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À bâbord !
Revue sociale et politique
Il n’y a pas de discours anti-réactionnaire
Maxime Fortin-Archambault et Gabriel Lévesque-Toupin
Numéro 98, hiver 2024
Démasquer la réaction
URI : https://id.erudit.org/iderudit/104062ac
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Éditeur(s)
Revue À bâbord !
ISSN
1710-209X (imprimé)
1710-2103 (numérique)
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Citer cet article
Fortin-Archambault, M. & Lévesque-Toupin, G. (2024). Il n’y a pas de discours
anti-réactionnaire. À bâbord !, (98), 50–51.
Tous droits réservés © Maxime Fortin-Archambault, Gabriel Lévesque-Toupin,
2024
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DOSSIER - DÉMASQUER LA RÉACTION
IL N’Y A PAS DE DISCOURS
ANTI-RÉACTIONNAIRE
Maxime Fortin-Archambault et Gabriel Lévesque-Toupin, candidats au doctorat en philosophie
La vitesse à laquelle les discours réactionnaires sont diffusés a de quoi fatiguer quiconque
les juge dangereux et s’échine à montrer leur errance. Mais un tel effort est vain, car aucune
réponse à ces discours n’est susceptible de faire changer d’avis leurs producteurs ou celles et
ceux qui y adhèrent. Voici plutôt comment critiquer un réactionnaire sans se fatiguer.
Pour critiquer ce qui est courant de nommer « la réaction », on
gagnerait à la concevoir, d’une part, comme un conglomérat des
personnes qui produisent des discours réactionnaires, et de l’autre,
comme un groupe d’individus pour qui ces discours paraissent
sensés, voire réconfortants, et autour desquels ils se réunissent
(des forums 4chan à la 1 Million March 4 Children). À l’inverse,
réduire ces phénomènes à « la réaction » risque de les poser sous
la forme de l’unité, comme si celle-ci allait de soi, et passe sous
silence que leur contenu politique et social est hétéroclite. Par
exemple, le projet conservateur catholique pur et dur de retour
aux valeurs et à une structure sociale d’antan ne s’assimile pas
aisément au discours des nationalistes identitaires, qui expriment
un fétiche de l’État, de la nation et de la langue – et encore moins
avec celui des « incels » qui, convaincus de l’existence d’une hiérarchie naturelle de l’attirance sexuelle au bas de laquelle ils se
situent, fantasment un monde où chaque homme se voit attribuer
une femme.
Justement, l’essence de la réaction n’a rien à voir avec son
contenu politique. En vérité, les discours réactionnaires sont une
tentative de répondre à un besoin psychique socialement produit,
celui que disparaissent l’angoisse produite par l’impuissance politique et la précarité économique, réelle ou anticipée. Le présent
ordre social et économique capitaliste nous fait généralement ressentir que nous ne sommes qu’à une crise sociale « imprévue » de
nous retrouver sans le sou, malgré sa promesse qu’en échange de
notre temps au travail, il nous garantit la réalisation de soi. Et alors
que la vie politique au sein de la démocratie représentative promet
le droit universel et l’accès égalitaire aux conditions nécessaires à
l’autodétermination, elle réalise cette égalité de manière abstraite
et indifférente à la situation concrète des individus (par exemple,
on peut seulement affirmer que l’accès égalitaire à un logement
décent est réalisé si on ignore les différences de moyens économiques entre les personnes), et elle réduit l’idée de l’autodétermination, du pouvoir politique concret d’aménager son existence,
à la « liberté » de choisir son poison.
DE L’ANGOISSE À L’AGRESSION
Or, les discours réactionnaires réagissent à l’angoisse sociale non
pas en visant ses causes, mais en offrant plutôt un palliatif au sentiment. Ils traduisent les causes de l’impuissance politique et de la
précarité en luttes culturelles et symboliques, et placent leurs producteurs, comme les individus qui s’y identifient, dans la position
assurée de « défenseurs de la civilisation ». C’est bien commode :
il suffit, pour que la réaction réagisse et mette en branle sa phraséologie, d’imaginer une culture menacée (toujours la sienne) et
des menaces extérieures, peu importe lesquelles (l’idéologie woke
dans le nouveau passeport canadien, le titre Mx d’un·e enseignant·e, etc.).
Illustration : Alex Fatta
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S’opère alors un renversement ironique : l’organisation sociale
qui bloque la possibilité que cesse l’angoisse une fois pour toutes,
transfigurée en culture menacée, est désormais perçue comme
ce qui calmera l’angoisse, et qu’il faut pour cette raison défendre.
Par-là, les causes réelles de cette angoisse sociale sont recouvertes
d’un voile idéologique. « Non, le problème n’est pas l’organisation de
la vie politique démocratique, mais bien les attaques contre celle-ci
par le wokisme. » « Non, la crise du logement n’est pas une crise du
logement, mais le symbole des dommages de l’immigration pour la
nation québécoise. » Au bout du compte, la dernière promesse rompue est celle de la réaction elle-même : en voilant les causes réelles
de l’angoisse, ou bien par plat intérêt matériel, ou bien par réflexe
d’autoconservation, sa logorrhée défensive se rend inapte à l’abolir.
