Sur cette carte du Katanga, les appellations ethniques (ethnonymes) sont
notées avec des polices de taille différente pour rendre compte de leurs
extensions respectives au milieu du XXe siècle dans les régions rurales (les
villes ne sont pas concernées par cette carte).
Cette méthode permet de rendre compte des phénomènes de recouvrement,
de porosité, d’inclusion ou de concurrence dans l’usage des ethnonymes, bien
mieux que les habituelles cartes ethniques qui fonctionnent selon la logique
des frontières spatiales. © Pierre Petit, 2015.
Avant-propos
Parler d’« ethnie » ou de « tribu » au Katanga
est immanquablement source de débat. Ceci
est particulièrement vrai depuis le début des
années 1990, lorsque l’argument ethnique a été
utilisé dans le cadre de luttes politiques avec les
conséquences dramatiques que l’on connaît.
Depuis des décennies pourtant, les anthropologues
ont pris leurs distances par rapport à l’usage du
terme d’« ethnie », ou tout au moins par rapport
à la définition de l’ethnie comme une population
distincte de ses voisines par sa langue, sa culture,
son histoire, voire certains traits physiques – une
définition de sens commun que l’on retrouve
souvent encore dans les dictionnaires. Mais quelles
que soient les critiques formulées par les sciences
sociales à propos de ce concept, force est de
constater que les gens utilisent au quotidien des
labels ethniques pour se désigner collectivement,
et pour désigner d’autres groupes que le leur, ceci
aussi bien en ville que dans les milieux ruraux.
Que penser dès lors de l’ethnie ? Cet avant-propos
cherche précisément à offrir des pistes de réflexion
sur ce thème sensible. Il engage à ne pas prendre
l’ethnie comme une « réalité » allant de soi, mais
au contraire comme une catégorie de pensée
mobilisée par des groupes et par des individus
dans leurs interactions. La nuance est importante.
J’ai mené, entre 1988 et 1993, des enquêtes
ethnographiques qui m’ont conduit de Kinkondja
à Kabongo en passant par Ngoy Mani et d’autres
lieux. Elles ont débouché sur une thèse de doctorat
consacrée aux rites des Luba du Katanga – du
Shaba, disait-on encore en ce temps (Petit 1993).
À l’époque déjà, la littérature anthropologique
mettait en cause l’ethnie comme une catégorie
définie par un contenu culturel spécifique et
nombre d’auteurs dénonçaient l’ethnie comme
un « faux archaïsme » qui trouve son origine dans
l’ordre social instauré par la colonisation bien plus
que dans des frontières culturelles anciennes
(Amselle & M’Bokolo 1985 ; Vail 1989).
Vu ce contexte de suspicion conceptuelle, je m’étais
attelé, en prologue à ma thèse, à faire le point sur
le sens qu’il fallait donner au terme « Luba » que
Volume 1 : Les animaux et la société
j’allais employer tout au long de ma dissertation
pour désigner les populations qui vivent entre
Lubudi, Manono, Kabalo, Kabongo et Kinda – et
bien au-delà, dans les villes du Katanga industriel,
notamment. La Carte ethnique du Congo. Quart
sud-est dressée par Olga Boone en 1961 était le
point de départ obligé. Cet ouvrage, dont on ne
pourrait nier l’érudition, présentait en les situant
sur une carte les différentes ethnies du Katanga,
ainsi que des confins des anciennes provinces du
Kasaï et du Kivu. Cette carte figure une mosaïque
de peuples distincts, chacun identifié par une
couleur et limité par une frontière, avec quelques
modestes zones hachurées là où différents groupes
cohabitent. Ce travail a été réalisé sur base des
sources alors disponibles, pour l’essentiel des
archives de l’administration coloniale. Ceci explique
pourquoi les frontières ethniques de cette carte
correspondent aux frontières territoriales : ainsi le
5e parallèle sud, qui marquait la frontière entre le
Kivu et le Katanga, sert-il de ligne de démarcation
entre Tumbwe et Boyo, ou entre Hemba et BanguBangu. Il est difficile de croire qu’une telle situation
puisse être autre chose qu’une conséquence de
l’arbitraire administratif.
