Jacques AMAR
LES IDENTITES RELIGIEUSES CONTEMPORAINES DANS LE MIROIR DES
DROITS DE L'HOMME
Le présent travail est le fruit d’une thèse en sociologie soutenue le 5
décembre 2012 à l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense devant un jury
composé de :
Monsieur Arnaud Raynouard, Professeur de droit privé, Université ParisDauphine
Madame Dominique Schnapper, Présidente du jury, Directrice d’études à
l’EHESS
Madame Perrine Simon-Nahum, Directrice de recherches au CNRS
Monsieur Shmuel Trigano, Professeur en sociologie, Université ParisOuest Nanterre
Le jury a décerné au travail ici présenté la plus haute mention :
Félicitations du jury à l’unanimité.
L’Université
ParisOuest Nanterre La Défense n’entend donner aucune
approbation ni improbation aux opinions émises dans
cette thèse. Ces opinions doivent être considérées
comme propres à leur auteur.
REMERCIEMENTS
Que soient ici remerciés :
- le professeur Shmuel Trigano pour avoir accepté de diriger ce travail ;
- les différentes personnes qui, par leurs conseils ou aides techniques, m’ont
aidé à mener à bien ce travail ;
- ma sœur Stella Amar ;
- l’équipe de l’Institut Droit Dauphine pour m’avoir laissé mener les
recherches comme je l’entendais ;
Même si c’est un travail relevant d’une discipline profane, que l’Eternel
tout puissant trouve ici l’expression de ma reconnaissance.
A Stéphanie
A mes enfants, Ezra, Myriam, Touvia et Noam
A mes parents
– La question, dit Alice, est de savoir si vous avez
le pouvoir de faire que les mots signifient autre
chose que ce qu'ils veulent dire.
— La question, riposta Heumpty Deumpty, est de
savoir qui sera le maître... un point, c'est tout.
Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir, Tout
Alice, Flammarion, 1979, p. 281
La reine possédait un miroir magique, don d’une
fée, qui répondait à toutes les questions. Chaque
matin, tandis que la reine se coiffait, elle lui
demandait :
– Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi, dismoi que je suis la plus belle. Et, invariablement,
le miroir répondait :
– En cherchant à la ronde, dans tout le vaste
monde, on ne trouve pas plus belle que toi. »
Frères Grimm, Blanche Neige, 1812
Sommaire
INTRODUCTION ........................................................................................................... 9
PARTIE PRELIMINAIRE : LE DROIT COMME OBJET D’ETUDE SOCIOLOGIQUE............ 21
Chapitre 1 : Intérêt d’une étude sociologique fondée sur un phénomène juridique .... 23
Chapitre 2 : Considérations méthodologiques ............................................................................ 77
PREMIERE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE
L’IDENTITE RELIGIEUSE .......................................................................................... 119
Chapitre 1 : L’identité religieuse comme identité universelle : mise en perspective de
la référence à l’universel .................................................................................................................... 123
Chapitre 2 : La dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité
religieuse de l’homme moderne...................................................................................................... 189
Chapitre 3 : La Cour européenne des droits de l’homme comme réceptacle et
expression des prétentions religieuses des individu .............................................................. 236
Conclusion de la première partie.................................................................................................... 285
DEUXIEME PARTIE : ANALYSE DE LA REFERENCE AUX DROITS DE L’HOMME POUR
EXPRIMER L’IDENTITE RELIGIEUSE ........................................................................ 289
Chapitre 1 : Essai de généalogie des droits de l’homme ........................................................ 293
Chapitre 2 : Des facteurs de dissémination des droits de l’homme .................................. 367
Chapitre 3 : L’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme
selon la religion du requérant .......................................................................................................... 389
Conclusion de la deuxième partie................................................................................................... 425
TROISIEME PARTIE : ESSAI DE SYSTEMATISATION : SOCIETE DU LITIGE ET SOCIETE
DU DIFFEREND........................................................................................................ 431
Chapitre premier : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend :
l’approche institutionnelle ................................................................................................................ 441
Chapitre 2 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend :
l’approche substantielle ..................................................................................................................... 479
Conclusion Troisième Partie ............................................................................................................ 532
CONCLUSION .......................................................................................................... 536
INTRODUCTION
Droits de l’homme et religion : Pourquoi les textes relatifs aux droits de
l’homme occupent-ils aujourd’hui une si grande place tant dans le contentieux
que dans les débats médiatiques ? Comment expliquer que ces mêmes textes
servent à présent de support pour formuler les manifestations contemporaines
de l’identité religieuse ?
Pour paraphraser P. Fauconnet dont l’étude sociologique sur la
responsabilité constitue le modèle à partir duquel a été mené le présent travail,
en substituant l’expression droits de l’homme au mot responsabilité, « il y a
des faits de responsabilité droits de l’homme. Ce sont des faits sociaux et,
dans le genre social, ils appartiennent à l’espèce des faits juridiques et
moraux »1. Nous complétons : il y a dans ces faits droits de l’homme une
manière d’exprimer l’identité religieuse. L’auteur continue : « les règles et les
jugements de droits de l’homme responsabilité sont évidemment des faits : ils
tombent sous l’observation, on peut les décrire, les raconter, les situer, les
dater. Et ce sont assurément des faits sociaux ». La présente thèse a pour objet
d’étudier ces faits sociaux, c’est-à-dire les manifestations de l’identité
religieuse en France à partir de données juridiques.
1
P. Fauconnet, La responsabilité, Etude sociologique, 1928, ed. uqac, p. 33.
-9-
Différents faits justifient d’entreprendre une telle démarche. Sur le plan
individuel, il y a la contestation des standards de la carte d’identité2 sur le
fondement de prétentions religieuses articulées à partir des textes consacrés
aux droits fondamentaux. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres,
nous reproduirons le considérant présent dans une décision de la Cour
administrative d’appel de Nancy en date du 2 juin 20053 que l’on retrouve de
façon quasi-identique dans toutes les décisions consacrées à ce problème :
« Le port du voile ou du foulard, par lequel les femmes de confession
musulmane peuvent entendre manifester leurs convictions religieuses, peut
faire l'objet de restrictions notamment dans l'intérêt de l'ordre public ; que les
restrictions que prévoient les dispositions précitées du quatrième alinéa de
l'article 4 du décret du 22 octobre 1955, qui visent à limiter les risques de
falsification et d'usurpation d'identité, ne sont pas disproportionnées au
regard de cet objectif et, par suite, ne méconnaissent pas les stipulations de
l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
et des libertés fondamentales ». La circonstance, invoquée par la requérante,
que la détention de la carte nationale d'identité est facultative ne fait pas
obstacle à ce que le pouvoir réglementaire décide de subordonner la
délivrance de cette carte au respect de prescriptions particulières4.
2
Décret n°55-1397 du 22 octobre 1955 instituant la carte d’identité, article 4 : Sont également
produites à l'appui de la demande de carte nationale d'identité deux photographies de face, tête nue,
de format 3,5 x 4,5 cm, récentes et parfaitement ressemblantes.
3
Cour administrative d’appel de Nancy, n°01NC00831, 2 juin 2005, Mme Delphine N.
4
Pour d’autres décisions similaires, Tribunal administratif de Grenoble, n° 0302352, 30 mars 2005,
Mme Dalila T., Tribunal administratif de Caen, n° 0400352, 21 décembre 2004, Mme Kadriye B.,
Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, n°0204976/3, 0205546/3 et 0205547/3, 5 février 2004,
- 10 -
Sur le plan collectif, la question avait été expressément soulevée par
l’Union des Organisations islamiques de France lors de l’intervention du
Ministère de l’Intérieur en 2003 : les responsables avaient à l’époque proposé
que la réglementation en la matière soit modifiée. Depuis, plusieurs faits
divers ont exprimé le conflit entre la norme étatique et la norme religieuse, le
plus symbolique étant celui sur le respect du principe de laïcité et son relais
contemporain, le débat sur l’interdiction de la burqa. A chaque fois, nous
assistons à une contestation de la norme étatique par l’individu fondée sur les
droits de l’homme.
Ce conflit a même pris une dimension nationale avec le débat lancé par le
Ministre de Intérieur et de l’identité nationale à propos précisément de la
volonté par celui-ci de fixer les contours de cette identité. Dans le passage 1.8
de la circulaire consacrée à l’organisation de ce débat, les questions
parfaitement orientées rendent compte du conflit précédemment exposé : « les
signes ostentatoires d’appartenance religieuse sont-ils compatibles avec les
valeurs de l’identité nationale ? Dans quelle mesure ? La République doit-elle
aller plus loin dans la lutte contre le communautarisme ? » Le paragraphe 1.
13, conclusion de la série de questions constitutive du débat revient même sur
ce point en posant la question de « l’équilibre entre revendication identitaire
M. et Mme Chain S, Cour administrative d'appel de Marseille, n°00NT00416, 30 octobre 2002,
Mme Kadriye B., CE, n°216903, 27 juillet 2001, Fonds de défense des musulmans en justice : Les
restrictions que prévoient les dispositions précitées de l'article 4 du décret du 22 octobre 1955 dans
sa rédaction issue de l'article 5 du décret du 25novembre 1999, qui visent à limiter les risques de
falsification et d'usurpation d'identité, ne sont pas disproportionnées au regard de cet objectif et,
par suite, ne méconnaissent aucune des dispositions susmentionnées et ne portent atteinte ni à la
liberté religieuse ni à la liberté de conscience que ces dispositions garantissent.
- 11 -
et communauté nationale » 5. En même temps, le débat qui portait sur un
sentiment collectif s’est transformé sur un débat sur la perception individuelle
d’une nouvelle réalité : la manifestation religieuse dans l’espace public.
Ces quelques exemples témoignent de l’imbrication permanente entre
différents corps de règles, règles juridiques, règles religieuses. Cette
imbrication brouille les frontières :
- le même fait, comme il se répète, constitue un fait sociologique dont on
peut s’interroger sur la nouveauté au regard d’une comparaison avec les
pratiques religieuses passées ;
- le même fait dépend intrinsèquement des règles de droit qui contribuent à
son émergence. Nous sommes donc confrontés à un fait social qui pose
immanquablement une question de causalité que nous pouvons résumer ainsi :
comment caractériser le rôle de la règle dans la constitution des revendications
religieuses et donc du fait social que nous cherchons à appréhender ?
Ce problème de causalité n’est pas dissociable, en l’espèce de la question de
l’identité. L’identité se définit en effet comme la résultante d’une interaction.
Etudier l’identité revient soit à analyser les facettes de cette interaction soit,
précisément, le résultat de cette interaction. A l’aune du fait social combinant
droits de l’homme et religion, vouloir étudier l’identité religieuse, c’est
vouloir rendre compte à partir de données juridiques, de la volonté de
l’individu d’imposer la propre représentation qu’il a de soi à partir de la
5
Pour
le
texte
de
la
circulaire
du
2
www.débatidentitenationale.fr.
- 12 -
novembre
2009,
on
renverra
au
site
religion qu’il pratique aux normes étatiques générales et indifférenciées qu’il
est censé respecter.
Cette imbrication des règles en présence rend difficile l’identification d’un
fait social univoque susceptible d’aboutir à la détermination d’une causalité
tangible. Tout dépend finalement de l’interaction entre l’individu et la norme
qu’il invoque. L’analyse sociologique d’un phénomène juridique soulève en
effet des problèmes de délimitation de l’objet social à étudier en raison du
constat simple suivant : tout phénomène social est un phénomène juridique.
Notre étude se situe donc délibérément à l’interstice entre sociologie et droit.
Plusieurs propositions de méthode ont été avancées afin d’aboutir à une
description susceptible de produire une analyse de cette dimension sociale tout
en maintenant une autonomie de chacune des disciplines. Toutes présentent
des avantages et des inconvénients pour exposer les multiples facettes du
substrat social en raison précisément de la difficulté conceptuelle à séparer le
phénomène juridique du phénomène social. L’optique retenue ici met l’accent
sur le droit pour essayer de mieux en faire la sociologie en soulevant en
permanence la question de la neutralité juridique et de ses limites. Tout n’est
que question d’interprétation tant dans l’une que dans l’autre discipline ; tout
n’est également toutefois que question d’interprétation en fonction de la
perspective retenue. A ce titre, nous rappellerons la synthèse rédigée par C.
Bouglé, autre auteur qui accompagne cette recherche, sur les relations entre
droit et sociologie à partir de l’ouvrage d'E. Durkheim précité « De la division
du travail social ». C. Bouglé énonce la règle suivante : « Pour la sociologie,
il saute aux yeux qu'elle ne saurait se passer de l'étude des lois et coutumes, et
qu'elle devrait inscrire sur la maison qu'elle veut édifier : 'que nul n'entre ici
s'il n'est juriste' ».
- 13 -
C. Bouglé poursuit : « la réflexion sur le système des lois demeure
l'initiatrice nécessaire : par lui sont précisées et sanctionnées les obligations
essentielles, celles qui fournissent des garanties aux prétentions reconnues
légitimes, celles qui permettent à la vie sociale de durer dans la paix, celles
qui constituent comme l'armature d'une société (…) le fait juridique est
l'aspect réglementé de toutes les choses sociales, que l'esprit des lois est le
rapport que les lois soutiennent avec la mentalité collective tout entière, et
qu'en un sens, la sociologie juridique est toute la sociologie »6 (c’est nous qui
soulignons). Compte tenu du relatif oubli dans lequel cet auteur7 est tombé,
dans une partie préliminaire, nous montrerons ce que nous retenons des
apports conceptuels de chacun.
Nous ajouterons dès maintenant quelques outils extraits de la « boîte à
outils » conceptuels8 utilisés pour mener cette recherche. De façon générale,
dans le débat sur les méthodes en sciences sociales, nous souscrivons
pleinement à l’assertion de H.-G. Gadamer : « l’herméneutique juridique peut
6
C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, 1935, p. 66. Ed. disponible sur le site
de l’Université du Quebec, uqac.
7
Nous signalerons toutefois que l’ouvrage de C. Bouglé a fait l’objet d’une réédition avec une
présentation de S. Audier aux éditions Le bord de l’eau, en 2007 et que les principaux ouvrages de
cet auteur sont disponibles en téléchargement sur Amazon.
8
Comp. le constat dressé par V. de Gaulejac, Sociologues en quête d'identité, Cahiers
internationaux de sociologie, n° 111, 2001, p. 355-362, spéc. p. 355 : « Ce fameux « retour du sujet
» conduit un certain nombre d’entre eux à reconsidérer les rapports entre sociologie et psychologie
dans la mesure où ils ont besoin d’outils pour saisir la dynamique du sujet du côté du vécu, du
personnel et de la subjectivité. Dans ce contexte, les notions d’identité et de sujet deviennent
incontournables, mais difficiles à cerner pour les sociologues qui ne disposent pas des outils
conceptuels et méthodologiques permettant de comprendre la mystérieuse « boîte noire » que
constitue une existence humaine ».
- 14 -
faire retrouver aux sciences humaines leur manière réelle de procéder» 9 . Il y
a un enjeu de compréhension du sens des textes pour comprendre la société
dans laquelle ils sont invoqués, enjeu très présent dans la sociologie des pères
fondateurs comme E. Durkheim, P. Fauconnet ou C. Bouglé qui paraît
aujourd’hui oublié. Il y a en outre un enjeu à ne pas limiter le droit à sa
dimension technique, à l’inscrire dans une dynamique d’ensemble. Plus
particulièrement, deux auteurs seront sollicités : M. Foucault, N. Luhmann. En
dépit des différences substantielles existant entre ces deux auteurs, l’un
comme l’autre n’ont eu de cesse de minorer le rôle de l’individu dans les
sociétés modernes, soit dans une optique critique, soit dans une optique
davantage programmatique visant à expliquer le fonctionnement d’ensemble
des sociétés. Dès lors, l’un comme l’autre, tentent de donner aux différents
textes, dont ceux relatifs aux droits de l’homme, une signification et une
portée qui sont autant d’orientations pour comprendre l’expression religieuse
de l’identité moderne. La tentative sociologique de N. Luhmann consiste
même à lire la société à travers le droit et non l’inverse quitte, pour cela, en
exagérant le trait à ignorer le rôle et la subjectivité de l’individu. Le droit est
ici envisagé comme un champ autonome disposant d’une logique propre de
propagation ou dissémination10. La recherche ici présentée s’inscrit donc
pleinement dans cette perspective en ce qu’elle permet, de définir l’identité
religieuse au miroir des droits de l’homme. En contrepoint, elle montrera
9
H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil,
1976, p. 170.
10
Les deux termes seront utilisés alternativement afin de limiter les lourdeurs de style. Nous
montrerons dans la deuxième partie pourquoi nous avons retenu, dans le droit fil des concepts
propres à la philosophie de J. Derrida, celui de dissémination.
- 15 -
l’intérêt que présentent les travaux de G. Tarde qui emploie également l’image
du miroir11 pour rendre compte d’un phénomène juridique12.
Il s’agit donc, pour utiliser une expression dans un sens distinct du sens
originel de « prendre les droits au sérieux » 13, de s’interroger sur leur capacité
à générer des faits sociaux, surtout quand, comme en matière de droits de
l’homme, la norme présente une dimension positive, politique et morale. La
règle de droit est qualifiée de structurante, en ce qu’elle pose les fondements
de l’action de l’individu. Le point mérite tout particulièrement attention à
partir du moment où l’appellation droits de l’homme couvre aujourd’hui des
textes d’origine historiques et sociologiques diverses. Adopter une perspective
sociologique des différents textes revient ainsi à se défaire du tropisme
juridique de l’identité de termes utilisés. C’est pourquoi l’identification du fait
social étudié, l’expression religieuse sur le fondement des droits de l’homme,
nécessitera à partir des précisions apportées concernant les options
méthodologiques retenues, à recenser ces différents textes et jurisprudence qui
font des droits de l’homme non seulement un fait social en soi, mais en plus,
un fait social religieux (Première partie).
11
G. Tarde, Les transformations du droit, étude sociologique, Berg international, 1993, p. 188 : « le
Droit, parmi les autres sciences sociales, a ce caractère distinctif d'être, comme la langue, non
seulement partie intégrante mais miroir intégral de la vie sociale ».
12
Le rapprochement n’est pas hasardeux. N. Luhmann reconnaît lui-même qu’il s’est inspiré des
travaux de G. Tarde. Cf pour une synthèse C. Borch, Niklas Luhmann, Routledge, 2011, p. 66-93.
Ne lisant pas l’allemand, nous avons pris connaissance du travail de ce sociologue à partir des écrits
traduits en français et des versions anglaises de son travail.
13
Expression du juriste américain R. Dworkin pour expliquer le fonctionnement des démocraties
modernes.
- 16 -
Le fait social ici dépend de la conjonction d’un élément structurant, la règle
de droit, et de l’interaction résultant de la manière dont les individus
l’interprètent ou se l’approprient. Mettre l’accent sur les droits de l’homme en
tant que fait social en général, en tant qu’expression de l’identité religieuse en
particulier, pose dans un second temps la question de la signification et de la
portée de ces règles : pourquoi les textes relatifs aux droits de l’homme qui
bénéficiaient d’une forte antériorité – 1789 ou 1948 – ne deviennent-ils des
références constantes du quotidien et du contentieux qu’à partir véritablement
des années 1990 ? Déchiffrer la société à travers ses textes dont certains
présentent une forte dimension symbolique permet de mesurer, - de vérifier
empiriquement – l’adéquation entre les idées générales et leur expression
concrète par le biais notamment du nombre d’action en justice, celle-ci
constituant le témoin de la réceptivité sociale du texte.
Certains auteurs, de façon générale, ont évoqué une « crise » de la
sociologie des religions14 ; d’autres parlent de « désécularisation »
15
pour
expliquer une sorte de retournement de tendance par rapport à ce qui avait pu
14
F. Gauthier, Sociologie des religions, Revue du MAUSS permanente, 24 juin 2008 [en ligne].
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article369 : « En demeurant sociologie des religions dans
sa dénomination malgré les profondes transformations socioreligieuses du XXe siècle (plutôt que de
se refaire sociologie religieuse, de la religion ou du religieux, par exemple), il ne serait peut-être
pas exagéré de dire que ce champ d’études au sein des sciences sociales est aujourd’hui en crise,
malgré toute la retenue que j’éprouve à utiliser ce terme (…) La sociologie des religions a suivi son
objet, les grandes religions instituées, dans les marges, au point de devenir une sociologie des
minorités. Et ainsi, du même coup, de se marginaliser elle-même ».
15
Cf les évolutions de la pensée du sociologue P. Berger telles qu’en rend compte J.-P. Willaime,
La sécularisation : une exception européenne ?. Retour sur un concept et sa discussion en
sociologie des religions, Revue française de sociologie, n° 47, 2006, p. 755-783, spec., p. 774.
- 17 -
être observé par les pères fondateurs de la sociologie. Enfin, sans prétendre à
l’exhaustivité en la matière, l’appel d’un auteur en faveur d’une « une
sociologie interculturelle et historique de la laïcité »
16
a suscité comme
réponse la nécessité, au contraire d’articuler « une sociologie transnationale
de la laïcité dans l'ultramodernité contemporaine »17 .
Le constat sociologique n’en est que plus paradoxal : la religion, reléguée
auparavant dans la sphère privée, redevient un mode complet d’organisation
sociale à une époque où le nombre de personnes se déclarant pratiquantes ne
connaît pas d’évolution significative. Il reviendra, conformément au plan de
travail énoncé par P. Fauconnet, d’esquisser, à défaut d’une théorie des droits
de l’homme similaire à celle de la responsabilité18, une généalogie selon les
termes mêmes de M. Foucault des droits de l’homme et des liens que ces
droits entretiennent avec la religion. La deuxième partie tentera ainsi
d’analyser cette référence aux droits de l’homme de façon à dessiner la figure
de l’homme religieux auquel ce texte se réfère.
La vérification empirique repose sur une quantification des données. Nous
essaierons de combiner d’un côté la neutralité inhérente à la règle de droit
dans un système laïc qui n’est pas censé distinguer les religions les unes des
autres et, de l’autre, le poids contentieux de chacune des religions. L’analyse
16
J. Baubérot, Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité, Archives de sciences
sociales des religions n° 146, 2009, p. 183-200.
17
J.-P. Willaime, Pour une sociologie transnationale de la laïcité dans l'ultramodernité
contemporaine, Archives de sciences sociales des religions, n° 146, 2009, p. 201-218.
18
P. Fauconnet, op. cit, p. 34. « L’objet de notre travail est de chercher, dans l’analyse de ces faits
sociaux, les éléments d’une théorie de la responsabilité ».
- 18 -
cherchera ainsi à identifier le rôle de chacune des grandes religions dans les
mutations en cours.
Nous mettrons ici en avant la spécificité radicale de notre époque sur deux
plans distincts qui sont toutefois en constante interaction : les droits de
l’homme, de textes à dimension politique, sont à présent devenus une norme
juridique susceptible d’être invoquée dans n’importe quel type de conflit ; les
religions, par le biais des droits de l’homme, justifient la modification des
règles en vigueur dans la société sans que cette modification prenne la forme,
comme par le passé, d’un combat politique.
Nous essayerons alors, dans une troisième partie, de systématiser cette
rupture tout en maintenant notre hypothèse : partir des textes pour comprendre
la société. Comparativement, E. Durkheim dans « De la division du travail
social » partait d’un fait social pour distinguer entre la solidarité mécanique et
la solidarité organique. A l’inverse, à partir de la manière dont le contentieux
s’exprime, nous pensons qu’il est possible d’interpréter cette spécificité
radicale comme l’émergence d’une nouvelle configuration sociale que nous
définirons ainsi : la société du différend, distincte de la société du litige. Nous
confirmerons notre choix d’effectuer une lecture sociologique des textes et du
contentieux afin de dépasser une image trop sommaire de société contentieuse
pour décrire la société présente. Le fait qu’il y ait des conflits semblables à
toutes les époques ne signifie nullement que les individus perçoivent les
situations de la même manière. Nous essayerons ainsi de construire deux
figures idéal-typiques de sociétés en fonction des modalités du contentieux sur
la base de l’exemple français. Nous tenterons alors d’une part de rendre
compte de l’influence croissante des textes sur les individus, d’autre part
d’appréhender des problématiques aujourd’hui courantes comme celles du
- 19 -
multiculturalisme ou du communautarisme à travers leur source même :
l’expression de l’identité religieuse par les droits de l’homme.
Ce n’est qu’une fois ce cheminement effectué que nous pourrons essayer
d’esquisser une typologie des identités religieuses contemporaines dont le
critère sera non pas le degré de pratiques mais la perception des normes par les
individus19. L’analyse ici présentée déduira les catégories à partir des textes et
de la jurisprudence de façon à éviter de plaquer un modèle d’interprétation
préalable à la lecture des données brutes collectées. Elle sera en cela conforme
à la neutralité de principe de la règle juridique et évitera de distinguer entre les
pratiques de façon à éviter les erreurs liées à la méconnaissance des différents
mouvements religieux.
Partie préliminaire : Le droit comme objet d’étude sociologique
Première partie : Les droits de l’homme comme vecteur d’expression de
l’identité religieuse
Deuxième partie : Analyse de la référence aux droits de l’homme pour
exprimer l’identité religieuse
Troisième partie : Essai de systématisation : société du litige et société du
différend.
19
Comp. pour une démarche fondée sur la base d’une série d’entretiens, D. Schnapper, Juifs et
israélites, Gallimard, 1980.
- 20 -
PARTIE PRELIMINAIRE : LE
D’ETUDE SOCIOLOGIQUE
DROIT COMME OBJET
Il peut paraître surprenant de consacrer une partie préliminaire pour justifier
une étude sociologique d’un phénomène juridique. Le droit constitue un objet
d’étude sociologique comme d’ailleurs n’importe quel phénomène social ; il
existe une sociologie du droit, étant entendu en outre que l’appellation est
consacrée depuis M. Weber. Dès lors, à s’en tenir à ce simple constat, l’étude
ici proposée peut légitimement s’inscrire dans un cadre déjà tracé sans qu’il
soit besoin de préciser en tous points les postulats méthodologiques.
Par delà cette évidence, nous avons pu cependant constater que les
développements contemporains de la sociologie du droit réalisés tant par des
juristes que par des sociologues créent de facto une ambigüité sur la méthode
sociologique d’appréhension d’un phénomène juridique. Plus largement,
quand bien même il est légitime d’autonomiser le droit comme objet d’étude,
cette autonomisation rencontre des limites en raison de la porosité du
phénomène juridique, porosité que nous pourrions résumer ainsi : un fait
social comporte nécessairement une dimension juridique et vice-versa. Dès
lors, sauf à essayer d’identifier une causalité impossible pour déterminer
l’origine première des règles, nous pensons, au contraire qu’il convient
d’appréhender la règle de droit comme un phénomène structurant susceptible
de générer non seulement d’autres règles mais aussi les faits sociaux euxmêmes. C’est parce que l’interaction est permanente, la causalité non unique,
que nous adopterons comme perspective les seules règles pour identifier,
analyser et systématiser le fait social étudié : l’expression de l’identité
religieuse par le biais des droits de l’homme.
- 21 -
Cette perspective se justifie d’autant plus que les droits de l’homme
constituent une matière éminemment plastique dont l’étude crée en
permanence une tension entre une dimension positiviste et une dimension
normative. Cette tension est présente tant dans le discours juridique que dans
l’analyse sociologique au risque, en permanence de brouiller les contours du
fait social à identifier. Mener une étude sociologique en droit oblige donc à
renouveler en permanence la réflexion épistémologique en la matière.
La présente partie préliminaire tente d’engager cette réflexion sur la base
aussi bien des textes des pères fondateurs de la sociologie que des choix
méthodologiques qui peuvent être retenus en matière d’analyse sociologique
d’un phénomène juridique. Elle cherche ainsi à montrer comment les outils
techniques contemporains permettent finalement de renouer avec la méthode
sociologique classique de façon à remettre l’étude du droit au sein de la
sociologie et non d’en faire une discipline autonome. Aussi, après avoir
rappelé l’intérêt de réaliser une étude sociologique sur un phénomène
juridique afin de produire un discours susceptible de décrire un phénomène
social (Chapitre 1), nous exposerons les considérations méthodologiques qui
vont guider la présente recherche (Chapitre 2).
- 22 -
CHAPITRE 1 : INTERET D’UNE ETUDE SOCIOLOGIQUE FONDEE SUR
UN PHENOMENE JURIDIQUE
Le problème est le suivant : appréhender les faits sociaux indépendamment
de leur dimension juridique, n’est-ce pas faire preuve d’un anti-juridisme au
risque d’atrophier notre perception des dits faits sociaux20 ? De façon générale,
le phénomène juridique est singulièrement absent des nouvelles recherches
sociologiques21. Peut-être est-ce lié, ces nouvelles sociologies accordent
également peu d’importance à la sociologie des religions22. Il reste toutefois
surprenant que les sociologues de formation aient écarté le champ juridique de
leur champ d’investigation.
Si on s’en tient à présent à notre objet d’étude, l’expression de l’identité
religieuse par l’invocation des droits de l’homme, l’enjeu sociologique n’en
est que plus criant. Il suffit de rappeler ici les critiques classiques adressées
par E. Burke ou J. de Maistre à l’abstraction de l’homme des droits de
l’homme pour en dénoncer la logique. Mais, si les droits de l’homme sont des
éléments constitutifs de l’identité religieuse, nous sommes confrontés à une
nouvelle perspective : contrairement à la critique que l’on pourrait qualifier de
sociologique des règles par ces deux auteurs du fait de leur supposé
attachement aux situations concrètes, la règle elle-même deviendrait
20
J. Caillosse, Pierre Bourdieu, juris lector : anti-juridisme et science du droit, Droit et société,
n°56-57, 2004, p. 17-34.
21
P. Corcuff, Les nouvelles sociologies, entre le collectif et l'individuel, A. Colin, 2011.
22
R. Keucheyan et G. Bronner (dir.), La théorie sociale contemporaine, P.U.F., 2012.
- 23 -
l’expression du particularisme religieux sous une appellation générale à
travers la référence à l’universel. Autrement dit, l’analyse ne porte plus sur
l’inadéquation de la règle aux faits mais davantage sur la conception du
monde que dessine les nouvelles règles.
Peut-être tout cela ne fait-il que refléter une idéologie dominante qu’il
reviendrait au sociologue de déchiffrer ? Ou alors, peut-être que la logique
propre au champ juridique sécrète une nouvelle conception des relations
sociales ? C’est précisément cette hypothèse que nous comptons explorer : la
diversité des règles, nationales et internationales dispose d’une dynamique
propre dont la mise à jour constitue un enjeu social de la compréhension des
sociétés modernes qui ont pour caractéristique de disposer d’un corpus de
règles et de jurisprudence toujours en pleine expansion.
Il s’agit donc tout simplement de renouer avec ce qui a constitué le matériau
des premières études sociologiques, le droit. Le phénomène juridique a en
outre été érigé en objet de recherche majeur pour les pères fondateurs de la
discipline, que ce soit E. Durkheim ou M. Weber. Pour l’un comme pour
l’autre, la sociologie du droit constitue une modalité centrale d’une théorie
sociale générale. On mesure ainsi l’enjeu d’inscrire le présent travail dans une
conception de la sociologie plus classique et de se démarquer des tendances
contemporaines de ce que l’on appelle la sociologie du droit. Pour cela, nous
rappellerons pourquoi l’approche classique du droit positif bloque toute
compréhension des relations sociales (Section Première). Nous montrerons
alors pourquoi la sociologie du droit n’est pas dissociable d’une théorie
sociale générale (Section 2).
- 24 -
SECTION 1 : LIMITES D’UNE APPROCHE CLASSIQUE DU DROIT POSITIF
Notre étude porte sur la matière juridique. Mais, elle ne saurait se limiter à
une exposition, voire une systématisation des textes et de la jurisprudence.
Elle part des limites du positivisme pour rendre compte des évolutions de la
société et justifier ainsi une approche sociologique d’un phénomène social sur
la base de son expression juridique.
Le positivisme se définit vulgairement par opposition au droit naturel. Faire
du droit positif revient à s’attacher exclusivement aux mots utilisés dans les
textes pour, à partir de leur interprétation, trouver une solution à la question de
droit soulevée. Pour reprendre la présentation du philosophe L. Strauss : « le
positivisme affirme que la seule forme de connaissance authentique est la
connaissance scientifique. La physique est le modèle de toute science et par
conséquent en particulier de la science politique »23. Il n’en va pas
différemment en droit si ce n’est que le raisonnement prend pour objet les
textes. Très logiquement, une telle approche a peu à voir avec les enjeux
sociologiques inhérents aux questions posées.
Il y a dans la technique juridique qui structure le monde juridique
francophone24 une recherche de stabilité – ce qui est désigné par le terme de
sécurité juridique -, voire d’a-temporalité. La recherche de stabilité s’exprime
entre autres choses par le recours aux adages latins pour continuer de fonder
les méthodes d’interprétation ou par la stigmatisation des revirements comme
étant contraires à la sécurité juridique que les individus seraient légitimement
en droit d’attendre. Quant au sentiment d’a-temporalité, il découle d’analyses
23
L. Strauss, Sur « le Banquet », la philosophie de Platon, éd. l’éclat, 2005, p. 12.
24
Nous ne sommes pas en mesure de comparer avec les pratiques dans les autres pays.
- 25 -
qui se servent de l’identité de mots ou de phénomènes pour gommer les
différences historico-sociologiques. Par exemple, beaucoup d’auteurs en droit
de la consommation font remonter les origines de ce corps de règles aux
Tables d’Hammourabi25. La doctrine juridique réduit ainsi indirectement le
droit à une simple superstructure qui évolue en fonction des techniques et des
besoins économiques ce qui, d’une part, écarte la question de l’interaction
entre l’individu et la règle, d’autre part, ignore la dimension sociologique
d’une telle évolution.
Le mode d’interprétation retenu d’un arrêt s’inscrit également dans une
recherche de neutralisation de la solution rendue en dépit de la dimension
polémique du sujet. Tout cela culmine dans la doctrine du positivisme
juridique qu’un auteur a résumé ainsi : « par la logique formelle, le juriste ne
dispose ni de la règle de droit, qui lui est fournie en majeure par le système
juridique, ni des faits, qui lui sont donnés en mineure par les parties qui en
font état et en prouvent la véracité, ni de la solution découlant univoquement
du raisonnement de logique formelle. Le jugement est bon dès lors qu'il est
valide. Ainsi la vérité se consume dans la validité et nul reproche de fond,
quant au contenu de la solution dégagée, ne peut être fait au juriste »26. A titre
d’illustration, là où beaucoup de commentateurs extérieurs perçoivent dans
une interprétation retenue par le Conseil d’Etat une mutation substantielle des
25
Y. Picod, H. Davo, Droit de la consommation, A. Colin, 2005, n°1, p. 1 : « Le droit de la
consommation puise sans doute certaines sources d’inspiration dans l’histoire lointaine : Tables
d’Hammourabi, Bible, droit romain ou police médiévale des foires et marchés… C’est toutefois au
cours de la seconde moitié du XXème siècle avec le développement des formes et techniques de
distribution, que le droit de la consommation s’est imposé en tant que tel ».
26
M.-A. Frison-Roche, La rhétorique juridique, Hermes, n°16, 1995, p. 73-84, spéc. p. 73-74.
- 26 -
règles relatives à la laïcité27, un auteur, dans son expression la plus classique,
écarte le débat ; il conclut son commentaire de la façon suivante :
« l'orientation de la jurisprudence du Conseil d'État n'est-elle pas finalement
conforme à l'esprit du régime de la séparation, structuré par une dialectique
aux combinaisons variables, et parfois subtiles, entre le principe de neutralité
et les libertés de conscience et des cultes ? »28. Il est évident que des
paramètres d’interprétation qui reposent sur « une dialectique aux
combinaisons variables, et parfois subtiles » permettent dans bien des cas de
tout justifier. Très logiquement, parler de justification revient à parler de
droit29.
Nous utilisons le mot technique pour deux raisons : accentuer la possibilité
d’envisager la règle de droit différemment ; montrer que « la question de la
technique », pour reprendre l’expression la plus triviale de la philosophie de
M. Heidegger, ne se limite plus aux seules applications recouvertes par le sens
commun. En même temps qu’il y a prétention à disposer d’une science
juridique, il y a réduction du droit à sa seule facette technique
indépendamment des évolutions du sens d’un même terme à travers l’histoire.
C’est précisément parce que le droit peut se réduire à la technique qu’une
démonstration sociologique à partir d’éléments juridiques se réduira à
identifier une instrumentalisation de la règle. Effectivement, il est possible de
27
J.-M. Baylet et G. Pellous, Libération, mardi 30 août 2011.
28
J.-F. Amédro, Les collectivités territoriales et les cultes : le Conseil d'État précise la portée et les
limites de la règle de non subventionnement de l'exercice du culte, J.C.P., Collectivités territoriales
n° 39, 26 Septembre 2011, 2307.
29
Cf L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification - Les économies de la grandeur, Gallimard,
1991.
- 27 -
soutenir qu’une règle peut être instrumentalisée ; il serait cependant
problématique de limiter l’analyse sociologique du droit à cette seule facette.
On peut même s’interroger sur sa pertinence : l’instrumentalisation dénoncée
ou mise à jour n’est rien d’autre qu’une manière d’interpréter le texte. Une
telle approche reviendrait à confondre la dimension structurante de la règle
avec sa réduction à une simple superstructure. Cette ambigüité quant à la
perception des règles constitue l’une des raisons qui justifie la tentative de
déchiffrer un fait social à travers ses règles et non de concevoir les règles
comme l’expression du fait social.
Par cette simple critique s’exprime en outre la dimension polymorphe de
l’objet « droits de l’homme » et sa fonction polémogène. Les droits de
l’homme permettent d’exprimer juridiquement la subjectivité de l’individu par
delà les déterminismes sociaux de celui-ci. En même temps, derrière cette
apparente neutralité que retranscrit l’analyse positiviste traditionnelle, les
droits de l’homme soulèvent en permanence non plus des questions de droit
mais des questions relatives aux valeurs de notre société – droit à la vie, droit
à la mort, droit de porter des signes religieux dans la sphère publique... Or,
cette problématique est délibérément mise de côté dans les ouvrages consacrés
aux droits de l’homme de façon à se contenter d’une synthèse opérationnelle
conforme à une analyse formelle dans laquelle l’interprétation des termes
présents dans les textes est détachée de tout enjeu de valeur30. L’argumentation
30
Frédéric Sudre, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, Paris, PUF, coll.
Thémis, janvier 2009, p. 2 : « Même si l’on peut toujours critiquer une jurisprudence ici ou là trop
« constructive », dénoncer son influence parfois destabilisante sur le droit national, s’interroger
sur la légitimité de la création du droit par le juge (notamment quand il est européen), on ne
saurait nier que le droit de la CEDH a profondément rénové le domaine des droits et libertés ».
- 28 -
formelle classique en droit à partir du mode de raisonnement syllogistique et
de la recherche de l’adéquation des faits aux textes se transforme en
argumentation sur la substance même des faits – le droit devient ainsi
l’habillage du politique lorsqu’il s’exprime non dans la sphère publique mais
dans la sphère judiciaire.
Une partie de la doctrine « ose » s’interroger sur l’exigence de neutralité
scientifique que s’imposerait la doctrine juridique. A travers notamment la
question du commentaire du statut des juifs de Vichy, elle dénonce cette
neutralité qui, sous couvert de science, ne voit pas que le droit qu’elle
commente peut être singulièrement injuste – sans compter bien évidemment la
dimension politique qu’il véhicule ou incarne. Cette doctrine est cependant
très minoritaire. Quant à l’analyse des droits de l’homme, est plus précisément
questionnée le décalage entre les exigences textuelles et la réalité
quotidienne31. Bref, par un phénomène inverse, le chercheur qui dénonce le
positivisme abstrait trouve dans les droits de l’homme une justification
permanente à ses critiques et combats au point de ne plus disposer du recul
nécessaire pour mesurer que les principes qu’il invoque ne bénéficie pas
forcément de l’assise textuelle qu’il croit.
Il y a ici une mutation parfaitement révélatrice de la différence entre la
tradition juridique française et le mode de raisonnement qu’impose la
référence aux droits de l’homme. Cette mutation, parce qu’elle touche le cœur
du droit français – il est courant de dire que le Code civil est la véritable
31
D. Lochak, Les droits de l’homme : ambivalences et tensions, Revue internationale de
Psychosociologie n° 23, 2004, p. 25-45.
- 29 -
constitution de la France32 -, porte en elle un changement de société qui n’est
pas réductible à la simple notion de revirement de jurisprudence.
C’est pourquoi il est indispensable de distinguer entre l’étude de la
jurisprudence et l’étude des phénomènes sociaux à partir du champ juridique :
- d’un côté, la systématisation juridique qui tient compte des
caractéristiques de la règle de droit ainsi que des méthodes d’interprétation
propres à cette discipline ;
- de l’autre, le comportement de l’individu en société en tant qu’il est
déterminé par ses normes, en tant également qu’il influe sur ses normes.
Nous retrouvons ici les règles de méthode esquissées, comme on s’en doute
avec des nuances, par E. Durkheim comme par M. Weber qui justifie le projet
d’inscrire la sociologie du droit comme élément central d’une théorie sociale
générale.
32
Cf la synthèse sur le sujet par P. Mazeaud, Le code civil et la conscience collective française,
Pouvoirs, n°110, 2004, p. 152-159, spec. p. 155 : « À la suite de Demolombe qui, le premier, a
qualifié le code civil de « Constitution de la société civile française », le doyen Carbonnier, à qui
doit tant la rénovation du droit de la famille, développait cette idée : « La véritable constitution de
la France, c’est le code civil… sociologiquement, il a bien le sens d’une constitution, car en lui sont
récapitulées les idées autour desquelles la société française s’est constituée au sortir de la
Révolution et continue de se constituer de nos jours encore, développant ces idées, les transformant
peut-être, sans jamais les renier. » On ajoutera que la solidité de cette « constitution civile » a
grandement aidé la société française à traverser une histoire mouvementée, longtemps caractérisée
par l’instabilité des constitutions politiques ».
- 30 -
SECTION 2 : LA SOCIOLOGIE DU DROIT COMME ELEMENT CENTRAL D’UNE
THEORIE SOCIALE GENERALE
L’étude des règles de droit – ou pour bien marquer la nuance avec la
démarche précédemment exposée de systématisation de la jurisprudence, le
phénomène juridique -, loin d’être un domaine de la recherche sociologique
parmi tant d’autres, en constitue un élément central. D’ailleurs, le premier
ouvrage de sociologie, si on en croit la présentation de R. Aron33 et d’E
Durkheim même, s’intitule De l’esprit des lois de Montesquieu34. Dès
l’époque, il apparaît d’un côté que la prise en compte du droit est
indispensable pour expliquer la société et, de l’autre, qu’il est difficile
d’autonomiser l’analyse du phénomène juridique pour interpréter les
évolutions sociales.
Le commentaire d'E. Durkheim sur Montesquieu mérite attention : « Sans
doute, dans cet ouvrage, Montesquieu n'a pas traité de tous les faits sociaux,
mais d'un seul genre parmi ceux-ci, a savoir : des lois. Toutefois la méthode
qu'il emploie pour interpréter les différentes formes du droit, est valable aussi
pour les autres institutions sociales et peut leur être appliquée d'une façon
générale. Bien mieux, comme les lois touchent à la vie sociale toute entière,
Montesquieu aborde nécessairement celle-ci à peu près sous tous ses aspects :
c'est ainsi que pour exposer ce qu'est le droit domestique, comment les lois
s'harmonisent avec la religion, la moralité, etc., il est obligé de considérer la
33
R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967.
34
E. Durkheim, La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, 1892, p. 46.
Toutes les citations d'E. Durkheim proviennent des œuvres mises en ligne par l’université du
Québec, uqac. « .Si donc il n'a pas expressément tiré les conclusions qui étaient impliquées dans ses
principes, il a du moins ouvert la voie à ses successeurs, qui, en instituant la sociologie, ne feront
presque rien de plus que de donner un nom à un genre d'études qu'il a inauguré ».
- 31 -
nature de la famille, de la religion, de la moralité, si bien qu'il a, au vrai, écrit
un traité portant sur l'ensemble des faits sociaux »35 (c’est nous qui
soulignons).
Comme le dira le philosophe A. Kojève de façon lapidaire : « il est
impossible d’étudier la réalité humaine sans se heurter tôt ou tard au
phénomène du droit » 36. Que ce soit en effet E. Durkheim comme M. Weber,
l’appréhension du phénomène juridique constitue un axe majeur de leurs
travaux sous deux aspects :
- il n’est pas possible d’étudier la société sans étudier les règles qui y sont
présentes ;
- il difficile de limiter l’appréhension d’un fait social à sa seule dimension
juridique – c’est ce point que nous nuancerons par la suite.
Revenir à E. Durkheim comme à M. Weber permettra ainsi de montrer en
quoi l’étude du droit dans l’appréhension du fait social est un élément central
de la démarche sociologique (Paragraphe 1) ; nous distinguerons ensuite notre
présente démarche de celle généralement qualifiée de sociologie du droit ou
de socio-histoire37 (Paragraphe 2).
35
Art. préc. p. 7.
36
A. Kojeve, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Tel Gallimard, 2005, p. 10. Et l’auteur de
poursuivre, « Notamment si l’on considère l’aspect politique de cette réalité », ce qui rejoint
l’analyse proposée par M. Weber. A. Kojève est cependant le grand absent des ouvrages de
sociologie du droit.
37
Comp. J. Commaille, P. Duran, Pour une sociologie politique du droit : présentation, L'Année
sociologique, n°59, 2009, p. 11-28, spec. p. 15 : « Le droit est ici conçu comme constitutif de la
réalité sociale et non pas comme relevant d’une sphère autonome dont il conviendrait d’observer
- 32 -
PARAGRAPHE 1 : LA PLACE DU DROIT DANS LA SOCIOLOGIE D’E. DURKHEIM
ET M. WEBER
Comme indiqué, le phénomène juridique est indissociable de tout
phénomène social. C’est pourquoi, les textes fondateurs de la sociologie sont
imprégnés de références juridiques au point que l’on peut se demander si, d’un
côté, E. Durkheim n’accorde pas une plus grande importance au droit (1) que
M. Weber (2).
1) E. DURKHEIM, SOCIOLOGUE DU DROIT ?
Pour E. Durkheim, les premières leçons de sociologie qu’il dispense ont
pour sous-titre Physique des mœurs et du droit. Quant à l’ouvrage De la
division du travail social, il pose les bases de ce que l’on pourrait qualifier de
sociologie du droit si, comme nous le montrerons par la suite, cette
qualification n’avait pas été dévoyée. L’exposé des débats provoqués par une
telle approche nous permettra d’affiner notre manière d’appréhender le
phénomène juridique dans l’optique qui est la notre : l’influence de la
référence aux droits de l’homme sur l’identité religieuse. Nous exposerons à
cet effet la place du droit dans la sociologie d’E. Durkheim (1) ainsi que les
critiques que lui ont adressées G. Tarde (2) et M. Foucault (3), critiques que
nous reprendrons à notre compte afin de définir une méthode de recherche
adéquate.
a) La place du droit dans la sociologie d’E. Durkheim
Le droit constitue un élément central de la définition classique selon
laquelle « les faits sociaux doivent être traités comme des choses ».
les relations avec le social ». Nous sommes quand même atterrés de constater qu’il a fallu attendre
2009 pour que des sociologues retrouvent cette évidence !
- 33 -
L’auteur explique pourquoi le phénomène juridique présente un angle
d’étude objectif de la société - « Pour soumettre à la science un ordre de faits,
il ne suffit pas de les observer avec soin, de les décrire, de les classer ; mais,
ce qui est beaucoup plus difficile, il faut encore (…) trouver le biais par où ils
sont scientifiques, c'est-à-dire découvrir en eux quelque élément objectif qui
comporte une détermination exacte, et, si c'est possible, la mesure. On verra,
notamment, comment nous avons étudié la solidarité sociale à travers le
système des règles juridiques ; comment, dans la recherche des causes, nous
avons écarté tout ce qui se prête trop aux jugements personnels et aux
appréciations subjectives, afin d'atteindre certains faits de structure sociale
assez profonds pour pouvoir être objets d'entendement, et, par conséquent, de
science»38 (c’est nous qui soulignons). D’autre part, il nous explique comment
procéder de façon à ne pas se cantonner à une simple démarche positiviste : «
Puisque le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale, nous
n'avons qu'à classer les différentes espèces de droit pour chercher ensuite
quelles sont les différentes espèces de solidarité sociale qui y correspondent.
Il est dès à présent probable qu'il en est une qui symbolise cette solidarité
spéciale dont la division du travail est la cause. Cela fait, pour mesurer la
part de cette dernière, il suffira de comparer le nombre des règles juridiques
qui l'expriment au volume total du droit »39. Ainsi, la dimension juridique est
intrinsèquement liée à la définition du fait social mais l’analyse du fait social
dépasse l’analyse des règles qui le constituent : la causalité n’est pas la même ;
le droit est un élément éminemment quantifiable pour rendre compte des
phénomènes sociaux.
38
E Durkheim, De la division du travail, 1893, p. 45.
39
E. Durkheim, op. préc., p. 71.
- 34 -
Dans l’ouvrage, Les règles de la méthode sociologique, E. Durkheim se
réfère une nouvelle fois à l’intérêt « objectif » d’étudier les règles de droit afin
d’« aborder le règne social par les endroits où il offre le plus prise à
l'investigation scientifique ». C'est seulement ensuite qu'il sera possible de
pousser plus loin la recherche, et, par des travaux d'approche progressifs,
« d'enserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l'esprit humain ne pourra
jamais, peut-être, se saisir complètement »40. Encore une fois, il faut partir de
ce que l’on peut objectivement constater en tant qu’éléments qui s’impose à
l’individu indépendamment de lui pour ensuite approfondir la perception du
fait social.
A l’époque, mise à part la controverse avec G. Tarde sur laquelle nous
reviendrons, E. Durkheim est principalement critiqué en raison principalement
de l’importance qu’il accorde aux règles juridiques pour identifier un fait
social. G. Palante, résume ainsi la méthode durkheimienne : « Comme nos
sentiments sont variables et discutables, nous devons chercher dans le monde
extérieur des phénomènes fixes, vraiment objectifs qui nous serviront à
mesurer les phénomènes sociaux. Les règles juridiques par exemple
rempliront ce rôle. En considérant les variations du nombre des règles
relatives à certains délits dans certaines sociétés nous pourrons étudier
objectivement les variations de la solidarité sociale »41. Le débat continue de
structurer la discussion sociologique. L’auteur aujourd’hui redécouvert et
classé comme philosophe nietzschéen de gauche, stigmatise précisément cet
aspect de la méthode durkheimienne en raison du peu de place qu’elle laisse à
40
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1893, p. 38.
41
G. Palante, Précis de sociologie, Alcan, 1921, p. 19, consulté sur le site de la Bibliothèque de
France, Gallica.
- 35 -
la liberté individuelle ignorant ici que la règle est la condition préalable de la
liberté. Ce mouvement de « retour » à G. Palante participe peut-être d’une
tentative de maintenir une sociologie détachée de toute prise en compte du
phénomène juridique dans la détermination d’un fait social global de façon à
se limiter à des micro-faits sociaux42.
D’autres écrits d’E. Durkheim confirmeront l’intérêt que présente l’étude du
droit pour véritablement faire œuvre de sociologue. Certains textes traitent
d’ailleurs parfaitement de l’influence des textes sur le comportement et
peuvent être qualifiés de monographies sociologiques de phénomènes
juridiques. C’est le cas par exemple de l’étude sur « Le divorce par
consentement mutuel » qui expose les conséquences de l’introduction d’une
telle règle sur les individus43 ou des études davantage ethnographiques sur « Le
droit matrimonial juif », ou au Japon publiées en 1905. L’auteur, enfin, n’a eu
de cesse de montrer l’importance de l’évolution de la loi pénale comme
l’illustrent ses réflexions sur le droit pénal pour distinguer les mutations
sociales44.
42
Pour un exemple de référence à l’œuvre de G. Palante par un sociologue dont les travaux
n’accordent pas une grande importance à l’influence des règles dans la détermination des
comportements en dépit de la revendication de l’héritage durkheimien, F. de Singly, Les Uns avec
les autres : quand l'individualisme crée du lien, Armand Colin, 2003.
43
E. Durkheim, Le divorce par consentement mutuel, 1906, p. 15. « Que, comme toute règle, la
règle matrimoniale puisse être dure parfois dans la manière dont elle est appliquée aux individus,
rien n'est plus vraisemblable ; ce n'est pas une raison pour l'affaiblit. Les individus eux-mêmes
seraient les premiers à en pâtir ».
44
Cf la conclusion d’E. Durkheim, Deux lois de l’évolution de la loi pénale, 1901 : « Nous sommes
arrivés au moment où les institutions pénales du passé ou bien ont disparu ou bien ne survivent plus
- 36 -
Ces points rappelés, la méthode ici proposée soulève une question majeure
autour de laquelle il est possible de structurer les principales critiques
adressées à E. Durkheim : la méthode sociologique exposée est-elle suffisante
pour rendre compte des évolutions sur le comportement de l’individu ?
Autrement dit, au regard de la perspective qui est la notre, s’il nous est
possible d’identifier une référence massive aux droits de l’homme tant dans le
droit que dans le discours contemporain, cette simple approche doit être
complétée pour mesurer l’éventuelle mutation sociale que cela implique.
En cela, il nous paraît utile de revenir sur le débat entre G. Tarde et E.
Durkheim ainsi que sur les critiques que le philosophe M. Foucault a
adressées à E. Durkheim. C’est sur la base de ce double corpus théorique que
nous justifierons notre démarche pour ensuite la distinguer d’autres approches
du phénomène juridique.
b) Le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ou comment identifier l’influence de
la règle de droit sur les changements sociaux
Si, comme nous l’avons montré, le droit occupe une place centrale dans
l’appréhension du fait social proposée par E. Durkheim, il est légitime de
reprendre, sous cet angle, la controverse avec G. Tarde.
G. Tarde est juriste de formation. En 1891, c’est-à-dire avant la parution de
l’ouvrage d'E. Durkheim sur la division du travail social, il publie un ouvrage
intitulé « Les transformations du droit, étude sociologique ». Pour autant, si E.
Durkheim connaît et critique en permanence l’œuvre de Tarde au point que
que par la force de l'habitude, mais sans que d'autres soient nées qui répondent mieux aux
aspirations nouvelles de la conscience morale ».
- 37 -
celui-ci estimera que le livre sur le suicide est intégralement dirigé contre lui45,
il paraît ignorer – délibérément ? – le travail de Tarde sur le droit. Nulle
mention de cet ouvrage ni dans De la division du travail social, ni dans un
texte de 1893 consacré à L’origine de l’idée de droit, ni dans celui consacré
aux Deux lois de l’évolution pénale (1900). E. Durkheim se concentre
essentiellement sur la critique du concept d’imitation qui empêcherait
l’élaboration de la sociologie comme science en raison de sa dimension
psychologisante. Près de 100 ans plus tard, les auteurs se réclamant d’E.
Durkheim continuent en quelque sorte le combat : ainsi, pour L. Pinto46, il
s’agit ni plus moins encore et toujours de fonder la sociologie comme science
par opposition au simple psychologisme. Il ne faut donc pas s’étonner si, en
parallèle à cette vigoureuse défense de la sociologie, cet auteur s’emploie à
discréditer la référence moderne à G. Tarde de façon à instiller un soupçon sur
les méthodes utilisées par cet auteur47.
Peut-être qu’indirectement, l’ouvrage « Le suicide » marquerait le
basculement d’une sociologie originellement fortement ancrée dans l’analyse
des phénomènes juridiques vers une sociologie finalement détachée de toute
prise en considération du phénomène juridique dans la perception du fait
social. Ce serait cependant ignorer les nombreuses références que E.
Durkheim fait aux diverses réglementations adoptées par les Etats pour
essayer d’empêcher ou de punir le suicide avec des résultats, on s’en doute,
45
G. Tarde, Contre Durkheim, à propos de son suicide, 1897, in M. Berlandi, M. Cherkaoui (dir.),
Le Suicide un siècle après Durkheim, p. 219-255, PUF, 2000.
46
L. Pinto, Le collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes, Seuil, Éditions Raisons
d’agir, 2009, spéc. p. 39-54.
47
L. Pinto, op. préc., p. 73-93.
- 38 -
pour le moins peu concluants. Bref, même à propos du suicide, le fait social
n’est pas dissociable des règles qui le déterminent ou, au contraire, ne sont pas
suffisantes pour l’empêcher.
L’approche de G. Tarde en la matière mérite le plus grand intérêt d’un
double point de vue :
- le problème du respect de l’obligation au culte commun pour des
populations d’origine différente – ce que nous appelons aujourd’hui
multiculturalisme - « L'une des plus rigoureuses obligations de droit, en tout
pays théocratique (et presque toute société commence par là), est l'obligation
de croire. Or, à l'origine, elle est un simple héritage physiologique. Vous êtes
né de parents musulmans ou chrétiens, vous devez croire à la loi de Mahomet
ou de jésus, comme, sous les Mérovingiens, les familles franques, wisigothes,
romaines, entremêlées sur le sol gaulois, suivaient chacune sa législation
propre. Mais plus tard, c'est le fait d'habiter un pays musulman ou chrétien,
qui, indépendamment de toute parenté, crée l'obligation de croyance
musulmane ou chrétienne, comme la soumission à la législation nationale, la
même pour toute une population parente ou non » 48.
- l’absence de caractère inéluctable du processus de laïcisation – soit, en
termes médiatiques, le retour du religieux : L’auteur conteste cette loi à partir
d’une analyse de l’œuvre de J. Bodin et conclut sur ce point : « Et toutefois,
comme il faut bien que chaque époque érige à cet égard ses préférences ou ses
habitudes en lois, il (J. Bodin) a tendance à regarder, dans chacune de ses
48
G. Tarde, Les transformations du Droit, étude sociologique, Berg International, 1993, note 5, p.
121.
- 39 -
couples de transformations, l’une comme normale et l’autre comme anormale,
mais il se trouve que son choix est précisément l’inverse du notre » 49.
Plus largement, peut-être n’est-il pas possible d’étudier un phénomène
juridique sans indirectement retrouver le postulat de l’individualisme
méthodologique, c’est-à-dire recourir à l’analyse des actions des individus et
de leur interaction pour expliquer un phénomène collectif. C’est ce dont
témoigne l’interprétation renouvelée qui a pu être proposée de l’ouvrage de P.
Fauconnet sur la responsabilité : ce livre porterait en germe, en dépit de sa
filiation expressément durkheimienne, le postulat de l’individualisme
méthodologique50.
Ce point mis à part, l’approche de G. Tarde, la critique qu’il formule à
l’égard de la conception du fait social propre à E. Durkheim favorisent une
analyse moins mécaniste de l’influence des règles sur la société. Or, c’est
précisément cette absence de mécanicité qu’introduit l’invocation des normes
religieuses par le biais des droits de l’homme, absence de mécanicité qui
nuance de facto les perspectives irénistes suggérées par E. Durkheim - « Les
vieux idéaux et les divinités qui les incarnaient sont en train de mourir, parce
qu'ils ne répondent plus suffisamment aux aspirations nouvelles qui se sont
49
G. Tarde, op. préc., note 10, p. 75.
50
T. Tirbois, Paul Fauconnet (1938-1974) Aux fondements de la sociologie juridique française, in
Petite anthologie des auteurs oubliés, Anamnèse, L’harmattan, 2005, n°0, vol. 1, p. 45-54 ; adde la
présentation qu’en donne R. Karsenti, « Nul n'est censé ignorer la loi » Le droit pénal, de Durkheim
à Fauconnet, Archives de philosophie, n°67, 2004 p. 557-581, spéc. p. 557 : « Comment, dans un
cadre déterministe qui met au premier plan contrainte sociale exercée sur l’individu, l’expérience
de la responsabilité est-elle concevable ? Ne doit-on réduire cette expérience à une pure illusion,
s’il est vrai que c’est l’instance sociale qui agit en l’individu même, alors que celui-ci se reconnaît
et est reconnu comme la source de ses actes ? ».
- 40 -
fait jour, et les nouveaux idéaux qui nous seraient nécessaires pour orienter
notre vie ne sont pas nés » 51.
Il ne s’agit pas de trancher la controverse entre ces deux auteurs mais de
montrer la nécessité d’affiner les méthodes d’identification du fait social à
partir du moment où l’appréhension de celui-ci dépend de normes. Car, là
peut-être se situe la différence d’approche entre E. Durkheim et G. Tarde : E.
Durkheim conceptualise les mutations sociales à partir des normes sans
prendre en compte les caractéristiques de la dynamique contentieuse ; il
raisonne sur un modèle dans lequel le législateur se situe au centre avec pour
point d’ancrage le droit pénal et la dimension d’automaticité des peines
résultant de la commission d’une infraction. Il relativise de la sorte la
dynamique judiciaire du droit singulièrement absente de ses travaux et sa
faculté naturelle de propagation – une fois une décision rendue sur un thème,
pourquoi une autre ne serait pas également rendue sur un thème similaire,
pourquoi un autre individu ne chercherait-il pas à obtenir le même résultat52 ?
51
E. Durkheim, L’avenir de la religion, 1914, p. 9.
52
Cf G. Tarde, op. cit. p. 94 : « Parmi les innombrables interprétations, dont les textes de Lois -
comme les versets de l'Écriture, sont susceptibles, le juge doit choisir ; et, s'il choisissait
arbitrairement, dans chaque affaire, sans se préoccuper de ses solutions passées, ni des arrêts
rendus dans des espèces analogues, par des Cours supérieures, l'unité de législation n'empêcherait
pas l'anarchie juridique. Aussi le juge est-il nécessairement, essentiellement routinier ; cette sainte
routine, qui s'appelle sa jurisprudence, est l'objet de son culte le plus fervent. Mais il n'est pas
toujours soucieux au même degré de ne pas se contredire, de ne pas dévier de sa ligne et de la ligne
de ses prédécesseurs ; il l'est de moins en moins quand l'esprit de conservation et de tradition
baisse dans la société ambiante ; et alors, il a bien plutôt, et de plus en plus, souci de décider
comme la plupart des autres juges, ses contemporains, ne fussent-ils même pas ses supérieurs
hiérarchiques ».
- 41 -
En cela, sans pour autant sombrer dans le psychologisme, notre approche ne
se contente par uniquement des textes mais prend en compte les évolutions du
contentieux relatifs à la mise en œuvre de ces textes. A partir du moment où
ces contentieux introduisent des questions religieuses en raison des différences
de culture de l’individu, ils posent explicitement la question de la croyance en
la force de la norme. Pour reprendre les analyses de J. Monnerot formulées
dans le sillon creusé par G. Tarde, il convient de dissocier au sein de
l’individu sa nature de sujet de droit de celle de sujet de la religion. L’étude
d’une situation donnée nécessite l’appréhension aussi bien de l’aptitude
psychologique envers les rites qu’envers les règles. Il n’y a donc pas retour du
religieux, seulement un changement de comportement induit par un ensemble
de facteurs indépendamment du caractère fixe des règles tant civiles que
religieuses53.
On comprend ainsi l’enjeu d’une identification du fait social tant à partir
des différentes règles que du contentieux qu’elle génère. A s’en tenir à une
approche conforme à tradition durkheimienne, l’état du droit nous donne un
indice des formes de la société ; la dynamique contentieuse est singulièrement
absente. Pratiquement, cela revient à supposer dans l’étude sociologique des
règles un sens objectif alors que le sens n’est que le produit de l’interprétation
intervenant à la suite d’un conflit dans laquelle chacune des parties argumente
la justesse de ses prétentions. Bref, le droit est une voie d’entrée principale
pour appréhender un fait social ; il génère toujours davantage de
53
Cf J. Monnerot, Les faits sociaux ne sont pas des choses, Gallimard, 1949.
- 42 -
contentieux54 ; il devient donc réducteur d’écarter la logique de l’imitation
pour analyser un fait social.
Dans ce cadre, la critique que M. Foucault formule à l’encontre d’E.
Durkheim permet de compléter notre approche méthodologique en ce qu’elle
rappelle que, par delà l’apparente neutralité technique, le droit présente
nécessairement une dimension politique.
c) Les critiques de M. Foucault ou la nécessité de prendre en compte la
dimension politique des règles
Toutes choses étant égales par ailleurs, nous reprenons à notre compte la
critique de M. Foucault de la sociologie d’inspiration durkheimienne pour
compléter notre méthode d’appréhension du fait social que représente la
référence constante aux droits de l’homme et, plus particulièrement, à propos
des questions religieuses.
Préalablement, nous soulignerons que la référence à M. Foucault s’inscrit
pleinement dans le débat sociologique moderne. A ce titre, le sociologue B.
Lahire utilise son œuvre pour exposer la spécificité du travail sociologique et
le distinguer ainsi du travail philosophique55. L’œuvre de M. Foucault
constitue une réflexion sur les règles, sur notre relation aux règles et sur
l’évolution de celles-ci. L’approche de M. Foucault conforte la critique de G.
Tarde, même s’il n’y fait pas référence ; elle confirme l’intérêt d’une approche
sociologique du contentieux. Elle constitue un élément de notre démarche qui
54
Pour un exposé de cette conception du droit, L. Cadiet, Le spectre de la société contentieuse, in
Écrits en hommage à Gérard Cornu, PUF, 1994, p. 29-50.
55
B. Lahire, L’esprit sociologique de M. Foucault in B. Lahire, L’esprit sociologique, La
découverte, 2005, p. 112-128.
- 43 -
consiste à proposer une analyse sociologique d’un phénomène juridique qu’il
n’est pas possible de cantonner à une simple évolution du droit positif pour la
simple raison qu’il est intimement lié à une logique politique non formulée. Là
encore, la référence à la norme juridique constitue un fil directeur de l’œuvre
de cet auteur.
La majeure partie du corpus de « L’histoire de la folie à l’âge classique »56
porte sur la catégorisation des fous émanant des institutions. L’auteur fonde
logiquement sa démarche sur un édit royal du 27 avril 1656 à l’origine de la
création de l’hôtel Dieu. Un règlement administratif plus que « le Discours de
la méthode » pour comprendre une époque. C’est dans Surveiller et punir, que
M. Foucault critique E. Durkheim et considère que celui-ci a élaboré une
théorie qui ne rend pas compte des pratiques et de l’impact de celles-ci sur le
changement des règles. L’objectif annoncé est le suivant : « Prendre les
pratiques pénales moins comme une conséquence des théories juridiques que
comme un chapitre de l’anatomie politique »57. M. Foucault contredit ici la
perspective introduite par E. Durkheim davantage centrée sur les
correspondances entre formes sociales et règles de droit indépendamment de
l’interprétation judiciaire, pour reprendre l’optique de G. Tarde. Il introduit
une nouveauté : la dimension politique du phénomène juridique.
Le programme de recherche fixé par M. Foucault permet de délimiter
parfaitement l’intérêt de s’attacher à étudier l’importance que joue un corps de
règles à un moment donné - « L’histoire de la subjectivité, c’est-à-dire des
rapports entre sujet et vérité (est) la très longue, la très lente transformation
56
M. Foucault, L’histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1964.
57
M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 23.
- 44 -
d’un dispositif de subjectivité défini par la spiritualité du savoir et la pratique
de la vérité par le sujet, en cet autre dispositif de subjectivité qui est le nôtre
et qui est commandé, je crois, par la question de la connaissance du sujet par
lui-même, et de l’obéissance du sujet à la loi » 58. De façon anecdotique, nous
pouvons relever chez cet auteur, une construction de la subjectivité à partir des
droits de l’homme dès 1981 alors même que les textes relatifs à ces droits ne
participent pas du discours juridique59. Le programme est plus précisément
défini en 1982 dans un texte intitulé Le sujet et le pouvoir dans lequel l’auteur
énonce : « il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en
refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant plusieurs
siècles »60. Dans cette perspective, l’enjeu philosophico-politique écarté, la
réflexion sur l’individu et son identité passe par l’étude de la perception par
l’individu des droits de l’homme, par l’exposé du contexte sociologique dans
lequel s’effectue la référence quotidienne à ces textes.
M. Foucault, dans un texte expressément consacré à la vérité juridique,
illustre parfaitement la nécessité d’une étude des textes pour saisir la
construction de l’individu, ce qu’il appelle le sujet et sa subjectivité « un sujet
qui n’est pas donné définitivement, qui n’est pas ce à partir de quoi la vérité
arrive à l’histoire, mais (...) qui se constitue à l’intérieur même de l’histoire,
et qui est à chaque instant fondé et refondé par l’histoire » 61. On mesure ainsi
58
M. Foucault, L'Hermeneutique du sujet : Cours au Collège de France (1981-1982), Seuil, 2001
p. 305.
59
M. Foucault, Contre les gouvernements, les droits de l’homme, in Dits et Ecrits IV, Gallimard,
1994, p. 701.
60
M. Foucault, op. préc., p. 232.
61
M. Foucault, La vérité et les formes juridiques, in Dits et écrits II, Gallimard, 1994, p. 542.
- 45 -
comment la norme juridique par le biais des droits de l’homme peut servir à
l’étude de l’identité et plus uniquement des mutations sociales. Autrement dit,
il y a une autonomie du phénomène juridique dont l’étude, droit positif mis à
part, peut permettre l’appréhension sociale sur un mode inversé à celui élaboré
par E. Durkheim : le droit ne se résume pas à une simple technique ; le droit
constitue le fait social.
Notre propos s’inscrit ainsi dans des travaux historiques récents sur
l’identité inspirés de la démarche initiée par M. Foucault, à une nuance près, il
s’agit pour nous, comme nous le justifierons par la suite de comprendre une
réalité contemporaine et non de rendre compte d’une période de l’histoire.
L’exemple du traitement du féminisme illustre parfaitement les enjeux que
soulève l’appréhension de l’identité religieuse sur la base des droits de
l’homme. Dans le cas de la confrontation des principes relatifs aux droits de
l’homme à la situation réelle des femmes à travers l’histoire, se pose en
filigrane la question de l’universalisme de la référence aux droits de l’homme
pour identifier les fondements du républicanisme mais également la
problématique de l’affirmation de la différence de la femme pour se voir
reconnaître des droits62. A l’identique, si les droits de l’homme servent de
vecteur de l’identité religieuse alors, dans le même mouvement, il devient
nécessaire de repenser la place des religions dans la société tant au regard du
principe d’égalité entre les individus qu’au regard de la référence commune au
principe de laïcité – cela s’inscrit communément dans la problématique
contemporaine du multiculturalisme.
62
J. W. Scott, Only paradoxes to offer. French Feminists and the Rights of Man, Harvard
University Press, 1996.
- 46 -
Ainsi, à travers ce rapide exposé de la pensée d'E. Durkheim et de deux de
ses critiques, nous avons essayé de montrer que la prise en compte de la
dimension juridique d’une situation est une démarche préalable à la définition
d’un fait social. Plus encore, l’appréhension de cette dimension est
indispensable pour cerner la problématique moderne de l’identité et du sujet.
Enfin, elle peut même se révéler suffisante pour constituer le fait social luimême à partir du moment où, au titre de la réalité sociale, s’impose la figure
de la société contentieuse, soit la société dont la définition procède du conflit
d’interprétation des règles.
Ces bases méthodologiques posées, l’exposé succinct de la place du droit
dans la sociologie d’inspiration wéberienne permettra non seulement
d’approfondir la démarche mais aussi de justifier les critiques que nous
adresserons par la suite à ce qu’il est notamment convenu d’appeler la
sociologie du droit.
2) MAX WEBER ET LA SOCIOLOGIE DU DROIT
Il y a un paradoxe Weber tout comme il y a un paradoxe Durkheim. Pour E.
Durkheim, en dépit d’une référence constante à la nécessité de connaître les
règles juridiques pour comprendre un fait social, cette dimension nous paraît
avoir été singulièrement éclipsée des études se réclamant aujourd’hui de cet
auteur63, contrairement en cela à ses plus proches disciples, P. Fauconnet et C.
Bouglé. M. Weber, en dépit ou à cause d’un double doctorat en droit – droit
des affaires et histoire du droit -, délimite le droit comme objet d’étude
sociologique mais n’en fait pas pour autant un élément central de sa
conception de la sociologie. Cette délimitation n’en reste pas moins essentielle
63
Cf Pour une illustration, L. Pinto, op. préc.
- 47 -
pour une étude précisément fondée sur l’appréhension de règles et de
jurisprudence d’autant qu’elle introduit un élément fondamental – à notre avis
– absent ou peu explicite dans la pensée d'E. Durkheim.
Cet élément, c’est tout simplement, et le passage mérite d’être reproduit in
extenso, le fait que la règle n’est pas dissociable de sa représentation, ce qui en
termes techniques renvoie aux multiples interprétations qui peuvent en être
données : « les représentations que les hommes se font de la « signification »
et de la « validité » de certaines propositions juridiques jouent un rôle
important. Elle ne va pas au-delà de la constatation de la présence effective
de telles représentations portant sur la validité sauf
1) qu’elle prend également en considération la probabilité de la diffusion
de ces représentations ;
2) qu’elle réfléchit au fait qu’il règne chaque fois empiriquement dans la
tête d’hommes déterminés certaines représentations sur le « sens » à donner à
une « proposition juridique » reçue comme valable, d’où il résulte que, dans
certaines
circonstances
déterminables,
l’activité
peut
s’orienter
rationnellement d’après certaines « expectations » et donner des chances
déterminées à des individus concrets » 64.
Nous retrouvons ici un point déjà évoqué par G. Tarde : la dynamique
juridique, ce que le sociologue N. Luhmann dans une optique plus large
appelle le caractère auto-poïétique du système juridique, c’est-à-dire « d’un
système qui est capable de se reproduire à partir de ses propres éléments et
64
M. Weber, Essai sur la théorie de la science, éd. Presses Pocket, 2000, p. 319-320.
- 48 -
dont l’essentiel de l’activité est consacré à la régénération de ceux-ci »65. Le
second point présente, dans la perspective qui est la nôtre, une importance
considérable : il détache la règle de toute « conscience morale » pour
reprendre la terminologie durkheimienne de façon à éviter de plaquer une
conception normalisatrice sur l’étude d’un phénomène juridique. Or, c’est
précisément ce point qui fait défaut en matière de droits de l’homme66
notamment en doctrine juridique : pour citer la doxa dominante, si les droits
sont déclarés, n’est-ce pas qu’ils doivent s’imposer à nous ?
Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, voici comment un éminent
auteur dans l’encyclopédie Dalloz, généralement considérée comme une
référence par le monde universitaire introduit la rubrique Droits de l’homme :
« Parce que l'homme est partout le même, les mêmes règles doivent valoir
pour tout homme, à toute époque et en tous lieux. L'universalité des droits de
l'homme tient à ce que partout est perçue cette exigence fondamentale que
quelque chose est dû à l'être humain parce qu'il est un être humain. La
Déclaration universelle incarne cette vocation d'universalité (le concept
d'universalité des droits de l'homme n'est cependant pas admis par tous et
n'est pas… universel) et proclame que les droits de l'homme sont des
prérogatives que chaque ordre juridique reconnaît non seulement à ses
ressortissants mais à tout homme. Le droit international des droits de
l'homme, dont la Déclaration jette les bases, prétend exprimer des valeurs
65
J. Clam, op. cit. p. 248. Nous ne cacherons pas que notre connaissance de l’œuvre du sociologue
N. Luhmann tient pour une bonne part de l’interprétation d’ensemble proposée par cet auteur avec
l’assentiment exprès de N. Luhmann.
66
N. Luhmann propose une lecture fonctionnaliste des droits fondamentaux de façon à mettre
l’accent sur leur dimension contingente du point de vue du sociologue. Cf J. Clam, op. cit, p. 81-85.
- 49 -
communes - dignité de l'homme, égalité des hommes - transcendant les
intérêts étatiques »67. Le propos souligné par nous est révélateur d’une
approche juridique de la matière foncièrement contradictoire puisque
l’universalité juridique affirmée est finalement sociologiquement contredite. A
ce simple constat commun depuis E. Burke et de J. de Maistre s’ajoute une
autre perspective : l’universel n’a pas forcément le sens que l’on veut bien lui
prêter.
L’approche wéberienne justifie en outre le recours à l’histoire pour rendre
compte d’un phénomène juridique. Comme l’explique C. Colliot-Thélène68, la
recherche d’une éventuelle différence entre le passé et le présent porte non sur
un éventuel sens à donner à une évolution mais sur le champ d’application
d’un instrument juridique et sur sa nature. L’identité de termes ou
d’instruments à l’instar du contrat ne préfigure en rien à travers l’histoire une
identité de sens et de portée. Pour citer une nouvelle fois M. Weber, « Quand
elle est obligée d'utiliser dans ce cas ou dans d'autres le même terme que la
science juridique, le sens qu'elle vise n'est cependant pas celui qui est reconnu
comme «juste » du point de vue juridique. C'est le destin inévitable de toute
sociologie, d'être obligée d'utiliser très souvent, au cours de l'étude de
l'activité réelle qui, manifeste partout de constantes transitions entre les cas «
typiques », les expressions rigoureuses du droit parce que fondées sur une
interprétation syllogistique des normes, quitte à leur substituer par la suite
son propre sens, radicalement différent du sens juridique »69. Autrement dit,
67
F. Sudre, Article Droits de l’homme, Encyclopédie Dalloz, Droit international, 2010.
68
C. Tolliot-Thélène, Etudes wébériennes : Rationalités, histoires, droits, PUF, 2001, p. 272.
69
M. Weber, Essais sur la science, op. préc.
- 50 -
ce n’est pas parce que les droits de l’homme sont inscrits dans les textes
depuis 1789 qu’ils présentent aujourd’hui le même sens et la même portée
qu’auparavant.
Ce point ressort parfaitement de l’ouvrage intitulé Sociologie du droit. Pour
M. Weber, il s’agit d’abord et avant tout de décrire un processus pour rendre
compte des manifestations de phénomènes juridiques comme le contrat et les
droits subjectifs à travers l’histoire. Nous sommes ici plus proches d’une
anthropologie juridique qui porterait sur le Droit avec majuscule que d’une
véritable approche sociologique du droit. Cette démarche compréhensive ne
s’accomplit pleinement que dans une sociologie de l’Etat ; elle illustre dès
l’origine la difficulté d’autonomiser le phénomène juridique comme objet
d’étude scientifique du phénomène politique. L’étude du droit se situe alors
entre la sociologie, la philosophie et sa dimension technique. En cela, elle
n’est peut-être pas dissociable des Principes de la philosophie du droit de
Hegel70.
Ce point plus traité sous l’angle philosophique que sociologique ou
juridique est pourtant fondamental. Parler des droits de l’homme concerne à
l’origine la procédure pénale, soit la relation que l’individu entretient face à
l’éventuel arbitraire étatique71. Parler des droits de l’homme, ce n’est pas
parler de droits mais de pouvoir, d’une conception politique de celui-ci et de la
nature des relations qu’il doit entretenir avec les individus. Non seulement
70
Cf C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’Etat, de Hegel à M. Weber, éd. Minuit, 1999.
71
Cf l’habeas corpus, premier texte à consacrer les droits de l’individu face à l’arbitraire du pouvoir
royal.
- 51 -
cela entrave le processus de neutralisation juridique mais cela oblige en plus à
s’interroger sur la dimension politique de cette référence.
