinture à la surface plane de la toile. C’est uniquement
lorsque quelques peintres n’ont plus respecté cette règle que le public a
commencé à se rendre compte de son emprise.
Autrement dit, il faudrait enfin admettre, même cela ne plaît pas
partout, que toute œuvre est une œuvre sous contrainte. Toute œuvre
formule des règles, obéit à certaines contraintes (conventionnelles), et en
crée de nouvelles dans une dialectique entre tradition et talent individuel
qui a déjà été longuement étudiée. On dira même que tout acte d’écriture
(ou peut-être toute activité socialement définie) produit une « œuvre
sous contrainte. » Il se trouve seulement que parfois les contraintes
— comme celles de Long et de Goldsworthy — sont plus riches, plus
visibles, et moins artificielles que la formule qui a insidieusement régi
la composition qui s’achève ici 22.
Une frontière bien mince sépare la contrainte de l’obsession, l’oulipien génial du fou
littéraire. Le lecteur aura sans doute remarqué que l’ensemble des citations utilisées dans
cet article proviennent des pages 8, 22, ou 25 des ouvrages cités — une règle que je me
suis donnée un peu par hasard. Avec une dose supplémentaire d’irrationalité, j’aurais
pu voir, dans ce choix de 8, 22 et 25, un signe du destin. Car on lit dans le Nouveau
Testament — Luc 8.22-25 — le texte suivant :
22
8:22 Un jour, Jésus monta dans une barque avec ses disciples. Il leur dit: Passons
de l’autre côté du lac. Et ils partirent.
8:23 Pendant qu’ils naviguaient, Jésus s’endormit. Un tourbillon fondit sur le
lac, la barque se remplissait d’eau, et ils étaient en péril.
8:24 Ils s’approchèrent et le réveillèrent, en disant : Maître, maître, nous périssons ! S’étant réveillé, il menaça le vent et les flots, qui s’apaisèrent, et le
calme revint.
8:25 Puis il leur dit : Où est votre foi ? Saisis de frayeur et d’étonnement, ils se
dirent les uns aux autres : Quel est donc celui-ci, qui commande même au vent
et à l’eau, et à qui ils obéissent ?
Cet « épisode de l’apaisement de la tempête » nous présente, en effet, un homme qui façonne
la nature, un land artist avant la lettre. Je n’ai malheureusement pas trouvé d’édition de
la Bible où ce passage figure à la page 8, 22 ou 25. La contrainte est effectivement bonne
pédagogue, à condition de savoir tracer une limite à ses limitations.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
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Olivier Deprez
Notes sur Proust :
le règlement et la stratégie
dans le texte de
La Recherche du temps perdu.
…les écrivains arrivent souvent à une puissance de concentration
dont les eût dispensé le régime de la liberté politique ou de l’anarchie
lit-téraire, quand ils sont ligotés par la tyrannie d’un monarque ou
d’une poétique.
Marcel Proust
Du point de vue de la théorie et plus singulièrement de la théorie
propre à La Recherche du Temps Perdu, le volume Le côté de Guermantes
est un moment clé de l’œuvre de Proust. En effet, on y trouve entre
autres choses une réflexion poussée et non dénuée d’humour sur la
lecture et plus spécifiquement sur les règles de lecture ; on y trouve
aussi, et forcément dirais-je, une réflexion sur les règles d’écriture, les
unes ne se concevant que dans la mesure où les autres se conçoivent. Le
fragment de Proust placé en frontispice de cet article montre que la
poétique proustienne est bien une poétique de la contrainte.
La théorie scripturale proustienne est mise en exergue au cours
d’un exposé de Saint-Loup sur la stratégie militaire. On ne s’étonnera
guère si, avant que les paragraphes sur l’art de la guerre ne se profilent,
on trouve dans le texte des expressions qui donnent à penser que là où
l’on se trouve dans le texte, on on est comme installé dans un observatoire. On ne sera pas surpris non plus d’apprendre qu’au moment où le
narrateur quitte le « quartier » pour rejoindre Saint Loup et les amis de
Saint-Loup, la girouette se met à tourner à tous les vents. C’est que dans
les pages qui vont suivre, le sens va s’étoiler, les mots vont s’ouvrir au
mécanisme affolant et décoiffant de l’amphibologie, les phrases vont
acquérir des sens multiples, la polyphonie sémantique de l’appareil
textuel proustien va faire entendre ses grandes orgues.
131
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Rien d’étonnant non plus que lorsque le narrateur se rend au dîner
de Saint-Loup l’ombre règne. En cet instant, ni le narrateur ni le lecteur
ne sont encore éclairés par les remarques de Saint-Loup (Saint-Loup
qui, on le saura, ne fait jamais que répéter des remarques inspirées du
narrateur lui-même). Notons enfin en guise de conclusion à ces gloses
liminaires que le soir posait aux toits en poudrière du château de petits
nuages roses assortis à la couleur des briques et achevait le raccord
en adoucissant celles-ci d’un reflet. Si nous devions jamais douter que
le texte eut une dimension réflexive, voici du moins de quoi atténuer
ce soupçon. En clair, si la clarté est ici possible, il faudra du texte en
saisir les reflets à l’instar du narrateur saisissant les reflets des briques,
la brique étant en l’occurrence une on ne peut plus limpide allusion à la
construction et par voie de métonymie oblige un signe adressé aux ressources réflexives de l’écriture romanesque. Si quelque mauvais coucheur
herméneute voulait nous chercher des crosses, nous ajouterions que,
outre ces reflets, il devrait compter avec le dernier reflet du couchant
et, outre cette inflation optique de reflets, il devra encore tenir compte de
la même plénitude de sensation qui bombait de telle façon l’apparence
de surfaces qui nous semblent si souvent plates et vides (on songe ici à
une loupe posée sur la surface et à Saint-Loup qui fera bomber le texte de
l’art militaire, le nom même de Saint-Loup serait à étudier de ce point de
vue, Saint-Loup contient en partie le mot « loupe » et la première partie
du nom composé de l’ami du narrateur suggère l’importance du second
morceau) et enfin il devra encore relever que ce qui attend dans le logis
le narrateur, c’est ni plus ni moins qu’une rame de papier écolier et un
encrier ainsi qu’un roman de Bergotte. C’est donc une leçon de lecture
que nous allons suivre en compagnie du narrateur et c’est par conséquent
aussi une leçon d’écriture.
Avant de nous avancer en compagnie du narrateur dans l’hôtel
où se trouvent Saint-Loup et ses amis, relevons que Proust accorde à la
lecture une importance déterminante à tel point qu’on pourrait dire que
La Recherche n’existe en tant qu’œuvre que dans la mesure où elle est
lue. Autrement dit, le texte proustien ne se présente pas comme un objet
complètement autonome et achevé, tout au contraire, Proust a une conception relationnelle et dynamique de l’écriture. Un texte doit vivre avec
son lecteur et mieux, un texte ne vit qu’à l’instant où le lecteur se met à
le lire (c’est une évidence mais combien ne laissent-ils pas fermé dans
le rayonnage de leur bibliothèque le livre classique sous prétexte que lu
il l’a été, se satisfaisant de la rumeur qui entoure le livre). Certes, il y a
lire et lire et pour un nombre non négligeable de lecteurs, le « génie »
littéraire est enclos dans le texte, inaccessible au commun des mortels
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OLIVIER DEPREZ
protégé par la Beauté des phrases (ces lecteurs-là n’ont pas encore écouté
Saint-Loup). Mais cette beauté n’est selon Proust que du toc tant que
la scène textuelle n’a pas été mise sous la lumière herméneutique du
lecteur. Au demeurant, la réflexivité du texte proustien est telle qu’on
peut dire que le texte se lit au fur et à mesure qu’il s’écrit, le texte est à
lui-même son propre commentaire. Cet autotélisme est notons-le bien
inclusif et exemplaire et non l’inverse. Le lecteur est un personnage de
La Recherche, il en est peut-être même Le Personnage. Les choses se
passent de telle manière que le lecteur réel (c’est-à-dire le lecteur que Eco
désigne comme le « lecteur empirique », c’est-à-dire celui qui « émet une
conjecture sur le type de lecteur postulé par le texte ») coïncide avec le
lecteur virtuel (ce lecteur qui est créé potentiellement par le texte et que
Eco nomme « lecteur modèle »). Bref lecture et écriture s’imbriquent
intimement jusqu’à se confondre. Lire c’est dans une certaine mesure
tenter (et risquer) de coïncider avec ce lecteur virtuel intratextuel pour
se confondre le temps d’une lecture avec la matière sonore et signifiante
du roman. C’est pourquoi toute lecture réussie (c’est-à-dire toute lecture
contrainte et réglée) se prolonge par une œuvre nouvelle. Lire en son
meilleur sens, c’est écrire et c’est, selon Proust, surtout récrire (cf. l’importance du pastiche dans l’écriture de La Recherche).
Revenons au rendez-vous du narrateur avec Saint-Loup et ses
amis. Que ce passage de La Recherche soit un moment clé du texte,
le récit en porte la marque. Au niveau diégétique, on relèvera la proposition du narrateur d’user du tutoiement avec Saint-loup, le sens de
cette proposition sur le plan métatextuel est notamment de signaler au
lecteur l’entrée dans une zone intime du texte, dans cette zone où l’on se
débarrasse d’une couche formelle pour faciliter l’échange de la communication ; en effet et le texte de Proust le souligne, il arrive qu’un général
(un auteur donc) ne se gêne pas pour dire de quel pastiche tactique il
va user pour mener sa bataille. L’échange en l’occurrence porte sur la
lecture et la beauté esthétique. Un ami de Saint-Loup explique en effet
que tout ce que vous lisez (…) dans le récit d’un narrateur militaire, les
plus petits faits, les plus petits événements, ne sont que les signes d’une
idée qu’il faut dégager et qui souvent en recouvre d’autres comme dans
un palimpseste.
Saint-Loup donne alors à la demande du narrateur une série
d’exemples et termine en disant qu’Il faut étudier ce que j’appellerai
tout le contexte géographique. Saint-Loup ajoute aussi qu’il n’est pas
indifférent de consulter beaucoup moins ce qu’en annonce le commandement et qui peut être destiné à tromper l’adversaire, à masquer un
échec possible, que les réglements militaires du pays. Suit un peu plus
133
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
loin ce paragraphe : De sorte que, si tu sais lire l’histoire militaire, ce
qui est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder
ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains… comme pour
certains tableaux où il ne suffit pas de remarquer que le personnage
tient un calice, mais où il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans
les mains un calice, ce qu’il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans
l’esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles
plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque,…De plus, si tel lieu a été un champ de bataille, c’est qu’il réunissait certaines conditions… Il y a des lieux prédestinés. Saint-Loup
parle aussi du type de bataille qu’on imite, d’une espèce de décalque
stratégique, de pastiche tactique.
Ce que suggèrent ces morceaux, c’est que la lecture chez Proust
est réglée et qu’elle ne peut s’opérer n’importe comment sous peine de
se laisser étourdir et migrainer (comme le dit Saint-Loup à propos du
visiteur abruti des musées qui ne voit que les choses et non leur pourquoi).
Cette lecture doit être attentive au contexte et aux plus petits faits, aux
plus petits événements du texte. La lecture doit donc être soigneuse et
ne rien laisser passer. Elle doit se référer à ce que Saint-Loup appelle
les règlements. Elle ne doit pas se laisser abuser par le sens premier du
texte car ce texte est feuilleté tel un palimpseste si bien que sous un mot
s’en cache un autre ou sous un sens s’en cache un autre.Une lecture
productive de La Recherche (qui n’exclut nullement la lecture de loisir)
se règle donc sur une approche analytique, dynamique et archéologique
du texte. Analytique car il convient de distinguer à l’instar du tableau
les différentes parties qui le composent. Dynamique car il s’agit de
mettre en relation les parties entre elles. Archéologique car il s’agit de
retrouver les batailles qu’on imite, bref le texte originel sur lequel s’écrit
le palimpseste.
Si l’on est autorisé à lire la théorie militaire de Saint-Loup comme
une poétique déguisée de Proust lui-même c’est parce que le narrateur
souligne qu’il ne pourra s’intéresser à l’art militaire qu’à la seule condition que cet art ne soit pas différent des autres arts.
Et ici intervient l’élément critique de la poétique proustienne. Au
point où nous en sommes, la théorie dit plus ou moins qu’au fond, il ne
s’agit jamais que d’appliquer des règles et de répéter des textes qui ont
déjà été écrits. Or le narrateur voudrait que la règle ne fût pas tout et qu’il
ne suffise pas de calquer les textes modernes sur les textes anciens. Cette
idée de calque lui plaît, mais elle pose le problème du génie du chef. Si
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OLIVIER DEPREZ
l’art d’écrire est cette science réglée qui préétablit les textes, qu’est-ce
qui permet de distinguer un bon écrivain d’un mauvais écrivain ? Voici
certainement une des questions les plus sensibles adressées à la poétique
de la contrainte. Suffit-il d’appliquer un programme textuel pour écrire
un texte qui soit un bon texte voire un texte génial ?
La réponse de Saint-Loup opère en deux temps. D’abord il
montre que le programme contient les différentes possibilités de l’action,
de l’écriture elle-même autrement dit (l’Oulipo n’a rien ajouté à cette
idée de Proust) et que le bon général (traduisez le bon lecteur et le bon
écrivain) est celui qui choisit la meilleure configuration possible. Le
choix de la configuration n’est encore rien cependant, l’élément décisif
sera la bataille elle-même (traduisez l’écriture de l’œuvre, c’est-à-dire
l’application du programme). Bref, c’est en écrivant et en interprétant
les règles de la manière la plus adéquate que le texte se distingue.
Il reste à donner des exemples de l’usage de contraintes dans
le texte proustien. Les règles de lecture doivent nous mener aux règles
d’écriture. On doit donc lire le texte en s’attardant aux plus petits événements, aux détails et au contexte. On doit aussi découvrir sous le sens
premier les sens seconds et sous le nouveau texte l’ancien. Il ne s’agit pas
de relever à la suite de Ricardou les contraintes narratives qui programment
le récit structurellement parlant. Les exemples qui suivent illustrent les
règles d’écriture du texte, en somme c’est le « comment j’ai écrit certains
de mes livres » de Proust (sauf que dans ce cas, le comment est énoncé
par le lecteur, lecteur il est vrai sollicité par le texte lui-même).
