Un outil emblématique pour tous usages :
les deux siècles d’or du rabot
Paulette Choné
En 1889, à l’âge de vingt-trois ans, le poète anglais Ernest Dowson (1867-1900) fit la
rencontre de la très jeune Adelaide « Missie » Foltinowicz qui lui inspira une passion
sans espoir. Cinq ans plus tard, il lui dédia des vers appelés à devenir célèbres et
même populaires :
I have forgot much, Cynara! gone with the wind,
Flung roses, roses riotously with the throng,
Dancing, to put thy pale, lost lilies out of mind ;
But I was desolate and sick of an old passion,
Yea, all the time, because the dance was long :
I have been faithful to thee, Cynara ! in my fashion.1
Ces vers sont dans la stance Non sum qualis eram bonae sub regno Cynarae (Je ne
suis plus ce que j’étais sous le règne de la bonne Cynara). Cynara est le nom d’une
mortelle aimée de Zeus, chassée de l’Olympe et métamorphosée en végétal pour
s’être languie de ses parents terrestres.
Cette plante est le cardon ou artichaut, une plante âpre, sèche. Les tables de la
Renaissance remirent l’un et l’autre à l’honneur après les peuples de l’Antiquité
méditerranéenne. On a ici en mémoire la consommation du cardon dans les
communautés huguenotes, ou le banquet des gastrolâtres de Rabelais, ou encore celui
du 19 juin 1576 après lequel Catherine de Médicis « cuida crever » tant elle avait
mangé de culs d’artichauts, selon le témoignage de Pierre de l’Estoile. Suivant un
topos cher aux humanistes, Cynara défend sa fécondité et sa suavité sous une
enveloppe épineuse et revêche, comme la noix ou la grenade - emblème de la Société
de Jésus, qui a donné à l’Église des martyrs aussi nombreux que les grains de ce fruit
à la dure écorce.
Mais le cardon a la régularité d’un polyèdre. Nourriture austère ou mets délicat et
aphrodisiaque, ce végétal polysémique a une forme qui parle de géométrie.
1
Ernest Dowson, Non Sum Qualis eram Bonae Sub Regno Cynarae, 3e stance (1894).
1
Margaret Mitchell chercha longtemps un titre pour son roman d’apprentissage d’une
jeune femme à l’époque de la guerre de Sécession. En 1936, elle se décida pour Gone
with the wind, la fin du premier vers de la Cynara de Dowson. Scarlett O’Hara
prononce ces mots lorsqu’elle s’interroge sur le sort de la plantation familiale :
« Gone with the wind which had swept through Georgia » (Emportée par le vent qui
a balayé la Géorgie). Le mot évoque la perte de l’amour, le monde perdu des
traditions du vieux Sud, et par extension la disparition inéluctable de toutes choses.
On a oublié que le titre français du roman, Autant en emporte le vent, avait été une
devise du duc de Lorraine René II. Nicolas Remy, un officier de la cour de Charles III
passé à la postérité comme démonologue alors qu’il fut aussi chroniqueur et
organisateur de fêtes, le rappelle dans son Discours des choses advenues en
Lorraine… (1628). Brossant le caractère de René II, il rappelle qu’il avait l’honneur
sourcilleux, et que seule la prudence du politique le forçait « à la tollerance, & à la
dissimulation ». Car autrement il était impulsif, témoin cette anecdote, suivant
laquelle ayant reçu quelque rebuffade à la cour de France, il eut une réplique parlante
et imagée, une impresa ou devise. « Il fit charger à ceux de sa livree un van en
broderie avec ceste devise (autant emporte le vent) C'estoient les boutees des grands
de ce temps-là. »2
Grâce à l’homophonie de van et vent, une ambiguïté ludique confond l’outil
indispensable pour séparer le grain de la balle et le rien vers lequel le crible chasse les
superfluités. L’essentiel et l’accessoire sont phonétiquement réversibles dans cette
devise héroïque à la fois sage et assez crâne. Vraie ou controuvée, l’anecdote montre
2
« Au reste d'un honneur impatient d'affront & de supercherie : ne fut que
l'estat de ses affaires, le forçat à la tollerance, & à la dissimulation. Car
autrement il partoit aysément de la main, & en faisoit à l'instant quelque
demonstration. Tesmoin ce qu'on raconte de luy (combien que quelqu'uns,
l'attribuent à un autre) qu'ayant reçeu un rebut de Court, & du plus haut lieu
d'icelle, il fit charger à ceux de sa livree un van en broderie avec ceste devise
(autant emporte le vent) C'estoient les boutees des grands de ce temps-là. Un
certain Prince ayant prins pour sa devise un baston noüeux, un autre son
ennemy chargea incontinent le rabot pour l'applanir & luy rabatre ses nœuds.
