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Marivaux, Le Spectateur français Analyse Littéraire et Portraits des Habitants de Paris par Lisa Waldvogel – Université Rennes 2 Pierre Carlier de Chamblain de Marivaux, que nous connaissons plus couramment sous le nom de Marivaux, est, avant tout, dans la langue française, à l’origine d’un mot : d’un verbe, tout d’abord, marivauder, et de son substantif, le marivaudage. C’est en effet son théâtre qui est entré dans la postérité : il est aujourd’hui l’auteur de théâtre du XVIII e siècle le plus joué en France, suscitant admirations et intérêts pour la qualité de son écriture dramatique, et en particulier pour ce style précieux, galant et subtile que l’on nommera donc marivaudage, qui dissimule bien souvent faux semblants et badinages hypocrites de l’amour que le public de l’époque a pu découvrir dans des pièces telles que La double Inconstance, Le Jeu de l’Amour et du Hasard, etc. Cependant, la carrière dramatique de Marivaux occupe vingt-cinq ans de sa vie, de 1720 à 1746, alors que ses contributions à divers périodiques et l’écriture de ses fameuses « feuilles volantes » s’étalent sur près de quarante ans, depuis ses premiers articles dans le Mercure galant en 1717, en passant par la création de son propre journal, Le Spectateur français, en 1721 (adaptation française du Spectator anglais d’Addison et de Steele, ayant eu un certain impact sur la scène journalistique européenne et dont Marivaux tentera un temps de s’inspirer, avant de développer son propre style) jusqu’à ses séries de Réflexions philosophiques publiées dans les années 1750. Bien que la carrière journalistique ne soit désormais plus à démontrer, il aura néanmoins fallu attendre la fin des années 1960 pour que les périodiques et articles en tout genre de Marivaux soient remis au goût du jour après près de deux siècles d’indifférence. Cependant, pour comprendre la considérable importance de ses écrits, il est nécessaire de rappeler la situation en ce début de XVIIIe siècle en France en matière de journalisme et d’accès à l’information : en effet, la France vient de peaufiner la mise-en-place d’un système de contrôle et de censure très élaboré, au travers, notamment, de La Gazette, périodique d’actualité politique créée en 1631 ayant le monopole sur la diffusion d’informations et un droit de privilège perpétuel, et qui se trouve avoir des liens très étroits avec le pouvoir puisque c’est Richelieu qui a soutenu sa création et que Louis XIII y écrit parfois lui- même les articles le concernant. Il faudra attendre 1665 et la création du Journal des savants pour diversifier un peu l’offre du marché en proposant des publications scientifiques sérieuses et modernes, s’adressant à un public très restreint d’érudits et de chercheurs. Puis, en 1672 est finalement fondé Le Mercure galant (plus tard rebaptisé Le Mercure de France) troisième et dernier périodique français arrangé d’un privilège perpétuel : traitant de sujets plus légers et frivoles, ce journal était surtout axé sur les échos de la vie à la Cour, l’actualité des représentations théâtrales ainsi que les sorties littéraires, musicales et culturelles. Ces trois journaux couvraient donc de manière parfaitement délimitée trois types d’information différente (grosso-modo : politique, 1/5 science et culture) s’adressant à des lecteurs clairement identifiés tout en respectant néanmoins les normes d’un journalisme de célébration, en constant asservissement et docilité vis-à-vis du pouvoir en période de Régence. Marivaux contribuera quelques années au Mercure galant, duquel est, entre autres, extrait Caractères des habitants de Paris qu’il écrivit anonymement en 1717 sous l’alias de « Théophraste moderne » (nous y reviendrons), article qui a par la suite été révisé post-mortem avec d’autres dans ses Journaux (2010). Cependant, dans la mécanique littéraire et journalistique parfaitement rodée du XVIIIe, Marivaux détonne. Articles inachevés, décousus, imprécis, sans finalité narrative évidente, le journaliste cherche à ériger un nouveau genre en se défaisant des modèles écrasants de son étiquette (« écrire en homme » selon la formule de la première page du Spectateur français, ce qu’il mettra en place notamment en érigeant les postulats d’une narration à la 1e personne du singulier particulièrement libertaire) en