Cette image d’un espace katangais où des ethnies
se distinguent selon des frontières spatiales
nettes est trompeuse et rend fort peu compte de
la complexité des situations locales. C’est tout
d’abord une représentation qui ne retient qu’un
nombre limité de grandes catégories ethniques
que l’administration coloniale a progressivement
validées. Quiconque réalise des enquêtes de terrain
se rend rapidement compte que les habitants d’une
zone rurale disposent de multiples appellations pour
se définir. Lors d’enquêtes menées avec Hugues
Legros près des chutes de Kyubo, entre Bunkeya
et Mitwaba, nous pensions, en nous basant sur la
carte d’Olga Boone, que nous rencontrerions des
Lomotwa et/ou des Nwenshi. Or, nos interlocuteurs
se désignaient comme (Ba) Pundwe ! Autre exemple
plus saisissant : le « pays luba », qui apparaît
immense au centre de la carte de Boone, aurait
pu être représenté sous forme d’une mosaïque de
groupes d’extension plus réduite si l’on avait tenu
97
Les animaux et la société
L’ethnicité au Katanga
compte de l’existence d’appellations de caractère
plus local, comme celle de Balaba que revendiquent
les gens du fleuve, à Kinkondja notamment ; ou
de Basamba, qui caractérise les chefferies du
Sud-Ouest ; ou encore de Badya, un ethnonyme
d’extension sous-régionale que revendiquaient
notamment mes informateurs de Ngoy Mani ; ou de
Baoya, une appellation désignant les habitants des
rives du lac Boya ; etc. (Petit 1993 ; 1996 ; 2005). On
pourrait arguer que tous ces ethnonymes ne sont
jamais que les composantes d’un même groupe,
les Luba, selon un principe d’emboîtements : ce
n’est pas si simple, car dans de nombreux cas,
ces appellations ethniques sont utilisées pour faire
la distinction avec les Luba, et non pas pour s’en
revendiquer à titre de composante.
Un autre problème de cette définition classique de
l’ethnie est son assimilation à un « groupe culturel ».
Or, l’analyse démontre qu’il est impossible de faire
correspondre l’extension d’un groupe avec une
somme de caractéristiques culturelles données.
Prenons ainsi deux traits culturels importants parmi
les Luba du Katanga : la filiation et la circoncision.
S’agissant de la première, un trait central de
l’organisation sociale des groupes selon les
anthropologues, elle est patrilinéaire à l’ouest,
mais elle emprunte des formes matrilinéaires
chez certains groupes à l’est du fleuve Lualaba. La
circoncision quant à elle suivait des modalités très
différentes d’une région à l’autre du pays luba :
inexistante autrefois à Kinkondja, elle consistait en
un rituel entraînant la réclusion collective des jeunes
gens dans l’est du pays ; c’était d’autre part une
cérémonie peu importante, de nature familiale, dans
les groupes du Nord-Ouest vivant à proximité du
Kasaï ; enfin, dans le Sud-Ouest, elle s’apparentait
au grand rituel à masques, le mukanda, introduit
par les Tshokwe depuis leur région d’origine. Bref,
la notion même d’« ethnie luba » ne va pas de
soi si on entend par « ethnie » une communauté
d’appellation et de culture (Petit 1993).
On a souvent avancé que la langue constitue un
facteur plus probant pour définir des groupes. C’est
sans compter que les langues ne se réduisent pas,
elles non plus, à des variables univoques, capables
de clairement définir des frontières ethniques. Si
l’on prend ainsi le kiluba et le kisanga, il est clair que
l’on parle différemment dans la chefferie (luba) de
Kabongo et dans celle (sanga) de Mpande, situées
à des centaines de kilomètres l’une de l’autre. Mais
si l’on menait l’enquête linguistique en progressant
98
de proche en proche plutôt que de loin en loin,
le tableau serait beaucoup plus nuancé et ferait
apparaître un continuum plutôt qu’une rupture.
La standardisation de la langue luba, comme des
autres langues congolaises, est un phénomène
récent, lié notamment à la traduction de la Bible et
à la publication de documents d’évangélisation, de
dictionnaires et de grammaires par des institutions
chrétiennes. De la sorte, les parlers qui avaient
cours dans les régions où étaient établis les
missionnaires ont acquis une valeur de langue de
référence, même si leurs effets de standardisation
sont beaucoup moins prononcés que ceux induits
par une institution comme l’Académie française.
En clair, il est difficile de trouver des facteurs qui
donnent clairement à voir les distinctions entre
ethnies, que ce soit chez les Luba ou chez les autres
populations de la région, bien sûr. Se représenter
les groupes peuplant le Katanga ancien et présent
comme autant d’entités correspondant à un contenu
culturel défini de façon univoque serait non pas une
simplification grossière, mais bien une méprise.