L’on est en droit de s’interroger effectivement sur la coloration
militaire de la théorie énoncée par Saint-Loup. Pourquoi Proust choisit-il
de manifester sa théorie par la voix d’un militaire ? Or il faut se rappeler
que si le narrateur a été rejoindre Saint-Loup dans sa caserne, c’est pour
se rapprocher paradoxalement de la duchesse de Guermantes. Mais si
l’on considère précisément le nom de la duchesse, on constate que la
première syllabe est « guer ». Le destin du narrateur est donc programmé
dans le nom de la duchesse. Le discours de plus se déroule dans un lieu
pour gourmets et gourmands, mots que le mécanisme rhétorique de la
paronomase autorise à retrouver dans le nom même de Guermantes, SaintLoup ne décrète-t-il pas à propos du narrateur que celui-ci doit « être
bien nourri » et « ça coûtera ce que ça coûtera », n’est-il pas question
aussi d’une « escouade gourmande » ? Le nom propre est le programme
du texte proustien et contient en soi le programme d’écriture du texte de
La Recherche. On peut encore lire, et le contexte textuel autorise cette
interprétation, le nom « Guermantes » comme contenant l’expression « les
guerres mentent », le texte invite de fait le lecteur à transcender le sens
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
premier, la stratégie militaire théorisée par Saint-Loup ne parle pas dans
ce cas exclusivement des guerres qui sont citées mais aussi de guerres
moins sanglantes plus littéraires et textuelles. Quant à la sonorité « er »,
on se souviendra qu’elle constitue une particule voyageuse qui structure
le désir et la narration au travers des noms de Guermantes, de Gilberte,
d’Albertine, de Mademoiselle de Stermaria et jusqu’à l’écrivain Bergotte
qui cristallise le désir d’écrire du narrateur. Le nom propre ne monopolise
pas la totalité de la poétique proustienne puisque le pastiche joue lui aussi
à plein dans le régime scripturaire de La Recherche ; Proust, on le sait,
s’est essayé au pastiche avant de se lancer dans l’écriture de son œuvre
et a donc découvert les ressources créatrices de la contrainte du pastiche.
Un autre type de contrainte proche d’une procédure roussellienne consiste
à écrire le texte de telle manière qu’une même expression soit prononcée
par deux personnages différents dans des endroits différents du texte. Une
même expression est ainsi employée par un militaire qui est en réalité
un jeune licencié ès lettres et par le duc de Guermantes. Or la première
occurrence paraît dans le volume I de « Du côté de Guermantes » et la
seconde paraît dans le volume II. Ou bien encore varier une histoire
en variant ses paramètres, Un amour de Swann constitue de ce point
de vue le récit par excellence qui variera en tous sens, c’est le récit du
malentendu amoureux, malentendu amoureux entre Odette et Swann
et plus tard entre le narrateur et Gilberte et ensuite entre le narrateur
et Albertine. Les personnages eux-mêmes ne cessent de modifier leur
apparaître et Proust déploie de ce point de vue une phénoménologie du
personnage d’une richesse extrême. Quant au palimpseste, il s’agit ni
plus ni moins d’une combinaison d’anciens textes qui évoluent sous le
nouveau. On citera Balzac, Stendhal (Je répondais timidement que Mosca
avait quelque chose de M. de Norpois dit le narrateur), Saint-Simon, les
Mille et une Nuits et encore l’Iliade.
La Recherche est donc la résultante d’une batterie de contraintes
scripturaires sans lesquelles le narrateur/auteur serait demeuré ce personnage mondain et stérile qu’on voit courir de salon en salon à la
recherche de l’écriture. L’œuvre de Proust ne doit pas demeurer figée
dans son statut de chef d’œuvre immortel, il faut la lire et la relire tant
elle contient déjà en germes un ensemble d’aspects poétiques dont la
connaissance et l’usage sont on ne peut plus actuels. Le devenir de
l’écriture est indissolublement lié au devenir de la lecture, c’est l’une
des grandes leçons de La Recherche.
Terminons ce bref commentaire par une citation du premier
traducteur de Proust en allemand. Walter Benjamin écrivait en effet dans
son texte sur la traduction que « Nul poème n’est destiné au lecteur, nul
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OLIVIER DEPREZ
tableau à l’amateur, nulle symphonie à l’auditeur ». Ceci donc en guise
de contrepoint et de rehaut de noir à un tableau qui sans cela serait par
trop limpide et transparent.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
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Olivier Deprez
La poétique du training chez
Walter Benjamin.
Celui qui lit est prêt à tout moment à devenir
quelqu’un qui écrit …
Walter Benjamin
Une première remarque en guise d’introduction à cette brève
étude de la prose de Walter Benjamin. Dans le domaine de la poétique
de la contrainte et de sa théorie en général, il est souvent tout aussi intéressant si pas plus de se tourner vers des textes qui a priori (mais a priori
seulement) ne sont pas nécessairement le jeu d’un réglage textuel dur
plutôt que vers des textes où d’emblée on sait qu’on y trouvera ce qu’on
cherche, c’est-à-dire une écriture réglée en bonne et due forme. Après
tout, tout le monde sait (du moins tout le monde qui s’intéresse à ce genre
d’écriture) que Perec écrit des textes à contrainte et il est vrai que Perec
est aussi l’un des auteurs le plus étudié par la théorie de la contrainte
(pour son bénéfice et le bénéfice du lecteur, là n’est pas la question).
Cette évidence, je ne me risque à l’énoncer que pour signifier qu’il est
bon aussi de regarder au-delà de la sphère puriste et qu’une poétique
de la contrainte ne peut à mon avis se cantonner dans ses quartiers, ce
qu’elle ne fait pas, dieu et Formules en soient loués.
Deuxième remarque, la règle et la contrainte en tant que piliers
de l’écriture sont d’emblée présentes dans la prose de Benjamin et plus
précisément dans sa prose épistolaire. Comme nous allons le découvrir,
une admirable constance fait tenir à Benjamin des propos à vingt ans de
distance qui montrent qu’à dix-huit ans Benjamin était déjà peu ou prou
l’écrivain qu’il serait à trente-huit ans. En tous les cas, le jeune Benjamin
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
de dix-huit ans n’est déjà plus un amateur et est pleinement conscient du
caractère contraint et réglé de l’écriture.
Troisième remarque, la contrainte et la règle sont des outils qui
vont à l’encontre de la nature humaine (cf. le conflit nature vs culture
chez Renaud Camus par exemple) et en tant que telle la discipline liée
à leur usage s’applique non seulement au texte mais aussi au corps. A
force de focaliser les problèmes de l’écriture sur le texte et rien que le
texte, on aurait tendance à oublier qu’en amont un corps subit aussi la
rigueur de la poétique ; la contrainte chez Benjamin se définit aussi sur
ce plan-là et il ne s’agit pas seulement d’une performance verbale. Nous
verrons au demeurant que les rapports du texte et du corps sont d’une
belle complexité, l’un et l’autre se mêlant tout en se niant.
Enfin, la contrainte met aussi en jeu chez Benjamin le problème
de la valeur esthétique au sens plein du terme qui distingue un meilleur
usage de la langue et par conséquent une meilleure écriture. Ce qui
nous mènera à constater qu’une poétique est aussi et peut-être surtout
une stylistique. Nous étudierons donc forcément comment se déploie la
stylistique de Benjamin au sein même de son écriture.
La poétique et a fortiori la stylistique de Benjamin prennent corps
dans l’expérience autant que dans la métaphore. Le training est le concept
qui désigne le modus par lequel l’écrivain parvient progressivement à
régler son texte. Cette conception positive dynamique et critique de
la pratique scripturaire devrait être mise en relation avec la théorie du
langage selon Benjamin qui à bien des égards demeure d’une actualité
étonnante. Comme ce n’est ni le lieu ni la place de développer de tels
paragraphes, il suffira de rappeler que au contraire d’un courant qui fut
souvent dominant au vingtième siècle, Benjamin exacerbe l’expression
et la nomination ; bref la théorie du langage benjaminienne conçoit
l’énonciation comme une performance positive et non pas comme une
expérience invariablement vouée à l’échec. Pour Benjamin, il faut parler,
il faut écrire, la position de Benjamin est une position combative et affirmative. Ce « combat » scripturaire exige forcément un entraînement, on
ne naît pas écrivain, on le devient (à vrai dire on le devient sans cesse si
bien qu’on l’est toujours sans l’être jamais définitivement). La notion de
training apparaît à diverses reprises dans les textes de Benjamin. On peut
la rencontrer dans sa correspondance (qui elle-même nous le verrons est
une écriture sous contrainte et pleinement consciente de l’être) et dans
les proses reprises au sein de « images de pensées ». Cette réitération
de la notion de training montre son importance comme pilier de la pratique littéraire de Benjamin. La notion apparaît dans le contexte d’une
métaphore qui rapproche la marche de l’écriture : le marcheur est à la
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marche ce que l’écrivain est à l’écriture, la discipline s’impose à l’un
et à l’autre afin d’éviter des mouvements inutiles ainsi que de superflus
dandinements. Voici le fragment d’une lettre de Benjamin dans laquelle
est développée la métaphore. Comme on peut le lire d’emblée, c’est bien
de stylistique qu’il est question.
La base de toute compréhension en matière de style, c’est que dire ce
qu’on pense, ça n’existe pas. C’est que le dire n’est pas seulement une
expression, mais avant tout une réalisation de la pensée qui soumet
celle-ci aux modifications les plus profondes, exactement comme le
fait de marcher vers un but n’est pas seulement l’expression du vœu
que l’on forme d’atteindre ce but, mais sa réalisation, qui expose le
vœu aux plus profondes modifications. Quelle tournure prennent ces
modifications, épurent-elles, précisent-elles le vœu, ou le rendentelles au contraire vague et général, cela dépend du training de celui
qui écrit. Plus il astreint son corps à la discipline, plus strictement
il l’applique à la marche et lui interdit les mouvements superflus,
désordonnés ou le dandinement, et plus son pas même deviendra un
critère du but qu’il souhaite atteindre, qu’il épure ce but ou l’abandonne
s’il n’en vaut pas la peine.
Une contrainte à laquelle se plia Benjamin fut notamment de ne
jamais écrire « je » dans ses textes en proses (sauf bien entendu dans
ses écrits autobiographiques). Cette règle fût pour l’écrivain le moyen
d’écrire un « meilleur allemand » :
Si j’écris un meilleur allemand que la plupart des écrivains de ma
génération, je le dois en grande partie à une seule petite règle que
j’observe depuis vingt ans. C’est la suivante : ne jamais utiliser le mot
« je », sauf dans les lettres.
La première lettre qui ouvre la correspondance de Walter Benjamin
évoque déjà en termes très clairs les notions de règle et de contrainte.
D’emblée, écrire apparaît être une victoire sur soi-même qui ne peut
s’obtenir qu’en « écrivant dans les règles ». Le vouloir de l’auteur est
contrecarré par la contrainte et c’est pourquoi c’est « une limite toute
technique » qui oblige à mettre fin à la lettre et non la volonté du scripteur.
Le jeune Benjamin comprend donc qu’écrire dépend moins d’un paramètre psychologique que d’un paramètre technique. En d’autres mots,
pour écrire il faut non pas vouloir écrire (du moins cela ne suffit pas)
mais encore faut-il disposer d’une règle. Voudrait-on écrire, sans règle,
on ne le pourrait. Cette conscience du réglage textuel, la première citation
l’évoque aussi, or entre les deux, vingt ans se sont passés.
Revenons à cette première citation car elle contient en elle-même
une poétique de la contrainte qui est extrêmement intéressante. Benjamin
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rapproche donc l’écriture de la marche. Ce qui est important dans cette
métaphore, c’est la manière dont la marche en tant que telle réalise le but
qu’elle poursuit et en le réalisant le modifie. Sur le plan d’une poétique de
la contrainte, cela aurait pour conséquence de dire que la réalisation du
programme textuel de la contrainte modifie le programme. Non seulement
le modifie, mais l’accent est délibérément posé sur la réalisation du programme, sur son expression et, dans une certaine mesure, la réalisation
du programme, l’écriture s’entend, prend le dessus sur le programme
lui-même. En quelque sorte, la contrainte en tant que programme est
moins importante que son actualisation. Mieux, le programme est modifié en cours de rédaction. La poétique de Benjamin, du point de vue
de la contrainte, n’est ni orthodoxe ni fétichiste. Ce qui modifie du coup
notre perception de la contrainte, car il s’agit moins d’isoler celle-ci, du
moins son programme, que de saisir son mouvement in process et in
progress. La poétique doit réinventer le mouvement de l’écriture. On ne
peut donc saisir un texte qu’en le récrivant ou du moins en saisissant cet
allant que signale l’usage anglo-saxon du mot training. L’acte importe
plus que l’idée de l’acte, ce qu’on peut faire est moins intéressant que
ce qu’on est en train de faire ; ce qu’on est en train de faire nous pousse
à la perfection, bref au style, car le pas, la phrase s’écrivant, devient le
critère par excellence.
Pour observer les conséquences textuelles d’une telle poétique,
faisons une brève lecture d’un fragment des écrits autobiographiques de
Walter Benjamin.
…je me suis allongé sous un arbre. Il y avait justement du vent ;
l’arbre était un saule ou un peuplier, un végétal en tout cas aux
branches très flexibles, facilement mises en mouvement, agitées.
Tandis que je regardais le feuillage et suivait son mouvement, je me
suis mis tout à coup à penser au grand nombre d’images, de métaphores de la langue qui nichent dans un seul et unique arbre. Ces
branches, et avec elles la cime, se balancent hésitantes et plient en
signe de refus, les branches, selon que le vent souffle se montrent
consentantes ou emportées, la masse des feuilles se cabre contre les
insolences du vent, en frémit ou leur fait bon accueil, le tronc a une solide
assise où il prend racine et une feuille porte ombrage à une autre.
La phrase « entraînée » de Benjamin procède par embranchement
et par saut. Notons aussi que la réflexivité de la phrase est maximale, la
situation du narrateur signale la mise à distance critique qui sous-tend la
phrase : le narrateur est couché sous un arbre, mais sa contemplation est
loin d’être passive. Le regard du narrateur, nous dit Benjamin, suivait
le mouvement du feuillage agité par le vent. Le regard est lui-même
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OLIVIER DEPREZ
en mouvement. Ce mouvement de la phrase qui résonne avec la métaphore de l’arbre agité par le vent peut se décrire (se récrire) comme suit.
D’abord, une association produit une image, une métaphore : l’image
montre un narrateur couché qui contemple le mouvement du feuillage
et la métaphore s’élabore dans le rapprochement de l’arbre et du texte
car de l’arbre surgissent les images et les métaphores. Le mouvement du
feuillage renvoie par l’effet de la métaphore au mouvement de l’écriture.