repensant toute la structure narrative derrière le partage d’informations pour un retour à la simplicité révélatrice de vérité, à la naïveté fondamentale que Marivaux nomme « singularité », et que nous allons ici tenter de mettre en lumière. Tout d’abord, la première chose qu’il semble important de souligner est la voix du narrateur : en effet, Marivaux écrit à la première personne du singulier, « Je ». Cela n’a rien d’un hasard : quand on diminue le rôle de l’auteur, on fait grandir en proportion celui qui prend sa place et qui nous guide à travers l’histoire, le personnage-narrateur, qui se retrouve au centre de l’attention. Chez Marivaux, ce rôle de journaliste-narrateur immersif est récurrent, il lui donne même le nom de « spectateur » (de son Spectateur français). Ce type de narration, qui fera légion au XXe siècle mais qui n’en est encore qu’à ses balbutiements au XVIIIe siècle, permet à l’auteur de divaguer, de se laisser surprendre par les hasards de son esprit pour une expérience indéniablement réaliste : nous voyons, ressentons, vivons les évènements à travers ce « je » singulier et particulièrement moderne. Marivaux se détache ainsi de toute prérogative de style ou prescription narrative, il répugne au sujet fixe au vue d’une sorte de libertinage d’idées, au sein de laquelle il peut choisir librement de développer, ou non, les ébauches de réflexion qui lui viennent en tête. Derechef, ce « je » de récitation permet de légitimer un certain nombre d’interrogations, dans une sorte d’échange imaginaire entre narrateur et lecteur, qui sert en réalité de prétexte à Marivaux pour exposer sa thèse : « là-dessus, vous vous imaginez que le Peuple est méchant […] vous avez raison », « Que pensez-vous de ces deux mouvements ? ». Le narrateur s’inscrit ainsi sensiblement dans la mouvance du temps et des choses, en proposant une écriture libérée, plus en proie avec le réel du terrain ; certains critiques reprocheront d’ailleurs à Mariaux ce style trop décousu, jugé incompréhensible car passant en permanence du coq à l’âne, sans trop de préoccupations de compréhensibilité et de cohésion. En réalité, nous pouvons déceler dans les Caractères des habitants de Paris, mais également dans le Spectateur et dans les autres journaux rédigés par Marivaux, les prémices de ce qui sera, dans les siècles à venir, la clef de voûte du journalisme, particulièrement du journalisme d’information. En effet, ce n’est une surprise pour personne de constater qu’au XXIe siècle, le discours de l’informité est ininterrompu dans les journaux, puisque les sujets d’actualité ont un début mais pas forcément une fin : le récit est donné, puis 2/5 interrompu, abordé à nouveau, interrompu, repris… L’information est partout autour de nous, omniprésente, et c’est le devoir du narrateur de nous la transmettre comme elle lui parvient, dans la réalité du monde qui l’entoure, sans artifices de style ou de quête esthétique particulière : tout simplement, pour le dire en des termes plus marivaudiens, le style est la pensée même, cette « singularité » que traque l’auteur. De plus, nous noterons l’emploi répétitif de verbes du champ lexical sensoriel (voir, entendre, regarder) tout au long du texte. Ces usages répétitifs démontrent, tout autant que l’oisiveté du narrateur, un reconditionnement de la pensée philosophique antique, la vita contemplativa, qui promeut le statut de l’observateur dans la cité, dans la vie urbaine, au profit d’une expérience méditative et sensorielle avec le monde qui l’entoure, qui lui permettra un nouveau contact avec la réalité. C’est par le sentiment que s’exprime la vérité de l’âme selon Marivaux, et l’esprit d’observation du narrateur est donc exacerbé par cette quête de vérité, proposant là un nouveau modèle de travail journalistique, axée sur la perception et le ressenti. A ce sujet, il est intéressant de se pencher plus longuement sur le premier paragraphe de notre extrait de Caractères des habitants de Paris et de constater que Marivaux décrit le Peuple comme « vrai Caméléon qui reçoit toutes les impressions qui l’entoure ». La comparaison au caméléon peut dans un premier temps paraître surprenante, elle n’est pourtant pas nouvelle chez Marivaux : c’est une allusion à la nature reptilienne de l’homme, qui expliquent selon lui son caractère changeant, versatile (le narrateur présente