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PRÉSENTATION GÉNÉRALE Si Rousseau a écrit le Contrat social, c’est par et à travers un parcours singulier qui ne le destinait pas à être un écrivain politique. Comment ce fils d’un modeste citoyen de Genève en est-il venu à écrire, en France, un ouvrage de pensée politique contre les prétentions absolutistes de la monarchie ? Rousseau autodidacte : de la République de Genève à la France Jean-Jacques Rousseau est né en 1712 à Genève. Après la mort de son père, horloger, il est mis en pension en 1722. Il quitte Genève pour la France en 1728 après trois ans d’apprentissage (chez un greffier puis chez un graveur), où il est adressé à Madame de Warens par le curé de Confignon. Protestant, il se convertit au catholicisme et vit jusqu’en 1749 une vie d’aventures diverses au cours de laquelle il semble surtout guidé par un désir d’ascension sociale. Dans les années 1730, il parfait sa culture d’autodidacte, lors de séjours aux Charmettes près de Chambéry en particulier. Il se constitue un magasin d’idées en lisant des ouvrages allant des mathématiques à l’histoire. Durant la décennie suivante, il lie connaissance avec des familles importantes (notamment les Dupin et les Mably), occupe le poste de secrétaire de l’ambassadeur de Venise, s’approche du cercle des philosophes (dont Diderot et Condillac). C’est avec Madame Dupin surtout qu’il travaille sur l’œuvre de Montesquieu, L’Esprit des lois (1748) qu’il a en charge de réfuter à sa publication. Cela lui offre l’occasion de parfaire sa culture politique. La philosophie politique est pourtant loin d’être le seul centre d’intérêt de Rousseau, qui est un véritable polymathe. Il a composé de la musique, dont un opéra1 qui fut joué à la Cour (il a même inventé un 1. Le Devin du village. 3 nouveau système de notation musicale), il a participé à l’Encyclopédie dont il a rédigé tous les articles sur la musique mais aussi l’article « Économie politique ». Il est par ailleurs l’auteur d’un livre de chimie (les Institutions chimiques) et, précepteur, il a également écrit un livre d’éducation (l’Émile). Rien ne semblait donc prédisposer ce personnage intellectuellement multiple ayant une formation humaniste générale à devenir l’amoureux de la vertu que nous montre le Contrat social : toute la première partie de sa vie, en effet, est plutôt centré sur la recherche d’une réussite mondaine. Comment la pensée politique vint-elle à Jean-Jacques Rousseau ? Rousseau dit avoir déjà eu l’idée d’écrire un livre sur les institutions politiques en 1743 mais c’est en 1749 que s’opère la rupture. Tout se polarise autour d’un événement que Rousseau décrit comme « l’illumination de Vincennes1 ». Alors qu’il allait voir son ami Diderot détenu au donjon du château de Vincennes, il eut soudain la révélation des dysfonctionnements sociaux et de la nature du système politique qui pourrait les corriger. Ses idées politiques se sont progressivement précisées au début des années 1750 avec trois essais importants, dont ses deux premiers Discours2. La réflexion politique que Rousseau met en place dans le Contrat social n’est donc pas isolée. Elle prend des racines solides dans une réflexion critique sur la corruption des sociétés. Les développements sociaux sont cause du mal et de la dégradation de la nature humaine. 1. L’expression est devenue coutumière, elle n’est pas littéralement dans Rousseau qui évoque l’épisode dans le livre VIII des Confessions et dans la deuxième lettre à Malesherbes de 1762 où l’on peut lire que des « foules de grandes vérités […] dans un quart d’heure […] illuminèrent » Rousseau. 2. Le Discours sur les sciences et les arts (1751), l’article « Économie politique » (1753) et le Discours sur l’origine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes (1755). On connaît, par ailleurs, une version antérieure du Contrat social : le Manuscrit de Genève, et on peut lire au livre IV de l’Émile (1762) une sorte de compendium du Contrat social administré au titre d’éducation politique au jeune élève, personnage central du livre. 