L’écriture de Benjamin élabore une proposition de type disjonctive, ou
ceci ou cela, l’arbre était un saule ou un peuplier et impose un choix
qui en lui-même contient la proposition disjonctive puisque la proposition « végétal aux branches flexibles » contient en tant qu’ensemble
la proposition « saule » et la proposition « peuplier ». La branche est
flexible parce qu’elle contient la disjonction, elle intériorise si l’on veut
le bougé du choix. La flexibilité, l’hésitation traverse tout ce paragraphe
et génère de la sorte un mouvement du texte semblable au mouvement
du feuillage agité par le vent. La métaphore de l’arbre vs texte se double
d’une seconde métaphore : le sens agite le paragraphe comme le vent
agite le feuillage. Et comme la feuille réfute, se cabre ou accueille le
vent, le paragraphe réfute, se cabre ou accueille le sens. Seul le training
de Benjamin lui permet de maintenir de la manière la plus stricte et la
plus intensive cette suggestion du mouvement. Dans ce paragraphe,
chaque élément contribue à maintenir l’hésitation nécessaire à donner sa
consistance à la métaphore, métaphore qui est la réalisation même de la
pensée de Benjamin. Cette pensée étant au demeurant fermement enracinée
car les racines de la pensée puisent leur force du texte lui-même, ce qui
explique que le mouvement disjonctif qui agite le paragraphe n’est pas
désordonné ni superflu et qu’il n’a rien du dandinement. La contrainte
consiste pour Benjamin dans le cas de ce paragraphe à écrire de telle
manière que la métaphore de l’arbre agité par le vent soit visible et lisible
dans le texte lui-même. Cette énonciation n’est pas tout à fait correcte,
il vaut mieux écrire que la contrainte apparaît soudainement en cours
d’écriture, c’est soudainement que le narrateur prend conscience de la
métaphore, c’est seulement d’ailleurs au moment où il en prend conscience
que la problématique de l’accueil vs refus fait son apparition ; à partir du
moment où la métaphore de la correspondance texte vs arbre s’établit en
connaissance de cause, tous les mots ne seront plus autorisés, ne seront
accueillis que les mots et plus exactement les phrases qui renforcent la
métaphore. C’est ainsi que tout le paragraphe se met à vibrer comme un
arbre sous le vent.
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
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JEAN-PAUL MEYER
Jean-Paul Meyer
Images de l’immeuble
dans La Vie mode d’emploi :
une BD de façade ?
Travailler avec un dessinateur de BD 1
Il semble que la recherche perecquienne, après plus d’une décennie de travaux consacrés aux questions d’intertexte, de métatexte et
d’autobiographie, ait pris depuis quelques années un nouveau cap en
s’intéressant étroitement à l’image dans l’œuvre et l’environnement de
Georges Perec. En témoignent la publication des Cahiers Georges Perec
n° 6, consacrés à la peinture 2, en 1996, puis en 1998 le numéro double
du Cabinet d’amateur intitulé « Perec et l’image 3 ». Plus récemment,
des articles publiés en ligne sur le site du Cabinet d’amateur ont encore
confirmé cette tendance 4.
On remarquera cependant qu’en matière d’images, c’est presque
exclusivement à la photographie et à la peinture que ces travaux s’attachent. S’il est bien parfois question de dessin, rien ne s’est écrit jusqu’à
présent sur les croisements de l’œuvre de Perec avec la bande dessinée. Il
Georges Perec, « Quelques unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse
avant de mourir », n° 33, Je suis né, Paris, Éditions du Seuil, « Librairie du XXe siècle »,
1990, p. 108.
2
« L’Œil, d’abord... : Georges Perec et la peinture », Cahiers Georges Perec, n° 6, Paris,
Éditions du Seuil, 1996.
3
« Perec et l’image », Le Cabinet d’amateur, n° 7-8, Toulouse , Presses universitaires
du Mirail, 1998.
4
En particulier « Les dessins dans la genèse de W ou le Souvenir d’enfance », par Cécile
De Bary, 2000, Le Cabinet d’amateur en ligne, ainsi que « L’image prétexte », du même
auteur, 2002, Agora, n°4, p. 98-130. Voir aussi « Perec photographe », par Christelle
Reggiani, 2003, Formules, n° 7 p. 47-59.
1
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
est temps de songer à combler cette lacune, en commençant — pourquoi
pas ? — par La Vie mode d’emploi 5.
Cet article fait ainsi l’hypothèse que la disposition des pièces
dans l’immeuble de La Vie mode d’emploi — telle qu’elle apparaît p. ex.
dans une vue en coupe du bâtiment [VME 603] — présente une analogie
suffisamment forte avec la planche de bande dessinée moderne pour qu’on
puisse utilement comparer le modèle narratif de l’œuvre avec certains
aspects de la narration figurative. L’idée sera discutée en troisième partie,
après que l’on aura abordé deux questions préalables : la place de la BD
dans le roman d’abord, la place du roman dans la BD ensuite.
1. « ... une version peu scrupuleuse de La Dépêche d’Ems ... »
La Vie mode d’emploi, au long de ses quelque 700 pages et 3000
entrées d’index, contient une quinzaine de références directes ou indirectes
à la bande dessinée, représentant environ vingt entrées. C’est peu, tout au
moins peu significatif, on en conviendra. Une représentation aussi faible,
quantitativement parlant, permet au moins d’évacuer d’emblée l’aspect
comptable de l’interférence de la bande dessinée. Le lecteur est ainsi averti
qu’il ne gagnera pas grand-chose à vouloir recenser les traces de la BD
dans le roman. Si en revanche il se demande quelle est la fonction de la
bande dessinée dans cette œuvre singulière, il pourra espérer apporter à
son interprétation quelques facettes nouvelles et intéressantes.
La première question pourrait donc être « Que vient faire la BD
dans La Vie mode d’emploi ? », à laquelle l’œuvre répond par elle-même,
et par le travail de recherche exégétique auquel elle donne lieu : la bande
dessinée, comme toutes les autres formes textuelles qui interfèrent avec
le roman, est en effet une réserve de noms et une génératrice de contenu
référentiel. En tant que réservoir onomastique, la BD est sollicitée dans
toute l’œuvre de Perec, depuis Lucky Luke et le Marsupilami dans
La Boutique obscure 6, jusqu’à MM. « Zeeg O. et Puss I. K. » dans
la bibliographie de Cantatrix Sopranica L. 7, en passant par la peintre
Kitzenjammer dans Un Cabinet d’amateur 8. Certains noms proviennent
5
Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Éditions Hachette-Littérature, « P.O.L. », 1978.
Désormais [VME] pour les citations. La pagination indiquée est celle de cette édition, conservée
dans les reprises successives en Livre de poche et dans les rééditions chez Hachette.
6
Georges Perec, La Boutique obscure, Paris, Éditions Denoël-Gonthier, 1973, respectivement
dans les rêves 59 et 116.
7
Georges Perec, Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques, Paris, Éditions du Seuil,
« Librairie du XXe siècle », 1991, p. 32.
8
Georges Perec, Un cabinet d’amateur, Paris, Éditions Balland, 1979, p.16 dans la réédition de 1988.
« Kitzenjammer » est un habile raccourci de Katzenjammer Kids, fameuse bande américaine créée
en 1897 par Rudolph Dirks et connue en France sous le nom de Pim Pam Poum.
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JEAN-PAUL MEYER
des lectures enfantines de l’auteur et se présentent plusieurs fois (Luc
Bradefer, Le Petit Roi et le journal Radar p. ex. ), d’autres sont liés à la
bibliothèque de l’écrivain 9, à ses lectures d’adulte ou à ses amitiés personnelles (les personnages de Schulz, les histoires en images d’Épinal,
le dessinateur Gotlib, etc.). La Vie mode d’emploi n’échappe pas à ces
caractéristiques, auxquelles s’ajoutent pourtant les contraintes et trouvailles apportées par le cahier des charges du roman. Ainsi, plusieurs
noms au fil des pages en appellent ou en cachent d’autres 10, quand ils
ne trouvent pas tout simplement leur source dans le réseau propre du
livre. Citons à ce sujet le capitaine Nemo, héros de Jules Verne [VME
47 ; 428], devenant, par le biais des chansons de Sam Horton (Come In,
Little Nemo et Slumbering Wabash [VME 237]) ou le truchement du
« Club Nemo » de Nick Linhaus [VME 601], le personnage de bande
dessinée Little Nemo 11. Citons encore la marquise de Grandair [VME
406] renvoyant à La Semaine de Suzette 12, ou encore le critique d’art
Beyssandre, acheteur pour le compte de la compagnie Marvel Houses
[VME 524-526] et dont un des pseudonymes est Lee 13.
En même temps qu’elle fournit des noms et qu’elle les relie entre
eux, la bande dessinée contribue par endroit à l’expansion référentielle
du roman. Trois exemples au moins sont à signaler : celui du jeune Réol
lisant ce qui a tout l’air d’être un numéro du journal Pilote 14 [VME 6768] ; celui de Gilbert Berger travaillant à un roman-feuilleton dont certains
personnages sont inspirés de la Rubrique-à-brac 15 de Gotlib [VME 207210] ; celui enfin du petit-fils de l’accordeur lisant un numéro du Journal
La bibliothèque de Georges Perec, du moins la photographie qu’en a donnée l’inventaire dressé
par É. Beaumatin et C. Binet en 1983 (cf. http://www.cabinetperec.org, rubrique Catalogues)
montre que l’écrivain était un amateur de BD éclairé, ayant eu une prédilection pour les nonsense
comics américains et le style parodique des années 1960-1970 en France, et qui lisait aussi la
critique et la littérature universitaire du domaine (Benayoun, Fresnault-Deruelle, etc.).
10
Le procédé est expliqué par Perec lui-même dans un entretien avec J.-M. Le Sidaner
(L’Arc, n° 76, 1979, p. 3-10) ; repris comme tous les entretiens cités ici dans Georges
Perec, Entretiens et conférences, 2 vol., Joseph K., 2003), et largement étudié, en particulier par Bernard Magné (cf. p. ex. Perecollages, Toulouse, Presses universitaires du
Mirail, « Les Cahiers de Littératures », 1989.)
11
Little Nemo in Slumberland, une série créée par Winsor MacCay en 1905, a été publiée
dans divers journaux dominicaux de New York jusqu’en 1926.
12
Madame la Marquise de Grandair est la patronne de Bécassine, dont les aventures ont
débuté en 1905 dans La Semaine de Suzette sous la plume de Caumery et Pichon.
13
Stan Lee est un des plus importants scénaristes de la firme Marvel Comics entre 1940
et 1970, créateur entre autres des Fantastic Four et de Spider-Man.
14
Le « grand jeune homme à tignasse avec un chandail bleu à larges bandes blanches » [VME
68] n’est autre que Philémon, personnage créé par le dessinateur Fred dans Pilote en 1965.
15
Gotlib, Rubrique-à-brac, Paris, Éditions Dargaud, 6 volumes parus.
9
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
de Tintin en attendant que son grand-père ait fini [VME 459-468]. Dans
les trois cas, l’engendrement du texte a pour point de départ une situation
de réception d’image, et c’est l’intrication des deux vecteurs de sens qui
fonde la narration elle-même. Cette situation, on le sait, correspond à la
forme moderne de la bande dessinée. Elle a cependant pour état précurseur
dans l’histoire du genre des formes d’images qui racontent en une seule
vue panoramique un événement comportant plusieurs épisodes, images
exagérément narratives et qui ont connu leur heure de gloire dans le style
d’Épinal au XIXe siècle 16. Ces images sont très largement représentées
dans le roman de Perec, où elles remplissent, outre les fonctions diégétiques et métatextuelles que B. Magné a décrites à leur sujet 17, un rôle
référentiel de premier ordre. Elles permettent en effet de dérouler pour
le lecteur un texte fictionnel fondé sur une référence dont le narrateur
dit avoir la représentation sous les yeux.
Deux choses apparaissent à travers ces quelques exemples rapidement brossés et permettent de conclure le premier point. D’une part
la fonction onomasiologique de la bande dessinée contribue à resserrer
davantage le maillage intertextuel de l’œuvre. La BD ajoute son armature
thématique et savante aux autres présentes — celles de la littérature, de
la peinture, de la médecine, etc. — afin que l’immeuble puisse monter
encore plus haut sans vaciller. D’autre part, la fonction d’engendrement
et de validation référentielle portée par la relation texte-image assure une
réserve fictionnelle permanente, dont la stabilité est garantie par la force
analogique des images « racontées ». La gravure de La Dépêche d’Ems
décrite à la page 598 a donc beau être « peu scrupuleuse », elle n’a pas
son pareil pour permettre de raconter tout ce qui s’est passé.
2. Quand l’immeuble raconte
La Vie mode d’emploi, faut-il le rappeler, est le roman d’un
immeuble dont les pièces, leur contenu et leurs habitants successifs
fournissent la matière narrative. Cette caractéristique, qui rejoint une
tradition iconographique très féconde au XIXe siècle, encourage à inverser
le sens de l’interférence entre la BD et l’œuvre. La question qu’on peut
en effet se poser, plus prometteuse sans doute, quoique plus incongrue
que la précédente, est celle-ci : « Que vient faire La Vie mode d’emploi
dans la bande dessinée ? »
La technique est cependant en usage dès l’Antiquité, et elle est très usitée au Moyen
Âge (dans la Tapisserie de Bayeux, p. ex.).
17
Voir Bernard Magné, « Lavis mode d’emploi », Cahier Georges Perec 1, Paris, Éditions
P.O.L., 1984, p. 232-246.
16
148
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JEAN-PAUL MEYER
Georges Perec, dans les multiples entretiens et commentaires
consécutifs à la parution du livre, a donné lui-même plusieurs éléments
de réponse en parlant de maison de poupée et de Diable boiteux 18. Par
ailleurs, on sait que dans Espèces d’espaces 19 il avait désigné et décrit
un dessin de Steinberg 20 comme source possible du roman. Dans son
Diable boiteux (1707), inspiré d’un roman espagnol publié en 1641, Alain
René Lesage met en scène le démon Asmodée, qui, pour remercier le
jeune étudiant Don Cleofas Zambullo de l’avoir libéré de la fiole où il
était enfermé, le fait profiter de ses pouvoirs : se transporter en un clin
d’œil d’un endroit de Madrid à l’autre, découvrir sans être vu l’intérieur
des habitations à travers façades, fenêtres et toitures, voir comme par
projection les rêves des dormeurs... Malgré des analogies évidentes
entre l’œuvre de Lesage et celle de Perec — l’œil passe-muraille, le récit
structuré par le parcours du regard sur les scènes, l’expansion référentielle autonome de chaque micro-événement — il y a des différences
importantes entre les deux projets. On pourrait résumer leur opposition
en disant que ce qui caractérise le roman de Lesage est justement qu’il
ne se donne aucune contrainte externe (de vraisemblance) ou interne (de
production). Ce n’est donc pas au travers d’une simple filiation littéraire
que les deux œuvres peuvent être comparées. Le Diable boiteux et ses
avatars ont cependant inspiré de nombreux dessinateurs et graveurs
autour de 1840, qui cherchaient dans la représentation d’immeubles sans
façade un moyen d’illustrer les turpitudes du monde parisien ou encore
de dépeindre la société de classes en la symbolisant dans l’étagement des
appartements 21. Parmi les grandes figures de ce courant, citons Bertall 22
(Albert Arnoux, dit), Gavarni, Girardet ou Lavieille.