lui-même « le génie du Peuple inconstant par nature » et renforce ainsi l’idée que ce caractère est congénital, inné). Il décrit ainsi non seulement le composition vacillant des hommes, qui deviennent haineux à cause de « ce qu’il[s] voi[ent] et de ce qu’il[s] entend[ent] », mais il promeut également, dans une polysémie surprenante, la démarche journalistique qu’il contribue à développer ainsi que le rôle de son propre narrateur au sein de son récit, caméléon au milieu de la foule, à l’affut des réactions, des constatations, des analogies qu’il pourrait en tirer. En parcourant la suite du texte, il est indispensable d’examiner un instant le récit des deux brigands, point culminant de l’extrait, à travers lequel le narrateur nous décrit la scène de l’exécution de voleurs dans la Capitale, qui ameuta bon nombre de badauds, dont une jeune fille, qui marqua particulièrement le narrateur, puisqu’attristée par le spectacle qu’elle s’apprêtait à voir, mais néanmoins impatiente d’y assister, scène impactante soulignant l’emprise malfaisante et voyeuriste que peut avoir le macabre sur les hommes, singulier dans notre société, et qui en devient donc curieux. Tout d’abord, il est important de remarquer que Marivaux cultive encore le rôle de son narrateur, qui flâne dans les rues et qui croise « un jour » le chemin de cette parade funeste, il n’y a pas de notion de temps, pas de date, d’heure précise : c’est le mythe de la promenade instructive, des flâneries toujours pleines de surprises, d’enseignements. Le champ d’action de l’observateur est la rue, lieu de rencontres inattendues, d’interactions aléatoires ; Marivaux fait donc le choix de la diversité en se plaçant dans des situations éphémères, imprévisibles et à la subjectivité plurielle. Cette cohue, cet amas de gens, jouent en réalité un rôle centrale : la populace, bien qu’anonyme, sans nom ni visage, est immense, multiple, 3/5 hétérogène, et est définie par plusieurs termes, tous écrits avec une majuscule pour signifier son abondance : « ce Peuple », « une foule de Peuple ». A travers l’agitation, les réactions varient et le narrateur guette : c’est son objet d’étude : « je vis une foule de Peuple qui les suivait, je lui remarquai deux mouvements ». C’est de cette observation que nait ses théories, ses hypothèses, sa quête de réponses. De plus, il ne fait pas que le choix de dénoncer l’attrait exercé par les mises-à-mort sur la population, Marivaux se propose d'étudier les passions et de raisonner sur ces dernières. Au contraire des romanciers et des dramaturges de son temps, il ne traduit pas en récits l’objet de son étude pour ensuite en tirer des enseignements, il observe et nous intéresse à son sujet par l’acte même d’observation. Il ne fictionnalise pas les passions ; il dévoile les dynamiques qui se cachent derrière ces dernières pour ensuite pouvoir expliquer en vertu de quelles lois elles agissent : il s’attarde sur les événements pour en décrire les origines et les conséquences, morales tout d’abord, puis sociétales. Ici, c’est la « voix publique » qui est dénoncée, cette même qui échauffe les esprits des gens du peuple et qui semble semer la graine de la discorde. Sans visage ni nom, ce fantôme dicte le comportement des hommes, qu’ils soient justifiés ou non (« non pas qu’ils aient conclu qu’ils le méritent »). Le rôle du spectateur est ici de dénoncer l’influence de cette force extérieure, qui s’empare de chacun de nous sans crier gare et altère notre jugement, de la mettre en lumière pour signifier aux yeux de tous son pouvoir sur nos vies, pour pouvoir un jour se défaire de son emprise. On retrouve donc dans ce passage l’héritage moraliste de Marivaux, disciple des philosophes du Grand siècle comme Pascal, La Rochefoucauld mais surtout La Bruyère et ses Caractères (dont le titre rappelle celui de notre extrait, Caractères des habitants de Paris. Marivaux se situe donc d’office dans la lignée de La Bruyère). En effet, le récit des deux brigands et de la jeune femme à la « larme à l’œil » rappelle clairement les maximes, réflexions et portraits de Jean de la Bruyère, qui, au travers de ces derniers, véritable miroir de la société, rendait compte de la vanité du monde et des choses. La vision des deux hommes n’est en effet pas si éloignée : comme son prédécesseur, Marivaux développe l’idée que la littérature (et la