Ainsi, nous avons montré la légitimité et l’importance de la prise en compte
des textes et jurisprudence dans l’identification d’un fait social. Cette
démarche sociologique est, somme toute, classique ; nous l’avons extrapolé en
combinant à la fois l’enjeu d’identification du fait social et celui de la
dynamique contentieuse. A ce titre nous avons cité le sociologue N. Luhmann,
pour qui « le droit est un système social » 72, soit un ensemble articulé qui
fonctionne selon ses propres règles dont la compréhension s’effectue
indépendamment du comportement des individus, uniquement sur la base des
règles et des décisions de justice que le système sécrète.
Cette approche diffère foncièrement de ce qu’il est convenu d’appeler en
France sociologie du droit ainsi que des tentatives de créer une socio-histoire
ou de l’analyse du champ juridique proposé par P. Bourdieu.
Nous voudrions donc préalablement nous démarquer de ces conceptions
avant de préciser la méthode retenue pour déchiffrer le système social.
PARAGRAPHE 2 : CRITIQUE DES CONCEPTIONS CONTEMPORAINES DE
L’ANALYSE SOCIOLOGIQUE DES PHENOMENES JURIDIQUES
A partir des thèses précédentes des pères fondateurs de la sociologie, il est
légitime d’affirmer que la sociologie du droit est un élément d’analyse du fait
social dont l’autonomisation, la tentative d’ériger le droit en objet d’étude
comme les autres, soulèvent de nombreux problèmes épistémologiques en
termes de causalité – comment en effet, encore et toujours, véritablement
72
N. Luhmann, Le droit comme système social, Droits et société, n° 11-12, 1989, p. 53-67.
- 52 -
isoler l’élément causal premier ? C’est cette ambivalence du phénomène
juridique qui fonde la tentative de N. Luhmann de construire une sociologie
du droit sur la seule compréhension des règles en raison de ce qu’il a qualifié
d’autopoïèse ou auto-engendrement, capacité de la règle de générer d’autres
règles.
Comparativement, tant ce qu’il est communément appelé sociologie du
droit en France (a) que socio-histoire (b), voire plus largement le cadre
d’analyse proposé par P. Bourdieu (c) ne permettent finalement pas de mener
correctement l’étude en général d’un phénomène juridique et, en particulier de
ce qui nous préoccupe : l’expression des prétentions religieuses par le biais
des droits de l’homme.
1) CRITIQUE DE LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA SOCIOLOGIE DU DROIT
Il existe en France une conception de la sociologie du droit qui reste
fortement dépendante des présupposés méthodologiques du positivisme. Elle
n’échappe pas à la critique déjà présente chez M. Weber : autonomiser son
champ d’étude du politique. Elle diffère singulièrement des pistes ouvertes par
différents auteurs anglo-saxons que nous exposerons succinctement.
L’histoire de la sociologie du droit à la française retracée par F. SoubiranPaillet73 illustre parfaitement l’ambigüité propre à cette discipline : la difficulté
de se constituer comme véritable science. Certes, il y a eu des tentatives à
l’instar de celles de G. Gurvitch pour qui la sociologie du droit sur « l’étude de
la plénitude la réalité sociale du droit, qui met les genres, les
73
F. Soubiran-Paillet, Quelles voix (es) pour la recherche en sociologie du droit en France
aujourd'hui?, Genèses, n° 15, 1994, p. 142-153.
- 53 -
ordonnancements et les systèmes de droit, ainsi que ses formes de constatation
et d’expression, en corrélations fonctionnelles avec les types de cadres
sociaux appropriés ; elle recherche en même temps les variations de
l’importance du droit, la fluctuations de ses techniques et doctrines, le rôle
diversifié des groupes de juristes, enfin les régularités tendancielles de la
genèse du droit et des facteurs de celle-ci à l’intérieur des structures sociales
globales et partielles »74. L’ambition du programme a très tôt empêché
l’identification d’un objet précis. Les anglo-saxons ne manqueront pas de
reprocher à G. Gurvitch –la critique reste pertinente – de ne pas suffisamment
distinguer ce qu’il entend par droit au point de confondre normes, morale, et
régulation. Par comparaison, dans les écrits d'E. Durkheim les champs ont
toujours été mentionnés de façon distincte75. Une telle démarche revient à
confirmer la dimension tentaculaire – voire totalitaire - de la règle de droit. Il
est à ce titre symptomatique que, dans l’ouvrage paru aux éditions Que-Sais-Je
consacré à la Sociologie du droit par H. Levy-Bruhl, le chapitre le plus
important porte sur les sources du droit, c’est-à-dire sur l’articulation des
règles les unes par rapport aux autres, base du programme de première année
de droit76.
Le doyen J. Carbonnier, initiateur également d’un courant de « sociologie
juridique » s’essaiera à dissocier les phénomènes sociaux en fonction de leur
juridicité, c’est-à-dire, leur capacité à relever de la règle de droit. Dans son
ouvrage de « sociologie juridique », il commence cependant dès l’introduction
74
75
G. Gurvitch, Problèmes de sociologie du droit in Traité de sociologie, tome II, puf, 1968, p. 191.
N. S. Timasheff, Eléments de sociologie juridique by G. Gurvitch, American Journal of
Sociology, Vol. 46, 1940, p. 396-398.
76
H. Levy-Bruhl, Sociologie du droit, Puf QSJ, 1961.
- 54 -
à montrer la porosité entre une approche de sociologie générale, l’étude d’un
phénomène, et celle de sociologie du droit77. Paradoxalement, l’ouvrage ne
mentionne pas une catégorie centrale dans la pensée de cet auteur : le nondroit alors même que la troisième partie est entièrement consacrée à un essai
d’identification d’un critère de juridicité. L’expression zones de non-droit78
qui, contrairement au sens médiatique retenu, ne désigne nullement une zone
géographique qui a basculé dans la violence mais, plus simplement, la limite
conceptuelle de la règle du droit pour rendre compte des phénomènes sociaux.
Cette approche a néanmoins fait l’objet d’une critique sévère en raison de la
dimension systématique du droit et de la difficulté de démontrer que des
situations échappent véritablement à l’emprise du droit79. Là encore, pour citer
le philosophe A. Kojève, « le système sera « absolu » s’il contient des normes
juridiques rendant effectivement impossible tout acte susceptible de modifier
ce système ou de le supprimer »80. Autrement dit, un système juridique est
toujours en puissance complet. Qu’il subisse des influences en raison du rôle
d’un individu ou d’un phénomène social, nul ne le niera. Reste que notre
époque se caractérise par un recours toujours plus croissant aux textes. La
référence constante aux droits de l’homme à tous les niveaux contentieux rend
77
J. Carbonnier, Sociologie juridique, Puf, 1994, p. 14.
78
Cf J. Carbonnier, Essais sur les Lois, Defrénois, 1995, p. 320, « L'hypothèse est que, si le droit est
écarté, le terrain sera occupé, est peut-être même déjà occupé d'avance, par d'autres systèmes de régulation
sociale, la religion, la morale, les mœurs, l'amitié, l'habitude. Mais ce n'est plus du droit ». Plus largement,
du même auteur, Flexible droit, Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1998.
79
Alain Sériaux, Question controversée : la théorie du non droit, Revue de la recherche juridique,
droit prospectif, 1995-1, p. 13-30 et M. Douchy, La notion de non-droit, Revue de la recherche
juridique, droit prospectif, 1992-1, p. 433-450.
80
A. Kojève, op. préc., p. 12.
- 55 -
en outre difficile l’unification autour d’un fait social ; elle justifie la tentative
ici menée de renverser les perspectives : s’en tenir aux évolutions des textes
pour comprendre la société.
La problématique retenue par l’auteur diffère en cela de celle ici adoptée.
Nous avons privilégié, au contraire, l’hypothèse d’une imbrication
suffisamment forte entre le droit et la société pour développer une approche
centrée principalement sur les règles. Tous les phénomènes sociaux sont
juridiques, ou du moins pose la question de l’existence de la norme qui régit
les relations entre les individus – le critère de juridicité de cette norme procède
d’un débat qui oscille en permanence entre sociologie, philosophie et théorie
du droit. Il faut donc se rendre à l’évidence : à partir du moment où le droit ne
se résume pas à une technique, il est logique que l’appréhension d’un
phénomène social sous son angle juridique implique des considérations de
philosophie que l’on peut qualifier de politique. Là où l’approche sociologique
prend sens au regard de l’approche juridique, c’est dans sa recherche de la
signification des mots utilisés selon les époques. Pour utiliser des barbarismes,
nous dirons que la sociologie du droit recontextualise là où la logique
juridique a-temporalise.
La sociologie du droit ne saurait être confondue avec la sociologie
juridique, objet expressément visé par J. Carbonnier. La différence entre les
deux est simple : « pour être accueillie dans l’univers juridique, la sociologie
doit justifier de son utilité »81. La sociologie du droit a un objectif de
compréhension – ou sociologie compréhensive pour reprendre l’expression de
M. Weber ; la sociologie juridique réduit le droit à sa simple dimension
81
J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit., p. 227.
- 56 -
technique. Dès lors, il est légitime d’estimer que la sociologie du droit à la
française n’a pas réussi à élaborer des outils scientifiques pour précisément, à
l’instar des recommandations wébériennes, autonomiser l’objet juridique –
point que nous complèterons par une suggestion : cette autonomisation n’est
peut-être véritablement achevée que dans la conception proposée par N.
Luhmann.
L’analyse par F. Soubiran-Paillet des recensions publiées dans l’Année
sociologique confirme cet usage abusif du terme de sociologie : ces recensions
sont le fait d’un professeur de droit et ont pour objet des ouvrages de droit ou
de théorie du droit. Plus encore, le laboratoire de sociologie juridique créée
par l’université Paris II s’affiche clairement comme l’instrument du politique
pour mesurer l’impact des réformes juridiques. Comme l’écrit l’auteur, « Le
Laboratoire de sociologie juridique de Paris II n'apparaît pas comme un lieu
de rencontre entre juristes et sociologues. Il s'agit pour les juristes d'y oeuvrer
autour de l'un de leurs objets de prédilection: le processus législatif »82.
Le juriste n’a pas renoncé à muer en législateur en dépit de l’expérience
pour le moins fâcheuse de la collaboration vichyssoise. il a ainsi réduit la
sociologie du droit à une sociologie législative dont l’objectif est l’effectivité
de la règle – dans le droit fil de la distinction entre droit et non-droit propre à
J. Carbonnier - et non sa compréhension. On comprend aisément dans un tel
contexte la difficile réception de la sociologie du droit dans le cadre plus large
de la sociologie qu’elle que soit d’ailleurs l’esprit dont ses auteurs se
revendiquent. Nous pouvons ainsi remarquer que le mot Droit est absent de
l’important Dictionnaire Critique de la sociologie rédigé sous la direction de
82
A. Sériaux, préc. p. 136.
- 57 -
R. Boudon et de F. Bourricaud83 en dépit, pourrions-nous dire, du préjugé
favorable de ces auteurs à l’égard d’une approche fondée sur les droits et sur
l’individu. Le point est d’autant plus remarquable que R. Boudon et F. Terré,
professeur de droit à l’origine des recensions juridiques précédemment
évoquées, sont tous les deux membres de l’Académie des Sciences morales et
politiques et ont participé ensemble à différents ouvrages collectifs84. La
sociologie, même dans son expression la plus favorable à la problématique de
l’interaction entre les normes et les individus a finalement évacué la réflexion
sur le droit.
La sociologie a écarté le droit de son champ d’investigation, ce qui explique
sa difficulté à traiter sereinement la question des droits de l’homme. Nous
pouvons ainsi lire la réflexion menée par cette école de pensée en parallèle à
celle développée par F. Terré. Très logiquement, à partir du moment où les
textes relatifs aux droits de l’homme s’imposent de l’extérieur, il n’hésite pas
à dénoncer « l’idéologie droit de l’hommiste » et écarte ainsi toute réflexion
sur la dimension sociologique de telles normes85. Il est vrai que la question de
l’effectivité des droits de l’homme se pose différemment à partir du moment
où ils sont le propre de tous les hommes ; elle n’est pas réductible à une
éventuelle modification législative.
83
Dictionnaire critique de la sociologie, R. Boudon et F. Bourricaud (dir.), PUF, 3ème éd. 2011.
84
R. Boudon a participé à l’ouvrage collectif édité en hommage au professeur F. Terré, Raymond
Boudon, Penser la relation entre le droit et les mœurs, p. 11-24, in L'avenir du droit, Mélanges en
hommage à François Terré, Dalloz, 1997 ; les deux auteurs ont également participé à un colloque
dans le cadre de l’Académie de sciences morales et politiques, Raymond Boudon (dir.), Durkheim
fut-il durkheimien ?, Armand Colin, 2011.
85
F. Terré, On ne peut pas tout attendre du droit, Le Figaro, 3 juin 2011.
- 58 -
Plus largement, même des auteurs inscrivant leurs travaux dans le cadre
d’une conceptuel de la sociologie de l’action, ignorent la dimension juridique.
Par exemple, le Traité de sociologie dirigé par R. Boudon et F. Bourricaud ne
consacre aucune rubrique au phénomène juridique, contrairement à
l’entreprise originelle évoquée de G. Gurvitch. Il ne contient qu’une référence
unique aux droits de l’homme dans l’article de J. Baechler, auteur de la
contribution intitulé « Groupe et sociabilité ». Cet auteur dénonce l’utopie
d’une humanité unifiée et prolonge ainsi, sans la questionner, la tradition
conservatrice en la matière86. On comprend alors la difficulté sociologique de
percevoir l’identité sous un prisme juridique, c’est-à-dire comme le produit
d’une interaction avec les règles. Dans un tel cadre conceptuel, il ne faut pas
s’étonner de constater que cette perspective est singulièrement absente des
recherches menées précisément sur l’identité ou sur l’individu87.
Au regard de notre objet d’étude, la conception française de la sociologie du
droit se heurte à l’objet même des textes. A partir du moment en effet où la
référence textuelle aux droits de l’homme n’est par nature pas limitée, il n’est
pas possible de rendre compte de l’éventuelle logique du système à travers la
simple étude disparate de jurisprudence. Dans le cas contraire, cela revient à
présupposer que l’homme des droits de l’homme n’est pas le même selon qu’il
agit en tant que consommateur, associé d’une société, salarié…Ainsi, la
démarche positiviste ne parvient pas à expliquer l’appropriation des textes par
les individus par delà leur champ supposé originel. Elle dénonce une
86
J. Baechler, Groupes et sociabilité in Traité de sociologie, R. Boudon (dir.), puf, 1993.
87
P. Corcuff, C. Le Bart et F. de Singly (dir.), L’individu aujourd'hui. Débats sociologiques et
contrepoints philosophiques, PU Rennes, 2010 ; M. Surdez, M. Voegtli, B. Voutat, Identifiers’identifier. A propos des identités politiques, Antipodes, 2010.
- 59 -
instrumentalisation des textes face à ce bouleversement des catégories alors
même que l’argumentation juridique ne prend sens que dans la mobilisation de
tous les moyens pour obtenir gain de cause – ce que M. Weber appelle la
représentation de la règle.
Le débat français entre juristes et sociologues prolonge la polémique menée
par M. Weber à l’égard de R. Stammler : la sociologie ne peut se développer
véritablement que si elle s’autonomise tant par rapport au psychologisme –
point en France à l’origine de la controverse entre G. Tarde et E. Durkheim que par rapport au champ juridique88. Cette autonomisation, si elle est liée au
développement de l’Etat moderne, n’implique nullement que la sociologie
joue un rôle de servante. C’est en cela que nous essayons par le présent travail
de renouer avec une conception plus conforme à la sociologie que celle qui a
pu se développer par la suite sous l’appellation sociologie du droit.
Il existe d’autres courants français de sociologie. De nombreux auteurs
cherchent ainsi à confronter la démarche sociologique classique à l’étude de
phénomènes juridiques89. Ils n’ont cependant pas – encore ? - réussi à
véritablement s’imposer en dépit des tentatives répétées de vouloir ré-insérer
la sociologie du droit dans le cadre plus général de la théorie sociale. Bref, non
plus autonomiser l’objet mais l’identifier en tant qu’élément central, voire
constitutif des faits sociaux.
Le mouvement anglo-saxon en sociologie du droit montre, à l’inverse, que
la sociologie du droit ne doit ni être exclue ni constituer une branche
88
M. Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, Cerf, 2002 avec l’introduction de M.
Coutut, Aux origines de la sociologie wébérienne.
89
L. Israël, Question(s) de méthodes, Droit et société, n° 69-70, 2008, p. 381-395.
- 60 -
autonome du champ d’étude sociologique. Les ouvrages de sociologie du droit
sont extrêmement diversifiés. Preuve finalement de la différence entre la
méthode française et la méthode anglo-saxonne, la réédition de l’ouvrage en la
matière de N Timasheff, auteur russe francophone formé à l’université de
Strasbourg. Il a systématisé la distinction entre une approche qui revient à
effectuer un simple travail doctrinal en droit en dépit de sa qualification de
sociologie du droit et une approche fondée sur la compréhension du
phénomène social sur la base des interactions entre les normes et les
individus90.
Plus encore, sous l’impulsion de cette nouvelle approche, nous pouvons
effectivement observer en France des recherches qui s’inscrivent délibérément
dans cette perspective. L’enjeu d’une approche distincte de celle
précédemment exposée est double :
- sortir la sociologie du droit de la simple analyse du phénomène criminel
qui, il est vrai, bénéficie naturellement de l’attention des pouvoirs publics
ainsi que, par le biais des statistiques, des moyens pour rendre compte d’un
phénomène sociologique en raison de sa manifestation juridique – le crime
n’existe qu’au regard de la violation d’une norme ;
- rendre compte aussi bien de phénomènes intrinsèquement liés à
l’existence de règles positives que d’autres à l’origine de la sécrétion de
normes autonomes. Les manuels en la matière se dispensent de règles
méthodologiques trop tranchées et incitent finalement à l’innovation. La
90
N. S. Timasheff, An introduction to the sociology of law, Binding Paperback, 2001, réed. de
l’ouvrage publié en 1939.
- 61 -
méthode que nous exposerons par la suite se veut une réponse à cette
invitation91.
Il ne saurait ainsi être question à présent de réduire la sociologie du droit à
l’expression qu’elle a pu prendre sous l’influence du professeur F. Terré
même si, à notre avis, cette conception restera encore longtemps dominante en
raison tout simplement de sa proximité avec la pensée juridique positiviste.
Nous exprimerons toutefois deux critiques à l’égard de ce nouveau
développement de la sociologie du droit en France : d’une part, elle a du mal à
se départir de l’approche contestable développée par P. Bourdieu et continue
de maintenir comme prisme d’analyse l’idée de domination et donc
d’arbitraire de la norme92 ; d’autre part,
et c’est l’effet
inverse,
l’autonomisation trop grande du droit comme objet d’étude ignore le point
souligné à maintes reprises par E. Durkheim : le droit est un élément du fait
social ; son étude est indispensable à l’élaboration de celui-ci comme une
chose, pour reprendre l’expression consacrée93.
Aussi, avant d’exposer la méthode que nous adopterons, nous critiquerons
les travaux de sociologie du droit s’inspirant de l’analyse du champ juridique
effectuée par P. Bourdieu.
91
Cf R. Banakar, M. Travers, Theory and Method in Socio-Legal Research, Oxford, 2005.
92
Cf Infra.
93
C’est la limite, à notre avis, de la démarche méthodologique de L. Israël. Il n’y a pas une
invention du droit à partir du moment où les textes préexistent au comportement des individus sans
que l’on puisse, par nature, leur attribuer une fonction précise qui serait ensuite détournée. Il nous
paraît donc abusif de parler de mobilisation militante du droit pour identifier les stratégies des
avocats.
- 62 -
2) CRITIQUE DE L’ANALYSE DU CHAMP JURIDIQUE DE P. BOURDIEU
La méthode sociologique développée par P. Bourdieu nous paraît
doublement critiquable au regard de notre recherche sur l’identité à partir d’un
fait social doté d’une forte dimension juridique.
En premier lieu, nous reprenons à notre compte la critique récemment
formulée à l’encontre du modèle sociologique issu des travaux de P. Bourdieu.
Celui-ci présenterait une difficulté intrinsèque à penser l’individu en raison de
son incapacité structurale à sortir de l’illusion selon laquelle l’individu est
placé dans sa condition de sujet et ne cherche finalement pas à en sortir. La
référence même à l’identité devient suspecte94 ; elle entrave le raisonnement
fondé, au contraire, sur un postulat d’interchangeabilité des individus95. A
l’inverse, tenir compte des règles, c’est essayer d’appréhender leur influence
mais également la façon dont l’individu se les approprie.
94
Cf R. Brubaker, Au-delà de l’«identité», Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3, 139,
p. 66-85, spéc., p. 66 : « Identité » est un mot clé dans le vernaculaire de la politique
contemporaine et l’analyse sociale doit en tenir compte. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille
utiliser l’« identité » comme catégorie d’analyse ou faire de l’« identité » un concept renvoyant à
quelque chose que les gens ont, recherchent, construisent et négocient. Ranger sous le concept d’«
identité » tout type d’affinité et d’affiliation, toute forme d’appartenance, tout sentiment de
communauté, de lien ou de cohésion, toute forme d’auto-compréhension et d’auto-identification,
c’est s’engluer dans une terminologie émoussée, plate et indifférenciée ».
95
P.Verdrager, Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre
Bourdieu, Les empêcheurs de penser en rond, La découverte, 2010. La critique que l’auteur
développe à l’encontre de l’incapacité de la sociologie de P. Bourdieu à véritablement sortir des
stéréotypes pour rendre compte de la situation des homosexuels peut parfaitement être transposée à
l’encontre de la théorie de la religion proposée par cet auteur.
- 63 -
En second lieu, l’auteur procède avec le droit comme avec d’autres
disciplines à l’instar de la linguistique96 ou de la philosophie97 au point de
discréditer la pratique de ces autres disciplines98 ou du moins leurs prétentions
scientifiques99. Il évite toute référence aussi bien à G. Gurvitch mais
également, de façon plus surprenante à E. Durkheim si ce n’est pour nous
expliquer que le droit, comme le social, s’interprète par le prisme du droit. En
cela, en dépit de la filiation revendiquée avec cet auteur, la démarche adoptée
par P. Bourdieu revient à ignorer la place qu’E. Durkheim accorde à
l’appréhension du champ juridique dans l’identification des mutations des
sociétés contemporaines. Car, si le champ juridique justifie sa propre
sociologie, pourquoi étudier les règles de droit pour définir un fait social ?
Une telle conception complète celle exposée précédemment en matière de
sociologie du droit : juristes et sociologues ont justifié leur mise à l’écart
respective.
Le raisonnement présente une forte systématicité au prix toutefois d’un
contresens. L’auteur définit l’autonomie du champ juridique sur la base du
96
La comparaison avec la linguistique est clairement mentionnée dès l’introduction du célèbre
article de P. Bourdieu, La force du droit, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986. p.
3-19.
97
Cf P. Bourdieu, L’ontologie politique de M. Heidegger, Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 1, n°5-6, novembre 1975. p. 109-156.
98
Cf la critique de J.-C. Milner, Introduction à une science du langage, Points Seuil, 1995, p. 145 :
« Si la sociologie est une science et si elle peut s’occuper des objets de langue, alors la linguistique
n’existe pas. Si en revanche Bourdieu a tort et si la linguistique existe, alors elle est seule à
rencontrer son objet ».
99
P. Bourdieu, art. préc., p. 18 où le mot « science » est mis entre guillemets à propos précisément
cette fois du droit.
- 64 -
stare decisis, c’est-à-dire pour reprendre la définition qu’il en donne, « la règle
qui commande de s'en tenir aux décisions juridiques antérieures ». Mais, si ce
principe vaut dans le droit anglo-saxon, il n’est pas consacré en droit français
qui privilégie au contraire le principe d’autorité de chose jugée. Certes,
l’auteur expose la distinction entre les deux traditions juridiques mais ne leur
confère pas une portée décisive. Par delà les nuances, l’article se veut en effet
une mise à jour du fonctionnement du champ juridique afin uniquement d’en
dénoncer le fait qu’il constitue « un reflet direct des rapports de force
existants, où s'expriment les déterminations économiques, et en particulier les
intérêts des dominants »100 (c’est nous qui soulignons). La logique du reflet
contredit l’autonomie du champ juridique et réduit la norme à sa seule
dimension super-structurale. Or, si on s’en tient cependant à la différence de
conception de l’autorité de chose jugée selon les systèmes juridiques,
l’identité de comportements entre les communautés de juristes ne conditionne
nullement des résultats similaires ni des modes de domination semblables.
Dans cette perspective, la sociologie du droit selon P. Bourdieu se confond
avec une dénonciation de l’arbitraire - « Forme par excellence du discours
légitime, le droit ne peut exercer son efficacité spécifique que dans la mesure
où il obtient la reconnaissance, c'est-à-dire dans la mesure où reste méconnue
la part plus ou moins grande d'arbitraire qui est au principe de son
fonctionnement »101. Le sociologue se pose ici, un peu comme le juriste en
doctrine et avec l’utilisation des mêmes mots, comme la seule personne
capable de dénouer l’écheveau des relations humaines - « L'antagonisme entre
les détenteurs d'espèces différentes de capital juridique, qui investissent des
100
Art. préc. p. 3.
101
Art. préc., p. 15.
- 65 -
intérêts et des visions du monde très différentes dans leur travail spécifique
d'interprétation, n'exclut pas la complémentarité des fonctions et sert en fait
de base à une forme subtile de division du travail de domination symbolique
dans laquelle les adversaires, objectivement complices, se servent
mutuellement » (c’est nous qui soulignons). C’est un peu comme si la
conclusion de l’étude devait s’imposer avant même qu’elle ne soit menée.
Cela conduit logiquement à une impasse :
- nous vivrions dans une société fortement judiciarisée mais la sociologie se
limiterait à l’étude des processus de soumission disjoints de l’existence des
normes par l’identification de faits sociaux déconnectés de leur dimension
juridique ;
- l’étude de l’identité religieuse, singulièrement absente des récents
colloques déjà précités sur l’individu ou l’identité, resterait cantonnée à la
classification de pratiques indépendamment tout à la fois du contexte normatif
qu’elle véhicule et de la nouvelle expression juridique des prétentions qu’elle
exprime dans la sphère publique ; en même temps, en dépit des travaux de G.
Le Bras, ce type d’études sociologiques ignore la dimension foncièrement
normative de la pratique religieuse, la rupture que représente la prétention de
celle-ci de s’incarner dans la sphère publique, soit le passage du normatif au
juridique. Définir la religion en tant qu’élément de la sphère privée correspond
à une conception même de la religion propre à la modernité ; elle ne reflète en
rien la capacité de celle-ci à régenter sphère publique et sphère privée.
Cette conception, apparemment objective qui accorde une grande place à la
position extérieure du chercheur, trouve en outre ses limites à propos
précisément des textes relatifs aux droits de l’homme. C’est du moins ce qui
ressort des travaux des chercheurs se réclamant de ce courant de pensée.
- 66 -
Soit en effet, ils subissent l’attrait des textes qu’ils étudient. Par exemple,
on ne peut que constater que la référence aux textes relatifs aux droits de
l’homme émanant de l’ONU, la Déclaration de 1948 comme les Pactes de
1966, est présente dans les recherches sur l’identité et l’intégration du
sociologue A. Sayad dès 1983102, bien avant que ces textes ne deviennent des
références pour les juristes surtout, alors même qu’ils ne disposent pas de
valeur normative. L’existence de ces textes suffit en-elle-même à justifier pour
l’auteur une contestation de la politique d’immigration menée par la France
« comme si le sociologue pouvait décider de décréter l’état du monde
égalitaire »103. Pourtant, si on s’en tient à la dimension symbolique et arbitraire
propre à l’analyse exposée du champ juridique, il n’y a pas de raison de
considérer que les textes relatifs aux droits de l’homme seraient moins dénués
d’arbitraire que d’autres. Malgré cette critique, nous observons à travers le
travail mené par ce sociologue ce qui constitue une constante de la référence
aux droits de l’homme : il ne s’agit pas tant de rendre compte des faits que de
chercher à transformer le politique en se parant des atours d’une pseudoneutralité juridique104.
102
A. Sayad, Y a-t-il une sociologie du droit de l'immigration ? in Le droit et les immigrés, Edisud,
janvier 1983, p.98-104.
103
Nous reprenons ici la critique de certains travaux sociologiques formulés par B. Lahire, L’esprit
sociologique, La découverte, 2005, p. 125 note 36.
104
Cf A. Sayad, Etat, Nation et Immigration : l’ordre national à l’épreuve de l’immigration,
Peuples méditerranéens, avril-septembre 1984, p. 191 : « L’immigré est dissocié de tout ordre
national […] ; cette dissociation a fait de lui un homme abstrait […], une espèce d’homme qui
serait hors de toutes les déterminations ou appartenances […], l’homme « ‘idéal« » en somme,
celui-là que postule paradoxalement l’expression 'les Droits de l’Homme' ». Nous sommes ici en
pleine absurdité juridique : l’immigré dispose de la nationalité du pays qu’il quitte et ne peut donc
- 67 -
Soit l’analyse institutionnelle se concentre sur les logiques de domination à
l’œuvre au sein des organes à l’instar des travaux menés dans le cadre de la
revue Actes de la Recherches en sciences sociales consacrés indirectement au
droit pénal international105 ; soit la référence à l’universel fait que le chercheur
confond son objet de recherche avec l’idéal qu’il porte - « la seule affaire de
compétence universelle à avoir débouché sur une condamnation et une
incarcération est « l’affaire des quatre de Butare », déposée contre des
figures du génocide au Rwanda réfugiées en Belgique et sans protection
immunitaire. À ce titre, ce résultat est très au-dessous de la revendication
d’une compétence universelle absolue et inconditionnelle »106. Encore et
toujours, nous restons dans une optique d’inadéquation des faits au droit sans
s’interroger sur la dimension sociologique des textes invoqués.
En somme, la dénonciation de l’arbitraire aboutit à accorder une force de
principe aux textes relatifs aux droits de l’homme et notamment au principe
d’égalité. P. Bourdieu, plus conséquent, avait davantage pris soin de séparer la
référence aux droits de l’homme dans le cadre de ses engagements politiques
de l’analyse sociologique pouvant être menée à l’égard de ces principes. Ses
successeurs ou disciples sont sur ce point majeur moins rigoureux. Cela
être décrit de la sorte sauf à vouloir induire une mauvaise conscience pour le lecteur situé dans le
pays d’accueil.
105
P. Bourdieu J., Dezalay, F. Poupeau, Prologue de la rédaction Pacifier et Punir, Actes de la
recherche en sciences sociales n° 173, 2008, p. 4-5 : « Les enjeux des interventions armées, (qui)
sont tout autant le produit de luttes impériales que des réactions face à la recomposition des modes
de domination ».
106
J. Seroussi, La cause de la compétence universelle, Note de recherche sur l’implosion d’une
mobilisation internationale, Actes de la recherche en sciences sociales n° 173, 2008, p. 98-109,
spéc. p. 109.
- 68 -
apparaît tout particulièrement dans ce qu’il est convenu d’appeler la sociohistoire.
3) CRITIQUE DE LA METHODOLOGIE PROPRE A LA SOCIO-HISTOIRE
La socio-histoire couvre aujourd’hui un champ très particulier circonscrit
par les tentatives de définition de certains auteurs. Elle ne doit cependant pas
être confondue avec l’appellation plus large de sociologie historique dans
laquelle s’insère l’œuvre de M. Weber. Comme l’écrit P. Veyne, « l’histoire
fait faire des découvertes sociologiques et la sociologie résout de vieilles
questions historiques et en pose de nouvelles » 107. Notre critique portera donc
principalement sur le courant dont G. Noiriel est l’instigateur.
Nous reprenons la définition qui a été donnée de cette démarche
méthodologique par ses initiateurs : « La sociologie est née à la fin du XIXe
siècle, en développant la critique d’une autre forme de réification, inscrite
celle-ci dans le langage, qui consiste à envisager les entités collectives
(l’entreprise, l’État, l’Église, etc.) comme s’il s’agissait de personnes réelles.
L’objet de la sociologie est de déconstruire ces entités pour retrouver les
individus et les relations qu’ils entretiennent entre eux (ce que l’on appelle le
lien social). La socio-histoire poursuit le même objectif, mais elle met l’accent
sur l’étude des relations à distance. Grâce à l’invention de l’écriture et de la
monnaie, grâce aux progrès techniques, les hommes ont pu nouer entre eux
des liens dépassant largement la sphère des échanges directs, fondés sur
l’interconnaissance. Des « fils invisibles » relient aujourd’hui des millions de
personnes qui ne se connaissent pas. Le but de la socio-histoire est d’étudier
107
P. Veyne, Le pain et le cirque, sociologie historique d’un pluralisme politique, Points Seuil,
1995, p. 12.
- 69 -
ces formes d’interdépendance et de montrer comment elles affectent les
relations de face-à-face »108. C’est donc très logiquement que ces recherches
accordent une place importante aux textes de droit ainsi qu’à la problématique
de l’identité puisque celle-ci découle de relations intersubjectives.
Cette démarche qui se réfère aussi bien à P. Bourdieu qu’à M. Weber
procède davantage d’une déconstruction au sens que le philosophe J. Derrida a
donné à ce terme que d’une véritable analyse des faits – l’enjeu est clairement
la mise à jour de l’arbitraire. La démarche est à notre sens singulièrement
biaisée en ce qu’elle sort des textes de leur contexte ou écarte l’approche
quantitative d’inspiration durkheimienne au bénéfice d’une démonstration à
l’aune d’un objectif ambigu : se délier du pouvoir politique pour tenter de lui
imposer une pseudo-neutralité juridique.
Les études de G. Noiriel, l’un des principaux promoteurs de cette démarche
sont
révélatrices de cette ambigüité. Nous nous attacherons plus
particulièrement à un article qui porte précisément sur la problématique de
l’identification en ce qu’elle cherche à mettre en évidence le rôle des
institutions en la matière. En conclusion de son article relatif à l’identification
des citoyens, G. Noiriel précise : « mettre en relief, comme nous l’avons fait,
les incompréhensions, les refus, les souffrances, qu’a entraîné la construction
étatique du lien civil, ce n’est donc ni le dénoncer, ni en contester la
nécessité »109. Pour autant, l’auteur prend moins de précautions lorsqu’il
procède, cette fois, à « la socio-histoire du concept de nationalité » : « si le
108
G. Noiriel, M. Offerlé, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2006, p.5.
109
G. Noiriel, L'identification des citoyens. Naissance de l'état civil républicain, Genèses, n°13,
1993. L'identification, p. 3-28, spéc., p. 28.
- 70 -
terme « nationalité » s’est néanmoins maintenu jusqu’à aujourd’hui, c’est
sans doute en raison de la force d’inertie qui caractérise le langage, mais
aussi parce que les ambigüités sémantiques du terme favorisent les entreprises
de manipulation politique auxquelles, en France, le problème de « l’identité
nationale » a constamment donné lieu »
110
(c’est nous qui soulignons). La
pensée de l’auteur peut se résumer abusivement de la façon suivante : il faut
dissocier la question de l’identification des individus de celle de la nationalité.
L’identification est une procédure administrative qui devient policière à partir
du moment où elle porte sur la nationalité.
A ce stade, nous retrouvons un projet de recherche qui ne se comprend qu’à
l’aune d’un seul objectif : se débarrasser du politique. Nous ne sommes plus
dans la démarche scientifique, par delà les apparences mais dans un projet
idéologique qui repose tout simplement sur la négation de son objet même
d’étude.
S’agissant de la recherche sur le concept de nationalité, l’auteur écrit que la
richesse sémantique du concept « permet de l’envisager comme un concept
politique » 111. On se demande bien alors ce qu’il entend par politique. L’auteur
se paie en effet le luxe d’ignorer un texte connu de tous pour fonder sa
démonstration « scientifique » : la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 dont la formulation est, on ne peut plus claire : « Les
Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée nationale… En
conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous
110
G. Noiriel, Socio-histoire d'un concept. Les usages du mot « nationalité » au XIXe siècle,
Genèses, n°20, 1995, p. 4-23.
111
Art. préc. p. 6.
- 71 -
les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen ».
Quant à l’article 3, il énonce : « Le principe de toute Souveraineté réside
essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer
d’autorité qui n’en émane expressément ». S’en tenir à la démonstration de G.
Noiriel revient à considérer que les constituants ne savaient pas de quoi ils
parlaient, ce qui revient aussi à effacer de l’histoire le propos célèbre de
Clermont-Tonnerre sur les juifs selon lequel « Il faut tout refuser aux juifs
comme nation et tout accorder aux juifs comme individus » ainsi que la
bataille de Valmy.
S’agissant du texte précité de l’auteur sur l’identification, il est fascinant, là
encore, de mesurer comment l’auteur tronque les textes pour effectuer sa
« démonstration ». Que l’on soit clair : il ne s’agit pas d’un conflit
d’interprétation sur les normes juridiques au sens que M. Weber a suggéré
mais de relever un véritable escamotage des références. L’auteur se réfère ici à
un décret du 20 septembre 1792. Or, ce texte n’est que le pendant d’une loi en
date du même jour consacrée au divorce. Il ne faut pas s’étonner dans ce
contexte, comme si c’était une découverte, que « la laïcisation n’est pas le
véritable objet du débat »112 (sic). En outre, l’année 1792 est également
marquée par un texte important en matière d’identification des citoyens : le
décret de la Convention nationale du 7 décembre 1792 relatif aux passeports à
accorder à ceux qui seraient dans le cas de sortir du territoire français pour
leurs affaires. Ce texte s’inscrit parfaitement dans la problématique de l’auteur
d’autant plus qu’il est encore visé par les textes récents sur la carte d’identité
112
G. Noiriel, L’identification…, art. préc., p. 5.
- 72 -
nationale113. Il pose la question de la nation et de la nature du lien avec la
citoyenneté. Bien évidemment, G. Noiriel se garde d’y faire référence.
L’auteur parachève naturellement sa réécriture de l’histoire de la France en
dénonçant la référence politique à l’identité nationale.
A l’aune d’une telle démarche foncièrement biaisée, il ne faut pas s’étonner
que les travaux qui s’inscrivent dans cette démarche méthodologique
présentent des défauts similaires. Une étude consacrée à la carte d’identité ne
tient pas compte de l’appellation complète de celle-ci : carte nationale
d’identité114 pour établir une filiation douteuse avec le régime de Vichy ; une
thèse récente consacrée à Assimilation et naturalisation, socio-histoire d’une
injonction de l’Etat115 discrédite littéralement le débat résultant de la
contestation de la norme nationale par la norme religieuse en le rattachant à
une rémanence de l’héritage colonial. C’est somme toute logique : si l’identité
est disjointe de la nationalité alors la question de la contestation des normes
113
Cf Décret no 2010-506 du 18 mai 2010 relatif à la simplification de la procédure de délivrance et
de renouvellement de la carte nationale d’identité et du passeport, J.O., 19 mai 2010.
114
P. Piazza, Septembre 1921, la première « carte d’identité de Français » et ses enjeux, Genèses,
2004, 1, n°54, p. 76-89. L’auteur a poursuivi ces travaux en continuant à dénoncer le lien entre
identité et nationalité, ce qui relève pour nous d’un contresens – le tout est bien évidemment placé
sous la thématique initiée par G. Noiriel, X. Crettiez et P. Piazza, Introduction, in Du papier à la
biométrie. Identifier les individus, Presses de Sciences Po, 2006, p. 11-26, spéc., p. 17 : « Reliées à
des fichiers, les cartes d’identité deviennent des instruments de procédures étatiques de contrôle
mobilisées à des fins de protection d’une communauté définie à partir du critère de la nationalité ».
Ce genre de propos ne tient que si, pratiquement, on oublie que le projet qui a été débattu dès 1921
portait précisément sur l’identification nationale. On peut le déplorer ou le critiquer. Du moins,
aimerait-on pour éviter ce genre de propos que les textes étudiés le soient avec attention.
115
A. Hajjat, Assimilation et naturalisation, socio-histoire d’une injonction de l’Etat, thèse EHESS,
2009 avec dans le jury, bien sûr, G. Noiriel.
- 73 -
nationales par la religion ne se pose même pas. Non seulement il n’y a pas
débat mais l’existence même du débat est suspecte, de sorte que l’analyse
sociologique se révèle incapable d’expliquer la tenue d’un tel débat et son
déplacement vers la question religieuse sans sombrer dans l’invective
politique. La conclusion est incluse dans les postulats qui sous-tendent la
recherche.
Dès lors, même si la socio-histoire repose sur une hypothèse forte,
l’influence de la norme juridique sur l’identification des individus, les
méthodes qu’elle utilise permettent de douter des résultats qu’elle prétend
obtenir. Pour ne prendre qu’un dernier exemple, la thèse de E. Saada sur le fait
colonial souffre là encore d’un défaut de recension des règles applicables qui
contrediraient le mouvement de sa démonstration sur les usages du droit dans
les colonies : pas de mention par exemple ni du statut de dhimmi pour rendre
compte de la situation des juifs, ni des justifications contextuelles à l’origine
du décret Crémieux sur la naturalisation des juifs d’Algérie. Quant aux
références aux écrits émanant de professeurs de droit, se pose néanmoins la
question de savoir s’ils représentent l’expression majoritaire de la doctrine,
voire plus largement, si nous ne sommes pas tout simplement en présence
d’une conséquence d’un positivisme exacerbé similaire à celui qui conduira
certains professeurs à commenter le statut des juifs sans sourciller116. Le travail
sociologique révèle ici un point aveugle : la manière dont il définit la
116
Cas tristement célèbre du professeur M. Duverger rapporté par Danièle Lochak, La doctrine sous
Vichy ou les mésaventures du positivisme, in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, p.
252-269.
- 74 -
démocratie avec comme postulat implicite : toute distinction est une
discrimination117.
Plus largement, toutes les études sur le principe de laïcité ont montré que la
célèbre loi de 1905 n’a nullement fait l’objet d’une application uniforme dans
les colonies. Certaines publications de l’époque ne dépareilleraient d’ailleurs
pas avec la polémique actuelle relative à la place accordée à l’islam dans la
société française. Quid en effet au regard de la thèse soutenue par E. Saada
d’un ouvrage intitulé « Une honte : la séparation en Algérie. Le Français
humilié devant l’Arabe, vexation au culte catholique, protection au culte
musulman »118.
Nous ne pouvons ici que regretter que la méthodologie retenue par la sociohistoire ne prenne sens qu’à l’aune d’un projet politique – la contestation de la
nation et des distinctions y afférentes –, ce qui aboutit à donner aux textes un
sens et une portée qu’ils n’ont pas forcément. D’ailleurs, au nom de quoi en
effet les droits de l’homme devraient-ils échapper à une mise en perspective
sociologique ?
En résumé, une relecture des textes fondateurs de la sociologie nous a
permis de fonder l’intérêt d’une étude sociologique d’un phénomène juridique,
étude qui ne saurait être enferrée dans les cadres pré-établis en matière de
sociologie du droit, de sociologie fondée sur le modèle construit par P.
117
Le lien entre sociologie et démocratie ressort parfaitement de l’ouvrage de J.-M. Vincent, Max
Weber ou La démocratie inachevée, éd. Le Félin, 2009, préf. C. Colliot-Thélène.
118
Ouvrage de P. Gael paru en 1908 cité par R. Achi, Laïcité d’empire, les débats sur l’application
du régime de séparation à l’islam impérial, in P. Weil (dir.), Politiques de la laïcité au XXe siècle,
PUF, 2007, p. 237-263.
- 75 -
Bourdieu et dans celui nouvellement dessiné de socio-histoire. Nous avons
montré que ces modèles s’écartent tellement des conceptions originelles qu’ils
favorisent une dénaturation des concepts. En outre, du point de vue qui est le
notre, ces modèles sont d’autant moins satisfaisants qu’ils révèlent finalement
leurs limites précisément à propos des textes relatifs aux droits de l’homme. A
chaque fois, et les analyses sociologiques précitées en témoignent, s’opère,
comme d’ailleurs en matière de droit positif une confusion en matière de
droits de l’homme entre faits et valeurs.
Dès lors, c’est parce que nous estimons incomplets les conceptions
classiques et insatisfaisantes les approches plus modernes du phénomène
juridique que nous devons essayer de délimiter un cadre méthodologique
adéquat à notre champ d’investigation : l’invocation des prétentions
religieuses par le biais des droits de l’homme.
- 76 -
CHAPITRE 2 : CONSIDERATIONS METHODOLOGIQUES
Il s’agit ici de définir des principes méthodologiques qui tiennent compte à
la fois des critiques formulées précédemment et de la plasticité des règles de
droit. Cette plasticité est d’autant plus forte que les textes relatifs aux droits de
l’homme ne présentent pas les mêmes caractéristiques que d’autres textes en
droit tout simplement en raison de leur capacité intrinsèque à faciliter la
confusion entre faits, normes et valeurs. C’est pourquoi la méthode retenue ici
ne saurait reposer sur un seul axe et s’inspirera tant d’E. Durkheim que de M.
Weber dont les travaux seront néanmoins mis en perspective avec ceux
précédemment cités de M. Foucault, N. Luhmann et G. Tarde.
Pour cela, avant toute chose, nous rappellerons plus en détail que la règle de
droit ici est appréhendée comme une dimension structurante de l’activité
humaine (Section 1).
Une fois ce cadre rappelé, dans le droit fil de l’injonction durkheimienne,
nous proposerons une méthode de quantification des règles afin de mesurer le
poids de la référence aux droits de l’homme dans notre système juridique, et
par là-même, dans notre système social. Nous exposerons les limites d’une
enquête fondée sur la base d’entretiens ou de recherches sur le terrain. Nous
montrerons ainsi la rupture fondamentale qu’introduit le recours aux bases de
données pour identifier à notre époque un fait social (Section 2).
L’origine différente des textes en la matière tant sur le plan historique
qu’institutionnel oblige à s’interroger sur l’éventuelle différence que présente
notre époque avec celles qui l’ont précédées. Il ne serait en effet pas forcément
venu à l’idée des révolutionnaires de 1789 d’ériger en droits de l’homme le
- 77 -
droit de pratiquer sa religion, qui plus est en public. Autrement dit, notre
approche sociologique implique une remise en perspective historique (Section
3)
Reste la question la plus délicate, celle qui constitue l’une des différences
entre M. Weber et E. Durkheim : la détermination de la perception des règles
afin de cerner leur influence et les mutations sociales qu’elles induisent. Nous
privilégierons ici une étude de la pensée institutionnelle sur la base des
formulations retenues par les institutions elles-mêmes afin de mettre en
évidence l’influence des textes sur la détermination des faits sociaux (section
4).
SECTION 1 : POSTULAT : LA REGLE DE
STRUCTURANTE DE L’ACTIVITE HUMAINE
DROIT COMME DIMENSION
Etudier les interactions entre les règles et les individus pose la question
classique de la place de la liberté humaine au regard d’une sur-détermination
institutionnelle et, de manière plus forte encore, présuppose une conception de
la règle de droit. Là se situe à notre avis la limite des méthodes précédemment
critiquées : le droit est un phénomène social mais son autonomisation en tant
qu’objet d’étude aboutit à le déconnecter des faits sociaux étudiés ou à le
réduire à sa simple dimension technique. Par dimension structurante de
l’activité humaine, nous nous situons plutôt dans une double perspective : il y
a d’une part, à travers ce qualificatif, une description de l’évidence : toute
activité humaine s’inscrit dans un cadre juridique119. Ce simple constat prend
d’autant plus de résonance que la question religieuse présente une dimension
119
Cf E. Cassirer, La philosophie des Lumières, Fayard, 1976, p. 247 : Le droit possède, comme la
mathématique, sa structure objective que l’arbitraire ne saurait changer.
- 78 -
normative qui influe sur le comportement de l’individu et dont l’expression
juridique est la traduction publique. Il y a d’autre part, dans l’emploi du terme
structural l’expression d’une conception de la causalité concernant
l’interaction entre les individus et les règles de droit.
Nous voudrions ici montrer en complément des points déjà soulevés pour
justifier notre choix de lire la société à travers ses règles que la rupture entre
sociologie et sociologie droit constitue une évolution nouvelle de cette
discipline au regard des conceptions qui pouvaient prévaloir lors de
l’émergence de cette discipline. A P. Fauconnet, disciple d’E. Durkheim à qui
l’étude sur la responsabilité précitée est dédiée s’ajoutent les écrits tout aussi
importants de C. Bouglé, fondateur avec E. Durkheim et M. Mauss de la revue
L’Année sociologique.
La démonstration de C. Bouglé conserve plus que jamais sa pertinence :
« Ce n'est pas la découverte de la vapeur, en soi, qui a entraîné foules les
transformations sociales qu'on dit être les conséquences du machinisme : cette
découverte a été, de par le droit établi, exploitée dans certaines conditions,
par exemple au profit des possesseurs de capitaux ; voilà ce qui a déterminé
telles ou telles transformations des rapports entre classes. Elles eussent été
tout autres si le droit établi eût été différent. Ainsi, bien loin de n'être que des
conséquences, des dérivées des catégories économiques, les catégories
juridiques leur préexistent ; et leur mouvement n'obéit pas toujours aux seuls
intérêts matériels : les idées sont, capables de le diriger »120 (c’est nous qui
soulignons). La réhabilitation de la place des institutions juridiques dans la
120
C. Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ? La sociologie populaire et l'histoire, Les rapports de
l'histoire et de la science sociale d'après Cournot. Théories sur la division du travail. (1925), uqac,
p. 27.
- 79 -
compréhension d’un fait social renoue avec les raisons mêmes de l’émergence
d’une science sociale : lutter contre la tentation de l’économisme – dont la
version moderne se pare des vertus de la dénonciation de l’arbitraire, comme
mode d’interprétation unique des phénomènes sociaux. Selon J. Freund, cela
serait aussi un des piliers de la sociologie de M. Weber121. A l’inverse, si le
travail sociologique a pour principal objectif la dénonciation de l’arbitraire et
l’existence permanente d’inégalités devant la loi, il se contente de reproduire à
l’infini avec des nuances la critique marxiste du droit qui réduit celui-ci à une
simple superstructure de l’infrastructure économique.
Mettre l’accent sur la dimension structurante de la règle de droit pour
comprendre les phénomènes sociaux vise à rappeler une autre évidence. Les
faits sociaux peuvent influer sur l’émergence ou la modification d’une règle
en vigueur ; les faits divers sont de plus en plus souvent les détonateurs de
processus législatifs. Pourtant, les comportements se définissent par rapport
aux règles institutionnelles, soit pour modifier celles-ci – phénomène de
dépénalisation par exemple – soit pour engendrer celle-ci. C. Bouglé donne à
ce propos un exemple très significatif : « Le nombre croissant des individus,
d'une part, et, d'autre part, leur variété croissante, l'affluence des gens de
toutes races, tissaient entre les habitants de Rome une quantité de relations
sociales que le droit ancien n'avait pas prévues. Il fallut que les arrêts des
préteurs réglassent au jour le jour tous ces rapports « hors la loi » ; et lorsque
121
Cf J. Freund, Introduction à M. Weber, Essais sur la science, 1904, éd. uqac, p. 41 « Tout vrai
qu'il est que les concepts et institutions juridiques ont été établis pour des raisons économiques et
comportent en conséquence des aspects économiques, on ne saurait cependant privilégier ceux-ci,
car en réduisant tout le droit à une manifestation de forces de production on tombe dans un système
qui est directement en contradiction avec les postulats de l'explication scientifique ».
- 80 -
ces arrêts, que leur rôle même empêchait d'être exclusifs et traditionnels,
eurent pris force de loi à leur tour, un droit romain se trouva constitué, sous
la pression des circonstances sociales, plus large, plus souple, et en quelque
sorte plus humain, comme préparé pour la conquête des peuples »122. La règle
adoptée par les institutions constitue donc le pivot autour duquel s’articulent
les comportements, voire les identités.
Pour cette raison, décrire la règle de droit comme structurant les
comportements, présente certaines coïncidences avec la méthode structurale.
S’en tenir au maximum aux règles, étant entendu que le terme règle couvre
génériquement les règles de droit, c’est reconnaître qu’elles sont
« indépendantes de la nature des partenaires (individus ou groupes) dont elles
commandent le jeu » ; c’est poser comme principe qu’un changement ne peut
être détaché du système dans lequel il s’insère – « tout changement observé en
un point sera rapporté aux circonstances globales de son apparition »123.
Nous retrouvons l’intérêt de la systématisation radicale de N. Luhmann
pour rendre compte de la dimension sociologique d’un phénomène juridique.
Comme Tarde, il introduit dans l’analyse la dynamique du champ juridique,
aspect moins conceptualisé chez les tenants de l’école durkheimienne. Le droit
défini comme constituant un système social124, cet auteur a en somme décrit
122
C. Bouglé, Qu’est-ce que la sociologie ?, art. préc. p. 21.
123
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Agora, 1974, pp. 328-378. Le rapprochement
entre C. Bouglé et C. Levi-Strauss n’est pas surprenant : C. Bouglé a dirigé le mémoire d’études de
philosophie de C. Levi-Strauss.
124
N. Luhmann, Law as a social system, Oxford University Press, 2004. Les anglo-saxons ne
distinguent pas toujours entre le genre, c’est-à-dire le droit, et l’espèce, c’est-à-dire la loi. Sur cet
auteur, J. Clam, Droit et société chez Niklas Luhmann, « la contingence des normes », P.U.F, 1998.
- 81 -
radicalement l’articulation entre les différentes normes en les détachant de
toute dimension morale avec pour seule finalité d’auto-alimenter ledit système
social. Notre environnement est tellement empreint de règles que celles-ci
disposent de leur propre capacité d’évolution et d’adaptation. L’analyse
sociologique ici proposée porte précisément sur ses évolutions et adaptation.
Nous confirmons ainsi une nouvelle fois notre défiance à l’égard de la
conception actuelle de la sociologie juridique ou sociologie du droit ; nous
affermissons en outre notre démarche visant à identifier un fait social par sa
dimension juridique. Cette démarche ne constitue en rien un simple dérivé
d’une analyse juridique mais un fondement légitime pour contribuer à une
analyse sociologique.
Qu’il n’y ait cependant pas méprise : les différents auteurs précités sur
lesquels nous fondons notre postulat renvoient à des corps de pensée distincts.
Ces différences renvoient toutefois à un dénominateur commun négligé dans
la sociologie contemporaine : la nécessité de tenir compte de la centralité de la
règle de droit dans l’appréhension des faits sociaux contemporains à l’inverse
de nombreuses études sociologiques. Peut-être peut-on y lire un critère de
distinction entre les différents courants se réclamant d’E. Durkheim,
l’interprétation retenue par C. Bouglé et P. Fauconnet fortement centrée sur
l’importance des normes ayant finalement peu à voir avec celle de M.
Halbwachs par exemple.
Nous retrouvons la différence entre la sociologie du droit d’inspiration
française et celle développée par les anglo-saxons : le contexte juridique dans
En utilisant le mot norme, peut-être trouve-t-on un compromis acceptable : qui dit droit, ou loi
présuppose une influence sur le comportement des individus, soit l’impact générique d’une norme.
- 82 -
lequel ses disciplines se sont développées est radicalement distinct ; le droit
n’est pas dévalorisé ; il est tout simplement, « pris au sérieux », ce qui influe
sur la manière même d’appréhender les interactions entre règles et individus125.
En cela, la réflexion sur les courants sociologiques s’inscrit dans ce qui
constitue un axe majeur de la recherche ici proposée : l’importance de la
pensée institutionnelle dans le comportement des individus.
Dès lors, sur la base du postulat selon lequel la règle de droit est
structurante de l’activité humaine contemporaine, nous allons essayer de
définir une méthode d’appréhension du fait social avec pour finalité une
description la plus objective possible par delà les interactions inhérentes
propres aux comportements des individus.
Nous partirons pour cela d’une quantification du phénomène juridique sur
une période donnée de façon à identifier les éventuelles ruptures au cours de la
période récente et surtout, compte tenu de la difficulté d’analyser les
interactions entre règles et individus, nous essayerons de déchiffrer la pensée
des institutions.
SECTION 2 : TECHNIQUE : LA QUANTIFICATION DU PHENOMENE JURIDIQUE
Pour reprendre l’injonction durkheimienne, nous souhaitons « aborder le
règne social par les endroits où il offre le plus prise à l'investigation
scientifique ». A la différence de l’époque d’E. Durkheim, nous disposons
aujourd’hui d’outils de recherche plus diversifiés que la statistiques et
nettement plus performants. C’est dans cette perspective que nous souhaitons
125
Peut-être peut-on y voir la cause du développement de l’éthnométhodologie.
- 83 -
justifier l’intérêt d’une quantification d’un phénomène juridique en vue de
préciser les contours d’un fait social.
La quantification des références en sciences sociales ou bibliométrie
constitue une méthode d’évaluation ; elle sert d'appui pour soutenir des
recherches en sociologie de la connaissance126 ; elle introduit une technique de
perception de l’intérêt que peut ou qu’a pu susciter à un moment donné un
thème ou un auteur127. Ce recours à la technique devient un outil de
connaissance et de compréhension en matière de diffusion du savoir
scientifique.
A l’identique, l’approche sociologique d’un phénomène juridique nous
paraît pouvoir reposer sur une quantification. Par le recours aux nouvelles
technologies, l’objectif n’est plus de synthétiser une interprétation d’un texte
mais de repérer les fluctuations quant au recours contentieux de ce texte et de
mesurer indirectement son impact sur la vie quotidienne. Autrement dit, là où
la quantification en sciences sociales nous fournit le reflet du monde
scientifique d’une époque, la quantification des données juridiques nous
permet de définir la manière dont une société se vit tant sur le plan
institutionnel que juridictionnel.
126
Pour un exemple, S. Mosbah-Natanson, La sociologie comme « mode » ? Usages éditoriaux du
label « sociologie » en France à la fin du XIXème siècle, Revue française de sociologie, 2011, p.
103-132.
127
Sur la bibliométrie et les critiques qu’elle soulève, L. Coutrot, Sur l’usage récent des indicateurs
bibliométriques comme outil d’évaluation de la recherche scientifique, Bulletin de méthodologie
sociologique, n°,100, 2008.
- 84 -
Nous distinguerons pour cela les statistiques officielles fournies par les
institutions (1) et l’intérêt que présente l’utilisation les bases de données
juridiques (2).
1) LES STATISTIQUES JUDICIAIRES OFFICIELLES
Recourir à des éléments statistiques est une constante du travail
sociologique depuis le travail fondateur d'E. Durkheim. L’enjeu est simple :
disposer d’un outil de description de la réalité sociale non-soumis aux
interprétations individuelles. Mais, et les débats suscités par les travaux d'E.
Durkheim, restent toujours d’actualité : d’une part, se pose toujours la
question de l’élaboration des statistiques étant entendu que seule une
institution, généralement publique, dispose des moyens nécessaires pour
collecter les données nécessaires à l’élaboration statistique ; d’autre part, une
fois les statistiques obtenues, leur interprétation peut bien évidemment être
critiquée128. Dans ce cadre, force est de constater que l’existence de
nombreuses statistiques judiciaires réalisées par les juridictions elles-mêmes
ou par le Ministère de la Justice ne nous sera cependant pas d’une grande
utilité.
La source principale est l’annuaire statistique de la Justice disponible sur le
site du Ministère, publication annuelle dont la dernière édition sur les données
de 2010 date de février 2012. La collecte des sources comme leur traitement
permet de disposer d’une approche chiffrée du contentieux. Cette publication
présente en outre l’intérêt de fournir une analyse selon certains types de
contentieux ou certaines procédures administratives. Les services de l’Etat
128
M. Borlandi et M. Cherkaoui (dir.), Le Suicide un siècle après Durkheim, PUF., 2000.
- 85 -
sont ainsi à même de mesurer quantitativement la manière dont les problèmes
inter-individuels s’expriment sur le plan judiciaire.
Voici la liste des thèmes retenus : acquisition de la nationalité française,
protection des mineurs, protection des majeurs, affaires familiales,
redressements et liquidations judiciaires, contentieux locatifs, contentieux de
l'impayé, procédures devant le juge d'exécution.
Les choix retenus par le Ministère sont, de prime abord, éloignés de nos
préoccupations. Les droits de l’homme sont tellement multiformes qu’ils
peuvent être présents à des degrés divers dans tous ces contentieux. De façon
plus particulière, la question religieuse n’est, sauf exception, jamais posée de
façon expresse. Nous soulignerons toutefois que la dimension religieuse est
présente dans le processus d’acquisition de la nationalité, soit parce que le
mariage endogame maintient l’ancrage religieux par delà le discours
d’intégration des populations, soit en raison des critères d’acquisition
renforcés de la nationalité française129. A ce titre, la référence aux pratiques
religieuses peut justifier un refus d’octroi de la nationalité française. Les
données ici recueillies permettent donc d’envisager le lien entre nationalité,
religion et droits de l’homme.
Les statistiques permettent de quantifier les différentes manières, par
exemple, dont une personne peut acquérir la nationalité – décret,
naturalisation, mariage…- Elles montrent parfaitement qu’à une réalité
apparemment unique, le statut de national, correspond différents types de
processus. Cela confirme notre critique de la démarche socio-historique sur
129
M. Tribalat, La dynamique démographique des musulmans de France, Commentaire, n° 136,
2012.
- 86 -
ces questions : la critique de la socio-histoire porte sur les difficultés
d’acquisition du statut sans s’interroger ni sur la mutation ni sur la porosité
des catégories juridiques d’acquisition de la nationalité. C’est précisément par
le biais d’une désubstantialisation du caractère politique des règles sans
toujours en distinguer les nuances qu’il est en conclusion possible de dénoncer
le caractère politique de la notion de citoyenneté.
Hormis ces chiffres résultant de procédures, nous soulignerons que la
statistique judiciaire concerne pour une large part la justice pénale et la
politique répressive mises en œuvre par le gouvernement. La démarche est
aussi bien quantitative que qualitative puisque, dernièrement a été menée une
enquête sur la satisfaction judiciaire des victimes d’infractions130. En dépit de
ce semblant d’évolution, nous pouvons estimer que la statistique judiciaire
reste marquée par une conception de la sociologie du droit qui a moins pour
objectif une compréhension d’un phénomène social qu’une assistance du
travail du législateur. C’est peut-être également l’un des axes qui permet
d’expliquer la controverse entre E. Durkheim et G. Tarde compte tenu des
positions respectives de chacun.
C’est donc uniquement à la suite d’un changement global de perspectives
que la modification des conditions de collecte des données permettrait
l’élaboration de statistiques susceptibles de rendre compte du fait social que
nous nous proposons d’étudier. Preuve que la question religieuse peut justifier
un tel changement, une telle démarche a failli être mise en œuvre. Le décret à
l’origine de la création de l’observatoire de la laïcité en date du 25 mars 2007
prévoyait que celui-ci réunît « Les données, produit et fait produire les
130
Infostat, Justice 112, 22 février 2011.
- 87 -
analyses, études et recherches permettant d'éclairer les pouvoirs publics sur
la laïcité ». L’Observatoire n’a cependant jamais été mis en place.
A une question ministérielle sur ce sujet131, il a été répondu que le
gouvernement avait délibérément privilégié d’autres organes existant comme
le Défenseur des enfants ou le Haut conseil à l’intégration132. Mais, sauf erreur
de notre part, quand bien même les rapports de ces instances recourent à des
statistiques, ils n’incluent pas les statistiques judiciaires. Nous restons dans
une logique centralisatrice, à l’instar des travaux durkheimiens, qui ignore la
propagation par le recours aux tribunaux. Il faut donc se rendre à l’évidence :
les statistiques judiciaires émanant des autorités françaises ne peuvent nous
servir de support d’études. En revanche, il est indispensable d’étudier, comme
nous le préciserons, la pensée des institutions pour mesurer un fait social à
forte teneur juridique.
Comparativement, l’appareil statistique mis en place au niveau de la Cour
européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux se révèle
nettement plus opérationnel pour mesurer comment s’effectue ce qu’un auteur
a appelé « l’intégration par les droits de l’homme »133 et donc l’expression
religieuse par le biais des droits de l’homme.
C’est pourquoi l’essentiel de notre travail portera sur la quantification
obtenue par des recherches sur différentes bases de données ainsi que sur ses
131
Question écrite n° 12320 de M. Y. Bodin, JO Sénat du 04/03/2010, p. 487.
132
Réponse du Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales, JO Sénat du
19/08/2010 - page 2163.
133
L. Scheek, Les cours européennes et l’intégration par les droits de l'homme, thèse. IEP Paris,
2006.
- 88 -
travaux européens sur lesquels nous reviendrons lorsque nous étudierons plus
en détail le contentieux de ces institutions.
2) LE RECOURS AUX BASES DE DONNEES
Il s’agit ici de préciser la méthode utilisée pour appréhender le fait social
par le prisme du contentieux ou des textes institutionnels134. Avant de présenter
ces outils (b), nous exposerons les difficultés que rencontre toute approche
sociologique d’un phénomène juridique (a).
A) LIMITES DES METHODES CLASSIQUES D’ENQUETE EN MATIERE JURIDIQUE
Les sciences sociales disposent de nombreuses techniques de quantification,
la plus simple et la plus usitée en matière de bibliométrie reposant sur
l’identification du nombre de fois qu’un article est cité dans le milieu
universitaire. Il n’est cependant pas possible de raisonner à l’identique en
droit. La matière juridique peut et doit, à notre sens, se prêter à cette recherche
de citations ou de références, c’est-à-dire pour ce qui nous concerne les textes
relatifs aux droits de l’homme. Les résultats devront toutefois être
appréhendés avec circonspection.
Le contentieux, quand bien même il influerait sur les faits sociaux, est d’un
maniement difficile : soit parce que, surtout si l’analyse porte principalement
sur les arrêts des cours suprêmes, il ignore la masse des jugements pouvant
être intervenus préalablement par les juges du fond ; soit, parce que, dans bien
des situations, il se peut que le conflit ait trouvé une solution non-contentieuse
entre les parties. L’interaction est difficile à prouver. On peut néanmoins poser
134
Pour une synthèse métholodologique, R. Melot, J. Pelisse, Prendre la mesure du droit : enjeux
de l'observation statistique pour la sociologie juridique, Droit et société, n° 69-70, 2008, p. 331346.
- 89 -
comme hypothèse que la solution de compromis n’est que la conséquence de
la perception du droit par les individus en présence. Les travaux de N.
Luhmann sur la capacité du système juridique à s’auto-alimenter, en
l’occurrence à influer sur les attentes des individus, confortent cette
hypothèse.
Etudier en outre un contentieux sur la base de références aux textes ne
permet pas toujours d’identifier la nature du litige en cause. La simple
référence peut s’inscrire dans un arsenal d’arguments très diversifiés : tous les
arguments sont bons pour gagner un procès, même invoquer un texte
apparemment totalement étranger au conflit.
Pour ne pas se contenter d’une simple analyse des références certains textes
nécessiteraient enfin une recherche précise sur l’identité des requérants, leurs
caractéristiques et leurs motivations. La démarche statistique fondée sur la
quantification a pour avantage d’éviter toute considération psychologique
propre au processus juridique qui pourrait venir atténuer la perception
objective du fait social ; nous sommes toutefois conscients qu’elle n’est pas
exempte de critiques. Elle présente néanmoins une caractéristique majeure :
elle permet d’essayer d’esquisser une causalité intrinsèque à un fait social
communément admis : la dimension contentieuse de la société contemporaine.
Par comparaison, les différentes options qui s’offrent à nous sont loin d’être
exemptes de critiques avec le risque d’aboutir à un résultat inconsistant. Nous
pourrions ainsi distinguer trois techniques :
1) soit catégoriser les individus qui invoquent ces textes afin de faire
avancer leurs prétentions – il faudrait cependant pour cela que la rédaction des
arrêts précise préalablement les caractères sociologiques des requérants, ce qui
contredirait la prétention à la neutralité recherchée par le droit. Si tant est en
- 90 -
effet, qu’il soit possible à la lecture des faits à l’origine d’un litige d’identifier
les requérants, il ne sera jamais possible de disposer d’une part d’une
information complète, d’autre part de disposer d’une information homogène.
Comme cela a pu être relevé à propos de la mise en place d’une telle
démarche en matière de contentieux administratif, « réaliser un portrait
sociodémographique des usagers des tribunaux administratifs est une tâche
difficile car cette juridiction ne possède aucun instrument de connaissance
interne (le requérant doit juste mentionner ses nom, prénom et adresse)» 135 .
Tout au plus, pourra-t-on classer les contentieux en fonction du sexe et du
caractère individuel ou collectif de l’action. Partant du principe qu’une partie
du contentieux relatif aux vêtements concerne principalement les femmes, les
résultats ne seront en rien probants ;
2) soit effectuer une enquête auprès des juges de façon à clarifier la
conception qu’ils se font des droits de l’homme pour dessiner les contours
éventuels d’une idéologie. Là encore, la démarche serait par nature
inopérante : les juges sont le réceptacle de l’interprétation des textes que leur
soumettent les requérants. Quand bien même ils ne sont pas neutres au sens où
ils sont influencés par leurs origines sociales et le contexte dans lequel ils
évoluent, les règles de procédure les empêchent de trop s’écarter des
demandes qui leur sont soumises. Dans cet enchevêtrement, le fait d’identifier
médiatiquement des juges « rouges » en raison de leur option sociale ne se
traduit pas nécessairement par exemple, par une évolution jurisprudentielle qui
reflèterait leur conception du monde. C’est tout l’enjeu du formalisme
judiciaire que de réduire les dissonances – le requérant invoquerait alors
135
A. Spire, K. Weidenfeld, Le tribunal administratif : une affaire d'initiés ? Les inégalités d'accès
à la justice et la distribution du capital procédural, Droit et société, n°79, 2011, p. 689-713.
- 91 -
l’impartialité subjective du juge pour obtenir justice. D’où la sensation in fine
que les auteurs comme B. Latour ou D. Schnapper qui ont essayé de procéder
à une analyse sociologique d’un corps particulier de juges au sein d’une
juridiction – respectivement le Conseil d’Etat ou le Conseil constitutionnel –
se sont retrouvés pris dans les mailles de la rhétorique juridique, au point de
justifier tous les raisonnements tenus par les institutions auxquelles les juges
objet
de
l’enquête
appartenaient.
C’est
pourquoi,
les
recherches
ethnographiques qui ont pu être menées peuvent donner l’impression d’une
absorption de leur auteur par son objet, point d’ailleurs explicitement
mentionné : « On aurait du mal à définir la notion de contexte social sans
recourir aux véhicules du droit »136.
3) soit réfléchir sur la compréhension de la perception des règles par les
individus. La répartition des contentieux obligerait cependant à opérer
plusieurs types de distinction :
- selon les niveaux de juridiction : la réflexion et la formation d’un juge
d’une juridiction dite suprême en raison de sa compétence délimitée aux
seules questions de droit diffèrent de celles d’un juge dit du fait qui intervient
au premier niveau ou deuxième niveau judiciaire du litige.
- selon que le contentieux relève de la juridiction judiciaire ou de la
juridiction administrative : de façon schématique, le droit privé dispose d’une
base textuelle ; le droit administratif se veut autonome, c’est-à-dire que les
juges sont en droit de s’affranchir des textes pour trancher un conflit.
136
B. Latour, La Fabrique du droit, Une ethnographie du conseil d'État, La Découverte, 2002, p.
278.
- 92 -
- selon les affaires pénales et les affaires civiles : cette distinction est
d’ailleurs cardinale dans la présentation faite par E. Durkheim. Encore faut-il
rester dans un cadre statique : comme en droit, les distinctions ne sont
tranchées qu’en apparence, d’autres considérations peuvent rentrer ligne de
compte : par exemple, un plaideur peut choisir la voie civile pour obtenir
réparation du dommage causé par une infraction ou tout simplement se
tromper de tribunal et voir ensuite son action jugée irrecevable.
A ces contraintes structurelles s’ajoute un élément qui introduit un autre
paramètre de troubles pour clarifier la manière dont les individus s’approprient
les textes : la procédure judiciaire implique généralement la présence d’un
avocat dont la mission consiste à mettre en forme les prétentions des
individus. Dès lors, il ne faut pas exclure qu’indépendamment de la perception
que les gens se font des droits de l’homme, une bonne part de l’argumentation
repose sur le travail d’interprétation des avocats137. C’est donc la logique
même de la judiciarisation des relations quotidiennes qu’il est difficile de
cerner.
Une étude a été menée sur l’accès aux tribunaux administratifs. Les
conclusions méritent ici d’être rappelées pour justifier, a contrario, notre
démarche :
- le contentieux est massivement le fait de classes socio-professionnelles
supérieures : il s’agit du tribunal administratif donc du tribunal compétent en
matière de contestation des rectifications fiscales ; une bonne partie de la
population, notamment les plus pauvres, n’est pas assujettie ;
137
Cf infra sur les origines du vocable droits fondamentaux.
- 93 -
- les auteurs distinguent ceux qui savent s’orienter dans le contentieux et
identifient à ce titre l’existence d’un capital procédural ; le résultat est
intéressant ; il n’en reste pas moins très relatif si l’on envisage, non plus la
procédure fiscale mais la question des droits de l’homme. Dans ce cas, le
problème ne porte plus sur une question technique mais sur une question de
principe qui dépasse la dimension procédurale ;
- les auteurs, enfin, estiment que la décision de justice n’est pas le principal
objectif du contentieux, le plaideur cherchant davantage à renouer le contact
avec l’administration – c’est effectivement un objectif propre à un contentieux
technique comme le contentieux fiscal qui définit une phase de conciliation
préalable au contentieux alors que l’invocation des droits de l’homme vise au
contraire une reconnaissance judiciaire de la prétention soutenue par le
requérant138. Apparemment, les auteurs de l’étude n’ont pas envisagé ce
paramètre.
Dès lors, tant la matière juridique en général que notre objet d’étude en
particulier rend difficile le recours à une démarche sociologique classique : la
plasticité des règles est susceptible de tromper tant la perception des attentes
que l’analyse des résultats. C’est pourquoi, malgré les limites inhérentes à
cette démarche, nous privilégierons la quantification par références sur le
modèle de la bibliométrie.
B) PRESENTATION SOMMAIRE DES BASES DE DONNEES
138
A. Spire, K. Weidenfeld, art. préc.
- 94 -
Il convient ici de prendre la mesure de l’enjeu scientifique que peut
représenter l’utilisation des bases de données en droit pour rendre compte d’un
phénomène sociologique.
L’étude de l’évolution des contentieux, de l’évolution des moyens de droit
invoqués bénéficie de nos jours de moyens sophistiqués : des bases de
données dotées de moteurs de recherche très efficaces. Sur le plan quantitatif,
il est aujourd'hui possible de dessiner les fluctuations globales des
contentieux. A titre d’illustration, si le concept de société judiciarisée
s’impose pour décrire notre société contemporaine, c’est précisément parce
que nous pouvons constater en l’espace d’un clic une multiplication des
contentieux. Sur le plan qualitatif, une analyse des contentieux en eux-mêmes
traduit et auto-alimente les préoccupations sociales et la manière dont elles
sont prises en compte139. Ainsi, nous pouvons à partir de mots clés ou de
références d’articles de textes dessiner sur une période donnée le nombre de
fois qu’un texte particulier est invoqué au soutien des prétentions.
La sociologie dispose ici d’outils techniques très performants. Pour la
France, la base de données publique officielle Légifrance existe depuis 1998.
Pour reprendre son propre descriptif, la base contient les décisions de la Cour
de cassation :
- « publiées au Bulletin des chambres civiles depuis 1960,
- publiées au Bulletin de la chambre criminelle depuis 1963,
- ainsi que l'intégralité des décisions, publiées ou non, postérieures à 1987.
139
Pour une illustration, J. Morri, Quand les sciences sociales se font expertes : le cas de la justice
administrative, Tracés 3/2009 (n° HS-9), p. 87-98.
- 95 -
- des décisions des cours d'appel et des juridictions de premier degré ;
- une sélection de décisions du Tribunal des conflits publiées au Bulletin
depuis 1993.
- une sélection de jugements de tribunaux de grande instance et de Cour
d’appel ».
La base Légifrance contient également sur la même période l’ensemble des
arrêts rendus par le Conseil d’Etat avec également une sélection de jugements
rendus par les tribunaux administratifs. En outre, il existe des bases de
données similaires sur le plan européen, tant au niveau de la Cour européenne
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que de la
Cour de Justice des Communautés européennes aujourd’hui Cour de Justice de
l’Union européenne.
La base de données privée Lexis Nexis nous est, comparativement apparue
comme la plus performante comparée aux autres bases de données privées
comme celles mises en ligne par Dalloz ou Lextenso. D’une part, elle couvre
aussi bien le droit interne que le droit communautaire tant dans sa phase
contentieuse qu’institutionnelle ; d’autre part, elle est réputée pour diffuser le
nombre le plus important de décisions rendues par les juges du fond. Enfin, la
base de données Factiva contient aussi bien des comptes-rendus institutionnels
que des fils infos ou des articles de quotidiens. Elle permet de mesurer tant la
dimension médiatique que juridique d’une affaire en raison de la diversité des
sources recensées sur le plan interne et international.
Il s’agit donc de proposer une lecture sociologique d’une masse de données
juridique. La démarche entreprise n’est de prime abord pas différente de celle
- 96 -
utilisée à partir du droit pénal pour identifier la gradation des valeurs
défendues par la société140 ou, toujours en matière pénale, mesurer l’effectivité
des sanctions prévues par les textes à travers les jugements rendus. C’est en
somme une traduction appliquée des thèses exposées par E. Durkheim dans
De la division du travail social à propos cette fois de la problématique de
l’identité religieuse dans une perspective dynamique fondée sur le contentieux
et non simplement statique à partir de la seule lecture des textes. Nous
sommes, grâce aux différents moteurs de recherche, en mesure d’esquisser une
éventuelle mutation sociale sur des bases quantitatives objectives différentes
d’études statistiques classiques. L’analyse sociologique de données juridiques
vise ainsi à dépasser l’apparente identité de termes utilisés par les individus
pour faire valoir leurs causes ou trancher des litiges pour identifier à travers
les fluctuations les mutations sociales contemporaines.
Ces résultats pourront paraître maigres si on les compare à l’intégralité des
arrêts référencés par Légifrance – plus de 400 000 uniquement pour la
jurisprudence judiciaire, ce qui de facto, pourrait conduire à invalider la
méthode et réduire la portée de l’analyse. Pour autant, si la quantification
permet de faire apparaître des fluctuations importantes alors elle nous fournit
un indice sur l’état de notre société. On doit en effet s’interroger sur la
signification d’une judiciarisation des relations humaines quant au processus
de rationalisation et de subjectivisation du droit. Ce point est valable pour tous
les contentieux et a fortiori en matière de droits de l’homme. Par comparaison,
en matière d’inexécution de contrat, constater une augmentation du
contentieux permet de réfléchir sur la bonne foi en ce domaine ; analyser les
140
S. Snacken, Justice et société : une justice vitrine en réponse à une société en émoi? : l’exemple
de la Belgique des années 1980 et 1990, Sociologie et sociétés, vol. 33, 2001, p. 107-137.
- 97 -
causes de ce contentieux classique permettrait d’identifier la conception de la
bonne foi que se font les individus et celles que défendent les juges.