4 C’est pourtant du renouvellement du lien social que doit provenir le remède aux maux que la société même engendre. Dans ce sens, on peut comprendre la réflexion que Rousseau mène dans le Contrat social comme l’exposition du remède trouvé dans le mal : soigner la société par un renouvellement des principes mêmes de l’association sur laquelle elle repose. Rousseau est-il un philosophe des Lumières ? Il se lie, à la fin des années 1740, à certains membres du groupe des philosophes, emmené par Voltaire (avec qui il se brouillera suite, entre autres, à une passe d’armes autour du statut de l’état de nature). Mais le rapport de Rousseau aux philosophes des Lumières est d’emblée ambigu car tout en étant admis parmi eux, il ne cesse de les critiquer et ne suit leurs idées que partiellement. Rousseau se fait très souvent le critique d’un savoir cultivé pour lui-même, de l’érudition, de l’avancement des sciences et des arts et ne croit guère au progrès de l’esprit. C’est pourquoi on peut parler d’un Rousseau « auto-critique des Lumières1 ». En 1750, il reçoit le prix de l’académie de Dijon pour son Discours sur les sciences et les arts qui n’est que l’exposition et le développement de « l’illumination de Vincennes » et des conceptions politiques et sociales qui lui sont alors apparues2. C’est au cours de cette « illumination » que « toutes [s]es petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu ». C’est cet épisode de sa vie qui donne à la pensée politique de Rousseau une unité et lui sert, en quelque sorte, de programme de travail cohérent pour la dizaine d’année à venir3. 1. Selon l’expression de Mark Hulliung qui donne son titre à l’ouvrage The Autocritique of Enlightenment, Rousseau and the Philosophers, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1994. 2. Livre VIII des Confessions. 3. Rousseau revendique la cohérence de sa pensée politique dans la lettre à Malesherbes du 12 janvier 1762. 5 Dès lors le penseur n’aspire déjà plus à suivre les philosophes des Lumières mais bien plutôt à critiquer leur foi optimiste dans le progrès humain et dans les sciences et les arts. Il montre ce que révèle de corruption sociale leur développement. Il continuera dans cette perspective sa critique sociale qu’il complexifiera et qu’il adossera à des principes théoriques plus solides que dans son Premier discours qui est plus largement une critique qu’une analyse. Rousseau ne cessera donc de s’inscrire en marge des philosophes des Lumières et du crédit qu’ils portent aux progrès des sciences et aux raffinements des mœurs par la civilisation. Pourquoi Rousseau se réclame-t-il toujours de Genève ? Rousseau signe souvent ses œuvres de la manière suivante : « JeanJacques Rousseau, citoyen de Genève ». Il est, en effet, d’abord et avant tout genevois. Il ne cesse de le dire et de l’écrire après avoir voulu réussir en France, il reprend sa citoyenneté genevoise en 1756. Or Genève était une république : faire l’éloge de la république dans ces conditions, c’est aussi défendre son pays contre la France qui est une monarchie. Même s’il faut prendre garde au contresens qui consisterait à voir le Contrat social comme une simple apologie de la petite république suisse, on peut néanmoins affirmer que la référence genevoise est décisive et que Rousseau fut très affecté par la réaction de ses concitoyens à l’égard de ses théories politiques qui sont, dans une certaine mesure, un rappel des fondements même de Genève et de toute république. On ne s’étonnera donc pas qu’un citoyen de Genève voie sa réflexion politique stimulée quand il arrive en France, pays monarchique, et qu’il approche la vie parisienne et la vie de cour1. La vie genevoise lui avait, au contraire, appris que le simple horloger qu’était son père pouvait lire les écrits juridiques d’un penseur comme 1. On peut lire un écho de cette expérience douloureuse au livre II de la Nouvelle Héloïse, lorsque Saint-Preux voyage à Paris. 