philosophie, en terme plus général) a pour rôle d’observer les hommes, pour en démêler les vices et les ridicules et ainsi s’éclairer sur la voie morale à suivre. Cette doctrine remonte en réalité jusqu’à la Grèce antique en la personne du philosophe Théophraste, qui avait pour ambition de parvenir à énoncer les causes et raisons de tout ce qu’il constatait et analysait, et ce en accumulant conjointement observations, analogies et nouvelles hypothèses, pour parvenir à la vérité pure. Ce n’est pas un hasard si Marivaux écrit Caractères des habitants de Paris sous le pseudonyme de « Théophraste moderne ». Il y cristallise les préoccupations moralistes de son époque tout en s’inscrivant dans une longue tradition philosophique : qu’en est-il de l’homme dans le monde et dans la société ? Est-il véritablement libre ? Comment exercer le devoir de raison vis-à-vis du monde et des forces qui le gouvernent ? Dès lors, penchons-nous sur les conclusions que porte le narrateur sur son observation ; il voit le peuple comme « incapable de penser et de sentir par [lui]-même, et comme esclave de tous les objets qui [le] frappent ». Nous retrouvons ici une thèse en opposition complète avec la théorie du cogito 4/5 ergo sum (je pense donc je suis) et qui présente la foule comme une sorte de pantin désarticulé, de machine (selon la théorie des animaux-machines de Descartes, qui seraient incapables de sentiments, régis seulement par le principe de stimuli/réactions), manipulé par des forces internes qu’elle ne serait pas en mesure de comprendre. D’un autre côté, Marivaux propose la solution à cet aveuglement : sa quête de vérité par l’observation doit permettre de se libérer de cette constitution en révélant la véritable nature de l’homme. La preuve : « Par ce système, je vois clair comme le jour ma raison de ces deux mouvements contraires » nous assure Marivaux à travers son narrateur ; nous noterons que c’est la seule utilisation du verbe voir au sens imagé de tout le texte, signe que l’observation (physique) débouche sur la réflexion (mentale), puis sur le dessillement du narrateur, à l’accès à la vérité. Grâce à la perception du narrateur aiguisée par son sentiment tourné vers le monde extérieur, il s’ouvre à la réflexion interne et permet de pousser son raisonnement jusqu’à une sorte de résolution de sa problématique, d’’enseignement morale et philosophique à en tirer ; dans ce cas-ci, c’est la « machine devenue curieuse ». On soulignera ici encore l’emploi du terme « machine », propre ici encore à la théorie des animaux-machines de Descartes, et qui contribue à renforcer l’idée du déterminisme de l’homme et, par extension, de la société humaine. Ainsi donc, Marivaux a su nous présenter, au travers de ses Caractères des habitants de Paris et de son narrateur-spectateur particulièrement immersif, en proie direct avec le réel du monde, un bref aperçu de ce qu’allait devenir le journalisme dans les siècles qui lui précéderont, tout en soutenant et développant sa philosophie moraliste, héritée notamment de La Bruyère et de Théophraste, basée sur la contemplation et l’analyse des mœurs de la société, entraînant indéniablement une introspection vivace de l’âme humaine, dans tous ses vices et travers, pour pouvoir en déceler les artifices et mieux savoir s’en prévenir. Marivaux part du principe que ces tares sont innées chez l’homme, puisqu’influencé par des forces extérieures qu’il ne semble pas en mesure de comprendre et donc prédéterminé à un certain comportement ; cependant, la voix morale, si tant est qu’elle est poursuivie, peut mener à la salvation, bien qu’elle soit semée d’embûches et de déconvenues. Pour conclure au sujet de Marivaux et de sa contribution à la littérature par sa notable « singularité » de style, laissons les derniers mots à Sainte- Beuve, grand critique littéraire et fervent admirateur de l’auteur : « Sans doute le mot de marivaudage s'est fixé dans la langue à titre de défaut : qui dit marivaudage dit plus ou moins badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et poli […] Prenez garde de n'en pas trop mal parler. C'est qu'il y a un fonds chez Marivaux ; il a sa forme à lui, singulière en effet, et dont il abuse ; mais comme cette forme porte sur un coin réel et vrai de la nature humaine, c'est assez pour qu'il vive et pour qu'il reste de lui mieux qu'un nom ». 5/5