Entretien de Georges Perec avec Jacqueline Piatier, dans Le Monde du 29 septembre 1978.
Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974.
20
Saül Steinberg, The Art of Living, Londres, Éditions Hamish & Hamilton. On trouve une reproduction du dessin mentionné dans le Georges Perec de David Bellos, Paris, Éditions du Seuil,
1994, p. 530.
21
Il faut rappeler que Zola a eu également recours à ce procédé, dans L’Assommoir (chap. 2) et dans
Pot-Bouille (chap. 1) p. ex. Au XXe siècle, la tradition s’est essoufflée, bien que Le Diable boiteux soit
resté un passage obligé pour de nombreux illustrateurs jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. On
peut signaler quand même l’existence d’un photomontage de Robert Doisneau pour une affiche : on
y voit un immeuble parisien dont la façade est manquante par endroits, découvrant ainsi les intérieurs
d’époque 1950-1960 photographiés en noir et blanc.
22
C’est un dessin de Bertall pour la revue satirique illustrée Le Diable à Paris (Paris, Éditions
Hetzel, 1844) qui a servi d’illustration de couverture dans plusieurs éditions de poche de La Vie
mode d’emploi.
18
19
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
Plusieurs historiens de la bande dessinée, en particulier Kunzle 23,
considèrent cette vogue des coupes longitudinales d’immeubles comme
une étape dans l’évolution du récit en images au XIXe siècle. Ces planches
s’éloignent en effet du style d’Épinal de l’époque, celles en tout cas
dont l’histoire se présente en images isométriques nettement séparées
et généralement cloisonnées en vignettes. Dans ces histoires, la cohérence narrative est assurée par la coprésence des images isomorphes et
des paragraphes de texte éventuellement adscrits. Dans les planches de
coupes d’immeubles au contraire, la cohérence narrative est assurée par
l’unité topique du thème, et le cloisonnement des images est pris dans
l’environnement (murs, plafonds, colonnes, escaliers, etc.). Le récit n’y
est donc pas forcément linéaire — il n’est pas préconstruit — il reste à
inventer au sein de l’édifice que constitue la planche. L’analogie de cette
forme narrative avec le projet perecquien est certaine.
On voit ainsi que si La Vie mode d’emploi peut effectivement se
réclamer du modèle de la maison de poupée ou du Diable boiteux, c’est
par l’entremise de ces immeubles raconteurs d’histoires qui lui servent
de passerelle. En replaçant le roman dans le continuum historique du
récit en images, on lui donne donc une perspective et une généalogie,
inattendues mais éclairantes.
3. Derrière la façade
Après avoir analysé le rôle de la bande dessinée dans la fabrique
de La Vie mode d’emploi, puis considéré la place du roman dans l’histoire
de la BD, il reste à faire encore un pas en avant. Ces deux niveaux d’interférence n’ont en effet pris en compte que le contenu du roman dans
le premier cas, et son projet narratif dans le second cas. Un troisième
palier existe, qui concerne cette fois exclusivement l’immeuble lui-même,
c’est-à-dire sa façade — plus précisément ce qu’il y a juste derrière — et
qui permet de comparer l’édifice avec la planche de bande dessinée, plus
exactement avec la grille qui structure cette planche.
Il existe plusieurs représentations possibles de l’immeuble de La
Vie mode d’emploi. Cela va du simple tableau de 10 × 10 cases que Perec
utilise dans ses carnets préparatoires 24 jusqu’au dessin vaguement rococo
réalisé par Jacqueline Ancelot 25, en passant par le plan sommaire proposé
à la fin du roman [VME 603] ou par la belle coupe transversale au format
35 × 50,5 que Le Cabinet d’amateur a offerte à ses abonnés pour la sortie
23
David Kunzle, The History of the Comic Strip. The Nineteenth Century, Berkeley, University of
California Press, 1990.
24
Voir Hans Hartje, et al., Cahier des charges de « La Vie mode d’emploi », Paris, Éditions
Zulma, « Manuscrits », 1993.
25
Voir « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc, n° 76, 1979, p. 50-53.
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JEAN-PAUL MEYER
de son deuxième numéro 26. Ces images ont pourtant toutes plus ou moins
le même défaut, celui de figurer l’intérieur de l’immeuble, autrement dit
ce que l’on voit lorsque la façade est déposée, comme un quadrillage
orthogonal nécessairement fidèle à l’aspect extérieur de l’immeuble. On
peut montrer ce défaut en plaçant côte à côte une façade d’immeuble
« réel » (fig. 1) et une portion du plan de l’immeuble fictif (fig. 2) :
Fig. 1 : Façade du 13, rue Linné, Paris. ▲
Fig. 2 : Disposition des PIÈCES et CHAPITRES dans l’immeuble
avec leurs occupants (côté gauche, étages 3 à 7 et mansardes).
►
La disposition et les proportions harmonieuses des fenêtres (fig. 1), qui
donnent à la façade tout son équilibre, se retrouvent certes dans l’implantation rectiligne et « carrée » des cases du plan (fig. 2). Un appartement
est cependant rarement agencé à la façon d’une succession d’alvéoles
non reliés entre eux. On y trouve le plus souvent des portes de communication entre les pièces, quand ce ne sont pas des cloisons abattues ou
des étages rassemblés en duplex. L’immeuble de La Vie mode d’emploi
répond d’ailleurs largement à ces critères : Hutting (en haut à gauche)
habite un 4-pièces en attique, les Rorschash disposent d’un 6-pièces en
duplex, etc. Les chapitres ont donc beau être largement séparés entre eux,
les pièces sont voisines, l’occupant dont il est question reste le même 27. Si
l’on choisit par conséquent d’adopter pour unité de découpage non plus la
« L’Autobiographie », Le Cabinet d’amateur, n° 2, Toulouse, Presses universitaires
du Mirail, 1993.
27
Seul l’axe historique permet de démultiplier l’espace, lorsque le propos tenu sur telle ou telle
pièce du plan actuel concerne en réalité un occupant disparu ou une disposition ancienne.
26
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
cellule minimale, c’est-à-dire la pièce, mais la cellule intermédiaire que
constitue l’appartement à l’intérieur de l’immeuble, la coupe transversale
ne correspond plus au plan de la fig. 2, mais à celui de la fig. 3 :
▲Fig. 2 : Disposition des PIÈCES et
CHAPITRES dans l’immeuble avec leurs occupants
(côté gauche, étages 3 à 7 et mansardes).
▲Fig. 3 : Disposition des A P PA RT E MENTS/CASES
dans l’immeuble (côté
gauche, étages 3 à 7 et mansardes)
Le changement d’unité fait apparaître une grille tout à fait différente du
quadrillage orthogonal annoncé, dans laquelle l’homologie case / pièce
fait place à une correspondance de la case avec l’appartement. La structure
qui se profile peut alors sans difficulté se comparer symboliquement à
une planche de bande dessinée, où la grille, unité globale de découpage
narratif, se décompose en unités de rang inférieur que sont les cases. Ces
dernières renferment chacune un événement, qui peut lui-même à son
tour se présenter soit sous forme simple non sécable, soit sous une forme
complexe renfermant une succession ou une simultanéité d’instants28.
28
Pour une image d’évidence propre à illustrer cette description un peu ardue, on peut se reporter à
n’importe quelle bonne planche de Hergé, p. ex. la page 59 de l’album Les Bijoux de la Castafiore
(Tournai, Éditions Casterman, 1963).
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JEAN-PAUL MEYER
Certes, dans le passage de fig. 2 à fig. 3, c’est aussi le statut de
l’unité narrative qui change. Mais cette remarque ne disqualifie pas le
glissement quadrillage → grille que l’on propose ici. En effet, un tel
changement est également typique dans la BD, lorsque la grille passe
par exemple d’une conception conventionnelle (fig. 4) à une conception
rhétorique 29 (fig. 5) :
▲ Fig. 4 : Modèle de planche de bande dessinée
« conventionnelle ».
▲ Fig. 5 : Exemple de planche « rhétorique »,
ici la page 10 de La Grande Traversée (Astérix),
par Goscinny & Uderzo (Dargaud, 1975).
La mise en page conventionnelle est caractéristique des histoires en
images classiques et des planches de gags, ainsi que des récits graphiques
qui privilégient la lecture à rythme constant, sans captation du lecteur
par l’image. Dans cette structure, la continuité du texte et l’équilibre des
plans sont indispensables pour assurer la linéarité narrative, en raison de
la taille et de la disposition uniformes des cases qui favorisent le vagabondage du regard. La mise en page rhétorique au contraire limite, voire
empêche ce vagabondage. Elle attache l’œil du lecteur et le guide pour
parvenir aux fins expressives qui justifient la structure de la grille, en lien
étroit avec la portion de récit que la page est censée raconter. La linéarité
narrative est donc assurée par l’agencement des cases entre elles, et par
La terminologie employée ici pour décrire les mises en page est celle définie par
Benoît Peeters dans Case, planche, récit, Tournai, Éditions Casterman, 1998 (1ère éd.
1981), p. 41 sq.
29
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RECHERCHES VISUELLES. THÉORIE.
le mouvement de lecture qui en découle 30. Cette linéarité n’est cependant
pas toujours indispensable, et ne résulte pas forcément de la contiguïté
des cases. Elle est souvent assurée ou transcendée par la structure globale
de la grille, qui fonctionne alors comme le tableau d’ensemble au sein
duquel des parcours différents sont offerts au regard 31.
La comparaison des modes de mise en page (fig. 4 et 5), associée
à la confrontation des deux versions du « plan » (fig. 2 et 3), montre
pourtant que la parenté entre l’immeuble et la planche dépasse le seul cadre
formel. On remarque en effet que l’immeuble et la planche présentent
tous les deux une façade dessinée, laissant croire à un quadrillage stérile,
alors qu’une structure productrice se cache derrière. Dans les deux cas
la structure est comparable à une architecture intérieure, un agencement
qui ordonne le matériau épars disponible pour le transformer en histoire.
Mais à chaque fois, un dessin fait écran : d’un côté c’est la figuration
rassurante du carré quadrillé qui masque l’unité narrative des espaces,
de l’autre ce sont les formes et les couleurs séduisantes de la suite de
dessins qui rendent invisible la grille censée donner à la séquence son
sens global.
En définitive, le rapprochement opéré d’abord symboliquement
entre l’immeuble et la page de BD aboutit à la mise au jour d’une structure
commune de production et de réception du récit qu’on peut résumer
ainsi : une succession d’unités apparemment identiques — vignettes ici,
chapitres là — se présente comme une narration en chaîne, mais l’existence et le sens du récit proviennent d’un réarrangement non prévisible
et non linéaire de ces unités.
Il s’agissait dans cet article de comparer par hypothèse le modèle
narratif de La Vie mode d’emploi avec certains aspects de la narration
figurative. On a montré tout d’abord comment la bande dessinée élargit
le champ référentiel du roman et contribue, comme d’autres formes littéraires en présence, à sa stabilité et sa vraisemblance. On a donné ensuite
au roman sa place dans l’histoire de la narration en images, considérant
que le projet narratif de l’œuvre rejoint une tradition iconographique
bien établie, surtout dans le livre illustré. Enfin, dans son troisième volet,
l’article a exposé à partir de la notion de façade la parenté structurelle
du plan de l’immeuble avec une planche de BD. La confrontation des
Voir la page d’Astérix dont la grille est donnée en exemple : René Goscinny, Albert
Uderzo, La Grande Traversée, Paris, Éditions Dargaud, « Les aventures d’Astérix le
Gaulois », 1975, p. 10.
31
Les applications de ce mécanisme sont nombreuses dans la BD à partir des années
1980 (voir Bourgeon ou Loisel p. ex.), ainsi que dans le manga.
30
154
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JEAN-PAUL MEYER
exemples a permis de montrer que la traversée de la façade ne devient
productrice de récit qu’à partir du moment où l’organisation interne du
système narratif se démarque du quadrillage extérieur auquel elle semble
soumise de prime abord. Pour ces deux objets littéraires — La Vie mode
d’emploi et le récit graphique moderne — tellement marqués par le carré,
pareille hypothèse méritait d’être défendue.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Recherches visuelles.
Créations.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Jean-François Bory
Bienvenue
Monsieur Gutenberg
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
162
LivreF9.indb 162
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JEAN-FRANÇOIS BORY
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
164
LivreF9.indb 164
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JEAN-FRANÇOIS BORY
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LivreF9.indb 165
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
166
LivreF9.indb 166
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JEAN-FRANÇOIS BORY
167
LivreF9.indb 167
15/03/2005 19:26:53
RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
168
LivreF9.indb 168
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JEAN-FRANÇOIS BORY
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LivreF9.indb 169
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Stéphane Susana
Azulejos de Cordoue
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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STÉPHANE SUSANA
(...)
Ce servile duo entraîné, brodé,
sorti du réel acéré, varia peu.
Ô jeu ! L’écart autre va, s’étire,
mêlé, zébré, vu décoré :
Frise de l’ellipse, verset et luxe.
Exulte tes rêves,
Pille le désir féroce du verbe zélé,
Mérite sa vertu !
À trace lue, joue pair avéré,
calé, érudit.
Rose d’or béni, art né où, délivré,
se creusa idem servi, lacet.
L’axe exalte ça !
Livres, média... Suer.
Ce servile duo entraîné, brodé,
sorti du réel acéré, varia peu.
Ô jeu ! L’écart autre va, s’étire,
mêlé, zébré, vu décoré :
Frise de l’ellipse, verset et luxe.
Exulte tes rêves,
Pille le désir féroce du verbe zélé,
Mérite sa vertu !
À trace lue, joue pair avéré,
calé, érudit !
Rose d’or béni, art né où, délivré,
se creusa idem servi, lacet.
(...)
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Michel Clavel
L’eau
un poème pour l’icosaèdre
L’eau appartient à un travail en cours, une série de poèmes écrits
non pour les pages d’un livre ou d’une revue mais pour les faces de polyèdres. Des poèmes pour le tétraèdre et l’hexaèdre ont été publiés dans
le premier numéro de la revue Formes Poétiques Contemporaines. Le
poème présenté ici est conçu pour les 20 faces de l’icosaèdre.
Associant chaque polyèdre régulier à un élément, Platon, c’est
dans le Timée, lia l’icosaèdre à l’eau. Bien que le mot n’y soit jamais
écrit, l’eau est le sujet de toutes les phrases de ce poème.