Autrement dit, l’apparence technique de l’analyse ne doit pas masquer une
réflexion sur la conception des relations humaines en société. Et peut-être qu’à
travers cette réflexion se dégagera une proposition de modification des textes
soit pour réduire ce contentieux, soit pour combattre ce qui aurait pu être
perçu comme une injustice. Ou alors, de façon moins ambitieuse, nous serons
à même de mieux comprendre les processus contractuels dans une société
moderne141. La quantification est donc le vecteur du passage d’une synthèse
doctrinale juridique à une réflexion sociologique sur la signification des
conflits étudiés au regard des normes en présence.
En matière de droits de l’homme, même si le contentieux relatif à la religion
n’est pas forcément abondant, il présente une forte dimension symbolique.
D’abord, précisons que, comme il s’agit de transformer un litige en question
de principe, il n’y a pas suffisamment d’intérêts financiers en jeu pour
supporter une longue procédure. C’est pourquoi la réflexion juridique sur les
droits de l’homme est toujours amplifiée par l’action des organisations nongouvernementales ; le contentieux reste naturellement limité dans son
développement. Mais surtout, comme il s’agit d’une question de principe, ce
contentieux interroge les fondements mêmes des sociétés démocratiques
puisque celles-ci ont érigé ces textes en normes fondamentales. Aussi, notre
141
Cf à partir d’études ethnologiques le livre de G. Davy, La foi jurée, Étude Sociologique Du
Problème Du Contrat : la Formation Du Lien Contractuel, Alcan, 1922, p. 2 : « C'est en effet parce
que nous sommes civilisés, et seulement dans la mesure où nous le sommes vraiment, que nous nous
imposons le respect et que nous exigeons du droit la sanction de la foi que nous avons jurée ». Nous
doutons qu’il soit encore possible de soutenir à notre époque une telle assertion.
- 98 -
démarche de quantification ne cherche pas à obtenir des résultats chiffrés
spectaculaires mais seulement à servir d’indices pour appréhender la logique
de subjectivisation propre aux sociétés modernes.
M. Weber a consacré un chapitre aux « formes de création des droits
subjectifs » dans son ouvrage Sociologie du droit 142. L’auteur montre comment
l’émergence de l’Etat moderne s’accompagne d’un changement tant de la
perception que du contenu des droits. Comme le résume un auteur, « dans la
mesure où les sphères juridiques particulières ne peuvent exister que par la
grâce de l’État, le seul sujet de droit réel est l’individu en tant que tel, c’est-àdire abstraction faite de ses diverses appartenances communautaires, quelle
qu’en soit la nature (famille, profession, communauté religieuse, etc.) »143. A
fortiori, l’époque marquée par les droits de l’homme renforce cette
détermination du sujet par le droit.
Il ne s’agit donc pas seulement de commenter les textes mais de les situer
au regard d’un continuum d’autres textes pour discerner les tendances dans
lesquelles ils s’inscrivent ou les ruptures qu’ils introduisent dans le système
juridique et dans la société.
En cela, la démarche implique une périodisation. La technique
bibliométrique pour importante qu’elle soit ne prend sens que dans le cadre
d’une sociologie dont le fait social présente une composante juridique à l’aune
d’une perspective historique.
142
M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986.
143
C. Colliot-Thélène, Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte
politique, L'Année sociologique, n° 59, 2009, p. 231-258.
- 99 -
SECTION 3 : DE
LA NECESSITE DE DISTINGUER LES PERIODES EN DROIT
POUR IDENTIFIER LES EVOLUTIONS SOCIOLOGIQUES
La recherche entreprise repose sur un constat paradoxal : les droits de
l’homme, généralement présentés comme une des modalités de l’émancipation
et donc de la religion sont ici considérés comme des vecteurs de la réalisation
de l’identité religieuse. Le même droit ne s’inscrit plus dans la même
dynamique. Ce simple constat justifie la nécessité d’une approche historique
de façon à distinguer à partir de quel moment s’est imposée une conception
différente des règles et de leur utilisation. Pour reprendre le propos de J.-C.
Passeron, « le raisonnement sociologique est condamné à mêler la sémantique
du récit historique à la grammaire du modèle expérimental »144. Pour cela,
après avoir rappelé la logique d’articulation des textes en droit, nous
préciserons comment nous avons identifié les ruptures.
La présentation des textes en droit repose sur le principe de hiérarchie des
normes qui revêt deux formes :
- une forme statique qui prend la forme d’une pyramide pour classer les
textes selon leur origine et les distinguer les uns des autres : les textes
inférieurs doivent être conformes aux textes supérieurs - la forme pyramidale
est la conséquence du fait que l’ensemble culmine au niveau de la loi
fondamentale, en l’occurrence, la Constitution ; l’ensemble se comprend
également à l’aune d’une hiérarchie des organes en fonction de leur légitimité,
le Parlement disposant d’une légitimité supérieure à l’administration ;
- une forme dynamique : puisque les textes inférieurs comme par exemple
les règlements, doivent être conformes aux textes supérieurs, ici la loi ou la
144
J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Albin Michel, 2006, p. 162.
- 100 -
Constitution, il est possible de contester l’application de ces textes sur ce
fondement.
En raison du principe de hiérarchie des normes, le justiciable a intérêt à
fonder ses prétentions sur un texte disposant d’une légitimité internationale.
C’est à la fois une technique de contestation mais également un mode
d’affirmation de l’individu face à la norme étatique. Pour cette raison, nous
partirons des textes relatifs aux droits de l’homme émanant de l’ordre
international en accordant une place particulière à la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales également
appelée convention européenne des droits de l’homme.
Il est ici logique de distinguer les périodes en fonction de la date de
transposition de ce texte en droit interne pour deux raisons :
- à l’origine, lorsque le texte est ratifié par les Etats, son application repose
sur un mécanisme inter-étatique – chaque Etat était supposé dénoncer les
atteintes aux droits de l’homme commises dans un autre Etat. Dès lors, le texte
n’a quasiment pas été invoqué jusqu’à ce que les Etats reconnaissent la
possibilité pour les individus eux-mêmes de saisir la Cour européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La
reconnaissance du droit de recours tel que consacré à l’article 26 codifié en
2010 à l’article 34 marque ainsi une véritable rupture dans la logique de
saisine de cette juridiction : ce n’est plus un Etat qui s’en prend à un autre
- 101 -
Etat145 mais un individu qui conteste la manière dont il a été jugé sur le plan
interne146.
- le principe posé dès l’adoption de la Convention, c’est que les Etats
doivent se conformer aux décisions de la Cour européenne. Il est cependant
logique qu’un tel principe ne revêt pas la même portée selon que les individus
disposent ou non de la possibilité de saisir la Cour. A partir en effet du
moment où un arrêt est rendu, la solution a vocation à se répandre dans tous
les pays qui ont ratifié la Convention, faute de quoi les individus ne manquent
pas de s’en prévaloir ensuite devant les juridictions internes pour qu’elles se
prononcent conformément aux juges européens, voire de saisir sur un
problème similaire une nouvelle fois la Cour européenne.
Il y a ici une double dynamique : contestation des normes étatiques au nom
des droits de l’homme ; uniformisation des droits des différents Etats parties.
Les décisions rendues par la Cour européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales sont en somme, soit intégrées par les
juges, soit invoquées par les justiciables, l’invocation d’une même norme
devant conduire à une application uniforme par delà les spécificités nationales.
145
Cf l’article 44 de l’ancienne version de la CEDH : « Seules les Hautes Parties contractantes et la
Commission ont qualité pour se présenter devant la Cour ».
146
Article 26 CEDH : « La Commission ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de
recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement
reconnus et dans le délai de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive ». Comp.
rédaction actuelle : « La Cour peut être saisie d'une requête par toute personne physique, toute
organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une
violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses
Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice
efficace de ce droit ».
- 102 -
Cette approche a cependant une limite : l’imbrication et les influences
réciproques entre les jugements rendus par les juridictions internationales et
les juridictions internes. Le justiciable invoque tous les textes sans se soucier
du classement des sources du droit propre à l’approche pédagogique. En
somme, une fois qu’il est possible d’invoquer un texte international dans un
contentieux, celui-ci se confond avec le droit interne d’autant plus que, dans
de nombreux cas, les textes peuvent renvoyer à des problématiques similaires
– encore et toujours le phénomène d’imitation propre aux analyses de G.
Tarde147.
Aussi, nous avons supplée la distinction entre les périodes en fonction des
évènements institutionnels importants comme par exemple la ratification du
Traité d’Amsterdam ou l’introduction de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales sur une périodisation plus
basique à partir d’une distinction entre les décennies écoulées.
Comme nous le montrerons, de nombreux textes consacrent le droit à
pratiquer librement sa religion. Pour autant, il serait réducteur de limiter le
phénomène sociologique que nous voulons cerner à ce seul contentieux. Dans
bien des cas, derrière des affaires relatives à la vie privée, se cache un
problème de pratique religieuse. De même, le contentieux relatif à la liberté
d’expression concerne directement ou indirectement la pratique religieuse.
147
Comp. N. Luhmann, La légitimation par la procédure, Cerf, 2001, p. 25-26 : « Nous voulons
dire par là que les personnes concernées adoptent la décision à titre de prémisses de leur propre
comportement et restructurent en conséquence leurs attentes, quelles que soient leurs raisons. (…)
Quoiqu’il en soit, au fondement de la reconnaissance se trouve un processus d’apprentissage, c’està-dire une modification des prémisses d’après lesquelles l’individu traitera par la suite ses
expériences, choisira ses actions et se représentera lui-même ».
- 103 -
S’en tenir à une simple approche formelle exclurait de facto toute une partie
du contentieux. Il conviendra donc d’adopter une lecture large des
contentieux, avec les risques de dilution que cela implique, pour saisir non
seulement toutes les facettes de l’expression religieuse mais également la
manière dont l’invocation des droits de l’homme influe sur cette expression.
Ces points clarifiés, et compte tenu des difficultés signalées propres à la
sociologie du contentieux, nous avons estimé, sur la base des banques de
données, que la mesure de l’influence des règles sur les comportements des
individus pouvait être complétée à partir de l’analyse des textes émanant des
institutions.
SECTION 4 : L’IDENTIFICATION DES MUTATIONS SOCIALES PAR LE BIAIS DE
L’ANALYSE DE LA PENSEE DES INSTITUTIONS
Le caractère amphibologique du mot institutions oblige dans un premier
temps à en préciser la teneur. Dans un second temps, il sera possible, à partir
d’exemples, d’affirmer la légitimité de la démarche. L’analyse de la pensée
des institutions constitue une autre technique méthodologique pour essayer de
disposer d’un facteur objectif au sens où il s’impose aux individus par delà
leur volonté pour préciser les contours du fait social à identifier. A ce titre, N.
Luhmann va même jusqu’à estimer que le rôle prépondérant que jouent les
textes et les institutions dans la société moderne réduisent la capacité d’autodétermination des individus.
La référence à l’influence des institutions dans la détermination des faits
sociaux est présente, dès les premiers travaux fondateurs de l’école
durkheimienne. Nous pouvons toutefois constater qu’à une définition large
susceptible d’englober les institutions administratives, nous sommes
progressivement passés à une définition plus restreinte, ce qui a peut-être
contribué à réduire l’intérêt d’étudier le droit pour identifier un fait social.
- 104 -
Selon P. Combessie, c’est sous l’influence de M. Mauss et P. Fauconnet,
deux auteurs dont les œuvres se singularisent par l’importance que le droit
joue dans la constitution des faits sociaux qu’E. Durkheim aurait introduit la
notion d’institution pour rendre compte de l’idée de contrainte exposée dès la
première édition des « Règles de la méthode sociologique ». P. Combessie ne
cite cependant pas exactement la définition que ces éminents auteurs donnent
du terme institution mais seulement une des caractéristiques qu’ils identifient
au titre de l’institution : « Mais, dans les sociétés supérieures, il y a un grand
nombre de cas où la pression sociale ne se fait pas sentir sous la forme
expresse de l'obligation : en matière économique, juridique, voire religieuse,
l'individu semble largement autonome. (…) Il serait bon qu'un mot spécial
désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institutions serait le mieux
approprié »148. Comparativement, voici la définition explicite de l’institution
de M. Mauss et P. Fauconnet : « Nous entendons donc par ce mot aussi bien
les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions
politiques ou les organisations juridiques essentielles; car tous ces
phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu'en degré » (c’est nous qui
soulignons). Effectivement, E. Durkheim adopte une définition plus restreinte
: « toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la
collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions,
de leur genèse et de leur fonctionnement »149. Il n’y a cependant pas
contradiction car dans les pages précédentes, E. Durkheim a précisément
148
P. Combessie, Paul Fauconnet et l’imputation pénale de la responsabilité : une analyse
méconnue mais aujourd’hui pertinente pour peu qu’on la situe dans le contexte adéquat, in Trois
figures de l’école durkheimienne : Célestin Bouglé, Georges Davy, Paul Fauconnet, Anamnèse,
L’Harmattan, n° 3, 2007, pp. 221-246, spéc. p. 233.
149
E. Durkheim, op. cit, préface à la second édition p. 16.
- 105 -
rappelé que le mot institution couvre également les institutions juridiques et la
nécessité de les étudier pour rendre compte des faits sociaux ! « Dans l'état
actuel de la science, nous ne savons véritablement pas ce que sont même les
principales institutions sociales, comme l'État ou la famille, le droit de
propriété ou le contrat, la peine et la responsabilité ; nous ignorons presque
complètement les causes dont elles dépendent, les fonctions qu'elles
remplissent, les lois de leur, évolution ; c'est à peine si, sur certains points,
nous commençons à entrevoir quelques lueurs. Et pourtant, il suffit de
parcourir les ouvrages de sociologie pour voir combien est rare le sentiment
de cette ignorance et de ces difficultés »150 (c’est nous qui soulignons). L’étude
de P. Combessie sur P. Fauconnet n’échappe pas à ce tropisme : faute de tenir
compte de la dynamique institutionnelle organisée, il rend compte du travail
de P. Fauconnet en ignorant la place que cet auteur, en bon connaisseur des
débats propres au droit pénal de l’époque, accorde au Ministère public, c’està-dire à l’organe chargé de mener les poursuites pour réprimer les atteintes à
l’ordre social. Bref, la présentation faite par P. Combessie dissocie la fonction
de la responsabilité, notamment pénale, de l’institution chargée de mettre en
œuvre les procédures qui aboutiront à une sanction.
Nous rappellerons, dans la même perspective, que C. Bouglé avait adopté
une conception similaire de l’institution à celle que nous re-découvrons
aujourd’hui dès 1908 dans son étude sur les castes en Inde151 ; cet auteur
renvoie d’ailleurs dans le corps du texte à un article de J. W. Powell au titre
emblématique : Sociology : Science of Institutions, paru en 1899, soit
exactement la définition présente dans l’ouvrage précité d'E. Durkheim.
150
E. Durkheim, op. cit., préface à la seconde édition p. 12.
151
C. Bouglé, Essai sur le régime des castes, 1908, ed. uqac.
- 106 -
Citons Powell pour bien mesurer les points de convergence ainsi que la
rupture que consacre l’orientation sociologique française : « I prefer to define
sociology as the science of institutions rather than as the science of law,
because in sociology I wish to include a study of the law itself and also a
consideration of the manner in which it originates and the agency by which it
is enforced, whether by sanctions of interest, sanctions of punishment, or
sanctions of conscience »
152
. Là encore, nous pouvons constater que la
connaissance de la dimension juridique est indissociable de l’appréhension et
de la compréhension d’un fait social ; cette connaissance implique que soit
connu le fonctionnement des institutions. De façon plus anecdotique,
l’exemple anglo-saxon auquel nous avons déjà fait référence révèle que la
place qu’occupent les normes dans une société, en l’occurrence la société
américaine, a peut-être contribué à façonner la manière de mener les études
sociologiques.
Dans ce cadre, si nous reprenons l’expression popularisée par
l’anthropologue Mary Douglas153, nous nous concentrerons toutefois sur la
pensée des institutions définies au sens organique et non comme cela est
généralement fait sur, pour reprendre la définition du terme institution
proposée par le Dictionnaire critique de sociologie « des manières de faire, de
sentir et de penser « cristallisées », à peu près constantes, contraignantes et
distinctives d’un groupe social donné ». C’est précisément ce hiatus sur la
signification du terme institution qui rend ambivalentes nombre de recherches
en sociologie : elles déconnectent l’identification du fait social de son cadre
juridique de façon à révéler les processus et les discours de légitimation qui
152
J. W. Powell, Sociology : Science of Institutions, 1899, Disponible sur Google Books, p. 8.
153
M. Douglas, Comment pensent les institutions, éd. la Découverte, 1999.
- 107 -
contribuent à la justification des actions des individus comme si ces mêmes
processus et discours existaient par eux-mêmes154. D’où dans certains cas un
discours sociologique qui fait abstraction du cadre juridique dans lequel
évolue l’institution155.
C’est pourquoi nous ne privilégierons pas cette conception : la règle de droit
dispose d’un caractère structurant ; elle n’est pas dissociable de l’institution
qui l’émet. Le terme institution renvoie donc aux structures juridiques. Ces
institutions sont également productrices d’une pensée, ce qu’un auteur a
154
M. Calvez, L’analyse culturelle de Mary Douglas : une contribution à la sociologie des
institutions,
Sociologies
[En
ligne],
Théories
et
recherches,
http://sociologies.revues.org/index522.html : « Les institutions sont définies comme des manières
d’être et de faire plus ou moins stabilisées par l’usage et reconnues comme légitimes au sein d’un
groupe social. Elles fournissent aux individus des principes qui leur permettent d’agir avec les
autres d’une façon qui puisse être comprise et acceptée par eux et qui les conduisent à revendiquer
des autres des conduites à tenir au nom du mode de vie dont l’institution est porteuse ».
155
P. Bourdieu, A propos de la famille comme catégorie réalisée, Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, n°100, 1993, p. 32 : « La famille, (…) tend toujours à fonctionner comme un
champ, avec ses rapports de forces physique, économique et surtout symbolique (liés par exemple
au volume et à la structure des capitaux possédés par les différents membres), ses luttes pour la
conservation ou la transformation de ces rapports de forces (avec des stratégies spécifiques de
sociodicée, dont participe la représentation dominante de la famille), etc.: les forces de fusion
(affective notamment) doivent sans cesse contrecarrer ou compenser les forces de fission ». A
rapprocher d'E. Millard, Famille et droit, retour sur un malentendu, Informations sociales, 73-74,
1999, spéc. p. 73 : « Dire que la famille n’existe pas dans le droit positif français peut surprendre.
Si recourir au concept de famille n’est pas indispensable juridiquement, en revanche, s’y référer
n’est pas neutre politiquement. La famille est juridiquement construite par l’activité publique, et se
mesure à ses effets. Le droit procède à partir des individus, et non à partir du groupe familial ; il
privilégie les fonctions individuelles sur la forme collective ».
- 108 -
appelé L’esprit des institutions156. Et, c’est parce que ces institutions pensent
que s’exerce une influence sur les individus. Une institution au sens
administratif du terme se caractérise donc par sa production normative.
L’individu ne fait que s’insérer dans un cadre préétabli, constat commun
auquel nous rajoutons le rôle déterminant des règles produites par les
institutions157.
La démarche semble aujourd’hui acquise en histoire. Elle a fait l’objet
d’une conceptualisation à partir des archives notariales pour expliquer par
exemple l’évolution du statut de la femme au cours des siècles158.
Schématiquement, c’est parce que les termes utilisés changent selon les
époques pour le même type d’actes qu’il est possible de repérer les moments
clés d’une mutation sociale.
Notre démarche n’est ici en outre pas différente de celle menée par A. Farge
ou F. Ewald dans la continuité des travaux de M. Foucault. Par exemple, pour
A. Farge, les archives judiciaires permettent de définir la manière dont les
individus construisent leur identité. Les décisions de justice sont tout à la fois
un préalable indispensable à l’analyse des représentations propres à l’époque
mais également l’expression la plus tangible de la construction d’une nouvelle
156
D. Richet, La France moderne : l’esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973.
157
L’approche ici proposée n’est pas très différente de celle retenue par P. Legendre pour analyser
le processus de filiation et estimer que l’individu est l’enfant… des textes ! P. Legendre, Leçons IV.
L'Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Fayard,
1985
158
A., Daumard, F. Furet, Méthodes de l'Histoire sociale : les Archives notariales et la
Mécanographie, Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, n° 4, 1959. pp. 676-693.
- 109 -
réalité sociale159. Pour F. Ewald, l’analyse des textes et des débats relatifs à
l’assurance permet de conceptualiser les nouvelles relations entre individus
propres à la modernité, ce qu’il dénomme de façon très provocatrice, le
nouveau contrat social.
La différence fondamentale avec les recherches effectuées par A. Farge ou
celle de F. Ewald, c’est d’une part l’étude de l’époque actuelle et, d’autre part,
le recours accru aux bases de données. Là où, en effet, le chercheur devait
passer un temps considérable pour justifier le caractère scientifique de sa
démarche pour écrire l’histoire160, la technologie actuelle permet en fonction
des mots recherchés d’obtenir un résultat quasi-instantané sur une masse
considérable de documents. Tout l’enjeu du présent travail consiste à exploiter
ses données sur des bases quantitatives pour en dégager les principaux axes à
partir d’une référence cardinale : les droits de l’homme. Nous prendrons ainsi
en compte l’une des caractéristiques majeures de notre époque : la production
permanente et continue de textes. L’intégration de la France dans l’Union
européenne rajoute à la production normative française la production
européenne et permet ainsi de confronter des pensées institutionnelles
distinctes. Sans compter bien évidemment que la référence aux droits de
l’homme trouve dans les sources internationales une réserve également
impressionnante de textes. Pratiquement, il n’est peut-être plus possible
d’envisager un simple travail sur papier à base d’archives. Pour reprendre dans
159
160
A. Farge, Le goût de l'archive, Seuil 1989.
A. Daumard, F. Furet, art. préc, p. 674 : « Scientifiquement, il n’est d’histoire sociale que
quantitative ».
- 110 -
un sens différent l’expression de J.-C. Passeron, nous ne pouvons que
constater « la convergence épistémologique entre histoire et sociologie » 161.
Notre démarche vise donc à mettre à jour comment pensent les institutions
au sens non pas de catégories sociales mais de structures administratives et
politiques. Nous pourrons saisir toute la dynamique propre au champ
juridique : les textes disposent d’une dimension performative : leur seule
existence modifie non seulement l’ordonnancement juridique mais également
les références sociales.
L’emploi d’un terme propre à la linguistique pour exposer cette dynamique
ne doit pas surprendre – la théorie des actes de langage a été élaboré à partir
d’un dialogue entre linguistes et juristes162. Les ressemblances entre les deux
disciplines avaient en outre été décrites par G. Tarde dans « les
transformations du droit » : « Pour un corps de Droit, donc, comme pour un
corps de langue, le problème de l'évolution consiste à s'adapter avec soimême autant que faire se peut en s'adaptant à une société qui jamais ne
s'adapte très bien avec elle-même. Il consiste, autrement dit, à faire du
logique avec de l'illogique » 163.
La référence constante de P. Bourdieu aux travaux de la linguistique pour
dénoncer l’arbitraire des qualifications en droit procède d’une logique
foncièrement distincte. P. Bourdieu érige la sociologie en technique de mise à
jour de cet arbitraire et assigne aux travaux en la matière la conclusion
161
C’est l’un des apports majeurs du livre de P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1996.
162
Pour une présentation de ce cadre, S. Laugier, Performativité, normativité et droit, Archives de
Philosophie, n° 67, 2004, p. 607-627.
163
G. Tarde, Les transformations du droit, étude sociologique, 1995, Berg International, p. 188.
- 111 -
auxquels ils doivent aboutir. A l’inverse, G. Tarde pose le problème de la
communication en droit et de l’inter-subjectivité, c’est-à-dire de la nécessité
de se mettre d’accord sur les termes que nous employons. Or, là est
précisément le problème : par définition, le lien entre les mots et les choses est
arbitraire ; le constat de l’arbitraire ne conduit pas nécessairement à une
impossibilité de communiquer sur un sens commun. Si, en revanche, une fois
ce constat posé, les mots s’accumulent et renvoient selon les lieux et les
personnes à des sens distincts, c’est la logique même du droit en tant que
vecteur de réalisation de l’inter-subjectivité qui est remise en cause. La
sociologie du droit devient alors une réflexion sur les conditions de possibilité
de la règle même.
Il paraît difficile d’échapper à cette tension nominaliste dans un processus
de description des phénomènes sociaux. Tocqueville illustre parfaitement cette
démarche lorsqu’il s’interroge sur l’évolution de l’emploi de certains termes à
l’instar de celui de gentleman164. Dans cette perspective, pour reprendre la
critique des thèses de G. Noiriel, comment soutenir la relativité du concept de
nation165 alors que dès les travaux préparatoires du Code civil est prévu un titre
spécial intitulé « Des étrangers revêtus d’un caractère étranger de leur
nation » ? Cette section est consacrée aux ambassadeurs en tant que personnes
représentant de nations étrangères. La nation existe dans la perception des
164
A. de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, 1856, ed. uqac, p. 100 : « suivez à travers le
temps et l'espace la destinée de ce mot de gentleman, dont notre mot de gentilhomme était le père.
Vous verrez sa signification s'étendre en Angleterre à mesure que les conditions se rapprochent et
se mêlent. A chaque siècle on l'applique à des hommes placés un peu plus bas dans l'échelle
sociale. Il passe enfin en Amérique avec les Anglais. Là on s'en sert pour désigner indistinctement
tous les citoyens. Son histoire est celle même de la démocratie ».
165
G. Noiriel, A quoi sert l’identité nationale ?, Agone 2007.
- 112 -
institutions. C’est un mot récurrent dans les travaux parlementaires de
l’époque avec pour enjeu l’identification des étrangers166. En revanche, la
religion ou la référence à la religion est beaucoup moins présente à cette
époque. Nous mesurons ainsi la nouveauté contemporaine de l’émergence de
la religion dans le discours institutionnel.
Vu sous cet angle, effectivement, l’analyse ne repose plus sur des entretiens
quantitatifs ou qualitatifs – la compétence juridique devient, dans nombre de
domaines, un préalable à l’étude sociologique conformément en cela aux
souhaits de C. Bouglé. Mais, il faut se rendre à l’évidence : à partir du moment
où des juges ou des fonctionnaires sont les destinataires de questions, compte
tenu de l’obligation de réserve des fonctionnaires, il ne faut pas exclure que
les enquêtes menées sur la base d’entretiens de catégories de personnes
travaillant dans le même secteur aboutisse à des résultats différents de ceux
provenant de l’étude des textes émanant des institutions pour lesquelles ils
travaillent. L’étude réalisée par B. Massignon pour exposer les relations entre
religions et laïcité lors de la construction européenne167 fournit, à notre sens,
un exemple d’un travail de ce genre. Cette étude s’inscrit dans ce processus
méthodologique. L’auteur a donc réalisé toute une série d’entretiens avec des
fonctionnaires européens. Elle a ensuite élaborée une typologie très précise –
près de 7 catégories pour rendre compte des 27 pays européens sur la base du
concept de laïcité. Ce à quoi nous objecterons qu’une classification fondée sur
166
La consultation du recueil complet des travaux préparatoires du Code civil est ici édifiante. Elle
contredit singulièrement toutes les constructions intellectuelles de la socio-histoire, sauf à soutenir
que les institutions n’ont vraiment pas conscience de ce qu’elles édictent.
167
X. Icaina, B. Massignon, Des Dieux et des fonctionnaires. Religions et laïcités face au défi de la
construction européenne, Rennes, P.U.R., 2007, préface de J.-P. Willaime.
- 113 -
trop de critères perd sa dimension opérationnelle ; une classification fondée
sur la notion de laïcité n’est pas adéquate pour traduire le langage de la
production normative de la Commission européenne. Nous constatons ici
pleinement le décalage existant entre l’étude des textes et la perception
distincte aussi bien de celle des acteurs que de l’interprète qui recueille leurs
propos.
On pourrait nous objecter de réduire un concept à son expression juridique
et lui refuser la possibilité d’exister de façon autonome dans un domaine
distinct. Peut-être faut-il distinguer exactement entre les termes utilisés et leur
champ d’application. A partir du moment où le terme est présent en droit
positif, il existe un risque que de description, sa reprise sociologique porte en
germe l’expression d’une volonté normative de l’auteur du texte.
C’est précisément la limite de la référence aux droits de l’homme ou à la
laïcité dans le discours sociologique. A titre d’illustration, le sociologue J.
Baubérot a érigé la laïcité en catégorie d’analyse pour décrire les relations que
les cultures ont construites entre la religion et le pouvoir – il y aurait donc de
la laïcité dans tous les pays et quasiment à toutes les époques comme
l’attesterait
la
culture
sunnite168.
Cette
démarche
nous
paraît
méthodologiquement contestable : le fait de ne pas utiliser le même mot pour
168
Nous reproduisons ici un passage de l’introduction de l’étude qu’a consacrée cet auteur à
l’échelon international : J. Baubérot, Les laïcités dans le monde, Puf. « Que sais-je ? », 2009, p. 3 «
Il est donc possible d’étudier différentes laïcités existant sur notre planète en se montrant attentif
aux processus historiques de laïcisation qui les ont constituées, aux fondements philosophiques qui
les ont légitimées et à leur réalité sociale actuelle. Cela ne signifie pas que ces laïcités soient
équivalentes ; au contraire, puisqu’il est possible de les évaluer par rapport à des indicateurs. Cela
implique toutefois qu’un seuil minimal de laïcité ait été franchi ». Le raisonnement est
tautologique : la laïcité découle des processus historiques de laïcisation.
- 114 -
désigner une réalité apparemment similaire témoigne d’une différence de sens
et donc d’une différence de valeurs. Or, le mot laïcité au sens du droit français
est difficilement traduisible dans les autres langues. Nous reproduisons à cet
effet les conclusions d’une communication sur le sujet : L’analyse des
traductions du concept de « laïcité » dans les langues anglaise, néerlandaise,
espagnole et arabe nous a permis de mettre en évidence plusieurs types de
difficultés. Une première difficulté consiste à cerner l’extension exacte du
concept de « laïcité » et à le distinguer clairement de celui de « sécularisation
» d’une part et de « laïcisme » d’autre part. (…). Ainsi, en anglais, l’idée de «
secularization » apparaît être en deçà de celle de « laïcité », alors que celle
de « secularism », peut selon les nuances, aller audelà. En arabe, le terme «
almania », qui est celui le plus souvent proposé, a une extension très large
(sécularité, laïcité, laïcisme) et certains auteurs lui préfèrent celui de «
dunyawiya », mais ce dernier peut aussi, selon le contexte, être associé tant
aux idées de sécularité, laïcisme que de modernité etc. En ce qui concerne
l’espagnol, l’académie royale ne reconnaît pas le terme « laicidad » qu’elle
juge équivalent à celui de « laicismo », alors que d’autres dictionnaires
distinguent les deux, mais même dans ce cas, les définitions données à «
laicidad » peuvent parfois apparaître plus proches en français de l’idée de «
laïcisme » que de celle de « laïcité » etc169. Dès lors, la perspective devient
trop large ; elle se confond in fine avec les manifestations du politique au
169
Colloque AFEC- CIEP « Éducation, religion, laïcité. Quels enjeux pour les politiques
éducatives?, Quels enjeux pour l'éducation comparée? » (Sèvres, 19-21 octobre 2005), actes
disponibles
sur
http://afecinfo.free.fr/ERL05/textes/pdf/14-Wolfs-ElBoudamoussi-DeCoster-
Baillet.pdf
- 115 -
point de favoriser une confusion avec les modalités du régime démocratique170.
Nous constatons ainsi qu’il peut être extrêmement hasardeux d’étendre une
notion marquée par sa positivité.
Plus largement, sortir une notion de son champ juridique soulève de
nombreux problèmes. En quoi serait-il légitime d’accepter des interprétations
sociologiques des textes de droit qui reposent sur des véritables contresens
tant historiques que juridiques et de rejeter avec la plus grande vigueur les
erreurs statistiques171 ? C’est pourquoi, l’interprétation de la dimension
institutionnelle constitue l’élément objectif par excellence dans l’analyse de
faits sociaux à forte teneur juridique.
Rétrospectivement, les discussions sur les statistiques étudiées par E.
Durkheim dans son ouvrage consacré sur Le suicide peuvent être lues comme
le reflet d’un problème institutionnel : elles ont été fournies par G. Tarde en
raison de sa position au sein du Ministère de la Justice et E. Durkheim
mentionne clairement leur dimension officielle. C’est logique : qui, à part des
institutions peut avoir intérêt à tenir de telles statistiques ? D’ailleurs, à la
racine du mot statistique se trouve le mot Etat. Qui plus est, l’élaboration de
ces statistiques découle de la procédure judiciaire lors de la découverte d’un
cadavre. Bref, la qualification de suicide est, avant même qu'E. Durkheim ne
se penche sur le problème, le résultat d’un travail de l’institution qui a estimé
170
J. Bauberot, op. préc. p. 3 : « Le sociologue mexicain Roberto Blancarte propose de définir ce
seuil minimal comme « un régime social de coexistence, dont les institutions politiques sont
essentiellement légitimées par la souveraineté populaire et non plus par des éléments religieux ».
171
Cf la dénonciation par J.-C. Passeron de « l’illusion expérimentaliste » dans « le raisonnement
sociologique », op. cit. p. 540.
- 116 -
que le cadavre trouvé n’avait pas pour origine un crime ou un homicide
involontaire.
En somme, c’est une sociologie par la quantification des textes et des
contentieux que nous proposons d’élaborer pour rendre compte d’une
éventuelle mutation sociale dont le contentieux, loin d’être le reflet constitue
une face d’un jeu de miroir. Comparativement avec le travail phare d’E.
Durkheim sur la division du travail, nous déplaçons le curseur du droit pénal
vers les droits de l’homme et, sur une facette, particulière : le droit de
pratiquer la religion dans les sociétés contemporaines.
Notre approche n’en reste pas moins distante tant de celle de M. Foucault
que de celle des adeptes de la socio-histoire qui revendiquent également cet
héritage : il ne s’agit pour nous ni de poser comme postulat que les droits de
l’homme vont permettre d’affranchir l’individu de la société, ni de glorifier
une pseudo-neutralité juridique pour dénoncer les différences présentes au
sein de notre société. Plus prosaïquement, notre approche des textes vise à
identifier la place de cette référence dans un contentieux, de prime abord,
paradoxal, pour s’interroger ensuite sur sa signification. Il y a ici une première
phase de description de l’état des règles et du contentieux qui porte moins sur
l’état du droit positif que sur l’évolution de celui-ci durant ces dernières
années sur la base d’un essai de quantification de la référence aux droits de
l’homme dans les textes. Passée cette première phase, nous essayerons compte
tenu des données recueillies d’identifier ou non une rupture dans la manière
dont s’expriment les problèmes en droit afin d’en proposer une interprétation.
Les droits de l’homme ne sont pas appréhendés ici comme une norme dont
l’invocation dispose d’une force morale mais comme une éventuelle donnée
forte structurante de la société. C’est une fois ce travail effectué que nous
- 117 -
pourrons esquisser les traits d’une société dans laquelle la religion devient une
préoccupation constante.
Pour cela, nous identifierons les droits de l’homme comme vecteur de
l’identité religieuse (Première partie). Nous analyserons ensuite les données
collectées tant par rapport aux droits de l’homme que par rapport à
l’expression des différentes religions pour essayer de préciser les causes
objectives de la dynamique contemporaine du contentieux en la matière. Nous
procéderons alors à une généalogie des droits de l’homme (Deuxième partie).
Ce cadre posé, interviendra la phase de systématisation en fonction du
changement de perception du conflit que sécrète la référence aux droits de
l’homme dans un contentieux : nous distinguerons à cet effet entre société du
litige et société du différend (Troisième partie).
Première partie : Les droits de l’homme comme vecteur de l’expression de
l’identité religieuse
Deuxième partie : Analyse de la référence aux droits de l’homme pour
exprimer l’identité religieuse
Troisième partie : Essai de systématisation : société du litige et société du
différend
- 118 -
PREMIERE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME
COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE L’IDENTITE
RELIGIEUSE
Pour rendre compte de la mutation paradoxale de l’invocation des droits de
l’homme, nous avons distingué les textes et contentieux en fonction de leur
origine. De cette manière, nous tenons compte de la place croissante des textes
internationaux en droit interne.
Une précision toutefois : tous les textes internationaux ne disposent pas de
la même valeur normative. Certains sont d’applicabilité directe, ce qui signifie
qu’ils peuvent être invoqués par les individus indépendamment de leur
transposition en droit interne ; d’autres, au contraire, nécessitent une
procédure pour pouvoir être directement applicables en droit interne.
Reconnaître qu’un texte est applicable en droit interne, c’est donc reconnaître
une nouvelle voie de droit pour les individus. Autrement dit, plus les textes
faisant référence aux droits de l’homme pénètrent l’ordre interne, plus le
justiciable est en mesure d’invoquer de nouveaux moyens de droit pour
s’opposer à un texte de droit interne.
Dans ce cadre, le choix retenu d’une présentation par les textes ne doit pas
induire en erreur : contrairement à une étude juridique, nous ne poserons
aucune thèse ou fil conducteur qui permettrait d’exposer de façon cohérente
l’ensemble du droit positif sur la question – bref, nous ne nous ferons pas
« faiseur de système » pour reprendre l’expression du professeur J. Rivero
pour décrire la logique du travail doctrinal.
- 119 -
Bien au contraire, nous exposerons au fur et à mesure les résultats obtenus
compte tenu des choix méthodologiques retenus ainsi que les conséquences
qui en découlent quant à l’identification du fait social que nous cherchons à
cerner. L’idée selon laquelle en sociologie l’interprétation accompagne tant les
choix méthodologiques que les orientations de recherche est d’autant plus
pertinente que notre objet d’étude porte sur des textes de droit et que ces textes
ne valent que par l’interprétation des individus172. En cela, les textes sont lus
ici et mis en perspective au regard des différences de terminologie qu’ils
contiennent, ce qui correspond de prime abord à une simple analyse juridique.
Ainsi, à une synthèse sur les droits de l’homme sur la base de l’interprétation
des différents textes, nous préférons, quitte à nous répéter dans l’exposé des
idées, à une présentation texte par texte.
Ces différences de terminologie sont cependant ici abordées à l’aune de la
conception sociologique qu’elles impliquent. Nous disposons ainsi d’une
double grille de lecture : d’une part, l’identité des mots ne renvoie pas
forcément à travers l’histoire à une identité de sens ; les différences de mots
sont révélatrices d’une conception différente de la société.
Cette exposition se justifie d’autant plus qu’elle fait suite à un constat
paradoxal : nous disposions en droit interne de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 qui n’a cependant pas eu de répercussion
proprement juridique avant l’époque contemporaine. Il est donc indispensable
pour mesurer l’évolution des contentieux contemporains ainsi que l’évolution
sociale dont ils sont l’expression de bien distinguer entre l’invocation des
textes internes et le recours aux textes internationaux. Car, si la référence aux
172
B. Lahire, L’esprit sociologique, La découverte, 2005.
- 120 -
droits de l’homme s’impose au cours de la dernière décennie, c’est
principalement le fait de l’application de textes internationaux et non de textes
propres au droit interne. Il y a ici une évolution dont il faudra mesurer la
portée.
Compte tenu d’une part de la nécessité de distinguer selon le caractère
directement applicable des textes et, d’autre part, du fait que les individus
disposaient déjà de la possibilité d’invoquer les droits de l’homme dans le
contentieux interne, nous identifierons et quantifierons la référence aux droits
de l’homme au cours des dernières décennies en distinguant les textes de la
façon suivante :
- la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les autres
textes dotés d’une dimension universelle en raison de leur consécration du
droit de manifester sa religion en public – nous montrerons ainsi que l’identité
religieuse est aujourd’hui une composante universelle de l’identité de
l’individu (Chapitre 1) ;
- le droit communautaire en raison du caractère particulier dont bénéficie sa
mise en œuvre au regard des autres textes internationaux et de la dynamique
qu’il a engendré pour promouvoir l’identité religieuse dans la sphère publique
(Chapitre 2) ;
- la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, en dépit de son rôle central dans le contentieux, ne sera traitée
qu’après ces textes car elle se veut le réceptacle local de la Déclaration
universelle et accentue l’impact de la construction européenne sur la vie
quotidienne des individus. Le contentieux résultant de son interprétation se
présente comme la traduction la plus pertinente de l’expression des prétentions
religieuses par le prisme des droits de l’homme (Chapitre 3).
- 121 -
En raison du caractère récent de l’introduction en droit français de la
question prioritaire de constitutionnalité – mars 2010 -, des aléas procéduraux
de ce mécanisme ainsi que de l’influence que les jurisprudences de la Cour
européenne exercent sur les juges français, il ne nous a en revanche pas paru
pertinent de chercher à identifier le fait social étudié à partir des décisions
rendues par le Conseil constitutionnel.
- 122 -
CHAPITRE 1 : L’IDENTITE RELIGIEUSE COMME IDENTITE
UNIVERSELLE
: MISE EN PERSPECTIVE DE LA REFERENCE A
L’UNIVERSEL
Il s’agit à présent d’étudier la référence aux textes dont la portée se veut
universelle lors des conflits portant sur des questions religieuses. Ces textes
ont une particularité commune : contrairement au droit communautaire, ils ne
disposent pas d’applicabilité directe sauf transposition expresse. Il est donc
logique que le contentieux en la matière ne soit pas très fourni.
Pour autant, il faut se demander si leur simple existence ne modifie pas
notre perception des situations. Il faut également s’interroger sur une
éventuelle évolution de la perception même de ces textes depuis leur date de
promulgation. C’est pourquoi – et c’est ce qui distingue notre approche d’une
simple réflexion juridique - nous ne nous contenterons pas uniquement du
contentieux et explorerons également d’autres sources à l’instar des questions
parlementaires. Nous distinguerons les textes universels relatifs aux droits de
l’homme (Section 1) des textes particuliers à dimension universelle (Section
2). Nous exclurons cependant de notre étude les textes universels dont la mise
en œuvre repose sur l’existence de sanctions pénales en droit interne en raison
du caractère pathologique et exceptionnel que peut encore représenter le droit
pénal en droit international.
Ces textes présentés, nous exposerons les différentes modalités de diffusion
des droits de l’homme mis en place par les institutions. Nous montrerons alors
comment se propage le principe selon lequel la pratique religieuse relève des
droits de l’homme (Section 3).
- 123 -
SECTION 1 : LES TEXTES UNIVERSELS RELATIFS AUX DROITS DE L’HOMME
Deux textes définissent le cadre juridique dans lequel s’affirme
l’universalité des droits : la Charte des Nations unies et le conseil des droits de
l’homme d’une part (paragraphe 1) ; la Déclaration universelle des droits de
l’homme d’autre part (paragraphe 2). Celle-ci a pour corollaire les pactes
internationaux en date de 1966 (paragraphe 3).
PARAGRAPHE 1 : LA CHARTE DES NATIONS UNIES ET LE CONSEIL DES
DROITS DE L’HOMME
La Charte des Nations Unies est le traité qui sous-tend l’Organisation des
Nations Unies. De prime abord, ce texte concerne les relations inter-étatiques
et a peu à voir avec la consécration de droits individuels. On peut cependant
identifier à compter de la chute du mur de Berlin et de la fin de la guerre
froide un tournant institutionnel au bénéfice des individus, tournant
institutionnel qui, progressivement va se concrétiser par la possibilité
d’exprimer ses prétentions religieuses sur la base de textes relatifs aux droits
de l’homme. Nous exposerons ici les textes sur le fondement desquels va
s’opérer cette ré-orientation en mettant tout particulièrement l’accent sur la
création du Conseil des droits de l’homme.
Préalablement, nous soulignerons qu’il n’existe pas une base de données
permettant de procéder, comme pour le droit interne, à des recherches sur la
base de mots-clés. Les textes sont en ligne mais leur intitulé ne correspond pas
toujours à leur contenu ou peut facilement porter sur un thème annexe
important. Par ailleurs, en raison du tropisme positiviste, ces textes sont
quasiment ignorés par la doctrine juridique mais présents dans le discours
sociologique ! Nous sommes donc en présence du paradoxe suivant : une
production normative qui serait supposée ne pas avoir d’impact sur l’ordre
juridique ; une production normative sollicitée tant par le discours
- 124 -
sociologique que par les Parlementaires. C’est donc sur la base d’une lecture
transversale des textes produits par les institutions onusiennes que nous avons
travaillé tout en étant conscient des limites de notre approche.
La Charte des Nations unies adoptée en 1945 énonce comme objectif :
« Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes
internationaux d'ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en
développant et en encourageant le respect des droits de l'homme et des
libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue
ou de religion ». A l’instar de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, elle ne prévoit pas lors de sa
promulgation de mécanisme de recours individuel.
Pour autant, il faut se rendre à l’évidence : la simple référence aux droits de
l’homme justifie dès les premières années d’activités de l’Organisation des
Nations Unies que l’Assemblée générale adopte des résolutions générales
visant à condamner les violations des dits droits173. En dépit de l’absence de
portée normative des textes, jusqu’en 1966, la majorité des résolutions
consacrées aux droits de l’homme, pour le moins épisodiques – 1 à deux par
an – concerne l’élaboration des pactes relatifs aux différents droits consacrés
par la Déclaration. Après 1966, la référence est certes plus fréquente – 4 à 5
résolutions - mais sans réel impact. Nous noterons au passage dès cette époque
l’ambigüité de cette référence puisqu’elle vaut à l’identique tant pour les
démocraties occidentales que pour les « démocraties populaires » sous tutelle
de l’Union soviétique. Petit à petit, nous constatons que cette référence
s’impose soit directement – à compter des années 1980, près de 10 % des
173
Cf Résolution 540/VI, A.N., 4 février 1952, Respect des droits de l’homme.
- 125 -
résolutions de l’Assemblée générale des Nations par session s’inscrit dans
cette problématique – soit indirectement comme par exemple à travers de
nombreux thèmes comme la promotion d’une culture de la paix, le
financement d’une mission au Kosovo, le financement d’un tribunal
international ad hoc comme celui du Rwanda. Sans compter que dans le même
temps, l’Assemblée générale adopte différentes résolutions de façon constante
visant soit à rappeler le principe de lutte contre les discriminations religieuses,
soit à promouvoir les droits des minorités religieuses et l’obligation pour les
Etats à faciliter l’expression de leur identité. Autrement dit, de façon
progressive, les droits de l’homme sont devenus un critère d’appréciation de
l’ensemble des situations internes et internationales au titre desquelles se
trouve la question de la pratique religieuse des individus.
Un texte nous paraît synthétiser la conception institutionnelle des droits de
l’homme promue par les Nations Unies : le rapport rendu lors de la conférence
de Vienne relative à une convention mondiale sur les droits de l’homme initiée
par la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies 45/155 du 18
décembre 1990. Ce rapport esquisse une conception globale des droits de
l’homme propre à l’ère post-guerre froide dont les Nations Unies ne se sont
depuis pas départies174. Quatre points méritent ici d’être soulignés :
- le caractère universel des droits de l’homme n’exclut pas un certain
relativisme - « S'il convient de ne pas perdre de vue l'importance des
particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et
religieuse, il est du devoir des Etats, quel qu'en soit le système politique,
174
A.G. A/CONF.157/24 (Part I), Conférence de Vienne, 13 octobre 1993.
- 126 -
économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de
l'homme et toutes les libertés fondamentales ».
- l’affirmation de principe du droit de pratiquer sa religion en même temps
que la prise en compte de minorités par delà les individus : « Les personnes
appartenant à des minorités ont le droit de jouir de leur propre culture, de
professer et de pratiquer leur propre religion et d'utiliser leur propre langue,
en privé et en public, librement et sans immixtion ni aucune discrimination
que ce soit ».
- le nécessaire développement de l’éducation pour faciliter l’expression
religieuse des individus ou des minorités - « L'éducation devrait favoriser la
compréhension, la tolérance, la paix et les relations amicales entre les nations
et entre tous les groupes raciaux ou religieux ».
- l’introduction des questions religieuses dans la sphère publique : « La
Conférence mondiale sur les droits de l'homme demande instamment aux
Etats et à la communauté internationale de promouvoir et de protéger,
conformément à ladite Déclaration, les droits des personnes appartenant à
des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques.
Les mesures à prendre, s'il y a lieu, devraient consister notamment à
faciliter la pleine participation de ces personnes à tous les aspects, politique,
économique, social, religieux et culturel, de la vie de la société et au progrès
économique et au développement de leur pays ».
Le programme d’action de Vienne affirme en parallèle la nécessité de lutter
contre les pratiques religieuses contraires par exemple aux droits des femmes
tout en appelant en parallèle à une plus grande tolérance réciproque entre les
individus, surtout à l’égard des travailleurs migrants. Quand bien même il ne
constitue qu’un ensemble de recommandations, il fait très tôt l’objet d’une
- 127 -
reprise à l’échelon communautaire qui met tout particulièrement l’accent sur
les droits de minorités ethniques et religieuses175. Les différentes résolutions de
l’Assemblée générale adoptées dans le prolongement de ce programme
d’action entérinent ainsi une conception des droits de l’homme fortement
ancrée sur le respect du particularisme des minorités. Nous remarquerons que
le texte est adopté en 1993, soit bien avant que les pays européens
s’interrogent sur la viabilité du multiculturalisme.
Point le plus notable, cette résolution est à l’origine de la création du
Conseil des droits de l’homme en 2006. Cet organe prolonge l’ancienne
Commission des droits de l’homme. Par delà l’apparence de continuité, cet
organe constitue une mutation profonde des institutions. Tout d’abord, il se
veut indépendant et impartial, soit les attributions apparentes d’une juridiction,
ce qui de facto l’érige en organe distinct susceptible de donner une portée
pratique aux textes relatifs aux droits de l’homme. La transformation de la
Commission des droits de l’homme en Conseil des droits de l’homme a en
effet pour cause la volonté d’ériger au sein des Nations Unies un organe dont
les orientations seraient moins politiques176 comme si s’était dégagé sur le plan
international un consensus autour des droits de l’homme après la chute du
communisme. Se manifeste ici l’idée d’une neutralité de la norme juridique
par delà les motivations non-avouées des Etats. Or, il y a nécessairement une
175
Résolution sur les droits de l'homme dans le monde en 1993/1994 et la politique de l'Union en
matière de droits de l'homme, Journal Officiel du 22 mai 1995, n° C 126 - Page 15 : A deux reprises
est mentionné l’objectif de mise en oeuvre de la Déclaration sur les droits des personnes
appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques.
176
B. Godet, La création et le fonctionnement du Conseil des droits de l'homme, Relations
internationales, n° 136, 2008, p. 91-100.
- 128 -
dimension politique à l’émergence d’un nouvel organe dans la sphère
internationale. Ensuite, tous les Etats, indépendamment de leur régime
politique démocratique ou dictatorial, sont soumis aux mêmes critères
d’appréciation. Cela confirme de façon explicite le principe d’un jugement
permanent des Etats à l’aune des droits de l’homme avec l’instauration d’un
examen périodique universel de chacun des Etats.
La résolution à l’origine de la mise en place de cet examen repose sur
« l’idée que tous les Etats doivent poursuivre les efforts menés au niveau
international pour approfondir le dialogue et favoriser une meilleure entente
entre les civilisations, les cultures et les religions, et soulignant que les Etats,
les organisations régionales, les organisations non gouvernementales, les
organismes religieux et les médias ont un rôle important à jouer dans la
promotion de la tolérance, du respect des religions et des convictions et de la
liberté de religion et de conviction » (c’est nous qui soulignons). En cela,
l’appréciation de la politique d’un Etat n’est pas dissociable d’un jugement de
valeur sur la manière dont il respecte le droit de pratiquer sa religion dans
l’espace public. Dès lors, le Conseil des droits de l’homme devient le vecteur
d’appréciation de l’expression de la religion des individus dans l’espace
public. Il est donc logique qu’à compter de 2007, les sessions de l’Assemblée
générale des Nations unies consacrent moins de temps qu’avant cette date à
l’examen de la situation des droits de l’homme dans les différents pays
membres.
La procédure en la matière dépasse de loin le simple jeu des institutions.
Truisme parmi les truismes pour rendre compte d’une étude sur les droits de
l’homme, l’explosion des moyens de communication à notre époque érige
toute atteinte aux droits de l’homme en scandale limite planétaire – c’est ce
dont témoigne le succès de la brochure de S. Hessel traduite dans le monde
- 129 -
entier177 dont la légitimité découle de la participation de l’auteur, selon ses
dires, à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de
1948. Plus encore, les résultats de l’examen mené au sein du Conseil
bénéficient à travers les organisations non-gouvernementales non seulement
d’une plus forte médiatisation mais également d’une répercussion sur le plan
interne. Or, ces organisations ont accepté l’idée que l’appréciation de la
politique d’un Etat sur le fondement des droits de l’homme ne doit pas varier
en fonction du régime politique de celui-ci178. Les textes et les institutions
génèrent donc une dynamique sociale qui ne paraît pas trouver d’équivalent
avec ce qui a pu exister les époques précédentes : l’appréciation des sociétés et
des Etats ne dépend plus de leur niveau de développement ; il n’est plus fait
aucune distinction entre les sociétés selon les différences que présentent leurs
structures institutionnelles ; seul un critère prévaut : les droits de l’homme.
On pourrait nous objecter que le caractère indivisible et indissociable des
différents droits de l’homme rend pour le moins artificiel la seule focalisation
sur le lien entre droits de l’homme et religion. Nous répondrons d’une part que
l’affirmation de ce lien est présente dans la résolution fondatrice –
comparativement, depuis les années 1990, l’assemblée générale des Nations
unies adopte chaque année une résolution sur le lien entre pauvreté et droits de
l’homme ; cela n’a cependant pas justifié une quelconque mention de cette
préoccupation dans le texte fondateur du Conseil des droits de l’homme ;
d’autre part, c’est assurément le lien le plus polémique car il exprime
pleinement la contradiction entre l’objectif de tolérance religieuse et celui de
177
S. Hessel, Indignez-vous, Indigène éditions, 2010.
178
E. Poinsot, Vers une lecture économique et sociale des droits humains : l’évolution d’Amnesty
International, Revue française de science politique, n°54 2004, p. 399-430.
- 130 -
lutte contre l’intolérance religieuse. Contrairement à d’autres droits et à
d’autres objectifs, comme la lutte contre les discriminations en fonction de
l’âge ou du handicap, la préoccupation religieuse et le principe selon lequel
cette dimension de l’individu doit s’exprimer publiquement oblige en
permanence à confronter deux corps de règles différentes. La religion est la
seule référence porteuse d’un changement global du droit des sociétés dans
lesquelles vivent les individus. Nous avons donc bien dans cette configuration
une expression de la religion par le biais des droits de l’homme qui mérite
d’être distinguée des autres droits de l’homme consacrés par les textes.
Plusieurs points institutionnels attestent cette mutation. Sur le plan
international, jusqu’en 2000, les rapports rédigés sous l’égide du Haut
commissariat des Nations unies aux droits de l’homme portent sur
l’intolérance religieuse de façon à dénoncer les politiques étatiques ; à
compter de 2000, ils visent la liberté de religion et mettent davantage l’accent
sur les droits individuels. Ce changement de perspective ne doit pas être sousestimée : il constitue un élément fondamental de la mutation d’ensemble des
sociétés contemporaines et, plus particulièrement, de la société française.
Nous assistons également durant cette période à un renforcement de
l’Organisation pour la Conférence Islamique aujourd’hui renommée
Organisation pour la Coopération Islamique - un organisme animé d’une
doctrine religieuse participe également à cette propagation des droits de
l’homme. Sur le plan interne, la France a ainsi fait l’objet d'une double
critique : le Conseil des droits de l’homme a évalué les textes relatifs au port
du foulard sur la base des textes relatifs aux droits de l’homme pour les
- 131 -
dénoncer179. La critique a été relayée à l’époque par l’Organisation pour la
Conférence islamique au point d’ériger cette question interne en véritables
questions internationales. Compte tenu du poids politique de cette instance,
l’O.C.I. essaie depuis plusieurs années d’influencer le Conseil des droits de
l’homme pour faciliter au sein des Etats la condamnation de la diffamation des
religions au nom du respect de la tolérance.
Il n’est pas possible de mesurer le poids quantitatif des textes du Conseil
des droits de l’homme en matière de religions comparé à l’ensemble des textes
débattus. Reste l’enjeu symbolique que confirme l’action de l’O.C.I. : à force
de vouloir lier droits de l’homme et religion se crée une interaction entre les
normes en présence qui peut en altérer la portée. Or, quand bien même un
raisonnement similaire pourrait être tenu à propos d’autres droits, la restriction
envisagée ici s’effectue au nom d’un ordre supérieur et non au nom d’autres
règles restrictives adoptées conformément au principe selon lequel les droits
s’exercent dans le cadre qui les réglementent. En cela, il y a bien un enjeu à
étudier la religion sous l’angle de sa manifestation juridique et non
uniquement sur le plan de la pratique.
Le basculement du politique vers le juridique par le vecteur des droits de
l’homme apparaît ici comme une mutation majeure de l’ordre international sur
laquelle il faudra revenir. A titre d’illustration, des études ont montré que la
dénonciation de la torture durant la guerre d’Algérie avait peu à voir avec la
179
Rapport du Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction, M. Heiner Bielefeldt,
15 décembre 2010, A/HRC/16/53.
- 132 -
condamnation de la violation des droits de l’homme180. A l’identique, la
dénonciation de la guerre du Vietnam ne se fonde pas sur les atteintes aux
droits de l’homme commises par l’armée américaine. Cette mutation dépasse
donc de loin le seul domaine juridique. Nous soulignerons donc à ce stade de
notre recherche uniquement un point caractéristique du fait social soumis à
examen : notre problématique interne n’est pas dissociable du contexte
international.
Cela ressort pleinement de la répercussion de ses débats au sein de
l’Assemblée nationale française. De 2008 à 2011, ce ne sont pas moins de
quatorze questions parlementaires qui sont posées à ce sujet. A titre
d’illustration, le gouvernement ne manque pas de rappeler comment
l’Organisation de la Conférence Islamique essaie chaque année d’imposer sa
conception des religions sous l’égide des droits de l’homme181.
L’étude sommaire de ces textes internationaux fait ainsi clairement
apparaître comment la problématique des droits de l’homme s’est imposée à la
fois comme référence textuelle mais également comme critère général de
jugement. Dès 1993 a été défini un véritable programme d’action qui permet
de rendre compte de toute l’évolution postérieure. Le droit à pratiquer sa
religion, alors qu’il s’insère dans un corpus de droits extrêmement variés,
dispose d’un traitement privilégié. Ainsi, l’individu par delà les normes
180
Cf J.-P. Rioux, J-P. Sirinelli, La Guerre d'Algérie et les intellectuels français, éd. Complexe,
1991 où il apparaît que la référence première du livre de H. Alleg, membre de la ligue des droits de
l’homme, n’est nullement la Déclaration des droits de l’homme mais le livre de Jonas !
181
Assemblée nationale, Question écrite n° 77028 JO Assemblée nationale du 14 septembre 2010,
Question de Mme Marietta Karamanli.
- 133 -
nationales, peut arguer d’une légitimité internationale pour contester des
normes internes qui restreindraient sa pratique religieuse.
C’est en cela que, même si le texte fondateur, la Déclaration universelle des
droits de l’homme, constitue une simple résolution, la constance référence à
ses principes révèle en parallèle une mutation de la perception des normes par
les individus.
PARAGRAPHE 2 : LA DECLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME
La Déclaration universelle des droits de l’homme est une résolution de
l’Assemblée générale des Nations unies adoptée le 10 décembre 1948. En
dépit de son appellation, ce texte ne vaut bien évidemment pas pour les Etats
qui n’ont pas ratifié les textes postérieurs. Ce texte consacre à plusieurs
reprises la religion comme élément constitutif de l’identité de l’individu et fait
donc de celle-ci un droit de l’homme. Il génère une situation doublement
paradoxale :
- en dépit cependant de sa faible portée normative, il n’en constitue pas
moins une référence fondamentale dans le débat politico-juridique français
(1) ;
- à cause des chartes régionales, le caractère affirmé de l’universel paraît de
moins en moins crédible (2) ;
1) PORTEE PARADOXALE DE LA DECLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME
EN FRANCE
La portée de la Déclaration universelle en France s’articule autour d’un
double paradoxe : sa prétention à l’universel et, de façon plus particulière, sa
consécration du droit de pratiquer sa religion, ce que nous appellerons les
- 134 -
modalités techniques de l’universel (a) ; sa référence dans le débat politicojuridique en l’absence de toute transposition dans l’ordre juridique interne (b).
a) Les modalités techniques de l’universel
La Déclaration universelle introduit dès 1948 des termes dont les individus
et les institutions ne découvriront véritablement la portée quotidienne qu’à
partir des années 1990.
Préalablement, nous relèverons l’ambition de l’emploi du terme universel.
Peut-on en effet estimer qu’un texte en date de 1948 fige les droits sous
prétexte qu’il se veut universel ? Qu'en est-il du droit de l’environnement ou
du nouveau contexte créé par le développement de l'informatique ? Le
principe même d’une critique sociologique du texte en raison de son
éventuelle inadaptation aux faits est acquis dans la doctrine juridique. Ce qui
est en revanche de façon beaucoup moins pris en compte, c’est la rupture des
sens par delà l’identité des termes utilisés.
En premier lieu, plusieurs articles de la Déclaration portent sur la religion.
Comparativement, hormis la référence à l’Etre suprême dans celle de 1789, le
principe d’égalité fondé sans distinction de religion ou de race n’apparaît en
droit français qu’en 1946. La Déclaration de 1948 introduit cependant une
perspective différente :
- article 2 : impossibilité de distinguer les situations en tenant compte
notamment de la religion : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de
toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction
aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion,
d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale,
de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». Nous trouvons ici
mention de la religion au même titre que d’autres éléments objectifs comme la
- 135 -
race ou subjectif comme l’opinion. Or, il n’est pas certain que la religion soit
réductible à une simple opinion – ou du moins, concevoir la religion comme
une opinion revient à estimer que le processus de sécularisation qu’aurait
connu le XXème siècle a abouti à réduire la religion à une simple croyance ;
- l’article 16 consacre le droit de se marier abstraction faite des restrictions
pouvant être édictées par la religion - « A partir de l'âge nubile, l'homme et la
femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion,
ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au
regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution ».
- l’article 18 est le plus novateur : « Toute personne a droit à la liberté de
pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer
de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou
sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par
l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ». Nous
soulignerons dès maintenant le principe de la reconnaissance de la liberté de
manifester sa religion en public, en rupture complète avec la conception
française de la laïcité. L’homme de la Déclaration universelle peut donc être
un homme religieux, lecture que l’on peut faire en 1948 ; aujourd’hui, au
regard des textes régionaux, nous pourrions plutôt dire qu’au titre des
éléments universels de l’humanité, il y a la religion.
En second lieu, ces articles s’inscrivent en outre dans une logique nouvelle :
l’homme est détaché de la citoyenneté, ce qui signifie que ses droits ne sont
pas dépendants de l’Etat dans lequel il se situe. D’ailleurs, le mot Etat est
quasi-absent de ce texte alors même que la Déclaration repose, par nature,
comme tout texte international, sur la signature des Etats. Nous pouvons donc
déjà relever que la différence sémantique est loin d’être neutre ; elle permet
- 136 -
d’expliquer pourquoi certains sociologues ont privilégié et continuent de
privilégier la référence au texte de 1948 plutôt que celle à 1789.
Cette dynamique est aujourd’hui particulièrement présente dans les pays
anglo-saxons dans lesquels sont situés des mouvements qui combinent un
projet politique – l’abolition des frontières et des nations – avec une forte
ambition sociologique. Ainsi des mouvements « societies without borders »
ou « sociologists without borders » dont on trouve les publications
universitaires sur des sites internet. A titre d’illustration, un auteur, et non des
moindres au regard de ses nombreuses publications universitaires dans des
collections prestigieuses, écrit : « Citizenship is fundamentally a western
political and legal concept ; it is also a concept relevant specifically to a
national polity. By contrast human rights have been, since their formal
proclamation in 1948, promoted as universal rights. The relationship between
the social rights of national citizenship and the human rights of the
Declaration provides a useful case study in which to discover whether
sociology can provide concepts and theories that function across conceptual
boundaries and territorial borders. Furthermore, human rights discourse may
prove to be the primary candidate for sociology to operate as an effective
discourse of global social reality »182. Il ne s’agit plus de décrire pour ensuite
interpréter les données collectées mais de fournir un cadre idéologique pour
accompagner la transformation de la nouvelle situation contemporaine. La
dynamique de ce cadre, c’est la simple mention du mot universel.
182
B. S. Turner, Global sociology and the nature of rights, Societies Without Borders 1, 2009, p.
41–52. Cet auteur a publié au Cambridge Press en 2006, The Cambridge Dictionary of Sociology.
- 137 -
Le propos peut paraître excessif. Il illustre en tous les cas l’imbrication
constante de la norme juridique dans l’analyse sociologique émanant des pays
anglo-saxons ; il a en outre le mérite, contrairement aux sociologues français
qui invoquent la Déclaration de 1948 pour justifier leurs analyses en dépit de
son absence de portée normative, d’énoncer sans ambigüité la finalité d’un tel
discours : l’émergence d’un monde sans frontières. Il y a ici une dimension
symbolique de la norme qui dépasse de loin la simple analyse juridique ou
sociologique que l’on pourrait faire du texte.
En dernier lieu, les droits reconnus ont une particularité : ils sont
fondamentaux - Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies
ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme. En
outre, les droits se voient complétés par des libertés fondamentales. Le point
est important car il se retrouve dans le texte de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Schématiquement,
l’exercice du droit de pratiquer sa religion est la conséquence de la liberté
fondamentale inhérente à l’individu de disposer d’une religion. La logique ici
instillée se déploiera complètement durant les années 1990-2000. Elle permet
une double contestation contentieuse des textes étatiques soit parce que
restrictifs de droits, soit parce qu'ils sont attentatoires à une liberté. Il serait
difficile de prétendre que cette approche ait été envisagée dès 1948, soit au
début de la guerre froide. Comme nous le verrons, à travers cette double
dimension, il est possible de déduire l’obligation pour les Etats de favoriser
l’exercice de la liberté religieuse en plus du simple respect des droits. C’est en
cela que l’identité de la référence à la Déclaration, texte antérieur à tous les
mouvements contemporains de contestation qui s’en réclament, doit être
distinguée de sa représentation et de son invocation contentieuse.
- 138 -
Nous disposons ici du fondement de la possibilité pour un individu
d’estimer que l’atteinte à ses prétentions religieuses constitue une violation
d’un des droits dont il dispose en raison de sa qualité d’homme. Sur la base
d’un simple argument technique, l’absence de ratification du texte par le
Parlement, la contestation d’une norme nationale sur la base d’un de ces textes
n’est pas recevable183. D’un strict point de vue juridique, cela n’a finalement
plus d’importance : la ratification des pactes de 1966 confirme expressément
les droits déclarés en 1948. Pour autant, non seulement ce texte est présent
dans le contentieux mais en plus, il constitue une référence au sein même des
instances dirigeantes.
b) Les manifestations de l’universel dans l’ordre juridique interne
L’invocation de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans
l’ordre interne prend différentes formes. Nous distinguerons les manifestations
contentieuses de l’expression institutionnelle. L’absence de portée normative
du texte rend logiquement la recherche peu probante et les résultats peu
pertinents. C’est pourquoi nous mettrons plus particulièrement l’accent sur un
mot présent dans la Déclaration universelle qui, aujourd’hui, est lié à toute
revendication pour les droits et l’égalité : le terme de discrimination.
S’agissant du contentieux, la Déclaration est mentionnée dans 26 arrêts de
la Cour de cassation et 55 fois au titre de la jurisprudence administrative dont
25 du Conseil d’Etat. La grande majorité de ces arrêts concerne la dernière
décennie – 16 sur 26 pour la jurisprudence judiciaire, 49 sur 55 pour la
183
CE, 4 août 2006, n° 286734, Treptow : Juris-Data n° 2006-070680, « la seule publication au
Journal officiel du 9 février 1949 (de son texte) ne permet pas de (la) ranger au nombre des
engagements internationaux, qui, ayant été ratifiés et publiés, ont une autorité supérieure à celle de
la loi en vertu de l'article 55 de la Constitution française de 1958 ».
- 139 -
jurisprudence administrative ont été rendus après le 1er janvier 2000. Nous
pouvons donc dès maintenant constater que la décennie 2000-2010 constitue
un tournant dans la justification des prétentions juridiques : celles-ci
s’expriment à présent sur le fondement des droits de l’homme. Ce point devra
être confirmé pour tous les autres textes et, surtout, pour ceux bénéficiant
d’une invocabilité directe en droit interne, à l’instar de certains textes
communautaires.
Au titre des 26 arrêts rendus par la Cour de cassation, 12 émanent de
chambres civiles dont 4 de la Chambre sociale spécialisée dans les conflits
entre employeurs et salariés et 14 de la Chambre criminelle. Sur ces 26
affaires, 4 arrêts concernent l’expression de prétentions liées à la religion : 2
sur l’objection de conscience184, 1 sur le refus d’un pharmacien de vendre des
produits contraceptifs185 ; 1 sur l’atteinte à la liberté de religion d’une minorité
sectaire186. Bien évidemment, ces chiffres ne sont pas significatifs si on les
compare, par exemple, aux 408654 arrêts de la base rien que pour la partie
judiciaire. Se pose néanmoins une question : pourquoi citer un texte qui n’a
pas de portée pratique pour justifier ses prétentions ? C’est ici que se situe à
notre avis la rupture : les droits de l’homme, à défaut de disposer d’une force
normative, se voient doter d’une valeur performative et deviennent les
vecteurs de l’auto-justification de l’individu dans ses prétentions.
Au titre de la jurisprudence administrative, nous pouvons dénombrer 55
décisions. Nous retrouvons cette démarche d’auto-justification de l’individu
184
Cass. Crim., 14 décembre 1994, 2 arrêts : 93-80.563, 93628.
185
Cass. Crim., 21 octobre 1998, 97-80.981.
186
Cass. Civ., 7 janvier 2009, 07-21.701.
- 140 -
avec même des situations caricaturales comme cet étudiant qui prétendait que
son refus d’inscription pour une troisième année de DEUG constituait une
atteinte aux textes relatifs aux droits de l’homme187. La réponse est cependant
la même depuis 1997 : « la seule publication au Journal Officiel du 9 février
1949 du texte de cette déclaration ne permet pas de ranger celle-ci au nombre
des traités ni accord internationaux qui, ayant été ratifiés et publiés ont, aux
termes de l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 « une autorité
supérieure à celle de la loi, sous réserve, que chaque accord ou traité, de son
application par l'autre partie »188. Nous soulignerons toutefois la diversité des
situations : problème de reconduite à la frontière, contestation d’imposition,
contestation d’une décision de refus de prolonger un poste d’assistant dans
une faculté, problème de liquidation de retraite…Cet inventaire peut même se
poursuivre à travers l’étude des textes cités, certains requérants n’hésitant pas
à renvoyer à la Déclaration des droits de l’homme de 1793189.
Pour autant, en dépit de ce florilège, la question religieuse est très peu
invoquée. Soit elle est présente au titre des discriminations190, soit elle
constitue un élément mis en avant lors des procédures de reconduite à la
frontière. Nous noterons à cet effet que 16 des 55 arrêts portent sur une
contestation d’une de ces mesures. Ce faible contentieux ne permet toutefois
pas de tirer de conclusion : il serait pour le moins critiquable de déduire que la
187
Cour administrative d'appel de Marseille, 16 décembre 1997, n° 96MA11762.
188
C.E., 29 décembre 1997, Picot c/Ministère de l’Intérieur, n° 184429.
189
C.E., 28 décembre 2005, Jiandong A c/ Ministre de l’Intérieur, n° 274171.
190
C.E., 7 avril 2011, SOS Racisme c/Ministre de l’immigration et de l’identité nationale, n°
343387.
- 141 -
tendance que nous cherchons à identifier n’existe pas sur la base de résultats
obtenus à partir d’un texte inapplicable.
Par exemple, dans une affaire fortement médiatisée sur un refus d’accorder
la nationalité française en raison du défaut d’assimilation de la personne
identifié sur la base de sa pratique religieuse intégriste, la requérante avait
fondé son argumentation sur la Convention des droits de l’homme et des
libertés fondamentales et non sur la Déclaration universelle. Nous
conserverons donc seulement ici la perception d’une tendance contentieuse : la
tendance à l’auto-justification par l’individu de ses prétentions par le recours
aux droits de l’homme, phénomène particulièrement criant à travers
l’invocation d’un texte que les juges de façon constante se refusent à
appliquer. En cela, nous pouvons dire que la Déclaration universelle, à
compter des années 1990, a fortement contribué à accentuer le phénomène de
subjectivisation identifié au début du XXème siècle par M. Weber.
Cette dimension se double d’une réalité institutionnelle beaucoup plus
étonnante : la Déclaration universelle constitue une référence tant des
parlementaires que des différents gouvernements dans les réponses qu’ils
donnent aux questions posées. Comme le précise la documentation consultable
sur le site internet de l’Assemblée Nationale, « les réponses du gouvernement
aux questions des parlementaires n’ont aucune valeur juridique, néanmoins
celles-ci sont un moyen d’identifier les orientations politiques choisies mais
également celles-ci permettent de faire état du droit positif. Cet état du droit
concerne parfois des et sujets pointus, ces réponses constituant la seule
littérature juridique sur le sujet. Ces questions de par leur nombre, constituent
donc une matière brute et riche, qui par un travail de sélection, peut permettre
de faire état de certains thèmes, tant au niveau politique que juridique ». Une
recherche effectuée sur les réponses ministérielles renvoie à 83 occurrences.
- 142 -
Précisons dès maintenant qu’il peut y avoir, de temps en temps, des doublons
selon les références – l’enjeu est donc purement quantitatif au regard de la
période étudiée car, même avec les supposés doublons, les chiffres obtenus
peuvent être significatifs.
Les résultats peuvent être classés de la façon suivante :
- de nombreuses réponses portent sur le contenu des programmes éducatifs
et sur la nécessité d’informer les enfants dès le primaire sur l’importance du
respect des droits de l’homme – 19 résultats dont 9 depuis 2000. Nous
relèverons ainsi que la commémoration du bicentenaire de la Révolution
française a coïncidé avec le début de l’instruction civique et l’introduction
dans les programmes de la Déclaration universelle au détriment peut-être de la
Déclaration de 1789191.
- d’autres portent sur la politique étrangère, donnant ainsi l’impression qu’il
est plus simple d’invoquer la violation de la Déclaration universelle pour
dénoncer ce qui se passe dans certains pays que pour rendre compte du droit
interne ; de 1989 à 1995, toutes les réponses qui mentionnent la Déclaration
universelle concernent la situation dans des pays étrangers (12 réponses sur
cette période, soit la quasi-totalité) ;
191
Question écrite n° 2849, Ministère de l'Education nationale, JO Sénat, 22 décembre 1988,
Lecture d'un extrait de la Déclaration universelle des droits de l'homme dans les écoles primaires.
La réponse ne mentionne pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
- 143 -
- les réponses qui portent sur des questions de droit interne. Nous
retrouvons également au niveau des questions parlementaires un processus
d’auto-justification par l’invocation des droits de l’homme192.
En 1996, un député de droite apparenté RPR invoque, apparemment pour la
première fois, ce texte pour dénoncer les atteintes au principe d’égalité
hommes-femmes193. La réponse rendue en revanche n’argumente pas sur le
fondement juridique invoqué. A partir de cette période, bien évidemment, la
référence à la Déclaration universelle continue d’être présente à propos des
atteintes commises par des pays étrangers. C’est par exemple au regard des
atteintes au droit de pratiquer sa religion qu’est critiquée la politique
iranienne194. Nous sommes donc en présence d’un phénomène juridique
atypique car, comme nous l’avions indiqué, ce texte en tant que résolution, n’a
pas de valeur normative.
192
Par exemple, Assemblée nationale, Question écrite n° 87257, JO Assemblée nationale, 1er mars
2011, Ministère de l'Intérieur, de l'Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l'Immigration
Armes-Détention-Réglementation « Ainsi, l'article 2 de la déclaration des droits de l'Homme et du
citoyen du 26 août 1789 lui reconnaît le statut de droit naturel et imprescriptible de l'Homme,
tandis que l'article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des
libertés fondamentales du 4 novembre 1950, l'article 3 de la déclaration universelle des droits de
l'Homme du 10 décembre 1948, l'article 9 du pacte international relatif aux droits civils et
politiques du 19 décembre 1966 et l'article 6 de la charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne du 7 décembre 2000, disposent que 'toute personne a droit à la liberté et à la sûreté' ».
193
Question écrite n° 41417, JO, Assemblée nationale, 22 juillet 1996, Ministère du Travail et des
affaires sociales, Retraites : généralités-Pensions de reversion -Conditions d'attribution-égalité des
sexes.
194
Question écrite n° 3530, JO Sénat, 16 décembre 1993, Ministère des Affaires étrangères, Respect
des droits civiques de la communauté Baha'ie en Iran.
- 144 -
Mais, de façon plus surprenante, le texte, en complet décalage avec la
position
jurisprudentielle,
devient
même
une
référence
pour
les
gouvernements successifs. Dans bien des cas, le Garde des sceaux évite de se
prononcer sur l’applicabilité de la Déclaration universelle. Mais, dans
certaines réponses, il énumère ce texte au même titre que d’autres sans
distinguer en fonction de l’applicabilité respective de chacun195. Ou alors, il va
jusqu’à apprécier la compatibilité d’un texte de droit interne à l’aune de la
Déclaration universelle de 1948 - « ces dispositions ne sont aucunement
contraires aux principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de
l'homme proclamée par l'Assemblée générale des Nations unies le 10
décembre 1948. En effet, l'exercice des droits prévus aux articles 12 et 18 de
celle-ci, lesquels prohibent les immixtions arbitraires dans la vie privée ou la
correspondance et proclament le droit de toute personne à la liberté de pensée
de conscience et de religion, ne peut se concevoir concrètement sans un
certain nombre de limitations. L'édiction de celles-ci par la loi est
expressément envisagée par l'article 29 de la Déclaration, et elle peut être
autorisée notamment pour assurer la reconnaissance et le respect des droits et
libertés d'autrui et la prise en considération des exigences de l'ordre public
dans une société démocratique »196. Autrement dit, le Garde des sceaux juge
195
Réponse du Garde des Sceaux, Ministère de Justice, JO Assemblée nationale, 19 octobre 1998
« Sur le plan international, outre la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre
1948 qui en prohibe la pratique, plusieurs conventions auxquelles la France est partie, proscrivent
l'esclavage et les autres formes d'asservissement. Il en est ainsi notamment de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950, du Pacte
des Nations unies relatif aux droits civils et politiques de 1966 et de convention des Nations unies
relative aux droits de l'enfant de 1989 ».
196
Réponse du Garde des sceaux, JO Sénat, 6 février 2003.
- 145 -
de la compatibilité d’un texte à partir d’un autre texte qu’un justiciable ne
saurait invoquer devant un tribunal sans prendre le risque de voir sa demande
jugée irrecevable.