C’est que l’essence de la réaction est à trouver dans la pseudo-radicalité de sa réponse au besoin que cesse l’angoisse – ou,
ce qui revient au même, dans sa tactique de prestidigitation qui
la métamorphose en groupe culturel minoritaire menacé et qui
présente le statu quo comme la seule organisation sociale raisonnable possible. La réaction ne sait pas qu’« il ne suffit pas, pour
créer une contradiction historique, de se déclarer en contradiction
avec le monde entier. On peut se figurer être un objet de scandale
universel, parce que, par maladresse [ou par habitude commerciale
et intérêt matériel], on scandalise universellement1 », mais cela ne
signifie pas qu’on critique véritablement et de manière subversive
l’ordre existant.
L’unique soulagement auquel ont droit les groupes d’individus qui s’identifient aux discours réactionnaires est symbolique.
En s’identifiant à l’image d’une culture collective menacée, mais
néanmoins représentante de la « civilisation », ceux-ci compensent
leur propre impuissance par la puissance fantasmée d’un tout
plus grand qu’eux, pour lequel dévotion et sacrifice (de soi comme
d’autrui) paraissent raisonnables. Faire partie de ces groupes est
d’autant plus satisfaisant lorsque ceux-ci proposent des récits et
schèmes interprétatifs qui prétendent « tout » dévoiler au grand
jour (qu’on pense aux « grands dévoilements » de QAnon, par
exemple dans le style du « Pizzagate »). En adhérant à cette logique
de compensation, ils évitent la remise en question de soi et de la
forme de la société qu’exigerait l’effort de nommer le mal par son
nom. Plutôt, ils érigent en « cause » du mal le prochain objet auquel
la réaction réagira (les immigrants allophones, les travailleurs temporaires, les écologistes, les locataires…).
Finalement, l’impuissance d’être en proie à l’angoisse est compensée en devenant soi-même le bourreau de son prochain. Qui
s’identifie à de tels discours et aux groupes qu’ils agglutinent reçoit
un soulagement temporaire, soit. Grand bien lui fasse : c’est tout
ce qu’il a.
répète la même erreur et se réduit à n’être que le contrepoint de
la réaction. Ni la représentation de la diversité sociale concrète
dans la sphère culturelle ou politique, ni la gouvernance qui, en
mode relations publiques, se confond d’excuses à chaque nouveau
scandale (qu’il s’agisse de la mort d’une autochtone supervisée par
un personnel soignant radicalement désensibilisé à la souffrance
d’autrui ou de l’ovation d’un ex-soldat nazi aux communes), ne sont
suffisantes pour répondre au besoin légitime de vivre notre vie
sans être en proie à cette angoisse.
Des valeurs telles que le dialogue, l’ouverture et l’inclusion ne
peuvent pas à elles seules lever le voile idéologique et psychologique que tisse la réaction et elles risquent en plus de devenir à leur
tour des fétiches. Certaines activités politiques (autant l’expression
sur les réseaux sociaux de bons sentiments pour les victimes du
dernier conflit armé que les pratiques de consommation éthique)
visent après tout moins à résoudre les conflits matériels qu’à soulager elles aussi le sentiment d’angoisse et d’impuissance sociales.
La juste pratique politique d’opposition à la réaction devra
être radicale, c’est-à-dire refuser de répondre sur son terrain et,
sans se poser en grand parapluie universaliste qui subsume les
luttes « particulières », s’attaquer directement à ce qui se cache
derrière le voile (par exemple, en retirant les appuis socio-économiques3 à la réaction dans sa croisade défensive ; en découplant
de notre conception des pratiques démocratiques l’impératif de
« neutralité » médiatique qui transforme la réaction, en invité·es
sur les plateaux de télévision ; ou en offrant les services et l’appui
matériel que demandent les groupes sociaux marginalisés). Tant
que les conditions sociales actuelles persistent, les discours réactionnaires les accompagneront comme leurs chiens de garde.
1. Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille ou Critique de la critique
critique, Paris, Les éditions sociales, 2019, p. 173.
2. Bo Burnham, “That Funny Feeling”, Inside, 2021.
3. Un « appui socio-économique » ne signifie pas immédiatement un
financement direct. Des plateformes telles que Meta ou X (anciennement
Twitter) capitalisent grandement sur les discours réactionnaires et les
laissent pulluler sous couvert de liberté d’expression. La structure même de
ces discours, celle d’un tissu de stimuli psychiques excitatifs qui font boule
de neige, génère du trafic, c’est-à-dire de l’échange, c’est-à-dire du profit pour
ces plateformes. Dans un tel contexte, ces appuis socio-économiques, même
passifs et indirects, encouragent la propagation de la réaction.
LA PRAXIS DE FAÇADE
Mais à son opposé, une politique d’opposition à la réaction qui
accepte de lutter sur ce même terrain culturel et symbolique rompt
à son tour avec la promesse d’en finir avec ce sentiment et se cantonne à n’être qu’un « backlash to the backlash to the thing that’s
just begun2 ». Toute politique de gauche strictement symbolique
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