Lire l’icosaèdre est simple. On commence où l’on veut. On
attrape un vers sur une arête, on en poursuit la lecture en tournant l’icosaèdre autour d’un des deux sommets, inférieur ou supérieur, au choix.
Chaque vers peut donc être suivi (et inversement précédé) de deux vers
différents.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
(l’eau) fuit dans le ma-
(l’eau) noie le tama-
-noir, baptise Clo-
-taire, afflue dans l’Au-
-vis, remplit le bo
On le voit, les vers de L’eau, en eux-mêmes, sont incomplets :
ils ne deviennent compréhensibles qu’imbriqués.
Il est possible de lire la totalité des combinaisons offertes par
l’icosaèdre sans jamais repasser par le même chemin. Rapporté sur une
feuille de papier, L’eau devient alors un poème de 120 vers pentasyllabes,
ou plus exactement de 60 vers chacun une fois répété. Et comme le vers
répété se trouve encadré de deux vers différents de ceux qui l’encadraient
la première fois, il prend un sens tout nouveau.
176
LivreF9.indb 176
15/03/2005 19:27:03
MICHEL CLAVEL
L’eau
jaillit du ro
cher, fait pousser l’or
meau, décrotte l’é
table, use le ra
meur, profite au bam
bin, jaillit du ro
binet, pleut sur l’Ou
ral, baigne le ju
riste, lustre l’our
se, éclabousse Ga
ël, luit sur le mar
ron, goutte du pan
talon, bruine à Tu
nis, gorge la mous
son, ondoie sur l’om
ble, irrigue la dou
che, arrose le bi
don, lave le pé
ché, ravit le se
rin, embue le sa
bre, humecte la bar
be, entoure l’ami
be, envahit la cu
lasse, neige à No
ël, luit sur le mar
bre, humecte la bar
ge, asperge le car
table, ablue le cu
ré, dénoue la fi
bre, imbibe le plan
ton, nettoie le bibe
lot, pourrit le sa
bot, trempe le poi
vrier, chasse l’é
pi, couvre le par
quet, mouille le re
nard, rouille le bou
lon, conflue au ca
nal, désaltère Y
177
LivreF9.indb 177
15/03/2005 19:27:03
RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
von, défait le cré
pi, couvre le par
vis, remplit le bo
yau, court dans le che
nal, désaltère Y
vette, effraie le cou
sin, douche le ma
çon, coupe le pi
neau, choit sur le no
taire, afflue dans l’Au
de, affaiblit le car
min, décrasse l’ar
gent, blanchit le cale
çon, coupe le pi
not, sort par le tu
yau, court dans le che
min, décrasse l’ar
cher, rafraîchit l’ou
vrier, chasse l’é
tron, longe la ri
ve, abreuve le cha
meau, décrotte l’é
talon, bruine à Tu
rin, tombe du ci
ré, dénoue la fi
lasse, neige à No
gent, blanchit le cale
pin, noie le tama
noir, baptise Clo
vis, remplit le bo
cal, franchit le gou
let, rince le bou
bou, lèche le sa
von, défait le cré
pon, sauce le mar
quis, porte le ca
nard, rouille le bou
let, rince le bou
cher, rafraîchit l’ou
vreur, fuit dans le ma
noir, baptise Clo
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LivreF9.indb 178
15/03/2005 19:27:04
MICHEL CLAVEL
taire, afflue dans l’Au
be, envahit la cu
vette, effraie le cou
vreur, fuit dans le ma
quis, porte le ca
not, sort par le tu
be, entoure l’ami
ral, baigne le ju
pon, sauce le mar
ché, ravit le se
meur, profite au bam
bou, lèche le sa
ble, irrigue la dou
ve, abreuve le cha
cal, franchit le gou
lot, pourrit le sa
pin, noie le tama
rin, tombe du ci
tron, longe la ri
de, affaiblit le car
ton, nettoie le bibe
ron, goutte du pan
neau, choit sur le no
table, ablue le cu
riste, lustre l’our
sin, douche le ma
rin, embue le sa
lon, conflue au ca
binet, pleut sur l’Ou
che, arrose le bi
quet, mouille le re
table, use le ra
bot, trempe le poi
son, ondoie sur l’om
bre, imbibe le plan
cher, fait pousser l’or
ge, asperge le car
don, lave le pé
nis, gorge la mous
se, éclabousse Ga
bin,
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Alain Chevrier
Trois poèmes
SONNET DES SOMMETS
Everest (Népal/Tibet) : 8848 m
K2 (Pakistan/Chine) : 8611 m
Kangchenjunga (Inde/Népal) : 8586 m
Lhotse (Népal/Tibet) : 8516 m
Makalu (Népal/Tibet) : 8463 m
Cho Oyu (Népal/Tibet) : 8201 m
Dhaulagiriaulagiri (Népal) : 8167 m
Manaslu (Népal) : 8163 m
Nanga Parbat (Pakistan) : 8125 m
Annapurna (Népal) : 8091 m
Hidden Peak (Pakistan) : 8068 m
Broad Peak (Pakistan/Chine) : 8047 m
Shisha Pangma (Tibet) : 8046 m
Gasherbrum (Pakistan/Chine) : 8035 m
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
NEIGE VOLE
à Pierre Lartigue
mille boules
blanches
sphères
vagues
choses
grêles
tombent
planent
plumes ange
cygne
chouette
bribes
nuage brume tracent chaînes lâches files lentes suite
signes
miment
fugue
gammes
pâles
notes
graves
blanches
rondes
pauses vide
scandent
phrases
longues
rimes sourdes
oves
muettes
semblent
riche
manne
roses
blêmes
langues
flammes
astres
proches
lampes
brèves
disent
messe
basse
chantent
psaumes
neumes
donnent fête calme noces chastes liesse triste songe
sage
rêve
outremonde
leurre
trouble
limbes
âmes
pures ailes elfes sylphes gonflent bulles pleines frôlent
touchent face douces molles fondent mouillent bouche
lèvres lèchent langue goûte entrent gorge gouttes froides
glissent
floches
pluches
touffes
laine
ouate
mèches
boucles houppes tresses tissent trament tulle gaze crêpe
linges tendent cordes frêles jettent larmes perles nacre
gemmes
pièces
brassent
miettes
sucre
poudre
fine
sèment
graines
pignes
germes
spores
squames
bales
gousses
cosses
pulpes
mœlle
hièble
feuilles
sèches
braises
mortes
cendre
sable
lancent
mouches
guêpes
ivres
ruche
folle
tirent
flèches
salves
piquent
bise
aigre
souffle
cingle
fouaille
grappes
groupes foule
viennent partent passent errent flânent montent chutent
biaisent
croisent
tournent
girent
virevoltent
sautent
dansent valsent volent nagent flottent plongent courent
roulent traînent rampent dorment bordent branches roides
maigres
arbres
vignes
ronces
moulent
pierres
mottes
roches
couvrent
bûches
planches
chaume
tôles
tuiles
toile
voile
bâche
lourde
chape
bure
feutre
dense
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ALAIN CHEVRIER
changent formes
gomment lignes
lissent
angles
pointes
gouachent teintes claires sombres seules brossent
vaste
fresque
neuve
page
vierge
encre
Chine
masquent
cachent
herbe
plantes
platesbandes
friches
brouillent
pistes sentes routes mêlent landes plaines plages sylves
fixent
larges
nappes
strates
couches
masses
piles
comblent
vides
fosses
douves
combes
coulent
dalles
dament
plaques
gravent
rides
plissent
courbes
enflent
vagues bosses dunes dressent pentes buttes alpes crêtes
cimes sculptent marbre tendre plâtre gypse lave fraîche
jonchent
terre
dure
hommes
bêtes
laissent
marques
creuses glace jaune sale bise grise grège beige ocre
brune
noire
colle
poisse
bourbe
fange
flaque
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
C Os Mo S
Ca N Ta Te
Lu Ni V Er S
N Es Te N V Er I Te
Pa S
UN
Ni Co N Ti N U
Te Lu Ne S P He Re Cl O Se
Ho Mo Ge Ne
Au Re P Os
Ni Ba Ti
S U Ru N Pr I N C I P Eu Na I Re
O Nd Es
Po U Ru N Th Al Es
Fe U
Po U Ru N He Ra Cl I Te
O U La Ir
Po U Ru N Ti Er S P Er S O N Na Ge
Mo In S Re Pu Te
P Ar C Y Cl Es
Lu Ni V Er S
Se F Fr I Te
Se F F O Nd Re
P U I S Se Re Ar Ra N Ge
Re S S U Sc I te
Pr O Fe S Se
U Nd Es P Lu S I N S P Ir ES
S Ag Es Pr Es O Cr At I S Te S
F Eu
O Nd Es V I V Es
Li Mo Ne Te Th Er
S O N Tl I Es P Ar Er Os
Pu I S U N Se Co Nd Pr In C I P Es O P Po Se
184
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ALAIN CHEVRIER
Br I Se C Es Al Li Ag Es
Ce S S Y N Th Es Es N Eu V Es
I C I U Ne In C I Se
Po U Ru Np YTh Ag O Re
P Ar Es Se N Ce
Lu Ni V Er S Es Te N CH I F F Re S
Es Te N No Te Se Tm Es U Re Sm U Si C Al Es
Su Ru Ne V As Te P Ar Ti Ti O Ne N S O N S In O U I S
V Al Se N Tl Es O Rb Es
H Ar Mo Ni Am U Nd I
P Ar La S U I Te
U Nd Es P H Y Si C I S Te Sg Re Cs
U Nd Es P Lu Sm At Er I Al I S Te Se Na P Pa Re N Ce
As U P Po Se S O U S La N At U Re
U N Re Se Au F I Nd In Se Ca Bi Li Te S H Y P Er Te N U Es
I Nd I Sc Er Ne Es P Ar La V I Si O N
C He Zn Os V O I S In S La Ti N S
Lu C Re Ce
Re P Re Na N Te P I Cu Re
Po U Re Cr Ir Es O N N At U Ra Re Ru Md O N Na
Au Li V Re I I
S Ac O Sm O Ge Ne Se S U P Er Be
S Es P Lu I Es P Ar Ti Cu La Ir Es
C H U Te S V Er Ti C Al Es
Au Se I Nd U Ne S Pa Ce
INFINI
V Ac U I Te Pu Re
OU
P Ar F O I S
P Ar U Ne C Ar Tb Ru Ta Lu Nd Es
B Re F Sg Ra I N S
C Au Se
U N Ag Re Ga Ti Ni Ti Al
P Ar C Ho Cs
P Ar C Ar Am B O La Ge S
185
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
In F I Ne
U N Ru S Se Ge Ni Al
Re P Re Nd Ra U Np Eu
Ce S Co N Ce Pt I O N S
S U Ru Ne Pa Ge F Am Eu Se
Ce C H Er C H Eu Ra Pr O Po Se
U Ne Cl As Si F I Ca Ti O Nd Es S U B S Ta N Ce Sb As Al Es
S U Ru N Cr I Te Re Po Nd Er Al
U Ne V Er Si O N Pr O V I S O I Re
C Ar I Lr Es Ta I Ta In S Er Er
Be Au Co U Pd Es U B S Ta N Ce Sn O Ne N Co Re
Re Co N N U Es
Cf In F Ra S O N S Y No P Si S
P Er Fe C Tl O N Ne
H
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B
C
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Cu Zn Ga Ge As
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Cs
Al Es U I V Re
Lu Ni V Er S Es Te Cr I Te N Ca Ra C Te Re S C Ho I Si S
Te Lu N Li V Re
N O No B S Ta N Ti Ne P U I Se
P O U R S O N V O Ca B U La I Re
Se Se No N Ce S
S Es P H Ra S Es
O U S Es Pa Ge S
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ALAIN CHEVRIER
O Hg Ra Nd I O Se B O O K
O Hs Ac Re Db O O K
W O Nd Er F U La B Cd
O Hf I N Al B O O K
K I N Gd O Mo Fm At Te Ra Nd O Fe Mt I Ne S S
I Th In Kr H Y Th Md Er I V Es Fr O Mt H Y C Re At I O N
Rh Y Th Mg O V Er N S Th O Se Li Ne S In Co N C Re S Ce N Ce
As As U Bk I Nd O F Th Y P S Al Mo Dy
Bh Ar At Ag I V Es U S Th I S HY Mn
Ra Ga
Ta La
Uun Uuu Uub
Au V Ra I
La Re P Re Se N Ta Ti O Nd U Co S Mo Sm I Ni At U Re
Lu Ni V Er Se N U Ne N O I Xe STl Ac As Se
O U Ce S C Ar Ac Te Re S
S O N Te N F I N Ra N Ge S
U Np Ar U N
P Ar U Ne Re Fe Re N Ce As O I
O N V O I Tl U Ni V Er Se N T I Er
S Yb O U Cl Er
Ce C H Am Pb O Rn E
Ce C H Am Pm Es U Re
As Se Zr Es S Er Re
Ce N Tc Ar Re Sr Eu Ni S S U Ru N P La N
Re Co N Ne C Te S
Es Ta U F O Nd Pa Re I La U Nd Al La Ge
U N Pa V Ag Es C Ra B B Li Se
Po U Re N F In Ir
Ce S Ta U S Si
U N V Ra I Ca S Se Te Te
C H In O I S
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15/03/2005 19:27:05
RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Nb
C Es V Er S Au S Si
Si P Eu Li Br Es
Ca Re N Ge Nd Re S
P Ar C Es U Ni Te Se N Co Al Es Ce N Ce
Te S S O N S
O U Cu Be Se Nd I V Er Se S Te In Te S
P La C Es
S U Ru N F O Nd B La N Cm At
Po U Rf Ac O N N Er
U Nd Es Si Na La S Eu Ra Te N
Ta C H Es Se Pa Re Es
U N U Ni V Er Se Nd I S S O L U Ti O N
Ac
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Bruno Cany
Hirondelles
(extraits)
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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BRUNO CANY
191
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Frédéric Dumond
tangent intervenir
tangent intervenir est un poème écrit en catalan et en français.
La proximité des deux langues permet de faire émerger une
zone commune suffisamment vaste pour donner vie à ce type d’écriture.