La case des Ursins ayant prins un Ours pour son blason, celle des Colonnois
print une Colonne pour y attacher cest Ours. Le Roy de France, ayant faict
fortifier sur ses frontieres une place nommee Laucat, c'est à dire Loyson,
celuy d'Espagne, luy en opposa une autre, qu'il appella la sauce, pour ayder à
manger ceste oyson. Et fut en un mot sa vie, un tissu, & une suitte
continuelle d'exercices, de labeurs, & de travaux. (Nicolas Remy, Discours
des choses advenues en Lorraine, depuis le decez du duc Nicolas, jusques à
celuy du duc René..., Nancy, P. Houillon, 1628, p. 170-171).
2
que René II savait comme les princes de son temps tirer parti de l’expression
symbolique. Autant emporte le vent n’exprime pas un constat nostalgique et désabusé
mais la fierté de soi et la détermination.
Dans ses Devises héroïques, Claude Paradin (après 1510-1573), chanoine de Beaujeu
près de Lyon, donne aux hommes de bien le van avec une devise différente, le mot
interrogatif Ecquis discernit utrunque ? (Qui discerne l’un de l’autre ?)3 La
disposition psychologique exprimée par la devise attribuée à René II ne contredit pas
cette nouvelle acception morale. Parce que les méchants n’ont pas seulement la
volonté corrompue, mais encore le jugement, mieux vaut leur opposer une
impassibilité lucide.
Il existe bien d’autres occurrences du van emblématique. On se
souvient que c’est l’attribut de la vestale Tuccia, qui selon
Denys d’Halicarnasse, Valère Maxime, Pline l’Ancien et
Pétrarque prouva sa virginité en transportant de l’eau dans ce
récipient paradoxal. Plusieurs portraits de la reine Elizabeth4 la
montrent tenant un crible. Il ne s’agit pourtant pas du crible de la
vestale. Sur son rebord se lit un mot italien, A TERRA IL BEN,
MAL DIMORA IN SELLA (le bien est tombé par terre, le mal
reste dans le seau). Le van est vide car il n’a jamais eu à retenir
des impuretés, à opérer un tri. La reine est indemne des
accusations portées contre elle quand elle avait été en prison.
Son impresa est en consonance avec la page de Paradin et plus
lointainement avec la fermeté d’âme de René II. Le portrait en
forme de devise, c’est-à-dire de déclaration morale personnelle,
est la protestation d’innocence d’une conscience altière. Peu
importe que le van retienne les impuretés ou au contraire le bon
grain. La pensée s’extériorise avec l’objet mais au-dessus de
lui ; et la pensée dit qu’il faut parvenir à surmonter une avanie, à
riposter per ambages à la mauvaise Fortune.
3
Claude Paradin, Devises heroïques, Lyon, Jean de Tournes et Guillaume Gazeau,
1551, p. 90.
4
Voir Leslie Hotson, Shakespeare by Hilliard, University of California Press, 1977, p.
30.
3
En 1891, lors de travaux dans la cathédrale de Toul, on découvrit à
l’emplacement de la sépulture de Jean Pèlerin, le Viator, une grande lame de
cuivre gravée d’une croix formée de coquilles de pèlerins avec une inscription
latine, les mêmes devises de sagesse qui terminaient son manuscrit disparu du
Livre de Ptolémée. « Secouer au vent la balle et l’épine, confier le labeur à la
douce vertu, bien faire aujourd’hui, demain et toujours, donner sa confiance à
Dieu plus qu’à l’homme. » « Fenum cum spinis et venti reicere... » Se libérer
des superfluités : Jean Pèlerin et René II, le savant et le prince qui le protège
partagent sur la vie le même regard critique.
