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COMPTES RENDUS ❘ 1003 de classe, de race (ce que l’auteur assume p. 256 et 373). En l’occurrence, l’absence d’analyse de genre constitue sans doute la lacune majeure de l’ouvrage. L’émergence de communautés gays et leur structuration, la représentation sociale de l’épidémie de sida, l’élaboration des politiques de lutte contre le VIH, la normalisation sociale de l’homosexualité, sont autant de constructions liées au genre, mais ces aspects ne sont pas développés. Les régimes de genre, adaptés aux différents contextes relationnels dans lesquels évoluent les gays, sont aussi à même d’éclairer leur degré d’adhésion communautaire à un moment donné (de ce point de vue, l’héritage du camp est passé sous silence). De même, les attitudes face au risque (au sens large) résultent d’apprentissages sexués, mais la piste reste inexplorée dans cet échantillon masculin. G. Girard pose, dans son livre, la question de l’élaboration de la vérité (scientifique, politique) et y répond partiellement : à bien des égards, son ouvrage reflète la construction de ce qui serait une histoire officielle des années bareback. S’il explicite clairement les enjeux de sa posture de chercheur en introduction (p. 20-24), l’auteur ne discute pas sa posture d’expert engagé1 : cela aurait pourtant éclairé le propos de son ouvrage. Jean-Yves Le Talec – Université de Toulouse 2, Certop-Sagesse Al-Rasheed (Madawi) – A Most Masculine State. Gender, Politics, and Religion in Saudi Arabia. – Cambridge, Cambridge University Press, 2013 (Cambridge Middle East Studies). XII + 336 p. Glossaire. Bibliogr. Index. Most Masculin State est un livre de l’anthropologue saoudienne Madawi AlRasheed qui a surtout le mérite d’aller à l’encontre de certains présupposés culturalistes et orientaliste concernant les relations de genre en Arabie saoudite. Elle y analyse ces questions en essayant de battre en brèche les poncifs A orientalistes sur les deux seuls éléments culturels qui expliqueraient l’acuité particulière de l’oppression des femmes saoudiennes : la religion musulmane incarnée par le wahhabisme et la culture tribale arabe. M. Al-Rasheed propose de porter le regard sur d’autres aspects de la question : le rôle politique et institutionnel de l’État et la place de l’économie du pétrole. Le livre met alors en lumière l’imbrication complexe entre l’économie, « le genre, la politique et la religion qui façonne et perpétue l’exclusion persistante des femmes saoudiennes » (p. 3). Dans ce cadre, il s’agit pour l’auteure d’examiner la « question des femmes » (« the woman question ») à travers l’analyse de différentes catégories de femmes saoudiennes, en portant notamment son attention sur les formes et les cadres d’expression auxquels elles ont accès : l’éducation, la consommation, l’écriture, l’activisme politique et religieux. Le livre s’ouvre avec une introduction qui développe les bases épistémologiques et méthodologiques et pose les arguments principaux. Le premier chapitre retrace l’histoire de la formation de l’État saoudien par Abd al Aziz ibn Saud qui donna ensuite le nom à la nation. M. Al-Rasheed montre comment l’Arabie saoudite ne s’est pas construite historiquement comme une nation mais bien plutôt comme un État. À l’inverse d’autres pays arabes, il n’y a pas eu la formation d’une nation saoudienne en opposition à la domination coloniale. Pour M. Al-Rasheed, c’est l’idéologie religieuse et puritaine du mouvement wahhabite qui a servi à la construction d’une espèce de « nationalisme religieux » propre à l’Arabie saoudite : « ce mouvement est devenu non seulement la religion d’État mais aussi le nationalisme d’État » (p. 43). Comme elle l’affirme dans le premier chapitre, à la fondation de l’État saoudien, en 1932, un « régime politique était né avant un discours national » (p. 65). Dans ce processus d’unification nationale, les oulémas et les représentants des institutions d’État ont toujours représenté les femmes comme le symbole de l’identité et de l’authenticité nationales. Dans la 1. Notamment auprès de l'association AIDES et dans le cadre de sa collaboration à la rédaction du Rapport Mission RdRS commandé par la Direction générale de la Santé, 2009. Il s'en explique en revanche dans la thèse (p. 31-32) : « Certes, j'étais volontaire dans une association de lutte contre le sida ; mais le monde de la lutte contre le sida est historiquement marqué par l'engagement des chercheurs, qui relativise et disqualifie l'exigence de neutralité. Cette situation, parmi d'autres qui ont émaillé la rédaction du rapport, soulignait s'il en était besoin à quel point le chercheur est également toujours déjà politiquement impliqué dans les jeux d'acteurs des débats sur le risque ». ❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 64 No 5 ❘ 2014 1004 ❘ Revue française de science politique fusion idéologique entre la religion et la nation, les