Il n’y a pas, au moment de la création, de prééminence véritable d’une
langue sur l’autre. Le travail, alors, notamment, est d’éviter tout automatisme issu de la langue maternelle (ici le français). Ce temps particulier
d’une écriture duelle trouve son écho dans le temps même du texte : en
catalan, la forme des verbes conjugués est du présent (« determina »),
alors qu’en français cette même forme correspond au passé simple. Ce
qui signifie, entre autres, que l’identité visuelle (excepté les accents et
certaines notations) du poème dans chaque langue est en fait soumise à
une hétérogénéité temporelle de facto. Comme si écrire à la fois dans sa
propre langue et dans une langue autre d¹une manière quasi gémellaire,
ne pouvait pas avoir lieu dans un même temps simultané.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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FRÉDÉRIC DUMOND
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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FRÉDÉRIC DUMOND
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
198
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FRÉDÉRIC DUMOND
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
200
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15/03/2005 19:27:08
FRÉDÉRIC DUMOND
201
LivreF9.indb 201
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
202
LivreF9.indb 202
15/03/2005 19:27:09
FRÉDÉRIC DUMOND
203
LivreF9.indb 203
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Hippolyte Belliur de Tovar
Sacra, splendida, excelsa, inclyta pyra...
Sacra, splendida, excelsa, inclyta pyra,
De fama heroica tumba gloriosa,
Si cadaver occultas religiosa,
Tu me inflamma, devota, tu me inspira.
De rara, prodigiosa, culta lyra
Fecundas voces canta numerosa,
Eloquentias publica harmoniosa,
Terentianos periodos admira.
Tu, peregrina Phoenix quae volando
Alta penetras barbaras nationes.
Claros, aeternos orbes habitando,
Vive felix. Sphaericas regiones
Immortales coronas illustrando,
Adorando beatificas visiones.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Alain Chevrier
Un trompe-l’œil latino-espagnol
Dans ses Curiosités philologiques (Paulin et Le Chevalier, 1855,
p. 123), Ludovic Lalanne a reproduit ce sonnet d’Hippolyte Belliur de
Tovar, qui aurait été inscrit sur la tombe de Lope de Vega, et qu’il présente
comme une singularité : « Il est à la fois espagnol et latin ; mais de quel
espagnol et de quel latin ! »
Nous laisserons de côté la question de savoir si ce poème se
trouve bien sur la tombe de Lope de Vega, ainsi que de celle d’identifier
ce poète inconnu. Nous examinerons seulement ici de quel genre particulier ce poème peut relever.
Pour juger de sa conformité à l’espagnol, nous avons demandé
une traduction et un commentaire à Bernardo Esclavina. Voici sa traduction :
Sacré, splendide, excellent, très honoré bûcher,
Glorieux tombeau d’une renommée héroïque,
Même si tu caches religieusement un cadavre,
Dévotement tu m’enflammes et tu m’inspires.
D’une lyre rare, prodigieuse et érudite,
Il chante les voix nombreuses et fécondes,
Il publie harmonieusement les éloquences
Et permet d’admirer des périodes dignes de Térence.
206
LivreF9.indb 206
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ALAIN CHEVRIER
Toi, étrange phénix, dans ton vol
Tu pénètres d’en haut les nations barbares.
Habitant les mondes éternels et lumineux,
Vis heureux. Dans ces régions des sphéres
Tu donnes du lustre à des couronnes immortelles
Lorsque tu adores les visions béatifiques.
En commentaire, il nous a confirmé que ce sonnet dédié à un
écrivain appelé phénix de los ingenios (phénix des esprits) est parfaitement
lisible en espagnol, et qu’il est même un bon exemple de gongorisme.
Le phénix, en espagnol, est tantôt masculin, tantôt féminin. Seul le quatrième vers semble fautif : il faudrait tu me inflammas, tu me inspiras,
ce que la rime interdit. En revanche, les formes inclyta pour ìnclita ou
quae pour que semblent recevables, l’orthographe n’étant pas encore
fixée à l’époque.
De la même façon, pour juger de sa conformité au latin, nous
avons sollicité l’aide de Domingo Leñoso-Madera, qui nous a donné
cette traduction en vers rimés :
Splendide et consacré, noble et illustre bûcher,
D’une renommée héroïque, ô tombeau glorieux,
Si tu occultes à nos yeux le cadavre, ô religieux,
A toi de m’enflammer, à toi, dévôt, de me toucher.
De ton précieux, sublime et si savant archet,
Fais naître un chant de voix fertiles, ô nombreux,
Fais connaître les beautés de langue, ô harmonieux,
Dis l’admiration pour les tours à la Térence, recherchés…
Toi, Phénix, au milieu des errances volantes,
Très haut, qui t’en vas loin chez les nations barbares,
En habitant l’éternité des orbes éclatantes,
Vis heureux ! les régions des sphères cosmiques,
Immortelles couronnes, brillent par ton art,
Dans l’adoration des visions béatifiques.
En commentaire, ce second expert nous a transmis les remarques
suivantes. V. 2 : l’emploi de la préposition de n’est pas, en l’occurrence,
de très bonne latinité. V. 4 : les verbes inflamma et inspira sont à lire, en
latin, à l’impératif présent (2e pers. du sing.), comme canta & publica aux
v. 6 & 7. Mais inspiro, -are se construit usuellement avec le bénéficiaire
de l’inspiration au datif, et non à l’accusatif (me). V. 5 : voir v. 2. V 6
& 7 : on attendrait des virgules avant numerosa et harmoniosa, car ces
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
adjectifs ne peuvent pas se rapporter à voces : il faudrait numerosas &
harmoniosas. Il s’agit d’apostrophes au destinataire des impératifs canta
& publica. V. 8 : du point de vue du latin, la forme admira est un pur et
simple barbarisme. Le verbe admiror, -ari est déponent, c’est-à-dire que
sa conjugaison est de forme passive : l’impératif serait admirare. V. 9 :
on est obligé de lire Phœnix comme un féminin, puisqu’il est accompagné d’adjectifs féminins qui s’y rapportent. Or, au féminin, Phœnix
est un palmier, et non pas un oiseau fabuleux… L’auteur a donc inventé
le palmier volant. V. 12 : il faut une virgule, et non un point, après felix,
car la fin du texte est dépourvue de verbe à un mode conjugué.
(Nous rappellerons toutefois que la ponctuation espagnole de
l’époque n’était pas plus assurée que l’orthographe, et que le compilateur
français a pu ne pas la reproduire correctement.)
Il résulte de la confrontation de ces deux traductions, que ce sonnet
est non seulement homographe et homophone (avec une prononciation
du latin qui était une pure reconstruction), mais qu’il est pour ainsi dire
homonyme dans les deux langues, et que telle devait être l’intention de
l’auteur.
Il existe en fait une riche tradition de ces poèmes, essentiellement
en langue italienne et espagnole. En ce temps-là, les poètes pouvaient
écrire dans la langue savante de l’Europe aussi bien que dans leur langue
vernaculaire, et être compris par leur public, un public d’ailleurs très
restreint. Dans un chapitre de sa somme sur les jeux de mots, Verbàlia
(2000), Màrius Serra en rapporte de nombreux exemples, dont un villancico latino-castillan de Sœur Juana Inés de la Cruz.
Indiquons d’emblée qu’on doit distinguer cette tradition de celle,
bien connue, des vers macaroniques. À l’image des macarons mélangeant
divers ingrédients dans leur pâte, ces poèmes mêlaient du latin avec des
mots du langage vulgaire (italien, espagnol, français) auxquels était
donnée une terminaison latine, dans une intention burlesque. C’est le cas
du latin médical dans la cérémonie du Malade imaginaire. La « Poétique
curieuse » des Amusemens philologiques de Gabriel Peignot (1824) en
reproduit de nombreux exemples.
À la différence de ses langues sœurs romanes (l’italien, le castillan, le portugais, le catalan), la langue française, de par son écart
bien plus grand par rapport à la langue mère, ne permet pas ce genre
de poème équivoque jouant non seulement sur l’homophonie, mais sur
l’homographie.
Certes, on pourrait retrouver un effort vers la même tendance
« cultiste » dans la poésie française, d’une façon très latérale, dans les
textes constitués exclusivement de néologismes d’origine grecque ou
208
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ALAIN CHEVRIER
latine, comme le sonnet imité du grec de Gabriel Robert dans Le Violier
des Muses (1614) :
Apollonifié je tripotanisais
Apocryphiquement et d’amphibologie;
Puis Léthéifiant d’antigraphologie,
Tout enthousiasmé j’apophtegmatisais.
C’est une affectation du style dont Rabelais s’était déjà moqué,
après quelques autres humanistes, dans son Pantagruel (chap. VI), où
l’écolier limousin parle « De l’alme, inclyte et célèbre academie que
l’on vocite Lutece ». Elle se poursuivra dans les cercles précieux et
burlesques, et, après une brève résurgence à la fin du XIXe siècle chez les
poètes décadents, un dernier exemple de ce pédantisme sera incarné par
Louis de Gonzague Frick au début du XXe siècle. Mais la déformation
lexicale qui vise à faire ressembler le mot français au mot grec ou latin
n’engendre qu’une ressemblance plus ou moins lointaine, et non une
équivoque phonétique ou visuelle absolue.
Il existe aussi une tradition de la traduction homophone du latin
en français. Les hymnes farcies médiévales ont donné lieu au début du
XVIe siècle à des équivoques bilingues portant sur les rimes ou sur des
segments de vers plus ou moins étendus. L’homophonie était d’ailleurs
très relative puisque la prononciation du latin était une reconstitution
variable selon les époques et les pays. Cette traduction a souvent été
faite à des fins comiques, où le sens du texte cible n’a plus rien à voir
avec le sens du texte source. Étienne Tabourot des Accords en donne
des exemples au chapitre « Des Equivoques Latins-François » de ses
Bigarrures (1588), comme la formule Natura diverso gaudet (« Que
nature se délecte de variété ») qui se lit bachiquement : « Nature a dit :
verse au godet ». Il rapporte aussi des poèmes entiers, et des plus sérieux, où les textes dans les deux langues coexistent, comme l’épitaphe
de Charles le Téméraire à Nancy.
Dominique Buisset a présenté dans son anthologie sur l’épigramme, D’estoc et d’intaille (Les Belles Lettres, 2003, p. 224) un
distique latin-français inédit de Malherbe sur une femme très maigre
qu’avait épousée un certain monsieur Patris. Le texte s’avère fort salace
à une lecture à haute voix « en français » :
O qua vita Patris qui tanta per se secundos
Illa levi defer quina jam ede redi.
« Au cul (elle) a (le) vit à Patris qui tente à percer ce con d’os /
Il a le vit de fer qui n’a jamais déraidi ». Il existe d’ailleurs toute une
tradition potachique de ces jeux, comme la formule Rosam angelum le-
209
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
torum (« Rose a mangé l’omelette au rhum ») rapportée par Jules Verne
à la fin de son roman Bourses de voyages (1903), et quelques autres
relevant d’un folklore en voie d’extinction.
Chez les écrivains contemporains, Marcel Bénabou a repris ce
procédé avec sa traduction homophone « D’un Catulle restitué », dans
le numéro de Change sur « La traduction en jeu » (1974). Pour une fois,
le latin a eu droit de cité dans une revue poétique d’avant-garde. C’était
le moment où l’Oulipo revisitait le champ des traductions au sens large.
Et ce n’était pas un hasard, comme on disait alors, si l’auteur était professeur d’histoire romaine dans le civil.
Dans le domaine franco-anglais, Mots d’Heures : Gousses, Rames
(1967), présenté et annoté par l’énigmatique Louis d’Antin van Rooten,
a paru comme un recueil de Nursery rhymes transcrits phonétiquement
en français. C’est une recherche d’homophonie (plus ou moins forcée) à
l’échelle de l’énoncé, comme son titre qui transpose le titre anglais Mother
Goose Rhymes. Il fit l’objet d’une longue étude linguistique de Sylvia
Roubaud dans un autre numéro de Change, « Transformer traduire »
(1973), où l’Oulipo présentait ses essais de traductions.
Georges Perec jouera sur une équivoque visuelle entre le français
et l’anglais dans son recueil Trompe l’œil (1978), illustré de photographies
de Cuchi White. Ces six poèmes « franglais » sont composés uniquement
avec des mots homographes ayant une signification différente en anglais
et en français. Ainsi le vers « COIN A CHAT » peut être lu tantôt comme
en anglais coin a chat (« forge une conversation ») ou comme en français
« coin à chat ». Les capitales permettent d’éviter les accents présents sur
les mots français. « Trompe l’œil » doit s’entendre ici au sens général
d’ « illusion visuelle », comme cette figure ambiguë bien connue de la
psychologie de la forme qui peut être vue tantôt comme un profil de lapin,
tantôt comme une profil de canard. Ces textes trompent l’oeil, mais non
l’oreille : ils sont franchement hétérophones.
Georges Perec était parti d’une liste de mots homographes importée par Harry Mathews, provenant d’un article de Martin Gardner, le
grand spécialiste des mathématiques récréatives. À partir de ce « Corpus
de Mathews », il composa une morale élémentaire intitulée CHAIR A
CANON, puis les poèmes en vers libres de son recueil.
Ses poèmes visuellement bilingues nous permettent de voir d’un
autre œil le sonnet latino-espagnol, et de le regarder comme un de leurs
plus anciens plagiats par anticipation.
NDLR : on peut lire des trompe-l’œil franco-catalans dans l’article précédent de Frédéric
Dumond, et des trompe-l’œil franco-espagnols dans l’article d’Annick Duny, « Flexion
libre », dans Formules n° 2, 1998-1999, p. 163-164.
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Pierre Fourny (ALIS)
La Poésie à 2 mi-mots
et
La Langue coupée en 2
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Démonstration de la Police Coupable lors de l’une des représentations
de la conférence-spectacle « La langue coupée en 2 1 ».
La contrainte de la poésie à 2 mi-mots est très simple : elle consiste
à couper en deux un mot horizontalement par le milieu et à trouver une
moitié d’un autre mot qui puisse remplacer la moitié du premier mot. Il
s’agit d’une rime visuelle, portant sur toute la longueur du mot et surtout
complètement indépendante de la matière sonore du mot.
En français, toute la « Poésie à 2 mi-mots 2 » est aujourd’hui
contenue dans « La Langue coupée en 2 ».
En effet, les premières manipulations de moitiés de mots (poèmes
à 2 mi-mots) ont été élaborées sur le papier, puis à l’aide d’un tableur,
pour être finalement traitées par un logiciel spécifique dont la dernière
version aboutit en fait à quatre énormes fichiers. Ces fichiers contiennent
toutes les listes de mots qui ont en commun une moitié (moitié haute
ou basse, en minuscule ou majuscule). Ce qui revient à dire que tous les
poèmes à deux mi-mots sont définitivement écrits : il ne reste plus qu’à
sélectionner ceux qui présentent un intérêt parmi ceux qui n’en ont aucun
(c’est-à-dire l’écrasante majorité). Il va sans dire que cette entreprise
se serait révélée totalement inenvisageable sans l’existence des outils
informatiques : la capacité de l’être humain à mémoriser et associer des
suites de signes parfaitement abstraits (des demi-lettres) est très limitée.