Contrairement
aux
juges,
les
institutions
parlementaires
et
gouvernementales confèrent ainsi à la Déclaration universelle une valeur
normative. Le texte est aussi bien invoqué par des parlementaires de droite
que des parlementaires de gauche et les réponses émanent tant de gardes des
sceaux appartenant à un gouvernement de droite qu’à un gouvernement de
gauche. Ce décalage entre la pensée institutionnelle – les institutions pensent
que le texte s’applique – et la pratique jurisprudentielle ne trouve pas
d’équivalent pour d’autres textes. S’est ainsi développée au cours de la
dernière décennie un mode d’appréhension des situations par le prisme des
droits de l’homme au sein desquels se trouve le droit de pratiquer sa religion.
Ce tournant des années 1990 apparaît de façon flagrante à travers l’emploi
du mot discrimination. La Déclaration universelle établit un lien entre le
principe d’égalité et celui de non-discrimination. Ainsi, à l’article 7, « Tous
ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la
présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination ou
encore à l’article 23, Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire
égal pour un travail égal ». Là encore, le changement de vocable qui tend à
considérer toute distinction comme une discrimination n’est pas neutre et ne
s’est imposé que récemment.
Comparativement, le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946
utilise dans un sens similaire le mot distinction. Selon le Littré (1872-1877), le
terme « discrimination » relève de la psychologie et renvoie à la faculté de
distinguer de tout individu. Le dictionnaire de l’Académie française de 1932
définit la discrimination comme « l’action de distinguer avec précision ». Le
- 146 -
mot n’est donc, contrairement à la manière dont il est aujourd’hui utilisé197, en
rien ni connoté ni corrélé avec le respect du principe d’égalité.
A travers le recours aujourd’hui systématique au terme de discrimination
pour désigner une distinction illégitime et justifier ainsi d’une action en
justice, le contentieux permet, à notre avis, de rendre compte d’une mutation
linguistique et sociologique intrinsèquement liée à l’expression de prétentions
en raison d’une supposée atteinte aux droits de l’homme. Certes, et comme
nous le montrerons par la suite, ces fluctuations terminologiques sont la
conséquence directe du recours systématique des instances communautaires à
ce mot. Nous estimons toutefois que ce mouvement se rattache aux
revendications en matière de droits de l’homme et plus particulièrement à la
Déclaration universelle pour trois raisons :
- ce texte est intégré au corpus des références communautaires par le biais
de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales en son article 14 ;
- la Convention est le dérivé régional de la Déclaration universelle ;
- autre aspect de la puissance symbolique de la Déclaration universelle, les
organisations non-gouvernementales à vocation humanitaire continuent de se
référer quasi-exclusivement à ce texte sur leur site internet ou dans leurs
différents rapports pour dénoncer les atteintes aux droits de l’homme.
197
Comp. D. Loschak, La notion de discrimination, Confluences Méditerranée, n°48, p. 13-24,
spéc. p. 15 : « Le mot discrimination est chargé, toutefois, au-delà de son sens premier,
étymologique, d’une connotation négative : discriminer, dans le langage courant, ce n’est pas
simplement séparer mais en même temps hiérarchiser, traiter plus mal ceux qui, précisément,
seront dits victimes d’une discrimination ».
- 147 -
Pour s’en tenir à la jurisprudence judiciaire à partir de la base Légifrance :
- du 1er janvier 1960 au 31 décembre 1970 : 120 occurrences – le mot est
essentiellement utilisé comme synonyme du mot distinction ;
- du 1er janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 92 occurrences – idem ;
- du 1er janvier 1981 au 31er décembre 1990 : 297 occurrences ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 924 occurrences ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 1877 occurrences.
A partir des années 1990, le mot discrimination désigne toute distinction
entre deux situations identiques sur la base d’un critère illégitime. Au titre des
critères illégitimes, il y a, conformément à l’inspiration originelle de la
Déclaration, la référence à la nationalité – ce qui confirme l’aspiration exposée
d’une contestation du lien entre nationalité et citoyenneté – et à la religion –
c’est ici le corollaire du droit reconnu de pratiquer sa religion.
En résumé, la Déclaration universelle des droits de l’homme constitue le
fondement du droit de pratiquer sa religion. Une simple approche
jurisprudentielle, même si elle a pu mettre en avant une évolution importante
du contentieux durant la décennie 2000-2010, n’a pas pu démontrer pour des
raisons objectives de non-applicabilité, la contestation des normes internes par
la norme religieuse par le biais des droits de l’homme. Elle a toutefois permis
de faire apparaître la capacité d’auto-justification que secrète l’invocation des
droits de l’homme pour soutenir ses prétentions.
Une approche institutionnelle, à partir de l’analyse des questions et
réponses parlementaires a, paradoxalement, permis de montrer que pour le
Parlement comme pour le gouvernement, il n’est plus possible de s’abstraire
- 148 -
d’une légitimation de ses positions par l’invocation des textes relatifs aux
droits de l’homme. Plus encore, le versant pédagogique des droits de l’homme
contribue à ériger ses textes en une référence permanente pour apprécier les
comportements des individus. Il n’y a donc pas de raison d’exclure que les
comportements religieux soient appréhendés de cette manière.
Ce point ressort d’ailleurs parfaitement des déclarations régionales des
droits de l’homme.
2) LE
CARACTERE UNIVERSEL DES DROITS DE L’HOMME A L’EPREUVE DES CHARTES
REGIONALES
L’évolution des textes en matière de droits de l’homme est la conséquence
d’une approche régionale de la matière. C’est de prime abord une simple
conséquence initiale de l’absence de portée normative du texte de 1948 ; c’est
à présent pratiquement une rupture avec le sens commun ainsi que
l’expression du lien sur le plan international entre religion et droits de
l’homme.
L’émergence de déclarations régionales découle initialement de la logique
même du texte de 1948. A l’origine, il s’agit de conférer une effectivité
limitée à la Déclaration, ce qui explique dès 1950, la ratification de la
Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales
comme l’indique le Préambule - « Considérant la Déclaration universelle des
droits de l'homme, proclamée par l'Assemblée générale des Nations Unies le
10 décembre 1948 ». Sur ce fondement, la Convention reconnaît comme droit
de l’homme le droit de pratiquer sa religion. Nous avons vu qu’un texte non
transposé était malgré tout devenu une référence dans l’ordre juridique
interne. Il est donc logique que la dynamique des droits de l’homme ait
bénéficié sur la base de la Convention d’une plus grande force une fois la
- 149 -
possibilité reconnue aux requérants de l’invoquer en droit interne. Nous
reviendrons donc plus en détail sur cette dynamique par la suite.
Mais si ce texte se veut le décalque de la Déclaration universelle, il n’en va
pas forcément de même des autres déclarations régionales.
S’agissant de la Charte africaine des droits de l’homme ratifiée le 27 juin
1981, elle mentionne bien évidemment la Déclaration universelle de 1948
mais précise qu’il faut tenir compte « des vertus de leurs traditions historiques
et des valeurs de civilisation africaine qui doivent inspirer et caractériser
leurs réflexions sur la conception des droits de l'homme et des peuples ». Ce
faisant, elle réduit de jure la dimension universelle du texte ; elle justifie une
atténuation des droits reconnus en fonction du lieu de leur exercice. Compte
tenu du fait que toute société est marquée par le fait religieux, on peut
légitimement lire ce texte comme une introduction de la religion dans la prise
en compte de l’appréciation de la légitimité des droits de l’homme. Le
renversement est ici complet.
S’agissant de la Charte arabe des droits de l’homme rédigée sous l’égide de
la ligue arabe en 1994, le préambule concilie dans un même mouvement
Déclaration universelle et prééminence de l’Islam : « Proclamant de la foi de
la nation arabe dans la dignité humaine, depuis que Dieu a privilégié cette
nation en faisant du monde arabe le berceau des révélations divines et le lieu
des civilisations qui ont insisté sur son droit à une vie digne en appliquant des
principes de liberté, de justice et de paix ;
Concrétisant les principes éternels définis par le droit musulman et par les
autres religions divines sur la fraternité et l'égalité entre les hommes ;
Se glorifiant de ce que la nation arabe a instauré, à travers sa longue
histoire, des fondements et des principes humains qui ont joué un grand rôle
- 150 -
dans la diffusion des sciences en Orient et en Occident, ce qui lui a permis
d'attirer les chercheurs du savoir, de la culture et de la sagesse ;
Croyant à son unité du Golfe à l'Atlantique, le monde arabe restant attaché
à ses convictions, luttant pour sa liberté, défendant le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes et de leurs richesses, affirmant la primauté du droit,
considérant que le droit de la personne à la liberté, à la justice et à l'égalité
des chances montre le degré de modernité de chaque société ;
Refusant le racisme et le sionisme qui sont deux formes d'atteinte aux droits
de l'homme et qui menacent la paix mondiale ;
Confirmant le lien étroit entre les droits de l'homme et la paix mondiale ;
Réaffirmant leur attachement à la Déclaration universelle des droits de
l'homme, aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme et à la
Déclaration du Caire sur les droits de l'homme en islam ».
Comparativement, l’Organisation de la Conférence islamique a en 1990
adopté la Déclaration du Caire. Ce texte se dispense de toute référence à la
Déclaration universelle tout en affirmant que la Ummah islamique a légué à
l’humanité une civilisation universelle. Le texte précité combine dans un
même mouvement la légitimité de l’islam comme fondement des droits de
l’homme ainsi que sa dimension universaliste. Le terme Ummah a ici le mérite
d’indiquer dans une version plus concise les deux logiques universelles de
l’islam.
Ces deux chartes régionales confirment le lien entre droits de l’homme et
religion ; ils sont révélateurs du caractère incomplet et biaisé d’une simple
référence aux droits de l’homme. C’est une nouvelle illustration de la
difficulté de sortir les mots des textes desquels ils sont issus. Invoquer
- 151 -
indistinctement les droits de l’homme comme s’il y avait un consensus
terminologique sur le sujet revient pour le locuteur à projeter aussi bien sa
conception du droit que celle qu’il se fait de l’universel. Le problème n’est
plus, comme dans la critique classique, s’il est cohérent sociologiquement
d’envisager une humanité unifiée ; il porte à présent sur la fragmentation
textuelle de l’humanité au nom de l’universelle. Si on s’en tient à la logique de
la régionalisation, ces deux textes n’ont pas vocation à entrer dans la prise en
compte du fait social que nous cherchons à identifier. Les choses ne sont
cependant pas si simples.
Premièrement, il faut tenir compte de la logique internationale dans la
définition du fait social à base de droits de l’homme, voire peut-être de toute
revendication. A titre d’illustration, lorsque le gouvernement a promulgué les
ordonnances relatives au Contrat Première Embauche en 2005, la contestation
sociale a pu trouver dans les normes internationales – en l’occurrence les
normes émanant de l’Organisation Internationale du Travail - un fondement à
ses prétentions. A l’identique, rien n’empêche techniquement un individu de
se prévaloir des chartes régionales pour justifier son comportement. D’une
part, certains, on l’a vu ne sont pas rebutés par le caractère non-applicable de
la Déclaration universelle – a fortiori, pourquoi le serait-il à propos d’un autre
texte ? D’autre part, la technique juridique pour favoriser un changement de
jurisprudence consiste à reposer plusieurs fois la même question au juge.
Deuxièmement, à partir du moment où la Déclaration universelle de 1948
disjoint l’humanité du citoyen, elle facilite l’identification de l’homme par sa
religion. Dès lors, compte tenu du fait que des individus de tradition ou de
religions différentes vivent sur le territoire français, ils sont directement
concernés par les textes précités. Le point est particulièrement marqué avec la
Déclaration du Caire et sa référence à l’Ummah. Une recherche sur Lexis
- 152 -
Nexis montre d’ailleurs que ces textes sont intégrés dans les références
juridiques de l’Union européenne.
Voici les trois références que nous avons pu identifier :
- Résolution du Parlement européen du 8 mai 2008 sur le rapport annuel
2007 sur les Droits de l'homme dans le monde et la politique de l'Union
européenne en matière de Droits de l'homme (2007/2274(INI)) qui cite
indistinctement au titre du fondement de cette défense198 : « vu les instruments
régionaux relatifs aux droits de l'homme, notamment la Convention
européenne relative aux droits de l'homme, la Charte africaine des droits de
l'homme et des peuples et les résolutions adoptées par la commission
africaine sur les droits de l'homme et les droits des peuples concernant les
défenseurs des droits de l'homme, la Convention américaine sur les droits de
l'homme et la Charte arabe des droits de l'homme » ;
- Résolution du Parlement européen du 7 mai 2009 sur le rapport annuel sur
les droits de l'homme dans le monde 2008 et la politique de l'Union
européenne en la matière (2008/2336(INI))199 : considérant repris à
l’identique ;
- Résolution du Parlement européen du 17 juin 2010 sur la politique de l'UE
en faveur des défenseurs des droits de l'homme (2009/2199(INI))200 :
considérant repris à l’identique.
198
JOCE, 12 novembre 2009, n° C 271E, p. 7.
199
JOCE, 5 août 2010, n° C 212 E, p. 60.
200
JOCE, 12 août 2011, n° C 236E, p. 69.
- 153 -
Nous ne sommes pas capables d’expliquer pourquoi le Parlement a cru bon
de faire référence à ce texte dans ces trois résolutions. Les textes auraient pu
être mentionnés dans les résolutions précédentes. Plus encore, les références
se contredisent entre elles tant sur le plan formel – comment parler d’universel
pour en même temps pondérer cela par le particularisme religieux – que sur le
plan substantiel - « nécessité de donner une dimension de genre à la mise en
oeuvre des orientations, à travers des actions ciblées au bénéfice des
défenseurs des droits de l'homme de sexe féminin et d'autres groupes
particulièrement vulnérables tels que les journalistes et les défenseurs
oeuvrant à la promotion des droits économiques, sociaux et culturels, des
droits des enfants ainsi que des droits des minorités - en particulier des droits
des minorités religieuses et linguistiques -, des peuples indigènes et des
personnes LGBT »201. Enfin, il n’est pas très cohérent de cumuler dans un
même considérant toutes les déclarations régionales compte tenu de la finalité
même de celle-ci – rendre effective sur le plan local la Déclaration universelle.
Nous retrouvons ici un élément structurant relatif aux droits de l’homme : le
simple fait de les proclamer change la perception des règles ainsi que la
manière d’y faire référence. L’existence de ces chartes renvoie en outre à une
triple ambigüité :
- la référence dans le discours médiatique, voire universitaire aux droits de
l’homme est soit inconsistante, soit signe de contresens : faute d’indiquer
précisément le texte sur le fondement duquel l’individu articule son discours
sur les droits de l’homme, nous avons ici une source permanente de confusion
201
Résolution 2010 préc.
- 154 -
et de contresens, ce qui confirme la difficulté de mener des entretiens sur le
sujet ;
- il est parfaitement légitime d’estimer compatible droits de l’homme et
religion ;
- pour reprendre la critique classique adressée à un auteur comme T.
Ramadan, il n’y a pas double discours à invoquer dans un même mouvement
les droits de l’homme et la charia.
Les discours des trois femmes récipiendaires du prix Nobel de la paix de
2011, deux originaires du Libéria et une du Yémen, constituent peut-être
l’expression la plus parfaite de cette ambigüité. Toutes dénoncent le sort
particulièrement cruel réservé aux femmes lors des conflits. Pour autant,
aucune des trois ne souligne le rôle de la religion au titre des causes de
l’oppression qu’ont pu et peuvent continuer de subir les femmes tant au
Yémen qu’au Libéria. Aucune non plus n’évoque la place de la religion dans
le nouvel ordre juridique qu’elles appellent de leurs vœux. Enfin, toutes
également expriment le vœu d’un monde plus juste respectueux des droits de
l’homme et par extension de ceux des femmes mais ne mentionnent pas que la
Déclaration universelle des droits de l’homme ne dispose pas d’une portée
normative de principe.
Le discours de Tawakull Karman, récipiendaire du prix militante au sein du
mouvement les Frères musulmans, se distingue clairement de ceux des deux
autres récipiendaires par sa forte dimension religieuse. En premier lieu, il
commence comme la récitation d’une sourate du Coran – l’expression Dieu
miséricordieux est la traduction du verset qui précède la récitation des sourates
du Coran dans les prières quotidiennes. En second lieu, Tawakull Karman cite
le Caliph Omar ibn al-Khattab, c’est-à-dire, l’élève converti de Mahomet qui a
- 155 -
le plus contribué à l’expansion de l’islam au 7ème siècle. Cette référence est
parfaitement conforme à la doctrine des Frères Musulmans. Or, sauf à
présumer le caractère égalitaire de l’islam, ce renvoi paraît incongru et même
paradoxal. En troisième lieu, le discours de Tawakull Karman reprend à
l’identique l’esprit de la Charte arabe des droits de l’homme sur la primauté de
principe de la religion sur les droits de l’homme - « Our youth revolution is
peaceful and popular and is motivated by a just cause, and has just demands
and legitimate objectives, which fully meet all divine laws, secular
conventions and charters of international human rights ». Enfin, c’est le seul
des trois discours à mentionner comme objectif la construction d’un Etat sur
les ruines de l’ancien avec pour support une nouvelle politique familiale202.
Cet exemple institutionnel a été largement médiatisé sur la base d’un
consensus des récipiendaires sur les droits de l’homme203. Mais ce consensus
n’a pas forcément la même portée selon le texte de référence des auteurs des
discours.
Ces Chartes n’ont fait l’objet d’aucune étude systématique en droit. C’est ce
qui ressort d’une recherche bibliométrique sur Lexis Nexis dont les quelques
mentions doctrinales - 4 renvois pour la Charte arabe, 4 renvois pour la Charte
africaine – se limitent à de simples références détachées de toute analyse. Il y
202
Article 7. 2 Charte arabe des droits de l’homme : « La peine de mort ne peut être infligée à une femme
enceinte avant qu’elle n’accouche ».
203
Cf Actualité de l’ONU, 7 octobre 2011 : « Avec cette décision, le Comité norvégien du Nobel
envoie un message clair : les femmes comptent pour la paix. C’est un témoignage du pouvoir de
l’esprit humain et cela souligne un principe fondamental de la Charte des Nations Unies : le rôle
crucial des femmes pour faire avancer la paix et la sécurité, le développement et les droits de
l’homme », a ajouté le Secrétaire général dans une déclaration écrite publiée peu après.
- 156 -
a peut-être ici le ferment de l’incompréhension que peut susciter une référence
commune aux droits de l’homme. Non seulement les individus parlent le
même langage sans utiliser le même sens mais en plus il n’existe pas de vrai
corpus sur le sujet susceptible de réduire cette incompréhension. Peut-être
faut-il y voir le reflet d’un tropisme occidental sur la thématique des droits de
l’homme qui justifie finalement qu’elle soit considérée comme l’expression
d’un néo-colonialisme.
Nous pouvons ainsi constater que la référence à la religion par le biais des
droits de l’homme inscrit à présent ceux-ci dans la sphère publique. Cette
dimension se retrouve logiquement dans les pactes de 1966 adoptés dans le
prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
PARAGRAPHE 3 : LES PACTES DE 1966 ADOPTES DANS LE PROLONGEMENT DE
LA DECLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME DE 1948
Le jour même où l’Assemblée générale des Nations Unies proclamait la
Déclaration, elle a chargé la Commission des droits de l’homme de rédiger un
pacte pour rendre effectif les règles qu’énonce ladite Déclaration.
Conséquence du caractère inapplicable a priori de la Déclaration, la
Commission a adopté deux textes : le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, entré en vigueur le 16 décembre 1976, ratifié par la France
le 4 novembre 1980 ; le Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels, entré en vigueur le 3 janvier 1976, ratifié par la France le
4 novembre 1980. Ces deux textes peuvent donc être invoqués dans le cadre
d’un contentieux interne. Aussi, après avoir exposé les droits que ces textes
consacrent en matière religieuse, nous présenterons la manière dont juges et
institutions les appréhendent.
Dans le pacte international relatif aux droits civils et politiques, la religion
intervient à trois niveaux distincts :
- 157 -
- interdiction des discriminations sur la religion de l’individu ;
- affirmation du droit de pratiquer sa religion si ce n’est que ce droit, - en
complément à ce qui était mentionné dans la Déclaration universelle ? – est
nuancé – art. 18 : 2. « Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa
liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix. 3. La
liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que
des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la
protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou
des libertés et droits fondamentaux d'autrui.
4. Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à respecter la liberté des
parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l'éducation
religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres
convictions ».
- consécration du droit des minorités ethniques ou religieuses – art. 27 :
« Dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou
linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être
privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe,
leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou
d'employer leur propre langue ». C’est une nouveauté car nous passons d’une
logique individuelle à une logique collective. Le gouvernement français a
émis une réserve à son encontre en raison du principe d’indivisibilité de la
République, ce qui explique pourquoi cet article ne peut théoriquement pas
être invoqué dans une logique contentieuse.
Puisque les deux textes sont depuis 1980 applicables en droit interne, il est
possible de mesurer, depuis cette date, et dans une optique décennale, la
manière dont ils sont progressivement devenus des armes contentieuses. Il est
- 158 -
indispensable de distinguer entre le contentieux judiciaire et le contentieux
administratif en raison d’une part de la différence entre les affaires traitées et,
d’autre part, en raison de la question récurrente de l’application d’un texte de
ce genre dans les relations entre personnes privées.
Nous nous limiterons au contentieux des juridictions suprêmes pour deux
raisons :
- il n’est matériellement pas possible de mesurer l’évolution au niveau du
contentieux de première instance puisque toutes les décisions ne sont pas
répertoriées ;
- les fluctuations de ce contentieux sont révélatrices du phénomène d’autojustification propre à l’argumentation en terme de droits de l’homme : plus le
contentieux augmente au niveau des cours suprêmes, plus il est possible d’y
lire l’intensité des conflits en présence.
Enfin, dans un cas comme dans l’autre, nous tiendrons compte des
décisions publiées comme de celles non-publiées. Cette distinction, importante
en droit pour mesurer la portée d’une décision, n’a pas d’intérêt dans l’optique
retenue : mesurer une éventuelle mutation sociale.
Jurisprudence judiciaire :
- de 1980 au 31 décembre 1990 : 28 arrêts de cassation parmi lesquels 20
rendus par les différentes chambres civiles et 8 par la chambre criminelle ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 80 arrêts de cassation parmi
lesquels 62 rendues par les différentes chambres civiles et 38 par la chambre
criminelle ;
- 159 -
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2010 : 57 arrêts de cassation parmi
lesquels 30 rendus par les différentes chambres civiles et 27 par la chambre
criminelle.
Cette évolution doit être pondérée par le fait que sur les 165 arrêts, 95 arrêts
invoquent également sur la même affaire la convention européenne des droits
de l’homme et des libertés fondamentales. Ce n’est qu’à travers l’étude de ce
contentieux que l’on pourra véritablement mesurer les fluctuations de
l’utilisation des droits de l’homme d’autant plus que ce n’est qu’à compter de
2009 que les juges ont estimé que les pactes étaient applicables dans les
relations entre personnes privées.
S’agissant plus particulièrement de la problématique religieuse, seul un
arrêt porte sur le droit de pratiquer sa religion – le moyen n’a cependant pas
été retenu204.
Jurisprudence administrative
- de 1980 au 31 décembre 1990 : 4 arrêts ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 28 arrêts ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 117 arrêts.
Sur un total de 149 arrêts, 132 font également référence à la Convention
européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Compte tenu
204
Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 7 janvier 2009, 07-21.501.
- 160 -
cependant de la rédaction des articles du pacte, le Conseil d’Etat a, à plusieurs
reprises estimé que les prétentions des requérants devaient être rejetées205.
L’évolution du contentieux est ici patente mais non significative : les
individus tentent leur chance en invoquant ces textes mais privilégient la
Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Comparativement, sur la période concernée, la base renvoie à plus de 20 000
arrêts faisant mention de la Convention européenne.
Sur ces arrêts, un seul soulève à titre autonome, sans l’appui de la
Convention, la question de l’identité religieuse. Aucun n’invoque le droit des
minorités religieuses sur le fondement de ce texte. Nous mesurons ici encore
le bouleversement majeur provoqué par l’introduction de la Convention
européenne en droit interne.
S’agissant des réponses ministérielles, la base de données Lexis Nexis ne
permet d’identifier les mots qu’à compter de l’année 1988. Les résultats sont
les suivants : les parlementaires ont invoqué 22 fois ces textes : 6 fois avant
2000 sur la période 1990-2000 et 18 fois après l’an 2000. Sur ces 22 fois, 7
combinent la référence aux pactes et à la Déclaration universelle.
Nous soulignerons le paradoxe suivant : les parlementaires font davantage
référence à la Déclaration universelle qu’aux pactes alors même que les pactes
ont été ratifiés. En outre, comme pour la Déclaration universelle, les années
2000 marquent un tournant : les institutions françaises s’imprègnent elles aussi
des références constantes aux droits de l’homme. Sur la même période, la base
Lexis Nexis fournit 388 occurrences pour convention européenne de
205
CE, 7 juin 2006, n° 285576.
- 161 -
sauvegarde des droits et libertés fondamentaux sur la période 2000-2010 sur
un total de 522 sur toute la période recensée.
A s’en tenir à ces quelques données, nous pouvons dégager les
enseignements suivants :
- le processus de régionalisation des droits de l’homme commencé dès 1950
joue à présent pleinement – il y a donc bien eu une mutation de la perception
et de l’utilisation des règles à partir du moment où a été consacré le droit de
recours individuel en 1980 ;
- compte tenu de ce processus de régionalisation, il n’y a pas de raison qu’il
en aille différemment dans les autres régions du monde : le lien entre droits de
l’homme et religion en sort indirectement renforcé ainsi que l’ambigüité de
cette référence dans les discours sur les droits de l’homme.
- les années 2000 marquent un tournant institutionnel dans la perception des
droits de l’homme.
Dans ce cadre très général, deux textes nous paraissent devoir compléter ce
tableau des éléments objectifs constitutifs du fait social étudié : la convention
sur les droits de l’enfant et celle contre toutes les formes de discrimination.
SECTION 2 : LES TEXTES PARTICULIERS A DIMENSION UNIVERSELLE
Indépendamment des mentions déjà présentes dans le texte originel et dans
les deux pactes précités, les Etats ont estimé devoir compléter le socle
juridique international en matière de droits de l’homme posé par deux textes
particuliers : l’un relatif aux droits de l’enfant et l’autre à la situation des
femmes.
Nous confirmerons à travers la présentation des deux textes – la convention
sur les droits de l’enfant (paragraphe 1) et la convention sur l’élimination de
- 162 -
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (paragraphe 2) – le
lien entre reconnaissance des droits et affirmation de la religion et, dans le
même mouvement, la perte de sens commun du mot universel.
PARAGRAPHE 1 : LA CONVENTION SUR LES DROITS DE L'ENFANT
La convention sur les droits de l’enfant a été adoptée par l'Assemblée
générale des Nations unies le 20 novembre 1989 ; elle est entrée en vigueur le
2 septembre 1990. La France l'a ratifiée le 8 août 1990. Ce texte présenté,
nous mesurerons comme précédemment sa réception tant en termes
contentieux qu’institutionnel.
Préalablement, ce texte est une nouvelle illustration de l’existence d’une
dynamique institutionnelle indépendante du comportement des individus – il
est bien évident que les enfants n’ont jamais réclamé le moindre droit ! Il
s’inscrit en effet dans le prolongement d’une Déclaration sur les droits de
l’enfant du 20 novembre 1959 qui avait pour origine une Déclaration de
Genève du 26 septembre 1924. Nous pouvons donc clairement constater :
- que le processus juridique a connu une évolution autonome en la matière :
les textes ont été adoptés sans que l’on trouve vraiment de traces sur l’intérêt
de consacrer des droits aux enfants hormis dans les travaux de J. Korschack ;
- comment la religion s’est progressivement imposée dans le débat
juridique.
- en 1924 : nulle mention de la religion de l’enfant ;
- en 1959 : seul est mentionnée l’interdiction des discriminations envers
les enfants fondées sur la religion ;
- 163 -
- en 1989 : la religion est consacrée aux trois niveaux déjà identifiés
dans le pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966 : principe de nondiscrimination, droit de pratiquer sa religion, droit des minorités religieuses.
Ce texte est suivi par une Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous
adoptée le 9 mars 1990 par 155 pays publié par l’Unesco dans laquelle sont
mentionnés les principes suivants :
- principe de tolérance à l’égard des religions différentes de la sienne : « se
montrer tolérants envers les systèmes sociaux, politiques ou religieux
différents du leur, en veillant à ce que les valeurs humanistes communément
admises et les droits de l'homme soient sauvegardés, et d'œuvrer pour la paix
et
la
solidarité
internationales
dans
un
monde
caractérisé
par
l'interdépendance » – c’est exactement le même terme et la même optique qui
sera durant les années 2000 employé dans le programme « Alliance des
civilisations » sous l’égide des Nations Unies ;
- implication des organismes religieux dans l’éducation.
Là encore, l’évolution des termes utilisés mérite attention : la Déclaration
renvoie au texte de 1948 en dépit de la régionalisation des mécanismes de
protection des droits de l’homme. Contrairement à la Convention, elle ne
mentionne pas une seule fois le rôle de l’Etat pour assurer la réalisation des
objectifs proclamés. L’ambigüité de la relation droits de l’homme/Etat
présente dès 1948 se prolonge précisément en raison de l’objet de la
convention : l’enfant ne peut être citoyen mais doit se voir reconnaître une
nationalité. Des auteurs estiment que ce texte est le premier à avoir consacré le
- 164 -
multiculturalisme comme principe de société à l’échelon mondial206. Bref, le
multiculturalisme est d’abord le fruit d’une conception institutionnelle à
l’origine d’une dynamique sociale.
En outre, nous retrouvons également à propos des droits de l’enfant
l’émergence de chartes régionales à l’instar de la Charte africaine sur les droits
et le bien-être de l’enfant en date du 29 novembre 1999. Comme pour la
Charte africaine des droits de l’homme, ce texte érige en préambule les
valeurs de la civilisation africaine en source d’inspiration et de réflexion sur
les droits et le bien-être de l’enfant. Autre manifestation du tropisme
occidental ? Nous n’avons trouvé aucun commentaire en droit français de ce
texte ; les initiatives relatives à la vie des affaires en Afrique - L'Organisation
pour l'Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires – font pour leur part
l’objet de davantage d’attention en doctrine.
Sur le plan contentieux, les multiples références du texte de la convention
de 1989 à l’Etat comme garant et vecteur de la réalisation des droits de
l’enfant ont suscité de nombreux débats judiciaire et doctrinaux sur la
possibilité pour les requérants de s’en prévaloir dans un contentieux.
De façon générale, le texte est très souvent invoqué par les plaideurs. Mais,
par définition, le contentieux familial pose d’abord et avant tout des questions
de fait, notamment en matière de garde d’enfants, ce qui limite d’autant
l’intérêt de recours en cassation. Le contentieux est donc structurellement peu
important.
206
Cf J.-M. Eriksen, F. Stjernfelt, Les pièges de la culture ; les contradictions démocratiques du
multiculturalisme, Mètis Presses, 2012.
- 165 -
Jurisprudence judiciaire :
- 1990 au 31 décembre 2000 : 93 arrêts ;
- 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 222.
Sur l’ensemble, seuls 54 arrêts ne mentionnent pas la Convention
européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux.
De façon particulière, il est difficile d’identifier la revendication du droit de
l’enfant de pratiquer sa religion pour la simple raison qu’il n’est pas partie au
procès. La discussion porte sur l’intérêt supérieur de l’enfant sans que l’on
puisse identifier à la lecture de l’arrêt la dimension religieuse de cet intérêt. La
discussion sur la reconnaissance au nom de cet intérêt de la procédure dite
kafala en droit musulman par les juges français pour valider des mécanismes
d’adoption d’enfants issus de pays comme l’Algérie ou le Maroc illustre
cependant bien une tentative, au nom des droits de l’homme et des droits de
l’enfant de valider une prétention religieuse (4 arrêts de la Cour de cassation
sur ce point par lesquels la Haute juridiction a refusé de recevoir la kafala
comme technique d’adoption en droit français207).
- jurisprudence administrative
Dans le cadre des conflits avec les autorités étatiques, la question de l’effet
direct revient de façon récurrente : comme le texte vise les Etats, les juges
s’interrogent sur la possibilité de lui conférer une valeur positive en fonction
de la rédaction de chacun des articles de la convention. Dans cette perspective,
207
Pour une synthèse, J. Massip, L'adoption prononcée à l'étranger doit, pour se voir reconnaître
en France les effets d'une adoption, établir un lien de filiation entre l'adoptant et l'adopté, La
Semaine Juridique Notariale et Immobilière n° 30, 29 Juillet 2011, 1230
- 166 -
le Conseil d’Etat a estimé que l’article 9 relatif au droit de l’enfant de
pratiquer sa religion ne dispose pas d’effet direct, position qui, compte tenu de
celle retenue à propos d’autres articles, est susceptible d’évoluer.
- de 1990 au 31 décembre 2000 : 70 arrêts ;
- du 1er janvier 2001 au 31 janvier 2010 : 511 arrêts.
Sur ces 581 arrêts, seuls 30 ne font pas référence à la Convention
européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le point notable ici, c’est l’augmentation des recours que l’on peut lire
comme la conjonction d’une part de modes d’accès simplifiés au juge et,
d’autre part, comme la tendance déjà observée d’auto-justification sur la base
des droits de l’homme. Le contentieux des étrangers en situation irrégulière
occupe ici une place prépondérante que nous pouvons expliquer de la manière
suivante : les requérants essaient d’interpréter pour obtenir gain de cause la
contradiction entre le droit à la nationalité de l’enfant reconnu par la
convention208 et l’impossibilité pour les étrangers de se prévaloir du droit de la
nationalité du pays. L’intérêt supérieur de l’enfant réside alors dans
l’attribution d’un titre de séjour pour les parents.
La revendication religieuse est néanmoins présente mais toujours couplée à
d’autres textes. Comme pour la jurisprudence émanant des juges judiciaires, la
prise en compte de la religion dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de
208
Article 7-1 : L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le
droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et
être élevé par eux.
- 167 -
l’enfant n’est pas détaillée. Nous relèverons toutefois quelques questions
symptomatiques en dépit de l’absence d’effet direct du texte :
- contestation de la laïcité au regard du rythme scolaire imposé à l’enfant en
contradiction avec les prescriptions de sa religion209 ;
- contestation des règles en matière d’hospitalisation210 ;
- contestation d’une reconduite à la frontière ;
- contestation du programme d’éducation sexuelle.211
Il n’est cependant pas certain qu’une telle forme de contestation fût présente
dans l’esprit des rédacteurs du texte.
Au niveau institutionnel, la référence à la Convention des droits de l’enfant
est en revanche nettement plus marquée. Sur un total de 539 réponses sur la
base des mots « convention internationale» et « droits de l’enfant », nous
pouvons distinguer :
- 1990 au 31 décembre 2001 : 202 références ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 337 références.
Nous signalerons toutefois le caractère relatif des résultats obtenus : la
convention n’est pas toujours désignée de la même manière par les
parlementaires. Certains parlent de convention internationale, d’autres de
209
Conseil d'Etat, Assemblée, du 14 avril 1995, 157653.
210
Conseil d'Etat, 1 / 4 SSR, du 3 juillet 1996, 140872.
211
Conseil d'Etat, 3 SS, du 29 septembre 2000, 215869.
- 168 -
convention de New-York, d’autres encore des droits reconnus aux enfants et
mélangent à ce titre la convention internationale et la convention européenne.
Nous trouvons également mention de ce texte dans différents documents
administratifs – 10 documents identifiés – , ce qui nous renvoie à la même
logique que celle identifiée à propos de la Déclaration universelle de 1948 :
les gouvernements font référence à la convention quand bien même les juges
ne confèrent pas forcément d’effet direct à toutes ses dispositions. De même,
en contradiction avec la jurisprudence, il est arrivé au gouvernement de
consacrer en droit positif l’article 14 sur le droit à la liberté d’opinion et de
religion de l’enfant.212 Bref, une fois ratifié, le texte dispose d’une force
performative en raison de sa simple consécration de droits, le paradoxe ici
étant que ses droits ne peuvent pas forcément être invoqués par leurs titulaires.
Nous préciserons la nature de cette force performative à partir de la double
caractéristique des règles identifiées par N. Timasheff dans le droit fil des
travaux de M. Weber : une dimension éthique et impérative de
coordination qui a pour corollaire l’obéissance à la loi en raison de convictions
éthiques et de la peur d’être sanctionné. C’est en effet parce que l’invocation
des droits de l’homme revêt la cause invoquée d’une dimension de justice
qu’elle peut se déployer et faciliter l’auto-justification. Cette dimension
performative explique peut-être pourquoi les questions parlementaires qui se
réfèrent à ce texte n’invoquent pas systématiquement un article précis de la
convention pour justifier leur interrogation. Pour autant, à travers les questions
relatives à la discrimination, les droits de l’enfant, dans le sillage des droits de
l’homme, participent progressivement à la consécration de l’identité religieuse
212
Question écrite n° 5688, Garde des Sceaux, ministère de la justice, JO Sénat du 28 juillet 1994.
- 169 -
de celui-ci par un vecteur indirect : les critiques qu’adresse à la France le
Comité des droits de l’enfant.
Ce comité, organe attaché aux Nations Unies reçoit des rapports détaillés
des pays ayant ratifié la convention et émet des recommandations sur les
points qu’il estime nécessaire d’améliorer. Au titre des points soulevés, le
rapport 2009 rendu à propos de la situation en France met particulièrement
l’accent :
- sur l’atteinte au droit de l’enfant de pratiquer sa religion en raison de la loi
sur les signes manifestant une appartenance religieuse – « il faut absolument
veiller à ce que cette interdiction n’ait pas pour effet d’empêcher des filles
d’exercer leur droit à l’éducation et de participer à tous les aspects de la
société française (CEDAW/C/FRA/CO/6, par. 20), ainsi que celles du Comité
des droits de l’homme notant que, pour respecter une culture publique de
laïcité, il ne devrait pas être besoin d’interdire le port de ces signes religieux
courants » (CCPR/C/FRA/CO/4, par. 23) ». (c’est nous qui soulignons).
- sur l’obligation pour la France de respecter davantage les minorités
présentes sur son territoire en dépit des réserves expressément formulées par
le gouvernement concernant l’applicabilité de l’article 30 de la Convention en
raison du principe de laïcité – « l’égalité devant la loi peut ne pas être
suffisante pour garantir que les groupes minoritaires et les peuples
autochtones des départements et territoires d’outre-mer, exposés à une
discrimination de fait, jouissent de leurs droits sur un pied d’égalité. Il se
déclare en outre préoccupé par l’absence de validation des connaissances
culturelles transmises aux enfants appartenant à des groupes minoritaires, en
particulier les Roms et les gens du voyage, et par la discrimination dont ils
sont victimes, notamment en ce qui concerne les droits économiques, sociaux
- 170 -
et culturels, y compris le droit à un logement convenable, à un niveau de vie
suffisant, à l’éducation et à la santé ».
Sur le plan institutionnel, ce rapport en date de 2009 est une référence
constante des parlementaires lorsqu’ils questionnent le gouvernement. Nous
pouvons ainsi constater une nouvelle fois que l’identification d’un fait social
interne n’est plus dissociable de ses influences extérieures. Mais, surtout, nous
pouvons lire ces multiples questions comme une subversion de l’ordre interne
sur la base de la légitimité onusienne. Tout cela contribue à ériger la référence
aux droits de l’homme, même pour les enfants, en norme autour de laquelle
peuvent s’articuler toutes les prétentions. Dans un tel cadre, les droits de
l’enfant servent également à façonner l’identité religieuse quitte pour cela, - et
nous avions déjà relevé cette logique lors de la présentation du principe de
hiérarchie des normes – à contester et à légitimer la contestation de la laïcité à
la française.
A travers la convention internationale relative aux droits de l’enfant, nous
avons donc confirmé ce que nous avions pu suggérer à propos de la
Déclaration universelle :
- contrairement à un constat fréquent en matière sociologique, ce n’est pas
la sociologie qui est relativiste mais les règles de droit elles-mêmes qui portent
en elles le relativisme213 ;
- la définition d’un fait social comporte nécessairement une dimension
internationale ;
213
Cf Revue européenne de sciences sociales, XLI-126 | 2003 : Sociologie et relativisme.
- 171 -
- la question permanente de l’interaction entre les institutions et les
individus trouve dans le recours à la dimension performative des textes un
élément important de réponse. Reste cependant en suspens une interrogation :
quel sens donner à l’émergence d’un texte comme référence commune dans la
société alors même qu’il n’est pas forcément consacré par les juges ? – Pour
reprendre ce qu’écrivait E. Durkheim en matière de religion, « le concept, qui
primitivement est tenu pour vrai parce que collectif tend à ne devenir collectif
qu’à condition d’être tenu pour vrai – nous lui demandons ses titres avant de
lui accorder notre créance »214.
Ce constat de décalage au sein même des institutions est une nouvelle limite
à l’approche du champ juridique par P. Bourdieu. Comment en effet vouloir
rendre compte d’un phénomène subtil de domination symbolique quand les
institutions elles-mêmes favorisent la propre remise en cause de leurs
compétences, à l’exemple des questions des parlementaires sur l’applicabilité
de textes qui limitent par nature la compétence du Parlement ? Qui plus est,
résumer le droit aux droits de l’homme, c’est procéder à une simplification du
droit qui en facilite l’accès au plus grand nombre et porte en soi la contestation
permanente de l’ordre établi par delà les mécanismes de domination
symbolique.
Dans cette perspective, la ratification de la convention sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes confirme le
renoncement à l’universel tout en introduisant une nouvelle dynamique
textuelle.
214
E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, ed. uqac, p. 624.
- 172 -
PARAGRAPHE 2 : LA CONVENTION SUR L'ELIMINATION DE TOUTES LES
FORMES DE DISCRIMINATION A L'EGARD DES FEMMES
La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à
l’égard des femmes a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies
le 18 décembre 1979. Elle est entrée en vigueur le 3 septembre 1981 et a été
ratifiée par la France en 1983.
Ce texte est antérieur à la convention relative aux droits de l’enfant. Certes,
les catégories « enfant » et « femme » présentent une réalité que l’on peut
qualifier d’universelles au sens où elles se retrouvent dans toutes les cultures
et civilisations. La convention de 1979 s’inscrit cependant dans une
perspective différente de celle étudiée précédemment. Il ne s’agit plus de
reconnaître des droits à une catégorie – l’égalité hommes/femmes est
proclamée par la Déclaration de 1948 – mais de constater que l’affirmation de
ce principe doit être renforcé par d’autres textes. Autrement dit, la
proclamation d’un idéal universel ne suffit pas : il faut tenir compte du
caractère effectif de réalisation des droits, c’est-à-dire introduire une
dimension sociologique dans la norme. Il y a ici une rupture conceptuelle qu’il
convient d’exposer afin d’en mesurer la portée.
Comme pour les droits de l’enfant, existe au sein des Nations Unies le
Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes qui, en
vertu d’un protocole additionnel adopté par l'Assemblée générale le 6 octobre
1999, et entré en vigueur le 22 décembre 2000, étend la compétence de ce
Comité à l'examen de communications individuelles. La France l'a ratifié le 9
juin 2000. Nous retrouvons la dynamique de l’influence des normes
internationales sur l’appréciation de la situation des femmes si ce n’est que
nous sommes passés d’un examen sur les conditions juridiques de possibilité
- 173 -
de réalisation d’un droit à un examen des conditions sociologiques dans
lesquelles les femmes évoluent lorsqu’elles se prévalent de droits.
La rupture que nous qualifions ici de sociologique se traduit dans le texte de
la façon suivante : le texte ne consacre aucunement de nouveaux droits mais
veut inciter les Etats à lutter contre les pesanteurs sociales qui empêchent les
femmes de réaliser les droits qui leur sont reconnus par la Déclaration et les
Pactes précédemment étudiés. Ainsi, « les Etats prennent les mesures
appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement
socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination
des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont
fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou
d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes » (article 5).
Trois points méritent d’être soulignés.
Premièrement, la convention évite de désigner expressément la religion
comme cause socioculturelle des préjugés qui justifient habituellement le
statut différencié des femmes dans les sociétés. Dès lors, sauf à démontrer que
les religions reposent sur un postulat d’égalité hommes/femmes, ce qui
contredirait toute l’analyse sociologique et rituelle du phénomène religieux, un
Etat peut ratifier dans un même mouvement une convention contre les
discriminations et une charte fondée sur des principes religieux. Certains
Etats, conscients de la contradiction insurmontable comme l'Arabie Saoudite,
Bahreïn, les Émirats arabes unis et Oman, ont subordonné l'application de la
convention à sa conformité aux normes de la loi islamique. En l’état actuel,
- 174 -
pour les Etats moins « cohérents », les études juridiques contemporaines
constatent plutôt une régression du statut personnel des femmes215.
Deuxièmement, pour que se réalisent les droits des femmes, les Etats
peuvent adopter ce que nous appelons maintenant des discriminations
positives – « L’adoption par les Etats parties de mesures temporaires spéciale
visant à accélérer l’instauration d'une égalité de fait entre les hommes et les
femmes n'est pas considéré comme un acte de discrimination tel qu'il est défini
dans la présente Convention, mais ne doit en aucune façon avoir pour
conséquence le maintien de normes inégales ou distinctes; ces mesures
doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité de chances et
de traitement ont été atteints.(art. 4) ». Or, cette logique est, dans la logique
onusienne, indépendante du régime politique du pays qui ratifie la convention.
Le mouvement en faveur du principe de non-discrimination procède soit ainsi
d’une dynamique de l’égalité – côté positif -, soit au contraire de l’atténuation
des principes fondateurs en raison de considérations sociologiques – côté
négatif -. Nous pencherions davantage vers le côté négatif compte tenu de la
dynamique propre aux normes juridiques précédemment exposée sur la base
d’une part de la dimension performative des règles et, d’autre part, sur la
logique d’auto-engendrement qu’elles secrètent.
Troisièmement, à partir du moment où les institutions tiennent compte des
conditions sociologiques de réalisation des droits, il est logique que d’autres
textes viennent compléter cet édifice. Nous pouvons par exemple relever
l’existence d’une Convention relative aux droits des personnes handicapées,
215
H. Ludsin, Relational Rights Masquerading as Individual Rights, Duke Journal of Gender Law &
Policy, 2008, pp. 195-221..
- 175 -
adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006
entrée en vigueur en France le 20 mars 2010. Dès lors, à l’aune de cette même
dynamique, il ne faut pas exclure qu’une autre convention vienne renforcer le
droit de l’individu de pratiquer sa religion, ce qui ne serait que la consécration
des critiques énoncées par exemple par le Comité des droits de l’enfant.
S’agissant à présent de la réception de ce texte, comme il ne porte que sur
les conditions de réalisation des droits, il est en effet plus efficace de citer
directement les pactes de 1966 déjà étudiés ou, bien évidemment, la
Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Pour autant, la convention ratifiée depuis 1983, fait l’objet, comme les autres
textes, sur le plan institutionnel – réponses ministérielles - de davantage de
références à compter des années 2000 – 91 références à compter de l’année
2000 sur 98 depuis 1988 -. Ces références portent dans leur grande majorité
sur l’Arabie Saoudite, ce qui indirectement témoigne de l’hypocrisie
internationale au niveau des Nations Unies à dissocier la question des
discriminations envers les femmes et la religion. En revanche, cette
contestation des religions comme vecteur de discrimination nous est apparue
extrêmement rare au niveau des recommandations européennes. Par exemple,
l’Europe dénonce pratiques de mutilations, crimes d’honneur mais ne les
rattache jamais aux pratiques religieuses216. Il y a ici une ambigüité révélatrice
des contradictions contemporaines que soulève la question religieuse dans les
sociétés occidentales et, plus particulièrement, dans la société française.
Enfin, à multiplier les textes supposés faciliter la réalisation des droits
consacrés dans la Déclaration universelle, il faut se demander si,
216
Cf par exemple Résolution du 20 septembre 2001 sur les mutilations génitales féminines,
JO C 77 E du 28.3.2002, p. 126.
- 176 -
progressivement, ne se dessine pas comme critère d’identification de
l’homme, sa seule souffrance. Dans cette perspective, la Déclaration
universelle des droits de l’homme a vocation à avoir pour corollaire une
déclaration des droits des animaux.
Tout cela pourrait se limiter à un débat juridique. Nous avons toutefois
exposé les limites de l’approche juridiques pour expliquer leur dissémination.
Ces textes disposent, de par leur existence même, d’une force performative
qui se double d’un processus d’auto-alimentation en raison de leur diffusion
par les institutions mêmes.
SECTION 3 : INFLUENCE
SUR L’EXPRESSION DE L’IDENTITE RELIGIEUSE
DANS LA SOCIETE
Comment l’existence de textes émanant d’organes internationaux a priori
non-invocables de façon systématique en droit interne peut-elle avoir un
impact sur la vie des individus ? Nous exposerons quelques vecteurs de
diffusion des droits de l’homme et de la contribution de ceux-ci à la réalisation
de l’identité religieuse des individus.
On peut bien évidemment discuter à l’infini de la causalité entre l’influence
des comportements sur les textes ou, à l’inverse, de l’influence des textes sur
les comportements. Il est bien évident également que cette interaction n’est
pas dissociable de la situation économique et sociale de chacun des pays. Pour
autant, on ne saurait sous-estimer un élément objectif de l’analyse : les textes
existaient mais personne ne s’y référaient vraiment en Occident en dépit des
mouvements sociaux. A l’inverse, les textes des dissidents de l’époque, à
l’instar de la Charte 77 ou de l’action de Sakharov en URSS dès 1972,
contestent le pouvoir en raison des atteintes répétées aux droits de l’homme
commises par celui-ci. A l’époque, le combat est politique. Une fois ces
régimes remis en cause, s’est progressivement opéré un glissement du combat
- 177 -
politique à la généralisation de l’argumentation juridique et, plus encore,
phénomène nouveau, à l’extension de la référence aux droits de l’homme à
toutes les sphères de l’activité sociale. Trois facteurs nous paraissent devoir
être relevés.
En premier lieu, nous avons déjà souligné l’évolution du rôle des
organisations non-gouvernementales. Celles-ci contribuent non seulement à
façonner ce nouvel ordonnancement mais aussi à le diffuser par les actions
qu’elles mènent. Une enquête récente a ainsi démontré comment la critique
permanente des Etats est un élément de la stratégie de prise de conscience des
populations de leurs droits afin de faciliter leurs revendications.217 Elle ne lève
cependant pas l’ambigüité sur la diversité des textes relatifs aux droits de
l’homme.
En second lieu, ces textes se traduisent par de nombreux programmes tant
au niveau des Etats que des organismes internationaux. La logique
institutionnelle
est
particulièrement
marquée :
tous
les
organismes
administratifs ou collectivités territoriales sur le plan interne comme sur le
plan international s’engagent à favoriser le respect des droits de l’homme au
point que l’on peut se demander si ce n’est pas un axe majeur d’attribution des
subventions aux projets individuels.
Par exemple, le programme Alliance des civilisations lancé par les Nations
Unies à la suite des attentats commis en Espagne en 2005 a pour objectif de
favoriser un rapprochement entre islam et Occident. Nous reprenons ici la
définition donnée par K. Annan, secrétaire général des Nations Unies et
217
D. R. Davis, A. Murdie, C. Garnett, Steinmetz, Makers and Shapers: Human Rights INGOs and
Public Opinion, Human Rights Quaterly, p. 199-224.
- 178 -
reprise dans le bulletin d’actualité de l’ONU : « L'alliance des civilisations
s'entend… comme un mouvement pour promouvoir le respect mutuel pour les
croyances et traditions religieuses et comme une réaffirmation de
l'interdépendance croissante de l'humanité dans tous les domaines - de
l'environnement à la santé, du développement économique et social à la paix
et à la sécurité » 218. Le site internet consacré à ce programme qui regroupe une
centaine de pays annonce clairement que « L’Alliance appuie un large spectre
d’initiatives qui ont pour objectif de construire des ponts entres diverses
cultures et communautés, avec l’appui de gouvernements nationaux et locaux,
d’organisations internationales et régionales, et de groupes de la société
civile ». Quant au rapport émis dans le cadre de cette institution, il définit
expressément celle-ci comme un groupe de pression qui doit intervenir pour
orienter les politiques en fonction des buts définis sur la base des principes des
droits de l’homme219. Nous pouvons également citer le programme mené de
2005 à 2011 intitulé Business and Human Rights qui a conduit à l’élaboration
de principes directeurs pour guider l’action des entreprises en la matière. Là
encore, est rappelée la nécessaire prise en compte des particularismes
religieux dans la gestion de l’entreprise au nom des droits de l’homme220.
218
Centre d’actualité de l’ONU, 14 juillet 2005.
219
Alliance of civilizations, Research Papers on migration, disponible sur le site du programme.
220
Principes John Ruggie, p. 10 : « Pour montrer aux entreprises la voie à suivre pour respecter les
droits de l’homme, il faudrait leur indiquer les résultats escomptés et les aider à partager les
meilleures pratiques. Il faudrait leur conseiller des méthodes adaptées, s’agissant notamment de la
diligence raisonnable en matière de droits de l’homme, et de la manière d’examiner efficacement la
problématique hommes-femmes et les questions de vulnérabilité et de marginalisation, en
reconnaissant les problèmes particuliers auxquels peuvent se heurter les peuples autochtones, les
- 179 -
De façon plus anecdotique, une rapide recherche sur Internet permet de
saisir une facette de cette réalité : en matière cinématographique, se sont
développés au cours des 10 dernières années, un Festival International des
droits de l’homme, un Festival des droits des femmes, des festivals qui
consacrent une partie de leur temps aux droits de minorités… Autrement dit,
les droits de l’homme s’insèrent dans une logique dans laquelle ils autoalimentent en permanence la dynamique. L’homo festivus de P. Murray n’a
jamais aussi bien porté son nom.
Qu'en est-il de l’initiative individuelle dans cette dynamique ? On peut
légitimement penser que si les institutions n’affichaient pas leurs souhaits de
financer de tels programmes, ceux-ci n’auraient jamais pu exister ou connaître
un quelconque écho médiatique. Ainsi, indépendamment de toute approche
contentieuse, nous évoluons dans un environnement médiatique et
institutionnel qui véhicule comme référence majeure les droits de l’homme et
par extension le droit de pratiquer sa religion comme droit de l’homme.
En troisième lieu, la diffusion passe par l’institution scolaire. C’est
d’ailleurs l’un des vecteurs qui a été parfaitement identifié pour expliquer la
préséance de l’institution sur l’individu ainsi que sa capacité à se légitimer.
Pour reprendre ce qu’écrivait C. Bouglé sur ce point, « Un système
pédagogique est l'ensemble des institutions à l'aide desquelles une société
essaie consciemment, et principalement par la parole, de former les idées, les
femmes, les minorités nationales ou ethniques, les minorités religieuses et linguistiques, les enfants,
les personnes handicapées, les travailleurs migrants et leur famille ».
- 180 -
sentiments et les habitudes de ses membres encore jeunes »221. La question de
l’interaction entre individus et textes est loin d’être aisée. Une bonne partie
des réformes découle de rapports rédigés par des experts. Ensuite, ces travaux
remis aux autorités peuvent soit être oubliés, soit tout simplement constituer
un socle d’idées qui fera son chemin par la suite. Il n’en devient que plus
difficile pour repérer qui de l’institution ou de l’individu joue un rôle central
lorsque l’on analyse une mutation sociale à travers le prisme des règles
juridiques. Le constat formulé en 1967 sur le sujet reste parfaitement valable
même si les moyens techniques dont nous disposons facilitent la recherche :
« Cerner ce qu'est la conception de l'homme à former dans un système de
normes déterminé est toujours une tâche complexe »222.
Nous citerons un exemple à notre sens, symptomatique. Dans un rapport de
1985, rédigé par P. Bourdieu et remis au président F. Mitterrand, l’auteur
souligne, après avoir rappelé l’enjeu de l’éducation pour lutter contre le
fanatisme que « Tout en respectant les particularismes culturels, linguistiques
et religieux, l'Etat doit assurer à tous le minimum culturel commun qui est la
condition de l'exercice d'une activité professionnelle réussie et du maintien du
minimum de communication indispensable à l'exercice éclairé des droits de
l'homme et du citoyen »223. Il serait bien évidemment hasardeux de faire de
221
Cf C. Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ? La sociologie populaire et l'histoire. Les rapports de
l'histoire et de la science sociale d'après Cournot, Théories sur la division du travail, (1925), éd.
Uqac, p. 13.
222
J. Chobaux, Un système de normes pédagogiques. Les instructions officielles dans
l'enseignement élémentaire français, Revue française de sociologie. 1967, p. 34-56, spéc. p. 38.
223
Rapport du Collège de France, Paris, Editions de Minuit, 1985, il est indiqué qu’il a été remis
par P. Bourdieu à F. Mitterrand.
- 181 -
cette préconisation un élément central de la construction d’un fait social alliant
religion et droits de l’homme. Nous remarquerons toutefois qu’il s’agit d’une
nouvelle illustration de la référence aux droits de l’homme par des sociologues
à une époque où ceux-ci sont quasi-absents du débat juridique et que cette
référence, comme celle précédemment relevée, émane d’une sociologie
foncièrement anti-juridique. Quand en plus cette référence s’inscrit dans une
démarche singulièrement relativiste, « le seul fondement universel que l'on
puisse donner à une culture réside dans la reconnaissance de la part
d'arbitraire qu'elle doit à son historicité »224 – elle n’en est que plus révélatrice
de l’ambigüité que constitue la référence aux droits de l’homme pour fonder
ou articuler des prétentions quelles qu’elles soient.
En 2010, le rapport du Haut Conseil à l’intégration remis au Premier
Ministre relatif à l’expression religieuse dans les espaces publics de la
République intitulé « Les défis de l’intégration à l’école » s’inscrit dans une
logique différente de celle du rapport Bourdieu. Pourtant, la référence aux
droits de l’homme véhicule les mêmes ambigüités que celles exposées
précédemment. Nous relèverons :
- un renvoi aux « principes fondateurs de la Déclaration universelle des
droits de l’homme et du citoyen » (p. 5), soit une contradiction dans les termes
mêmes qui en plus ignore l’existence des déclarations régionales ;
- une affirmation de la nécessité de développer une culture des Droits de
l’homme pour apprécier la diversité des cultures : être le creuset où se
fabrique le « vivre ensemble », au-delà de la simple coexistence ou tolérance
224
Op. cit.
- 182 -
des différences, en s'appuyant sur le partage des principes communs
inaliénables de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (p.111).
Nous mesurons ainsi le caractère structurant de la référence aux droits de
l’homme dans la définition des programmes scolaires avec à chaque fois le
paradoxe d’un fort enjeu pédagogique combiné à une imprécision lourde sur le
contenu desdits droits. Mystique des droits de l’homme depuis le basculement
des années 1980 ?
C’est en tous les cas dans ce cadre qu’intervient la définition des
programmes scolaires et la difficulté de clairement faire la part des choses
entre les individus et les institutions. Si, le problème de l’analyse des
programmes scolaires est classique, deux autres paramètres compliquent
l’analyse :
- la nécessité pour les pouvoirs publics de tenir compte des
recommandations
européennes
notamment
lorsque
les
institutions
européennes décident de consacrer une année à un thème précis comme le
dialogue inter-culturel225 ;
- une difficulté technique : les Bulletins officiels de l’Education nationale
antérieurs à 2008 ne sont pas aisément disponibles. Si on s’en tient cependant
aux informations obtenues à partir de la base de données du Ministère de
l’Education nationale Mentor et ensuite sur Lexis Nexis, il y aurait sur la
période 1978 à 2012, 78 textes émanant de ce Ministère relatifs aux droits de
l’homme.
225
Rapport de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social
européen et au Comité des régions-Evaluation de l'Année européenne du dialogue interculturel
(2008)/ COM/2010/0361 final.
- 183 -
Pour ces 78 documents, il convient de procéder à une approche quantitative
et qualitative :
- la décennie 2001-2011 : 23 références ;
- la décennie 1990-2000 : 28 références ;
- 1978-1990 : 27 références.
Au titre de ces Bulletins officiels, il y a des informations récurrentes comme
l’organisation du Prix René Cassin pour les droits de l’homme présent dès
1978 ou la commémoration tous les 10 ans de l’anniversaire de la Déclaration
universelle de 1948. Bien évidemment, il en va de même pour la Déclaration
de 1789 et l’organisation du bicentenaire - c’est ce qui explique la quasiidentité du nombre de références selon les décennies car la majeure partie des
B.O adoptés durant la décennie 1980 concerne l’organisation de cet
évènement. Nous noterons toutefois une évolution dans la définition du prix
René Cassin : il ne porte plus uniquement sur la résistance mais également sur
la réalisation des droits dans le monde contemporain.
Les nuances, à notre sens, importantes, interviennent dans la définition des
programmes scolaires. Compte tenu des textes recensés, voici les nouveautés
que nous pouvons identifier qui témoignent d’une modification de la
perception des règles par les institutions et de la nécessité d’en imprégner
davantage les programmes scolaires :
- B.O. 31 mars 1994 : avis sur l’instauration d’une semaine contre le
racisme - que l’on soit clair : nous ne soutenons pas qu’avant cette date, la
préoccupation de lutte contre le racisme soit absente des programmes
scolaires, de même que celle de l’antisémitisme ; nous constatons seulement
- 184 -
qu’à compter de cette date, cette préoccupation s’inscrit dans le cadre plus
large des droits de l’homme.
- une réflexion similaire peut être formulée à propos de la visite de camp de
concentration - également au B.O. du 31 mars 1994 - ou à propos à de la
journée de lutte contre la misère - B.O. 12 novembre 1998.
Sur cette même période, nous constatons que le mot discrimination utilisé
antérieurement uniquement à propos des discriminations sexuelles vise toute
distinction illégitime. La circulaire adoptée à propos de la laïcité en 1994 B.O. du 29 septembre 1994 - ne fait aucune référence aux droits de l’homme.
En revanche, elle sera relayée par une circulaire intitulée « initiatives
citoyennes pour apprendre vivre ensemble » dont le communiqué de presse du
4 décembre 1998 énonce, par delà les termes utilisés dans la circulaire, une
conception permettant de concilier nation et droits de l’homme – « la Nation
et l’ouverture à l’universel ».
C’est peut-être sur la base de documents de ce genre que l’on mesure d’une
part une conception nouvelle des droits de l’homme, non plus comme seule
référence du passé mais comme règles structurantes de la société française.
S’inscrivent ainsi dans le prolongement de ce texte :
- la journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes
contre l’humanité dont l’instruction pédagogique fait expressément le lien
avec le respect des Droits de l’homme – B.O. 19 décembre 2002 ;
- les journées de commémoration de la traite négrière, de l’esclavage et de
leur abolition – B.O. 20 avril 2006.
Quant à la diffusion du lien entre religion et droits de l’homme, nous nous
contenterons de citer la dernière instruction pédagogique : « Comprendre
- 185 -
l'unité et la complexité du monde par une première approche : - des droits de
l'homme - de la diversité des civilisations, des sociétés, des religions (histoire
et aire de diffusion contemporaine) - du fait religieux en France, en Europe et
dans le monde en prenant notamment appui sur des textes fondateurs (en
particulier, des extraits de la Bible et du Coran) dans un esprit de laïcité
respectueux des consciences et des convictions »226.
Bref, les influences se croisent et s’auto-alimentent et contribuent à
entretenir une véritable dynamique ou phénomène de propagation. Le concept
d’imitation de G. Tarde, valable pour rendre compte de la jurisprudence, se
révèle ici insuffisant mais complémentaire avec celui développé par N.
Luhmann d’auto-poïese.
Au terme de ce panorama des textes internationaux et de cet essai de
mesure de leur influence sur les individus et sur la manière dont ils perçoivent
les normes, notre recherche nous permet de dégager les points suivants :
- nous avons assisté ces dernières années à un recours toujours plus massif à
ces textes, recours révélateur non seulement d’une mutation progressive de
l’ordre juridique mais aussi, plus largement des relations sociales – si les
individus changent leurs normes de références, il est logique d’estimer que
cela préfigure des changements sociaux ;
- ce recours toujours plus massif aux textes faisant référence directement ou
indirectement aux droits de l’homme s’accompagne d’une véritable
modification du vocabulaire et des manières de percevoir les règles : c’est ce
226
Circulaire n° 2011-238 du 26-12-2011. L'instruction dans la famille, 2011-238 BO Education
nationale du 19 janvier 2012, n° 3.
- 186 -
que, schématiquement, nous avons désigné par la dimension performative de
ces normes par delà les règles habituelles de transposition. En même temps,
plus les références aux droits de l’homme augmentent, plus également
augmente le recours à la notion de discrimination. Il faudra donc
nécessairement se demander s’il y a équivalence entre revendication d’égalité
et lutte contre les discriminations ;
- cette évolution, généralement considérée comme une caractéristique des
régimes démocratiques, nous a paru avoir pour origine la dynamique même
des normes indépendamment du régime politique – il y a ici un problème de
causalité à préciser : ce n’est pas parce que la démocratie accueille plus
facilement ce type de revendications qu’elle les a secrétées à l’origine. C’est
ce que nous avons pu montrer à travers le principe de consécration des droits
de l’enfant ou de la méthode de discrimination dite aujourd’hui positive qui
trouvent leur socle dans des textes antérieurs aux débats qu’a pu susciter leur
recours dans la vie publique ;
- cette évolution participe d’une mutation majeure des sociétés et des règles
de droit : la consécration du relativisme culturel dans les règles et non comme
fait social indépendamment des cadres juridiques dans lesquels évoluent
individus.
Ainsi, nous avons commencé à rendre compte de l’imbrication de la
religion dans les droits de l’homme et de l’influence de cette imbrication sur
l’évolution sociale.
A chaque fois, nous avons constaté que le recours aux textes examinés cidessus se double d’une référence aux normes communautaires. La particularité
de ces normes comparée aux autres normes internationales constitue donc une
- 187 -
raison suffisante pour justifier qu’elles fassent l’objet d’un traitement
autonome.
- 188 -
CHAPITRE 2 : LA DYNAMIQUE DU DROIT COMMUNAUTAIRE DANS
LA CONSECRATION DE L’IDENTITE RELIGIEUSE DE L’HOMME
MODERNE
La définition du caractère particulier du droit communautaire par rapport
aux autres textes internationaux permet de distinguer parfaitement deux
périodes : celle où la problématique religieuse est absente de celle où elle
devient une composante du droit communautaire.
Le droit communautaire au sens de droit de l’Union européenne issu du
traité de Rome du 25 mars 1957 dispose d’une caractéristique unique au
regard des autres normes internationales : il est autonome et prime sur le droit
interne en raison du principe d’application directe selon la rédaction de ces
dispositions ou l’origine des textes. Le problème ici n’est donc pas la date de
transposition en droit interne mais le mode de rédaction du texte.
Le principe d’autonomie a été défini de la façon suivante par les juges
européens dans une décision du 15 juillet 1964 : « à la différence des traités
internationaux ordinaires, le traité de la CEE (aussi appelé traité CE ou
Traité de Rome) a institué un ordre juridique propre intégré au système
juridique des États membres (...) et qui s’impose à leur juridiction. En
instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de
la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation
internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation
de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté,
ceux-ci ont limité leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit
applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes ». Par voie de conséquence, «
- 189 -
le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale,
se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son
caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de
la Communauté elle-même (…). Le transfert opéré par les États, de leur ordre
juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et
obligations correspondant aux dispositions du traité, entraîne donc une
limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait
prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de
Communauté ». Bref, très tôt, les juges européens ont déduit une conséquence
politique forte – une restriction de souveraineté définitive – à ce qui, de prime
abord, concernait principalement un problème classique de hiérarchie des
normes.
Le système est d’autant plus cohérent que, dans un arrêt du 5 février 1963,
la Cour de Justice avait estimé que le texte communautaire « produit des effets
immédiats et engendre des droits individuels que les juridictions internes
doivent sauvegarder 227». Ainsi, plus le texte bénéficie d’une rédaction claire et
précise, plus il est possible pour les individus de s’en prévaloir à l’encontre
d’une mesure étatique qui, de façon directe ou indirecte, aurait pour objet ou
pour effet, pour reprendre la terminologie propre au droit communautaire de
restreindre par exemple sa libre circulation. Ces deux principes consacrent ici
l’idée forte qu’il n’est pas possible de se fier aux Etats pour assurer le respect
des engagements qu’ils prennent. Les juges ont, en contrepoint, érigé les
individus par le biais des actions en justice en véritable contre-pouvoir et
imposé l’idée que le droit se réalisait par delà les finalités étatiques. Il y a ainsi
227
Pour une présentation d’ensemble, G. Isaac, M. Blanquet, Droit général de l’Union européenne,
Sirey, 2010.
- 190 -
au fondement même du droit communautaire la disjonction entre droit et Etat,
logique sous-jacente à la Déclaration universelle des droits de l’homme dont
nous essayons sociologiquement de mesurer les effets à travers le cas
particulier de la religion.
Avant d’identifier l’impact d’un tel renversement conceptuel sur le plan de
la construction de l’identité religieuse, nous ferons trois remarques :
- la dynamique juridique que va enclencher une telle conception de
l’articulation des règles les unes par rapport aux autres est loin d’être
réductible à certaines présentations sociologiques de la règle de droit. Le droit
n’est pas uniquement le reflet d’une infrastructure économique ; il est surtout
le vecteur d’une mutation permanente de la nature des relations que les
individus entretiennent avec l’Etat ;
- ces arrêts ont été rendus au début des années 1960 – on peut estimer que
leur portée politique ne deviendra un sujet débattu dans la sphère publique
qu’en 1978 avec ce qu’il est convenu d’appeler l’appel de Cochin, surtout lors
de la ratification par référendum du Traité de Maastricht en 1992. La
problématique politique a été au cœur du processus de ratification du Traité
constitutionnel en 2005. Dans un tel contexte, on peut légitimement considérer
que :
- l’analyse de données juridiques devient indispensable pour
comprendre les logiques sociales contemporaines – ou, pour le dire autrement,
la structuration du champ juridique n’est pas dissociable des mutations
contemporaines et son influence ne saurait être sous-estimée ;
- l’autonomie du champ juridique a inéluctablement un impact sur les
relations sociales sans qu’il soit d’ailleurs toujours possible de déterminer les
causes des options retenues par les juges ;
- 191 -
- la médiatisation des problèmes relatifs à la construction européenne a pris
corps à travers la notion de « service public à la française » - les opposants à
l’Europe ont mis et continuent de mettre en avant, même si les principales
réformes sur le sujet ont été adoptées, la destruction de la notion de service
public sous l’emprise du droit européen. Compte tenu du principe
d’autonomie énoncé, il n’y a pas de raison que, sous l’emprise du droit
européen, nous assistions soit à une mutation, soit à une décomposition du
principe de laïcité dont l’énoncé s’accompagne généralement de l’accolade « à
la française ».
Dans ce cadre, la prise en compte de la problématique religieuse en droit
communautaire marque indubitablement une rupture. A l’origine, le Traité de
Rome ne concerne que les libertés de circulation des marchandises, des
capitaux, des services et des personnes. Le mot religion n’est pas présent dans
le Traité.
Pour autant, une simple approche formelle serait insuffisante. Ce n’est pas
parce qu’un thème n’est pas évoqué qu’il est automatiquement exclu de la
compétence communautaire. Par exemple, le Traité de Rome de 1957 ne
prévoit aucune compétence de la Communauté en matière de fiscalité directe ;
il ne vise expressément que les droits de douane à caractère fiscal. Or, la libre
circulation et la lutte contre les discriminations en la matière ont
progressivement redessiné la fiscalité des pays membres. D’une part, le
principe de libre circulation conduit de facto les opérateurs à comparer les
fiscalités des différents pays pour privilégier les zones les moins imposées ;
d’autre part, le principe de non-discrimination a considérablement réduit la
possibilité pour les Etats de distinguer entre les nationaux et les nonnationaux. In fine, il n’est plus possible d’envisager une réglementation
nationale fiscale sans s’interroger sur sa compatibilité avec le droit
- 192 -
communautaire. Il n’est donc pas possible de se contenter d’une recherche sur
le seul emploi des mots pour identifier une compétence communautaire.
Afin de prendre en compte cette double dynamique dans l’expression de
l’identité religieuse par les droits de l’homme, nous distinguerons :
- Section 1 : les évolutions institutionnelles ;
- Section 2 : les évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre
circulation.
SECTION 1 : LES EVOLUTIONS INSTITUTIONNELLES
Au titre des évolutions institutionnelles, nous accorderons une place
particulière aux différences sémantiques entre les traités.
La ratification du Traité d’Amsterdam signé le 2 octobre 1997 et entré en
vigueur le 1er mai 1999 constitue l’évènement le plus notable en matière de
construction européenne. Conformément à son préambule, il est donné portée
normative à deux textes :
- la Charte sociale européenne de Turin du 18 octobre 1961 qui prévoyait
que « la jouissance des droits sociaux doit être assurée sans discrimination
fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l'opinion politique,
l'ascendance nationale ou l'origine sociale ».
- la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs
de 1989 dont le préambule contient la mention suivante : « considérant que,
pour assurer l’égalité de traitement, il convient de lutter contre les
discriminations sous toutes leurs formes, notamment celles fondées sur le
- 193 -
sexe, la couleur, la race, les opinions et les croyances, et que, dans un esprit
de solidarité, il importe de lutter contre l’exclusion sociale »;
Enfin, l’article 13 de ce Traité prévoit que, « le Conseil, statuant à
l'unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du
Parlement européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue de
combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine
ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation
sexuelle ».
Il y a ici deux changements majeurs par rapport au Traité de Rome en date
de 1957. Premièrement, le Traité de Rome ne mentionnait que l’obligation
d’abolir les discriminations fondées sur la nationalité228 ; le Traité
d’Amsterdam consacre à présent un article à la lutte contre les discriminations
fondées sur la nationalité (article 12) et un autre article relatif à la lutte contre
les autres discriminations – l’article 13 précité. Le Traité prévoit deux
procédures distinctes étant entendu que la lutte contre les discriminations
relatives à la nationalité s’inscrit dans l’objectif plus large de la consécration
d’une citoyenneté européenne qui s’ajoute à la nationalité originelle (articles
17 et suivants). La religion ou la croyance sont mises sur le même plan que
d’autres éléments comme le sexe ou l’âge. Deuxièmement, le Traité
d’Amsterdam établit une jonction entre l’union européenne et les principes
dégagés par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales229. Sous ces deux aspects, le Traité consacre ainsi
228 Article 48-2 du Traité de Rome.
229 La jonction est telle qu’un éminent commentateur en droit européen, F. Sudre, a pu écrire à ce
sujet, La Communauté européenne et les droits fondamentaux après le traité d’Amsterdam : vers un
- 194 -
indirectement le droit de pratiquer sa religion comme principe de l’Union
européenne.
Le changement sémantique est pour le moins spectaculaire : jusqu’au Traité
d’Amsterdam, les quatre libertés de circulation qui constituent le pilier du
droit européen ne bénéficiaient ni du qualificatif de droits de l’homme ni de
celui de droits fondamentaux. Certes, il est possible de trouver dans la
jurisprudence ancienne de la Cour de Justice des Communautés européennes
mention de l’expression droits fondamentaux230. Pour autant, ce n’est
véritablement qu’à partir du Traité d’Amsterdam et de la jonction qu’établit
celui-ci avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales qu’intervient la rupture tant sémantique que
conceptuelle.
nouveau système européen de protection des droits de l’homme ?, Semaine Juridique, ed. Générale,
1998, I, 100 « Le Traité consacre sans équivoque la volonté de l'Union européenne de construire
son propre système de protection des droits de l'homme, largement bâti sur une absorption de la
Convention EDH. Fondé sur les mêmes valeurs, le système communautaire est nécessairement
appelé à concurrencer le système propre de la Convention EDH, dont la pérennité nous semble
désormais, paradoxalement, dépendre de la Cour de justice des Communautés européennes. Il ne
tient en effet qu'à cette dernière d'exploiter à l'avenir pleinement sa nouvelle compétence de "juge
des droits de l'homme" et de reprendre l'incomparable acquis jurisprudentiel de la CEDH pour
développer un véritable droit communautaire des droits fondamentaux... »
230
La première mention de l’expression droits fondamentaux apparaît en 1969 : CJ.C.E., Stauder, 12
novembre 1969 (aff. 29/69, Rec. p. 419) :
« La disposition litigieuse ne révèle aucun élément susceptible de
mettre en cause les droits fondamentaux de la personne compris dans les principes généraux du droit
communautaire ». Pour autant, l’identité des termes donne en droit l’illusion d’une continuité qui n’est peutêtre qu’apparente.
- 195 -
Le Traité renvoie apparemment à deux conceptions distinctes de la religion
comme élément constitutif de l’identité d’un individu : une approche classique
dans laquelle celle-ci constitue un élément parmi d’autres qui ne doit pas
inférer dans le processus décisionnel d’un employeur ; une approche plus
moderne qui repose sur l’article 9 de la Convention européenne en vertu
duquel « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de
religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction,
ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement
ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les
pratiques et l'accomplissement des rites ». L’identité religieuse comme droits
de l’homme permet d’éluder l’apparente contradiction : c’est parce que
l’individu dispose du droit de manifester sa religion en public qu’il ne doit pas
subir de discrimination.
L’analyse des textes confirme ici comme précédemment le rôle pivot de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales dans la mutation de l’argumentation pour faire valoir son
identité religieuse. Elle dessine en filigrane un contexte historique : le
basculement qui intervient à la fin du XXème siècle quant à la consécration
juridique de la religion comme fait sociologique public et non plus comme fait
uniquement cantonné dans la sphère privée.
Cette dimension prend un aspect paradoxal : d’un côté, lors de la rédaction
du Traité établissant une Constitution pour l’Europe, la question de la mention
des « valeurs chrétiennes » a été longuement débattue pour, finalement ne pas
- 196 -
être retenue231 ; de l’autre, le rôle des églises va être pleinement consacré : «
Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l'Union maintient
un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations ».
Bref, il n’y a pas d’héritage ou de valeurs communes d’inspiration religieuse
en Europe ; il existe en revanche des églises qui sont érigées en interlocuteurs
institutionnels en plus du fait que le Traité prévoit une procédure de dialogues
entre les institutions et les associations représentatives et la société civile (art.
47).
Le texte, résultat d’un compromis, érige comme valeur juridique le
relativisme : le terme organisation vise les organisations non-confessionnelles
qui, à la différence des églises ne désignent ni ne défendent aucune vérité
transcendante. Dès lors, l’invocation des droits de l’homme peut tout autant
contribuer à assurer la défense de la liberté d’expression qu’à justifier que
celle-ci soit restreinte afin d’assurer l’équilibre institutionnel. Se manifeste ici
un fait nouveau à la fin du XXème siècle : non seulement la religion devient
un élément consubstantiel de tout débat à travers le rôle conféré aux
institutions mais en plus elle n’a plus vocation à rester assujettie à des valeurs
laïcs.
La rupture est pleinement consacrée lors du Livre blanc du 25 juillet 2001
sur la gouvernance européenne : « La société civile joue un rôle important en
permettant aux citoyens d'exprimer leurs préoccupations et en fournissant les
services correspondant aux besoins de la population. Les Eglises et les
231
Pour une synthèse sur le sujet, V. Riva, Les débats intellectuels sur l'Europe au prisme du
religieux en France et en Italie, Politique européenne, n°24, 2008, p. 61-81.