La balle que le vent disperse a des équivalents dans le monde matériel,
aliment de la pensée emblématique : la poussière de métal chassée par la lime
ou la meule, les copeaux tombés du rabot. Les homothéties naturelles qui
habitent les phénomènes et les artefacts comptent plus que les ressemblances
superficielles. Le van, le rabot et même le fléau et la herse ont un cousinage
sémantique qui transcende leur usage. Or justement, le van de René II inspire
immédiatement à Nicolas Remy le souvenir de plusieurs autres devises
princières ayant servi à répliquer à des opposants, dont celle de Jean sans Peur,
qu’il ne nomme pas : « Un certain Prince ayant prins pour sa devise un baston
noüeux, un autre son ennemy chargea incontinent le rabot pour l'applanir & luy
rabatre ses nœuds. »
Le rabot du duc de Bourgogne répliquait au bâton écoté
de Louis d’Orléans, comme l’expliquent le chroniqueur
Engerrand de Monstrelet et après lui Paradin5, sources
probables de Nicolas Remy. Si le van de René II n’a
laissé aucune trace plastique, le rabot de Jean sans Peur
est partout. Il accompagna la figure tantôt d’un mot
latin : « J’adoucis les aspérités du bois », tantôt d’un mot
flamand : « Je le tiens »6. Paradin les réprouve l’un et
l’autre, car ce sont des intentions et des formules
agressives, qui « donnent occasion à mal ». En effet,
5
6
Claude Paradin, Devises héroïques, p. 34.
Éd. 1557 : « Hic houd ».
4
elles n’entraînèrent que malheur, et la fin funeste des
deux adversaires. Aux yeux des commentateurs,
l’impresa renferme un programme moral et spirituel et
en même temps agit comme une sorte de révélateur
rétrospectif de la destinée de celui qui l’arbora. Aussi
est-elle l’abrégé d’une philosophie de l’histoire dans
laquelle l’attention ou au contraire l’inadvertance aux
signes renferme une causalité très couverte mais intense.
Elle procède de la sensibilité extraordinaire de cette
époque à la vertu agissante, au pouvoir des signes.
L’acuité dans leur lecture est à l’opposé du saisissement
provoqué par une magie occulte. Cette civilisation et
celle de l’époque qui a suivi nous enseignent que les
signes doivent susciter une herméneutique très active,
non la paralysie du jugement. Le constat relativiste de
leur polysémie, les « regards croisés » constituent une
forme d’hypotropie ; ils ne suffisent pas et ne peuvent se
substituer à la raison interprétative.
Le rabot et la varlope sont présents dans les ateliers de
tous les artisans qui travaillent le bois. Ils ne diffèrent que
par la longueur de leur semelle. On les rencontre donc
parmi les outils des charpentiers7, menuisiers, huchiers,
ébénistes et tailleurs d’images ou sculpteurs.
7
Donc dans l’atelier de saint Joseph, évoqué plus loin. L’outillage de
saint Joseph dans ces représentations mériterait à lui seul une étude.
Mais le rabot est aussi parfois bien en évidence dans un sujet vétérotestamentaire, la construction du Temple de Jérusalem. Le travail du
bois est évoqué dans Isaïe 44, 13-20 : le fendeur de bois est assimilé à
un esclave ; le sculpteur sur bois est tenté par l'idolâtrie alors que les
charpentiers, menuisiers et ébénistes sont considérés comme
détenteurs d'une sagesse pratique. Leur habileté est consacrée par
leurs interventions dans la construction ou la reconstruction de la
Maison de Dieu. D’où la facilité avec laquelle leurs outils se sont
glissés dans l’allégorie de la vie intellectuelle et spirituelle.
5
Dans un emblème de la Morosophie du lettré toulousain Guillaume de la
Perrière, le rabot est en compagnie de l’équerre, du compas et d’un autre
instrument dont le tranchant recourbé fait penser à une doloire : dégrossir le
bois, l’aplanir et mesurer sont des actions inséparables et complémentaires dans
cette évocation. Le sculpteur est occupé à exécuter au ciseau un relief
représentant la Fortune. L’activité qui consiste à polir est donc associée à
l’attitude de l’homme sage à l’égard de la Fortune instable, la nautonière
intrépide mais aveugle qui règne sur le cours des choses : il faut savoir tirer
parti de ses imprévus, ses revers comme ses dons. L’emblème enseigne à « de
tout bois faire image », autrement dit à « faire feu de tout bois », comme on dit
familièrement8. Ployer la Fortune à son avantage, telle est la leçon volontariste
et prudente de cette page9.