1
Pierre Fourny, la langue coupée en 2, la Sterne Voyageuse éditeur et ALIS 2003.
(l’ouvrage est accompagné d’un cédérom comportant des animations et les fichiers
complets de la langue française coupée en deux).
2
Pierre Fourny, La poésie à 2 mi-mots (Traité), Fère-en-Tardenois, ALIS, 2000. (L’ouvrage
est accompagné d’un cédérom comportant des animations et la première version du
logiciel CombinALISons).
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PIERRE FOURNY (ALIS)
Voici une application particulière de la coupure des mots en 2, réalisée à l’échelle d’un bateau
de croisière, pour un armateur de tourisme culturel, à destination des Antilles.
D’abord le bateau en pleine mer.
Ensuite le bateau à l’ancre, dans un baie, par calme plat,
ou à quai dans les eaux immobiles d’un port 1.
213
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Vision : extrait des Dictionnaires des mots spéciaux, ALIS 2001.
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Début d’averse
(Scénario d’un petit haïku vidéo présenté sur le cédérom inclus dans le
Traité de Poésie à 2 mi-mots)
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Une vie entière ne suffirait pas à acquérir une érudition en la matière, érudition bien futile d’ailleurs puisqu’elle ne serait même pas
la garantie d’une quelconque réussite. Le traitement numérique a
permis de circonscrire l’ampleur (et donc la limite) des possibilités
de combinaisons de mots par moitié.
Une fois cet ensemble des combinaisons établi il faut encore
découvrir les méthodes d’approche de cette masse gigantesque de
possibilités. J’ai adopté pour stratégie de travailler par champs
sémantiques. Je choisis un domaine spécifique (le monde animal,
végétal, les chiffres, les mesures, les concepts) et je procède à la
lecture des listes que produit le logiciel en essayant de ne prêter
aucune attention aux mots qui n’appartiennent pas au champ sémantique que je suis en train d’explorer (sauf, évidemment, association
fortuite que je ne manque pas alors de recenser). Tant il est vrai
que la lecture de listes de plusieurs centaines de mots, rangés par
ordre alphabétique, disperse très rapidement l’attention du lecteur,
et qu’un effort soutenu est même indispensable pour parvenir à ne
pas oublier le mot initial qui est à l’origine de l’établissement de
la liste que l’on est en train de lire. Cet effort nécessite des pauses
fréquentes pour retrouver une capacité mentale d’association.
Il faut ensuite déterminer une manière de présenter les
associations de mots ainsi sélectionnées : la poésie à 2 mi-mots
n’est pas de la littérature, c’est du spectacle (voir tous les aspects
théoriques traités dans La langue coupée en 2 3). Il faut donc créer
un dispositif spectaculaire dans lequel les actions de séparer les
deux moitiés d’un mot et de recoller une moitié de ce mot à une
moitié d’un nouveau mot puissent s’effectuer.
Les dispositifs des spectacles d’ALIS 4 sont particulièrement propices à ce genre de réalisation (ces mêmes spectacles
sont à l’origine de la découverte de la Poésie à 2 mi-mots), mais
des dispositifs urbains, naturels, des objets, des pièces d’expositions ou des réalisations d’images animées sont également tout à
fait adaptés.
Idem note 1.
En 1982, Pierre Fourny crée ALIS et depuis 1984, conçoit et réalise les spectacles
d’ALIS avec Dominique Soria. ALIS crée également des expositions, des films,
des livres, des réalisations multimédia. Le groupe ALIS vit et travaille à Fère-enTardenois (Aisne) depuis 1990.
(http://www.alis-fr.com/)
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Patrice Hamel
Deux Versions de Réplique n°2
Réplique n° 2 (conçue en 1994), Version n° 2 (1998).
Lumière projetée au sol depuis un projecteur à découpe muni
d’un gobo et reflet dans un miroir (la Version n° 1 a été réalisée pour la
Galerie Anton Weller en 1996).
Exposition « Répliques au Théâtre », 1998, Théâtre Municipal
de Roanne (Photographie : André Morin)
Réplique n° 2 (conçue en 1994), Version LOGO (1998).
Cette Version, jusque-là inédite, a été réalisée pour l’association
de la revue Formules et lui a donné son nom.
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Victor Hugo
Un alphabet visionnaire 1
La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences
ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel ; et cela doit être.
L’alphabet est une source.
A, c’est le toit, le pignon avec sa traverse, l’arche, arx ; ou c’est
l’accolade de deux amis qui s’embrassent et qui se serrent la main ;
D, c’est le dos ;
B, c’est le D sur le D, le dos sur le dos, la bosse ;
C, c’est le croissant de la lune ;
E, c’est le soubassement, le pied-droit, la console et l’étrave,
l’architrave, toute l’architecture à plafond dans une seule lettre ;
F, c’est la potence, la fourche, furca ;
G, c’est le cor ;
H, c’est la façade de l’édifice avec ses deux tours ;
I (i), c’est la machine de guerre lançant le projectile ;
J, c’est le soc et c’est la corne d’abondance ;
K, c’est l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence, une des
clefs de la géométrie ;
L, c’est la jambe et le pied ;
1
Extrait de Voyages (Charpentier, 1891), p. 65-67. Le titre est de la rédaction.
225
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M, c’est la montagne, ou c’est le camp, les tentes accouplées ;
N, c’est la porte fermée avec sa barre diagonale ;
O, c’est le soleil ;
P, c’est le portefaix appuyé sur son bâton ;
S, c’est le serpent ;
T, c’est le marteau ;
U, c’est l’urne ;
V, c’est le vase (de là vient que l’u et le v se confondent
souvent) ;
X, ce sont les épées croisées, c’est le combat ; qui sera le vainqueur ? on l’ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe
du destin, les algébristes pour le signe de l’inconnu ;
Y, c’est un arbre ; c’est l’embranchement de deux routes, le
confluent de deux rivières ; c’est aussi une tête d’âne ou de bœuf ; c’est
encore un verre sur son pied, un lys sur sa tige, et encore un suppliant
qui lève les bras au ciel ;
Z, c’est l’éclair, c’est Dieu.
226
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Auguste Barthélémy
La Vieille Orthographe 1 (1836)
(extrait)
La Vieille Orthographe
... Et ne prétendons pas qu’aux jours du premier âge
L’éloquente écriture ait borné son usage ;
Ces types descriptifs en Égypte imprimés,
Par d’inhabiles mains quelquefois déformés,
Mais conservant toujours, symbole alphabétique,
Un vestige apparent de leur figure antique,
Œuvres des Chaldéens, des Perses, des Indous,
Par la Grèce et par Rome ont passé jusqu’à nous.
Oui, chaque mot écrit, dans notre langue même
Porte un jalon parlant, un véridique emblème.
Ce signe capital, je ne puis le nier,
Tantôt se montre en tête et tantôt le dernier,
Dans l’épaisseur d’un mot quelquefois il s’enfonce,
Mais un œil exercé le voit et le dénonce.
1
Cette pièce, où l’auteur sous une forme poétique expose un système de calligraphie
qui n’est pas sans vraisemblance, a été lue devant quelques personnes chez M. de Jouy.
On sait que M. Barthélémy se mettait sur les rangs pour obtenir le fauteuil vacant à
l’Académie française. [Note de l’éditeur]
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Ah ! si je ne craignais d’être trop importun,
J’en citerais ici mille exemples pour un :
L’A qui de l’Angle Aigu porte la ressemblance,
Ainsi qu’un chevAlet sur ses pieds se balance.
Le B sort du Bissac. Avec un bon coup d’œil
On voit l’E qui se roule en forme d’Ecureuil,
L’f imite la f ente et f uit par la f enêtre.
Dans les flancs de la gourde un g dut prendre l’être.
Convenez avec moi que l’h correspond
Au chenet de cuisine, au crochet, au harpon.
L’i chargé de son point est un modeste signe,
C’est un nain résigné qui marche dans sa ligne.
Le P comme un Piton se Plante dans un mur.
Sur la lettre qui suit jetons un voile obscur.
Le K que l’Orient mit dans notre écriture
De l’esclave d’un Kan garde l’humble posture.
Le d, que par oubli je laissais en chemin,
Le d marque le doigt; l’m et l’n la main.
L’O paraît de rigueur dans toute chose rOnde.
Une pOmme, une Orange, une bOule, le mOnde,
Un Obus, un canOn, une tOurte, un grelOt.
L’l brille à la lance, au pal, au javelot.
Est-il une copie, un portrait plus sévère
Que le V qui désigne et le Vase et le Verre ,
Dans croissant et dans sabre on trouve, en commençant,
L’S qui fait le Sabre, et le C le Croissant.
L’R est majestueuse, on croit voir une Reine
Serrant par la ceinture une Robe qui traîne.
L’U dans un objet creux a trouvé son patron,
Il se plaît dans le troU, la cUve et le chaUdron.
Sans le T, glorieux de sa haute importance,
Il n’est pas de râTeau, de marTeau, de poTence ;
Et le Z bizarre, au corps ratatiné,
Deux fois dans un Zig-Zag se montre dessiné.
Chaque lettre, en un mot, porte en elle un indice,
Un but qu’elle ne peut perdre sans préjudice ;
Et, puisque le bon sens des hommes d’autrefois
Voulut pour l’orthographe instituer des lois,
Que leur postérité les suive et les respecte.
Comment se peut-il donc qu’une moderne secte
Ose bouleverser ces emblèmes parlans,
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AUGUSTE BARTHÉLÉMY
Symboles glorieux respectés six mille ans ?
Novateurs, protégés même à l’Académie,
Ils ont changé des mots la physionomie ;
Ils ont destitué les caractères saints,
De la création véridiques dessins.
Dirai-je les excès de leur fureur vandale ?
Ils ont privé la clef de sa lettre finale,
De l’f dont la forme étant placée au bout
Se révélait aux yeux comme un passe-partout.
S’il exista jamais une image fidèle
D’une fauLx à faucher, cette image est une L,
Et depuis que cette L est ravie à la faux,
Le mot ainsi tronqué n’offre plus qu’un sens faux.
Le bled que par un d terminait nos ancêtres,
La méthode du jour l’a réduit à trois lettres,
Sans songer que ce d qu’on prive de ses droits
Représentait l’épi qui penche sous son poids.
Nulle lettre n’échappe à leur brutale rixe :
Jadis, au pluriel les loiX prenaient un X ;
Désormais à sa place une S se fait voir,
Et ces lois sur le peuple ont perdu tout pouvoir :
Car l’X d’autrefois, expressive peinture,
Montrait le chevalet, instrument de torture,
Et rappelait sans cesse au coupable attentif
La croiX de saint-André pour le rouer tout vif.
Ah ! pour leur rage aveugle il n’est plus de limite :
Ils ont arraché l’h au respectable hermite ;
Barbares ! voulez-vous qu’il se mette en chemin
Quand il ne trouve plus un bâton pour sa main ?
L’h autrefois, montrant sa forme principale,
Du sépulchre sortait comme un phantôme pâle ;
L’h seule marquait le dessin bien précis,
Le thrône véritable où les rois sont assis.
Mais trésor, direz-vous, pourquoi comme un panache
La tête de ce mot s’ornait-elle d’une h ?
Je n’en vois pas la cause. — Et moi je la vois bien,
Claire comme le jour, ou je n’y connais rien :
Vous savez que l’avare, entouré du mystère,
Enfouit ses thrésors dans le sein de la terre,
Sous une dalle humide ou dans le trou d’un mur ;
Or, pour les enfouir, pour les mettre en lieu sûr,
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Il faut un instrument, une bêche, une pioche,
Un outil qui de l’h à peu près se rapproche ;
L’h est le seul moyen de sauver un thrésor ;
Voilà ce qu’ils ont fait ; ce n’est pas tout encor :
Le vénérable Y, troublé dans son empire,
A disparu du li s, des aï eux, de la li re.
Qui mieux que lui pourtant retraçait à nos yeux
Le tronc et les rameaux de l’arbre des aYeux ?
La lYre, comme lui, née au sein de la Grèce,
De ses deux bras ouverts déployait la souplesse,
Tandis que d’une tige et d’une fleur formé,
Le lys était pour nous un y embaumé.
J’ai parlé de la lYre; hélas ! ainsi brisée,
La lire n’est pas seule un objet de risée :
Le poète lui-même a subi leur affront ;
Au lieu de ces deux points qui brillaient sur son front,
De ce noble tréma qui, tel qu’une planète,
Couronna si longtemps sa radieuse tête,
Ils ont courbé ce front sous le poids d’un accent,
Virgule prosaïque au biseau menaçant,
Qui, de sa destinée emblème dérisoire,
Semble un glaive ennemi suspendu sur sa gloire.
[…]
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Auguste-Marseille Barthélémy (1796-1867), né et mort à
Marseille, fut un de nos plus grands poètes politiques. Sous la Restauration,
il écrivit avec son compatriote Gustave Méry, doué de la même facilité
à s’exprimer en alexandrins, une satire, La Villéliade, et une épopée
en huit chants, Napoléon en Égypte, suivi par Le Fils de l’Homme et
Waterloo. En 1830, après avoir chanté l’Insurrection, ils publièrent un
journal satirique en vers, La Némésis, où ils se retournèrent contre le
gouvernement. Au bout de deux ans, Barthélémy céda au pouvoir et fut
accusé de caméléonisme politique. Il se retira alors, et traduisit le poème
de Fracastor, Syphilis, et surtout l’Éneide. Il mourut amer et oublié.
Ce poème a été écrit pour protester contre un projet de réforme
de l’orthographe visant à enregistrer les nouveaux usages, et pour gagner
des voix chez les académiciens. Il est paru dans le Journal de la Langue
française et des Langues en général en novembre 1838, à la rubrique
« Variété », p. 818-823. Nous reproduisons cet extrait « cratylien » d’après
les Œuvres de Barthélémy et Méry, t. 3, Poèmes nouveaux et poésies
diverses, un micro-livre imprimé à Bruxelles [c’est une contrefaçon
belge] chez Mme Laurent en 1840 (p. 129-134).
Pour un compte correct de la mesure des vers, il convient d’observer que f, h, l, m, n, r, s, et z se prononçent en deux syllabes devant
consonne : effe, ache, elle, emme, enne, erre, esse, et zède. Suivant une
règle reprise à l’époque par le dictionnaire de l’Académie, les noms des
consonnes sont masculins lorsqu’ils commencent par une consonne, et
les noms des consonnes qui commencent par une voyelle sont féminins,
à l’exception de x, qui est masculin. Actuellement, comme l‘indique le
Grevisse, toutes les consonnes ont été masculinisées. (Alain Chevrier).
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Jacques Perry-Salkow
Sonnet 26
Chaque alexandrin du sonnet qui suit
est un pangramme hétéroconsonantique,
c’est à dire utilise les 26 lettres de l’alphabet
sans répétition des consonnes.