- 197 -
communautés religieuses ont une contribution spécifique à apporter »232. Le
préambule de ce texte fournit les raisons avancées pour associer toujours
davantage les institutions religieuses au processus décisionnel :
- « Les dirigeants politiques de toute l'Europe sont aujourd'hui confrontés à
un véritable paradoxe. D'une part, les citoyens européens attendent d'eux
qu'ils apportent des solutions aux grands problèmes de nos sociétés. D'autre
part, ces mêmes citoyens ont de moins en moins confiance dans les institutions
et la politique, ou tout simplement s'en désintéressent ;
- les gens attendent cependant aussi de l'Union qu'elle soit en première
ligne pour saisir les possibilités de développement économique et humain
offertes par la mondialisation et pour répondre aux défis de l'environnement
et du chômage, aux interrogations sur la sécurité alimentaire, la criminalité et
les conflits régionaux ».
Rupture considérable avec la conception française, les avis des institutions
religieuses sur les questions de société ne concernent plus uniquement les
croyants mais bien l’ensemble de la société : ces avis ont vocation à être
éventuellement pris en compte dans l’élaboration des politiques européennes.
Une telle mutation institutionnelle découlerait soit d’une prise en compte de
la diversité des populations européennes, soit d’une mutation plus profonde
que les textes auraient par ce biais enregistré, soit d’une conception
idéologique de la société émanant des institutions européennes. En cela,
l’étude des manifestations de cette mutation à travers le prisme du contentieux
232
Gouvernance européenne, Un livre blanc/COM/2001/0428 final/Journal officiel n° 287 du
12/10/2001 p. 1–29.
- 198 -
des droits de l’homme vise à mieux en saisir la portée. La rupture est
néanmoins considérable : à compter de cette date, l’Europe ne se préoccupe
plus uniquement de questions économiques mais également de religions. Le
concept de société civile n’est en outre désormais plus dissociable de
l’intervention desdites institutions religieuses, ce qui, si on s’en tient aux
études qui ont été consacrées à ce concept, représente une évolution
considérable. Dans la conception française, la religion reste un élément de la
sphère privée et non de la société civile.233
En résumé, l’évolution du cadre institutionnel communautaire se caractérise
par le passage d’un droit de prime abord centré sur des questions juridiques
propres à la vie des affaires à un corps de règles propres à intervenir dans tous
les domaines de la vie quotidienne avec comme règles cardinales celles
relatives aux droits fondamentaux. En parallèle à cette évolution, les
institutions communautaires ont érigé les religions et leurs représentants en
composants de la société civile et contribué à leur conférer une dimension
publique. A l’identique avec ce qui a pu être observé avec les textes
internationaux, nous pouvons constater un véritable basculement autour des
années 1999-2001.
L’analyse des évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre
circulation permet de prolonger ce constat à l’aune de problèmes concrets.
233
Cf le numéro de la revue du C.U.R.A.P.P. publiée par les Puf consacrée à la société civile en
1986 sous la direction de R. Draï, et plus spéc. l’article de P. Dauchy, Identité individuelle,
conception du monde et réseaux d'appartenance, p. 117-128 qui ne mentionne pas l’éventuelle
affiliation à une église comme élément constitutif de l’identité individuelle ni la place des églises
dans la société civile. On retrouve 21 ans plus tard la même absence, en 2007, dans le numéro 30 de
la revue Agir intitulée Sociétés civiles et pouvoir.
- 199 -
SECTION 2 : LES EVOLUTIONS LIEES A LA MISE EN ŒUVRE DES PRINCIPES DE
LIBRE CIRCULATION
Comparée à l’étape précédente qui reposait sur l’analyse de la succession
des différents traités, l’appréhension des évolutions liées à la mise en œuvre
des principes de libre circulation nécessite ici de traiter un ensemble de
sources disparates : le droit dérivé et surtout la jurisprudence.
La quantité des textes et des arrêts rendus depuis les débuts du droit
communautaire rend matériellement impossible une recherche systématique.
La recherche est d’autant moins aisée que la base de données synthétisant les
sources communautaires est loin d’être performante. Nous avons donc décidé
de procéder à des recherches par mots clés sur la base de données Lexis Nexis.
Il est bien évident que le résultat obtenu est loin d’être parfait : si la législation
européenne bénéficie d’une reproduction intégrale, il n’en va pas de même de
la jurisprudence – seule les arrêts postérieurs à 1989 sont accessibles.
Pour autant, cela ne devrait pas entamer la pertinence de la recherche
compte tenu du fait qu’en dépit des marges d’interprétation dont disposent les
juges, ceux-ci n’en restent pas moins tenus par les textes. Or, la référence à la
religion dans les textes constitutifs intervient, comme nous l’avons montré,
uniquement à compter du Traité d’Amsterdam. Dès lors, si une jurisprudence
antérieure a soulevé un problème d’identité religieuse sous l’angle des
questions de libre circulation, cela relève davantage du caractère anecdotique
que d’un véritable questionnement juridique visant à provoquer une mutation
sociologique234.
234
Nous reviendrons sur ce point à travers la mutation de la référence aux droits de l’homme dans le
contentieux interne.
- 200 -
Dans ce cadre, le choix des mots clés pose deux problèmes :
- d’une part, le terme « religion » ou « religieux » peut être utilisé comme
faisant référence à un ensemble de pratiques sans pour autant renvoyer à une
question d’identité religieuse ;
- d’autre part, le terme « religion » ou « religieux » peut être utilisé dans le
cadre d’une énumération à l’instar de ce qui ressort en matière de lutte contre
les discriminations.
Ce n’est donc pas parce que ces termes sont présents dans des textes ou
arrêts qu’il y a véritablement en jeu une question d’identité.
Pour éviter toute interférence avec le droit relatif à l’application de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale,
nous avons rajouté les termes « droit communautaire ». Pour identifier
précisément la période au cours de laquelle la référence à l’identité religieuse
est devenue courante, nous avons répété la recherche en limitant son domaine
à des périodes décennales.
Les résultats sont exposés sur la base de la distinction entre droit dérivé
(paragraphe 1) et jurisprudence (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : LE DROIT DERIVE DANS SON ACCEPTION LA PLUS LARGE
Le droit dérivé désigne l’ensemble des textes qui ont pour objet la
réalisation des objectifs communautaires, soit principalement les règlements,
les directives et les recommandations. La base de données Lexis Nexis, sous
l’appellation Législation UE englobe dans une perspective large également les
questions parlementaires, les rapports de la Commission, les propositions de
textes depuis la création de la Communauté européenne… Elle permet donc
- 201 -
d’identifier précisément l’émergence de la problématique religieuse au sein
des institutions européennes.
Sur cette base de données, la subdivision par décennie d’une recherche
portant sur les mots « Droit communautaire » et « religion » donnent les
résultats suivants :
- de 1957 au 1er janvier 1980 : aucune occurrence ;
- du 1er janvier 1980 au 1er janvier 1990, une occurrence anecdotique à
propos d’un litige en matière de concurrence ;
- du 1er janvier 1990 au 1er janvier 2001, 59 occurrences ;
- du 1er janvier 2001 au 1er septembre 2011, 205 occurrences.
Ces résultats confirment le tournant institutionnel identifié précédemment,
ce qui est somme toute logique puisque le droit dérivé dépend des Traités.
L’analyse des différents textes permet de dégager la conception de la religion
que l’Union européenne véhicule. Nous distinguerons pour cela les deux
périodes clés : la période du 1er janvier 1990 au 1er janvier 2001 (1) et la
période du 1er janvier 2001 au 1er septembre 2011 (2).
1) LA QUESTION RELIGIEUSE DANS LE DROIT DERIVE : 1990-2001
S’agissant de la décennie 1990-2000 avec comme limite le 1er janvier 2001,
il nous a paru judicieux de la scinder en distinguant la période antérieure (a) à
la signature du Traité d’Amsterdam et la période postérieure (b). Les résultats
sont les suivants :
a) du 1er janvier 1990 au 1er janvier 1998
Nous dénombrons 28 résultats desquels il faut soustraire deux mentions du
Traité d’Amsterdam. Sur les 26 résultats restants, nous trouvons :
- 202 -
- Rapport annuel relatif à l'exercice 1990 de la Cour des comptes des
communautés européennes, accompagné des réponses des institutions qui fait
état du nombre de cours de religion dispensés dans les écoles européennes de
façon statistique sans donner d’autre précision sur le contenu de
l’enseignement235 ;
- cinq questions écrites,
- deux relatives à la nécessité de préciser les orientations politiques de la
Communauté européenne en matière de droits de l’homme – les réponses
rappellent le principe de non-discrimination notamment en matière
religieuse236,
- une question relative à l’éventuel rôle reconnu aux Eglises dans le
futur Traité européen ;
- une question relative au respect du principe de non-discrimination
dans la réglementation espagnole237 ;
- une question relative à la liberté d’opinion, de conscience et de
religion : « Lors de l'élaboration de la législation, comment la Commission
veille-t-elle à garantir les convictions sincères des minorités religieuses (et
autres) authentiques ? Estime-t-elle qu'il n'est pas nécessaire de prévoir des
dérogations spécifiques dans les règlements et directives portant sur des
235
Journal Officiel du 13 décembre 199– n° C 324 – p. 1.
236
Question écrite n° 3029/97 et 3030/97 de Amedeo Amadeo à la Commission Droits de l'homme,
Journal Officiel du 30 avril 1998– n° C 134 – p. 61.
237
Question E-0369/96 posée par Nel van Dijk (V) à la Commission (22 février 1996), Journal Officiel du
26 juillet 1996 – n° C 217– p. 30.
- 203 -
questions de conscience ou de croyance car elle escompte que ceux-ci soient
appliqués de manière conforme à la liberté d'opinion de conscience et de
religion ? » 238.
- sept mentions à propos de projets de directives dans lesquels le terme
religion s’inscrit dans la perspective plus globale de l’interdiction de diffuser
des programmes pouvant inciter à la haine raciale ou de celle propre à la nondiscrimination.
La grande nouveauté institutionnelle et substantielle procède de deux
catégories de textes : les résolutions du Parlement européen et les avis du
Comité économique et social.
Nous pouvons dénombrer trois résolutions du Parlement européen en
matière de droits de l’homme en 1994, 1995 et 1997 : le lien entre identité
religieuse et droits de l’homme se manifeste de façon générale par la référence
à l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales et, de façon plus particulière de la manière suivante :
- 1994 : « l'objection de conscience au service militaire est inhérente à
la notion de liberté de pensée, de conscience et de religion ; condamne les
Etats membres qui ne protègent pas un tel droit et invite instamment les Etats
membres à garantir et à protéger ce droit »239. Autrement dit, - mais compte
tenu de ce que nous avons exposé précédemment, cela ne nous surprend plus , formellement, le Parlement européen donne valeur normative à des textes
238
Question écrite E-1190/97 posée par Shaun Spiers (PSE) à la Commission (3 avril 1997), Journal
Officiel du 18 octobre 1997– n° C 319 – p. 243.
239
Résolution sur le respect des droits de l'homme dans l'Union européenne (1994), Journal Officiel
du 28 octobre 1996– n° C 320– p. 36.
- 204 -
internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme de
1948 alors même que celle-ci ne dispose pas d’une telle force en droit
interne – la référence est d’autant plus surprenante que la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a précisément
pour objet de donner une force normative régionale à la Déclaration
universelle. Sur le fond, le droit de pratiquer sa religion permet, grâce à la
référence aux droits de l’homme de s’opposer aux exigences étatiques.
- 1995240 : « la liberté religieuse implique l'abolition de toutes les
discriminations entre les religions, les rites et les cultes et réaffirme sa
position demandant que les gouvernements des États membres n'accordent
pas systématiquement le statut d'organisation religieuse et envisagent la
possibilité de priver les sectes, qui se livrent à des activités clandestines ou
criminelles, de ce statut qui leur assure des avantages fiscaux et une certaine
protection juridique » – nous avons ici le cadre de la contestation du
référendum suisse sur l’interdiction de construire des minarets.
Paradoxalement, lorsque le même Parlement prend une résolution sur la
situation en Algérie en 1997, il se garde bien de mentionner le droit de
pratiquer sa religion – « le Parlement appelle le gouvernement algérien à
approfondir le dialogue avec toutes les forces politiques et composantes
démocratiques du pays qui rejettent le recours à la violence, afin de sortir le
pays de la situation tragique dans lequel il est plongé et de permettre le
240
Résolution sur le respect des droits de l'homme dans l'Union européenne (1995), Journal Officiel
du 28 avril 1997– n° C 132– p. 31.
- 205 -
rétablissement de l'Etat de droit et le respect des droits de l'homme, y compris
la liberté de la presse et le droit de manifester »241.
En 1997, le Parlement prend une résolution sur le racisme et la xénophobie
dans laquelle la religion est énumérée au même titre que d’autres facteurs
constitutifs de discrimination comme « le sexe, la race, la couleur, la langue,
les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou
sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou
toute autre situation »242. Nous avons donc sur le plan institutionnel une
cohabitation entre deux conceptions de la religion :
- une conception que l’on peut qualifier de passive : la religion est un
élément de l’identité de la personne qui, au même titre que d’autres éléments,
ne doit pas servir à fonder une discrimination – c’est la conception classique
de la religion reléguée à la sphère privée ;
- une conception que l’on peut qualifier d’active : la religion n’est pas
uniquement un élément de l’identité de la personne, c’est également un facteur
qui doit être pris en compte et justifier des changements sociaux.
Cette double conception apparaît de façon encore plus flagrante au niveau
des résolutions du Comité économique et social. Ce comité dont les avis sont
transmis à toutes les instances européennes se veut le vecteur de l’expression
de la société civile sur le plan institutionnel.
241
Résolution sur la situation politique en Algérie, Journal Officiel du 6 octobre 1997–n° C 304– p.
117.
242
Résolution sur le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme et sur l'Année européenne contre le
racisme (1997), Journal Officiel du 24 février 1997– n° C 55– p. 17.
- 206 -
Le premier avis en date de 1994 porte sur les politiques de migration et
d’asile243. Deux phrases méritent ici d’être relevées :
- « Conformément aux traditions européennes les plus nobles, il faut
garantir la protection des êtres humains qui, à cause de leurs convictions
politiques, de leur nationalité, de leur appartenance à une communauté
ethnique, raciale ou religieuse, se voient exposés à des poursuites ou voient
leur vie menacée.
- Une politique européenne d'immigration ne peut réussir et donc être utile
aux individus concernés que si les autorités compétentes nationales et
internationales font participer les groupes sociaux, religieux et de défense des
droits de l'homme à la réalisation de ce devoir humanitaire ».
Bref, comme indiqué précédemment une double conception de la religion :
d’un côté, une neutralité politique qui, effectivement, s’inscrit dans la tradition
européenne des Lumières de tolérance ; de l’autre, l’idée que les religions
doivent s’investir dans la société pour réaliser des objectifs humanitaires, ce
qui constitue en 1994 une véritable nouveauté, sans qu’il soit possible de
prétexter comme cela sera fait par la suite, la présence de populations encore
fortement attachées aux traditions religieuses. Même si la causalité en matière
de changements sociaux ne saurait être unilatérale, on ne peut donc écarter
que la pensée institutionnelle ait progressivement modifié le substrat social.
243
Avis sur la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les politiques
d'immigration et d'asile (94/C 393/13) Journal Officiel du 31 décembre 1994– n° C 393– p. 69.
- 207 -
Plus encore, là où le texte est singulièrement novateur, c’est qu’il préfigure
pleinement ce que l’on appelle la politique d’accommodements raisonnables à
partir de l’exemple canadien.
- « Le Comité économique et social conçoit l'intégration comme un
processus basé sur la réciprocité. C'est pourquoi une politique globale
d'intégration ne peut viser exclusivement les populations migrantes. Les
populations nationales doivent également y être associées, afin que les
mesures d'intégration en direction de la jeunesse, de l'école et de l'emploi
puissent atteindre l'objectif d'améliorer la compréhension réciproque.
- Dans le cadre d'une politique active d'intégration, l'information sur les
causes de fuite et d'immigration ainsi que sur les différences culturelles des
immigrants doit être davantage soutenue, afin de faire accepter l'admission de
réfugiés et de migrants.
Le Comité réitère son point de vue, selon lequel la lutte contre la
xénophobie et le racisme ainsi que la protection des droits fondamentaux de
toutes les personnes à l'intérieur de l'Union européenne sont à la base de la
pensée européenne ».
Dès 1994, la réalisation du « devoir humanitaire » se matérialise par la
nécessité pour les Etats de mettre en place une véritable politique fondée sur le
relativisme culturel. Les droits de l’homme sont présentés comme l’un des
vecteurs pouvant faciliter cette réalisation au nom de l’égalité. Il y a bien ici
une rupture dans la diffusion des idées : contrairement à la conception issue de
la Révolution française, ce ne sont pas les idées des penseurs qui influencent
le politique mais les institutions qui pré-déterminent le comportement des
individus.
- 208 -
Le deuxième avis porte sur l’importance du rôle des associations de
solidarité et notamment celles d’inspiration religieuse244. Il y a ici confirmation
du fait que les institutions européennes reconnaissent l’importance du facteur
religieux dans la société.
Cette tendance va s’accentuer sur les deux années suivantes après la
promulgation du Traité d’Amsterdam.
b) du 1er janvier 1998 au 1er janvier 2001
Durant cette période, l’association des termes « droit communautaire » et
« religion » renvoie à 43 textes que l’on peut classer de la manière suivante :
- Autres (15), rubriques qui contient principalement des rapports rendus par
la Commission auprès des autres institutions européennes – la religion y est
appréhendée uniquement sous l’angle du principe de non-discrimination ;
- Communication de la commission (1)
- Directives (3)
- Décisions (3)
- Position commune du Conseil (2)
- Proposition ou avis (13)
- Question écrite (4)
- Résolution législative du Parlement (1).
244
Avis du Comité économique et social sur la «Coopération avec les associations de solidarité en tant
que partenaires économiques et sociaux dans le domaine social», Journal Officiel du 9 mars 1998– n° C 73–
p. 92.
- 209 -
La majorité des occurrences porte sur le principe de non-discrimination au
titre desquels la religion est un facteur parmi d’autres. En revanche, les textes
étudiés ci-après renvoient à une vraie conception de la société dans laquelle la
religion doit jouer un rôle.
Sur les quatre questions écrites, trois portent sur l’invocation des droits des
individus pour faire valoir leurs prétentions religieuses par delà la
réglementation nationale. Une des questions écrites invoque les droits
fondamentaux de l’individu pour contester une disposition législative grecque
sur le fondement duquel les églises orthodoxes ont empêché l’installation d’un
centre bouddhiste245. Il y a bien ici une invocation des droits fondamentaux
pour faciliter l’exercice de tous les cultes sans distinction indépendamment de
la culture dominante.
Une deuxième question porte cette fois sur l’imposition d’offrandes de
fidèles pour soulever la question de la compatibilité du droit français à propos
du caractère non-déductible des dons effectués au profit des témoins de
Jehovah246.
C’est un exemple de la dynamique d’uniformisation résultant du principe de
libre circulation. En dépit des différences de valeurs et de cultures existant
entre les pays, la lutte contre les discriminations religieuses se double pour
l’individu par l’entremise de leurs représentants d’une invocation des droits de
l’homme pour imposer leur conception des choses. A l’aune de ce qui vaut
245
Question écrite P-2161/00 posée par Marco Cappato (TDI) au Conseil. Liberté religieuse en
Grèce, Journal Officiel du 20 mars 2001– n° C 089 E– p. 155.
246
Question écrite n° 2283/98 de Raimo Ilaskivi à la Commission. Imposition des offrandes de
fidèles, Journal Officiel du 29 avril 1999– n° C 118 p. 51.
- 210 -
dans un pays, à l’instar du statut de religion pour les témoins de Jehovah, un
requérant conteste la réglementation interne.
Une troisième question posée par le gouvernement anglais conteste le droit
du gouvernement de demander à une femme lors des contrôles d’identité aux
frontières de dévoiler son visage recouvert par une burqa. La formulation de la
question introduit une nuance dans la conception de la religion : « Cet incident
intolérable a suscité un profond émoi dans la famille de l'intéressée, dont les
membres se sont ainsi vu dénier le droit à la liberté de circulation dévolu aux
citoyens de l'Union. Force est malheureusement de constater que les citoyens
de l'UE membres de minorités ethniques sont régulièrement victimes, en
voyage, d'incidents analogues »247. Alors que les droits sont supposés
individuels est ici invoquée la qualité de minorités ethniques.
L’Avis Comité des régions sur « Le processus d'élaboration d'une Charte
des droits fondamentaux de l'Union européenne »248 donne véritablement corps
à cette idée d’une nécessaire protection des minorités en tant que telles au
regard de leurs pratiques religieuses - « Droit des minorités à la protection de
leur religion, de leur langue et de leur culture ». La justification avancée est la
suivante : « Dans une Union européenne de plus en plus multiculturelle,
multiraciale, multiethnique, le sujet de l'égalité des chances est un thème
"horizontal" qui recoupe un certain nombre de ces droits ». Le renforcement
247
Question écrite n° 2892/98 de Susan Waddington à la Commission. Traitement réservé par la
police française des frontières aux détenteurs d'un passeport britannique, Journal Officiel du 29 avril
1999– n° C 118– p. 161.
248
Avis du Comité des régions sur Le processus d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne, Journal Officiel du 6 juin 2000– n° C 156– p. 1.
- 211 -
de la lutte contre les discriminations s’inscrit dans une perspective plus large
que celle d’un simple respect de l’égalité des droits des individus : reconnaître
les
pratiques
religieuses
mais
également
l’existence
d’une
société
multiculturelle.
La directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création
d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et
de travail consacre cette rupture à travers ses dispositions suivantes : « la
présente directive est donc sans préjudice du droit des églises et des autres
organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou
les convictions, agissant en conformité avec les dispositions constitutionnelles
et législatives nationales, de requérir des personnes travaillant pour elles une
attitude de bonne foi et de loyauté envers l'éthique de l'organisation »249.
En parallèle à la consécration du rôle des religions dans l’espace public,
c’est donc bien une autre conception de la société qui s’est progressivement
diffusée tant dans les textes que dans les pratiques sociales, à savoir, pour ce
qui nous concerne, la revendication de la reconnaissance toujours plus grande
de la pratique religieuse. Autrement dit, la dimension purement juridique de la
lutte contre les discriminations a permis de véhiculer un vrai changement de
société dont peut-être l’expression la plus aboutie se trouve dans ce texte en
date de 2008 : « faire prendre qu’il est important de considérer les droits de
l'homme comme le fondement premier de la coexistence dans une société
multiculturelle. Dans cette logique, la société civile organisée doit être un
moteur important de l'aspiration à instaurer une société dans laquelle tous
249
Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en
faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, JO L 303 du 2.12.2000, p. 16–22.
- 212 -
jouiraient des mêmes droits (sociaux, politiques et économiques) et
assumeraient les mêmes devoirs »250.
Pour résumer, la période 1990-2000 marque un tournant qui se manifeste de
la façon suivante :
- le Comité économique et social européen définit un véritable modèle de
société ;
- la référence aux droits de l’homme s’impose dans les références des
institutions, celles-ci n’hésitant pas à invoquer des textes qui ne disposent pas
de portée normative dans les droits internes des Etats membres ;
- le principe de non-discrimination au titre desquels intervient l’interdiction
de prendre en compte la religion de la personne ne constitue qu’une facette du
discours des institutions sur la religion ; en parallèle, c’est véritablement la
consécration de celle-ci qui est recherchée, voire encouragée ;
- le principe de libre circulation des personnes justifie la contestation des
réglementations internes en dépit des différences culturelles ;
- le droit de l’homme de pratiquer sa religion ne concerne plus uniquement
l’individu mais les minorités en tant que telles.
La période 2001-2011, période à laquelle on assiste, comme nous l’avons
déjà indiqué, à une véritable explosion de la question religieuse sur le plan
européen confirme naturellement les éléments précédemment identifiés.
2) LA QUESTION RELIGIEUSE DANS LE DROIT DERIVE : 2001-2011
250
Avis du Comité économique et social européen sur la Prévention du terrorisme et de la
radicalisation violente, Journal Officiel du 19 août 2008– n° C 211– p. 61.
- 213 -
La base de données Lexis Nexis, toujours à partir des mots « Droit
communautaire » et « religion » renvoie à 205 textes sur la période comprise
entre le 1er janvier 2001 et le 1er septembre 2011. Ces textes se répartissent
comme suit :
- Accords avec des pays tiers ou organisation internationale (3), catégorie
révélatrice de la montée en puissance des institutions européennes sans pour
autant que les textes relevés expriment autre chose que le traditionnel principe
de non-discrimination en matière religieuse.
- Autres (54)
- Avis des comités (16)
- Communication de la commission (12)
- Directives (12)
- Décisions (13)
- Position commune du Conseil (9)
- Proposition ou avis (64)
- Question écrite (14)
- Rapport de la Cour des comptes (1)
- Règlements (5)
- Résolution législative du Parlement (2)
Dans l’ensemble, la mention de la religion s’effectue dans le cadre du
rappel du principe de non-discrimination avec quelques nuances significatrices
des évolutions déjà relevées.
- 214 -
S’agissant des 14 questions écrites, on peut identifier un cas de contestation
d’une réglementation nationale sur le fondement des droits de l’homme – cas
du port du turban des sikhs au regard du principe de laïcité – mais surtout
constater que, dans 8 cas sur 14, la question soulève un problème relatif à
l’atteinte du droit d’une minorité et non d’un membre d’une minorité. La
formulation de la question à propos des sikhs est parfaitement révélatrice de
cette tendance : « La Commission est-elle informée de la discrimination dont
fait preuve la France à l'égard des Sikhs, en interdisant le port du turban sur
les photographies d'identité? Estime-t-elle que cette pratique est acceptable
de la part des autorités françaises »251? Enfin, dans un cas, la question porte
effectivement sur un problème de liberté religieuse ; la réponse soulève un
problème d’incompétence252.
Les 7 autres questions portent davantage sur des problèmes de minorités
linguistiques. Une évolution se confirme à travers les réponses données par la
Commission : la référence par la Commission à l’article 27 du Pacte
international relatifs aux droits civils et politiques sur les droits des minorités
alors même que la France a émis des réserves quant au respect de ce texte253.
251
Question écrite E-2663/02 posée par Glyn Ford (PSE) à la Commission. Discrimination de la
part des autorités françaises, Journal Officiel du 12 juin 2003 – n° C 137E– p. 104.
252
Question écrite P-2161/00, posée par Marco Cappato (TDI) au Conseil (22 juin 2000) Objet :
Liberté religieuse en Grèce, Journal Officiel du 20 mars 2001– n° C 089 E– p. 155.
253
Par exemple, Question écrite E-3768/02 posée par Erik Meijer (GUE/NGL) à la Commission (23
décembre 2002). Objet : Respect des droits linguistiques reconnus à différentes reprises de la
minorité slovène de Carinthie (Autriche) avant l'adhésion de la Slovénie à l'Union européenne,
Journal Officiel du 3 juillet 2003– n° C 155 E– p. 185, avec comme réponse : « Les droits des
minorités font partie des principes énoncés dans le premier paragraphe de l'article 6 du traité sur
- 215 -
Nous avons cependant déjà vu que les réserves étatiques n’excluaient pas la
critique d’organes externes.
Pour autant, cela ne signifie pas que le nombre de questions religieuses sur
la base des droits de l’homme ait diminué. En effet, le 1er novembre 1998 est
entré en vigueur le Protocole n°11 relatif au fonctionnement de la Cour
européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales. En vertu de ce
texte, la Cour dispose d’une compétence directe et exclusive de juger les
requêtes individuelles fondées sur une prétendue violation de la Convention
européenne. Il n’est ainsi plus nécessaire de solliciter la Commission
européenne sur ces sujets, ce qui explique pourquoi un tel sujet, à compter de
2004 n’est plus soulevé dans le cadre des questions écrites. Cette
modification, comme nous le verrons, a été considérable. Pour reprendre le
rapport de la Cour européenne sur ce point, « plus de 93 % des arrêts rendus
par la Cour depuis sa création en 1959 l’ont été entre 1998 et 2010 »254. Le
contentieux s’est donc déplacé et peut désormais s’exprimer pleinement sur la
base des droits de l’homme et non uniquement grâce au principe de nondiscrimination.
En parallèle, les institutions ont continué à promouvoir leur conception de
la société, principalement dans des documents classés dans la catégorie autres
ou dans les avis du Comité économique et social européen.
l'Union européenne. Ces principes, qui ont été posés par diverses conventions internationales, ont
été réaffirmés solennellement par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ».
254
La Cour européenne des droits de l’Homme, Faits et chiffres, 2010, Publications du Conseil de
l’Europe, p. 7.
- 216 -
Nous pouvons relever 16 avis du Comité économique et social européen
dont les avis articulent une vision de la société très structurée. Sur ces 16 avis :
- 9 d’entre eux s’inscrivent dans le cadre de la lutte de la discrimination
au regard de la politique globale de l’Union européenne ;
- 7 avis proposent une meilleure prise en compte de la religion dans la
société.
En 2000, l’avis porte sur Le processus d'élaboration d'une Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne. Le principe de la société multiculturelle
est acquis - « Dans une Union européenne de plus en plus multiculturelle,
multiraciale, multiethnique, le sujet de l'égalité des chances est un thème
"horizontal" qui recoupe un certain nombre de ces droits »255. C’est sur ce
fondement qu’est proposé un renforcement des droits fondamentaux dont bien
évidemment le droit de pratiquer sa religion.
En 2003, le Comité propose une véritable rupture politique pour favoriser
cette évolution : « Accorder la citoyenneté de l'Union aux ressortissants de
pays tiers résidant de façon stable dans l'UE permettrait de supprimer
certaines discriminations dont souffrent un grand nombre de personnes »
parmi lesquelles il y a les discriminations religieuses. Pour la première fois, à
notre connaissance, s’exprime une volonté manifeste de disjoindre la
citoyenneté de la nationalité en rupture avec les principes de la Déclaration
des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 – « L'Europe est plurielle dans
tous les sens, elle est interculturelle par essence. La base de l'UE n'est pas la
255
Journal Officiel du 6 juin 2000– n° C 156 – p. 1, Avis du Comité des régions sur « Le processus
d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ».
- 217 -
« nation européenne ». La citoyenneté européenne ne peut pas être basée
uniquement sur la nationalité. La citoyenneté européenne doit dépasser la
simple somme des ressortissants des États membres pour constituer une
citoyenneté politique, plurielle, intégratrice et participative… » l’enjeu est de
« placer au plus haut niveau de l'agencement institutionnel communautaire
l'engagement en faveur d'un traitement équitable des ressortissants des pays
tiers afin de promouvoir et faciliter l'intégration civique des ressortissants des
pays tiers résidant de manière stable et régulière dans l'un des États membres
de l'UE (égalité devant la loi) »256. Par voie de conséquence, toutes les
pratiques religieuses se trouvent indirectement mises sur le même plan
puisque l’égalité devant la loi a pour corollaire le respect des l’égalité des
droits dont celui de pratiquer sa religion.
Cette logique est clairement affirmée à propos d’un avis sur l’élargissement
du principe de non-discrimination. Le Comité économique « appelle la
Commission à indiquer de quelle façon elle compte intégrer les groupes
couverts par la Charte des droits fondamentaux dans les nouvelles directives
sur la non-discrimination en vigueur, vu qu'elles seront incorporées dans le
nouveau Traité, préconise, en ce qui concerne l'intégration du thème de
l'égalité, l'existence de mécanismes assurant que les problèmes et les
principes d'égalité sont pris dûment en considération dans la formulation, la
gestion et l'évaluation de toutes les politiques ». Se confirme ici le passage
d’un droit dont les tenants sont les individus à un droit dont les destinataires
sont les membres de groupes. Plus encore, le politique est mis sous condition
du respect des droits. Le Comité accentue en outre la dimension performative
256
Avis du Comité économique et social européen sur « L'accès à la citoyenneté de l'Union
européenne »" (2003/C 208/19), Journal Officiel du 3 septembre 2003– n° C 208– p. 76.
- 218 -
des règles par delà les principes procéduraux concernant l’applicabilité de
celles-ci257. Enfin, nous passons progressivement d’un ordre inter-étatique à un
ordre inter-régional. La réalisation des aspirations communautaristes
religieuses dépend dans cette configuration du poids démocratique des
électeurs religieux à l’instar de la situation concordataire en Alsace-Moselle
ou des Lander allemands. Impact de la neutralité juridique, les textes adoptés
ignorent les conditions historiques de production des différentes situations ou
leurs spécificités politiques.
La recommandation relative à l’intégration des Roms se veut une
illustration des principes affirmés. Les Roms sont pris comme exemple de
population qu’il convient d’intégrer dans « la culture européenne »258 mais le
propos est très général : « La nécessité d'un changement radical des relations
entre les minorités, en particulier les Roms, et la majorité de la population,
leur intégration et avec elle, l'évolution de leurs conditions socioéconomiques
constituent un processus de longue haleine ». Le changement radical renvoie à
la nécessité de préserver ce qui constitue l’identité commune de ces
minorités : « notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur
langue »259.
Dans le prolongement de cette dynamique, le Comité se prononce pour une
conception de la discrimination qui ne soit pas cantonnée au marché de
257
Avis du Comité des régions sur le Livre vert « Egalité et non-discrimination dans l'Union
européenne élargie », Journal Officiel du 22 mars 2005– n° C 71– p. 62.
258
Sauf erreur de notre part, la dispersion des Roms ne signifie pas qu’ils sont dépourvus de
nationalité, donc de droits.
259
Avis du Comité économique et social européen sur L'intégration des minorités - Les Roms, JO C
27 du 03.02.2009, p. 88.
- 219 -
l’emploi ni aux seuls ressortissants communautaires260 et critique les politiques
d’immigration menées par les Etats. Là encore, le Comité se rattache à la
dimension performative des règles pour affirmer comme principe le caractère
universel des droits de l’homme et la nécessaire mise sous condition de
respect des politiques nationales. Or, la référence n’est pas neutre :
l’aboutissement de la référence à la dimension universelle des droits, c’est la
fin de la référence à la nation, c’est donc la fin des politiques d’immigration261.
Nous assistons donc à une véritable dynamique institutionnelle de
dépolitisation des compétences étatiques au nom du respect des droits de
l’homme.
La catégorie Autres – 54 occurrences – présente également un grand intérêt
car elle regroupe les communications de la Commission ainsi que sur les
Résolutions du Parlement. Nous avons donc, avec ce qui a déjà été exposé, le
corpus complet des orientations retenues par les institutions communautaires.
S’agissant du Parlement européen, les résultats présents (3) ne donnent pas
l’impression qu’il intervient souvent sur les questions religieuses. Pour autant,
ses résolutions révèlent une double orientation :
- la validation dans le droit fil des avis du Comité économique des choix
effectués par celui-ci : nécessité d’une protection des minorités en tant que
260
Avis du Comité économique et social européen sur le thème Etendre les mesures de lutte contre
la discrimination aux domaines au-delà de l'emploi - Pour une directive unique et globale de lutte
contre la discrimination, Journal Officiel du 31 mars 2009– n° C 77– p. 102.
261
Avis du Comité économique et social européen sur le thème Le respect des droits fondamentaux
dans les politiques et la législation relatives à l'immigration (avis d'initiative), Journal Officiel du 18
mai 2010– n° C 128– p. 29.
- 220 -
telles - « les questions relatives aux minorités au sein l'Union ne se voient pas
conférer un degré de priorité suffisant dans l'ordre du jour de cette dernière
(…) les droits des minorités font partie intégrante des droits fondamentaux de
l'homme et juge nécessaire de distinguer clairement les minorités (nationales),
les immigrants et les demandeurs d'asile »262. La protection des roms, situation
historique exceptionnelle s’il en est, est érigée en exemple de ce qu’il convient
de faire en matière de protection des minorités263. Il est donc logique
d’invoquer les droits de l’homme au titre de la défense de l’identité religieuse
des minorités.
- la définition de moyens pour atteindre l’objectif d’égalité à l’instar :
- d’un texte de principe sur la non-discrimination mais également la
création d’une procédure de discrimination positive264 ;
- d’un renforcement des moyens visant à assurer le plein
épanouissement des minorités - « il importe de protéger et promouvoir les
langues régionales et minoritaires, dans la mesure où le droit de parler sa
langue maternelle et de suivre sa scolarité dans celle-ci est l'un des droits les
262
Résolution du Parlement européen sur la protection des minorités et les politiques de lutte contre
les discriminations dans l'Europe élargie (2005/2008(INI)), Journal Officiel du 25 mai 2006– n° C
124E– p. 405.
263
Résolution du Parlement européen du 20 mai 2008 sur les progrès réalisés en matière d'égalité
des chances et de non-discrimination dans l'Union européenne (transposition des directives
2000/43/CE et 2000/78/CE) (2007/2202(INI)), Journal Officiel du 19 novembre 2009– n° C 279E–
p. 23 : « les minorités, et en particulier la communauté rom, doivent bénéficier d'une protection
sociale spécifique, étant donné que les problèmes d'exploitation, de discrimination et d'exclusion
auxquels elles sont confrontées ».
264
Idem.
- 221 -
plus fondamentaux; accueille avec satisfaction les mesures prises par les États
membres en ce qui concerne le soutien au dialogue interculturel et
interreligieux, qui est vital pour que les minorités religieuses et culturelles
puissent pleinement jouir de leurs droits »… le tout ayant pour finalité « le
respect de la diversité culturelle, religieuse et linguistique »265. C’est donc bien
à l’aune des droits fondamentaux qu’il devient courant d’évoquer non
seulement le respect de l’identité religieuse individuelle mais également
collective.
S’agissant des communications de la Commission266, elles ne présentent pas
de réelles particularités soit parce qu’elles se contentent d’énumérer la
nécessité de lutter contre les discriminations religieuses comme principe
cardinal267, soit parce qu’elles confirment les orientations définies par les
organes précédents268. Un nouveau paramètre est toutefois introduit : la
265
Résolution du Parlement européen du 14 janvier 2009 sur la situation des droits fondamentaux
dans l'Union européenne 2004-2008 (2007/2145(INI)), Journal Officiel du 24 février 2010 – n° C
46E– p. 48.
266
Les 12 occurrences classées dans la catégorie Communication de la Commission portent
principalement sur des rapports d’étapes et ne présentent pas une conception particulière de la
religion puisque ces textes se contentent de rappeler les grands principes.
267
Programme législatif et de travail de la Commission pour 2008/ COM/2007/0640 final.
268
Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen établissant un programme
cadre de solidarité et de gestion des flux migratoires pour la période 2007-2013 {SEC(2005) 435}/
COM/2005/0123 final : « Aider la société à s'adapter à la diversité en sensibilisant davantage la population
d'accueil aux réalités concernant la migration et les personnes concernées, en développant la tolérance
envers d'autres cultures et religions et en contribuant ainsi à renforcer la cohésion sociale, en favorisant le
dialogue et l'interaction entre les migrants et la population d'accueil et en faisant participer activement des
organismes privés (y compris des PME) au processus d'intégration
- 222 -
».
condamnation du terrorisme et la nécessité pour lutter contre ce phénomène de
favoriser le dialogue inter-religieux ainsi que de privilégier « une approche
holistique de l'intégration comprenant non seulement un accès au marché du
travail pour tous les groupes, mais aussi des mesures tenant compte des
différences sociales, culturelles, religieuses, linguistiques et nationales »269.
Nous soulignerons l’emploi du mot holisme alors que celui-ci est
habituellement utilisé pour caractériser les sociétés traditionnelles. Depuis est
publié chaque année un rapport sur les démarches des Etats en vue de
renforcer le dialogue inter-culturel, l’accent étant mis sur les programmes
éducatifs.
Les autres occurrences concernent des actes disposant d’une portée
normative comme les directives – une dizaine – ou des règlements (5). Dans
ces cas, la référence à la religion porte essentiellement sur le rappel du
principe de non-discrimination. Le décalage n’en est que plus surprenant entre
des textes de recommandation qui fondent leurs préconisations sur la
reconnaissance de minorités culturelles et religieuse et ces textes qui ont pour
destinataires les individus.
A l’aune de ces résultats, nous pouvons dégager les éléments suivants : la
dernière décennie voit la consécration de l’importance accordée à la religion
par les institutions européennes. Si, de prime abord, la référence à la religion
s’inscrit dans le cadre plus large de la lutte contre les discriminations, les
institutions européennes chargées de définir les orientations sur le long terme
de la Communauté européenne dépassent cette problématique classique pour
269
Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil concernant le
recrutement des groupes terroristes- Combattre les facteurs qui contribuent à la radicalisation
violente/COM/2005/0313 final.
- 223 -
promouvoir l’émergence d’une société multiculturelle dans laquelle la religion
devient une composante importante. La pensée des institutions européennes
s’articule de la façon suivante :
- la consécration des minorités comme titulaires de droit par delà les droits
reconnus aux individus ;
- une volonté croissante de généraliser l’appréciation des politiques à l’aune
des droits de l’homme ;
- le lien entre respect de l’identité religieuse et droits de l’homme.
Pour l’heure cependant, les textes bénéficiant d’une portée normative ne
semblent pas donner corps à une telle mutation des règles. Le décalage ne doit
cependant pas faire illusion : que ce soit sur le plan de la Commission ou du
Comité économique et social, la conception de la société promue par ses
organes se développe par le financement d’actions, de programmes et
d’associations. C’est tout l’enjeu de la série de rapports financiers rendus par
la Commission. En cela, non seulement ces institutions développent une
pensée en profonde contradiction, voire opposition, avec ce qu’il est convenu
d’appeler la résurgence du populisme270 mais en plus elles agissent de façon à
ce que la réalité soit progressivement conforme à leur conception des choses.
La survalorisation de l’individu et du groupe auquel il appartient au nom du
principe évoqué de société multiculturelle contribue à auto-entretenir le
recours accru aux tribunaux pour essayer d’y voir consacrer grâce aux droits
270
Cf P.-A. Taguieff, L’illusion populiste, Berg International, 2002 ; du même auteur, Le nouveau
national-populisme, 2012, CNRS Editions.
- 224 -
de l’homme ses prétentions religieuses. Pour autant, la jurisprudence de la
Cour de justice de l’Union européenne n’apportera pas d’élément déterminant.
PARAGRAPHE
EUROPEENNE
2 : LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION
Le contentieux de la Cour de Justice de l’Union européenne – ex CJCE –
présente une double particularité :
- il n’intervient pas directement pour les justiciables mais principalement
sur la base de questions préjudicielles posées par les juridictions internes à
propos d’une question relative à l’interprétation d’un texte émanant des
institutions communautaires ;
- s’il s’agit d’un conflit mettant en présence un individu, la Cour n’est
compétente que si le conflit soulève une question relative aux principes de
libre circulation.
Le justiciable est ainsi en droit de contester une réglementation nationale si
celle-ci bloque l’exercice d’une des libertés consacrées par le Traité. Ce point
est parfaitement résumé dans les conclusions de l’avocat général Jaaskinen sur
un contentieux connexe : « En l'espèce, la Cour est appelée principalement à
déterminer si une personne appartenant à une minorité ethnique ou un
ressortissant d'un autre État membre peut invoquer le droit de l'Union aux
fins d'imposer l'usage de sa langue maternelle aux autorités d'un Etat
membre, et ce à l'encontre des principes constitutionnels en vigueur dans ledit
Etat qui protègent la langue officielle nationale »271.
271
Conclusions de l'avocat général Jääskinen présentées le 16 décembre 2010, C.JC.E., 16
décembre 2010 C-391/09 : « l'article 18, paragraphe 1, CE, qui prévoit que tout citoyen de l'Union
- 225 -
On retiendra en outre que le juge communautaire refuse toujours la
possibilité pour les individus de se prévaloir de la possibilité d’invoquer une
directive dans les relations entre particuliers. Les difficultés d’invocabilité
directe propres à la nature du texte, en l’occurrence les directives limitent
davantage le type de contentieux qui nous intéresse en raison de la mise en
œuvre par cette catégorie de textes du principe de non-discrimination sur le
fondement notamment de la religion272. Nous sommes donc structurellement
en présence d’un contentieux exceptionnel dans lequel celui relatif à la
religion peut difficilement présenter un caractère significatif.
Enfin, la recherche de données quantitatives est ici moins aisée que pour les
textes émanant des institutions. D’une part, le renvoi à la simple occurrence du
mot « religion » n’est pas forcément pertinent – la Cour a vocation à se
prononcer sur l’interprétation des textes relatifs à la non-discrimination au titre
desquels peut intervenir la religion comme le sexe ou le handicap. Qui plus
est, les conflits ne portent que sur des questions individuelles, ce qui crée un
décalage avec la pensée institutionnelle précédemment identifiée qui n’hésite
pas à consacrer les droits des minorités. D’autre part, les bases de données
a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, doit être
interprété en ce sens qu'il interdit à un État membre de prévoir dans sa législation que les prénom
ou nom de famille d'un ressortissant d'un autre État membre ou que le nom d'époux/épouse qu'a
choisi de porter un de ses ressortissants marié à un ressortissant d'un autre État membre ne
peuvent être rédigés dans les actes d'état civil qu'en utilisant les caractères de la langue
nationale ».
272
CJUE, 19 janvier 2010, Seda Kücükdeveci c/ Swedex GmbH Co KG, (aff. no C-555/07). Il ne
faut cependant pas interpréter cet arrêt comme une restriction des voies de droit des individus mais
plutôt comme une volonté d’éviter la dilution du contentieux en la matière au bénéfice de la Cour
européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux.
- 226 -
mises à la disposition par l’Union européenne ne sont pas aussi performantes
que Legifrance. Les statistiques fournies par la Cour portent principalement
sur la procédure mise en cause ou utilisée ; la question religieuse n’est très
logiquement pas mentionnée compte tenu du cadre institutionnel européen
exposé. La recherche a donc été menée principalement sur la base des résultats
obtenus sur la base de données Lexis Nexis.
Nous allons exposer au préalable les différentes occurrences que nous avons
testées sur une période ayant pour date butoir le 1er septembre 2011 pour
ensuite, procéder à la présentation de ce contentieux. Les mots « droit
communautaire » et « religion » sont mentionnés dans 83 arrêts, le plus ancien
en date du 27 octobre 1976 et l’avant-dernier résultat en date du 5 juillet 1988.
Si la recherche porte uniquement sur le terme « religion », la base de données
identifie 108 arrêts, avec toujours comme dernière référence la jurisprudence
déjà mentionnée du 27 octobre 1976 – l’avant dernier arrêt date du 5 juillet
1988 est le même que celui mentionné précédemment. La recherche cette fois
menée avec les termes « religion » et « discrimination » renvoie à 87 arrêts
avec toujours le même arrêt en dernière position – l’avant-dernier arrêt date
quant à lui ayant été rendu le 9 décembre 1992. Nous retrouvons, à une ou
deux exceptions près, le constat énoncé précédemment : la question religieuse
émerge véritablement durant la décennie 1990 ; la problématique relative à la
discrimination devient récurrente au cours de la dernière décennie, voire
l’année 2010 – 34 occurrences sur les 108 recensées sur la période comprise
entre le 1er janvier 2000 et le 1er septembre 2011.
En raison des différents recoupements entre les recherches de façon à
couvrir le spectre le plus large possible, il nous est paru nécessaire de classer
les arrêts selon que la mention religion s’inscrit dans le contexte plus large de
- 227 -
la discrimination ou renvoie à un conflit entre les prétentions de l’individu et
la norme étatique.
A partir des 108 occurrences identifiées, la répartition est la suivante :
- 74 portent sur la mise en œuvre des directives relatives au principe de nondiscrimination - les questions soulevées concernent principalement les
discriminations en raison de l’âge et du handicap ;
- 9 relèvent du contentieux spécifique de la fonction publique ;
- 15 occurrences portent sur un emploi du mot religion, soit en tant que
terme générique, soit dans le cadre d’un conflit relatif à l’application des
règles de concurrence. Sur cette base très hétéroclite, nous pouvons constater
que la consécration du principe de non-discrimination comme argument
structurant de quasiment tous les contentieux examinés n’a pas porté de façon
significative sur des questions religieuses.
Seul un arrêt, celui du 27 octobre 1976, concerne véritablement la
confrontation des prétentions religieuses d’un individu face à l’application
d’une norme générale. Il s’agissait d’une personne de confession juive qui
invoquait une rupture d’égalité lors d’un concours de recrutement de la
fonction publique européenne car la date fixée coïncidait avec une fête
religieuse. Cet arrêt constitue une exception. Il se caractérise par les éléments
suivants : contrairement aux contentieux qui suivront, l’argumentation repose
principalement sur l’invocation du principe d’égalité et non sur celui de nondiscrimination ; ce principe est mentionné dans le corps du texte mais nondéfini ; pour l’époque, sont invoquées toutes les voies de droit qui seront
ensuite invoquées en permanence comme l’article 9 de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – or, ce texte
ne bénéficie pas à l’époque d’une quelconque portée normative sur le plan
- 228 -
européen. Enfin, la solution se révèle d’une modernité étonnante : « la
défenderesse est tenue de prendre toutes mesures raisonnables en vue d’éviter
d’organiser des épreuves à une date à laquelle les convictions religieuses
d’un candidat empêcheraient celui-ci de se présenter dès lors qu’elle a été
informée à temps de cet obstacle d’ordre confessionnel »273 (c’est nous qui
soulignons pour contester tant la paternité du principe des accommodements
raisonnables au seul Etat canadien que sa nouveauté dans le droit
contemporain274).
Cette solution mise à part, nous retrouvons à travers la lecture des arrêts les
traits de la pensée institutionnelle précédemment identifiés. Tout d’abord, une
préoccupation constante en faveur des réfugiés – 12 occurrences sur 108, la
majorité concentrée sur les trois dernières années. Ensuite, une appréhension
de la religion comme une activité économique afin de faciliter l’extension de
l’application du droit communautaire lorsque ses membres exercent une
activité en échange d’une contrepartie275. Enfin, et c’est le point le plus
notable, quand bien même la question posée porte généralement sur un
problème d’âge ou de handicap, le raisonnement est parfaitement transposable
aux questions religieuses.
273
C.J.C.E., 27 octobre 1976, C-130/75 Vivien Prais, Conseil des Communautés européennes,
Warner O'Keeffe.
274
L’ignorance de la dynamique des règles conduit J. Bauberot à faire du Canada le modèle de
civilisation du futur en raison de leur conception des accommodements raisonnables – Cf J.
Baubérot, La laïcité expliquée à M. Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel,
2008.
275
C.J.C.E., 5 octobre 1988, C-196/87, Udo Steymann, Staatssecretaris van Justitie.
- 229 -
Par exemple, « l'autonomie des membres d'un groupe religieux peut être
affectée (par exemple, quant à savoir avec qui se marier, ou à quel endroit
habiter) dans la mesure où ceux-ci sont conscients du fait que la personne
avec laquelle ils vont se marier va probablement subir une discrimination en
raison de la religion de son conjoint. La même chose peut se produire, même
si c'est dans une moindre mesure, lorsqu'il est question de personnes
handicapées. Les individus appartenant à certains groupes sont souvent plus
vulnérables que les personnes ordinaires, de telle sorte qu'ils se trouvent
contraints de dépendre de personnes avec lesquelles ils ont un lien étroit et
qui les aident dans leurs efforts pour mener une existence conforme aux choix
fondamentaux qu'ils ont faits»276. On mesure ici l’ambigüité résultant de la
juxtaposition de termes aussi distincts que sexe, convictions, religion ou
handicap pour lutter contre les discriminations. Sont mises sur le même plan
des distinctions objectives – handicap ou âge – et des distinctions subjectives
comme les convictions. La prétention religieuse présente cependant une
particularité : elle peut prendre tout à la fois un aspect subjectif quand le
religieux se contente d’invoquer une opinion pour manifester sa foi et un
aspect objectif en raison de la prégnance que peuvent exercer des règles
religieuses sur le quotidien d’un individu. Dès lors, comme en matière
internationale, il est légitime d’estimer que les prétentions religieuses
nécessitent également des aménagements au même titre que ceux nécessaires
pour le handicap277.
276
Conclusions de l'avocat général Poiares Maduro présentées le 31 janvier 2008. C.J.C.E., 31
janvier 2008, C-303/06, S. Coleman Attridge Law et Steve Law, Poiares Maduro Caoimh.
277
Le cadre ici décrit vise à exposer les tendances institutionnelles. Une fois celles-ci exposées, il
peut y avoir d’importants revirements de jurisprudence sur le plan technique qui ne sont finalement
- 230 -
Nous retrouvons ici une manifestation duale de la prétention religieuse :
passive tant qu’elle se limite à une conviction ; active à partir du moment où
elle s’érige en norme comportementale. Aussi, de la même manière qu’il faut
construire des accès aux handicapés pour qu’ils s’intègrent dans les
entreprises, il faut également aménager des espaces prières pour que la
personne religieuse ne soit pas discriminée dans l’entreprise. En cela, quand
bien même le contentieux relatif à proprement parler à la question religieuse
est quasi-inexistant, les solutions rendues dans les litiges relatifs à l’âge ou à
l’handicap préfigurent peut-être les futures solutions en cas de problème
concernant le respect de sa religion278. La pensée des institutions
communautaires prolonge ce qui était présent en filigrane au niveau des
instances onusiennes.
rien d’autres que le prolongement de la pensée institutionnelle. En dernier lieu, CJCE, 5 septembre
2012.Bundesrepublik Deutschland contre Y (C-71/11) et Z (C-99/11)., « la Cour relève que, dès
lors qu’il est établi que l’intéressé, une fois de retour dans son pays d’origine, effectuera des actes
religieux l’exposant à un risque réel de persécution, il devrait se voir octroyer le statut de réfugié.
À cet égard, la Cour considère que, lors de l’évaluation individuelle d’une demande visant à
obtenir le statut de réfugié, les autorités nationales ne peuvent pas raisonnablement attendre du
demandeur que, pour éviter un risque de persécution, il renonce à la manifestation ou à la pratique
de certains actes religieux ».
278
Article 5 Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général
en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, JO L 303 du 2.12.2000, p. 16–22 :
« Dans le cas des personnes d'un handicap donné, l'employeur ou toute personne ou organisation auquel
s'applique la présente directive ne soit obligé, en vertu de la législation nationale, de prendre des mesures
appropriées conformément aux principes prévus à l'article 5 afin d'éliminer les désavantages qu'entraîne
cette disposition, ce critère ou cette pratique
».
- 231 -
L’autre point majeur qui découle de la lecture de ces arrêts et conclusions
est le suivant : plus est invoqué le principe de non-discrimination, plus la
dimension juridique déborde sur la question politique. Nous prendrons ici
pour exemple le débat sur la signification du terme « peuple » : -« la tentative
d'attribuer à cette expression le sens d'un choix de nature pour ainsi dire
idéologique, assimilant le «peuple» dont parlent ces articles à la notion de
«nation», nous paraît douteuse. Sans nous lancer ici dans de longs
développements théoriques, il nous suffira d'observer que l'on entend
d'habitude par «nation» l'ensemble des individus liés entre eux par une
communauté de tradition, de culture, de langue, d'ethnie, de religion, etc.,
indépendamment de leur appartenance à la même organisation étatique (et
indépendamment, par conséquent, de leur statut de ressortissants de celle-ci).
Or, s'il en est ainsi, il nous paraît évident que telle ne peut pas être la
signification du terme «peuple» employé par les articles précités du traité. Si
tel était le cas, en effet, il faudrait, d'une part, inclure dans ce dernier terme
également des sujets qui ne sont pas ressortissants des Etats membres, étant
donné que tous les individus présentant les traits communs en question font
partie de la «nation», même si, pour des raisons historico-politiques, ils
appartiennent à des entités étatiques différentes. D'autre part, il faudrait
exclure des individus (voire des communautés tout entières!) qui
n'appartiennent pas à la «nation», mais qui sont néanmoins ressortissants de
l'Etat (nous pensons par exemple aux minorités ethniques et linguistiques). À
l'évidence, et indépendamment de toute autre considération, ce n'est pas ce
que vise le traité, ni ce qui se produit dans la pratique ni, nous semble-t-il, ce
- 232 -
que veut dire le gouvernement requérant »279. Bref, par un renversement
complet des valeurs, nous observons ici :
- le juge se prononce sur une notion éminemment politique, celle de
peuple ;
- le juge s’inscrit également dans une logique de protection des minorités ;
- le terme « nation » apparaît comme un terme problématique en rupture
avec la conception française des droits de l’homme et, plus largement, de
l’Etat-nation.
En résumé, l’étude du contentieux propre à la Cour de Justice de l’Union
européenne ne nous a pas permis de dégager un véritable courant
jurisprudentiel sur notre sujet. En revanche, elle a confirmé les tendances
présentes dans les documents émanant des institutions ainsi que celles
identifiées à travers les textes onusiens.
Nous soulignerons néanmoins le paradoxe suivant : l’accent mis sur la
reconnaissance des entités religieuses et de la nécessité de tenir compte de
leurs avis s’est peut-être effectué au détriment de causes davantage « laïques »
au travers desquelles les individus manifestent leur opposition à la prégnance
de la norme religieuse. C’est ce qui ressort de la problématique européenne de
l’avortement en droit européen à travers les revendications des femmes
irlandaises. En dépit du principe de libre circulation, durant les années 1990, il
était acquis que cette question relevait de la marge d’appréciation nationale
279
Conclusions de l'avocat général Tizzano présentées le 6 avril 2006, C.J.C.E., 6 avril, 2006, C-
145/04, Royaume d'Espagne, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, Tizzano
Rosas.
- 233 -
des Etats, ce qui avait conduit un éminent auteur à conclure : « Si une question
semble relever sans discussion possible de la seule compétence des autorités
nationales, c'est celle de l'interruption volontaire de grossesse (...) toute
uniformisation européenne s'avère d'emblée inacceptable »280. Il faut attendre
2008 pour qu’un texte consacre, au nom des droits de l’homme, « le droit de
tout être humain, en particulier des femmes, au respect de son intégrité
physique et à la libre disposition de son corps. Dans ce contexte, le choix
ultime d'avoir recours ou non à un avortement devrait revenir à la femme, qui
devrait disposer des moyens d'exercer ce droit de manière effective »281. Pour
autant, ce texte ne paraît pas avoir eu, trois ans plus tard, de véritable impact
sur la législation des Etats-membres.
L’étude des sources communautaires aboutit donc à un bilan contrasté :
- une consécration de la dimension religieuse dans la sphère publique par le
biais des droits de l’homme ;
- un glissement d’une logique de droits individuels à une logique de droit
des minorités ;
- un contentieux en revanche disjoint de ces problématiques pour des
raisons procédurales qui laisse néanmoins transparaître cette mutation lorsque,
pris sous l’angle inverse, à travers la question de l’avortement, se manifeste le
décalage entre la volonté institutionnelle de modifier la perception sociale des
280
L. Dubouis, L'interruption de grossesse au regard du droit communautaire, note ss CJCE, 4 oct.
1991, Revue de droit sanitaire et social 1992, p.1-30.
281
Résolution du Parlement européen, Accès à un avortement sans risque et légal en Europe, Résolution
1607 (2008).
- 234 -
religions et la consécration d’un droit individuel qui s’oppose clairement à la
logique religieuse. Tout cela, bien évidemment et sans qu’il soit besoin de le
rappeler à chaque fois, à une époque supposée marquée par un recul de la
pratique religieuse
Emergent ainsi les points suivants :
- la rupture que représente la décennie 2000 ;
- la référence dès 1976 à la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales ;
- la référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 en
dépit de son absence de portée normative.
Mais surtout, nous avons mis en avant l’ambigüité de la construction
européenne et l’émergence de références distinctes de celles des institutions
françaises.
Il existe bien une particularité communautaire établie tant sur le plan formel
que sur le plan substantiel qui renforce les tendances déjà observées à travers
la présentation des textes onusiens. Dans un cas comme dans l’autre, nous
l’avons relevé à chaque fois, un texte joue un rôle pivot : la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il convient
donc à présent d’étudier le corpus jurisprudentiel de la Cour européenne sur ce
sujet.
- 235 -
CHAPITRE 3 : LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
COMME
RECEPTACLE
ET
EXPRESSION
DES
PRETENTIONS
RELIGIEUSES DES INDIVIDU
La Cour européenne des droits de l’homme est compétente pour trancher les
litiges relatifs à la violation des droits d’un individu reconnus par la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales par un Etat. Au titre de ces droits il y a le droit à la liberté de
religion. Le texte dispose en outre d’un effet horizontal, c’est-à-dire de la
possibilité d’attaquer l’Etat en responsabilité s’il entrave la réalisation d’un
droit consacré dans le cadre d’une relation entre personnes privées. Par cette
dynamique, compte tenu de l’étendue des droits reconnus par le texte,
l’ensemble des relations tant inter-individuelles qu’entre les individus et l’Etat
s’exprime sous le prisme unique des droits de l’homme.
Illustration cardinale et principale de la mutation de l’ordre juridique, cette
dynamique présente incontestablement une dimension sociale. L’effet
horizontal, non initialement prévu par les textes, participe ainsi pleinement de
la capacité du système juridique à s’auto-engendrer, à secréter par lui-même la
capacité de produire toujours davantage de normes par le biais du
contentieux282. Qui plus est, et comme nous l’avons déjà signalé, cette
dynamique bénéficie aussi de la référence aux droits de l’homme. D’où
282
Pour une présentation synthétique, B. Moutel, L’effet horizontal de la Convention européenne
des droits de l’homme en droit privé français : Essai sur la diffusion de la CEDH dans les rapports
entre personnes privées, Th. Limoges, 2006.
- 236 -
l’intérêt de vouloir saisir, non pas la cohérence et les ruptures
jurisprudentielles relatives à l’interprétation de la portée d’un droit mais le
versant sociologique de cette évolution. Compte tenu de la méthode retenue, il
s’agit d’identifier la présence de l’élément juridique dans la définition de tout
fait social et surtout, la recomposition religieuse contemporaine autour des
droits de l’homme.
Pour cela, nous bénéficions des statistiques produites par la Cour
européenne des droits de l’homme. Une fois celles-ci exploitées (section 2),
nous procéderons, comme précédemment à l’analyse des différentes
jurisprudences de ces institutions (section 3). C’est sur cette double base qu’il
nous sera possible de synthétiser les contours du fait social objet de notre
étude. Préalablement, compte tenu de l’importance des mots dans la référence
aux droits de l’homme, nous clarifierons le sens et la portée de la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Section
1).
SECTION 1 : PRESENTATION DES PARTICULARITES DE LA CONVENTION DE
SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES
En raison de l’imbrication des textes dans le contentieux, la référence aux
droits de l’homme tend à confondre dans un même mouvement la Déclaration
universelle, celle de 1789 et la présente convention. Nous avions
précédemment relevé en quoi la Déclaration universelle diffère de celle de
1789 notamment en supprimant toute référence à la citoyenneté. La
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales confirme cette logique tout en introduisant une nouveauté : le
lien entre droits de l’homme et démocratie.
En tant que version régionale de la Déclaration universelle, la Convention
de sauvegarde exclut également toute référence à la notion de citoyenneté. De
- 237 -
même, nous retrouvons une énumération de droits déjà mentionnés dans la
Déclaration dont bien évidemment, le droit de pratiquer sa religion. Ce texte
présente toutefois deux nuances sémantiques qui, à notre sens, permettent
d’expliquer des points contemporains qui, en 1950, n’avaient strictement rien
d’évident. Il est vrai qu’à l’époque, le mécanisme contentieux dépendait des
Etats et non des individus. Les individus ont néanmoins bénéficié de la
dynamique textuelle originelle.
Première nuance, seules les libertés sont fondamentales sans que pour
autant celles-ci soient expressément définies. Paradoxalement, le vocable
droits fondamentaux s’est imposé apparemment uniquement par un
phénomène de diffusion institutionnel. Nous reprenons ici les éléments
présentés par un auteur dans sa tentative de cerner « le caractère fondamental
de certains droit ». Sont cités en premier lieu les textes internationaux
précédemment exposés. Durant les années 1980, l’expression est utilisée à
quelques reprises tant par le législateur que par des juges du fond sans qu’il
soit possible d’y trouver une quelconque cohérence.
A partir des années 1990, le législateur commence à introduire les textes par
des articles premiers dans lesquels est énoncé le caractère fondamental des
droits traités à l’instar du droit à la sécurité. En revanche, l’expression est
présente dans le corpus jurisprudentiel de la Cour européenne dès les années
1960. A notre sens, l’un des textes les plus importants relevés dans lequel on
trouve mention de cette expression « droits fondamentaux » concerne l’arrêté
du 7 janvier 1993 relatif à l’examen de préparation du certificat d’aptitude à la
profession d’avocat. L’expression n’est pas pour autant définie. En 2003, lors
de l’adoption d’un nouvel arrêté, il est suggéré que les étudiants soient
- 238 -
interrogés sur les points suivants : « libertés publiques, droits de l’homme et
libertés fondamentales », mais de droits fondamentaux, nulle mention283.
La dynamique est lancée. Ces textes en tant que tels se situent parmi les
plus bas dans la hiérarchie des normes. Pour cette raison, l’auteur, juriste, ne
leur accorde pas une grande importance. Ces arrêtés expriment toutefois la
manière dont les institutions contribuent à modifier notre perception des
choses. Nous prendrons ici à titre d’illustration les intitulés des ouvrages de
préparation à l’examen du barreau rédigés à la suite de la publication de l’arrêt
précité, plus particulièrement celui paru aux éditions Dalloz sous la direction
de R Cabrillac, M.-A. Frison-Roche et T. Revet, Droits fondamentaux et
libertés publiques284. Cet ouvrage constitue une référence pour tout étudiant
souhaitant obtenir l’examen du barreau. Par sa réédition annuelle, son succès
auprès des étudiants, on peut dire qu’il a amplement contribué à diffuser la
référence aux droits fondamentaux dans la culture juridique contemporaine. Il
a finalement accompagné le tournant « droits de l’homme » et leur mutation
en droits fondamentaux que nous avons identifié au cours des années 19902000. Le rôle des avocats confirme en outre la difficulté de mener une
sociologie juridique sur la base des simples protagonistes à un procès : les
prétentions des requérants sont, de façon quasi-systématique, à notre époque,
transformées en atteinte à un droit fondamental.
283
Cf E. Dreyer, Du caractère fondamental de certains droits, RRJ, 2006, 2, p. 1-30, spéc. p. 3 note
11.
284
Cf par exemple J.-M. Pontier, Droits fondamentaux et libertés publiques, Hachette, 4ème éd.,
2010 ; R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche, T. Revet, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2011,
17ème éd, ouvrage réédité tous les ans.
- 239 -
Deuxième nuance, point essentiel par rapport à la Déclaration universelle, le
texte fait expressément référence à un régime politique : « Réaffirmant leur
profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises
mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose
essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d'une
part, et, d'autre part, sur une conception commune et un commun respect des
droits de l'homme dont ils se réclament ». A l’époque, l’expression
« véritablement démocratique » permet de distinguer les démocraties
occidentales des démocraties populaires sous l’emprise soviétique. Cette
expression s’oppose en cela à la mention sauf toute limitée de société
démocratique présente dans la Déclaration universelle. Comparativement,
voici ce qu’estimait le Comité des droits de l’homme en 1990 à propos des
pactes de 1966 : « du point de vue des systèmes politiques ou économiques, le
Pacte est neutre et l'on ne saurait valablement dire que ses principes reposent
exclusivement sur la nécessité ou sur l'opportunité d'un système socialiste ou
capitaliste, d'une économie mixte, planifiée ou libérale, ou d'une quelque
autre conception »285. Toujours à titre de comparaison, tant la Charte arabe que
la Charte africaine ne font état du lien entre démocratie et droits de l’homme.
Nous avons donc ici l’expression juridique de ce qui s’est aujourd’hui imposé
comme une évidence : le respect des droits de l’homme dépend de l’existence
d’un régime démocratique. Cette idée a pour corollaire le lien entre la
conception des droits de l’homme et la mise en œuvre de la démocratie. C’est
en cela que la mutation démocratique provient d’abord et avant tout de la
dynamique institutionnelle de la référence aux droits de l’homme. La
285
La nature des obligations des Etats parties (art. 2, par. 1, du Pacte) : 14/12/1990, CESCR
observation générale 3 (General Comments).
- 240 -
sociologie des droits de l’homme est une sociologie de la démocratie et non
l’inverse : la démocratie n’évolue dans sa quête d’égalité qu’à travers la mise
en œuvre des règles de droit. Plus les règles de droit intègrent le corpus
juridique, plus les individus disposent de moyens pour faire évoluer leurs
prétentions et modifier progressivement la démocratie. A l’inverse, s’il n’y
avait pas eu le corpus juridique, il n’est pas certain que la démocratie
contemporaine eût connu une telle mutation.
Dans ce cadre, l’identification du contentieux en matière religieuse vise à
appréhender les modifications contemporaines de la démocratie. Nous
commencerons pour cela par la manière dont la Cour elle-même rend compte
de ce contentieux.
SECTION 2 : LES STATISTIQUES PRODUITES PAR LA COUR EUROPEENNE DE
SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES
La démarche de quantification repose ici sur les statistiques produites par la
Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales.
La Cour publie une série de statistiques qui permet à la fois de mesurer
l’évolution du contentieux en matière de droits de l’homme ainsi que la nature
des affaires soumises. Ces statistiques sont établies par pays. Nous limiterons
l’analyse d’ensemble à la France pour la dimension quantitative.
Sur l’évolution du contentieux, la Cour distingue logiquement entre deux
périodes :
- avant l’ouverture du recours individuel entre 1959-1998 : 4014 affaires
dont 3897 requêtes jugées irrecevables ou radiées du rôle ;
- 241 -
- après l’ouverture du recours individuel entre 1999 et 2008 : 13791 affaires
dont 13167 requêtes jugées irrecevables ou radiées du rôle.
Au titre des facteurs qui ont contribué à l’augmentation des recours, nous
pouvons également noter, même si ce point n’est pas souligné dans les
documents publiés par la Cour, qu’entre 1989 et 2008, le nombre des Etats
signataires est passé de 23 à 47 à la suite de l’effondrement des régimes
communistes.
Au total, 96 % des recours sont irrecevables. Cela ne préjuge cependant en
rien de la question soulevée. L’habillage juridique de l’irrecevabilité ne doit
pas masquer la tendance de fond : les individus vont jusqu’au bout et ne se
contentent plus d’un recours classique en cassation. Si les questions
religieuses sont écartées, cela rend néanmoins plus compliqué la recherche ici
menée.
Les statistiques publiées uniquement pour l’année 2011 confirment cette
tendance à travers une augmentation de 16 % du nombre des affaires jugées.
Nous retrouvons ainsi trois phénomènes précédemment identifiés en raison
de la multiplication des références dans le contentieux :
- le tournant des années 2000, ce qui confirme que l’évolution
contemporaine procède d’abord et avant tout d’un changement institutionnel ;
- la concrétisation du processus de subjectivisation propre à la
reconnaissance des droits de l’homme comme norme de référence : les recours
se multiplient quand bien même les conditions de recevabilité d’un pourvoi
font l’objet d’une appréciation stricte ;
- l’expression la plus tangible de la revendication démocratique par le biais
des droits de l’homme et non l’inverse : plus de la moitié des affaires en cours
- 242 -
de jugement concernent quatre pays : la Russie, la Turquie, l’Ukraine, la
Roumanie.
Compte tenu du faible nombre d’affaires jugées, nous confirmons qu’un
litige en la matière dépasse de loin une simple question de droit : il pose une
véritable question de principe dont la solution se propage à tous les niveaux de
la société.
La France présente ici une particularité : plus de la moitié des arrêts rendus
par la Cour concernent quatre des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, à
savoir la Turquie (2 295), l’Italie (2 021), la Russie (862) et la France (773). Si
le rapprochement entre la Turquie et la Russie peut s’expliquer en raison de
l’expression de tendances autoritaires dans ces pays, celui entre la France et
l’Italie semblent procéder d’une particularité du système judiciaire de chacun
de ses pays :
- le système juridique italien est très proche du système juridique français ;
- dans l’un comme dans l’autre, on ne trouvait pas dans la culture juridique
commune l’invocation des droits de l’homme à tous les niveaux du
contentieux en dépit de la présence des textes en la matière dans la hiérarchie
des normes propres au droit de ces pays.
Les chiffres relatifs à la nature des arrêts rendus à propos de la France sont
les suivants :
- 76 % sont des arrêts qui reconnaissent une violation des droits de l’homme
par l’Etat français soit en raison d’un délai de procédure trop long soit en
raison de l’application d’une réglementation – nous avons ici un phénomène
de contestation du droit interne sur le fondement d’une norme internationale
qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire des institutions ;
- 243 -
- 12 % sont des arrêts qui estiment que l’Etat français n’a pas violé les
droits du requérant ;
- 8 % des arrêts sont la conséquence d’un règlement amiable ou d’une
radiation ;
- 4 % des arrêts sont classés dans une rubrique autre.
Quant aux arrêts de violation, le contentieux se répartit comme suit :
- 34 % atteinte au droit à un procès équitable ;
- 42 % condamnation en raison d’une durée de procédure excessive.
- 4 % se prononcent sur une atteinte au droit à un recours effectif.
Sur les 20 % restants, il n’est pas forcément possible de limiter l’expression
de la question religieuse à la seule violation de l’article 9 de la Convention.
Par comparaison, le contentieux relatif à l’article 9 ne présente une part
significative des recours que dans le cadre de la principauté de Saint Marin –
c’est la seule situation clairement identifiée par la Cour (9 % des recours).
L’expression des prétentions religieuses peut également soulever une
question relative au droit de mener une vie familiale normale (article 8) ou une
question relative à l’organisation d’une manifestation et portant sur la mise en
œuvre du droit à la sûreté (article 5). Cela ressort d’ailleurs parfaitement d’un
document intitulé 50 ans d’activités, la Cour européenne en faits et en
chiffres. Cet organe a synthétisé les principales affaires sur lesquelles elle a eu
à se prononcer en fonction du fondement de l’atteinte invoquée.
Il cite les cinq affaires suivantes pour illustrer la portée de l’article 9 :
- 244 -
- Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993 : Condamnation d’un Témoin de
Jéhovah pour prosélytisme – violation.
- Buscarini et autres c. Saint-Marin, 18 février 1999 : Obligation pour les
députés de prêter serment sur les Evangiles – violation.
- Thlimmenos c. Grèce, 6 avril 2000 : Témoin de Jéhovah se voyant refuser
l’accès à un travail en raison de sa condamnation pour avoir refusé
d’accomplir son service militaire – violation.
- Leyla Şahin c. Turquie, 10 novembre 2005 : Interdiction de porter le
foulard islamique à l’université – non-violation.
- Ivanova c. Bulgarie, 12 avril 2007 : Licenciement fondé sur des motifs liés
aux convictions religieuses – violation.
Au titre cependant des atteintes aux autres droits protégés par la
Convention, la Cour recense des affaires qui, directement ou indirectement,
porte sur l’expression des prétentions religieuses. Par exemple :
- au titre des atteintes à l’article 8 relatif au droit à la vie privée : Tysiąc c.
Pologne, 20 mars 2007, Refus de procéder à un avortement thérapeutique
malgré le risque d’une grave détérioration de la vue de la mère – violation.
- au titre des atteintes à l’article 10 relatif à la liberté d’expression : Murphy
c. Irlande, 10 juillet 2003, Interdiction de la diffusion à la radio d’une annonce
à caractère religieux – non–violation.
- au titre des atteintes à l’article 14 relatif à l’interdiction de discrimination :
Hoffmann c. Autriche, 29 juin 1993, Retrait des droits parentaux d’une mère
du fait de son appartenance aux Témoins de Jéhovah – violation.
- 245 -
En outre, il convient de prendre en compte le contentieux résultant de
l’invocation de l’article 2 du protocole additionnel à la Convention de
sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales en vertu
duquel « Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans
l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de
l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet
enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques
» sur le fondement duquel s’effectue depuis 1976 la contestation du contenu
des programmes scolaires (7 décembre 1976, Kjeldsen, Busk Madsen et
Pedersen, cours d’éducation sexuelle dans les écoles publiques, nonviolation). Enfin, le contentieux relatif à la reconnaissance du droit au mariage
des homosexuels n’est rien d’autre qu’une contestation de l’inspiration
religieuse des règles qui régissent ce domaine dans les différents pays
signataires de la Convention.
On comprendra, à travers cette énumération, qu’il n’est pas forcément
pertinent de procéder à une quantification de la jurisprudence sur la seule base
de l’article 9. La Convention européenne, comme tous les textes invoqués
dans un contentieux fait l’objet de citations multiples. La simple référence à
l’article 9 ne permet que de rendre partiellement compte de l’émergence des
revendications religieuses sous l’égide des droits de l’homme sous son angle
le plus radical : la contestation de la norme étatique au bénéfice de la norme
religieuse.
En cela, l’article 9 ne peut que nous servir d’indice pour quantifier la
diffusion de la question religieuse dans le contentieux interne et rendre compte
des multiples facettes de la question religieuse.
SECTION 3 : LES MULTIPLES FACETTES DE LA QUESTION RELIGIEUSE
- 246 -
La question religieuse est une modalité de l’invocation des droits de
l’homme dans le contentieux au même titre que d’autres droits. C’est une
facette nouvelle au regard des textes internes comme la Déclaration des droits
de l’homme de 1789 mais également à l’aune du phénomène identifié : le
tournant institutionnel des années 2000 et le poids croissant qu’a pris, à
compter de cette date, la référence aux droits de l’homme. Pour illustrer cette
mutation profonde de l’expression de l’identité religieuse, nous allons montrer
comment elle s’insère dans un droit positif toujours plus imprégné de la
référence aux droits de l’homme (paragraphe 1) ; nous exposerons ensuite les
principaux domaines de cette mutation pour essayer d’en dégager la
signification (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : MESURES DE LA REFERENCE AUX DROITS DE L’HOMME
DANS LE CONTENTIEUX INTERNE
Nous avons précédemment rendu compte de l’augmentation constante du
contentieux de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales. Cette augmentation se répercute sur le droit
interne, ce qui confirme une nouvelle fois qu’un phénomène national en la
matière n’est pas dissociable de l’influence internationale. En effet, la solution
adoptée pour un pays a tendance à se propager dans tous les Etats-signataires.
Plus largement, l’évolution du contentieux est symptomatique d’une nouvelle
perception des relations entre les individus. C’est donc une fois ce cadre
exposé que nous pourrons rendre compte des multiples facettes de
l’expression religieuse.
Nous reprenons ici la démarche déjà usitée d’une quantification sur la base
du contentieux des cours suprêmes – Cour de cassation et Conseil d’Etat – à
partir d’un découpage décennal et du nombre d’occurrences de l’expression
suivante : Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme –
- 247 -
l’expression libertés fondamentales n’a pas été employée en raison de son
caractère surabondant.
Cour de cassation :
- du 1 janvier 1960 au 31 décembre 1970 : aucune occurrence. D’un côté,
c’est logique en raison de la dimension originelle inter-étatique du contentieux
propre à la Convention ; de l’autre, nous avons bien vu pour la Déclaration
universelle des droits de l’homme que l’absence de transposition n’avait pas
constitué un élément suffisamment pertinent pour empêcher les individus de
l’invoquer ;
- du 1 janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 18 occurrences. Nous retrouvons
l’idée que les textes disposent d’une dynamique intrinsèque même quand ils
ne bénéficient d’aucun effet en droit positif. Ces 18 occurrences concernent
exclusivement le contentieux de la chambre criminelle de la Cour de
cassation. Autrement dit, dans la perception des justiciables, et c’est un point
que l’on trouve également à la même époque dans la référence à la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, les droits de
l’homme sont uniquement une prérogative pour lutter contre les immixtions de
l’Etat, soit la logique originelle de l’habeas corpus.