Le rabot devient alors tout naturellement l’attribut de
toute faculté de niveler, d’aplanir. On se souvient que la
Fortune ou hasard, Kairos, est dans plusieurs gravures du
8
Guillaume de la Perrière, Morosophie, Lyon, Macé Bonhomme, 1553, f° M2 v°.
Riche sémantique aussi que celle du chemin rude et du chemin aplani. Par exemple :
si tu ne peux tenir l’ennemi à distance de tes frontières, ménage-lui un chemin aplani
(« Avertet via facta ruinam »). C’est le sens d’un emblème du médecin humaniste de
Montbéliard Nicolas Taurellus (1602).
9
6
début du XVIe siècle, par exemple une page-titre d’une
édition des Adages d’Érasme10 par Urs Graf, la
redoutable égalisatrice qui parcourt le monde armée d’un
rasoir.
Dans la Grammatica figurata de l’humaniste de Saint-Dié Mathias Ringmann
(1509), le rabot est la figure de la carte qui symbolise le verbe au subjonctif ; il
y est désigné sous le mot latin dolabra, qui est plutôt la doloire, et l’auteur
précise que cet instrument est utilisé en menuiserie dans les assemblages11.
L’ajustage exige en effet une parfaite planéité des surfaces.
Aussi le rabot qui véritablement m’a inspiré cette réflexion est-il représenté non
en peinture ou gravure, mais dans un ouvrage en bois, le détail de la bordure
inférieure du splendide décor de marqueterie du chœur de l’église San Sisto à
Plaisance, avec la devise PROCVL ASPERA SVNTO (Que s’éloignent les
rugosités !) Le motif du rabot, répété, se retrouve dans des églises franciscaines
à Padoue et à Brescia. Sa présence dans les décors d’intarsia à la fin du
Quattrocento dénote plusieurs préoccupations de la part des marqueteurs :
familiers d’une pratique virtuose du travail du bois, ils lui rendent hommage par
10
11
Bâle, Jean Froben, 1521.
F° 20 r°.
7
la représentation du plus élaboré de leurs outils, dont les fonctions sont
d’aplanir une planche et de supprimer toute rugosité ; passés maîtres dans la
perspective, ils jouent avec la représentation tridimensionnelle raccourcie d’un
solide complexe ; enfin, proches de leurs commanditaires ecclésiastiques quand ils ne sont pas des religieux eux-mêmes -, ils affirment dans des lieux
voués à la prière, à la liturgie et au service du culte, la valeur du travail manuel.
Cet outil du décor domestique de la maison de Nazareth rappelle
l’Incarnation ; sa multiplication itérative, ordonnée, accompagne
les rythmes de l’oraison répétitive des chanoines ou des moines.
Toutes ces acceptions sont plus que convergentes : elles sont
profondément unies dans la pensée de l’artisan12.
Ce motif est une spécialité de quelques marqueteurs lombards et vénitiens dans
les milieux franciscains et bénédictins vers 1480. « La traduction italienne de
rabot est pialla. Cependant, l’étymologie de pialla rappelle son origine
provenant du dialecte sarde et napolitain piana, dérivant du latin planus. Le
terme latin renvoie à toute surface plane, unie, sans aspérité avec au sens figuré
a le sens de facile, aisé, clair et net. Par rapprochement homophonique, on peut
aussi évoquer plànus qui renvoie à vagabond, charlatan, saltimbanque,
marchand ambulant, ou bateleur au sens de celui qui fait des tours de passepasse. Le motif pourrait-il révéler un de ces jeu de mots ? Néanmoins, un autre
terme latin peut être à l’origine du jeu de mots et de sens : « runcina ». En
effet, les Latins employaient le mot runcina pour désigner le « rabot » ; c’est
probablement le terme qui était aussi employé au Quattrocento. Par
antonomase, runcina se rapporte à la déesse Runcina ; saint Augustin [dans La
Cité de Dieu] indique qu’elle présidait [à l’ultime étape de la culture du blé, le
moment où on l’arrache] »13. La répétition du rabot dans les bordures des
stalles et des meubles de sacristie est un « calembour visuel » au même titre
12
Ces remarques et celles qui suivent ont été nourries par des conversations et des
voyages avec mon élève Alexandra Ballet, auteur d’une thèse de doctorat intitulée :
L'ornement dans les bordures des panneaux en marqueterie de bois de l'Italie de la
Renaissance. Histoire, stylistique et géographie artistique d'un répertoire ornemental,
Université de Bourgogne, 2013, multigr.