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JACQUES PERRY-SALKOW
SONNET 26
Choquez, temps fabuleux ! Je divague à New York.
Je voyage en fez bleu, tweed, chapka, moire exquise.
J’ai vu là Stefan Zweig, chapeau braque, yeux d’amok.
Voyez le pont du wharf, ce juke-box qui m’aiguise !
J’ai vu chaque tramway ouzbek plein de gueux fous.
Qu’on soit bey, zig, moujik, welche ou veuf : paradoxe.
Champ ? Taxiway ? Quel bouge à kif ? J’ai rendez-vous
— Sauf qu’avec Hemingway, plaidez joker et boxe !
J’ai vu Cook, Zweig deux fois. Hyperboliquement,
J’ai swingué à Hyde Park, fait le coq, vieux zombie.
Chez Wilde, au kiosque, au pub, j’ai vu Gray fixement.
Coke et showbiz, pourquoi ? Dieux, j’y flingue ma vie !
Pieds qui voyez Kwangju, il faut boire à Michaux !
Fez d’aplomb, je voyage, exotique, en rickshaw.
Jacques Perry-Salkow
26/10/2003
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Gilles Esposito-Farèse
Lipogressif
El Desmigado
(Le Désagrégé)
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Traduction du 13ème vers :
J’ai zozoté : C’est celui-là ? [en espagnol]
Regarde, regarde !
[en anglais]
Calibre les ouïes du violon ! [en français]
Traduction du dernier vers :
Les soupirs de la sainte et les cris de déesses.
Traduction de la signature :
G mis dans un coin (précédé de la célèbre tragédie du ROI PEPIN)
Le premier vers contient toutes les lettres de l’alphabet (pangramme), le deuxième emploie 24 lettres, le troisième 22, et ainsi de
suite jusqu’à épuiser tout l’alphabet dans le dernier vers. Les lettres
disparaissent dans l’ordre inverse de leurs fréquences moyennes
en français : WK-ZY-JX-HQ-BF-GV-MP-DC-OL-UN-IT-RA-SE
Poisse ! la glose s’éfrite
(01/10/03)
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Gilles Tronchet
Comment il a écrit certains
de mes vers1
Radieuse depuis l’aire où s’amoncellerait
Obscure encor la plume, une étincelle troue
Un intime ondoiement : l’or suspendu s’extrait
Sur l’essor ocelé du paon qui fait la roue.
Sous les yeux résolus, frayant avec l’amont,
Emerge muet un corps que son courroux décèle :
L’aile, où la braise luit, vibre enfin ouïe comme on
rime, accordant à l’ire un non :
Une première variante de cet écrit a été proposée au cours du colloque « Raymond
Roussel : perversion classique ou invention moderne ? », qui s’est déroulé à Cerisy La
Salle du 10 au 20 août 1991, en même temps que le 3e Séminaire de Textique, dirigé
par Jean Ricardou. Analysé durant l’atelier d’écriture du Séminaire, elle a fait l’objet de
nombreuses remarques et suggestions, dont a bénéficié la présente leçon.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
240
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Étienne Lécroart
Soupe-Sonnet
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
242
LivreF9.indb 242
15/03/2005 19:27:32
ÉTIENNE LÉCROART
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
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Hélios Sabaté Beriain
Parallaxe de vision
Les images ici générées ne garantissent rien, pas même de leur
propre existence, tout au plus leur survie, tant est qu’ici le virtuel engage
d’autres perspectives au monde, à une traversée du miroir, de là se retrouver à longer un long fleuve peu rassurant, sombre et froid comme une
nuit sans fin, d’où l’équation d’un possible retour extrêmement risqué.
Le truquage est toléré.
Le diagramme original de leur essence n’est pas à rechercher
dans le dispositif technique ou leur façonnage, pas plus dans celui d’une
génération opérationnelle, comme il en irait du mythe ou du phantasme.
Mais mutation hybride, le clonage ici comme un ersatz scientifique, on
le cite, il advient. Cette pure forme crée sa propre mystique, la reconduit
aussitôt.
Il s’est agi là d’hypothéquer son temps, l’œuvre nous dépasse
assurément, nous transporte hors de nos existences, il est peu aisé de la
repérer par essence dans un premier temps. Cependant ces nouvelles
formes prolifèrent, assaillent notre imaginaire, le parasitent, autant se
retourner en arrière pour y aller voir sous peine que le retour ne soit pas
plus garanti. User alors de leur potentiel de réalité, les écrire non pas
les dire, elles virevoltent, les faire basculer avant qu’elles ne fassent
basculer votre monde intérieur, celui dont il serait question sous ces
inquiétants tropiques.
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Qui parle d’art ? De la communion toujours possible avec ses
officiants réjouis. À la recherche de l’irreprésentable dès lors qu’on
s’approche un peu pour voir, les ombres se dissolvent, apparaissent alors
des mondes pluriels et infinis, pour ne pas dire indéfinis.
Au fait, lequel choisir ? Mais, s’agit-il bien de choisir et de quel
objet est-il question ?
Monde ou existence. L’écriture s’impose ne dispose que le jeu.
S’interpose la parade. À nouveau le dispositif ce qui s’affiche. Délimitons
bien nos possibilités.
Revenons vite à nos repères. Retrouvons nos sensations, tactiles,
visuelles, olfactives, sexuelles, la chaude présence d’un corps humain,
les mots plus tard venus. Cette différence de l’être, là où s’inscrit, où
peut s’inscrire, la Lettre.
Chaque oeuvre porteuse de nouvelles potentialités, induit un
champ nouveau de vision. Ce qui ne sera jamais plus permis. Recevable
pas plus. Puisqu’elle demeure interchangeable sans rien perdre de sa puissance efficiente, de son positionnement originel. Elle dit d’une existence,
pas la mienne, la sienne si peu. D’une expérience alors, comme figure
de rhétorique, il est donc possible d’être hors du monde, non identifié,
mais d’être.
Cela ne s’était jamais entendu ainsi auparavant. Où faut-il se
placer pour voir ça advenir ? ça se mouvoir ? ça ne vous regarde pas.
Mais ça revient toujours à sa place de départ. Dès lors qu’on s’approche
un peu pour voir. Ça demeure fiché. Ça vous passe au travers sans rien
déranger d’un monde qui ne le préoccupe en rien. Que faire de cela ?
Rien ne presse. Pour l’heure, la visitation et la joie aiguë.
Se déplacer soi-même alors. Se laisser transporter. Ou, tout tourne
autour de vous, une solution qui a déjà fait son temps, ou, c’est vous qui
tournez autour des objets s’ils sont repérables. Un léger déplacement
s’impose. Quelque chose de l’existence a cependant changé. Où étionsnous donc alors ? Pas seuls. Depuis longtemps cette question se pose et
à chaque fois des individualités pour y répondre et induire de nouveaux
déplacements quitte à tout recommencer une fois encore.
Une multitude de suppositions jaillissent aussitôt. La voie est
ardue, il ne fallait pas relever cette part du voile ?
II La part du tigre
Donner à penser. Quelques instants d’arrêt. Pas pour vérifier les
niveaux. Tout est-il bien en place ? À chacun de s’entendre là-dessus.
Seul ne peut se déprendre. La cacophonie très vite organisée, tout aussi
déconcertante que le consensus, ce qui se faisait déjà entendre. La rumeur
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HÉLIOS SABATÉ BERIAIN
Poème électronique.
du monde nous gagne dès lors que l’on s’approche un peu pour voir. Il
s’agit bien d’écrire ce que l’on voit.
Le buste s’est peu à peu allongé considérablement, les membres se
sont distendus, les couleurs ne sont plus celles que nous avions jusqu’ici
connu, ses proportions nouvelles apparaissent clairement distinctes, et le
regard n’est plus le même, porteur d’une luminosité intense peu commune.
Il ne voit pas comme il devrait, ne figure pas des mêmes intentions, des
mêmes besoins. Il fallait s’y attendre. Filmez-moi ça au ralenti ! Voilà
ce qui change tout. Nous constatons alors que les proportions et densités
sont tout autres. Tout comme le temps d’une tout autre couleur, il n’apparaît plus solidaire mais adapté. Il n’en faut pas plus, les dés sont jetés
et l’on invoque le hasard.
Ces figures, en totale rupture dans leur mode de représentation,
parlent d’une multiplicité d’ailleurs, toutes autant qu’elles ont été générées
dans ce même temps. Figurent dans l’absence, perdurent. S’imposent
irréfutablement par leur présence unique, ne figurent d’une imminente
mémoire, pas de réserve à l’intention. Préfigurent d’une ère technologique
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
Poème électronique.
qui les a révélées comme pures entités. Elles demeurent
dans l’inabouti,
ne se contrôlent pas, déposent la matière, pas la forme. Leur présence
nous dépose. Leur appréhension toute confuse ne représente rien de ce
qui a existé à ce jour, elle demeure indéfinie et infinie. Tout autour plus
de lumière, plus de disparition. À ne plus savoir qu’en faire.
S’engouffrer alors énergiquement dans la césure. Les choses
du temps sont si fragiles et reposent sur du vent. On bâtit avec du vent.
Avec de l’hybride. Dès l’instant que quelqu’un se met à parler d’une
autre voix, d’un autre point de vision. Est-ce pour cela que le mouvement
est doxique ? Non pas la création. On ne peut créer longtemps sans se
perdre. C’est là que survient l’événement.
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Cyril Epstein
Écrire en colonne
Mon regard pénètre dans la boule de verre, et le fond transparent
se précise [...]
Dans les poèmes de la Vue, Raymond Roussel décrivait, en un
luxe de détails remarquable, l’image d’une plage enchâssée dans une
boule de verre sur le haut d’un porte-plume (La Vue), un hôtel et un
parc dessinés sur l’en-tête d’une lettre par lui reçue (Le Concert), une
foule près d’une source, sur l’étiquette d’une bouteille d’eau minérale
(La Source). Un simple dessin, une simple photo, prennent, par la grâce
de l’écriture, la dimension d’un monde. Je compte écrire un roman en
m’appuyant sur une démarche similaire. Le support choisi sera une carte
postale. Elle fut éditée pendant la première guerre mondiale, et représente
la place de la Bastille avec une Colonne de Juillet à l’allure surréaliste
(elle me fait penser aux déformations de Kertesz), surmontée d’un génie
renversé. Un texte accompagne l’image :
PARIS : COMMUNIQUÉ ALLEMAND DU 32 FÉVRIER
A l’annonce de la Prise de Laisse-Çà-Là par les Bavarois, la
Colonne de Juillet est prise de convulsions.
Le verso précise l’histoire de cette carte. Elle a été envoyée
en 1915, par un soldat d’infanterie dont le régiment était basé en Illeet-Vilaine (le cachet postal faisant foi), à destination du 18 rue Hoche,
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
à Nevers. Je ferai le tour de la carte, me laissant entraîner par elle aux
marges du lieu et de l’époque représentée. Je développerai une vue perçante sur ses plus infimes détails.
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CYRIL EPSTEIN
Voici les éléments embastillés dans cette carte, que le roman
libérera. Et tout d’abord – le roi premier servi :
1. Roi I : [...] les Bavarois [...] Le livre sera un long bavardage
sur la carte.
2. Roi II : Le Génie. Durant la révolution française, le génie
remplaçait le roi dans les cartes à jouer.
3. Roi III : Le Rey. (Café situé à l’intersection de la place et du
faubourg Saint-Antoine).
4. Roi IV : Le Majestic. (Cinéma donnant sur la place).
5. Roi V : Rémy. C’est le soldat Rémy Roi qui envoya la carte.
J’ôte le M qui aura une valeur centrale (27).
6. Roi VI : Rémy Roi
7. La Reine : Rennes, préfecture d’Ille-et-Vilaine.
Restes de présence royale sur une place qui en symbolise la
disparition, regardons maintenant ce qui peuple encore la carte.
8. Un bus.
9. Des piétons (une cinquantaine).
10. Une femme à sa fenêtre.
11. Une réclame sur un immeuble : « placement modèle ».
12. Le canal Saint-Martin (sous la Colonne).
13. Un escalier hélicoïdal (dans la Colonne).
14.Une gare centrale de bus (transformée depuis en opéra).
15. L’Opéra Bastille (là où se trouvait la gare de bus).
16.Une date : x septembre 1915 (jour illisible sur le cachet).
17.Un nombre : 32 (Février).
18.Une adresse : 18, rue Hoche, Nevers, Nièvre.
19. Une géométrie. La droite que symbolise la colonne, le cercle
que forme la place.
20. Un bestiaire. Une vache, un éléphant, des hirondelles, des
chevaux, un lion.
Ainsi IO, la belle génisse, imprime sa marque sur cette carte :
elle est l’union de la droite (I) et du cercle (O), union qui prend ici la
forme d’une colonne érigée sur une place.
21. L’histoire de France. Une fête le 21 / 12 / 1518 ; une révolution
le 14 / 7 / 1789 ; trois glorieuses les 27-28-29 / 7 / 1830 ; « Olélé, Olala,
Giscard est parti, dansons la samba ! » le 10 / 5 / 1981.
22. La France et l’Allemagne.
23. La psychanalyse. L’hystérie est la conversion, dans le corps,
de pensées inconscientes non formulées. Manifestement, c’est le trouble
dont est atteint la colonne. Quelles pensées non dites la colonne, son
génie, la carte, enferment-ils ? Lacan écrit qu’« une lettre arrive toujours
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RECHERCHES VISUELLES. CRÉATIONS.
à son destinataire ». Par lettre il entend l’inconscient, mais la lettre c’est
aussi, bien sûr, cette carte. Si elle trouve destinataire, si la conversion se
transforme en parole longtemps tue, c’est ce que le roman écrira.
La place symbolise la contrainte et la liberté (après la chute de la
prison de la Bastille elle s’appela un temps place de la liberté). Comment
le roman s’inspire-t-il et se discipline-t-il à ces deux sources ? Comment
l’écriture à contraintes compose-t-elle avec la liberté de l’écrivain ?
Cela peut aller du franc refus à la recherche d’un espace fort de liberté
à travers la contrainte.
1) Le refus, c’est bien ce que symbolise la place dans la mémoire nationale, l’ancien régime est aboli. Mais une telle approche est
illusoire : la liberté n’est pas apparue d’un coup à la chute de la Bastille,
et inversement, dans les écritures les plus forcées, une certaine liberté
peut encore naître. Les contraintes ne sont jamais assez fermées pour
empêcher tout choix. (exemple...)
2) Il reste donc de la liberté dans la contrainte. Mais il est aussi
possible d’aller en dehors d’elle. Le concept de clinamen théorise une
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CYRIL EPSTEIN
telle pratique : dévier de la contrainte imposée. Ce concept est