- du 1er janvier 1981 au 31 décembre 1990 : 881 occurrences dont 118 pour
des contentieux civils. La possibilité reconnue aux individus de se prévaloir de
la Convention dans les contentieux commence à apparaître et va même
jusqu’à déborder son domaine initialement naturel : le contentieux pénal.
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 4998 occurrences dont 719
occurrences propres au contentieux civils, parmi lesquels 296 relatives au
contentieux de la Chambre sociale ;
- 248 -
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 5962 occurrences dont 3680
occurrences propres au contentieux civils, parmi lesquels 1363 relatives au
contentieux de la Chambre sociale.
Autrement dit, il y a bien une imprégnation des contentieux par les droits de
l’homme qui déborde le contentieux pénal. L’expression des prétentions
change de forme, voire de nature. Qui plus est, se produit un phénomène de
propagation du droit par la jurisprudence qui influe sur la perception
sociologique d’un phénomène juridique. Il ne peut être réductible à une chose
compte tenu de la dimension interactionniste du contentieux : les individus
prennent en quelque sorte possession des règles et modifient progressivement
la consistance des relations sociales. Les droits de l’homme ne sont pas
uniquement un moyen de contestation de pouvoir mais une technique
contentieuse, tout simplement.
Cette évolution est encore plus flagrante en matière de contentieux
administratif en raison de la possibilité, pour les individus, de contester
l’autorité étatique en invoquant les droits de l’homme.
Conseil d’Etat :
- du 1er janvier 1960 au 31 décembre 1970 : aucune occurrences ;
- du 1er janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 4 occurrences ;
- du 1er janvier 1981 au 31 décembre 1990 : 105 occurrences ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 5434 occurrences ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 14365 occurrences.
A partir du moment où le contentieux administratif recouvre aussi bien le
contentieux fiscal que celui des étrangers, la référence aux droits de l’homme
- 249 -
érige tout litige en véritable question de principe. Au passage, que l’étranger,
c’est-à-dire le non-national, devienne titulaire de droits par delà le principe
posé en 1789, marque finalement l’aboutissement de la logique instillée par la
Déclaration universelle de 1948286. Que le contribuable invoque également les
droits de l’homme illustre un renversement de perspective : il n’y a plus de
légitimité de principe à l’activité étatique même au regard de celle qui
constitue son fondement : la perception de l’imposition. Nous pourrions ainsi
dire que là où la Déclaration de 1789 fonde cette imposition, la Convention
constitue le fondement de sa contestation. A l’identique, là où 1789 a pour
référence implicite la religion comme élément de la sphère privée, la
Convention a pour conception explicite la religion comme élément de la
sphère publique.
Bien évidemment, le simple fait d’invoquer les droits de l’homme ne
signifie pas que les individus obtiennent systématiquement gain de cause.
Mais, nous pouvons lire à travers cette évolution du contentieux une reformulation des droits subjectifs en terme d’auto-justification de leurs
prétentions. Et si, finalement, la rationalisation du droit par l’entremise des
droits subjectifs portait en elle une part d’irrationnel dans le comportement du
plaideur ? La neutralité juridique aurait alors seulement réussi à masquer « la
dialectique de la raison » : le droit présente une facette rationnelle dans sa
formulation – un propos incohérent tant oral qu’écrit ne saurait être accepté
dans un tribunal ; une phase irrationnelle dans son expression et son
invocation - irrationalité en raison des demandes formulées sous l’apparat du
286
La discussion sur le statut des étrangers à partir de la Déclaration de 1789 revient à interpréter ce
texte à l’aune de la Déclaration de 1948.
- 250 -
formalisme juridique, irrationalité comme dans le cas présent à travers la
tentative de substituer à l’ordre présent un ordre religieux287.
C’est en cela que la diversité des questions religieuses soulevées est loin de
constituer un contentieux comme les autres.
PARAGRAPHE 2 : LE CONTENTIEUX RELATIF A L’EXPRESSION DE L’IDENTITE
RELIGIEUSE COMME VECTEUR D’UNE VERITABLE TRANSFORMATION SOCIALE
Que ce soit au regard du contentieux interne ou émanant de la Cour
européenne des droits de l’homme, les questions soulevées montrent que nous
sommes en présence d’une véritable transformation sociale.
Les sondages sur les valeurs et les croyances permettent de tracer une
évolution de la place de la religion dans la vie des individus comme si celle-ci
restait finalement cantonnée dans la sphère privée288. Cette approche nous
paraît insuffisante à partir du moment où les institutions consacrent un rôle
public aux religions289. A ce titre, la Cour européenne promeut une approche
singulièrement différente : « la liberté de pensée, de conscience et de religion
est l’un des fondements d’une « société démocratique ». Elle est, dans sa
dimension religieuse, l’un des éléments les plus vitaux qui confèrent aux
croyants leur identité et leur conception de la vie, mais elle est aussi un atout
287
M. Weber évoque également un droit irrationnel mais dans un sens différent à propos de « la
création du droit et la découverte du droit ». M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 42.
288
36% des sondés déclarent croire en Dieu (France 2011, sondage Harris), Le Parisien, 6 février
2011.
289
Cf Rapport Commissariat général du Plan Institut de Florence, Croyances religieuses, morales et
éthiques dans le processus de construction européenne, 2002 ; J.-P. Willaime, Les religions et
l’unification européenne, in G. Davie, D. Hervieu-Leger, Identités religieuses en Europe, La
découverte, 1996, p. 291-314.
- 251 -
précieux pour les athées, agnostiques, sceptiques ou indifférents car le
pluralisme, indissociable d’une société démocratique, si chèrement acquis à
travers les siècles en dépend (voir Eglise Métropolitaine de Bessarabie et alia
c. La Moldavie, no. 45701/99, § 114, CEDH 2001-XII) ».
Présenter ce contentieux revient donc à exposer les manifestations « d’un
des fondements d’une société démocratique ». Afin d’en saisir l’importance,
nous exposerons donc dans un premier temps la spécificité de ce contentieux
(1) pour en exposer dans un second temps les principales facettes (2). Nous
pourrons alors comparer l’évolution décrite avec le droit français (3).
1) EXPOSE DE
LA SPECIFICITE DU CONTENTIEUX RELIGIEUX EN MATIERE DE DROITS
DE L’HOMME
Il est bien évident que si les droits de l’homme renforcent la capacité
d’auto-justification des individus, leur omniprésence tant dans le discours
quotidien que dans le contentieux a vocation à modifier en profondeur le
substrat social. Le contentieux en matière religieuse présente toutefois une
spécificité : une force symbolique peut-être sans équivalent.
En matière religieuse, le contentieux s’articule en effet différemment des
autres types de contentieux pour deux raisons. Premièrement, l’individu
exprime ses prétentions comme pour n’importe quel droit si ce n’est que
l’expression de sa subjectivité renvoie à un corps de règles distinct de celui
qu’il conteste, élément qui ne nous paraît pas trouver d’équivalent dans
l’expression des autres droits. A titre d’illustration, la personne qui estime
subir une atteinte à son droit à la vie privée ou à sa liberté d’expression
formule ses prétentions sur la base de la Convention. La personne qui invoque
une atteinte à sa liberté de religion le fait en raison de l’existence d’une norme
distincte qu’elle estime supérieure.
- 252 -
Deuxièmement, l’individu cherche également à modifier l’équilibre
institutionnel en raison de l’existence consacrée par la Cour d’obligations
positives. Par exemple, au titre des obligations positives qu’il peut incomber à
un Etat à la suite d’une condamnation par la Cour européenne, la personne qui
se voit reconnaître le droit à un environnement sain est à même de faire
condamner l’Etat qui porterait atteinte à son droit, ce qui conduit à une
évolution des règles. La personne qui invoque une telle obligation en matière
religieuse veut par ce biais forcer l’Etat à consacrer sa conception de l’espace
public.
A l’identique, en matière de fiscalité, se servir des droits de l’homme pour
justifier son refus de ne pas payer des impôts revient également à modifier la
nature du lien social. C’est une illustration saisissante d’une expression
individuelle exacerbée dans laquelle l’individu perçoit les pouvoirs publics
comme un ennemi dont il doit se protéger, ce que l’on appelé pendant
quelques années le bouclier fiscal290. Pour autant, le changement d’expression
de ce contentieux ne porte pas en soi une mutation des règles dans la société –
c’est peut-être davantage l’existence de la crise financière qui oblige les Etats
à renforcer leurs moyens de lutte contre la fraude. Dans le cas du contentieux
en matière de droit des étrangers dits en situation irrégulière, la situation est
déjà plus ambivalente à partir du moment où l’invocation des droits de
l’homme repose sur l’abstraction du lien consubstantiel entre nation et
citoyenneté291. Mais, là encore, ce changement de perception du lien, pour
290
J. Amar, La manipulation par interprétation, le cas de la fiscalité in sous la direction de L.
Faggion, Manipulation : droit, justice, société de l'Ancien Régime à nos jours, (en cours de
publication) ed CNRS, 2012.
291
C. Colliot-Thélène, La Démocratie sans « Demos », Puf, 2011.
- 253 -
révolutionnaire qu’il soit, ne concerne pas la nature des règles mais leur
champ d’application : les droits deviennent les mêmes pour tous
indépendamment du lien national en raison du principe de non-discrimination.
D’ailleurs, en dépit du caractère massif de ces contentieux, ces évolutions
suscitent peu de réactions médiatiques, sauf cas particuliers quand intervient
une dimension religieuse à l’instar du contrôle fiscal intenté à l’association les
Témoins de Jéhovah ou du refus d’accorder la nationalité à une femme en
raison de sa pratique religieuse. Ce n’est donc pas le nombre de jurisprudence
qui importe en matière religieuse mais la nature des questions posées.
Nous sommes ici en présence d’un contentieux symbolique292. Par symbole,
nous visons deux caractéristiques : le surplus de sens que les mots utilisés lors
d’un contentieux véhiculent en dehors des tribunaux ; la question soulevée
confronte le juge à la symbolique religieuse. Par exemple, la problématique du
voile à l’école est incompréhensible pour quelqu’un s’affirmant laïc qui
parlera plutôt de foulard293. La question posée dépasse par ses implications la
solution qui peut être rendue par les juges. En même temps, la neutralité de la
formulation juridique l’érige en détenteur de toutes les vérités. Par exemple,
les différentes interventions des membres lors de la commission Stasi sur la
laïcité ont donné l’impression que leur position a dépendu finalement de
l’audition du juge européen et ex-conseiller d’Etat en raison des questions de
292
E. Cassirer, dans sa philosophie des formes symboliques, n’a cependant pas considéré que le
champ juridique pouvait être un domaine dans lequel la logique symbolique pouvait s’exercer. Il est
vrai que, dans ce cas, la discussion sur les symboles dans l’arène d’un tribunal atteste l’échec de la
communication entre les personnes concernées.
293
Cf par exemple, A. Badiou, Derrière la loi foulardière, la peur, Le Monde, 22 février 2004.
- 254 -
compatibilité de la norme interne avec la norme internationale294. Sous ces
deux facettes symboliques, ce contentieux, sans présenter systématiquement
un enjeu financier, questionne les fondements mêmes de notre société.
L’exposé de quelques unes des solutions adoptées permet de dresser les
contours de la place de la religion dans une société démocratique sur le
fondement des droits de l’homme.
2) EXPOSE DES PRINCIPAUX TYPES DE CONTENTIEUX
L’exposé des principaux types de contentieux ne cherche pas à apprécier la
cohérence jurisprudentielle en la matière. Elle paraît d’ailleurs difficile à
identifier en raison du caractère polymorphe du contentieux en matière
religieuse. Conclure en outre qu’il se dégagerait ou qu’il faudrait aboutir à une
définition juridique de la religion serait, qui plus est, fallacieux. Le
contentieux propre à la Convention européenne laisse en ce domaine ce que
les juges nomment une « marge nationale d’appréciation » de façon
précisément à ne pas se substituer systématiquement à la compétence des
juges nationaux295. Nous ne disposons donc pas d’une conception européenne
qui s’impose aux juges nationaux mais d’un ensemble de solutions à l’aune
desquels les problèmes juridiques soulevés dans les différents pays doivent
294
Le poids de l’intervention du juge européen J-P. Costa ressort parfaitement de l’analyse que le
rapporteur de cette commission a pu faire par la suite. R. Schwartz, Le travail de la commission
Stasi : Laïcité : les 100 ans d'une idée neuve. Hommes et migrations, 2005, no1258, pp. 28-32. Il
n’y a donc rien d’étonnant que cet auteur, par delà le sentiment de satisfaction qu’il exprime, estime
que la réflexion doit être poursuivie.
295
Sur cette notion, E. Kastanas, Unité et diversité : notions autonomes et marge d’appréciation des
Etats dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 1999.
- 255 -
être traités, étant quand même précisé préalablement que les solutions
adoptées n’ont rien d’intangibles.
C’est pourquoi à la recherche d’unité d’interprétation propre à la démarche
juridique nous privilégions la construction d’une typologie afin de préciser
l’argumentation religieuse sur la base des droits de l’homme. Pour construire
cette typologie, nous avons essayé de recenser les affaires les plus
significatives tant sur le plan interne qu’international. Nous sommes partis de
la conception classique de la liberté religieuse fondée sur une claire séparation
entre espace public et espace privé pour arriver aux situations dans lesquels
l’enjeu n’est ni plus ni moins que la substitution ou la consécration de la
norme religieuse dans l’espace public. Une telle typologie se veut ainsi le
réceptacle des orientations communautaires exposées selon lesquelles il
revient aux pouvoirs publics d’accorder une place et un rôle dans l’espace
public aux institutions religieuses. Elle s’articule autour de deux axes : une
dimension institutionnelle (a) ; une dimension individuelle (b).
Dans le prolongement de notre démarche fondée sur le rôle croissant que
jouent les institutions et l’influence qu’elles exercent sur les individus, nous
commencerons par le contentieux présentant une dimension institutionnelle.
Nous terminerons par le contentieux résultant de l’interaction entre
l’institution religieuse et la liberté individuelle (c).
a) Le contentieux présentant une dimension institutionnelle ou le débat sur la
place de la religion dans la sphère publique
Le contentieux présente une dimension institutionnelle à partir du moment
où il a pour objet les relations collectives que les religions ou les minorités
entretiennent avec l’autorité étatique. Compte tenu du rôle reconnu par les
institutions-mêmes aux religions, il est possible de distinguer :
- 256 -
a-1) le contentieux relatif à la contestation des modes d’organisation du
culte choisi par l’Etat ;
a-2) le contentieux relatif à la protection des droits des minorités ;
a-3) le contentieux relatif à la visibilité de la religion majoritaire dans un
pays ;
a-4) le contentieux relatif au contenu des programmes scolaires ;
a-5) le contentieux relatif à la dissolution d’un parti politique dont le
programme se fonde sur une doctrine religieuse.
a-1) contentieux relatif à la contestation des modes d’organisation du culte choisi
par l’Etat
Se pose ici la question de l’intervention de l’Etat et de l’autonomie de
l’organisation religieuse au regard de la compétence étatique.
- non-violation de l’article 9 en matière d’organisation de l’abattage
rituel296 ; l’opinion minoritaire mérite toutefois d’être mentionnée car elle
illustre non seulement le caractère relatif de la solution mais également du
raisonnement juridique tenu en la matière à l’aune de la définition des
obligations qui incombent à l’Etat en matière religieuse – « si des tensions
peuvent survenir lorsqu’une communauté, notamment religieuse, se trouve
divisée, il s’agit là d’une conséquence inévitable de la nécessité de respecter
le pluralisme. Dans ce genre de situation, le rôle des autorités publiques ne
consiste pas à supprimer tout motif de tension en éliminant le pluralisme mais
à prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les groupes qui
296
CEDH, 27 juin 2000, Chaare Tsedek c. France, (7417/95).
- 257 -
s’affrontent font preuve de tolérance (Serif c. Grèce, n° 38178/97, § 53,
CEDH 1999) »297.
- violation de l’article 9 en raison de l’ingérence de l’Etat dans le choix du
dirigeant d’une communauté religieuse298 ;
- violation de l’article 9 en raison du refus de l’Etat de reconnaître une
communauté ayant fait scission299 ;
- violation de l’article 9 en raison d’une rectification fiscale à l’encontre des
Témoins de Jehovah dont les modalités ont paru excessives300 - l’une des
raisons avancées mérite d’être reproduite : « Procédant à une analyse de droit
comparé,
l’association
européenne
affirme
que
malgré
la
marge
d’appréciation des Etats, les croyances et pratiques des Témoins de Jéhovah
sont uniformes dans les Etats membres. En Angleterre, en Allemagne, en Italie
et en Espagne par exemple, les dons versés aux Témoins de Jéhovah ne sont
pas taxés car leurs activités sont exclusivement religieuses »301. Le droit
comparé est l’expression des lois de l’imitation mises à jour par G. Tarde.
297
Opinion dissidente commune à Sir Nicolas Bratza, M. Fischbach, Mme Thomassen, Mme
Tsatsa-Nikolovska, M. Panţîru, M. Levits et M. Traja.
298
299
CEDH, 26 juin 2000, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie (no 30985/96).
CEDH, 13 décembre 2001, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova (no
45701/99).
300
CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c. France (8916/05).
301
Arrêt préc. p. 65.
- 258 -
Nous retrouvons un raisonnement similaire à propos de la reconnaissance de
l’Eglise de scientologie en Russie302 ;
- contestation de la votation suisse sur l’interdiction des constructions de
minarets en Suisse jugée irrecevable303. Nous soulignerons que le motif
d’irrecevabilité ne préjuge en rien la solution au fond au regard de la position
adoptée en la matière par le Conseil des droits de l’homme ;
- l’interdiction prononcée à l’encontre de l’association Raël d’effectuer une
campagne d’affichage en Suisse304. Par delà le cas d’espèce, l’affaire tranche
une question centrale : la liberté d’expression en matière de religion peut être
restreinte si le contenu d’une affiche risque de choquer une partie majoritaire
de la population. La marge d’appréciation nationale peut aboutir à reconnaître
le droit pour un Etat de sanctionner le blasphème.
a-2) contentieux relatif à la protection des droits des minorités
Le texte de la Convention ne reconnaît pas expressément de droit spécifique
pour les minorités. Les parties à ce type de contentieux invoquent
simultanément le principe de non-discrimination (art. 14), le droit de pratiquer
sa religion (art. 9) ou le droit à la vie privée (art. 8) ou la liberté d’association
(art. 11).
Pourtant, l’émergence d’un droit des minorités constitue un souhait
expressément formulé par le Conseil de l’Europe. La proposition du Protocole
302
CEDH, 15 mars 2007, Eglise de scientologie de Moscou c. Russie, (n° 18147/02).
303
CEDH, 10 juillet 2011, Ouardiri c. Suisse (requête no 65840/09) et Ligue des Musulmans de
Suisse et autres c. Suisse (no 66274/09).
304
CEDH, 13 juillet 2012, n° 16354/06, aff. Mouvement raëlien suisse c. Suisse.
- 259 -
additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales lie ainsi droits de l’homme et droits des
minorités de manière inédite : « Aux fins de cette Convention, l'expression «
minorité nationale » désigne un groupe de personnes dans un Etat qui :
- résident sur le territoire de cet Etat et en sont citoyens ; entretiennent des
liens anciens, solides et durables avec cet Etat ;
- présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou
linguistiques spécifiques ;
- sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le
reste de la population de cet Etat ou d'une région de cet Etat ;
- sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité
commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur
langue » 305.
En l’état du droit positif, la formulation adoptée par la Cour n’exclut pas
cette éventualité : « bien qu’il faille subordonner les intérêts de l’individu à
ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante
de l’opinion d’une majorité; elle commande un équilibre qui assure aux
minorités un juste traitement et qui évite tout abus d’une position dominante »
306
. Aussi, une partie de la doctrine en la matière considère que certaines
décisions consacrent progressivement un véritable droit des minorités307.
305
Conseil de l’Europe, Parlement européen, recommandation 1201 (1993), relative à un Protocole
additionnel à la Convention européenne des Droits de l'Homme sur les droits des minorités
nationales.
306
CEDH, 13 août 1981, Young, James et Webster, série A, n° 44.
- 260 -
Sur le fond, ces contentieux portent principalement sur des questions
d’organisation de culte à l’instar de celles déjà examinées. Sans reprendre les
affaires précédemment citées, nous nous contenterons de signaler que nous
disposons ici de l’expression institutionnelle du communautarisme.
a-3) contentieux relatif à la visibilité de la religion majoritaire dans un pays
Ce contentieux, sur le plan technique, concerne davantage le droit à
l’instruction reconnu par l’article 2 du protocole additionnel. Il est d’ailleurs
généralement présenté à l’aune des autres décisions concernant le contenu des
programmes scolaires. La question soulevée dans cette affaire fortement
médiatisée porte sur un point différent : une requérante est-elle en droit
d’exiger le retrait des crucifix présent dans les salles de classe d’une école
publique en raison de l’atteinte que cela représenterait à la liberté de choix de
l’enfant ?
La chronologie de cette affaire est ici importante car les juges se sont
prononcés à deux reprises de façon différente sur cette question :
- CEDH, 3 novembre 2009, Lautsi c. Italie, no 30814/06 : l’arrêt est rendu à
l’unanimité ; il impose à l’Etat un véritable principe de laïcité : « Les
dispositions en cause sont l'héritage d'une conception confessionnelle de l'Etat
qui se heurte aujourd'hui au devoir de laïcité de celui-ci et méconnaît les
droits protégés par la Convention. Il existe une « question religieuse » en
Italie, car, en faisant obligation d'exposer le crucifix dans les salles de classe,
l'Etat accorde à la religion catholique une position privilégiée qui se
307
F. Benoît-Rohmer, La Cour européenne des droits de l'homme et la défense des droits des
minorités nationales, RTDH, 2002, p. 563.
- 261 -
traduirait par une ingérence étatique dans le droit à la liberté de pensée, de
conscience et de religion de la requérante et de ses enfants et dans le droit de
la requérante d'éduquer ses enfants conformément à ses convictions morales
et religieuses, ainsi que par une forme de discrimination à l'égard des noncatholiques » (point n°30).
L’affaire sera cependant rejugée conformément à une procédure prévue par
la Convention en raison de la violence des réactions que cette décision a
suscité en Italie. Son caractère éminemment sensible va entraîner
l’intervention devant la Cour de nombreuses associations et pays. Le
deuxième arrêt rendu à cette occasion308 repose sur le raisonnement suivant
pour justifier un revirement de jurisprudence :
- une analyse du crucifix comme symbole religieux (sic) ;
- point 66 : « Il n'y a pas devant la Cour d'éléments attestant l'éventuelle
influence que l'exposition sur des murs de salles de classe d'un symbole
religieux pourrait avoir sur les élèves ; on ne saurait donc raisonnablement
affirmer qu'elle a ou non un effet sur de jeunes personnes, dont les convictions
ne sont pas encore fixées ».
- la diversité des conceptions des Etats parties à la Convention en matière
de religion conduit la Cour à laisser une « marge d’appréciation nationale »
aux Etats sur ces questions.
D’où incidemment, le considérant suivant : « A cet égard, il est vrai qu'en
prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles
publiques – lequel, qu'on lui reconnaisse ou non en sus une valeur symbolique
308
CEDH, 18 mars 2011, n° 30814/06.
- 262 -
laïque, renvoie indubitablement au christianisme –, la réglementation donne à
la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans
l'environnement scolaire.
Cela ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser une démarche
d'endoctrinement de la part de l'Etat défendeur et pour établir un manquement
aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no 1».
Contrairement cependant à la première décision, la seconde, adoptée dans le
cadre d’une formation solennelle, n’a pas été rendue à l’unanimité. La critique
formulée par l’opinion dissidente expose pleinement la contradiction
intrinsèque à exprimer les prétentions en faveur ou contre la religion par le
prisme des droits de l’homme. D’une part, le juge critique fortement la notion
de marge d’appréciation nationale309 ; d’autre part, il estime que la décision
nouvellement rendue contredit les fondements même d’une société
démocratique – « Nous vivons désormais dans une société multiculturelle,
dans laquelle la protection effective de la liberté religieuse et du droit à
l'éducation requiert une stricte neutralité de l'Etat dans l'enseignement public,
309
Opinion dissidente du Juge Malinverni, à laquelle se rallie la juge Kalaydjieva, point 1 : « Utile, voire
commode, la théorie de la marge d'appréciation est une technique d'un maniement délicat, car l'ampleur de la
marge dépend d'un grand nombre de paramètres : droit en cause, gravité de l'atteinte, existence d'un
consensus européen, etc. La Cour a ainsi affirmé que « l'ampleur de la marge d'appréciation n'est pas la
même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte (...). Parmi les éléments pertinents figurent
la nature du droit conventionnel en jeu, son importance pour l'individu et le genre des activités en cause». La
juste application de cette théorie est donc fonction de l'importance respective que l'on attribue à ces différents
facteurs. La Cour décrète-t-elle que la marge d'appréciation est étroite, l'arrêt conduira le plus souvent à une
violation de la Convention ; considère-t-elle en revanche qu'elle est large, l'Etat défendeur sera le plus
souvent « acquitté ».
- 263 -
lequel doit s'efforcer de favoriser le pluralisme éducatif comme un élément
fondamental d'une société démocratique » 310 (c’est nous qui soulignons).
Nous mesurons à travers cet exemple non seulement l’absence de neutralité
politique de la référence aux droits de l’homme mais aussi, encore et toujours,
l’enjeu éducationnel des droits de l’homme.
a-4) contentieux relatif au contenu des programmes scolaires
Ce contentieux est le pendant de celui examiné précédemment. L’existence
d’un droit à la visibilité de la religion majoritaire a-t-il un impact sur les
programmes scolaires ? Ces affaires confirment la persistance du fait religieux
dans la sphère publique.
- atteinte au droit à l’instruction en raison de la modification des
programmes du primaire : deux cours Christianisme et philosophie de la vie
ont été remplacés par un cours intitulé : le Christianisme, la religion et la
philosophie. L’atteinte découle de la place prépondérante accordée à la
religion chrétienne et de la difficulté pour une personne non-chrétienne
d’obtenir une dispense sans avoir à trop révéler d’éléments sur sa vie privée.
C’est donc davantage le problème administratif que le contenu du cours qui a
été à l’origine du constat de la violation du droit, la Cour ayant dans cet arrêt
précisé que « l’intention qui avait présidé à la création du cours, à savoir que
le fait d’enseigner ensemble le christianisme et les autres religions et
philosophies
310
permettait
d’établir
un
Opinion précitée, Point n°2.
- 264 -
environnement
scolaire
ouvert
accueillant tous les élèves, était à l’évidence conforme aux principes de
pluralisme et d’objectivité consacrés par l’article 2 du Protocole no 1 »311.
La question de la dispense à un cours d’éducation religieuse a également été
traitée à propos d’une affaire relative au programme scolaire des manuels
turcs. L’atteinte a été constatée en raison d’une part de l’existence de
dispenses de droit pour des membres de certaines confessions et d’autre part
du fait que « le programme accordait une plus large part à la connaissance de
l’islam qu’à celle des autres religions et philosophies et inculquait les grands
principes de la religion musulmane, y compris ses rites culturels »312. La Cour
n’a cependant nullement incité les Etats à prévoir un système de dispense des
cours d’instruction religieuse. Le cas turc est intéressant car il combine à la
fois un principe de laïcité et une forte dimension religieuse dont la conciliation
passe par l’obligation des individus de révéler publiquement leur appartenance
religieuse – les juifs et les Chrétiens étaient légalement dispensés de ce cours.
A l’inverse, la Cour semble avoir dégagé une obligation positive d’instaurer
un cours de morale pour éviter que les enfants d’agnostiques soient
discriminés par rapport aux autres élèves qui suivraient un cours obligatoire de
religion313.
Nous pouvons donc conclure que la visibilité de la religion majoritaire peut
se manifester dans les programmes scolaires. Si cours de religion il y a,
311
CEDH, 29 juin 2007, Folgero et autres c. Norvège (no 15472/02) ; ce critère du pluralisme a
également justifié l’irrecevabilité d’une action à l’encontre d’un programme de morale laïc - cf
CEDH, 6 octobre 2009, Irrgang c. Allemagne (no 45216/07).
312
CEDH, 9 octobre 2007, Hasan et Eylem Zengin c. Turquie (no 1448/04).
313
CEDH, 15 juin 2010, Grzelak c. Pologne (7710/02).
- 265 -
l’appréciation porte davantage sur le contenu que sur l’éventuelle dispense du
cours.
a-5) contentieux relatif à la dissolution d’un parti politique dont le programme se
fonde sur une doctrine religieuse
La question dépasse de loin la sphère juridique et empiète sur le terrain
politique : dans quelle mesure une société démocratique peut-elle accepter un
parti d’obédience religieuse ? La réponse donnée à l’époque mérite d’être
reproduite : non-violation de l’article 9 en raison de l’interdiction d’un parti
faisant référence à une doctrine religieuse : « la Cour reconnaît que la Charia,
reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion,
présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes
tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante
des libertés publiques. La Cour relève que, lues conjointement, les
déclarations en question qui contiennent des références explicites à
l’instauration de la Charia sont difficilement compatibles avec les principes
fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention
comprise comme un tout. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de
la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la
Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment
eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il
réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les
domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses.
En outre, les déclarations qui concernent le souhait de fonder un « ordre juste
» ou un « ordre de justice » ou « ordre de Dieu », lues dans leur contexte,
même si elles se prêtent à diverses interprétations, ont pour dénominateur
commun de se référer aux règles religieuses et divines pour ce qui est du
régime politique souhaité par les orateurs. Elles traduisent une ambiguïté sur
- 266 -
l’attachement de leurs auteurs pour tout ordre qui ne se base pas sur les
règles religieuses. Selon la Cour, un parti politique dont l’action semble viser
l’instauration de la Charia dans un Etat partie à la Convention peut
difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique
sous-jacent à l’ensemble de la Convention ».
Une opinion dissidente a cependant considéré que la mesure de dissolution
constituait une atteinte à la liberté d’association et à la liberté d’opinion. Elle
n’était donc pas conforme aux valeurs d’une société démocratique. D’ailleurs,
les différents types de contentieux résultant de la dimension institutionnelle
des religions permettraient aisément d’argumenter en faveur de la solution
inverse : comment en effet concevoir une visibilité neutre de la religion
majoritaire à laquelle s’ajoute une présence pluraliste dans les programmes
scolaires sans imaginer que cela se traduise par des revendications politiques ?
Nous sommes ici confrontés à un équilibre subtil entre marge
d’appréciation nationale et auto-limitation de la compétence des juges. Les
débats sur l’interprétation des textes ne doivent cependant pas masquer la
dimension socio-politique des questions soulevées. Nous pouvons donc lire le
contentieux suivant comme la prolongation de la mutation institutionnelle de
la place de la religion dans l’espace public. Les religions reconnues, elles ont
vocation à influer sur la vie politique des pays européens.
La diversité des cas étudiés révèle d’une part le caractère protéiforme des
revendications religieuses à l’égard des institutions étatiques, d’autre part la
difficulté de maintenir l’illusion d’un traitement juridique des litiges dénué de
toutes considérations politiques. Il n’en va pas différemment à propos du
contentieux présentant, cette fois, une dimension individuelle.
b) Le contentieux présentant une dimension individuelle ou l’expression de la
mutation des revendications individuelles en matière religieuse
- 267 -
C’est ce type de contentieux qui est à l’origine de l’interrogation qui
structure la présente recherche. Nous distinguerons :
- b-1) un contentieux conforme à la conception classique de la religion
selon laquelle la religion relève de la sphère privée ;
- b-2) un contentieux relatif au refus ponctuel de soumission à une
réglementation étatique ;
- b-3) un contentieux relatif à l’expression publique de l’identité religieuse
b-1) un contentieux conforme à la conception classique selon laquelle la religion
relève de la sphère privée
La liberté de religion se comprend également comme celle de ne pas
manifester sa religion, ce qui relègue celle-ci dans la sphère privée.
- atteinte à l’article 9 lorsqu’une réglementation oblige à prêter serment
pour accéder à une fonction ou à une profession314 ;
- atteinte à l’article 9 lorsqu’une réglementation oblige à révéler son identité
religieuse sur des documents officiels315.
314
CEDH, 18 février 1999, Buscarini et autres c. Saint-Marin (requête no 24645/94) à propos de
l’obligation de prêter serment sur la Bible pour exercer la fonction de député après avoir été élu ;
CEDH, 20 février 2008, Alexandridis c. Grèce (no 19516/06) : interdiction d’obliger un individu à
révéler sa religion pour devenir avocat.
315
CEDH, 2 février 2010, Sinan Isik c. Turquie (no 21924/05) : requérant turc qui ne voulait pas
mentionner sa religion sur un document officiel ; CEDH, 17 février 2011, Wasmuth c. Allemagne
(no 12884/03) : à propos d’une réglementation fiscale relative à l’impôt cultuel et à l’obligation
incombant au contribuable de faire mention d’une affiliation à une communauté religieuse.
- 268 -
b-2) un contentieux relatif au refus ponctuel de soumission à une réglementation
étatique
Ce contentieux repose sur l’opposition entre obligation religieuse et
obligation
étatique.
L’enjeu
est
un
aménagement
des
obligations
indépendamment des convictions de l’individu. En cela, ce contentieux ne
présente pas la même dimension symbolique que celui qui sera exposé ciaprès.
- violation de l’article 9 en raison de l’existence d’une condamnation au
pénal qui avait bloqué l’accession d’un individu à la profession d’expertcomptable qui refusait d’effectuer son service militaire316.
- violation de l’article 9 en raison de la condamnation d’un individu qui
avait refusé d’effectuer son service militaire pour des motifs religieux317.
Progressivement, s’est imposé le principe selon lequel les Etats devaient
prévoir un traitement distinct en matière d’objection de conscience. Le
contentieux a finalement vocation à disparaître de lui-même en raison du
changement de la réglementation résultant de la jurisprudence européenne.
b-3) un contentieux relatif à l’expression publique de l’identité religieuse
Ce contentieux se caractérise par l’affirmation de principe de son identité
religieuse par delà les règles fixées par l’autorité publique ou privée.
316
CEDH, 6 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce (no 34369/97), à propos d’un témoin de Jehovah.
CEDH, 7 mai 2011, Bayatyan c. Arménie (no 23459/03) ; CEDH, 22 novembre 2011, Erçep c.
Turquie.
317
CEDH, 7 mai 2011, Bayatyan c. Arménie (no 23459/03) ; CEDH, 22 novembre 2011, Erçep c.
Turquie (43965/04).
- 269 -
Ce contentieux se distingue des autres précédemment exposés pour les
raisons suivantes :
- c’est un contentieux récurrent : plusieurs arrêts importants depuis l’an
2000 dont la majorité concerne à la France (10 sur 12 si on se fonde sur la
recension fournie par la Cour européenne elle-même dans ses documents
destinés à la presse). Autrement dit, en dépit du filtre des juridictions
nationales, les requérants continuent d’estimer que leurs prétentions peuvent
trouver un écho sur le terrain des droits de l’homme au niveau d’une
juridiction supra-nationale ;
- c’est un contentieux dans lequel la marge d’appréciation nationale est
déterminante ;
- c’est un contentieux dans lequel les déclarations d’irrecevabilité laissent
toujours planer un doute sur la légitimité des prétentions exprimées en raison
des justifications avancées par les juges. Nous pouvons classer ces expressions
de l’identité sur la base des exigences minimales des religions : les signes
distinctifs, le calendrier, l’éventuel prosélytisme.
- Contentieux en matière de signes distinctifs
- CEDH : 30 juin 2009 : irrecevabilité des requêtes : Aktas c. France (no
43563/08), Bayrak c. France (no 14308/08), Gamaleddyn c. France (no
18527/08), Ghazal c. France (no 29134/08), R. Singh c. France (no
27561/08) : compatibilité des mesures d’exclusion : « l'intéressé pouvait
poursuivre sa scolarité dans un établissement d'enseignement à distance ou
dans un établissement privé, ce qu'il fit en l'espèce. Il en ressort que ses
convictions religieuses ont été pleinement prises en compte face aux
impératifs de la protection des droits et libertés d'autrui et de l'ordre public.
- 270 -
En outre, ce sont ces impératifs qui fondaient la décision litigieuse et non des
objections aux convictions religieuses du jeune homme».
- CEDH, 04 mars 2008, El Morsli c. France (no 15585/06) décision relative
à un contrôle de sécurité qui nécessitait qu’une femme enlève son voile :
irrecevabilité en raison du but légitime de sécurité publique à l’origine de ces
mesures ainsi que de leur caractère ponctuel.
Or, dans une affaire relative à une situation similaire cette fois en Turquie,
la jurisprudence a infléchi sa position pour les raisons suivantes : rien
n’indiquait que les requérants avaient représenté une menace pour l’ordre
public ou qu’ils avaient fait acte de prosélytisme en exerçant des pressions
abusives sur les passants lors de leur rassemblement. La Cour a ici distingué le
port de tenues vestimentaires dans des lieux publics ouverts à tous qui ne peut
être sanctionné et la possibilité d’imposer une interdiction de vêtir des signes
religieux dans des établissements publics dans lesquels la neutralité religieuse
peut primer sur le droit de manifester sa religion318.
D’autres affaires sont en cours de jugement à l’instar de ces requérantes,
chrétiennes pratiquantes qui dénoncent l’interdiction de porter un crucifix au
travail. L’une d’elles est employée d’une compagnie aérienne, l’autre travaille
en tant qu’infirmière dans le service de gériatrie d’un hôpital public319.
- Contentieux en matière de respect du calendrier ou des horaires religieux
318
CEDH, 23 février 2010, Ahmet Arslan et a. c. Turquie, ( 41135/98) ; J. –P. Marguenaud, La
liberté de porter des vêtements religieux dans les lieux publics ouverts à tous, Dalloz, 2010 p. 682 ;
G. GONZALEZ, L’inconventionnalité des sanctions pour ports de tenus à caractère religieux dans
les lieux publics ouverts à tous, Semaine Juridique, éd. Générale, n° 18, 3 mai 2010, 514.
319
Affaires en cours 2012, Eweida et Chaplin c. Royaume-Uni (48420/10 et 59842/10).
- 271 -
Contrairement aux autres contentieux exposés, ce type de conflits aboutit à
un ensemble de solutions similaires : le refus de principe des demandes des
requérants fondées sur des exigences liées à leur calendrier religieux.
De façon générale, « ne relèvent pas de la protection de l’article 9 la
révocation d’un agent du service public pour n’avoir pas respecté les horaires
de travail » - il s’agissait d’un membre de l’Eglise adventiste du septième jour
dont la religion interdit à ses membres de travailler le vendredi après le
coucher du soleil (Konttinen c. Finlande, no 24949/94, déc. 3 décembre 1996,
Décisions et rapports (DR) 87, p. 69). Solution semblable pour estimer
compatible avec les exigences de la Convention, le licenciement d’une
salariée par un employeur du secteur privé à la suite du refus de l’intéressée de
travailler le dimanche (décision de la Commission du 9 avril 1997, DR 89, p.
104). Dans lesdites affaires, la Commission et la Cour ont considéré que les
mesures prises à l’encontre des requérants par les autorités n’étaient pas
motivées par leurs convictions religieuses mais étaient justifiées par « les
obligations contractuelles spécifiques liant les intéressés à leurs employeurs
respectifs »320.
S’agissant plus particulièrement du calendrier judiciaire, les prétentions
religieuses n’ont pas non plus permis de valider une demande de report
d’audience formulée par un avocat juif. Il est vrai, et la Cour ne manque pas
de le souligner, « le requérant, qui devait s’attendre à ce que sa demande de
report soit refusée conformément aux dispositions de la loi en vigueur, aurait
pu se faire remplacer à l’audience litigieuse afin de s’acquitter de ses
320
CEDH, 3 avril 2012, Francesco Sessa c. Italie, no 28790/08, point 35.
- 272 -
obligations professionnelles »321. L’opinion dissidente de trois juges reproduite
sous l’arrêt formule deux critiques : la Cour aurait peut-être dû tenir compte
du fait que l’avocat s’était manifesté suffisamment en avance une fois la date
d’audience fixée322 ; la Cour aurait dû davantage approfondir son contrôle du
caractère proportionnel de l’atteinte à la liberté de religion au regard des
contraintes judiciaires. L’expression publique de la religion est ainsi plus ou
moins admise en matière vestimentaire mais non en matière d’organisation du
temps de l’individu.
S’impose ici le constat suivant : le débat sur la visibilité des religions
minoritaires masquerait une conception de la religion dans laquelle celle-ci
devrait être reléguée dans la sphère privée.
- Contentieux en matière de prosélytisme
C’est un contentieux ambivalent dans lequel se croisent la liberté de
pratiquer sa religion et la liberté d’expression. Là encore, tout n’est que
question d’équilibre en droit, ce qui explique que les deux principaux arrêts en
la matière portent d’une part sur la reconnaissance de la possibilité de tenir un
discours prosélyte323 et, d’autre part, sur ses nécessaires limites324.
Consécration ou non du poids de l’institution religieuse dans la vie
publique, la Cour s’est dans un premier temps inspirée d’une définition
religieuse pour distinguer le prosélyte légitime du prosélyte abusif. C’est à
321
Arrêt préc. point 37.
322
Commission du 13 janvier 1993 S.H. et H.V. c. Autriche.
323
CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce (no 14307/88).3.00.
324
CEDH, 24 février 1998, Larissis et autres c. Grèce (nos 23372/94, 26377/94 et 26378/94).
- 273 -
notre sens une nouvelle illustration de la dimension globalisante de la religion
et de sa capacité à se substituer intégralement à l’ordre établi.
On comprend ainsi qu’au titre des limites soit admis le principe d’une
sanction pénale en la matière325.
L’équilibre n’est rien d’autre que l’expression d’une autre conception des
relations sociales dans laquelle les religions revendiquent un rôle quitte pour
cela à restreindre les autres droits et libertés.
c) Le contentieux résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et
l’individu ou la restriction des droits et libertés au nom de la religion
Ce contentieux revêt une dimension symbolique forte en raison des
conséquences qu’il implique : la consécration du pouvoir religieux dans la vie
quotidienne. Là encore, les arrêts rendus sont loin de présenter une conception
uniforme. Nous distinguerons ici les problèmes relatifs au droit à la vie privée
(c-1) de ceux relatifs à la liberté d’expression (c-2).
a-1) Poids de la religion et atteinte à la vie privée
Le problème est le suivant : est-ce que la reconnaissance de l’institution
religieuse en tant que telle au nom des exigences d’une société démocratique a
un impact sur la vie quotidienne des individus ?
Les réponses apportées sont pour le moins contrastées. Elles confirment que
la religion, loin d’être un phénomène social neutre dont il est possible de
circonscrire les effets dans la vie publique, a par nature vocation à empiéter
325
F. Rigaux, L’incrimination du prosélytisme face à la liberté d’expression, R. T. D. H., 1994, p.
146-147.
- 274 -
sur la vie quotidienne des individus par delà l’affirmation de leurs autres droits
et libertés.
- atteinte à la vie privée d’un organiste d’une église licencié pour avoir
quitté son épouse et être allé vivre avec une autre femme. Nous retiendrons
l’ambigüité de la motivation : la décision a pris en compte la difficulté pour
cette personne de retrouver un emploi similaire326.
- atteinte à la vie privée non-reconnue à la suite du licenciement d’un
mormon qui avait confié à son directeur de conscience qu’il avait une relation
extra-conjugale – « l’intéressé, pour avoir grandi au sein de l’Eglise
mormone, devait être conscient, lors de la signature du contrat de travail, de
l’importance que revêtait la fidélité maritale pour son employeur et de
l’incompatibilité de la relation extraconjugale qu’il avait choisi d’établir avec
les obligations de loyauté accrues qu’il avait contractées envers l’Eglise
mormone en tant que directeur pour l’Europe du département des relations
publiques »327.
- atteinte à la vie privée non-reconnue également pour le licenciement d’une
personne catholique embauchée par une église protestante et membre de
l’Eglise universelle328.
Certes, peut-être sommes nous uniquement en présence de situations
exceptionnelles. Quoi qu’il en soit, cette tendance se confirme en matière cette
fois de liberté d’expression.
326
CEDH, 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne (no 1620/03).
327
CEDH, 23 septembre 2010, Obst c. Allemagne (no 425/03).
328
CEDH, 3 février 2011, Siebenhaar c. Allemagne (no 18136/02).
- 275 -
a-2) Poids de la religion et atteinte à la liberté d’expression
Le contentieux ici est une conséquence indirecte de l’émergence, par le
biais des droits de l’homme, de la religion dans l’espace public. Il rejoint en
outre le débat soulevé à l’échelon international sur la diffamation des
religions. Sur le plan médiatico-politique, il a pris forme hors et dans les
tribunaux à travers la publication des caricatures de Mahomet.
Préalablement, nous noterons que ce contentieux procède d’un volet pénal :
la confirmation ou non de condamnations prononcées en matière de
diffamation. Nous sommes donc ici sur le terrain initial des droits de l’homme,
à savoir que la personne concernée les invoque pour se défendre et contester
une atteinte à une liberté en raison d’une condamnation pénale. Ce n’est
pourtant pas cet unique schéma que l’on trouve dans ces affaires : les
requérants interviennent également pour critiquer la décision de relaxe qui a
pu être adoptée sur le plan interne en invoquant une atteinte au procès
équitable (art. 6.1). Sous ces deux aspects, les décisions rendues par la Cour
européenne sont autant de facteurs de restrictions de la liberté d’expression
par rapport aux religions. Un bref panorama permet de mesurer l’étendue de
ces restrictions.
- censure de films validée en raison de leur caractère offensant à l’encontre
de la religion catholique329 ;
- censure confirmée d’un livre en raison de passages considérés comme
injurieux pour les personnes de religion musulmane330 ; l’opinion dissidente
329
CEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, série A no 295-A, CEDH, 25
novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni, 17419/90.
- 276 -
décrit en détail le phénomène social de propagation d’une telle solution - « La
liberté de la presse touche à des questions de principe, et toute condamnation
pénale a ce qu’on appelle en anglais un chilling effect, propre à dissuader les
éditeurs de publier des livres qui ne soient pas strictement conformistes, ou
‘politiquement (ou religieusement) corrects’. Un tel risque d’auto-censure est
très dangereux pour cette liberté, essentielle en démocratie, sans parler de
l’encouragement implicite à la mise à l’index ou aux fatwas »
331
. Nous
ajouterons à ces principes dégagés sur le fond un principe procédural
important : la recevabilité de l’action en justice d’une association
internationale ayant pour objet la défense d’une religion à l’instar de
l’Organisation pour la Conférence islamique ou la Ligue arabe332.
- condamnation pour diffamation invalidée à propos d’un article qui
établissait une corrélation entre la doctrine chrétienne et le nazisme. L’arrêt
précise le cadre de la liberté d’expression : « dans le contexte des opinions et
croyances religieuses – peut légitimement être comprise une obligation
d'éviter des expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et
constituent donc une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent à
aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires
du genre humain »333.
330
CEDH, 13 septembre 2005, I.A. c. Turquie, °42571/98.
331
Arrêt préc. op. dissidente point 6.
332
CEDH, 15 janvier 2009, Ligue du monde islamique et Organisation mondiale du secours
islamique c/France, n° 36497/05 à propos précisément d’une action en diffamation.
333
CEDH, 31 janvier 2006, Giniewski c. France, 64016/00.
- 277 -
L’expression de l’identité religieuse sur le fondement des droits de l’homme
n’exclut donc pas une restriction d’autres droits fondamentaux au titre
desquels le droit à la vie privée et la liberté d’expression.
L’exposé des principales affaires en matière religieuse à partir de la
distinction entre institution et individu a permis de montrer de façon générale
que l’expression des religions modifie en permanence l’équilibre en sphère
publique et sphère privée. Nous retiendrons que cette expression contentieuse
concerne plus particulièrement l’islam au point que les juges européens ont
considéré cette religion non-compatible avec « les fondements d’une société
démocratique ». Il n’est cependant pas certain que cette jurisprudence se
maintienne. Ce faisant, nous décrivons un basculement inédit : la discussion
relative à la place de l’islam dans la société tend à se réduire à simple
problème juridique comme s’il était normal que des juges émettent de telles
considérations.
Compte tenu de la répercussion des décisions de la Cour européenne sur les
droits positifs des différents pays, les solutions ici exposées ont
nécessairement des conséquences sur les comportements des habitants d’un
pays. C’est ce que nous voudrions montrer à travers, cette fois, le contentieux
interne en matière religieuse.
3) COMPARAISON
AVEC L’EVOLUTION DE LA QUESTION RELIGIEUSE EN DROIT
FRANÇAIS
L’évolution de la question religieuse en droit français est révélatrice de
l’influence de la jurisprudence européenne.
S’agissant de la jurisprudence judiciaire, sur les 22 arrêts identifiés sur la
base d’une recherche ayant pour mots clés « article 9 », « convention
européenne » et « religion », nous pouvons constater les points suivants :
- 278 -
- il faut attendre 1989, pour que le texte soit invoqué dans le cadre d’un
contentieux ;
- conformément à la perception initiale des droits de l’homme, la grande
majorité des arrêts provient de la Chambre criminelle – 15. Six des arrêts
concernent l’opposition au service militaire à travers l’invocation de la
différence de régime entre celui des militaires et des objecteurs de conscience,
voire la justification de la désertion.
- le côté juridiquement fantaisiste de certaines demandes comme une
contestation de l’incrimination de fraude fiscale en raison des convictions
religieuses du requérant334 ou de l’affiliation aux caisses de sécurité sociale en
raison du financement par celles-ci des soins en matière d’interruption
volontaire de grossesse s’inscrit dans la tendance déjà observée à l’autojustification propre à l’argumentation sur la base des droits de l’homme335.
A compter des années 2000, le contentieux se déplace vers les juridictions
civiles, ce qui change la nature des questions soulevées et étend le champ
d’application de l’expression de l’identité religieuse sur la base des droits de
l’homme. Interviennent à présent des questions propres au droit de visite en
matière familiale336, au droit à la vie privée337, au respect du règlement d’une
334
Cass. Crim., 25 juin 1990, 88-83420.
335
Cass. Soc. 9 décembre 1993, 90-12333.
336
Cass. Civ, 1ère, 24 octobre 2000, 98-14386 : suppression du droit de visite à la mère d’un enfant à
partir du moment où elle commence à porter le foulard islamique - non-violation de l’article 9 de la
Convention.
337
Cass. Civ. 1ère 6 mars 2001, 99-10928 : atteinte à la vie privée en raison de la déconsidération
d’un individu aux yeux de la communauté musulmane-non-violation de l’article 9 de la Convention.
- 279 -
copropriété338, voire à l’introduction de dispositions de lois religieuses en droit
interne à l’instar des demandes de reconnaissance de la kafala en matière
d’adoption d’enfants de religion musulmane. Autrement dit, les juges sont
amenés de plus en plus à déterminer le poids qu’ils accordent à l’expression
de l’identité religieuse au regard d’autres dispositions. Et cette dynamique,
quand bien même elle ne trouverait pas d’écho positif au niveau juridictionnel,
est pratiquement sans limite.
Parallèlement à cela, la base Lexis Nexis recense 89 décisions de justice
rendues entre le 1er janvier 2001 et le 31 décembre 2011 sur un total de 191
rendues entre le 1er janvier 1960 et le 31 décembre 2011, soit près de 46 % qui soulèvent un problème de diffamation des religions. Sont ici incluses
exceptionnellement les décisions de cours d’appel339. L’expression de l’identité
religieuse dans la sphère publique a donc pour corollaire un débat permanent
sur la liberté d’expression.
S’agissant à présent du contentieux émanant de la juridiction administrative,
Légifrance identifie 53 arrêts sur la base des mêmes mots que ceux utilisés
précédemment. Plus de la moitié – 34 – a été rendue au cours de la décennie
entre le 1er janvier 2001 et le 31 décembre 2011.
Cette référence n’intervient qu’à titre exceptionnel durant les années 1980 –
un seul arrêt ayant pour objet la contestation de l’obligation de payer les
338
Cass. Civ. 3ème, 8 juin 2006, 05-14774 à propos de l’interdiction de construire une cabane en bois
pendant une semaine pour respecter la fête juive de Souccot - non-violation de l’article 9.
339
Le contentieux en matière de diffamation implique une forte appréciation des éléments de fait
pour éventuellement caractériser cette infraction qui réduit d’autant la compétence de la Cour de
cassation.
- 280 -
cotisations sociales340 – ; elle commence à se diffuser à compter des années
1990.
Nous remarquons les points suivants :
- l’article 9 est invoqué par des organismes au statut ambigu à l’instar de
l’Eglise de scientologie, ce qui permet d’articuler une argumentation en
termes de victime du système. En même temps, l’enjeu n’est rien d’autre que
le changement institutionnel de la place religions dans l’espace public sur la
base d’une comparaison avec ce qui existe dans les autres pays européens341.
- l’article 9 est invoqué par des requérants dont les demandes ne présentent
pas forcément de lien avec l’appellation classique du terme religion – 9 arrêts
portent sur un problème de contestation de la décision implicite par laquelle
un préfet a refusé de procéder au retrait de sa propriété du périmètre de
l'association communale de chasse342. Il faut croire cependant que, pour les
requérants, il existe un lien évident entre refus de la chasse et religion
puisqu’un Allemand a soulevé un problème similaire devant la Cour
européenne343.
Nous retrouvons en outre les principaux types de contentieux identifiés
précédemment :
340
CE, 21 octobre 1983, 23120, 23153.
341
Pour un exemple plus moderne, CE, 21 décembre 2007, 282190 à propos de la contestation de
l’utilisation d’un psychotrope utilisé dans le cadre du culte d’une église d’Amérique latine.
342
Arrêts en date du 10 mai 1995.
343
CEDH, Herrmann v. Germany, 26 juin 2012 ( 9300/07).
- 281 -
- des individus demandent une modification de la norme étatique à l’aune
de leurs pratiques religieuses et notamment des spécificités de leur calendrier - une association conteste l’arrêté relatif au programme scolaire en raison de
l’introduction de l’apprentissage de la Marseillaise pour les élèves du
primaire344 ;
- les sikhs sont, bien évidemment très présents puisque la recevabilité de la
requête devant la Cour européenne impose comme préalable l’épuisement des
voies de recours en droit interne345.
Deux types de contentieux présentent, à notre avis, une particularité tant au
regard du droit français qu’à l’aune de ceux identifiés sur la base de la
jurisprudence de la Cour européenne. Premièrement, c’est précisément sous
l’influence de l’article 9 que la portée du principe de laïcité a été réduite. On
ne voit pas pourquoi, dans le cas contraire, le Conseil d’Etat aurait placé la
Convention européenne dans le visa de l’arrêt dans lequel il se prononce sur
ce point alors qu’il n’en fait aucune mention dans le corps de l’arrêt par lequel
il modifie le droit positif346. Deuxièmement, la jurisprudence administrative a
validé les choix de l’administration concernant le refus d’attribution de la
nationalité en raison d’une pratique religieuse estimée trop radicale - «elle a
cependant adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les
valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le
344
CE, 23 décembre 2011, N° 350541 – non-violation.
345
CE, 5 décembre 2007, n° 295671, 285394, 285395, 285396 ainsi que CE, 15 décembre 2006,
289946 et CE, 6 mars 2006, 289946.
346
CE, 19 juillet 2011, 308544.
- 282 -
principe d’égalité des sexes »347. Cet arrêt établit un lien entre nationalité et
religion. Alors que toute la logique des droits de l’homme reformulée dans le
cadre onusien et européen vise à disjoindre le lien entre nationalité et
citoyenneté, l’expression publique de la religion facilitée par l’argumentation
fondée sur ces mêmes textes est en train de modifier notre perception de la
nation.
Nous rappellerons pour conclure cette présentation que la contestation des
règles relatives au mariage par exemple à travers les revendications
homosexuelles ou transsexuelles constitue l’autre face de ce contentieux :
l’expression de la volonté de s’affranchir de toute norme religieuse au nom
des droits de l’homme.
A moins que les revendications homosexuelles ou transsexuelles ne soient
l’expression d’une autre forme de religion. C’est du moins ce qui ressort
d’études sociologiques sur les manifestations institutionnelles et rituelles qui
caractériseraient ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la communauté
gay348. D’ailleurs, l’un des livres en France qui a le plus contribué à asseoir
dans l’opinion publique l’idée d’une culture gay, « Réflexions sur la question
gay » 349, ne se comprend véritablement qu’à l’aune du modèle religieux et des
« Réflexions sur la question juive » de J.-P. Sartre. Nous serions donc devant
une recomposition complète de la religion dont le contentieux ne serait pas
l’expression mais la cause. La religion n’a pas d’objet ; elle se caractérise
347
348
CE, 27 juin 2008, n°286798.
Pour une synthèse sur le sujet, B. Coulmont, Jeux d'interdits ? Religion et homosexualité,
Archives de sciences sociales des religions, 136, 2006.
349
D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999.
- 283 -
uniquement par certaines manifestations ; le contentieux contribue à brouiller
les distinctions habituelles en la matière.
Nous pouvons reprendre la systématisation du principe de liberté religieuse
à partir des notions phare de discrimination et de liberté. Le contentieux
reflèterait ainsi l’expression individuelle de la recherche d’une liberté qui
s’exprimerait sur plusieurs niveaux :
- liberté de ne pas subir de discrimination à cause d’une religion ;
- liberté de pratiquer sa religion sans contrainte ;
- liberté de vivre dans une société qui n’accorde aucune préférence à une
religion particulière ;
- liberté de bénéficier du respect dû à sa religion350.
Ainsi, l’essai de typologie des différentes formes de l’expression religieuse
à l’époque contemporaine par le biais des droits de l’homme nous a conduit
d’un côté à distinguer les évolutions institutionnelles qu’elles impliquent et, de
l’autre, le changement dans les relations que les individus entretiennent entre
eux ou avec les institutions. In fine, cela aboutit à l’émergence d’un
questionnement social sur le poids que la religion doit occuper dans l’espace
public et dans les relations individuelles avec pour résultat indirect la
reformulation de la question nationale à l’angle de la problématique religieuse.
Paradoxe de l’époque moderne : les droits de l’homme sont tout à la fois
vecteur d’émancipation et vecteur du renforcement de l’influence du lien
religieux sur l’individu.
350
D. Robertson, A Dictionary of Human Rights, Europa Publications, 2004, p. 192.
- 284 -
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
Au terme de cette première partie, nous pouvons synthétiser les principales
composantes du fait social étudié : l’expression de l’identité religieuse par le
biais des droits de l’homme et dresser le portrait de l’homme contemporain
concerné par les textes relatifs aux droits de l’homme. Il s’agit ni plus ni
moins d’une mutation de la religion comme initialement reléguée dans la
sphère privée pour devenir un élément de la vie publique tant pour les
individus que pour les institutions.
Nous sommes partis d’une conception du fait social selon laquelle il n’est
pas possible de procéder à l’identification d’un phénomène social sans
préalablement étudier les règles qui le structurent. En raison de la particularité
du champ juridique, nous avons opté pour une méthode radicale : la
compréhension par l’étude de la régularité des contentieux sur la base à la fois
de l’idée que les règles ont une faculté à modifier par leur propagation les
relations sociales et, plus largement, sur le principe selon lequel notre époque
se caractérise par un phénomène permanent d’auto-engendrement des normes.
Cet auto-engendrement, nous en avons précisé une modalité : la capacité
d’auto-justification dont dispose l’individu pour articuler ses prétentions en
invoquant les textes relatifs aux droits de l’homme. Cette capacité nous a
permis de caractériser la forme d’expression des droits subjectifs à notre
époque. Nous avons alors suggéré que, loin de correspondre à un processus de
rationalisation, ce processus d’auto-justification traduit une part d’irrationalité
dans la croyance que le droit est susceptible de résoudre tous les problèmes.
- 285 -
Nous avons montré, à titre général, comment la référence aux droits de
l’homme s’est imposée dans la pratique juridique de façon déterminante au
cours des années 1990 et, plus encore, durant la décennie 2000-2010. A titre
particulier, cette référence s’est également imposée pour faciliter l’expression
des revendications religieuses, c’est-à-dire ce qui constitue le socle de
l’identité religieuse. Certes, à travers la méthode de quantification retenue, il
est difficile d’estimer que les chiffres obtenus présentent, de prime abord, un
caractère spectaculaire. A notre décharge, nous avons relevé à plusieurs
reprises les limites des outils techniques que nous avons choisi d’utiliser sans
pouvoir suppléer à ces défaillances par d’autres moyens. Il reste que les
questions traitées reflètent une dimension de la question religieuse dans les
sociétés modernes qui complètent l’analyse classique fondée sur les seuls
sondages relatifs aux croyances des individus. Textes et jurisprudence
attestent d’une double nouveauté : l’expression juridique de problèmes
politiques ; la situation particulière de l’islam au regard du droit positif.
Cette construction du fait social énoncé s’est articulée autour de trois
catégories de textes qui renvoient à trois niveaux de formulation de l’identité
religieuse et de la compréhension du fait social religieux.
S’agissant des textes émanant des instances internationales, nous avons pu
montrer que le fait social religieux dans son expression juridique présente une
triple particularité : l’homme des droits de l’homme est un homme religieux ;
la religion dispose à présent d’un mode d’expression juridique qui influe à
l’échelon national sur la perception que les individus ont de leur identité ; la
référence à l’universel procède davantage d’une mystification que d’une
conception unitaire de l’humanité. Ainsi, un fait social religieux ne peut être
appréhendé abstraction faite de sa dimension internationale. La question n’est
- 286 -
plus de savoir si l’homme des droits de l’homme est anglais ou russe mais plus
radicalement s’il est chrétien, musulman ou juif.
S’agissant des textes et jurisprudence relevant du droit communautaire, leur
étude a confirmé la mutation initialement opérée d’une conception de la
religion propre à la sphère privée de l’individu à une conception où l’individu
est en droit de faire valoir ses prétentions dans la sphère publique.
L’imbrication des textes est en soi un facteur clé de cette interaction entre
normes internationales et communautaires. Une nuance majeure est toutefois
apparue : les institutions ont, à compter des années 1990, validé l’idée selon
laquelle l’expression publique de la religion concerne non seulement les
individus mais également les groupes, les minorités. Il ressort en effet des
textes rédigés par le Conseil de l’Europe la nécessité de promouvoir un nouvel
équilibre entre les religions et les droits des individus appartenant à une
minorité sous l’égide d’une référence aux droits de l’homme. En cela, ces
textes ont confirmé l’hypothèse formulée initialement : les institutions jouent
aujourd’hui un rôle majeur dans la conception d’ensemble des relations
sociales. Le multiculturalisme est tout à la fois une réalité sociale que la
construction résultant de l’interaction entre les normes et les individus.
Dans ce cadre, même si les textes étudiés sont adoptés sur des périodes
similaires, cette recomposition d’ensemble a trouvé son expression la plus
aboutie à travers la présentation du contentieux émanant de la Cour
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales. Nous avons pu montrer que la mutation d’ensemble introduit
de façon permanente et nouvelle le facteur religieux comme mode
d’appréciation des comportements, soit pour les justifier, soit au contraire pour
s’en affranchir. Là encore, la décennie 2001-2011 est apparue déterminante et
- 287 -
a enclenché un processus dont les manifestations sont aujourd’hui
quotidiennes.
En cela, à travers le phénomène exposé dans sa dimension institutionnelle et
par le biais de ses manifestations contentieuses, nous avons pu préciser les
nouvelles formes d’expression que présente l’identité religieuse à notre
époque. Ainsi donc, notre société marquée par un recul des croyances
individuelles n’aura jamais autant été traversée par des débats sur la place
qu’elle doit accorder à la religion ainsi que par l’influence renouvelée de celleci en raison de la consécration institutionnelle de ses différents représentants
par les organes officiels. La société multiculturelle expressément visée par les
juges implique peut-être la consécration de la répression du blasphème. Nous
avons utilisé pour rendre compte de ce contentieux le terme symbolique : les
mots du conflit excèdent leur sens juridique ; les enjeux du conflit dépassent
de loin la question soumise au juge.
A l’aune de ce paradoxe et du constat de l’expression de l’identité religieuse
avec pour fondement les droits de l’homme, nous allons essayer à présent
d’analyser tant les mutations sociales propres à cette omniprésence des droits
de l’homme dans le discours juridique que dans l’une de ses modalités : la
liberté religieuse dans les sociétés contemporaines.
- 288 -
DEUXIEME PARTIE : ANALYSE DE LA REFERENCE AUX
DROITS DE L’HOMME POUR EXPRIMER L’IDENTITE
RELIGIEUSE
A travers l’étude des manifestations juridiques de l’expression de l’identité
religieuse, nous avons pu constater que les droits de l’homme constituent un
cadre général d’appréhension des problèmes juridiques dans lequel la religion,
soit dans son affirmation, soit dans sa contestation, occupe une place
symbolique non négligeable. Tous les débats, même ceux apparemment les
plus éloignés à l’instar des problématiques fiscales, s’articulent à notre époque
à l’aune de ceux relatifs aux droits de l’homme et, plus particulièrement, selon
les termes de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales, autour du « droit à la liberté de
pensée, de conscience et de religion ».
Nous avons identifié ce fait social en mettant l’accent sur ce que nous avons
appelé « la pensée des institutions ». Ce faisant, par delà la pertinence des
facteurs avancés comme le rôle des organisations non-gouvernementales ou la
rupture résultant de la chute du communisme, s’il existe un fait social « droits
de l’homme » qui se décline notamment en matière d’expression de l’identité
religieuse, il importe à présent d’essayer d’en saisir toute la dimension. Pour
paraphraser ce qu’écrivait P. Fauconnet en introduction à son étude sur la
responsabilité en substituant le terme droits de l’homme à celui de
responsabilité, « Le problème des responsabilité droits de l’homme est une
question de justice : le résoudre, c’est élaborer une théorie de la justice, du
droit, de la moralité. Généralement les théories de ce genre consistent
exclusivement dans une dialectique de concepts ; mais si elles sont inductives,
- 289 -
il faut que les faits qu’elles interprètent soient du même ordre que les résultats
qu’elles visent, donc qu’ils soient des faits moraux et juridiques. La notion de
responsabilité droits de l’homme reste au fond chez (ces auteurs) ce qu’elle
était aux mains des philosophes et semble commander l’interprétation des
faits plutôt qu’être régénérée par leur étude » 351.
Comme tout fait social défini objectivement par le biais des règles
juridiques qui le déterminent, le phénomène précédemment examiné a
nécessairement un impact sur notre conception et notre appréhension du lien
social. Il oblige en effet à renouveler la réflexion sur les droits de l’homme. La
critique sociologique classique issue de la Révolution française à l’encontre de
leur abstraction perd de sa pertinence en raison d’une part de la consécration
positive de la religion comme élément de l’identité et d’autre part de celle
progressive de l’éventuelle appartenance de l’individu à une minorité dont les
pratiques rituelles doivent être protégées. Pour cela, nous ferons quelques
incursions dans les droits étrangers pour esquisser une comparaison en matière
de réception des droits de l’homme par les systèmes juridiques et les individus
qui en relèvent.
Le changement des règles comme des moyens contentieux pose un double
problème tant en terme de compréhension du fait social qu’en terme
d’évolution de la société. Construite sur la base de postulats méthodologiques
qui érigent les institutions en éléments centraux de « la construction sociale de
la réalité », nous continuerons dans cette partie à développer notre propos à
travers cette seule dynamique. Nous voulons éviter de sombrer dans ce que
nous dénonçons : la construction d’un fait social indépendamment des règles
351
P. Fauconnet, La responsabilité, Etude sociologique, 1925, p. 33 ed. uqac.
- 290 -
qui le structurent. Surtout, il ne nous revient pas de distinguer entre les bonnes
et les mauvaises pratiques religieuses. De même, nous n’étudierons pas le
contexte sociologique dans lequel peut s’élaborer un texte relatif à notre
problématique : cette démarche revient bien souvent à signifier l’arbitraire
pour se réfugier derrière l’apanage moral des droits de l’homme sans
questionner les manifestations sociologiques du principe d’égalité352. Il s’agit
ici de poser un cadre d’interprétation valable tant pour rendre compte de
l’évolution du droit que de la manière dont la société traite ces questions.
Nous voudrions ici expliquer la rupture pratique et sociologique résultant de
la mutation de la place des droits de l’homme et, par extension, de la religion,
dans la vie quotidienne. Pour cela, nous partirons de la césure que constituent
les années 1990 et, plus encore la décennie 2001-2011. L’idée de droits de
l’homme peut bien être présente dans la Déclaration comme dans les discours
philosophiques, elle n’en reste pas moins d’une faible portée pratique. Si
dynamique il y a eu, ce fut d’avantage sur la base des idées égalitaires. Or,
même si on s’en tient à l’existence de cette dynamique, la question de la
causalité de l’existence de ces idées sur le substrat social, est loin d’être
évidente. Pour reprendre la conclusion de C. Bouglé à son étude sociologique
précisément sur « les idées égalitaires », l'idée de l'égalité « résulte
352
Toute une partie des commentaires intervenus après le vote de la loi sur la laïcité en 2004 a
dénoncé « une entreprise politique ». Cf entre autres, F. Lorcerie, La « loi sur le voile » : une
entreprise politique, Droit et société n° 68, 2008, p. 53-74 et pour une approche plus globale, sous
la direction du même auteur, La politisation du voile : L'affaire en France, en Europe et dans le
monde arabe, L’harmattan, 2005. Or, on ne voit pas comment qualifier autrement le processus
législatif. A moins, ce sera un enjeu de cette partie que la référence à la règle de droit pour soutenir
la sociologie des religions n’est rien d’autre qu’une entreprise de dépolitisation de la sphère
publique.
- 291 -
logiquement des transformations réelles de nos sociétés ; ce n'est pas prouver
du même coup qu'elle doit moralement les commander » 353. A l’identique, que
les droits de l’homme soient la production des transformations de nos sociétés
n’implique pas que depuis leur promulgation, ils aient concrètement régenté la
vie quotidienne des individus. Bouglé en déduit l’impossibilité théorique de
réfuter les idées égalitaires en raison des conditions de production sociale de
leur propagation. De même, le cadre historique de la promulgation des droits
participe d’une production de sens particulière qui évolue au fur et à mesure et
dont les différentes expressions textuelles sont les témoins. Il n’est donc pas
question de tenter de réfuter les droits de l’homme à l’image des critiques
formulées par E. Burke ou J. de Maistre, seulement d’essayer de comprendre
leur propagation pratique contemporaine.
Pour cela, nous esquisserons une généalogie des droits de l’homme. Nous
essayerons ainsi d’expliquer le lien entre droits de l’homme et religion
(Chapitre 1). Dans un second temps, nous exposerons les facteurs objectifs qui
ont
contribué
à
faire
des
droits
de
l’homme
un
cadre
quasi
« unidimensionnel » uniquement au cours de ces dernières années alors même
que les textes bénéficiaient d’une forte antériorité. (Chapitre 2). Ces facteurs
exposés, nous approfondirons la typologie générale de contestation des
normes précédemment exposée sur la base cette fois des réalités
démographiques propres à chaque religion ainsi que de leurs caractéristiques.
Nous expliquerons alors pour l’islam est devenu ces dernières années la
religion qui a le plus bénéficié du tournant juridique des droits de l’homme
(Chapitre 3).
353
C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, ed. uqac p. 119.
- 292 -
CHAPITRE 1 : ESSAI DE GENEALOGIE DES DROITS DE L’HOMME
Par généalogie, nous entendons nous inscrire dans la lignée déjà précitée de
M. Foucault. « Certes, la sociologie a en principe affaire au présent, elle tente
de comprendre des configurations problématiques actuelles. Mais si le présent
n’est pas seulement le contemporain, il faut faire une histoire du présent,
c’est-à-dire réactiver la charge de passé présente dans le présent : donc faire
quelque chose comme une généalogie du présent, ou une problématisation
historique des questions actuelles »354. Dans le cas présent, cette
problématisation historique est indispensable pour analyser le décalage entre
le discours sur les droits de l’homme et l’expression de prétentions en droit
positif sur la base des droits de l’homme.
Le problème est en effet le suivant : les philosophes n’ont eu de cesse de
théoriser les effets de la Déclaration de 1789 alors même que le texte
n’apparaît véritablement dans le champ juridique qu’à compter des années
1980 et, principalement, durant les années suivantes, en raison de l’influence
de la jurisprudence émanant de la Cour européenne de sauvegarde des droits et
libertés fondamentales. Il apparaît ici un fait social historique – le discours sur
les droits de l’homme – et une réalité : la référence positive aux droits de
l’homme. Notre époque consacrerait alors l’adéquation entre la représentation
collective et la dimension positive du droit. Etablir la généalogie des droits de
l’homme cherche donc à identifier les éléments qui ont favorisé ce
354
R. Castel, Présent et généalogie du présent, une approche non évolutionniste du changement, in
Au risque de Foucault, Centre Pompidou, Paris, 1997, pp. 161-168 spéc. p. 165.
- 293 -
rapprochement. Pour cela, nous procéderons à une relecture institutionnelle de
la comparaison entre la révolution française et la révolution américaine
(section 1) pour ensuite s’attacher à identifier les raisons qui ont conduit à
faciliter l’expression de l’identité religieuse sur le fondement des droits de
l’homme (section 2). En contrepoint, nous critiquerons la présentation par H.
Arendt de ces questions en raison de l’importance des thèses de cet auteur
dans les débats contemporains. Une fois cette perspective posée, nous
préciserons la conception contemporaine des droits de l’homme et montrerons
le lien que notre époque a établi tant entre droits de l’homme et nondiscrimination qu’entre droits de l’homme et droit pénal (section 3).
SECTION 1 : ESSAI DE RELECTURE INSTITUTIONNELLE DE LA DISTINCTION
ENTRE LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA REVOLUTION AMERICAINE
Les droits de l’homme, terme générique, sont d’abord et avant tout le
produit de révolutions. Sont rangés cependant sous cette appellation des textes
aussi divers que l’habeas corpus de 1679, la Déclaration d’Indépendance des
Etats-Unis de 1776 prolongée par le Bill of Rights adopté le 21 août 1789 et la
Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. A la suite de
différents travaux, il est devenu classique d’opposer la logique propre des
textes américains au texte français. Ainsi, « c’est la Révolution Française et
non la Révolution Américaine qui mit le feu à la terre entière » 355. Ou encore,
« la réussite des fondateurs des Etats-Unis tient sans doute au fait que leur
intention était de créer une démocratie du possible et non cette démocratie de
355
H. Arendt, Essai sur la révolution, Gallimard, 1985, p. 77.
- 294 -
l’impossible qui ne sera jamais qu’une impossible démocratie »
356
. Cette
opposition, nous paraît excessive. La nuance se situe plutôt ici : le corpus
juridique des droits de l’homme a été directement intégré au droit positif aux
Etats-Unis là où en France il relevait essentiellement du discours utopicopolitique. Le passage des droits de l’homme de la sphère politique à la sphère
juridique est l’élément central de l’américanisation de la société française.
L’écrivain P. Bénichou a parfaitement synthétisé le discours utopicopolitique dans son livre « Le temps des prophètes, doctrines de l’âge
romantique 357». Il qualifie ces discours de « crédo humanitaire » qu’il définit
de la façon suivante : « est « humanitaire », en ce temps, tout ce qui pose
comme valeur suprême l’accomplissement final du genre humain » 358. Le mot
Humanitaire entre dans le dictionnaire Robert en 1833. Ce crédo humanitaire
culmine dans la conception d’une « démocratie humanitaire » 359, terme qui ne
dépareille
pas
avec
certaines
prétentions
d’organisations
non-
gouvernementales contemporaines. Pourtant, les rédacteurs du Code civil ne
conçoivent pas les règles quotidiennes, sauf peut-être en matière successorale
afin de limiter le poids du passé sur les enfants, à l’aune de la Déclaration de
1789. L’homme des droits de l’homme, dans sa vie quotidienne est un être
veule, incapable de s’engager. Les propos de Portalis, l’un des principaux
rédacteurs du Code civil sont extrêmement éloquents pour dénoncer le
caractère sophistique de « toutes les fausses doctrines qui, dès le début de la
356
G. Gusdorf, Les révolutions de France et d’Amérique, la violence et la sagesse, Perrin, 1988, p.
253.
357
P. Bénichou, Le temps des prophètes, doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977.
358
Op. cit., p. 381.
359
Id.
- 295 -
Révolution, avaient été consignées dans une déclaration solennelle connue
sous le nom de déclaration des droits »
360
. Autrement dit, durant toute la
période post-révolutionnaire et bien plus tard encore, les droits de l’homme
sont restés un symbole, un thème de discours politique mais non un enjeu
juridique.
Ce décalage va se maintenir pendant quasiment tout le XIXème siècle
jusqu’à la seconde guerre mondiale. C’est une hypothèse que nous ne pouvons
que formuler sur la base de quelques recherches dans des manuels de droit
public et de droit privé. L’exemple de L. Duguit mérite une mention
particulière en raison des liens qu’entretenait ce professeur de droit public
avec E. Durkheim et C. Bouglé. Son Manuel de droit constitutionnel évoque à
quelques reprises la Déclaration de 1789 pour fonder ses démonstrations. Son
analyse confirme la force symbolique du texte et les débats sur sa positivité. A
l’instar de Bouglé, il insiste davantage cependant sur le principe d’égalité que
sur les droits eux-mêmes. L’auteur conclut, de façon prophétique à
l’inconstitutionnalité des textes qui contrediraient ce principe à une époque où
un tel contrôle n’existe pas encore en droit positif361. Il refuse toutefois dans le
même mouvement de qualifier la liberté et la propriété de droits subjectifs,
c’est-à-dire d’en faire le fondement de revendications individuelles362.
360
Citation de Portalis rapportée par X. Martin, dont les différents travaux sur les travaux du Code
civil éclairent parfaitement le décalage entre le discours et la pensée institutionnelle. Pour une
synthèse des travaux de cet auteur X. Martin, Nature humaine et Révolution française : Du siècle
des Lumières au Code Napoléon, éd. Dominique Martin Morin, 2002. Le Code civil s’inspire
davantage de ce que Z. Sternhell a appelé « les Anti-Lumières » que de la pensée des Lumières.
361
L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Fontemong, 1923, 4ème éd. n°57.
362
Idem.
- 296 -
Plus encore, même lorsqu’il s’agit d’affaires médiatiques, la référence aux
droits de l’homme n’est pas centrale, contrairement à ce à quoi nous assistons
aujourd’hui. A titre d’illustration, dans le célèbre « J’accuse » de Zola,
l’auteur évoque « la grande France libérale des droits de l’homme ». Il
conclut son article par une demande de justice qu’il fonde non pas sur la
Déclaration de 1789 mais sur « la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui
punit les délits de diffamation » afin de faire éclater la vérité. Et l’auteur
d’ajouter, dans le droit fil de la doctrine humanitariste, « Je n’ai qu’une
passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a
droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme.
Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au
grand jour ! ».