13
Id.
8
que les fantaisies marginales des manuscrits enluminés. Sa dimension
spirituelle n’en est pas moins évidente : l’outil qui aplanit les aspérités est une
métaphore du perfectionnement de l’âme.
La technologie visant à dégauchir, aplanir et polir parfaitement le bois s’invite
naturellement dans de puissantes images : polir le caractère14, polir le style.
Mais dans l’esprit de ceux qui manipulent ces symboles, il s’agit de bien autre
chose que de figures de mots.
Albrecht Dürer dédie son traité Underweysung der
Messung (Instructions pour mesurer) « non seulement
aux peintres, mais aussi aux orfèvres, sculpteurs,
maçons, charpentiers et à tous ceux qui font usage de la
géométrie », et dans un projet rédigé vers 1513-1515, il
mentionne ensemble « le rabot et le tour », tous deux
indispensables à la géométrie appliquée.
14
Ou les caractères typographiques, car runcina désignait aussi, d’après M.
Thiboust, fondeur de caractères à Paris un « rabot, qui sert à égaliser le pied
des lettres, renversées à longue ligne dans le justifieur, consistant en deux
longues joues en acier entre lesquelles les lettres sont serrées au moyen d'une
vis adaptée à l'un des côtés d'un coffre en bois comme coupoir, au milieu
duquel le justifieur est placé. Le fer du rabot forme comme une gouttière ou
canal au pied de la lettre en enlevant dans le milieu de toute la ligne les
inégalités résultant de la rupture du jet. » (M. Thiboust, Typographiae
Excellentia Carmen, Paris, 1754). Ce texte est une pièce de vers dédiée à Louis
XV.
9
Le rabot et la sphère en bois tourné sont aux pieds de l’allégorie célèbre de
Dürer, Melancolia I, résumant l’affliction particulière de l’artisan-artiste. Les
solides géométriques complexes de Jamnitzer ou de Lorenz Stör à la fin du
XVIe siècle, les superbes dessins aquarellés peut-être de ce dernier à la
bibliothèque de Wolfenbüttel, les mécanismes figurés dans les marqueteries de
bois des cabinets d’étude et des stalles reflètent une pensée de la mesure et de
la projection exigeant des outils de précision qui sont en priorité au service de
l’idéal du plan et du poli, dans une tension extrême vers la perfection.
10
Mais pour revenir à la devise Procul aspera sunto, observons qu’elle parodie
une sentence que Lucain dans la Pharsale met dans la bouche de César alors
qu’il s’apprête à franchir le Rubicon : « Te, Fortuna, sequor ; procul hinc iam
foedera sunto » (C’est à toi, Fortune, que je m’attache ; arrière, maintenant, les
pactes !) (I, 225-226). Franchissant la limite de sa province, c’est-à-dire
prenant conscience de ce qu’il représente, César renonce à la fois à la paix et à
son pacte avec Pompée pour suivre une nouvelle loi, sa propre Fortune15. Entre
le cercle parfait du crible et l’outil qui avance en éliminant les irrégularités,
existe une coïncidence essentielle.
On n’aura garde d’oublier le rabot du luthier, celui du
tonnelier, ni celui de l’imprimeur qui sert à donner aux
lettres alignées sur le composteur une égalité parfaite.
Son nom latin, runcina, est celui de la déesse de
l’agriculture qui présidait au sarclage des chaumes après
la moisson. Cette vénérable généalogie n’empêche pas
l’absence d’irrégularités de devenir non le symbole mais
la condition même des techniques mécaniques et de la
science fondée sur la mesure. La perfection de la
marqueterie de bois, des polyèdres vertigineux, l’art des
miroirs et des lentilles bientôt indispensable à la science
optique, montrent les raisons mathématiques à l’œuvre.