Les traits culturels liés à la parenté, aux rites, à la
langue, à l’économie, à la religion, etc., sont répartis
selon des aires d’extension qui ne se confondent
pas avec celles des appellations ethniques. Que
s’est-il donc passé pour qu’une représentation
comme celle offerte par la carte de Boone semble si
« naturelle » ? D’où vient le sens commun qui nous
fait admettre les « ethnies » comme des groupes
allant de soi ?
Les termes mêmes qui ont servi à fonder les
appellations ethniques sont liés à un passé qu’il
nous est difficile de connaître. Dans certains
cas, il s’agit d’anciens toponymes qui ont fini
par désigner des populations gravitant autour de
certains espaces ; dans d’autres, il s’agit sans
doute de caractérisations géographiques, voire
d’expressions dénigrantes, imposées par des
groupes puissants à leurs voisins ; dans d’autres
encore, il s’agit de noms de chefs, de familles ou
de clans. Le terme « luba », par exemple, s’applique
spécifiquement à une région située au centre de
l’ancien royaume, au sud de Kabongo, là où se
succédèrent les anciennes capitales du royaume
au XIXe siècle : on peut penser que l’appellation
a été reprise pour désigner, par extension, le
royaume lui-même et les populations qui gravitaient
autour de celui-ci, selon des géométries variables
(Petit 1996). Le terme a fini par s’appliquer à des
populations hétérogènes qui ont trouvé là un
Katanga, des animaux et des hommes
L’évolution et la stabilisation des labels ethniques au
Katanga, comme ailleurs au Congo, est en bonne
partie le fait d’une administration coloniale qui devait
produire des catégories stables pour contrôler et
diriger un ensemble de populations dont elle ne
connaissait pratiquement rien. Cela ne veut pas dire
qu’elle a entièrement « inventé » ces catégories, car
il est manifeste que la plupart des labels ethniques
ont connu un usage (souvent fort différent, du
reste) avant l’imposition de l’ordre colonial. En les
reprenant, l’administration a stabilisé ces catégories
selon un principe de délimitation territoriale, qui
allait de pair avec une administration indirecte
basée sur la reconnaissance de « chefferies
indigènes », souvent redéfinies en fonction des
intérêts de l’administration. Cette essentialisation
des catégories ethniques n’a pas été le seul fait des
Aquarelle de Léon Dardenne figurant des jeunes femmes bangu-bangu.
HO.0.1.255, collection MRAC Tervuren.
Volume 1 : Les animaux et la société
99
Les animaux et la société
« label de qualité » qui fut certainement valorisé
tant par les élites locales que par l’administration
coloniale. L’extension présente du terme est
donc un fait de nature idéologique, politique et
administrative, mais pas le résultat d’une unité
culturelle ancienne.
colonisateurs : il s’est trouvé des élites africaines
impliquées dans ce processus, des « entrepreneurs
ethniques », comme on dirait aujourd’hui, qui ont
cherché à faire prévaloir une version de l’histoire
légitimant certaines catégories ethniques plutôt
que d’autres. Au Katanga, Bonaventure Makonga,
clerc de l’administration coloniale, fut ainsi le grand
défenseur d’une ethnie « samba » spécifique,
distincte des Luba (Petit 2005). Beaucoup de
chefs reconnus par l’administration coloniale
ont dû être semblablement impliqués dans de
tels « lobbyings ».
C’est cependant le cadre colonial urbain qui a dû
avoir le plus fort impact sur la manière dont les
ethnies ont été appréhendées au Congo, de la
période coloniale à nos jours. En effet, les seules
institutions dans lesquelles les habitants noirs des
villes congolaises pouvaient se regrouper, tant
que les associations politiques étaient interdites,
étaient les associations ethniques, ancêtres des
actuelles « mutuelles » qui jouent un rôle central
dans la gestion politique des grands centres
urbains du Congo. De ce fait, les gens se sont
regroupés dans ces associations qui reprenaient
les catégories validées par l’administration
coloniale, comme les Songye, les Tetela, etc.
Ce faisant, les regroupements plus ou moins
arbitraires opérés par la colonisation sont devenus
des catégories de plus en plus pertinentes dans
l’organisation collective des villes congolaises.
Les leaders de la veille des indépendances se
sont d’ailleurs largement définis par rapport
à ces références, produisant en retour un
affermissement de la conscience ethnique auprès
des populations rurales dont ils se présentaient
comme les représentants politiques sur la scène
moderne. Cela a progressivement émoussé
la saillance des ethnonymes d’extension plus
locale qui prévalaient autrefois dans les contextes
ruraux, sans qu’ils disparaissent pour autant.