Dans ce cadre, nous ferons deux remarques. En premier lieu, nous
écarterons comme explication sur la différence entre les textes français et
américain l’argumentation fondée sur la différence habituellement mise en
avant selon laquelle la prétention universelle du texte français serait la cause
de son échec. La lecture sociologique proposée par C. Bouglé nous paraît faire
justice de cette interprétation : « Ce n’est pas par accident que la Déclaration
des Droits de l’Homme précède la Déclaration des Droits du Citoyen. L’idée
que les Français invoquent pour exiger telle réforme égalitaire n’est pas
l’idée que seuls au monde les Français sont égaux entre eux, tandis que les
Américains ou les Allemands seraient inégaux, c’est l’idée plus générale
qu’un homme vaut un homme. Et qu’on ne croie pas que seul le « rationalisme
français » était capable de remonter à ces notions universelles, M. Janet a
justement remarqué que la Déclaration d’indépendance des Américains et
surtout les Déclarations des Droits de leurs États contenaient de nombreuses
maximes de Droit naturel. Toute réforme nationale délibérée est la mise en
- 297 -
oeuvre d’un syllogisme pratique, dont la majeure, exprimée ou sous-entendue,
contient des propositions qui touchent à l’humanité »
363
(c’est nous qui
soulignons). En second lieu, effectuer une critique de la Révolution française
sous prétexte qu’elle n’aurait intégré ni les femmes ni les étrangers ou
analyser la situation antérieure en Europe à la seconde guerre mondiale à
l’aune des droits de l’homme revient à prendre les discours pour les réalités :
l’affirmation des principes s’est réalisée dans un contexte non-juridique. Un
auteur a même relevé que Victor Schoelcher, le militant anti-esclavagiste, ne
cite qu’une seule fois dans ses écrits la Déclaration des droits de l’homme de
1789364. La Déclaration n’a peut-être eu pour seul objet que le changement de
régime, non l’abolition des distinctions jugées naturelles comme celles à
l’égard des femmes, des enfants ou des esclaves.
H. Arendt, tant dans sa critique de la Révolution française que dans son
analyse sur les origines du totalitarisme illustre parfaitement cette
méconnaissance du contexte culturel dans lesquels ses évènements se sont
produits. Elle lit les textes de la Révolution française mais n’accorde
strictement aucune importance au fait qu’ils ne bénéficient d’aucune
traduction dans le Code civil ; elle confond en permanence droit positif et
droit naturel. Ainsi, ce paradoxe très sartrien dont l’exagération confine à la
bêtise lorsqu’elle parle des droits de l’homme et qui témoigne d’une pensée
profondément anti-juridique : « même dans les conditions de la terreur
363
364
C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, p. 25, ed. uqac.
A. Girollet, Victor Schoelcher, abolitionniste et républicain, Khartala, 2000, p. 208 :
« Paradoxalement, Schoelcher ne fait pas de référence explicite à la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, à une exception près dans la conclusion de son ouvrage sur ToussaintLouverture ».
- 298 -
totalitaire, les camps de concentration ont parfois été les seuls endroits où
existaient encore quelques traces de liberté de pensée et d’expression » 365. Ce
faisant, son analyse d’ensemble, théoriquement séduisante est pratiquement
fausse par son refus conceptuel de considérer les textes autrement que dans
une optique politique.
A l’inverse, si différence il y a entre les deux Révolutions, elle nous paraît
davantage résider dans le fait suivant relevé par Tocqueville et qui a été plus
que confirmé depuis : la spécificité du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis,
élément totalement ignoré par H. Arendt.
Le chapitre complet, bien souvent oublié par les lecteurs philosophes ou
sociologues de Tocqueville, est pourtant fondamental, dans l’esprit même de
l’auteur. « Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine, aux États-Unis,
c'est l'organisation judiciaire. Il n'y a pour ainsi dire pas d'événement
politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge ; et il en conclut
naturellement qu'aux États-Unis le juge est une des premières puissances
politiques. Lorsqu'il vient ensuite à examiner la Constitution des tribunaux, il
ne leur découvre, au premier abord, que des attributions et des habitudes
judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamais s'introduire dans les
affaires publiques que par hasard; mais ce même hasard revient tous les
jours » 366. La raison qui ne trouve pas d’équivalent en dehors de la démocratie
américaine est, selon Tocqueville, la suivante : les Américains ont reconnu
aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les
lois. En d'autres termes, ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui
365
H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jerusalem, Gallimard, 2002 p. 598 note 32.
366
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 1, Première partie, chapitre 6, ed. uqac.
- 299 -
leur paraîtraient inconstitutionnelles. Si les commentateurs de Tocqueville se
sont attachés à voir dans le concept de « tyrannie de la majorité » le risque
majeur qui pèse sur toute démocratie, ils ont ainsi oublié le remède énoncé par
Tocqueville lui-même : « Le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer
sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes
barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques
» 367.
Aussi, à l’encontre de la présentation classique, peut-être faut-il estimer que
le vocable « Révolution » ne permet pas forcément de décrire dans un même
mouvement ce qui s’est passé en France et aux Etats-Unis. Par exemple, J.
Monnerot dans son important ouvrage intitulé « Sociologie de la Révolution »,
compare les révolutions anglaise, française et russe et ne mentionne quasiment
pas la révolution américaine, ce qu’il justifie en écrivant que « les Etats-Unis
d’Amérique ne furent qu’une Angleterre exagérée » 368. Cette analyse trouve
une justification historique dans la colonisation de l’Amérique par les Anglais.
La comparaison des textes français et américains ne prend alors sens qu’à
l’aune de l’habeas corpus dont l’objet premier est l’encadrement des
arrestations arbitraires. Cela a deux conséquences importantes : d’une part,
lorsque les Américains se révoltent contre les Anglais à propos de
l’augmentation des taxes, ils disposent déjà, à la différence des Français369,
367
A. de Tocqueville, op. cit. id.
368
J. Monnerot, Sociologie de la Révolution, Fayard, 1968, p. 58.
369
Cf l’adage de l’Ancien Régime : « Que Dieu nous garde de deux maux : la peste et l’équité des
juges ». Comp. la description que A. de Tocqueville fait du système anglais dans L’ancien Régime
et la Révolution, 1856, éd. uqac : Cependant il n'y a pas de pays au monde où, dès le temps de
Blackstone, la grande fin de la justice fût aussi complètement atteinte qu'en Angleterre, c'est-à-dire
- 300 -
d’un corpus juridique leur permettant de dénoncer l’arbitraire ; d’autre part, la
Révolution est ici intimement liée à la revendication d’Indépendance et ne
s’inscrit nullement dans un processus de changement complet des titulaires du
pouvoir.
Si tout dépend de la Cour suprême alors bien évidemment, l’étude de
nombreux faits sociaux est largement conditionnée par l’analyse du cadre
juridique dans lequel ils s’exercent. Comme nous l’avions exposé
précédemment, les études de sociologie du droit ne prennent pas du tout la
même forme de l’autre côté de l’Atlantique que celles qui se sont développées
en France. Nous relèverons, dans le droit fil de l’optique retenue, à savoir la
préséance des institutions organiques sur les comportements des individus que
différentes études démontrent comment la Cour suprême américaine structure
la vie quotidienne et les comportements des individus370. Ainsi, ce que les
sociologues français appellent fait de société, à l’image des préoccupations
environnementales, s’expriment aux Etats-Unis en débats juridiques :
reconnaissance d’une voie de droit pour la nature et les animaux,
reconnaissance d’une discrimination positive pour les minorités371…. Tout
phénomène social peut se résumer à une histoire de l’accession d’une
où chaque homme, quelle que fût sa condition, et qu'il plaidât contre un particulier ou contre le
prince, fût plus sûr de se faire entendre, et trouvât dans tous les tribunaux de son pays de meilleures
garanties pour la défense de sa fortune, de sa liberté et de sa vie. Dans le même sens, M. Weber,
Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 230-231.
370
Cf parmi de nombreux ouvrages, J. Rosen, The Supreme Court : The Personalities and Rivalries
That Defined America, Times Books, 2007.
371
Cf R. Posner, The problem of Jurisprudence, Harvard University Press, 1990.
- 301 -
catégorie d’individus au droit ; l’approche est identique pour l’histoire des
minorités comme pour celle des handicapés par exemple372.
L’évolution juridique contemporaine que connaît aujourd’hui la France
procède donc d’une acculturation : tant les textes que les institutions jouent un
autre rôle que celui qui leur étaient assignés à l’origine en raison de
l’influence d’une culture ou d’une institution étrangère. Ce n’est donc pas un
hasard si l’impulsion première est venue d’une cour de justice extérieure au
système judiciaire français. Les droits de l’homme deviennent le vecteur de
l’expression de toutes les prétentions car ils sont également le vecteur de
l’appréciation des règles à l’aune desquelles les comportements sont
appréhendés. La portée des règles et le sens des mots utilisés changent parce
les institutions ne sont plus les mêmes. L’explosion du contentieux et
l’émergence d’une société complètement judiciarisée sont des caractéristiques
du processus d’américanisation de la France373.
La relecture sous un angle institutionnel de l’opposition classique entre
Révolution française et Révolution américaine permet ainsi d’expliquer
pourquoi la promulgation de la Déclaration de 1789 ne s’est matérialisée que
tardivement par une évolution d’ensemble du droit. Une lecture substantielle
permet d’établir les racines du lien entre religion et droits de l’homme.
SECTION 2 : ESSAI D’EXPLICATION DU LIEN ENTRE DROITS DE L’HOMME ET
RELIGION
372
Cf pour une illustration, F. Pelka, What We Have Done, An Oral History of the Disability Rights
Movement, Compelling first-person accounts of the struggle to secure equal rights for Americans
with disabilities, University of Massachussetts Press, 2012.
373
Peut-être d’ailleurs faut-il considérer les manifestations anti-américaines comme l’expression
d’un refus de remise en cause des catégories établies par la pensée institutionnelle française.
- 302 -
Si Tocqueville nous aide à comprendre les différences institutionnelles
fondamentales entre la France et les Etats-Unis, force est de constater que ses
ouvrages sont singulièrement silencieux sur la problématique des droits de
l’homme. L’auteur consacre uniquement quelques réflexions sur les droits de
l’humanité dans la droite lignée de l’humanitarisme de l’époque mais évoque
rarement expressément ni la Déclaration de 1789 ni le Bill of Rights
américain. Ce silence exprime l’absence des droits de l’homme dans le débat
public ou contentieux. La démocratie est caractérisée à l’époque par l’égalité
et non par la reconnaissance de droits. Deux éléments nous paraissent
cependant jouer un rôle important : la spécificité de la situation française ; la
spécificité du texte américain.
Pour rendre compte de cette spécificité, les débats sur la portée des droits de
l’homme à l’égard des juifs sont symptomatiques de la difficulté de séparer
droits de l’homme et religion. Le choix ne doit pas étonner : la question juive
est un élément récurrent, peut-être le seul, qui, depuis 1789, fait la jonction
entre l’affirmation des principes posés par les textes et leurs critiques. C’est
pourquoi après avoir exposé la place de la religion lors de la Révolution
française (paragraphe 1), nous montrerons à travers la situation des juifs
comment s’est établi le lien entre religion et droits de l’homme (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA RELIGION
Contrairement à la présentation classique de H. Arendt, la Révolution
française n’a nullement mis fin à l’emprise de la religion sur la vie
quotidienne des Français. C’est uniquement sur une simple lecture des textes
que peut s’imposer une interprétation et une conception de la révolution
française en contradiction avec la réalité sociologique constatée notamment
par Tocqueville que l’histoire postérieure a largement confirmé.
- 303 -
Pour reprendre le titre du chapitre 2 du livre « L’ancien régime et la
révolution », « l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, comme
on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver le pouvoir politique ».
Schématiquement, quand bien même les révolutionnaires ont clairement et
expressément affirmé leur volonté de se débarrasser de l’influence de la
religion, ils n’ont pu atteindre cet objectif. L’auteur dresse ici un constat sans
appel sur ce qu’il qualifie lui-même de « pouvoir religieux » : « à mesure que
l'oeuvre politique de la Révolution s'est consolidée, son oeuvre irréligieuse
s'est ruinée ; à mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a
attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les influences, les classes
qui lui étaient particulièrement odieuses ont été vaincues sans retour, et que,
pour dernier signe de leur défaite, les haines mêmes qu'elles inspiraient se
sont alanguies; à mesure, enfin, que le clergé s'est mis plus à part de tout ce
qui était tombé avec lui, on a vu graduellement la puissance de l'Église se
relever dans les esprits et s'y raffermir » 374.
Tocqueville va même jusqu’à considérer que la Révolution française a
procédé de la même manière que les révolutions religieuses. La conception
abstraite de l’homme issue de la Révolution française est similaire à celle
propre à l’homme religieux. Comme la doctrine religieuse, la doctrine
révolutionnaire ne se comprend qu’au regard d’un objectif d’universalité qui
favorise une pratique religieuse similaire indépendamment du lieu et du
temps. Au passage, nous mesurons aussi bien avec la lecture tocquevillienne
que celle précédemment exposée de C. Bouglé375 qu’une mise en perspective
374
A. de Tocqueville, L’ancien Régime et la Révolution, 1856, p. 37, ed. uqac.
375
C. Bouglé, par delà sa filiation durkheimienne affirmée, s’inscrit peut-être davantage dans la
continuité de A. de Tocqueville. Cf S. Audier, Tocqueville retrouvé, Genèse et enjeux du renouveau
- 304 -
sociologico-historique des textes évite des contresens importants sur
l’interprétation des différences entre les évènements.
La société française est restée imprégnée de religion. Il y a eu une nouvelle
articulation des pouvoirs en son sein qui ne s’est pas forcément inscrite dans
un processus automatique de sécularisation. Tocqueville, en juriste positiviste,
ne mentionne que rarement les droits de l’homme car il sait que leur impact en
droit est faible. Il explique en outre parfaitement pourquoi le christianisme
correspond aux mœurs démocratiques : « Mahomet a fait descendre du ciel, et
a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des
maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques.
L'Évangile ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes
avec Dieu et entre eux. Hors de là, il n'enseigne rien et n'oblige à rien croire.
Cela seul, entre mille autres raisons, suffit pour montrer que la première de
ces deux religions ne saurait dominer longtemps dans des temps de lumières
et de démocratie, tandis que la seconde est destinée à régner dans ces siècles
comme dans tous les autres » 376. La référence à la figure de Mahomet n’est pas
anodine à l’aune du contexte contemporain.
La coïncidence entre christianisme et droits de l’homme est également
soulignée par l’historien A. Mathiez dans des termes très virulents377. Ainsi, un
Tocqueville, Vrin, EHESS, 2004. Nous rappellerons que S. Audier est à l’origine de la réédition de
l’ouvrage de C. Bouglé sur les idées égalitaires.
376
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T.II, 1840, p. 28-29, ed. uqac,.
377
A. Mathiez, La Révolution française, La chute de la Royauté, la Gironde et la Montagne, la
Terreur, La Manufacture Lyon, 1989, p. 78 : « Le catholicisme gardait en effet son caractère de
religion dominante. Seul il émargeait au budget. Seul il déroulait ses cérémonies sur la voie
publique. Les protestants et les juifs durent se contenter d’un culte privé, dissimulé. Les juifs de
- 305 -
auteur peut justement écrire que « le chrétien moderne est partout chez lui,
dans l’Eglise et surtout dans l’Etat » 378.
On peut ainsi comprendre pourquoi la question religieuse s’est muée en
question juive et non en question chrétienne ; sur la base de la situation des
juifs s’est établi le lien entre religion et droits de l’homme à partir de laquelle
il est également possible de mesurer la différence entre le texte français et le
texte américain.
PARAGRAPHE 2 : LA QUESTION JUIVE ET LA REVOLUTION FRANÇAISE
De nombreux travaux ont exposé l’intensité des débats durant la Révolution
française concernant le traitement à réserver aux juifs. Paradoxalement, les
juifs ou le judaïsme sont en revanche singulièrement absents de l’œuvre de
Tocqueville. Pour les juifs, plus que pour les tenants d’une autre religion, ces
débats sont révélateurs de la difficulté d’articuler la reconnaissance de droits
individuels à un « fait historique » collectif379. Tous portent en creux la
question des droits de l’homme et leur possible extension aux juifs compte
tenu de la situation historique : l’incapacité, dans la logique originelle du
contrat social, de consacrer un droit des minorités religieuses, problématique
dont nous assistons à la reformulation contemporaine.
A ce stade, peut-être faut-il préciser en quoi la position de J.-J. Rousseau
sur ce sujet ne correspond pas forcément à celle usuellement présentée.
Comme l’explique la philosophe S. Goyard-Fabre, l’extrapolation des thèses
l’Est, considérés comme des étrangers, ne furent assimilés aux Français que le 27 septembre 1791,
quand l’Assemblée allait se séparer ».
378
S. Trigano, La République et les Juifs, ed. Presses de la Cité, 1982, p. 85.
379
Op. cit, p. 245.
- 306 -
rousseauistes pour expliquer des évènements historiques comme la Terreur
procède d’une lecture extrêmement critiquable380 : les révolutionnaires se
réfèrent à Rousseau mais le modèle que celui-ci promeut procède davantage
d’une utopie, à l’image des écrits de son époque, qu’à une doctrine applicable
en tous points.
C’est ce qui ressort de la place particulière que Rousseau réserve aux juifs
dans son œuvre. Pour cet auteur, la situation des juifs est érigée en modèle : ils
témoignent de la possibilité pour des individus de fonder une nation alors
même qu’ils ne disposent pas de territoire, ce qui valide la possibilité
d’aboutir à un contrat social sur la base du consentement des participants. Au
titre des grands législateurs comme Lycurgue ou Solon, une place à part est
réservée à Moïse en raison de la persistance de la législation qu’il a introduite
par delà les siècles et les problèmes résultant de la dispersion du peuple. La
nécessité d’une religion civile pour faire lien entre les individus dans le contrat
380
S. Goyard Fabre L’État moderne. Regards sur la pensée politique de l’Europe occidentale entre
1715 et 1848, Vrin, 2000, p. 223.
- 307 -
social s’inspire ainsi directement de l’attachement des juifs à leur législation381.
Très logiquement, puisque les juifs constituent un peuple disposant d’une
législation spécifique, Rousseau s’étonne que les juifs n’aient toujours pas
d’Etat pour eux382. La réflexion sur le contrat social n’est donc pas
antinomique avec celle sur les conditions de possibilité d’un Etat juif :
Rousseau pose seulement en arrière fond la question de la survivance d’une
entité politique une fois celle-ci constituée sur un territoire. Plus largement, il
conditionne l’existence d’une société à une identité homogène de ces habitants
qui seraient ainsi tous liés par une même religion civile. La référence à l’Etre
381
Nous fondons ici notre démonstration sur un passage peu commenté de l’œuvre de J.-J.
Rousseau, Fragments politiques, IV, 24, « [Des Juifs] », O.C. III, 3- Du Contrat Social, Ecrits
politiques, Gallimard, la Pleïade, 2003, 1978 pp. 499-500 dont nous trouvons cependant des échos
tant dans Du contrat social à travers la place que Rousseau accorde à Moïse en tant que législateur
que dans les Considérations sur le Gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée (17701771), op. cit. p. 956-957. Nous reproduisons ci-après un passage dénué de toute ambigüité :
« Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre, et tandis
qu'elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnait cette
institution durable, à l'épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille ans n'ont
pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd'hui dans toute sa force, lors même que
le corps de la nation ne subsiste plus .
Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et
des usages inalliables avec ceux des autres nations; il le surchargea de rites, de cérémonies
particulières ; il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours
étranger parmi les autres hommes, et tous les liens de fraternité qu'il mit entre les membres de sa
république étaient autant de barrières qui le tenaient séparé de ses voisins et l'empêchaient de se
mêler avec eux. C'est par là que cette singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée,
et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s'est pourtant conservée jusqu'à nos
jours éparse parmi les autres sans s'y confondre, et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et
dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain ».
382
Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre IV, (O.C.) Gallimard, Pléiade, 2003, p. 621.
- 308 -
suprême dans la Déclaration de 1789 s’inscrit pleinement dans cette
perspective.
Dans ce contexte idéologique relatif à la reconnaissance de la nation juive
en tant que telle, la célèbre phrase de Clermont-Tonnerre peut faire l’objet
d’une double lecture : « Il faut tout refuser aux juifs en tant que nation et tout
leur accorder en tant qu'individus ; il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un
groupe politique ni un ordre : il faut qu'ils soient individuellement citoyen »383.
Premièrement, l’homme doit primer sur le Juif ; deuxièmement, il n’est pas
possible dans un environnement culturel homogène d’admettre l’expression
d’une religion différente de la religion dominante, celle-ci faisant office de
religion civile384. A l’opposé, E. Burke, célèbre contempteur de la Révolution
française et critique de l’abstraction de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen ne cesse d’employer dans son livre des expressions péjoratives à
l’égard des juifs qui les maintient dans une condition d’opprimé385. H. Arendt
qui reprend à son compte une bonne partie des critiques que Burke adresse à la
383
Comte Stanislas de Clermont-Tonnerre, cité dans L. Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, tome
III. De Voltaire à Wagner, Calmann-Lévy, 1968, p. 234.
384
Cf J.-J. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, citée dans le numéro de Commentaire,
n°136, 2011, p. 1000 : « Je crois qu’un homme de bien, dans quelque religion qu’il vive de bonne
foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas pour cela qu’on puisse légitimement introduire en un pays
des religions étrangères sans la permission du souverain ; car si ce n’est pas directement désobéir
à Dieu, c’est désobéir aux Lois et qui désobéit aux Lois désobéit à Dieu. Quant aux religions une
fois établies et tolérées dans un pays, je crois qu’il est injuste et barbare de les y détruire par la
violence … On ne doit ni laisser établir une diversité de cultes ni proscrire ceux qui sont une fois
établis car un fils n'a jamais tort de suivre la Religion de son père ».
385
F. de Bruyn, Anti-Semitism, Millenarianism, and Radical Dissent in Edmund Burke's Reflections
on the Revolution in France, Eighteenth-Century Studies, 2001, p. 577-600.
- 309 -
Révolution française ne relève pas cette contradiction inhérente à la tradition
conservatrice386. Il est vrai que, contrairement à J.-J. Rousseau, elle ignore
complètement la figure de Moïse comme législateur pour ne retenir que les
penseurs grecs dans sa conception de la tradition politique.
Faute de consécration dans les règles du quotidien, un auteur a montré, de
façon polémique, le peu d’impact de la Déclaration de 1789 sur
l’émancipation des juifs387 – pratiquement, nous avons déjà relevé que le texte
n’a pas eu de traduction en droit positif. L’émergence de l’égalité de droits, si
elle est consubstantielle à la Déclaration, ne prend véritablement sa portée
qu’à travers les dispositions du Code civil qui unifient le droit applicable à
l’ensemble du territoire français. Autrement dit, le « dilemme » de l’époque
peut être résumée de la façon suivante : soit le maintien de l’héritage de la
tradition revient à maintenir les positions de corps de chaque minorité ainsi
que les préjugés antisémites environnants ; soit l’abstraction révolutionnaire
s’effectue au détriment des situations historiques existantes. Sans qu’il soit
pour nous possible de privilégier une interprétation sur une autre, à travers la
difficulté de consacrer positivement « le fait social » juif de façon autonome,
nous mesurons la tension introduite par la Révolution française quant à la
situation des juifs en Occident.
Cette tension ne fait que s’exprimer de façon plus radicale dans le célèbre
ouvrage de Marx, de la question juive. Si, effectivement l’enjeu des droits de
l’homme concerne la consécration de droits individuels par delà les
prédéterminations religieuses alors la question posée par Marx est somme
386
Id.
387
P. Girard, La Révolution française et les Juifs, Robert Laffont, 1989.
- 310 -
toute logique : « quel est l'élément social particulier qu'il faut pour supprimer
le judaïsme ? Car la capacité d'émancipation du Juif d'aujourd'hui est le
rapport du judaïsme à l'émancipation du monde d'aujourd'hui. Ce rapport
résulte nécessairement de la situation spéciale du judaïsme dans le monde
actuel asservi »388. Marx prend ici le contrepied de Bruno Bauer pour qui
l’essence du judaïsme rend impossible l’émancipation résultant de la
reconnaissance de droits de l’homme aux individus. Le débat prend une
tonalité nouvelle à deux niveaux : d’une part, il s’inscrit dans une critique
radicale des droits de l’homme en tant que droits de l’individu bourgeois ;
d’autre part, il érige le juif en figure symbolique tant du capitalisme que du
système juridique. Marx critique les droits de l’homme en introduisant ce que,
précisément, la norme juridique admet difficilement : le symbole. De la
suppression du lien symbolique à celle des juifs afin de réaliser l’idéal
révolutionnaire, il n’y a malheureusement qu’un pas, toute question devant
entraîner une réponse389.
De cette brève présentation, nous pouvons conclure, dans la lignée
d’importants travaux, sur le caractère central de la figure juive dans la
modernité : soit en tant que fondement de la nécessité d’une religion civile
commune à tous et d’une population homogène pour que les droits de
l’homme se réalisent, aspect bien souvent ignoré ; soit en tant que limite du
processus d’individualisation des droits résultant de la Déclaration des droits
388
K. Marx, La question juive, 1843, ed. uqac, p. 28.
389
Pour une analyse beaucoup plus approfondie de l’ouvrage de K. Marx, S. Trigano, Le judaïsme
et l’esprit du monde, Grasset, 2011, p. 890-915.
- 311 -
de l’homme390. Ou du moins, peut-être faut-il distinguer entre l’Europe et les
Etats-Unis, ce que ne font pas forcément les auteurs qui accentuent
l’opposition entre droits de l’homme et judaïsme. Car à la différence
institutionnelle fondamentale déjà relevée par Tocqueville, nous pouvons en
identifier une seconde expressément formulée dans la Déclaration des droits
des Etats-Unis de 1791 en son premier article : « Le Congrès ne fera aucune
loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni
qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple
de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour
le redressement de ses griefs ». Il n’existe donc pas de texte de principe pour
que la formulation de la contradiction entre individus et communauté juive
trouve un quelconque fondement théorique. Le fait social juif est
implicitement consacré. Techniquement, la Cour suprême a vocation à en
protéger l’expression391. En cela, l’expression positive de la religion par les
droits de l’homme procède de la tradition américaine et non européenne.
Nous pouvons ici dégager deux racines clairement distinctes à la référence
aux droits de l’homme pour faire valoir son identité religieuse :
- la racine anglo-saxonne qui consacre cette dimension en raison de la
possibilité pour tout individu de se tourner vers la Cour suprême en cas de
conflits, y compris ceux portant sur des questions religieuses sur le fondement
de l’article 1er de la Déclaration précitée ;
390
Cf S. Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, 1999 ; R. Marientras,
Être un peuple en diaspora, Maspéro, 1975.
391
L’histoire du judaïsme américain est donc logiquement une histoire parsemée de conflits devant
les tribunaux, cf J. Serna, American Judaïsm, A History, Yale University Press, 2005.
- 312 -
- la racine européenne d’inspiration rousseauiste se déployant en deux
branches dont nous trouvons aujourd’hui des exemples dans le droit positif
contemporain précédemment exposé :
- la branche relative à la religion civile présente dans la formulation des
énoncés des chartes régionales africaine ou arabe des droits de l’homme ou la
jurisprudence relative à la visibilité des religions majoritaires en Europe ;
- la branche relative à l’opposition irréductible entre l’émancipation de
l’individu résultant des droits de l’homme qui s’exprime aujourd’hui à travers
l’incompatibilité énoncée par la jurisprudence entre certaines revendications
religieuses et les exigences d’une société démocratique - le droit positif
renoue, à sa façon, avec la discussion initiée à propos des juifs par B. Bauer
dont on trouve des réminiscences dans les modalités d’appréciation de
l’assimilation d’un individu lors des débats sur l’acquisition sur la nationalité.
L’islam remplace ici le judaïsme.
L’époque moderne voit ainsi la généralisation tant du mode institutionnel
américain que, indirectement, des règles substantielles de cette démocratie. A
la distinction proposée par J. Talmon entre démocratie totalitaire et démocratie
libérale qui traduisait les supposées origines philosophiques du contexte postseconde guerre mondiale392, nous privilégions donc une distinction fondée sur
la place institutionnelle reconnue à la religion en démocratie.
Dans ce cadre, comme ce n’est cependant pas sur la base des règles de droit
mais sur celles des principes que la discussion sur la question juive a été
menée, il est faux d’écrire « les droits de l’homme, en principe inaliénables, se
392
J. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, 1966.
- 313 -
sont révélés impossible à faire respecter – même dans les pays dont la
constitution se fondait sur eux – chaque fois qu’y sont apparus des gens qui
n’étaient plus citoyens d’un Etat souverain393 » (c’est nous qui soulignons).
Aucun pays européen ne s’était engagé à les respecter. Hormis aux Etats-Unis
dont la politique migratoire était favorable aux nouveaux arrivants au début du
XXème siècle, il n’y a pas, sauf erreur de notre part, de pays au début du
siècle dont la Constitution repose sur les droits de l’homme394. A partir du
moment où les droits de l’homme ne constituent qu’un argument rhétorique
peu encore usité avant la seconde guerre mondiale, il est erroné de vouloir
rétrospectivement analyser une situation sur la base de règles qu’elle ne
connaît pas. Cela revient à des-historiciser les concepts pour fonder une
approche normative qui correspond davantage à un schéma pré-établi qu’à une
analyse des situations395.
Si fait sociologique des droits de l’homme il y a avant la seconde guerre
mondiale, il est extrêmement restreint. Certes, dans le cas de la France, existe
la Ligue des droits de l’homme. Son action ne se situe cependant pas sur le
393
H. Arendt, op. cit., p. 595.
394
Pour rappel, en France, la Troisième République n’a pas de Constitution.
395
Nous reprenons en partie la critique de J. Monnerot, Le communisme peut-il être pensé dans le
registre de la religion ?, Revue du MAUSS, n°22, 2003, p. 44-50, spéc. p. 44-45. « Une telle
démarche, au petit bonheur, est tout à fait caractéristique de l’essai comme genre littéraire. Les
idées y ressemblent à une monnaie qui n’aurait pas de cours déterminé. Chacun peut lui attribuer
la valeur ou les valeurs successives qu’il souhaite. Cette monnaie est naturellement inconvertible
étant donné que les faits et les objets ne sont pas exprimés par de telles valeurs fluctuantes ». Une
nuance toutefois : le communisme présente des manifestations religieuses ; il ne dispose pas
forcément d’une essence religieuse.
- 314 -
terrain juridique396. Sans compter qu’elle est traversée durant toute la période
antérieure à la seconde guerre mondiale par des débats internes entre
engagement pro-Staline ou pro-Hitler qui paralysent l’efficacité de son action.
Une analyse en détail des règles sous la troisième République montre en plus
que ce régime a peut-être consacré les libertés sans pour autant en assurer une
véritable protection juridique étant en outre précisé que ses dirigeants et
juristes étaient par principe opposés, hormis Duguit avec les nuances
exposées, à un contrôle constitutionnalité sur le fondement des droits de
l’homme397. Bref, sur cette période aux augures tragiques, il faut vraiment être
un « fou de la République » pour consacrer un culte à 1789398.
A l’identique, la charte de la société des nations ne fait aucune référence à
l’existence de droits inaliénables. Tout au plus, les Etats se sont mis d’accord
pour ratifier une Charte pour la prévention de la peine de mort et des
traitements inhumains et dégradants. Dès lors, parler des droits de l’homme
comme une réalité juridique est un contresens ; les concevoir comme une
dimension sociologique structurante n’a pas plus de sens puisque cette
référence est le propre de ceux qui l’utilisent sans pour autant bénéficier de
l’effet de diffusion contemporain.
396
H. Arendt, qui n’est pas à une contradiction près, s’en prend d’ailleurs violemment à cette
association. Op. cit, p. 579, note 28 : « Si les droits de l’homme devenaient l’objet d’un organisme
caritatif particulièrement inefficace, le concept de Droits de l’Homme ne pouvait qu’en être un peu
plus discrédité ».
397
Cf la synthèse de J.-M. Mayeur , La vie politique sous la troisième République, 1870-1940,
Points Seuil 1984, spéc. p. 97-113 avec la conclusion sans appel : « Au temps de la République
militante, l’Etat républicain n’est pas toujours un Etat de droit ».
398
P.Birnbaum, Les fous de la République, Histoire politique des Juifs d’Etat de Gambetta à Vichy,
Points Seuil, 1994, spéc. p. 143-162.
- 315 -
Dans ce contexte historique, le changement radical de la référence et du
recours aux droits de l’homme pour justifier ses prétentions est la conséquence
du mouvement de défiance à l’encontre des Etats nés au sortir de la seconde
guerre mondiale.
SECTION 3 : LA CONCEPTION CONTEMPORAINE DES DROITS DE L’HOMME
De prime abord, si on s’en tient à la seule nature des actes adoptés, nous
soulignerons qu’après la seconde guerre mondiale, les Etats commencent à
parler de droits de l’homme dans les textes internationaux. Formellement, cela
crée une énorme différence avec les textes émanant de la défunte Société des
nations. Les Etats n’ont pas pour autant souhaité consacrer les droits des
individus. Nous rappellerons que la Déclaration universelle ne dispose,
compte tenu de son statut de résolution, d’aucune valeur normative intrinsèque
et que la ratification de la Convention européenne repose, à l’origine, sur un
mécanisme exclusivement inter-étatique.
Nous formulerons ici l’hypothèse suivante : la mutation des droits de
l’homme intervenue après la seconde guerre mondiale est la conséquence non
du fait qu’ils aient été bafoués – on ne peut bafouer des droits qui ne sont pas
positivement reconnus – mais de la consécration institutionnelle d’un
bouleversement complet du lien antérieur entre nationalité, citoyenneté et
religion. Ainsi, de discours à portée sociale réduite, les droits de l’homme sont
progressivement devenus une réalité juridique supposée permettre aux
individus de se protéger contre les Etats et surtout, de contester leurs
prérogatives politiques pour leur substituer une approche exclusivement
juridique.
Au même titre que la recherche généalogique des droits de l’homme
s’inscrit dans la lignée des travaux de M. Foucault, cette mise en abîme des
- 316 -
liens entre nationalité, citoyenneté et religion vise à esquisser un dispositif au
sens que cet auteur a donné à cette notion, c’est-à-dire « un ensemble
résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des
aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des
mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions
philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du
non-dit » 399. La définition connaît aujourd’hui un certain succès en sciences
sociales. Nous rappellerons, cependant par delà l’utilisation actuelle éparse400,
que le terme dispositif est particulièrement adéquat pour rendre compte de la
dimension sociale d’un phénomène juridique dans notre cas pour deux
raisons : il s’agit, comme dans la présentation originelle d’exposer une
corrélation entre la manifestation la plus patente de l’individualisme, les droits
de l’homme et les bouleversements qu’elle engendre. Le terme dispositif
possède en outre un sens juridique extrêmement important : il désigne
l’énoncé du jugement par lequel celui-ci exprime sa conception de la loi au
regard de l’affaire soulevée. Sous ces deux aspects, identifier la logique d’un
dispositif revient à essayer de mettre à jour une dimension non forcément
exprimée de l’ordre social401.
399
M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, T. II., 1994, Gallimard, pp. 298-329.
400
F. KESSLER, La cinématographie comme dispositif (du) spectaculaire, Cinémas, 14, 2003.
401
L’article 452 du Code de procédure civile ne dit pas autre chose : « Le jugement prononcé en
audience est rendu par l'un des juges qui en ont délibéré, même en l'absence des autres et du
ministère public. Le prononcé peut se limiter au dispositif ». Traduction : les plaideurs doivent
connaître sur quel fondement le ou les juges ont tranché le litige ; les juges ne sont pas obligés de
leur expliquer les raisons de leur choix.
- 317 -
Compte tenu des nombreuses différences déjà relevées entre la Déclaration
de 1789 et celle de 1948, compte tenu également des différences importantes
de signification que des mots identiques peuvent revêtir selon les époques, la
mise à jour de ce dispositif passe logiquement par une reformulation de toutes
les notions issues de la Révolution française : de la question juive en raison de
la création de l’Etat d’Israël (paragraphe 1), du lien entre citoyenneté et
nationalité (paragraphe 2) mais également du principe d’égalité (paragraphe 3)
et, plus largement, de l’existence de la religion civile comme condition
d’exercice des droits de l’homme (paragraphe 4).
PARAGRAPHE 1 : UNE REFORMULATION DE LA QUESTION JUIVE A TRAVERS
LA CREATION DE L’ETAT D’ISRAËL
La reformulation de la question juive à notre époque procède de la
conception de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des
droits de l’homme comme réponse formelle aux drames engendrés par la
seconde guerre mondiale. Le rapport de la Conférence mondiale contre le
racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est
associée402 – conférence de Durban - nous servira de fil conducteur pour
illustrer cette reformulation. Il synthétise la pensée institutionnelle des Nations
Unies à un moment qui nous est apparu crucial : le tournant des années 2000.
Comme l’énonce le rapport de la Conférence, « ce n’est que récemment que
s’est achevé un siècle au cours duquel d’abominables souffrances ont été
causées à des millions d’êtres humains. Au cours de ce siècle, un abominable
holocauste a été infligé au peuple juif (…) Cependant, ce même siècle nous a
aussi donné un instrument mondial sous la forme de la Déclaration
402
Rapport de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et
l’intolérance qui y est associée, Durban, 31 août-8 septembre 2001, A/CONF.189/12.
- 318 -
universelle des droits de l’homme » 403. On ne saurait mieux exprimer le lien
entre Déclaration universelle et génocide.
De façon générale, le préambule de la Charte fixe des objectifs nettement
plus ambitieux que ceux de la Société des Nations : « Réaliser la coopération
internationale en résolvant les problèmes internationaux d'ordre économique,
social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le
respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans
distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ». Quant à la
Déclaration, son préambule est encore plus explicite : « Considérant que la
méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de
barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un
monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la
terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de
l'homme ». Si elle est universelle et consacre un droit à la nationalité, c’est
pour éviter que n’émerge à nouveau la question des réfugiés (article 15) ; si
elle proclame le droit à la liberté de conscience, de pensée et de religion
(article 18), c’est parce que la simple déclaration de 1789 n’était peut-être pas
suffisamment explicite – « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi
par la Loi ». La religion n’est plus une opinion mais un droit supposé
protégeable en tant que tel.
Partant du principe que l’interprétation d’un texte dépend des travaux qui
l’ont précédé, dire que le génocide juif constitue le cadre de référence de la
Déclaration universelle a deux conséquences majeures :
403
Op. préc. p. 134.
- 319 -
- il s’est imposé comme la référence pour contester toutes les atteintes aux
droits de l’homme, étant sous-entendu que ne rien faire reviendrait à prendre
le risque d’un nouveau génocide – nous rappellerons que le mot génocide a été
construit par un juriste pour pouvoir qualifier les crimes commis par le régime
nazi ; il est mis aujourd’hui sur le même plan que d’autres comportements
criminels distincts404. Durban consacre pour les juifs le terme contestable
d’holocauste qui, de jure, sort le génocide juif des catégories du droit
international pour l’ériger en symbole moral. Encore et toujours une démarche
semblable à celle initiée par Marx pour discréditer le système juridique.
Toutes choses étant égales par ailleurs, au discours humanitaire sans portée
pratique du XIXème siècle a succédé au XXème siècle le discours sur
l’holocauste et la Shoah vidé de toute substance concrète405.
- la proclamation de la Déclaration universelle pose dès le départ la question
de la légitimité de l’Etat juif du point de vue des droits de l’homme pour les
raisons suivantes : adoptée en décembre 1948, soit après la proclamation et la
reconnaissance de l’Etat d’Israël, il y a un consensus historique pour
s’accorder sur le rôle déterminant de René Cassin, membre éminent de
l’Alliance universelle israélite. Or, compte tenu de la doctrine de l’Alliance
universelle israélite à l’égard du sionisme406, on peut se demander si la
404
Op. préc. p. 7 : « Nous reconnaissons que l’apartheid et le génocide constituent des crimes
contre l’humanité au regard du droit international et sont d’importantes sources et manifestations
du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ».
405
Nous retrouvons ici, avec une perspective différente, la thèse soutenue par S. Trigano, Les
Frontières d'Auschwitz : Les ravages du devoir de mémoire, Livre de Poche, 2005.
406
Cf S. Levi, futur président de l’Alliance, « Je ne suis pas sioniste. Je suis juif d'origine et de
sentiment français avant tout. J'ai tâché de m'élever par l'élude à une conception internationale et
- 320 -
rédaction de la Déclaration n’a pas eu pour objet d’assurer aux juifs qu’ils
n’étaient pas obligé d’aller s’installer en Israël pour vivre en paix. Les
conditions de rédaction de la Déclaration universelle renvoient ainsi à
l’interprétation que B. Lazare donnait de la Déclaration de 1789 : « il parut
qu'un trône avait été renversé et des guerres européennes déchaînées,
uniquement pour que le Juif pût acquérir rang de citoyen, et la déclaration
des Droits de l'Homme sembla n'avoir été que la déclaration des droits du Juif
» 407. Vu sous cet angle, l’engagement contemporain de S. Hessel en faveur de
la question palestinienne s’inscrit parfaitement dans la logique originelle du
texte de 1948. Autrement dit, la Déclaration universelle des droits de l’homme
propose une nouvelle version de l’opposition entre homme et Juif en visant
cette fois l’Israélien.
Sur le plan historique, nous pouvons relever que le lendemain de la
proclamation de la Déclaration universelle, soit le 11 décembre 1948, est
adoptée la résolution onusienne suivante : l’Assemblée générale des Nations
Unies a décidé « qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de
rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible » et que « ceux qui décident de ne
pas rentrer dans leurs foyers » devaient recevoir des indemnités à titre de
compensation pour la perte de leurs biens. La résolution a créé la Commission
de conciliation pour la Palestine chargée notamment de faciliter le
rapatriement des réfugiés, leur réinstallation, ainsi que leur réinsertion
vraiment humaine et c'est en me replaçant à ce point de vue élevé que je voudrais vous présenter
quelques observations concernant le problème juif envisagé par rapport à la Palestine », cité par A.
Chouraqui, L'Alliance israélite universelle et la Renaissance juive contemporaine, 1860-1960,
P.U.F., 1965, p. 223-227..
407
B. Lazare, L’antisémitisme, son histoire et ses causes, 1894, nombreuses rééditions et disponible
sur Internet, sur Gallica, p. 108.
- 321 -
économique et sociale. Depuis cette date, la question juive, par le biais de la
situation des Palestiniens, est une préoccupation récurrente des Nations Unies,
le seul thème qui revient chaque année en débat408. Aussi, dans le rapport
rédigé à la suite de la conférence de Durban, Israël n’est mentionné qu’à
travers le prisme palestinien409.
L’Etat d’Israël déplace la question juive vers la question sioniste, point que
la Charte arabe des droits de l’homme énonce avec véhémence en appelant à
l’élimination du sionisme. Il établit, sur le modèle de 1789, la jonction entre
nationalité, citoyenneté et religion que la Déclaration universelle de 1948 a
profondément remodelée. Il est donc logique que la référence croissante aux
droits de l’homme version 1948 depuis les années 1990-2000 se traduise par
une critique toujours plus virulente d’Israël dont la conférence de Durban de
2001 fut l’expression la plus significative.
En même temps, ce tournant des années 1990-2000 coïncide avec la
reformulation du lien entre nationalité et citoyenneté.
408
Cf les statistiques établies par M. Marcovich, La marche au bannissement d’Israël : les origines
diplomatiques du rapport Goldstone, Controverses, 13, 2010, p. 213-240.
409
Rapport de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et
l’intolérance qui y est associée, op. préc., p. 91 : « Nous sommes préoccupés par le sort du peuple
palestinien vivant sous l’occupation étrangère. Nous reconnaissons le droit inaliénable du peuple
palestinien à l’autodétermination et à la création d’un État indépendant, ainsi que le droit à la
sécurité de tous les États de la région, y compris Israël, et engageons tous les États à soutenir le
processus de paix et à le mener à bien rapidement. (c’est nous qui soulignons). Quelques lignes
plus loin : « Nous reconnaissons le droit des réfugiés de regagner librement leurs foyers, dans la
dignité et la sécurité, et de recouvrer leurs biens et prions instamment tous les États de faciliter ce
retour ».
- 322 -
PARAGRAPHE 2 : UNE REFORMULATION DU LIEN ENTRE NATIONALITE ET
CITOYENNETE
Nous avons déjà relevé la quasi-disparition du terme citoyen de la
Déclaration universelle, caractéristique également présente dans le rapport
précité de la conférence de Durban. Cette disjonction entre nationalité et
citoyenneté se situe maintenant au cœur de la dynamique européenne avec la
notion de citoyenneté européenne qui subsumerait les identités nationales. A
rebours cependant du schéma posé par H. Arendt dans les origines du
totalitarisme, nous assistons à travers le prisme des droits de l’homme
davantage à une subjectivisation de la nationalité qu’à l’émergence d’une
nouvelle forme d’organisation politique.
H. Arendt n’a à notre connaissance pas consacré d’études à la Déclaration
universelle en dépit des nombreuses contributions qu’elle a rédigées sur
l’actualité, en dépit des nombreuses préfaces qu’elle a écrites à la suite des
nouvelles éditions des Origines du totalitarisme postérieures à 1948. La
contradiction est ici patente : les textes relatifs aux droits de l’homme avant la
seconde guerre mondiale se limitent à la Déclaration française et américaine ;
ils constituent l’un des pivots de l’analyse des origines du totalitarisme en
dépit de leur absence d’universalité ; une fois les droits proclamés à l’échelon
universel, l’auteur écrit comme si le texte n’existait pas. Elle ne mentionne pas
non plus la Déclaration universelle dans son livre consacré au procès
Eichmann tout en se permettant des insinuations douteuses sur l’apparente
proximité entre les lois de l’Etat d’Israël et les lois nazies410. Tout le livre
410
H. Arendt, op. cit, p. 1024-1025. Une biographie récente de A. Eichmann a mis à jour toutes les
erreurs et contresens commises par H. Arendt, sans compter ses préjugés antisémites, dans le livre
qu’elle a consacré au procès Eichmann. Cf D. Cesarani, Adolf Eichmann, Taillandier, 2011.
- 323 -
repose d’ailleurs sur l’antinomie entre revendication juive et humanité
systématisée par Marx que H. Arendt trouve légitime411. Par ces aspects,
Arendt anticipe ce qui constituera l’un des éléments clés de la contestation de
la légitimité de l’Etat d’Israël, soit le lien entre nationalité et religion.
Nous mesurons au passage que le lien entre la question des réfugiés et
l’effondrement des Etats-nations tel qu’exposé par H. Arendt est loin d’être
évident. Il est d’ailleurs symptomatique que l’auteur ne mentionne quasiment
pas l’effondrement de l’empire ottoman dans les causes de décomposition de
l’Europe après la première guerre mondiale. De même, il nous paraît faux
d’écrire que, historiquement, l’Etat-nation est en contradiction avec
l’universalisme des droits de l’homme412. Contrairement à la période d’avantguerre, le droit international est composé depuis 1951 d’une branche
spécialement consacrée aux droits des réfugiés sans pour autant que ces
situations trouvent une solution. Il est à présent possible d’arguer, comme le
fait H. Arendt, de la contradiction entre ce que les textes préconisent et leur
réception par les Etats d’autant plus que tout individu, selon la Déclaration
universelle, a droit à une nationalité413. L’existence des textes n’a ni mis fin à
la question des réfugiés ni remis en cause les prérogatives des Etats en la
matière durant la période 1950-2000.
Comparée à l’époque contemporaine, la multiplication des textes en matière
de droits de l’homme, le poids croissant des organisations internationales
411
H. Arendt, op. cit., p. 258 : « Marx, si souvent et si injustement taxé d’antisémitisme ».
412
D. Lochak, Les droits de l’homme, La Découverte, 2010, p. 91.
413
Cf J.-C. Hataway, The Rights of Refugees under International Law. Cambridge University Press,
2005.
- 324 -
permet pour la première fois de faire coïncider un fait social avec un corps de
règles adéquat. A la critique théorique, et c’est l’une des caractéristiques de la
conception contemporaine des droits de l’homme, peut s’ajouter une vraie
dimension pratique. Force est de constater que cette dimension pratique a peu
à voir avec la réflexion contemporaine sur l’émergence d’une citoyenneté
disjointe de la nationalité, conclusion à laquelle peut conduire l’œuvre de H.
Arendt.
Les
solutions
contentieuses
participent
davantage
d’une
subjectivisation des droits que d’une consécration d’une telle mutation. Nous
reproduisons ci-après les principales étapes du raisonnement tenu par les juges
européens sur ces questions :
- un étranger résidant légalement dans un pays peut souhaiter continuer à y
vivre sans forcément en acquérir la nationalité414 ;
- il n’est pas exclu qu’un refus arbitraire d’octroyer la nationalité puisse,
dans certaines conditions, poser un problème sous l’angle de l’article 8 de la
Convention en raison de l’impact d’un tel refus sur la vie privée de
l’individu415.
La nationalité devient un attribut de la vie privée ; si problème il y a en
matière de droits de l’homme, il se situe quasi-exclusivement sur le terrain de
la lutte contre les discriminations en raison de la différence de situations créée
entre les nationaux et les autres notamment quant à l’accès effectif à un
tribunal. Les Etats gardent néanmoins leurs prérogatives en la matière en dépit
des textes et des voies de recours. Par extension, comme la religion constitue
également un élément de la vie privée, le refus de la nationalité sur ce
414
Cour EDH, G.C. 26 juin 2012, Kurić et autres c. Slovénie, Req. n° 26828/06, § 357.
415
Cour EDH, 4e Sect. 11 octobre 2011, Genovese c. Malte, Req. n° 53124/09, § 30
- 325 -
fondement, comme a pu le juger le Conseil d’Etat, est loin d’être conforme au
droit européen. En revanche, des systèmes juridiques qui attribuent la
nationalité en fonction de la religion facilitent cette logique de privatisation
qui doit avoir pour corollaire un renforcement de la protection des minorités416.
L’invocation des droits de l’homme pour contribuer à la protection des
minorités trouve ici toute sa logique au détriment une nouvelle fois du
principe d’égalité des individus.
On peut in fine se demander si l’introduction des droits de l’homme dans le
débat philosophique initiée par H. Arendt n’a pas vocation à être sujet à une
critique similaire à celle réalisée par Sokal et Bricmont concernant l’emploi de
termes scientifiques déconnecté de tout contenu dans des ouvrages
philosophiques417. La philosophie politique raisonne en faisant abstraction de
l’existence du pouvoir judiciaire au même titre que la sociologie d’inspiration
durkheimienne ignore tout l’apport de la jurisprudence dans la diffusion des
normes dans une société.
Or, tout l’enjeu du principe de non-discrimination en tant que vecteur de
réalisation de l’égalité, c’est qu’il s’inscrit nécessairement dans une
perspective de lutte dans laquelle le contentieux joue un rôle déterminant. Il
convient donc à présent d’exposer en quoi cette perspective de lutte conforte
416
C’est l’une des facettes de la construction du statut juridique de dhimmi comme idéal-type pour
rendre compte de la situation des minorités religieuses en terre d’islam. Cf Bat Yeor, Les
Chrétientés d'Orient entre Jihâd et Dhimmitude: VII-XX siècle, Cerf, 1991.
417
Cf pour une démonstration complète du caractère problématique des références mathématiques
dans les écrits des philosophes contemporains comme J. Derrida ou A Badiou, J. Bouveresse,
Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles lettres dans la pensée, Raisons d'agir, Seuil,
1999.
- 326 -
la référence aux droits de l’homme tout en modifiant en profondeur
l’intégralité du droit positif.
PARAGRAPHE 3 : UNE REFORMULATION DU PRINCIPE D’EGALITE A TRAVERS
LA CONSECRATION DU PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION
L’une des causes à notre avis de l’extrapolation de l’analyse de la situation
d’avant la seconde guerre mondiale sur la base des droits de l’homme repose
sur une méprise concernant la portée du principe d’égalité. La consécration
des « idées égalitaires », pour parler comme C. Bouglé dans la lignée
revendiquée de Tocqueville, n’empêche nullement le maintien de distinction
entre les individus. Si question il y a, elle porte sur les critères de distinction et
sur la manière de les contester. Aussi, toujours en réponse à la période
d’avant-guerre qui a vu prospérer les distinctions entre les individus sur les
fondements les plus critiquables, la Déclaration universelle complète le
principe d’égalité par celui de non-discrimination (1) et en modifie
significativement la portée (2).
1) DISTINCTION ENTRE PRINCIPE D’EGALITE ET PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION
Il convient ici d’expliquer pourquoi la proclamation du principe d’égalité
dans la Déclaration de 1789 n’a pas empêché le maintien d’inégalités.
Conformément à l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité
commune ». Le texte vise à mettre fin à la répartition sociale tripartite entre
clergé, aristocratie et royauté. Il fonde également la suite des articles de la
Déclaration à l’instar de l’égalité devant la loi, l’égalité quant à l’accès aux
emplois publics et l’égalité devant l’impôt. Ces trois extensions sont
fondamentales en ce qu’elles donnent une traduction juridique à la Révolution,
- 327 -
au sens que J. Monnerot a donné à ce terme - « changement violent à première
vue radical et complet de régime politique… La révolution politique, ce
changement de nom des dépositaires et des maîtres de la puissance publique
permet, assure, et signifie une transformation qui ne se limite point à la
sphère du personnel de gouvernement et de l’appareil d’Etat, mais intéresse
de proche en proche toute ou presque toute la société »
418
. Mais, nous
pourrions dire : le principe juridique d’égalité s’arrête là. A la limite, il trouve
son expression achevée dans l’article 3 de la Déclaration des droits de
l’homme en date de 1793 : Tous les hommes sont égaux par la nature et
devant la loi (c’est nous qui soulignons). Tout dépend donc de la loi419.
A s’en tenir à cette dimension, en parallèle à l’article 1er précité peuvent se
maintenir la distinction entre hommes et femmes, entre riches et pauvres ou
entre hommes libres et esclaves. La loi est la même pour tout le monde et ne
porte pas atteinte au principe d’égalité : à situations identiques, traitement
identique, à situations différentes, traitement différent. Que l’on soit clair :
nous sommes en plein artifice juridique ; le combat politique consiste
précisément à subvertir ces distinctions pour faire progresser l’égalité, ce dont
témoigne parfaitement la déclaration de 1791 des droits de la femme et de la
418
J. Monnerot, Sociologie de la révolution, Fayard, 1968, p. 148.
419
Cette interprétation fondée sur la logique juridique contredit frontalement la logique présente
dans le texte de 1789. Le philosophe A. Philonenko en rend compte de la manière suivante : « Ce
qui nous déconcerte, c’est le mouvement des idées : ce qui valait en 1789 ne valait plus en 1791, et
ce qui valait en 1793 ne valait pas de la force d’un mouvement précis en 1791 en 1789.(…).La
réalité juridique était le présent de la norme, la normativité pourait-on dire, et les révolutionnaires
ne se sentaient pas plus liés à 89 que les constituants à la vieille féodalité » in La mort de Louis
XVI, Bartillat, 2000, p. 256.
- 328 -
citoyenne rédigée par Olympe de Gouge420. Toute l’ambivalence de la
Révolution française réside dans la double face de l’expression du principe
d’égalité : l’égalité juridique ne coïncide pas avec l’égalité politique. Faute
d’être dotée d’une dimension juridique, les droits de l’homme peuvent
parfaitement s’accommoder d’inégalités à partir du moment où les critères de
distinction maintiennent un semblant d’objectivité.
Celestin Bouglé analyse parfaitement le hiatus que cela peut susciter :
« lorsque nous organisons une association, conformément à certains principes
universels, à l’aide des moyens particuliers que, nous trouvons à notre
disposition, en un cercle limité, nous ne nions nullement les droits du reste des
hommes à organiser, conformément aux mêmes principes, des associations en
d’autres cercles. Autre chose est ne pas établir de rapports juridiques avec
eux, autre chose établir de tels rapports sur un pied d’inégalité »421. Par
extension, il n’y a aucune atteinte aux droits de l’homme lorsqu’un Etat
distingue entre les réfugiés et les nationaux mais seulement une variation du
principe d’égalité, moralement contestable mais juridiquement, voire
politiquement, fondée.
H. Arendt, - involontairement compte tenu du caractère non-juridique de
son analyse – décrit cette différence entre une approche fondée sur les droits
de l’homme et celle sur l’idée d’égalité en assénant un véritable paralogisme.
« D’une manière surprenante, cette catégorie d’apatrides trouve un avantage
420
Cf article 1er de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 1791 : « La femme
naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées
que sur l’utilité commune ».
421
C. Bouglé, op. cit. p. 26.
- 329 -
à commettre un acte criminel car il semble plus facile de priver d’existence
légale une personne totalement innocente que quelqu’un qui a commis un
méfait » 422. Pour le dire différemment, la personne ne dispose pas de droits de
l’homme – ce qui dans notre optique est logique - mais, en dépit de son statut
de non-national, ne se voit pas privé des garanties fondamentales du procès. Il
n’y a donc ni atteinte au principe d’égalité ni aux droits de l’homme.
La vraie rupture, c’est quand, contrairement à l’article premier, les textes
nationaux établissent une distinction systématique en fonction des origines de
naissance de l’individu puisque cela contredit textuellement l’article premier.
Nous ne sommes pas dans ce cas en présence d’un traitement différent d’une
situation différente mais en présence d’un rapport d’inégalité. D’où le
caractère extrêmement contestable de la doctrine antisémite de Vichy –
l’argument positiviste ne tient pas à partir du moment où le critère même de la
règle de droit n’est pas respecté423 - et le fait que la légalité républicaine, une
422
H. Arendt, op. cit., p. 597.
423
Toute la force des rhétoriques des commentateurs a consisté à vouloir soutenir qu’il y avait
protection et non atteinte au principe d’égalité : cf D. Lochak, La doctrine sous Vichy ou les
mésaventures du positivisme in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, p. 252 qui
reproduit un commentaire de J. Carbonnier, l’un des fondateurs de la sociologie du droit en France :
« Si le préfet voulait, pour assurer l'application de la législation relative aux juifs, être à même de
suivre leurs déplacements dans les hôtels, l'obligation générale faite aux voyageurs d'indiquer leur
religion n'était, à cette fin, ni suffisante, ni nécessaire. Elle n'était pas suffisante car on pouvait être
juif (...) sans professer la religion israélite. Surtout, elle n'était pas nécessaire ; sa généralité
imposait à la très grande majorité des voyageurs un trouble inutile. C'était assez de la question
précise : Etes-vous de race juive ? ». D. Lochak de poursuivre : « Et finalement, le seul regret de
l'auteur, c'est que le Conseil d'Etat n'ait pas profité de l'occasion pour réaffirmer plus nettement
que le principe de la liberté de conscience demeurait intangible nonobstant les vicissitudes
politiques, en rappelant que, lors de l'élaboration de la législation touchant les juifs, ses auteurs
- 330 -
fois rétablie, ne saurait être tenue par ces textes. La leçon de la seconde guerre
mondiale peut ainsi être formulée : le principe d’égalité n’est pas suffisant
pour faire respecter les droits s’il n’y a pas une limite à la capacité du
politique d’établir des distinctions424.
Les textes relatifs aux droits de l’homme après la seconde guerre mondiale
enregistrent cette donnée fondamentale :
- préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946 : le peuple
français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de
religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés.
- Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 :
Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés
dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de
couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre
avaient pris soin d'affirmer à plusieurs reprises que cette législation avait une portée purement
raciale (sic) et qu'elle ne devait aucunement être interprétée comme une atteinte à la liberté
religieuse ».
424
H. Arendt, dans un texte polémique, a utilisé, sans s’en rendre compte, le même type
d’arguments que ceux mis en avant par les hommes politiques de l’avant-guerre pour justifier les
lois que l’on qualifierait aujourd’hui de discriminatoires. Cf H. Arendt, Reflections on Little Rock,
Dissent, 1959, p. 45-56, spec. p. 46 à propos de la segregation : The American Republic is based on
the equality of all citizens" and while equality before the law has become an· inalienable principle
of all modern constitutional government, equality as such is of greater importance in the political
life of a republic than in any other form of government. The point a t stake, therefore, is not the
well-being of the Negro population alone, but, at least in the long run, the survival of the
RepubIic”. Où l’on comprend que le refus conceptuel de prendre en compte la dynamique juridique
des situations aboutit non seulement à des contresens mais aussi à l’expression d’énormités.
- 331 -
opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute
autre situation.
La nuance qu’introduit le texte onusien est le suivant : il ne se contente pas
de rappeler le principe acquis depuis la Révolution française - Tous sont égaux
devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Il
ajoute en plus dans le même article que « Tous ont droit à une protection
égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et
contre toute provocation à une telle discrimination ». Il introduit ici la
possibilité de contester les distinctions politiques qui seraient établies sur un
motif considéré comme illégitime à l’instar de ceux énoncés dans le
Préambule425.
Ce mode de contestation ne se contente pas de compléter le principe
d’égalité ; il en renouvelle radicalement la portée et induit des conséquences
sur l’ensemble de la société et des règles de droit qui la structurent.
2) CONSEQUENCES SOCIOLOGIQUES DU PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION
Dans son ouvrage sur les idées égalitaires, C. Bouglé a montré le lien entre
la complication sociale et le développement des idées égalitaires pour établir
un lien entre cette évolution sociale qu’il distingue d’une simple
différenciation sociale. La dynamique de cette idée d’égalité, c’est
425
Notre approche diffère en cela de la perspective retenue par D. Schnapper. Cf D. Schnapper, «
Les enjeux démocratiques de la statistique ethnique », Revue française de sociologie, n°49, 2008, p.
133-139, spéc. p. 136. « La lutte contre les discriminations s’inscrit dans les valeurs communes
d’égalité devant la loi ainsi que devant les « places » et les « emplois publics », pour reprendre les
termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. C’est un des
éléments de l’exigence démocratique et, à ce titre, on comprend qu’elle s’impose de plus en plus ».
- 332 -
progressivement de supprimer la persistance institutionnelle d’inégalités.
L’étude explique ainsi non seulement pourquoi ces idées qui trouvent leur
expression la plus manifeste dans l’article 1er précité de la Déclaration de 1789
se sont d’abord développées en Occident – cause de la complication des
sociétés – mais aussi comment ces idées modifient la teneur des rapports
sociaux – conséquence de la propagation des idées égalitaires et non du simple
principe d’égalité compte tenu du fait qu’il a pénétré toutes les strates sociales.
A la dynamique ascendante et imprégnée de morale propre à cet auteur, le
principe de non-discrimination oppose un autre mouvement qui introduit
aujourd’hui une dialectique avec le principe d’égalité et contribue à la
complexification – terme propre à la sociologie de N. Luhmann426 – et non
plus à la complication. Cette complexification, c’est d’une part, tout
simplement l’impossibilité de distinguer clairement sur la base de la
contestation des droits de l’homme et de sa modalité, le principe de nondiscrimination, le champ politique du champ juridique et, d’autre part, un
bouleversement d’ensemble de l’articulation des branches du droit.
C’est ce que nous montrerons en distinguant la généralisation de la lutte
contre les discriminations (a) et en établissant une corrélation entre le
développement des droits de l’homme et le recours toujours plus croissant au
droit pénal pour régler les problèmes quotidiens (b).
426
Nous signalerons au passage que si N. Luhmann nous aide à comprendre la dynamique
contemporaine avec le concept d’autopoïèse, la conceptualisation originelle de C. Bouglé n’en est
pas très éloignée.
- 333 -
a) Conséquences de la généralisation de la lutte contre les discriminations sur le
combat pour l’égalité
La discrimination est devenue un critère général d’appréciation des
comportements comme si toute distinction était devenue illégitime, par delà
les critères posés par les textes. L’exposé des différentes formes de
discriminations permettra de montrer en quoi la lutte contre les
discriminations peut se révéler antinomique avec le combat pour l’égalité.
Il y a tout d’abord la discrimination directe et la discrimination indirecte.
Pour reprendre les définitions posées par les textes, « Constitue une
discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son
appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou
une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation
sexuelle ou son sexe, une personne est traitée de manière moins favorable
qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation
comparable ». Est sanctionné l’individu qui manifeste une attitude de rejet,
ignorant ainsi délibérément les caractéristiques de la personne envers laquelle
elle agit. La discrimination directe renforce en somme la lutte contre les
préjugés et les attitudes de rejet que, par exemple, spontanément un employeur
peut avoir à l’égard d’une femme revêtant un symbole religieux. Cette
définition est complétée par celle de la discrimination indirecte : « Constitue
une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre
en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés
au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport
à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette
pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens
- 334 -
pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés » 427. Dans ce cas, c’est
par analyse de la situation et recoupement que la discrimination va finalement
être démasquée à l’instar d’une mesure apparemment neutre qui porterait
systématiquement préjudice à la même catégorie de personnes.
Ensuite, le juriste a appris en quelques années à identifier les
discriminations à rebours – cas où la personne ne rentre pas dans la situation
qui lui permettrait de se prévaloir du principe de non-discrimination – mais
aussi les discriminations par ricochet – cas où une personne est victime par
exemple d’une mesure de licenciement en raison de l’adhésion de son conjoint
à une secte428. Et puis, de façon structurante à présent dans le débat politique
ressurgit la proposition d’introduire en droit positif le principe de
discrimination positive de façon à favoriser ce qui, pour des raisons
sociologiques, partiraient dans certaines situations avec un désavantage au
regard de la majorité. Ainsi, la discrimination non seulement combat les
distinctions nécessaires à l’application du principe d’égalité mais également
l’idée même d’égalité. Pour reprendre l’exemple sur la visibilité de la religion
majoritaire, cette reconnaissance ne peut se faire que si elle ne crée pas de
discrimination à l’encontre des discriminations minoritaire.
Dans ce cadre, tout n’est que question de lutte contre les discriminations. Le
changement de vocable illustre la différence avec la logique d’égalité qui
s’inscrit, elle, dans un combat pour l’égalité (c’est nous qui soulignons). Par
427
Article 1er de la Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au
droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations
428
S. Detraz, La discrimination « par ricochet » : un aspect latent du délit de discrimination, Droit
pénal, juin 2008, étude 10.
- 335 -
exemple, si tout le monde est traité à égalité, comme par exemple à travers la
loi sur l’interdiction des insignes religieux dans les établissements scolaires,
est-ce que ce n’est pas une discrimination indirecte à l’encontre de ceux qui ne
participent pas de la culture dominante ? Le principe d’égalité, bras armé de
l’émancipation dans la conception républicaine française, est ici contesté au
nom de ce qu’il combat : le maintien de sa différence individuelle envers et
contre tous. La condamnation de la loi sur les signes religieux repose sur cette
conception des choses au niveau du Conseil des droits de l’homme dont les
propos sont dénués de toute ambigüité. Cette instance « engage instamment
tous les États à veiller à ce que tous les agents publics, en particulier les
membres des services de maintien de l’ordre, les militaires, les fonctionnaires
et les enseignants, respectent toutes les religions et convictions et
s’abstiennent de toute discrimination pour des raisons de religion ou de
conviction dans l’exercice de leurs fonctions officielles et à faire en sorte que
toute l’éducation ou la formation nécessaire et appropriée leur soit dispensée;
Souligne que, comme le prescrit le droit international relatif aux droits de
l’homme, chacun a droit à la liberté de religion et que l’exercice de ce droit
comporte des obligations et des responsabilités particulières et peut donc être
soumis à certaines restrictions, mais uniquement celles qui sont prévues par la
loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui, ou à la
protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, de la santé ou de la
morale publique » 429. L’invocation du principe de non-discrimination sert ici
clairement à combattre les objectifs recherchés d’une politique fondée sur le
principe d’égalité. Compte tenu de ce que nous avons démontré sur les
429
Conseil des droits de l’homme, Résolution 7/19. La lutte contre la diffamation des religions,
séance du 27 mars 2008, la résolution a été adoptée par 21 voix contre 10, avec 14 abstentions.
- 336 -
influences institutionnelles, il est logique que ce type de raisonnement trouve
de façon explicite ou implicite un écho dans les délibérations qui peuvent être
rendues par cet organe430.
Par delà même l’enjeu culturel, l’idée même de combat pour l’égalité
sociale est en train d’évoluer, voire de régresser si on prend pour critère
d’appréciation la dynamique mise à jour par C. Bouglé. A titre d’illustration,
la distinction homme-femme peut également être constitutive d’une
discrimination en dépit du fait que, sauf erreur de notre part, la grossesse
continue de rester l’un des attributs de la féminité. Dès lors, il faut accorder
aux hommes les mêmes avantages, c’est la version positive du principe de
non-discrimination. Ou alors, version négative, il faut supprimer les avantages
dont bénéficient les femmes de façon à mettre fin à une situation
discriminatoire. D’où le débat sur la bonification des retraites des femmes ou
comment la réforme des retraites repose sur une argumentation du
gouvernement qui invoque les valeurs de l’égalité pour remettre en cause un
acquis social.
Vu sous cet angle, le concept de « démocratie providentielle »431 qui aurait
pour objet l’intervention croissante de l’Etat pour satisfaire des revendications
430
Cf Pour un exemple de motivations d’une délibération de la Halde à partir de la CEDH, E.
Tawil, Pour la Halde, les établissements scolaires ne peuvent pas interdire aux mères d'élèves le
port du foulard islamique, Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 26, 25
Juin 2007, 2171. Le Tribunal administratif de Montreuil - Tribunal administratif de Montreuil, 22
novembre 2011, n° 1012015, Mme O - ne s’est pas rangé à cet avis. La question n’est pas
définitivement tranchée.
431
D. Schnapper, La Démocratie providentielle. Essai sur l'égalité contemporaine, Gallimard,
2002.
- 337 -
sociales illimitées nous paraît incomplet : il minore, à notre avis, la dynamique
du principe de non-discrimination. Nous pensons plutôt que si le principe de
non-discrimination participe du combat et de la revendication pour l’égalité, il
change la logique de ce combat pour survaloriser l’identité sur l’égalité.
L’égalité par la différenciation comme par le nivellement résultant du principe
de non-discrimination induit un changement d’ensemble de la logique
d’égalité et de son impact social.
C’est ce dont témoigne la propagation du principe de lutte contre les
discriminations par le biais d’un plan médiatique qui ne se résume pas comme
sous la troisième République à des commémorations ponctuelles de l’égalité et
de la fraternité. Ce fut tout l’enjeu de la Haute Autorité de Lutte contre les
Discriminations et pour l’Egalité dont les attributions ont été transférées à une
autorité disposant aujourd’hui d’un fondement constitutionnel : le Défenseur
des droits (art. 71-1 de la Constitution). Au titre des initiatives qui favorisent
ce réflexe permanent de lutte contre les discriminations, nous relèverons une
campagne de publicité télévisuelle incitant les individus à se prendre dans les
bras les uns et les autres indépendamment de leurs différences mais,
également, en rupture complète avec la conception classique de l’égalité
l’étude des manuels scolaires sur le fondement suivant : « En transmettant des
savoirs, les manuels scolaires proposent des représentations de la société. Ils
peuvent véhiculer des représentations stéréotypées qui peuvent être à l’origine
des discriminations. Cette étude a pour objectif d’une part, d’évaluer
comment est traitée la question de l’égalité et des discriminations. D’autre
part, elle s’attache à repérer la présence de stéréotypes renvoyant à des
critères de discrimination comme l’origine, le sexe, le handicap, l’orientation
sexuelle et l’âge » (présentation du rapport présenté par la HALDE).
- 338 -
La substitution du Défenseur des droits à la HALDE ne modifie en rien
cette évolution. A la limite, le vocable utilisé confirme la dynamique moderne
des droits de l’homme : une technique de contestation systématique de
l’autorité étatique. La lutte contre les discriminations fait partie de ses
attributions432 et son représentant a clairement affirmé inscrire son action dans
le prolongement de celle de l’autorité antérieure433. Cet organe dont la légalité,
contrairement aux débats qui avaient accompagné le fonctionnement de la
HALDE434, n’est plus contestable sont considérables – nous soulignerons ici
tout particulièrement que la loi organique a confirmé le droit antérieurement
reconnu à la HALDE d’intervenir dans les tribunaux ou de participer à la
résolution d’un conflit. Il s’est en outre fixé comme mission d’assurer « le
suivi de respect des obligations internationales de la France et au suivi de
l’exécution des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’homme
condamnant la France pour violation de la Convention européenne ».
Dans une simple approche positiviste, il n’y aurait ici qu’un transfert de
compétence auparavant exercée par le Médiateur de la République dont la
fonction a également été absorbée par le Défenseur des droits. Ce serait, à
432
Cf article 4 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative Au défenseur des droits :
« Le Défenseur des droits est chargé : De lutter contre les discriminations, directes ou indirectes,
prohibées par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la
France ainsi que de promouvoir l’égalité. »
433
Cf D. Baudis, Rapport du Défenseur des Droits, 2011, Editorial, « Une société blessée par le «
fléau des discriminations », dont le président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations
et pour l’égalité (Halde), E. Molinié, rappelait qu’« elles sont une forme d’injustice particulièrement
révoltante qui mine le pacte républicain. »
434
Cf J. Amar, La HALDE, entre lutte contre les discriminations et normalisation des
comportements, Controverses, n°12, 2009, p. 77-93.
- 339 -
notre sens, une erreur : là où le Médiateur de la République n’intervenait que
dans les conflits avec les services publics, le Défenseur dispose d’un droit
d’agir et de prérogatives beaucoup plus larges. Les termes de la mission ne
doivent pas donner le sentiment inverse : il s’agit de l’ensemble de la
jurisprudence de la Cour – « Elle participe d’une volonté d’accroître la
sensibilisation des autorités nationales aux standards de la Convention, à
l’autorité de chose jugée attachée aux arrêts de la Cour. Elle l’incite à mener
une veille jurisprudentielle permettant de garantir l’effectivité des droits et,
ainsi, éviter les condamnations répétitives ». Nous pouvons donc estimer que
le changement institutionnel de 2011 ne se limite pas à une simplification du
droit ; il participe d’une mutation plus profonde dont la terminologie est le
reflet à travers notamment la généralisation de l’emploi des mots lutte,
défense435 et les attributions de l’institution le vecteur de la diffusion en France
du nouvel ordre international décrit dans la première partie.
La diffusion des droits de l’homme, pilier du mode de transmission des
savoirs dans l’enseignement, se confond donc avec le principe de lutte contre
les discriminations.
En cela, la dimension juridique induit un changement politique profond. Si
toute distinction pose problème, il devient impossible de discriminer le
national et l’étranger. En effet, cette distinction est une discrimination en ce
qu’elle repose nécessairement sur un critère illégitime436. Bref, nous changeons
435
La comparaison avec le droit fiscal est ici éloquente à travers l’emploi du terme pendant
quelques années de bouclier fiscal.
436
Délibération de la Halde n° 2009-15 du 26 janvier 2009 : « Compte tenu de ce qui précède, la
non-admission d’adhérents étrangers en qualité de représentants d’associations de parents d’élèves
au sein des commissions locales des bourses de l’établissement public français caractérise une
- 340 -
de conception de la politique pour évoluer dans un contexte juridique
déterritorialisé et dénationalisé, soit tout le contraire de la conception
républicaine du droit.
Il en découle un nouvel équilibre du champ juridique par rapport au champ
politique tant sur le plan national qu’international : le principe de nondiscrimination n’est rien d’autre qu’un mode de contestation de l’action
politique, ce que l’on peut traduire comme une restriction ou un abandon de
souveraineté, à l’image des conséquences induites par la dynamique de la
construction européenne.
Il faut se rendre à l’évidence : si notre conception de l’égalité évolue, il est
logique qu’en tant que soubassement de tout le droit positif, cela se répercute
sur l’ensemble des règles, ce qu’énonce clairement le défenseur des enfants
dans son rapport 2011437.
b) Conséquences sur l’articulation entre les différentes branches du droit : la
lutte contre les discriminations comme vecteur majeur de la pénalisation de la société
Nous savons depuis E. Durkheim que l’analyse de l’évolution des règles de
droit et, plus particulièrement du droit pénal permet d’identifier les
changements sociaux. Durkheim fondait son raisonnement sur la nature des
peines prononcées à travers l’histoire pour distinguer les types de société438. Il
discrimination fondée sur l’origine nationale dans le droit à la liberté d’association, contraire à
l’article 11 de C.E.D.H. combiné avec son article 14 ».
437
Rapport Défenseur des droits, précit. p. 32 : « Au plan juridique par ailleurs, si le Médiateur de
la République et la Cnds ont travaillé dans un environnement très largement stabilisé (droit public
et droit pénal), le Défenseur des enfants et la Halde ont exploré et investi de nouveaux paysages du
droit (droits de l’enfant, droit de la lutte contre les discriminations) ».
438
Cf E. Durkheim, Deux lois de l’évolution pénale, 1899-1900, ed. uqac.
- 341 -
est vrai qu’à son époque, le droit pénal issu de la Révolution française
présentait une certaine stabilité. L’un des changements majeurs du tournant du
siècle, ce fut le passage d’une conception de la responsabilité pour faute à une
responsabilité pour risque, ce que F. Ewald a qualifié de « nouveau contrat
social ». Dans une perspective similaire, nous avons montré comment se sont
imposées les références aux droits de l’homme et à la lutte contre les
discriminations. Si, comme nous pensons l’avoir exposé, nous sommes en
présence d’une rupture conceptuelle avec le principe classique d’égalité, il est
légitime d’estimer que la présentation systématique des conflits par le prisme
des droits de l’homme et la généralisation de la lutte contre les
discriminations439 portent en elles une mutation complète de l’équilibre du
droit positif440. Cette mutation peut être synthétisée à travers l’expression de
pénalisation441 de la société.
Nous partons du constat suivant : en même temps que la référence aux
droits de l’homme s’impose comme cadre juridique commun à tous les litiges,
439
Nous rappellerons que nous avons montré dans la première partie à propos du droit
communautaire comment le principe de non-discrimination cantonné aux relations de travail est à
présent l’objet d’un texte de portée générale.
440
Cf Rapport Défenseur des droits, 2011, op. cit. p. 33 : « Il appartiendra au Défenseur des droits
de continuer à rapprocher ces cultures professionnelles pour en tirer le meilleur profit au service
de la protection des droits et libertés individuels » ( les cultures professionnelles sont celles issues
d’une répartition classique des branches du droit qui doivent donc se recomposer en vue d’atteindre
l’objectif fixé.
441
Le mot pénalisation concerne à l’origine le milieu des compétitions sportives et dérive de
pénalité. Il s’est néanmoins imposé pour décrire l’extension du droit pénal dans la société
contemporaine. Cf pour une première utilisation du mot dans ce sens : M.-A. Frison-Roche (sous la
direction de), La pénalisation de la vie économique, Dalloz, 1996.
- 342 -
la norme pénale a connu une telle croissance que la doctrine parle à ce propos
d’ « inflation pénale442 », voire d’hyperinflation pénale. Les auteurs à l’origine
de ce constat limitent généralement leur étude aux seules modifications du
droit pénal et aboutissent déjà à des résultats impressionnants : De 2002 à
2008, on a ainsi pu montrer que le Code pénal a été l’objet en moyenne d’une
modification tous les deux-trois mois443. Comparativement, le Code pénal de
1810 faisait partie de l’héritage législatif le plus stable depuis la Révolution
française ; il n’a quasiment pas été modifié jusqu’à la seconde guerre
mondiale. Sur la période 1994-2009, ce ne sont pas moins de 200 textes de
lois qui ont été adoptés en la matière. En outre, les textes adoptés dans les
autres matières contiennent bien souvent de nombreuses dispositions pénales.