Le rabot, outil simple, traditionnel et non « moderne »,
lui-même solide géométrique, se trouve à l’intersection
de l’activité de l’artifex et de celle du savant. Les
techniques
du
polissage,
de
l’adoucissement,
du
perfectionnement des surfaces étaient appelées à se
solidariser avec la géométrie qui nivelle, éliminant les
irrégularités, et à intensifier la méditation sur le voyage
de la vie et le perfectionnement spirituel de l’homme.
15
Voir l’excellent commentaire de Pierre Grimal : « Le poète et l’histoire », dans
Lucain. Entretiens sur l’Antiquité classique. Publiés par Olivier Reverdin. T. XV.
Entretiens préparés et présidés par Marcel Durry, Vandœuvres-Genève, 1968, p. 64.
11
Dans le lexique bâti par la littérature emblématique, d’autres outils et objets
techniques viennent au service d’une phénoménologie très pénétrante de la
finition, de l’achèvement et du temps qu’ils exigent, dans toutes les activités
humaines. Toutefois le soin apporté par l’homme à la finition parfaite de
l’œuvre est lui-même happé par la finitude essentielle propre à sa condition : à
la longue, la lime et la meule s’usent, tout tranchant s’émousse16. Les « dents
du temps » viennent à bout de l’excellence d’un ouvrage, comme dans la fable
de La Fontaine « Le Serpent et la lime » (V, 16), inspirée de Phèdre et d’Ésope.
L’important, pour cette longue tradition de la pensée humaniste, est que les
créations de la pensée et de l’art s’approprient métaphoriquement l’efficacité
physique des outils « d’airain, d’acier, de diamant » dont l’action et les qualités
échapperont toujours à la malignité, à la critique médiocre, aux « esprits du
dernier ordre ». L’adamantin et le « raboteux » sont définitivement
hétérogènes. La philosophie poétique de la Renaissance sur l’outillage17 est
ainsi l’un des pans les plus séduisants de l’emblème – et de la fable, qui lui est
liée. Elle n’avait pas renié le riche héritage antique. Avec le Quintilien de
l’Institution oratoire, tout était dit : « On ne peut nier cependant que l'art
dérobe quelque chose à l'imagination? Oui, sans doute. Il agit sur elle comme
la lime sur les corps raboteux, la pierre sur les fers émoussés et le temps sur les
vins; mais il n'agit que pour enlever les défauts, et tout ce que l'étude polit
gagne en perfection ce qu'il perd en vaine étendue. » (54, 2). « Le lien, le vase,
le tissu, l'outil, la roue, l'arme, tous ces objets essentiels ont, outre leur
signification matérielle, une signification symbolique ou spirituelle »18.
16
Voir Henkel & Schöne, Emblemata. Handbuch zur Sinnbildkunst des XVI. Und
XVII. Jahrhunderts, Stuttgart, 1967/1996. Cependant, rappelons-nous que la pensée
emblématique glisse sans cesse d’un motif à un autre par un jeu d’associations libres.
À propos du poli et de l’âpre, du doux et du rugueux, elle se révèle inspirée. Une
mouche n’arrive pas à circuler sur la surface parfaitement polie d’un miroir (on donne
le meilleur de soi dans l’adversité), mais elle se déplace bien dans la saleté : la
conclusion est la même. Deux images opposées peuvent avoir le même sens.
17
On n’aura garde d’oublier les rêveries pré-scientifiques du XVIe siècle sur les
haches polies, identifiées comme des « pierres de foudre » ou « de tonnerre », dont la
dureté approchant de l’absolu fascinait les naturalistes. Jérôme Cardan, Conrad Gesner
en ont parlé. Voir Baudouin Marcel et Bonnemère Lionel, « Les haches polies dans
l'histoire jusqu'au XIXe siècle », Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie
de Paris, 5, 1904. p. 496-548.
18
Georges Duhamel, Chroniques des saisons amères, 1945. D’après A. Ballet, op. cit.
12
Jean Pèlerin, qui avait su voir dans les tonneaux de sa
cave des solides réguliers dignes d’être soigneusement
gravés sur bois, explicite la morale du discernement et de
la pondération dans la glose d’une autre planche de son
traité de perspective, la carreta pelegrina qui vaut
comme rébus de son nom, le peregrinus : « En plain
chemin legierement/ En rude allez tout bellement »19.