6 Grotius et participer aux affaires publiques dès lors qu’il était citoyen. Mais l’engagement de Rousseau pour sa république natale ne suffit pas à expliquer ses motivations théoriques fondamentales. Dans une Lettre à Mirabeau de 1767, Rousseau dit avoir échoué à résoudre son problème politique qui est de « mettre la loi au-dessus des hommes » et avoir renoncé à toute réflexion politique. C’est donc un problème théorique qui animait le projet rousseauiste et c’est l’impossibilité de le résoudre qui y mit un point d’arrêt1. Quelle est la place du Contrat social dans l’œuvre de Rousseau ? Rousseau publie le Contrat social en 1762, la même année que l’Émile qui, de son côté, présente les principes de l’éducation rousseauiste sous une forme romanesque. Le Contrat social représente un autre versant de sa science de l’homme : celle des institutions politiques. On peut considérer que les deux volets pédagogique et politique appartiennent à la même volonté de réforme et de fondation de la pensée de l’homme. Ses deux premiers Discours forment un tableau critique du devenir historique des sociétés humaines. Rousseau élabore conjointement les éléments d’une connaissance de l’homme, d’une critique des sociétés et les éléments de sa réforme : il adosse donc une réflexion normative visant à réformer les sociétés (l’Émile et le Contrat social) à une réflexion sur la nature de ces sociétés (les deux premiers Discours). 1. On sait qu’il ne renonça pas complètement à la pensée politique car après le Contrat social, il écrivit les Lettres écrites de la montagne (1764) et le Projet de constitution pour la Corse (1765). Y compris après la lettre à Mirabeau, on le prend à écrire des Considérations sur le gouvernement de Pologne (1770-1771). Chaque écrit politique de Rousseau étant comme les fragments d’une même pensée, il est de bonne méthode de ressaisir Le Contrat social dans toute la cohérence de la démarche de réflexion politique construite surtout dans la décennie des années 1750 mais qui s’étend au-delà. 7 Quel est le contexte de la rédaction et la réception du Contrat social ? Nous sommes à la fin du règne de Louis XV. La monarchie subit les crises liées aux difficultés du peuple face à l’augmentation des impôts, aux disettes et à l’éloignement du monde nobiliaire qui a, depuis longtemps, fui la province pour rejoindre la Cour. Mais la monarchie est loin d’être massivement contestée malgré la mutation sociale produite par l’accroissement du pouvoir de la bourgeoisie. Rousseau, dans ce contexte, ne se pose pas comme le précurseur d’une révolution d’autant plus qu’il ne conteste pas frontalement la monarchie. Il la considère, au contraire, comme une forme légitime de gouvernement. Mais il ne saurait accepter ni l’absolutisme monarchique ni l’idée que le monarque soit un souverain. Le souverain, c’est le peuple réuni en un corps politique, non le roi. Aussi la distinction entre le souverain populaire (qui produit la loi) et le gouvernement (chargé de l’exécuter), sans être un appel à la révolution, constitue-t-elle néanmoins une contestation non négligeable du pouvoir monarchique. On ne saurait donc ignorer le climat intellectuel de remise en cause des excès du pouvoir royal, que contribuent à alimenter les philosophes. Diderot n’a-t-il pas écrit l’article « Droit naturel » dans la livraison de 1755 (volume XI) de L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, dans lequel il développe une conception du droit naturel centrée sur le droit des hommes et non sur la volonté de Dieu ou d’un monarque missionné par Dieu ? La situation est donc propice, sinon à une remise en cause frontale et révolutionnaire du pouvoir monarchique, au moins à une modération de son exercice par référence à des droits inaliénables de la personne humaine ou à la souveraineté du peuple. Ce mouvement philosophique fait souvent référence à la Révolution anglaise qui avait déjà vu, après le bref épisode de la République de Cromwell, s’instaurer une monarchie parlementaire. 