femmes se sont retrouvées dans une position de subordination institutionnalisée. Comme le wahhabisme prône une stricte application de la charia et la domination des hommes sur les femmes, son intégration au projet national et aux institutions d’État a conduit à ce que M. Al-Rasheed a appelé « l’État le plus masculin ». Le contrôle de toutes les activités des femmes, censées désormais incarner symboliquement l’intégrité morale et l’identité de ce « nationalisme religieux », a été un des aspects les plus marquants de la construction et du maintien de la puissance et de la domination étatiques sur le pays. Mais comme la position politique et sociale des femmes est aussi historiquement un symbole de modernité, l’État a souvent jonglé entre une attitude de restriction et d’ouverture vis-à-vis de la « question des femmes », suivant les exigences politiques du moment, notamment sur la question de l’éducation. Le chapitre 2 examine l’initiative des années 1960 pour l’éducation des filles dans une société où l’éducation avait été absente ou rudimentaire. Les controverses autour de cette nouvelle initiative avaient été très dures entre ceux qui soutenaient la scolarisation de masse pour les filles, considérée comme un signe de modernité et d’émancipation, et ceux, notamment les religieux, qui y résistaient – surtout par peur de la mixité ou de la corruption morale des filles. L’État a surmonté les résistances « en confiant l’éducation des filles aux savants religieux » (p. 77). Tout en sauvegardant un discours de modernité véhiculé par l’éducation des filles, l’État réaffirmait son rôle de gardien des valeurs morales et pieuses. Même si cette première politique éducative des femmes s’est cantonnée à une scolarisation rudimentaire et fondamentalement religieuse, M. Al-Rasheed explique comment elle a aussi été la condition de possibilité d’une prise de conscience féminine et comment cela a été une des premières occasions pour les femmes d’entrer dans le marché du travail, notamment comme enseignantes. Le troisième chapitre se concentre sur la période des années 1980, caractérisée par un retour à une forte islamisation de la société. La rivalité idéologique avec l’Iran d’après la révolution de 1979 et la peur d’une radicalisation religieuse faisant suite à l’attaque de la mosquée de la Mecque de la même année, a amené l’État à se concentrer de façon obsessionnelle sur les questions de statut personnel concernant notamment la respectabilité féminine. C’est une époque où les injonctions à la pureté des mœurs, la surveillance des corps et les prohibitions de mouvement on été le plus importantes pour les femmes saoudiennes. Mais ce contrôle de l’État sur les femmes n’a été complètement réalisable qu’avec les bénéfices financiers provenant du boom pétrolier des années 1970. La manne pétrolière a également engendré des changements profonds dans le travail des femmes en favorisant l’importation d’une main-d’œuvre étrangère féminine pour les travaux domestiques, désormais considérés comme inappropriés pour les femmes saoudiennes. Les femmes ont alors progressivement perdu le contrôle de l’espace privé qui jusque là demeurait un domaine d’exercice de pouvoir féminin. M. AlRasheed montre alors qu’à partir de cette époque les femmes saoudiennes rentrent de plus en plus dans un marché de la consommation, à la fois comme consommatrices mais aussi comme marchandise échangée par les hommes qui en ont les moyens. Les privilèges masculins consacrés par la charia – la polygamie et les mariages de plaisir (misfar et misyar) avant tout – se renforcent avec les nouvelles possibilités financières liées au marché du pétrole. Le chapitre 4 analyse la période de l’après11 septembre 2001. Sous la pression internationale, l’État saoudien se voit contraint d’assouplir les restrictions à l’encontre des femmes. Il doit aussi combattre idéologiquement les mouvements religieux radicaux qui se sont développé dans le pays. La question des femmes redevient centrale en tant que symbole de modernité. L’éducation des femmes est alors retirée du contrôle des religieux pour rentrer sous la direction directe de l’État. Les femmes cosmopolites et entreprenantes deviennent ainsi la figure présentable du régime saoudien et participent à une opération de séduction sur la scène internationale. Mais M. Al-Rasheed rappelle aussi que la société saoudienne de l’après-11 Septembre demeure une société où le pouvoir de l’État repose sur un modèle autoritaire et centralisé. L’absence d’une réelle société civile est, selon l’auteure, la cause principale de cet immobilisme politique saoudien. Les chapitres 5 et 6 qui fournissent peut-être les matériaux les plus originaux de l’ouvrage, montrent alors comment la littérature féminine des dernières années peut être considérée comme un espace de liberté dans cette situation. À travers des entretiens et la lecture attentive de leurs ❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 64 No 5 ❘ 2014 COMPTES RENDUS ❘ 1005 ouvrages, M. Al-Rasheed souligne comment les écrivaines saoudiennes de cette nouvelle génération sont capables de critiquer leur propre société et les traditions qu’elles considèrent comme une entrave à l’émancipation féminine. Le chapitre 6 est particulièrement dédié aux écrivaines plus jeunes qui n’hésitent pas à briser certains tabous sociétaux et religieux en parlant ouvertement de désir sexuel, de séduction, d’homosexualité. Elles insistent aussi sur le sentiment de liberté auquel elles aspirent. Toutefois, les écrits de ces femmes ne remettent jamais en cause le régime ni le rôle de l’État, si bien que, pour M. Al-Rasheed, cette littérature ne peut être considérée comme véritablement subversive. De la même façon, les femmes activistes ou religieuses qui luttent pour les droits des femmes reconnaissent uniquement l’État comme arbitre et pourvoyeur d’émancipation. Comme le septième chapitre le montre de façon très claire, les femmes religieuses se battent pour un contrôle accru sur les comportements des hommes notamment dans l’espace public où les femmes deviennent de plus en plus présentes, et donc contre les harcèlements auxquels elles sont exposées. Mais elles en appellent justement à l’État pour contenir et réparer les méfaits de la modernisation. De l’autre côté, les femmes activistes d’inspiration libérale réclament aussi l’intervention de l’État pour plus de liberté personnelle pour les femmes. La campagne symbole pour l’obtention du droit de conduire en est un exemple éclairant. Cette situation de dépendance des femmes envers l’État, permet à celui-ci de s’investir toujours plus dans une fonction de « patriarcat d’État » (p. 282) se substituant progressivement au « patriarcat privé » des pères et des proches des femmes. Le dernier chapitre met en perspective les récentes avancées démocratiques intervenues depuis 2011 dans les pays arabes et la situation en Arabie saoudite. À travers une analyse de ce qu’on appelle le « Printemps arabe », M. Al-Rasheed pointe les formes d’inertie de la société saoudienne face au changement. Elle remarque aussi que des évolutions se font jour et qu’une perspective émancipatrice, pour les femmes comme pour la société en son entier, n’est pas complètement à exclure dans un futur proche. A Most Masculine State est un livre important qui offre des analyses historiques, anthropologiques et politiques riches et indispensables pour comprendre la société saoudienne et l’importance de la place des femmes à l’intérieur de celle-ci. Pourtant, on peut regretter un manque de précision concernant la définition et le périmètre d’intervention de l’État. Si M. Al-Rasheed montre bien le rôle des interconnexions entre la sphère religieuse, politique et économique dans la constitution de l’État, et comment les instances religieuses ont été massivement institutionnalisées – devenant partie prenante du pouvoir étatique –, elle utilise souvent la notion d’État comme un synonyme de la seule famille royale. On ne comprend dès lors plus quelles sont les institutions qui entrent dans sa définition d’État et lesquelles en sont exclues. Pour les mêmes raisons, la définition de société civile demeure également pour le moins ambiguë. Malgré ces quelques remarques, ce livre constitue tout autant un travail novateur pour celles et ceux qui s’intéressent à l’Arabie Saoudite ou plus largement au monde islamique, qu’une tentative réussie d’analyse des imbrications complexes entre les rapports de genre, le politique et le religieux dans la constitution du pouvoir idéologique et matériel de l’État. Gianfranco Rebucini – Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC)/EHESS, Laios Charpentier (Isabelle) – Le Rouge aux joues. Virginité, interdits sexuels et rapports de genre au Maghreb. – Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013 (Long-courriers). 334 p. À partir de quelles formes de violences physiques et symboliques la préservation de la virginité est-elle perpétuée au Maghreb ? De quelle façon l’imposition de cette normativité est-elle vécue par les femmes ? Quelles pratiques sociales effectives se cachent derrière la dimension symbolique de la protection de l’hymen avant le mariage ? Ces questions traversent le livre d’Isabelle Charpentier comme un fil rouge. Il s’agit de rendre compte « des stratégies de prise de parole » d’écrivaines marocaines et algériennes à partir de l’analyse d’un corpus constitué d’une centaine d’ouvrages et d’une trentaine d’entretiens semidirectifs menés entre 2006 et 2012. Si le respect de l’interdit de la virginité constitue l’un des aspects de « la socialisation de la sexualité », il fait également l’objet de certaines transformations socio-culturelles perceptibles au sein des productions littéraires écrites par les femmes. À partir de ❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 64 No 5 ❘ 2014