Les catégories ethniques qui sont actuellement
utilisées dans une ville comme Lubumbashi se
réduisent à une dizaine de grandes catégories
(Luba, Lunda, Songye, Bemba, etc.) qui n’ont plus
grand-chose à voir avec les façons plus subtiles et
plus contextuelles dont les aïeux de ces citadins
ont pu concevoir les catégories d’appartenance
autrefois, dans leur milieu d’origine.
Ces quelques paragraphes visaient à éviter tout
malentendu sur le sens à prêter au mot « ethnie »
ou « groupe ethnique » dans les pages qui suivent.
100
Les lecteurs de ce livre veilleront à faire la distinction
entre d’une part, l’image (ou plus précisément
le projet idéologique) de grandes communautés
ethniques homogènes qui se dégage de nombreux
discours politiques actuels, et d’autre part, les
formes beaucoup plus nuancées d’identification
qui avaient – et qui ont toujours – cours dans les
régions rurales, sur fond d’une relative continuité
culturelle reliant les diverses populations du
Katanga et des contrées voisines. Les pages qui
suivent démontreront d’ailleurs, sur base du rapport
pratique et symbolique que ces différents groupes
ont développé avec les animaux, une convergence
culturelle qui est « bonne à penser » pour le présent.
Pierre Petit
Maître de recherches au FNRS, professeur à l’ULB
Bibliographie
Amselle, J.-L. & M’Bokolo, E. (dir.). 1985. Au cœur
de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en
Afrique. Paris : La Découverte.
Boone, O. 1961. Carte ethnique du Congo. Quart
sud-est. Tervuren : Musée royal de l’Afrique
centrale.
Petit, P. 1993. « Rites familiaux, rites royaux. Étude
du système cérémoniel des Luba du Shaba
(Zaïre) ». Thèse de doctorat défendue à l’ULB.
Petit, P. 1996. « Au cœur du royaume. Réflexions sur
l’ethnicité luba ». Bulletin de l’Académie royale
des sciences d’outre-mer 42 (4) : 759-774.
Petit, P. 2005. « Art et histoire des Luba méridionaux
(partie II). Ethnicité, histoire, politique et
ateliers sur les frontières sud du royaume ».
Anthropos 100 : 17-33.
Vail, L. (éd.), 1989. The Creation of Tribalism in
Southern Africa. Londres/Berkeley : Currey/
University of California Press.
Katanga, des animaux et des hommes
Introduction
été complètement bouleversée ces dernières
décennies. Et en ce début de troisième millénaire,
plus d’un quart de la population du Congo vit dans
des villes de plus de 50 000 habitants, qui sont
toutes largement interethniques.
La carte précédente, qui ne donne pas de limite
géographique précise aux groupes ethniques,
permettra au lecteur de se donner une idée de la
répartition géographique des groupes qui seront
au cœur de notre travail.
Par ailleurs, les frontières politiques des anciennes
colonies n’ont jamais constitué des lignes de
fracture entre les populations locales. Nombreuses
sont les interconnexions entre les populations du
Katanga et celles de l’ancienne Afrique anglaise
ou portugaise. Certaines des ethnies que nous
décrirons ont le gros de leur population habitant
dans les pays limitrophes. Ainsi, les Tshokwe
Sur cette carte établie par P. Maclaren dans les années 1950 figurent
les « ethnies » présentes en Rhodésie du Nord (Zambie). On constatera
que nombre d’entre elles sont également présentes au Katanga.
Volume 1 : Les animaux et la société
101
Les animaux et la société
Qu’en est-il aujourd’hui des populations qui
peuplent le Katanga et des langues qu’elles
parlent ? La carte linguistique du Zaïre éditée
en 1983 par un groupe de chercheurs congolais
reconnaît 212 langues en RDC (Collectif 1983). La
distribution des « groupes ethniques » (avec toutes
les réserves qu’appelle l’emploi de ce terme,
comme il vient d’être rappelé) a déjà été évoquée
dans notre chapitre sur l’histoire du Katanga. Pour
donner un ordre de grandeur à ces populations,
rappelons quand même que le Katanga, au début
du XXe siècle, n’abritait que quelques centaines de
milliers de personnes tout au plus. Elles suivaient,
à cette époque, une évolution démographique
lente et peu importante. Leur cloisonnement
n’était certainement pas aussi marqué qu’il le fut
à partir de la colonisation européenne. Certains
auteurs pensent que ce sont les subdivisions
administratives imposées par le colonisateur qui
créèrent ces cloisonnements. Cette situation a