8 Rousseau participerait, en ce sens, à une réflexion sur les fondements et les limites de l’exercice du pouvoir politique plus qu’à un mouvement pré-révolutionnaire. Quelle est l’originalité de Rousseau ? L’originalité de Rousseau vient du fait qu’il renonce à chercher le fondement du droit dans une référence au droit naturel comme principe de légitimation de l’ordre politique et juridique. Il produit, au contraire, une théorie radicale de la souveraineté populaire lors du contrat social, les individus se donnent complètement à la volonté générale et renoncent à tout ce qu’ils pouvaient prétendre avoir auparavant, à l’état de nature. Dès lors, il n’y a plus aucun droit naturel qui vaille. C’est la volonté générale que les hommes créent en s’unissant avec les autres qui devient le fondement ultime du droit1. Si Rousseau abandonne la référence au droit naturel qui est très importante à son époque, c’est pour une raison précise : il considère que s’il y a un droit naturel, il faut qu’il soit ressenti par les hommes sans aucune réflexion, comme une forme spontanée de conscience morale. Or, Rousseau a montré dans ses deux premiers Discours que la société avait perverti l’homme et son sens moral. L’humanité n’est donc plus à même de trouver dans son instinct moral un recours contre les dépravations sociales. Il faut qu’elle trouve ailleurs, autrement dit dans un artifice, un remède efficace. Pour Rousseau, cet artifice est le contrat social. La raison reconstruit donc la justice « sur d’autres fondements, quand par ses développements successifs, elle est venue à bout d’étouffer la Nature2 ». Aucune autorité ne peut plus être naturelle ni surnaturelle mais toute autorité est, en fin de compte, fondée sur l’accord contractuel du peuple. N’est-ce pas, in fine, une contestation fondamentale des 1. Voir livre I, chapitre 6. 2. Discours sur l’origine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes, préface. 9 principes de la monarchie française qui, depuis Louis XIV, tendent à faire du monarque un émissaire de Dieu incontestable (monarchie absolue de droit divin) ? Mais ce serait une erreur de croire que c’est le caractère, en un sens, politiquement « révolutionnaire » du rousseauisme qui aura retenu l’attention du lectorat. L’attention des lecteurs du temps de Rousseau s’arrête aux conceptions religieuses qu’il défend au livre IV de son Contrat social1. Rousseau n’est donc pas compris par les lecteurs de son temps et c’est d’ailleurs à cause de ses convictions religieuses qu’il est contraint à l’exil. Le Contrat social a-t-il été lu à sa publication ? Le Contrat social demeure après sa publication un texte peu lu et peu commenté jusqu’à la Révolution. La plupart des critiques en font une lecture hâtive et réduisent le texte à n’être qu’un amas de paradoxes juridiques et politiques ou bien une série d’affirmations qui ne font que compliquer par une rhétorique lourde des éléments théoriquement très simples et élémentaires2. L’originalité et la force théoriques du Contrat social, trop souvent jugées à l’aune des préjugés de l’époque, ne sont pas vues. On ne peut donc dire que le Contrat social a la réception attendue et même à Genève (dont il est, en quelque sorte, une apologie), il est condamné pour les idées religieuses délétères qu’il professe. 1. L’Émile, de manière analogue, est condamné pour la « Profession de foi du vicaire savoyard » et non pour ses conceptions novatrices en termes d’éducation. 2. La plupart des attaques se portent sur la question de la religion civile. Mais certains auteurs – comme Jean-Joseph Le Bœuf qui attaque L’Atrocité des paradoxes du contemptible Jean-Jacques Rousseau (1760), Élie Luzac qui écrit deux lettres anonymes pour mettre en évidence les faiblesses théoriques de l’ouvrage (1766) et Bauclair dans son Anti Contrat social (1764) – proposent une réfutation des principes du philosophe. 10