Allusion à ses voyages, lui qui était avant tout un homme
de cabinet20 ? Peut-être, mais plus sûrement à l’étude qui
« enlève les défauts » de ses objets. Le bois, le métal, le
cuir des courroies, la toile de la bâche, les différentes
parties démontées, les assemblages bien visibles, les
rainures,
charnières,
chevilles
sont
autant
de
démonstrations de la patience et de la pondération de
l’artifex et du savant, deux « experts » absolument
solidaires.
La Renaissance a porté très loin la phénoménologie symbolique du polissage.
La Polia du Songe de Poliphile, l’un des livres fondateurs de l’imaginaire du
XVIe siècle, est « celle qui polit » (polire) ou qui est elle-même aplanie, polie,
brillante, ornée, perfectionnée. Dans la Délie de Maurice Scève (1544), le
polissage des armes – l’une des inventions du monde moderne dans la série
fameuse des Nova Reperta de Sadeler à la fin du siècle – devient la métaphore
du va-et-vient auto-érotique, ardent préliminaire au plaisir partagé : « Mon
travail donne à deux gloire » (f° h 2 r°, p. 115).
19
De Artificiali Perspectiva, 2e éd., Toul, Pierre Jacobi, 1510, f° 27 r°.
Voir notre ouvrage, La Renaissance en Lorraine. À la recherche du Musée idéal,
Serge Domini éditeur, 2013, p. 33-35.
20
13
La dialectique du poli et du rustique est encore à l’œuvre, rutilante d’allusions
amoureuses, dans un modèle de pendentif arcimboldien de l’orfèvre-graveur
Pierre Woeiriot. Une perle ronde et une perle irrégulière illustrent ce
paradigme de la pensée de la Renaissance.
14
Dossier d’illustrations :
Lorenz Stoer ?, Cod. Guelf. 74.1 Aug. 2°, HAB Wolfenbüttel
Giuseppe Arcimboldo, L’Eté, 1563, Vienne, KHM. Détail
Imago primi sæculi Societatis Iesu..., Anvers : Plantin Moretus, 1640, p. 578
Gone with the Wind (Victor Fleming, 1939)
Claude Paradin, Devises heroïques, Lyon, Jean de Tournes & Guillaume Gazeau, 1557
Andrea Mantegna, La vestale Tuccia, v. 1495-1506, Londres, National Gallery. Détail
Quentin Metsys le J., La reine Elizabeth en Tuccia, v. 1583, Sienne, Pinacoteca Nazionale.
Détail
Claude Paradin, Devises heroïques, Lyon, Jean de Tournes & Guillaume Gazeau, 1551
Id., 1557
Jean GODRAND (attr. à), Portrait de Jean sans Peur (Éloges et blasons des chevaliers de la
Toison d’Or, dont les armoiries sont au haut des stalles du chœur de la Sainte Chapelle de Dijon).
XVIIe s., Bibliothèque municipale de Dijon, Ms 627, f. 8
Jean Bourdichon, BnF, ms. fr. 2374, f. 1 v. Le menuisier, aussi sculpteur sur bois, aplanit
une planche au moyen d’une varlope, tandis que l’enfant ramasse les copeaux. Au premier
plan, le rabot, parmi râpes, ciseaux, équerres...
Guillaume de la Perrière Morosophie, Lyon, Macé Bonhomme, 1553
Urs Graf, Nemesis, v. 1520
Mathias Ringmann, Le rabot, ou le mode subjonctif, dans Grammatica Figurata, Saint-Dié,
1509
Détail du chœur de l’église San Sisto à Plaisance. Cliché A. Ballet.
Diana Scultori d’après le Corrège, 1577. Détail
Albrecht Dürer, Melencolia I, 1514. Détail
Lorenz Stoer, Ms. Cim 103, Munich, Universitätsbibliothek,
1564
Lorenz Stoer ?, Cod. Guelf. 74.1 Aug. 2°, HAB Wolfenbüttel
Jean Pèlerin, De artificiali perspectiva, Toul, Pierre Jacobi, 1521
Pierre Woeiriot, Modèle de pendentif, 1555, burin
15