Le simple reflet quantitatif du droit pénal permet donc de conclure à une
recomposition des valeurs de la société française.
Certes, la multiplication des infractions donne l’impression extérieure d’un
« inventaire à la Prévert» de sorte qu’il peut paraître malaisé d’établir une
corrélation avec les textes relatifs aux droits de l’homme. Nous remarquerons
toutefois que la diversité des revendications sur la base des droits de l’homme
nous a amené à exposer des situations de prime abord saugrenues. Il y a ici
une forme d’homologie comme si le renforcement de l’individualisme par
l’auto-justification constante résultant de la référence aux droits de l’homme
entraînait une perception différente des enjeux de sécurité. A l’aune de cette
homologie, il nous paraît légitime d’établir une relation entre les deux
442
Cf C. Lazerges, La tentation du bilan 2002-2009 : une politique criminelle du risque au gré des
vents, Revue de Sciences Criminelles, 2009, p. 689-701.
443
Art. préc.
- 343 -
phénomènes – augmentation du droit pénal, augmentation du nombre de
références au droits de l’homme.
Préalablement, nous soulignerons qu’il s’agit d’une mutation d’ensemble
qui n’est pas forcément corrélé à une augmentation de la délinquance. Une
étude récente a en effet montré qu’il était difficile de conclure, après analyse
des données statistiques sur le sujet, que nous avions véritablement assisté à
« une très forte flambée de la délinquance dans les toutes dernières années du
XXe siècle » 444. En revanche, les individus identifient la délinquance « comme
problème de société, global, abstrait en quelque sorte de la situation
personnelle du répondant » 445. Les auteurs soulèvent deux questions pour
rendre compte des préoccupations des personnes interrogées : « Faut-il y voir
une réévaluation des priorités qu’elles assignent à l’État, de la conception
même qu’elles s’en font ? Faut-il y lire un recul de la solidarité nationale, une
montée de l’indifférence envers le malheur des autres ?»446
Nous pensons que la corrélation droit pénal/droits de l’homme constitue un
élément de réponse.
Nous avancerons pour cela les éléments suivants. Tout d’abord, comme il
n’est pas possible pour un Etat d’admettre une discrimination – comme dit la
Déclaration universelle, l’Etat doit protéger contre toute provocation à la
discrimination
444
–
l’extension
du
principe
de
non-discrimination
a
P. Robert et M.-L. Pottier, Les préoccupations sécuritaires : une mutation ?, Revue française de
sociologie, n°45, 2004, p. 211-241, spéc. p. 240-241.
445
Ibid.
446
Ibid.
- 344 -
nécessairement pour corollaire un versant pénal. Plus le domaine de la lutte
contre les discriminations s’étend, plus se multiplient les infractions.
Ensuite, la ré-articulation de l’ensemble des prétentions en termes de droits
de l’homme a contribué à l’émergence dans le discours politique et dans les
mots utilisés dans les lois adoptées, un droit à la sécurité qui serait la
traduction contemporaine du droit à la sûreté de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 (art. 2). Nous sommes en présence d’un
discours qui transcende les clivages politiques447 et de textes qui érigent le
droit à la sécurité des individus en principe directeur de la nouvelle politique
pénale448. Il n’y aurait donc pas ici un mouvement de « frénésie sécuritaire »
mais l’expression de l’influence des droits de l’homme sur la société, voire
une modalité de la dynamique juridique enclenchée par la référence aux droits
de l’homme.
Nous pouvons mettre cette évolution en parallèle à celle décrite récemment
par un auteur d’une transformation de l’Etat social à l’Etat pénal449. Lier
447
M. Aubry, 16 novembre 2010 dans une tribune du Monde, « Pour nous, le droit à la sécurité est
une exigence absolue. Partout et pour tous » ; dans le même sens, B. Hortefeux – 23 juin 2009 –
Lors de sa prise de fonctions, « Le droit à la sécurité partout et pour tous ».
448
Cf article 1er alinéa 1er des lois du 21 janvier 1995 « la sécurité est un droit fondamental »;
l’aliéna 2 précise « l’Etat a le devoir d’assurer la sécurité » ; L’article 1er, alinéa 2, de la loi n°
2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, précise « qu’elle (la sécurité) est
un devoir pour l’Etat, qui veille, sur l’ensemble du territoire de la République, à la protection des
personnes, de leurs biens et des prérogatives de leur citoyenneté, à la défense de leurs institutions
et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics ».
449
Cf les thèses de L. D. Wacquant. Pour une synthèse, L. D. Wacquant, The Penalization of
Poverty and the Rise of Neoliberalism.” European Journal on Criminal Policy and Research, special
issue on Criminal Justice and Social Policy, 9-4, 2001, 401-412.
- 345 -
démocratie et répression, ou plutôt nécessité de penser différemment la
répression, participe de la logique même du travail de Tocqueville : il part en
Amérique pour étudier le système pénitentiaire, à la suite de quoi, il écrit « De
la démocratie en Amérique ». A ce titre, Tocqueville soulignait que « la
législation civile et criminelle des Américains ne connaît que deux moyens
d'action : la prison ou le cautionnement. Le premier acte d'une procédure
consiste à obtenir caution du défendeur, ou, s'il refuse, à le faire incarcérer;
on discute ensuite la validité du titre ou la gravité des charges. Il est évident
qu'une pareille législation est dirigée contre le pauvre, et ne favorise que le
riche ». Pour Tocqueville, cette législation qu’il imputait à l’héritage
britannique, contredisait l’esprit démocratique américain. En même temps,
subtil, il notait quelques phrases plus loin : « Les lois civiles ne sont familières
qu'aux légistes, c'est-à-dire à ceux qui ont un intérêt direct à les maintenir
telles qu'elles sont, bonnes ou mauvaises, par la raison qu'ils les savent. Le
gros de la nation les connaît à peine; il ne les voit agir que dans des cas
particuliers, n'en saisit que difficilement la tendance, et s'y soumet sans y
songer »450. Il y a donc bien dès l’origine un danger peut-être plus grave que la
fameuse « tyrannie de la majorité » : le recours systématique au droit pénal
pour trancher les affaires quotidiennes.
Tocqueville ne paraît pas envisager que la démocratie puisse développer en
son sein une forte législation pénale. Il va même jusqu’à parler d’application
bénigne de la loi pénale aux Etats-Unis. Comme nous l’avons précédemment
souligné, l’auteur identifie avec une remarquable prescience le lien entre
démocratie, individualisme et rôle des tribunaux. Il ne peut cependant
450
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T. I, op. préc. p. 62.
- 346 -
imaginer, comme tous les auteurs de sa génération451, que les droits de
l’homme, de normes politico-morales vont devenir une norme positive
suprême d’expression des prétentions et d’appréciation des comportements.
Vu sous cet angle, d’un côté l’Etat pénal prolonge l’état du droit américain
originel. Or, nous avons vu que la configuration américaine a tendance à
s’étendre aux droits européens et notamment à la France. L’Etat pénal traduit
une mutation d’ensemble qui correspond parfaitement aux valeurs modernes
de l’individualisme contemporain. Le lien entre droit pénal et droits de
l’homme peut ainsi être formalisé comme suit : d’une part, le droit pénal est
parfaitement conforme aux valeurs libérales en raison du principe de
responsabilité personnelle ; d’autre part, dans un procès civil, chacune des
parties à un procès estime être dans son bon droit en raison du processus
d’auto-justification propre à l’argumentation fondée sur les droits de l’homme.
Dans un procès pénal, le problème n’est plus de savoir qui a raison mais
d’identifier un éventuel responsable en fonction d’une nouvelle dichotomie :
la position de victime et celle de coupable. Bref, l’une des meilleures façons
pour un individu de démontrer qu’il a raison, c’est de faire condamner l’autre
par l’Etat. Le discours sur la nécessaire reconnaissance des droits des victimes
en tant que droits de l’homme ne dit pas autre chose452.
Différents éléments textuels confirment ce lien entre droit pénal et droits de
l’homme : la réécriture du Code pénal s’est faite avec pour cadre de référence
451
Cf P. Bénichou, Le temps des prophètes, Doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977.
452
Nous renverrons ici aux rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de
l’homme.
- 347 -
les droits de l’homme453 ; le législateur a changé l’ordre initial pour que
l’énoncé des premières infractions concerne les infractions relatives aux
personnes et non plus aux biens. Ces infractions sont classées dans deux
titres : Des crimes contre l'humanité et contre l'espèce humaine ; des atteintes
à la personne humaine. La dignité humaine a également fait son entrée dans le
Code pénal – 8 infractions consacrent cette expression. Enfin, au titre des
circonstances aggravantes, les peines ont été alourdies chaque fois que
l’infraction présente un lien avec un mineur ou avec la traite des êtres
humains.
En d’autres termes, l’une des méthodes pour un Etat de manifester son
attachement au respect des droits de l’homme consiste à définir toujours plus
d’infractions pour réprimer lesdites atteintes aux droits de l’homme. Ou alors,
comme l’illustrent certains débats médiatiques à l’instar de celui sur
l’euthanasie, ou sur la prostitution, la revendication sur les droits de l’homme
a pour finalité la suppression d’une infraction. Nous voyons donc cohabiter
dans la même dynamique droits de l’homme et droit pénal. Pour paraphraser
Durkheim avec une différence fondamentale, la substitution du mot individuel
à celui de collectif, « là où le droit pénal est très volumineux, la morale
commune est très étendue : c'est-à-dire qu'il y a une multitude de pratiques
collectives (individuelles) placées sous la sauvegarde de l'opinion publique454.
453
R. Badinter, Présentation du projet de réforme du Code pénal, Dalloz, 1989, p. 32 : « Le nouveau
Code pénal doit prendre pour fin première la défense de la personne humaine et tendre à assurer
son plein épanouissement en la protégeant contre toutes les atteintes qu'elles visent sa vie, son
corps, ses libertés, sa sûreté, sa dignité. Pour exprimer les valeurs de notre temps, le nouveau Code
pénal doit être un code humaniste, un code inspiré par les droits de l'homme».
454
E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, ed. uqac, p. 203.
- 348 -
La coïncidence contemporaine du discours sur les droits de l’homme avec la
pratique juridique permet d’y voir une morale commune dont l’expression de
toutes les revendications sous le prisme des droits de l’homme est l’apanage.
Cette morale toute centrée sur l’individu a pour conséquence, en rupture avec
l’évolution décrite du passage d’une solidarité organique fondée sur la
différenciation à une solidarité mécanique résultant de la complication sociale,
une pénalisation accrue des relations sociales.
L’évolution du droit international confirme également ce lien de plusieurs
manières. En dépit de l’expérience de Nuremberg, il faut attendre l’année
1998 pour que soit signé le statut de Rome à l’origine de la création de la Cour
pénale internationale – la Cour pénale internationale a été officiellement créée
le 1er juillet 2002. Or, comme l’indique le préambule, cette instance se
présente comme la continuation des principes de la Charte des Nations Unies Réaffirmant les buts et principes de la Charte des Nations Unies -. Sauf à
estimer normal le délai de plus de 50 ans entre la promulgation de la Charte et
la création d’une juridiction internationale, cette évolution découle de la
mutation complète des valeurs propres à la fin des années 2000 au bénéfice de
la référence aux droits de l’homme, largement amplifiée au cours de la
dernière décennie.
Plus encore, le statut de Rome a également défini de façon très extensive les
infractions sur lesquelles la Cour peut être amenée à se prononcer, ce qui
étend d’autant le champ d’application du droit pénal. L’extension peut-être la
plus significative concerne l’infraction de crime contre l’humanité qui couvre
à présent des comportements aussi divers que la mise en esclavage ou
l’apartheid. La définition auparavant classique donnée par A. Frossard – crime
d’être né – est reléguée à un alinéa rédigé de la sorte : « Persécution de tout
groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique,
- 349 -
racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ». Peut-être pouvons
nous y lire l’aboutissement de la reformulation de la question juive à la suite
de la seconde guerre mondiale et de la Déclaration universelle des droits de
l’homme : les juifs ne seraient pas morts en tant que juifs mais en tant qu’êtres
humains. Ce point souligné, depuis l’installation de cet organe, le débat
doctrinal relatif à la Cour pénale internationale, à l’instar par exemple du
postulat retenu lors de la rédaction du rapport Goldstone relatif au conflit
israélo-palestinien, porte à présent sur son éventuelle compétence pour se
prononcer pour l’intégralité des atteintes aux droits de l’homme, Déclaration
universelle et Pactes de 1966 compris. Le mouvement d’extension de la
référence aux droits de l’homme se conjugue donc ici aussi avec une plus
grande emprise du droit pénal455.
Cette évolution du droit pénal international se répercute en droit interne
avec la possibilité pour les juridictions françaises dans de plus en plus
d’hypothèses de bénéficier du principe de compétence universelle. A ce titre,
les juges français peuvent, dans certains cas, se prononcer sur des infractions
qui n’ont pas été commises sur le territoire national et ne présentent aucun
rapport avec une personne, auteur ou victime de l’infraction, de nationalité
française. Cette déterritorialisation du droit pénal marque une rupture
conceptuelle avec la conception classique de celui-ci et s’inscrit dans le
processus plus général de dépolitisation de l’Etat-nation sous l’égide de la
référence à la Déclaration universelle de 1948.
455
Cf J. Amar, S. Amar, Crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans le rapport Goldstone,
Controverses, n°13, mars 2010.
- 350 -
En parallèle à cette évolution, la notion de lutte contre les discriminations
occupe de plus en plus une place centrale. Elle constitue à présent un élément
de toutes les conventions internationales. Mais, surtout, afin de renforcer la
dimension illicite du comportement, il est de plus en plus fréquent de voir le
mot discrimination remplacé dans le discours tant médiatique que scientifique
par le mot apartheid. La situation israélienne par rapport aux Palestiniens est
connue. Nous pouvons y ajouter la description polémique des mesures en
matière de protection de l’environnement à l’encontre des populations
pauvres456. Bien évidemment, on pourrait nous objecter que tout cela ne relève
que du discours et n’a pas d’impact juridique. Le discours en matière juridique
présente toutefois une particularité : il peut devenir effectif et sa portée ne doit
donc pas forcément être relativisée. On peut enfin estimer que si les droits de
l’homme ont mis autant de temps à passer du simple discours au droit positif,
le contexte médiatique propre à notre époque favorise la propagation d’un mot
ou d’une expression qui dépasse de loin ce que nous avons pu connaître durant
les époques précédentes.
Ironie des choses ou force du dispositif ou encore confirmation de
l’importance des normes et du rôle des institutions dans « la fabrique de
l’individu moderne »
457
, ce basculement du droit vers le pénal place les
individus à égalité devant la loi. Se cumulent la justice par l’égalité et par la
répression. Mais, à supposer qu’il soit lié à l’extension positive des droits de
l’homme, il nous resterait à expliquer le lien avec la question religieuse. Ce
456
M. J. Hall, D. C. Weiss, Avoiding Adaptation Apartheid: Climate Change Adaptation and
Human Rights Law, Yale Journal of International Law, 2012, p. 308-366.
457
Nous reprenons ici à notre compte une expression utilisée par P. Legendre à propos de l’homme
occidental.
- 351 -
lien procède de la reformulation contemporaine de la notion de religion civile
à l’aune de la nouvelle conception des droits de l’homme.
PARAGRAPHE 4 : UNE REFORMULATION DE LA NOTION DE RELIGION CIVILE
L’expression « religion civile » est par nature ambivalente. De condition de
réalisation du contrat social selon Rousseau, elle est devenue une manière
d’expliquer le lien social à travers l’identification des caractéristiques qu’une
société présente et entretient pour unifier ses membres.
Elle est en revanche singulièrement absente, sauf erreur de notre part de
l’œuvre de M. Foucault à partir de laquelle nous avons en partie fondé notre
démarche. Foucault accorde une place aux droits de l’homme dans la
construction de la subjectivité moderne mais il ignore le rôle de la religion tant
dans la représentation de ceux-ci que dans leur conception. Est-ce lié à la
démarche ? Foucault cherche à décrypter un processus et non à analyser un
fait social qu’il aurait préalablement identifié. L’option retenue de détacher les
droits de l’homme de tout contexte religieux n’en reste pas moins surprenante
à l’aune des autres travaux de cet auteur458.
C’est pourquoi, nous ne pensons pas déstabiliser l’architecture d’ensemble
du présent travail fondée en partie sur différents concepts introduits par
M. Foucault en estimant que la religion constitue un élément du dispositif
contemporain propre à l’étude des droits de l’homme. Il en va de la dimension
religieuse pratique résultant du contentieux précédemment examiné mais
458
Cf l’article écrit par M. Foucault, A quoi rêvent les Iraniens ?, Dits Ecrits, T. III, Gallimard,
1994, p. 245. L’auteur relève la présence de militants de droits de l’homme au côté de l’imam avec
qui il discute durant la révolution iranienne. Plus largement, nous renverrons à M. Foucault,
Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.
- 352 -
également la conception de religion civile présente à travers l’invocation de
l’Etre suprême en 1789. En l’occurrence, à s’en tenir à la conception originelle
de la religion civile, la logique de la Déclaration universelle introduit une
rupture fondamentale qui contribue à alimenter le processus de pénalisation
précédemment décrit.
La rupture intervient à deux niveaux. Premièrement, le raisonnement de J.J. Rousseau à travers historiquement l’exemple du peuple juif et,
concrètement, l’analyse de la situation de la Corse et de la Pologne repose sur
l’hypothèse que l’instauration d’un droit politique a pour préalable une
population homogène. Cette homogénéité s’incarne dans la Nation459. Le
chapitre sur la Religion civile accentue en outre le lien entre religion et
nation ; il s’ouvre précisément sur un passage de l’ancien Testament qui
atteste la dimension nationale du Dieu d’Israël. Par voie de conséquence, il ne
faut pas s’étonner, sauf à transposer une définition moderne de la citoyenneté
et juger rétrospectivement le passé à l’aune de nos propres conceptions460, que
dès 1790 les Révolutionnaires réglementent le statut des étrangers.
459
Cf G. Gusdorf, Le cri de Valmy, Communications, 45, 1987. pp. 117-155 spec. p. 125. « Sans
doute le moment décisif dans l'affirmation de la conscience nationale française peut-il être fixé à la
célébration solennelle de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, première « fête nationale », au
sens rigoureux du terme, dans l'histoire de la France. L'idée de « fédération » correspond à
l'affirmation de l'unité et de l'homogénéité entre toutes les parties constituantes du pays, jusque-là
dotées de statuts politiques et administratifs très différents, hérités des vicissitudes de l'histoire ».
460
Pour un exemple de ce genre, S. Wahnich, L'impossible citoyen. L'étranger dans le discours de
la Révolution française, Albin Michel, 1997, spec. p. 73 pour qui la souveraineté se définit « comme
l’ensemble des membres de la société qui jouissent du droit de citoyen ». Dans un article, l’auteur
va encore plus loin dans la démarche qui consiste à lire le passé à l’aune du présent et écrit «
Éditorial. La nationalité ne fait pas le citoyen », L'Homme et la société, n°175, 2010, p. 5-8. : « Il
- 353 -
Deuxièmement, la religion civile est nécessaire en raison du risque de
guerre auquel a vocation à être confronté tout Etat - « Survient-il quelque
guerre étrangère, les citoyens marchent sans peine au combat; nul d'entre eux
ne songe à fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils
savent plutôt mourir que vaincre » 461. Par comparaison, la Charte des Nations
Unies se fixe comme objectif, préserver les générations futures du fléau de la
guerre et se donne comme moyen : Développer entre les nations des relations
amicales tandis que la Déclaration universelle énonce en son article 26 que
l’éducation « doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre
toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le
développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix ».
La religion civile au sens de J-J. Rousseau n’a plus lieu d’être ; elle renvoie à
une conception politique des relations humaines à laquelle doit se substituer
une conception uniquement centrée sur les règles juridiques462. Le projet porté
par la Déclaration universelle peut se résumer de la façon suivante : il n’y a
faut dire qu’en 1789, la notion de nationalité n’existe pas. Ni le mot nationalité, ni le mot
citoyenneté n’étaient employés, on leur préférait des expressions telles que « le droit du citoyen ».
Pour une lecture des mots et des textes, à notre sens, davantage conforme à l’histoire, P. Weil,
Qu’est-ce qu’un Français ?, Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Grasset,
2002.
461
462
J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre IV, chapitre 8, 1762, p. 95, ed Uqac.
Comparativement, cela explique la limite du dispositif fourni par M. Foucault. Cet auteur
généralise la réalité de la guerre pour l’étendre également à l’intégralité relations civiles. D’un côté,
cela permet d’expliquer l’enjeu du processus de disciplinarisation ; de l’autre, cela introduit une
telle rupture avec le sens commun et la perception que les individus peuvent se faire des situations
que cela perd de sa force opératoire. Foucault procède ici à la fois d’une conception anti-juridique et
d’une conception anti-politique qu’il subsume à travers le principe du bio-politique.
- 354 -
plus de religion civile dans les Etats ; chaque individu doit être libre de
pratiquer la religion de son choix.
Le concept de religion civile dégagé par la suite en sociologie nous paraît
ignorer cette condition d’homogénéité comme si l’homogénéité était une
conséquence de l’existence d’une religion civile alors qu’elle en est une
composante, une condition préalable. L’article de référence de R. N. Bellah
illustre parfaitement ce point463. Pour Bellah lorsqu’il étudie les Etats-Unis,
comme pour Rousseau, la population américaine dans sa grande majorité à
l’époque, est religieusement homogène, ce qui facilite pratiquement
l’identification des valeurs communes par delà la diversité des croyances. En
outre, la réflexion sur la religion civile s’inscrit dans un contexte de guerre, la
guerre du Vietnam, ce qui explique l’intérêt de renouer avec cette notion pour
décrire la manière dont la population réagit. Enfin, comme chez Rousseau, on
ne peut qu’être frappé par la récurrence et l’importance des renvois du texte de
R. Bellah à l’Ancien Testament, c’est-à-dire à la conception d’un Dieu
exclusif pour cimenter la nation. La sacralisation des éléments tend ainsi à
conforter une identité déjà existante et non à suppléer les défaillances des
références anciennes.
A l’inverse, les réflexions d’inspiration française partent d’une situation
sociale dans laquelle la religion est affaiblie et le contexte de guerre inexistant
– parler de guerre scolaire ne correspond en rien à la situation de guerre visée
463
R. N. Bellah., La Religion civile en Amérique (Civil Religion in America). In: Archives des
sciences sociales des religions. N° 35, 1973. pp. 7-22.
- 355 -
par Rousseau464. A titre d’illustration, J. Baubérot, à défaut de réelle assise
religieuse – il utilise l’expression de religion civile catho-laïque465 -, identifie
au titre des caractéristiques de la religion civile française, la laïcité et les droits
de l’homme466. La démarche retenue est néanmoins sujette à caution : elle
s’effectue sur une base psychanalytique – l’auteur parle d’impensé de la
culture française, ce qui revient à transformer le sociologue en psychosociologue au mépris des approximations inhérentes à cette discipline. De son
côté, J.-P. Willaime a, très tôt démontré un processus de recomposition
éthique de la religion civile française autour « d’un certain œcuménisme des
droits de l’homme467 », expression tellement vague qu’elle ne décrit en rien
l’éventuelle religion civile. La démonstration à partir notamment des
464
J.-P. Willaime, La religion civile à la française et ses métamorphoses, Social Compass, 993, vol.
40, no 4, pp. 571-580 ; J. Bauberot, L’évolution de la laïcité en France : entre deux religions
civiles, Diversité urbaine, vol. 9, n° 1, 2009, p. 9-25.
465
Nous reproduisons ici la réponse de J. Baubérot à la question suivante : « Alors, existe-t-il
aujourd’hui en France implicitement une religion civile catho-laïque ? Oui et non. Oui, car le
catholicisme, en France, aujourd’hui, comporte plusieurs caractéristiques qui facilitent son
intégration dans une laïcité jouant le rôle d’une religion civile. Non parce que les groupes de
pression laïques, dont l’influence déborde le nombre, se situent toujours dans une optique de
guerres de religions civiles et parce que les questions de bioéthique (tout ce qui a trait à la
procréation assistée, à l’euthanasie par exemple) et les questions de mœurs (le récent conflit sur le
Pacs et maintenant, les divergences sur le mariage homosexuel) provoquent de nouveaux conflits ».
http://www.reforme.net/dossiers.php?id=82
Au passage, s’il existe une telle religion, il est normal qu’elle s’oppose aux autres formes de
spiritualités.
466
J. Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ?, in French Politics, Culture & Society,
Volume 25, Number 2, 2007, pp. 3-18.
467
J.-P. Willaime, La religion civile à la française et ses métamorphoses, Social Compass, 1993,
vol. 40, no 4, pp. 571-580.
- 356 -
célébrations du Bicentenaire de la Révolution française se heurte néanmoins à
une objection : dès 1789, les droits de l’homme, conçus sous les auspices de
l’Etre suprême, sont pensés comme la religion civile de la France - En
conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous
les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen.
Vu sous cet angle, la question n’est pas de savoir si les droits de l’homme
relèvent de la religion civile mais plutôt pourquoi leur dimension religieuse at-elle finalement été occultée pendant autant de temps. Nous pouvons donc
estimer que la différence institutionnelle entre le modèle américain et le
modèle français se prolonge de façon substantielle au niveau des difficultés
que soulève en France la tentative d’identifier les caractéristiques de la
religion civile.
La Déclaration universelle ignore cette dimension de religion civile propre
au fonctionnement, voire à l’existence des sociétés selon Rousseau. Quant à la
lutte contre les discriminations, elle permet la contestation de la distinction
entre nationaux et étrangers. La consécration progressive d’un droit des
minorités met aussi fin au schéma traditionnel et favorise la disjonction entre
religion et nation. Ainsi, à la disjonction du lien entre nation et religion
s’ajoute la critique permanente de toute conception de substitution qui
aboutirait à une discrimination.
Ces deux facteurs nous paraissent contribuer fortement au développement
contemporain du droit pénal.
Si la religion civile est, comme nous pensons l’avoir montré, une condition
d’homogénéité des individus et des croyances dans une société pour que celleci puisse se maintenir, son affaiblissement peut être analysé comme une
- 357 -
expression de l’anomie, au sens qu’E. Durkheim a donné à ce terme468. Deux
des causes qu’avance Durkheim pour identifier les facteurs sociaux de
l’anomie peuvent à l’identique être transposés à notre époque :
- ou bien les gens sont déplacés d'un milieu socioculturel à un autre –
situation des personnes se référant à une religion minoritaire - ;
- ou bien la collectivité culturelle à laquelle ils appartiennent est soumise à
de profondes mutations – situation des personnes se référant à la religion
majoritaire dont la position dominante est contestée. L’anomie provoque une
modification substantielle des règles qui correspond à la tentative du
législateur d’essayer de retrouver un équilibre social. Cet équilibre social
s’exprime à notre sens parfaitement par l’augmentation de la production de
droit pénal constatée au cours de ces dix dernières années.
Plus les valeurs dominantes sont contestées, plus l’homogénéité sociale
s’estompe, plus les normes répressives augmentent. Il y a ici une double
corrélation :
- d’un côté entre l’augmentation récente du nombre de normes répressives
et les évolutions sociales quant aux valeurs dominantes dont le qualificatif de
religion civile reflète leur importance ;
468
Nous retiendrons ici une définition très minimaliste posée dès les premières pages de l’ouvrage
d’E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, Livre I, p.15, édition uqac : « si l'anomie est
un mal, c'est avant tout parce que la société en souffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de
cohésion et de régularité. Une réglementation morale ou juridique exprime donc essentiellement
des besoins sociaux que la société seule peut connaître ; elle repose sur un état d'opinion, et toute
opinion est chose collective, produit d'une élaboration collective. Pour que l'anomie prenne fin, il
faut donc qu'il existe ou qu'il se forme un groupe où se puisse constituer le système de règles qui
fait actuellement défaut ». (c’est nous qui soulignons).
- 358 -
- de l’autre, entre l’intensité nouvelle de la répression appréciable
notamment par la multiplication des peines et l’homogénéité sociale de la
population. A titre d’illustration, la réaction pénale intervenue à la suite des
attentats du 11 septembre aux Etats-Unis peut être interprétée uniquement
comme une réaction à l’agression tant symbolique que physique des valeurs
américaines. Le problème, ce n’est pas uniquement la sécurité ; c’est la
mutation de la religion civile d’une condition substantielle du pacte social à
une fonction de maintien de celui-ci. Dire qu’il y a reformulation de la religion
civile revient donc à dire que l’équilibre majorité/minorité non plus politique
mais religieuse ou culturelle n’est plus comparable à ce qui pouvait prévaloir
antérieurement.
Le débat sur l’adoption de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la
dissimulation du visage dans l'espace public constitue en France, dans cette
perspective, un révélateur de la difficulté de formuler cet équilibre, de
formuler finalement les caractéristiques contemporaines de la religion civile.
En raison du principe de non-discrimination, il n’a pas été formellement
possible de désigner expressément l’objectif premier de la loi : l’interdiction
du port du voile intégral dans la pratique de l’islam. Les discussions ont porté
sur les fondements juridiques susceptibles de justifier l’interdiction générale
d’une pratique au regard du principe selon lequel la liberté est la règle, la
restriction l’exception. Le rapport du Conseil d’Etat a, après un examen des
différents arguments en présence, estimé qu’il était néanmoins possible de
sanctionner un tel comportement sur le fondement de l’ordre public qu’il a
défini comme suit : « le socle d’exigences réciproques et de garanties
- 359 -
fondamentales de la vie en société »
469
. De façon toutefois à relativiser la
cause première du texte, il a estimé pouvoir déduire de l’article 5 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 cette extension de
l’ordre public : - « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à
la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et
nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ». La doctrine a
évoqué à ce propos l’existence d’un « ordre public immatériel ».
Nous soulignerons toutefois que, de l’avis même du Conseil d’Etat, « une
telle conception, juridiquement sans précédent, serait exposée à un sérieux
risque de censure constitutionnelle ou conventionnelle, ce qui interdit de la
recommander. De même, l’ordre public, limité à ses composantes
traditionnelles, ne pourrait pas davantage autoriser une interdiction générale,
mais constituerait un fondement solide à une interdiction partielle ». Le
Conseil constitutionnel a exceptionnellement été saisi par les présidents des
Assemblées et non par les parlementaires de l’opposition. C’est la première
fois depuis 1958 que les présidents d’assemblée usent de cette prérogative,
preuve du caractère hautement symbolique du débat, comme s’il avait fallu
que toutes les institutions de la République se mobilisent pour justifier
l’adoption du texte et en même temps se justifier aux yeux du monde. Nous
rappellerons qu’en arrière fond du débat, la commission nationale consultative
des droits de l’homme n’a pas manqué de rappeler dans un avis les critiques
émises par le Conseil des droits de l’homme à l’encontre de la France en
matière de discrimination religieuse470. Le Conseil constitutionnel a
469
Rapport, Conseil d’Etat, Etude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du port du voile
intégral, Documentation française, 2010.
470
CNCDH, Avis sur le port du voile intégral, Adopté par l’Assemblée plénière du 21 janvier 2010.
- 360 -
momentanément clôturé le débat en considérant la loi conforme à la
Constitution en raison notamment de l’article 5 de la Déclaration de 1789
précité471.
Il est une nouvelle fois difficile d’admettre, comme l’a fait d’ailleurs le
Conseil d’Etat par delà la logique juridique de l’interprétation, que les
Révolutionnaires avaient à l’esprit le principe selon lequel la République
impose que les individus avancent à visage découvert dans l’espace public.
Pour reprendre la critique d’un commentateur, le texte dans sa recherche de
neutralité peut justifier que soit poursuivi une personne qui aurait le malheur
de se couvrir la tête en période de grand froid avec une écharpe trop grande
pour son visage472. En outre, le glissement dans l’argumentation est sensible :
il n’est finalement plus question de laïcité pour fonder les restrictions à la
pratique religieuse473 quand bien même les parlementaires s’évertuent à
rappeler leur attachement aux valeurs républicaines. « L’ordre public
immatériel » n’est peut-être rien d’autre que la religion civile indispensable à
l’existence du contrat social. De là à dire que tout cela est franchement
471
Décision n° 2010-613 DC du 07 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans
l'espace public.
472
Cf D. Rousseau, P.-Y. Gadhoun, Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2010, Revue de
droit public, 2011, p. 255.
473
Cf Résolution sur l'attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de
pratiques radicales qui y portent atteinte adoptée par l'Assemblée nationale le 11 mai 2010, TA n°
459.
- 361 -
hypocrite, il n’y a qu’un pas qu’une majorité des auteurs de doctrine a
aisément franchi474.
Cette hypocrisie cristallise deux phénomènes distincts : l’impossibilité de
résoudre juridiquement un problème politique – le raisonnement d’apparence
juridique est en fait aporétique ; l’impossibilité contemporaine de formaliser
les éléments de la religion civile propre à la société française sur la base de la
religion majoritaire. A présent, nous pouvons mieux cerner la spécificité de la
situation contemporaine par rapport aux années 1930 et montrer pourquoi la
comparaison entre les deux périodes ne tient pas475. Pendant les années 1930,
l’antisémitisme repose principalement sur les accusations suivantes : les juifs
sont accusés d’être des corps étrangers à la Nation. Il n’a cependant jamais été
reproché aux juifs de vouloir substituer leur culte à la religion dominante. A
l’inverse, A notre époque, les attaques formulées contre les tenants de
474
Cf le compte-rendu des débats d’une table ronde entre six professeurs de droit public par O.
Cayla, Dissimulation du visage dans l'espace public : l'hypocrisie du juge constitutionnel trahie par
la sincérité des circulaires ? Recueil Dalloz 2011 p. 1166.
475
Le professeur S. Trigano propose une analyse différente qui aboutit à des résultats similaires en
étudiant les différents discours politiques qui mettent en permanence sur un pied d’égalité juifs et
immigrés de façon, dans la logique propre à la Déclaration universelle, à discréditer toute critique
de la place de la religion musulmane dans la société. Cf S. Trigano, La démission de la République :
Juifs et Musulmans en France, Puf, 2003, spéc. p. 22 à propos du slogan de l’association SOS
Racisme, Juifs = Immigrés : « Il exprimait la quintessence de l'alchimie qui a placé les Juifs au
coeur de la scène politique française. La figure du Juif invoquée en l'occurrence draine bien
évidemment la charge de la Shoah et de l'antisémitisme mais aussi de Vichy et du nazisme. Mise en
équation avec l'immigré menacé par le racisme, elle fut érigée au rang du symbole de la lutte
contre le fascisme, du critère suprême de la morale des droits de l'homme qui se voyait appeler à
lutter contre (…) En somme, c'est au nom de la lutte contre l'antisémitisme que l'on appelait à lutter
contre le racisme anti-arabe ».
- 362 -
religions minoritaires et notamment l’islam reprochent précisément à ceux qui
se réclament de cette religion de vouloir la consécration d’une place dans la
société française et modifier ainsi en profondeur tant son image que son
identité, c’est-à-dire sa religion civile. D’où des interrogations nouvelles sur le
contenu même du calendrier au regard de la répartition des jours fériés compte
tenu de leur symbolique chrétienne qui n’aurait eu aucun sens avant la
seconde guerre mondiale.
Nous aboutissons ainsi à la réalisation de la logique des droits de l’homme
dont la référence contribue à favoriser une dimension fonctionnelle de la
religion en ignorant sa finalité première qu’elle retrouve par l’extension du
droit pénal à tous les domaines de la vie quotidienne. Mis en perspective avec
la notion de religion civile, le débat contemporain sur la place de la pratique
religieuse dans la société et son lien avec le développement du droit pénal
présente ainsi une triple facette :
- soit la situation d’anomie conduit le législateur à réglementer toujours
davantage de comportements afin de réprimer ce qu’il est convenu d’appeler
des incivilités, comme l’attroupement dans le hall d’un immeuble ou le
harcèlement dans la rue dont les femmes seraient victimes476. Le terme
incivilité désigne parfaitement la perte de valeurs commune résultant d’une
population dont l’homogénéité décline – ce qui était normal avant ne l’est plus
maintenant477. D’ailleurs, selon l’auteur de référence en France sur le sujet, la
476
477
Cf Art. 126-1 à 126-3 du Code de l’habitation et de la construction.
S. Roché, Le frisson de l’émeute, Seuil, 2006, p. 112-113 « On remarque que les plus
délinquants sont ceux qui ont la plus mauvaise opinion de la police et des autres autorités. Et aussi
ceux qui s’engagent dans les violences urbaines. (...) Il est donc logique que les minorités, plus
délinquantes, aient une perception dégradée des forces de l’ordre, tout comme on doit attendre que
- 363 -
lutte contre les incivilités doit constituer un objectif majeur des pouvoirs
publics s’ils ne veulent pas assister à une appropriation de l’espace public par
des personnes relevant de minorités478.
- soit le législateur réaffirme des symboles qui participent de la religion
civile de la France à l’encontre de comportements de minoritaires comme en
témoigne l’article 433-5-1 du Code pénal sur l’outrage au drapeau, ce qui pose
la question de l’atteinte à la liberté d’expression ;
- soit la religion minoritaire n’est jamais expressément mentionnée mais
constitue l’objectif du texte : le débat oppose une argumentation de l’individu
sur le fondement des droits de l’homme et une réglementation caractérisée par
une logique d’interdiction à l’instar de la loi sur les signes ostentatoires ou de
répression, comme l’illustre la loi du 11 octobre 2010.
En résumé, nous avons essayé de systématiser le contexte dans lequel s’est
produit ce basculement en faveur d’une argumentation fondée à présent de
façon systématique sur les droits de l’homme pour mettre à jour la logique qui
le structure, ce que nous avons appelé le dispositif. Ou comment les droits de
l’homme, de discours sont devenus une réalité juridique. Dans un premier
temps, nous avons confirmé notre approche institutionnelle en systématisant la
distinction classique entre Révolution française et révolution américaine sur la
base de la compétence respective des tribunaux dans chacun de ces pays. Dans
un second temps, il est apparu que ce dispositif repose ni plus ni moins sur la
remise en cause des articulations existant dans le passé entre nationalité,
ces dernières aient un préjugé défavorable en direction des jeunes étrangers ou d’origine
étrangère ».
478
Ibid.
- 364 -
religion et citoyenneté. Il en découle une profonde recomposition des règles
autour d’un principe cardinal : la lutte contre les discriminations. Ce principe,
loin d’être le bras armé de l’égalité, le vecteur de la mise en œuvre du principe
d’égalité, favorise dans un même mouvement une subjectivisation toujours
plus grande des droits reconnus à l’individu au point de ramener la nationalité
à un élément de la vie privée et un re-déploiement conséquent de l’Etat dans le
domaine pénal.
Cette subjectivisation comme cette pénalisation se sont révélées intimement
liées à la problématique religieuse : soit à travers les débats récurrents sur la
question juive depuis la Révolution française et surtout en raison du fait que la
Déclaration universelle des droits de l’homme se veut une réponse au
génocide juif ; soit à travers la difficulté également récurrente d’identifier les
éléments constitutifs de la religion civile ; soit surtout à travers la réaction
sociale liée à la contestation permanente sur le fondement des droits de
l’homme des signes de la religion majoritaire. La mutation des droits de
l’homme en droits de l’homme religieux et ensuite droits de l’homme
appartenant à une minorité a ainsi pour corollaire l’émergence d’un Etat pénal
par lequel l’Etat essaie d’assurer le respect de la religion civile tout en
s’inscrivant dans un processus législatif où les causes des choses ne peuvent
plus être nommées. Le droit pénal devient l’autre face d’une société dans
laquelle l’argumentation religieuse repose sur les droits de l’homme et le
principe de lutte contre les discriminations.
Ce cadre posé, et compte tenu du fait que cette évolution est, comme nous
l’avons montré, le résultat de la transposition d’une conception des droits
différente de celle propre au droit français, se pose nécessairement la question
suivante : pourquoi a-t-il fallu attendre le tournant des années 1990-2000 pour
que les droits de l’homme s’imposent comme une référence positive alors que
- 365 -
les textes étaient présents dans le corpus juridique soit depuis 1789, soit
depuis 1948 ?
- 366 -
CHAPITRE 2 : DES FACTEURS DE DISSEMINATION DES DROITS DE
L’HOMME
Le problème est classique en histoire. Le livre de P. Hazard sur « la crise de
la conscience européenne » montre que le cadre intellectuel de la Révolution
française existe dès la fin du XVIIème siècle. Pourtant, il faudra attendre cent
ans pour que l’Ancien Régime, moribond à cette époque, soit balayé. De
même, Tocqueville essaie d’identifier dans « l’Ancien régime et la
Révolution » les causes de la rupture ; il éprouve des difficultés à expliquer
pourquoi les évènements ont pris le cours qu’ils ont pris à ce moment là et pas
à un autre479. Le développement contemporain de la référence aux droits de
l’homme soulève un problème identique sous deux aspects distincts : pourquoi
maintenant et pas avant ? Surtout, pourquoi maintenant comme vecteur
d’expression de l’identité religieuse alors que les sondages sur les pratiques
religieuses témoignent davantage d’un recul de la religion ?
Le phénomène observé ici procède d’une mutation d’ensemble et non d’un
évènement soudain à l’instar des révolutions. C’est pourquoi nous avancerons
au titre des causes susceptibles d’expliquer cette mutation une série de
facteurs structurels. Les éléments suggérés ici ne peuvent bien évidemment
479
A. de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, 1856, edition Uqac, p. 50 : « Si elle n'eût
pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard;
seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à coup. La Révolution
a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans
égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue ».
- 367 -
qu’être partiels et nécessiteraient pour chacun des recherches approfondies qui
dépasseraient de loin le cadre de cette thèse ainsi que l’optique retenue de s’en
tenir à la dimension juridique des phénomènes sociaux. Il reste que, sur la
base d’études empiriques menées par des auteurs originaires de pays anglosaxons, ces éléments présentent une base tangible indéniable. Nous
retiendrons à cet effet deux phénomènes démographiques liés :
- l’accession à la culture d’un nombre plus important d’individus (section 1)
;
- les phénomènes migratoires (section 2).
La formulation de la question religieuse en termes de droits de l’homme
s’inscrit alors dans cette dynamique (section 3).
Nous utilisons à dessein le terme dissémination pour décrire l’ambivalence
du phénomène car, même et surtout parce qu’il s’agit de droits de l’homme,
« le premier effet de la dissémination, c'est que les valeurs de responsabilité
ou d'individualité ne peuvent plus dominer » 480. Ce que nous complèterons,
dans le droit fil de la pensée de cet auteur « dans la religion, le tout autre fait
la loi et prescrit la réponse et la responsabilité481».
SECTION 1 : L’ELEVATION DU NIVEAU DE VIE DES POPULATIONS
L’idée est somme toute simple : les droits de l’homme de discours sont
devenus un élément central de la pratique juridique car les populations sont
aujourd’hui plus éduquées que dans le passé. Le phénomène d’auto-poïèse par
480
J. Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p. 12.
481
J. Derrida, Foi et Savoir, suivi de Le Siècle et le Pardon, Seuil, 2000, pp53-4.
- 368 -
lequel s’effectue la dissémination de cette référence ressort parfaitement des
recommandations en matière d’éducation formulées à l’échelon international.
Que philosophiquement l’homme s’interroge sur sa nature et sur les
perspectives d’un monde meilleur sur la base d’une meilleure compréhension
de ce qu’il est, cela ne porte pas à conséquence. Tout du moins, une telle
réflexion reste nécessairement cantonnée à une catégorie de population très
particulière, philosophes, théoriciens politiques et éventuellement juristes.
Déclarer les droits de l’homme constitue, pour parler comme Condorcet, un
progrès de l’esprit humain. Pour autant, la France post-révolutionnaire reste
davantage régie par le Code civil – la véritable constitution de la France selon
le doyen J. Carbonnier – que par les droits de l’homme. Il suffit de mesurer le
décalage entre la perception de l’évènement et le contexte dans lequel il s’est
déroulé : le procès de Louis XVI se tient en latin au sein d’une population
massivement analphabète, ce qui n’en constitue pas moins une cassure dans
l’histoire de France.
L’histoire des revendications en matière de droits de l’homme est traversée
de figures qui feront office de précurseurs à l’instar d’Olympe de Gouges ou
de Condorcet. Ils ont su mesurer l’impact pratique de la simple déclaration
théorique pour essayer d’en tirer des conséquences sociales importantes482.
Mais, ces personnes se heurtaient à un mur d’incompréhension : les gens à qui
ils s’adressaient ne disposaient pas du langage pour mesurer l’ampleur de ce
482
Cf Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794-1795, p.
240 – consulté en ligne : « Après de longues erreurs, après s’être égarés dans des théories
incomplètes ou vagues, les publicistes sont parvenus à connaître enfin les véritables droits de
l’homme, à les déduire de cette seule vérité, qu’il est un être sensible, capable de former des
raisonnements et d’acquérir des idées morales ».
- 369 -
qui venait d’être déclaré sous le titre Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen.
Dans ce cadre, effectivement, la chute du communisme constitue une date
importante. Elle intervient d’ailleurs à la suite de revendications centrées sur
les atteintes aux droits de l’homme. Peut-être peut-on néanmoins estimer que
cet évènement n’a fait qu’accélérer un processus inéluctable en raison de la
multiplication des textes sur le sujet depuis 1948 : l’appropriation de la
référence aux droits de l’homme par une population distincte de ceux pour
laquelle elle constituait un sujet de réflexion, un sujet d’action mais non une
arme contentieuse.
La dynamique institutionnelle participe pleinement à cette démarche par le
lien structurant établi entre renforcement de l’éducation et expansion des
droits de l’homme. L’Unesco définit le droit à l’éducation comme « un droit
fondamental de l’homme, indispensable à l’exercice de tous les autres droits
de l’homme. Il promeut la liberté individuelle et l’autonomisation et apporte
des bénéfices importants en matière de développement ». Le rapport du PNUD
de 2000 considère que « si le développement humain se concentre sur le
renforcement des capacités et des libertés dont jouissent les membres d’une
communauté, les droits de l’homme constituent eux, les créances que les
individus ont sur le comportement des agents individuels et collectifs et sur la
structure des dispositifs sociaux, en vue de faciliter ou de garantir ces
capacités et ces libertés » 483. Non seulement le droit à l’éducation est une
condition des autres droits mais aussi le vecteur par lequel l’individu va
483
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2000. Droits de l’homme et
développement humain, De Boeck Université, p. 20
- 370 -
accroître sa subjectivisation. La socialisation par les droits de l’homme est une
individualisation dans la condition déterminée de l’individu qui aboutit au
résultat suivant : plus l’individu se voit reconnu dans ses droits plus l’individu
invoque les droits de l’homme.
Dès lors, constater l’émergence des droits de l’homme dans le débat
juridique coïncide avec l’émergence d’un public davantage informé et
susceptible à présent de comprendre la rupture conceptuelle d’un tel texte. Les
droits de l’homme se diffusent et interagissent avec le développement de
l’individualisme contemporain pour en renforcer les manifestations.
Un juriste américain, L. Friedman, a confirmé cette hypothèse pour rendre
compte de l’évolution de la référence aux droits de l’homme aux Etats-Unis484.
En France, la thèse de Friedman trouve dans l’évolution de l’engagement
médiatique d’un sociologue comme P. Bourdieu une illustration partielle.
Nous avons déjà relevé que ce sont des sociologues appartenant à l’école de ce
sociologue qui ont invoqué dans leurs travaux la Déclaration universelle des
droits de l’homme bien avant son intégration dans le discours juridique485. En
1993, P. Bourdieu dirige l’ouvrage « La misère du monde », ouvrage par
lequel il cherche à démocratiser les enseignements résultant de la pratique
sociologique. Le livre est un succès éditorial avec 80 000 exemplaires vendus,
une adaptation au théâtre et une émission de télévision. En 1996, P. Bourdieu
écrit un essai grand public sur la télévision qui se fixe comme objectif « faire
en sorte que de plus en plus de gens remplissent les conditions nécessaires
484
L. Friedmann, The Human Rights Culture: A Study in History and Context, Quid Pro, LLC,
2011.
485
Cf les travaux de A. Sayad.
- 371 -
pour s’approprier l’universel » 486. La publication de ce pamphlet intervient
après les grèves de 1995 ; elle s’inscrit dans un ensemble de prises de
positions politiques du sociologue dont le grand public ne prend véritablement
connaissance qu’au cours des années 1990487.
Certes, P. Bourdieu fonde rarement ses interventions publiques sur les
textes relatifs aux droits de l’homme488 même quand le débat prend une forte
tonalité juridique489. Il est vrai que cet auteur, son anti-juridisme écarté, était
trop conscient des pesanteurs de l’ordre social pour croire qu’une simple
invocation des droits de l’homme pût être suffisante pour entraîner un profond
changement. L’auteur inscrit cependant pleinement sa démarche dans une
volonté de comprendre la réalité490 et accompagne à sa manière le tournant des
années 1990.
486
P. Bourdieu, Sur la télévision, Seuil, Raisons d’agir, 1996, p. 77.
487
P. Bourdieu, Interventions, 1961-2001, Science sociale et action politique, Textes choisis et
présentés par F. Poupeau, T. Discepolo, Agone, 2002.
488
Pour une exception, mais c’est un texte collectif et non signé uniquement par P. Bourdieu, Lettre
ouverte aux membres de la mission de l'ONU en Algérie : « Seules des politiques d'ouverture
fondées sur le respect des droits de l'homme et des libertés démocratiques peuvent permettre le
retour à la paix et la marginalisation des extrémistes, conditions indispensables à l'essor de
l'Algérie et à la stabilité de la région : nous espérons que vous pourrez faire entendre ce message »,
op. préc.
489
490
Cf P. Bourdieu, Sur l'affaire du foulard " islamique ", Interventions, op. préc.
Cf P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil 2004, p. 20 : « A propos de l’Ecole
Normale Supérieure durant les années 1950 : « La propriété la plus importante, et aussi la plus
invisible de l’univers philosophique de ce lieur et de ce moment – et peut-être aussi de tous les
temps et de tous les pays – est sans doute l’enfermement scolastique qui, même s’il caractérise
aussi d’autres hauts lieux de la vie académique, Oxford ou Cambridge, Yale ou Cambridge, Yale ou
- 372 -
Ce tournant trouve peut-être également une illustration dans l’expression
contemporaine de la sympathie à l’égard de la cause palestinienne.
L’opposition à Israël, nous l’avons noté, est une constante depuis sa création.
Nous avons en outre suggéré que cette opposition peut être rattachée à la
logique d’ensemble de la Déclaration universelle des droits de l’homme de
1948. La conclusion serait ici la suivante : plus les individus en France et dans
les sociétés européennes disposent d’une éducation centrée sur les droits de
l’homme, plus ils adhèrent aux multiples manifestations en faveur de la cause
palestinienne. La critique de ces comportements à partir du rapprochement
entre antisionisme et antisémitisme ne permet alors pas de modifier ni
d’influer sur les comportements.
La polysémie des termes droits de l’homme compte tenu de leur dimension
philosophique, morale et maintenant pratique déplace nécessairement leur
étude sur les comportements. Il ne s’agit plus, comme dans une approche de
sociologie du droit classique, de s’interroger sur leur effectivité. Ces règles
sont devenues consubstantielles à l’individu qu’il est à présent toujours en
mesure d’estimer qu’il subit une atteinte à ces droits. De même, la recherche
de la mise à jour des motivations des individus perd de sa force : la mise à jour
Harvard, Heidelberg ou Todaï revêt une de ses formes les plus exemplaires avec le monde clos,
séparé, arraché aux vicissitudes du monde réel, où se sont formés, autour des années cinquante, la
plupart des philosophes français dont le message inspire aujourd’hui un campus radicalism
planétaire, à travers notamment les cultural studies. Les effets de l’enfermement, redoublés par
ceux de l’élection scolaire et de la cohabitation prolongée d’un groupe socialement très homogène,
ne peuvent en effet que favoriser une distance sociale et mentale à l’égard du monde qui ne se voit
jamais aussi bien, paradoxalement, que dans les tentatives souvent pathétiques pour rejoindre le
monde réel, notamment à travers des engagements politiques (stalinisme, maoïsme, etc.) dont
l’utopisme irresponsable et la radicalité irréaliste attestent qu’ils sont encore une manière
paradoxale de dénier les réalités du monde social ».
- 373 -
du caractère arbitraire de l’ordre social ne s’effectue que sur l’hypothèse
régulatrice d’un ordre meilleur qui trouve dans la Déclaration des droits de
l’homme son expression achevée. Soutenir que les faits et motivations
politiques ne correspondent pas à la règle précitée revient à retenir une
interprétation unique, voire unilatérale de ladite règle et jouer en permanence
sur l’ambivalence entre sa dimension juridique et sa dimension politique491.
Par l’éducation, nous sommes en présence d’un processus cognitif qui
modifie les perceptions d’ensemble des individus. A titre d’illustration, sur un
sujet très sensible au cœur de la problématique de la diffusion des droits de
l’homme, nous pouvons dresser une analogie avec un phénomène opposé : les
mariages forcés. Une étude récente conclut que « le mariage non consenti va
souvent de pair avec un faible niveau d’instruction, aussi bien chez les parents
que chez les intéressées elles-mêmes » 492. Si on voulait faire une comparaison,
les droits de l’homme jouent un rôle similaire à celui du marché dans les
transformations sociales contemporaines. Plus le domaine du marché, d’une
approche fondée en permanence sur la comparaison et la substituabilité,
s’étend, plus il remet en cause les hiérarchies anciennes. A l’identique, plus
les droits de l’homme deviennent l’élément central du discours quotidien et
juridique, plus l’autorité étatique ou traditionnelle est contestée et
l’individualisme renforcé.
491
Cf pour une illustration d’un travail qui joue sur cette ambivalence, G. Noiriel, La tyrannie du
national : le droit d’asile en Europe (1793-1993), Calmann Levy, 1991.
492
C. Hamel, Immigrées et filles d’immigrés : le recul des mariages forcés, Populations et sociétés,
n°479, 2011, p. 4.
- 374 -
Pour paraphraser P. Bourdieu, les droits de l’homme permettent « de
donner à chacun les moyens de fonder sa propre rhétorique, comme dit
Francis Ponge, d’être son propre porte-parole vrai, de parler au lieu d’être
parlé » 493. Nous avons ici la manifestation la plus tangible de la dynamique
institutionnelle exposée à travers précisément le recours de plus en plus
fréquent des instructions administratives à la nécessité d’enseigner les droits
de l’homme.
Cette dynamique modifie notre perception des choses, voire notre
terminologie et alimente ce qu’il est convenu d’appeler le political
correctness. Dans une communication de l’Unesco, le lien est clairement
revendiqué au nom de la dignité humaine494. Dans ce cadre, les phénomènes
migratoires, élément extrinsèque à l’évolution structurelle résultant de la
multiplication des textes en matière de droits de l’homme, ne sont plus
uniquement appréhendés à l’aune de la distinction entre nationaux et étrangers
mais à travers les principes mêmes de la Déclaration des droits de l’homme.
493
494
P. Bourdieu, L’art de résister aux paroles, in Questions de sociologie, Minuit, 1981, p. 29.
I. Kuçuradi, Political Correctness: Its Concept and Some of its Implications in the XXIst
Century, Unesco, 18 novembre 2010 : “I think, its most basic condition is the awareness of our
human identity which is the only common identity of all human beings. It is the awareness of human
dignity. What we call ‘human dignity’ denotes the awareness of the value of the human being, i.e.
its special place in the universe. It is this value that makes every human being worthy (digne in
French) to be treated so as he or she has the possibility to actualize certain potentialities of the
human being –i.e. to be treated, well as treat other human beings, in accordance with the demands
of human rights– and be in peace with himself or herself. It is the subjective correlative of the
objective value of the human being”. Document consulté en ligne. L’auteur est titulaire de la chaire
de philosophie de l’Unesco.
- 375 -
Ces phénomènes deviennent ainsi des éléments centraux du discours sur les
droits de l’homme et des facteurs des mutations sociales contemporaines.
SECTION 2 : LES PHENOMENES MIGRATOIRES
Les phénomènes migratoires postérieurs à la seconde guerre mondiale
disposent à présent d’un corpus juridique. L’existence de ce corpus ne signifie
nullement que la situation des immigrés ou des personnes en situation
irrégulière puisse être considérée comme satisfaisante. Tout au moins, il est
aujourd’hui légitime de prendre à partie les Etats sur le fondement de ces
textes en raison de l’interaction que ceux-ci créent avec la situation des
individus et contester les manifestations de la religion majoritaire ou religion
civile. La spécificité de ce corpus confirme l’identité de l’homme des droits de
l’homme à l’homme religieux.
Les phénomènes migratoires permettent de donner corps à la disjonction du
lien entre nationalité et citoyenneté issue de la Déclaration universelle de
1948. Cette disjonction tend à caractériser l’identité de l’individu par sa
religion.
Comme le lien entre nationalité et citoyenneté est disjoint, la comparaison
des processus d’intégration des vagues d’immigration intervenues avant et
après la seconde guerre mondiale n’est pas tenable. Ceux qui sont arrivés
avant la première guerre mondiale ne disposaient ni de droits ni de textes, ni
d’exemples, susceptibles de légitimer leurs revendications. A l’inverse, les
immigrés de l’après-seconde guerre mondiale vont s’inspirer des textes ou des
pratiques observées à l’étranger à l’instar, par exemple de la marche des beurs
en France. En cela, la différence de cadre conditionne l’émergence d’un
discours différent tant de la part des immigrés que de ceux qui s’opposent à
l’immigration.
- 376 -
Là encore, la dynamique juridique se manifeste par un processus permanent
d’engendrement des normes qui réduit d’autant la dimension politique du
phénomène national en disqualifiant la distinction entre national et étranger.
L’évolution des termes utilisés confirme la mutation d’ensemble déjà maintes
fois relevées. En 1978, la juridiction consacre au titre des principes généraux
du droit, « le droit de mener une vie familiale normale ; (…) ce droit
comporte, en particulier, la faculté, pour ces étrangers, de faire venir auprès
d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ». Il est toutefois précisé que
l’exercice de ce droit s’effectue « sous réserve des engagements
internationaux de la France »495. Le bouleversement résultant de l’introduction
de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés
fondamentales rattache à présent ce droit à1’article 8 de ce texte : « Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de
sa correspondance ». Si restrictions il y a, cette ingérence doit être « prévue
par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique,
est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être
économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions
pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des
droits et libertés d'autrui ». Le droit de l’étranger s’apprécie à compter des
années 1990-2000 à l’aune des valeurs d’une « société démocratique ».
En parallèle, deux évolutions textuelles notables modifient ou ont vocation
à modifier les prérogatives politiques des Etats en matière de droits des
étrangers. D’une part, l’émergence d’une citoyenneté européenne qui se
superpose à celle traditionnellement attachée à la nationalité des pays
495
CE, Ass., 8 décembre 1978, Gisti, CFDT, CGT, n° 10097 , 10677, 10679, Dr. soc. 1979, p. 57,
concl. Dondoux
- 377 -
membres de l’Union européenne influe sur les possibilités pour les Etats
membres d’influer sur les conditions d’attribution de la nationalité496. D’autre
part, l’adoption de la Convention internationale sur la protection des droits de
tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille en date du 18
décembre 1990 et entrée en vigueur le 1er juillet 2003, non ratifiée pour
l’heure par la France497 se veut l’aboutissement de la conjonction de la
Déclaration universelle de 1948, de la convention de lutte contre toutes les
formes de discrimination raciale ou à l’égard des femmes ainsi que de la
convention relative aux droits de l’enfant.
Pour la première fois, au nom du principe de non-discrimination, ce n’est
plus uniquement la distinction entre nationaux et immigrés qui est contestée
mais également celles entre migrations régulières et migrations irrégulières au
cœur des prérogatives politiques étatiques - Considérant que les problèmes
humains que comportent les migrations sont encore plus graves dans le cas
des migrations irrégulières-. C’est pourquoi le principe de non-discrimination
496
S. Corneloup, Réflexion sur l'émergence d'un droit de l'Union européenne en matière de
nationalité, Clunet, juillet 2011, doctr 7, spéc. p. 15 : « Selon l'arrêt Rottmann, lorsque le retrait
d'une naturalisation emporte la perte de la citoyenneté européenne, le droit de l'Union européenne
exige que l'État membre se fonde sur un motif d'intérêt général et qu'il respecte le principe de
proportionnalité. Afin d'apprécier le respect de ce dernier principe, la Cour formule toute une série
de consignes précises à destination du juge national. Celui-ci doit vérifier notamment si la perte de
la citoyenneté européenne « est justifiée par rapport à la gravité de l'infraction commise (...), au
temps écoulé entre la décision de naturalisation et la décision de retrait ainsi qu'à la possibilité
pour l'intéressé de recouvrer sa nationalité d'origine ».
497
C’est la raison pour laquelle nous ne l’avons pas exposé dans la partie consacrée à la recension
de l’expression juridique de l’identité religieuse au niveau des textes internationaux.
- 378 -
interdit que le critère de la régularité de la présence sur le sol d’un Etat
permette la promulgation de réglementations distinctes.
Dans le droit fil des textes internationaux est rappelé le principe de nondiscrimination en matière religieuse. La nuance qui permet de rattacher la
problématique religieuse à celle des phénomènes migratoires se situe dans la
rédaction du droit consacré précisément à la liberté religieuse. Nous le
reproduisons in extenso pour en faire un bref commentaire socio-juridique :
1. Les travailleurs migrants et les membres de leur famille ont droit à la
liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté
d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de leur choix, ainsi que la
liberté de manifester leur religion ou leur conviction, individuellement ou en
commun, tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites,
les pratiques et l'enseignement.
D’apparence ce texte se veut le décalque de l’article 18 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, il n’en est pas moins distinct sur un point
fondamental : n’est pas reproduite une phrase capitale : « ce droit implique la
liberté de changer de religion ou de conviction ». Ce texte confirme
totalement le fait que l’homme des droits de l’homme n’est pas un être
abstrait ; il est maintenant pensé comme un être religieux par nature. Il peut
adopter une religion mais ne peut en changer et se rattache ainsi davantage à
sa communauté qu’à l’humanité.
2. Les travailleurs migrants et les membres de leur famille ne peuvent subir
aucune contrainte pouvant porter atteinte à leur liberté d'avoir ou d'adopter
une religion ou une conviction de leur choix.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire
l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à
- 379 -
la protection de la sécurité, de l'ordre, de la santé ou de la moralité publics ou
des libertés et droits fondamentaux d'autrui.
L’alinéa 2 renforce pour une catégorie particulière un droit général reconnu
à tous et établit ainsi un lien entre phénomènes migratoires et religion.
Autrement dit, le migrant vient avec une religion distincte de celle du pays
dans lequel il se rend, ce qui crée des nouvelles obligations pour les Etats.
4. Les Etats parties à la présente Convention s'engagent à respecter la
liberté des parents, dont l'un au moins est un travailleur migrant, et, le cas
échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l'éducation religieuse et morale
de leurs enfants conformément à leurs propres convictions.
Ce quatrième alinéa explique finalement pourquoi ne peut être consacré le
droit de changer de religion. Les Etats doivent permettre aux migrants
d’éduquer leurs enfants comme ils l’entendent et, pour reprendre la
terminologie de Kant, les maintenir dans leur état de minorité.
Nous pouvons donc résumer l’évolution suivante : bien évidemment, il n’y
a aucune surprise à constater que les phénomènes migratoires ne sont pas
uniquement des phénomènes démographiques - ce point est acquis en
sociologie depuis les travaux de M. Halbwachs. En même temps que les
individus changent de pays, ils portent avec eux leur culture et leur religion.
La Déclaration de 1948 a exprimé formellement la disjonction entre
nationalité et citoyenneté. La construction européenne a, dans une zone
restreinte, commencé à imprégner cette rupture en justifiant une restriction des
prérogatives politiques des Etats au nom de l’émergence d’une citoyenneté
indifférente aux logiques nationales. L’évolution du droit international
concrétiserait, par principe, cette mutation, en substituant à l’identité nationale
la seule identité religieuse que les Etats devraient s’engager à respecter. Les
- 380 -
phénomènes migratoires jouent donc un rôle déterminant dans l’expression de
l’identité religieuse par le prisme des droits de l’homme car ils favorisent la
contestation des manifestations des religions majoritaires des pays qui
accueillent les immigrés.
Il devient ainsi logique d’établir un lien entre la nationalité des individus et
leurs religions : la religion s’est substituée à la nationalité comme identifiant
de l’individu.
En même temps, si nous croisons les deux phénomènes structurants
identifiés, l’élévation du niveau de vie et la prise en compte des phénomènes
migratoires, nous aboutissons à un effet réflexe permanent qui entretient non
seulement la référence grandissante aux droits de l’homme mais aussi les
débats sur la place de la religion dans la société contemporaine. Plus les
individus deviennent cultivés, plus ils prennent conscience de leurs droits, ce
qui en fait un terrain propice pour accueillir au nom des droits de l’homme les
revendications religieuses distinctes de la religion culturellement dominante.
C’est donc très logiquement que la majorité des pays qui a ratifié la
convention sus-mentionnée sont principalement des pays d’émigration dont
les populations disposent d’une religion différente de celle des pays d’accueil.
A s’en tenir à ce constat, la situation exposée n’en est apparemment que
plus paradoxale : pourquoi encore et toujours parler de religion alors que les
individus n’ont plus peur, à notre époque d’affirmer qu’ils ne croient en
aucune transcendance ?
Le fait de s’en référer aux règles de droit diffère en cela d’autres normes de
régulation sociale : le droit ne vaut que pas sa capacité dont dispose l’individu
d’en demander sa reconnaissance. La consécration progressive des droits de
l’homme comme droits de l’homme religieux implique donc la réalisation de
- 381 -
ceux-ci. Ce sont ses modalités de réalisation du droit qui permettent
d’expliquer la place contemporaine de la question religieuse.
SECTION 3 : LA REALISATION DES DROITS DE L’HOMME RELIGIEUX
Il s’agit ici d’esquisser pourquoi la mutation de l’homme des droits de
l’homme en homme religieux maintient constante la question religieuse dans
une société comme la France dont la population s’affirme majoritairement
incroyante tout en dégageant la spécificité de l’époque contemporaine.
Au cours des 20 dernières années, nous avons assisté à un phénomène
unique : la transformation de la contestation religieuse de la norme civile
d’une dimension politique à une dimension juridique. Or, la religion, dans
l’histoire de France, et notamment depuis la Révolution française, a toujours
été perçue comme une menace politique devant faire l’objet d’une
surveillance, voire d’une répression. Nous pouvons donc constater une
imprégnation des relations civiles par la problématique religieuse en raison du
droit reconnu aux minoritaires de conserver leurs pratiques dans un contexte
politique sur-déterminé par la dimension juridique des droits de l’homme.
Préalablement, peut-être faut-il nuancer l’idée selon laquelle la place de la
religion décline sous prétexte que les individus expriment des doutes sur leurs
croyances. D’une part, les modes de recensement en la matière ne sont pas
exempts de critiques et peuvent aboutir à survaloriser une catégorie de
personnes par rapport à une autre. D’autre part, même si les statistiques
confirment un processus de sécularisation, la religion de la majorité de la
population continue d’occuper une place dominante et de jouer un rôle dans la
- 382 -
construction de l’identité des individus qui s’y réfèrent498. Quant à ceux qui,
selon l’expression statistique seraient en retrait par rapport à cette dimension,
encore faut-il saisir la distance qui les sépare des autres. Comme l’écrit P.
Veyne, « si l’on interroge l’indifférence, elle se révèle souvent partiale en
faveur de la religion qui lui inspire du respect, de la bienveillance, de
l’affection, une sympathie de principe et plus de curiosité que bien d’autres
sujets … cette partialité majoritaire tient à un fait (…) : nous ne sommes pas
insensibles à des valeurs (religieuses, artistiques, éthiques…) que nous ne
faisons qu’entrevoir dans le lointain » 499. Si on s’en tient à cette approche,
l’appréhension de la place d’une religion dans une société doit tenir compte du
passé de celle-ci et du poids qu’elle a pu jouer dans la formation du cadre
présent.
A partir du moment où l’identité religieuse devient consubstantielle à
l’expression juridique de l’identité de l’individu, la question dépasse celle de
la pratique pour se déplacer vers celle de « la réalisation méthodique des
droits », expression classique en droit depuis H. Motulsky pour désigner
l’accomplissement des droits subjectifs500. Cette réalisation des droits est l’un
des vecteurs majeurs des transformations sociales contemporaines sous
l’influence religieuse. Par exemple, le processus d’élaboration des textes sur
l’interdiction des signes religieux tant à l’école que dans l’espace public
498
P. Bréchon, Les attitudes religieuses en France : quelles recompositions en cours ?, Archives de
sciences sociales des religions, n° 109, janvier-mars 2000.
499
P. Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Livre de Poche, 2010, p. 176-177.
500
H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé (La théorie des éléments
générateurs des droits subjectifs), Sirey, 1948, Préf. P. Roubier, rééd Dalloz, 2002, préf. M.-A.
Frison-Roche.
- 383 -
procède d’abord d’un questionnement juridique sur les droits de l’individu.
Autrement dit, les questions juridiques sont imprégnées de problématiques
religieuses car celui qui les exprime dans une dimension contentieuse est de
plus en plus, dans la logique même des textes le sujet d’une religion.
C’est le double corollaire ignoré de la traduction juridique du sujet politique
de la modernité en sujet disposant de droits subjectifs : ceux-ci ne valent que
si les individus voient leur effectivité consacrée judiciairement ; ceux-ci
maintenant reconnaissent l’individu dans sa particularité et non par le biais
d’une abstraction. Cette double facette alimente la dynamique contentieuse,
absente de la conceptualisation sociologique d’E. Durkheim, esquissée chez
M. Weber mais non reprise par ses interprètes501 ; elle est précisément le nœud
du déploiement de l’expression de l’identité religieuse d’autant plus que les
textes sur le sujet influent sur le formalisme apparent des règles en consacrant
l’individu dans sa particularité religieuse.
P. Bourdieu avait essayé de désamorcer la dynamique contentieuse dans la
constitution et l’appréhension des faits sociaux. Il présente en cela une critique
complète du processus juridique. Il écrit à ce propos, en visant expressément
H. Motulsky, que « le contenu pratique de la loi qui se révèle dans le verdict
est l'aboutissement d'une lutte symbolique entre des professionnels dotés de
compétences techniques et sociales inégales, donc inégalement capables de
mobiliser les ressources juridiques disponibles, par l'exploration et
l'exploitation des «règles possibles», et de les utiliser efficacement, c'est-àdire comme des armes symboliques, pour faire triompher leur cause ; l'effet
501
Cf par exemple C. Colliot-Thélène, Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les
droits comme lutte politique, L'Année sociologique, n°59, 2009, p. 231-258.
- 384 -
juridique de la règle, c'est-à-dire sa signification réelle, se détermine dans le
rapport de force spécifique entre les professionnels, dont on peut penser qu'il
tend à correspondre (toutes choses égales par ailleurs du point de vue de la
valeur en pure équité des causes concernées) au rapport de force entre les
justiciables correspondants » 502. Cette critique ne nous paraît pas pertinente.
Le propos est en effet contradictoire :
- identifier les luttes symboliques, dénoncer l’instrumentalisation de cellesci – P. Bourdieu parle « de mobiliser les ressources juridiques disponibles » revient à présupposer un sens pur des règles altéré par les intérêts particuliers
qu’il reviendrait au sociologue de décrypter – le sociologue se mue ici en
juriste. Seul problème : ce qu’il constate n’est rien d’autre que la transcription
quotidienne de la logique juridique503 et la critique qu’il formule repose de
façon quasi-systématique sur une conception des droits de l’homme dénuée
des évolutions concrètes exposées504 ;
502
P. Bourdieu, La force du droit, Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, 1986. p. 3-19.
503
Cf pour une illustration de cette tendance, les travaux de L. Israël, Usages militants du droit dans
l'arène judiciaire : le cause lawyering, Droit et société, n°49, 2001, p. 793-824. Comp. H.
Motulsky, op. préc. n°4, p. 7 : « La méthode de réalisation, toutefois, « ne donne de directives que
quant à l’utilisation de la matière juridique : elle ne crée pas celle-ci et même se désintéresse aussi
bien de la façon dont s’est faite cette création que de son résultat. Elle enseigne l’art de se servir
des moules dans lesquels est coulée la matière : elle ne les fournit pas ; et encore moins est-elle
responsable de leur contenu... Elle ne fait subir aucune altération à la matière vivante ; elle se
borne à la manier telle qu’elle la trouve ». (c’est nous qui soulignons).
504
Cf les travaux de A. Sayad, disciple de P. Bourdieu, s’inscrivent dans cette tendance. A.
Touraine explique également qu’il fonde sa pratique sociologique sur les droits de l’homme. A.
Touraine, L’étude de l’action sociale, Commentaire, n°136, 2011-2012, p. 1083 : « Contre les
forces économiques globalisées et donc devenues incontrôlables par les institutions nous avons été
- 385 -
- dénoncer les inégalités économiques au sein d’un procès ne permet pas de
rendre compte de l’enjeu symbolique de celui-ci – si l’individu gagne, par
principe, c’est parce qu’il a de l’argent ; s’il gagne alors qu’il dispose de peu
de moyens, c’est parce qu’il est manipulé. Ce faisant, une telle approche
ignore que le conflit peut ériger l’enjeu symbolique en finalité ultime
indépendamment des intérêts économiques en jeu précisément pour créer une
rupture dans le système juridique, ce que représente aujourd’hui
l’argumentation religieuse au même titre que celle de K. Marx à propos des
droits de l’homme. Notre époque diffère en cela des précédentes : le langage
juridique a pour objet de se prononcer sur des symboles, soit sur des mots dont
le sens complet ne se réduit pas à une simple définition mais à l’expression
d’une médiation entre l’individu et quelque chose qui lui est extérieur ;
- cette critique présuppose enfin que les prétentions se moulent dans un
formalisme abstrait de la règle de droit. Or, l’évolution contemporaine
consacre une conception sociologique de la règle et de l’individu : la règle,
comme nous pensons l’avoir montré à travers le cadre religieux en arrièrefond se fragmente entre les femmes, les minorités et les handicapés par
exemple, ce qui change la dimension interprétative des règles. L’abandon
progressif du formalisme juridique change en profondeur la perception de
« l’efficacité symbolique du droit » 505 et oblige à placer le processus judiciaire
au cœur des évolutions contemporaines.
obligés de faire appel à des forces universelles, celle de la science, et celle des droits de l’homme…
Et l’auteur de poursuivre. Tel est l’objet central de la sociologie aujourd’hui : la lutte contre les
pouvoirs les plus massifs et la défense la plus radicale des droits de chaque individu et de chaque
collectivité ».
505
Expression de P. Bourdieu, art. préc.
- 386 -
Dans ce cadre marqué d’un côté par la rémanence de la référence religieuse
comme élément indissociable du contexte social, ce que nous avons appelé
tout simplement la religion civile et de l’autre, la réalisation des droits de
l’homme religieux comme conséquence même de leur reconnaissance, la
religion retrouve une place centrale dans la société indépendamment des
croyances des individus. Cette place centrale découle de la dynamique
contentieuse propre aux droits de l’homme : en tant que normes qui portent en
elles aussi bien l’affirmation de droits que d’une morale, leur invocation
contentieuse systématique favorise leur dissémination tout en changeant
progressivement les règles du système.
Cette dynamique découle des nouvelles caractéristiques, précédemment
identifiées, que prend la religion sous l’influence multiples textes relatifs aux
droits de l’homme : premièrement, la religion n’est plus pensée comme un
élément de la sphère privée de l’individu mais comme un élément
consubstantiel de la vie publique des individus ; deuxièmement, la religion, à
la différence des autres droits, est en mesure de fournir un système de règles
de substitution aux règles en vigueur. La prétention religieuse ne vise pas
seulement à corriger un excès mais à rééquilibrer les relations entre religion et
pouvoir étatique. Dire qu’il y a atteinte à une prérogative religieuse devant les
tribunaux, ce n’est pas uniquement argumenter en faveur de la sanction d’un
abus, c’est affirmer la légitimité d’un autre ordre de règles sur celui supposé
être à l’origine de l’abus.
Le phénomène ne sous semble pas trouver d’équivalent avec d’autres
phénomènes historiques. Contrairement aux autres phénomènes politiques, il
s’effectue en marge du processus démocratique. En outre, il ne s’inscrit pas
expressément dans un programme révolutionnaire. Nous sommes ici
confrontés à un rééquilibrage subreptice, par touches distinctes en fonction des
- 387 -
résultats judiciaires qui, progressivement, peut signifier une mutation
d’ensemble des relations sociales. Le multiculturalisme, notion sur laquelle
nous reviendrons, se veut la modalité descriptive de cette mutation.
Le cadre juridique, qualifié généralement de formel, des droits de l’homme
dont les principales facettes ont été exposées dans la première partie, aboutit à
changer la nature conflictuelle des relations entre politique et religion. L’autre
nuance fondamentale qui contribue à caractériser notre époque et dont le fait
social identifié, l’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de
l’homme, c’est que pour la première fois, la discussion relative à la place de la
religion dans la société implique la co-existence de plusieurs religions.
- 388 -
CHAPITRE 3 : L’EXPRESSION DE L’IDENTITE RELIGIEUSE PAR LE
BIAIS DES DROITS DE L’HOMME SELON LA RELIGION DU
REQUERANT
Compte tenu de l’approche méthodologique retenue, la détermination du
fait sociologique à travers la récurrence des règles, de l’option d’identifier les
comportements sous le prisme exclusif des règles, les religions en tant que
telles, christianisme, islam ou judaïsme, n’ont pas vocation à être
expressément mentionnées. C’est l’effet principal de la neutralité apparente de
la règle de droit largement dénoncé en sociologie afin de démasquer les
intérêts en présence, de sa prétention à absorber les différences sous un statut
unique. Le discours juridique s’interdit donc de désigner expressément une
religion au point d’aboutir à des situations caricaturales à l’instar de celle
résultant de l’adoption de la loi sur l’interdiction d’avancer masqué dans
l’espace public : l’islam (« puis qu’il faut l’appeler par son nom ») n’est
jamais expressément visé.
Nous pourrions ici dresser une homologie entre la neutralité juridique et la
difficulté conceptuelle que rencontre la sociologie des religions pour définir
son objet506. Du moins, dans le prolongement de la perspective institutionnelle
ici adoptée, la « recomposition du croire » pourrait trouver dans son
expression juridique un critère d’identification de l’objet de la sociologie des
religions. A partir du moment où les religions retrouvent la possibilité de
506
D. Hervieu-Léger, Faut-il définir la religion ? Questions préalables à la construction d'une
sociologie de la modernité religieuse, Archives des sciences sociales des religions, n° 67, 1987. pp.
11-30.
- 389 -
régenter les relations sociales, celles-ci ont tendance à se manifester comme
des doctrines de symboles dont l’expression individuelle ou collective s’inscrit
soit dans un processus de changement des règles régissant la société, soit dans
une logique contentieuse pour influer indirectement sur l’ensemble de la
société. Le croire se combine ici avec le comportement pour saisir
l’interaction avec la sphère publique. A l’inverse, les pratiques qui n’ont
aucun impact sur l’état du droit positif nécessitent davantage de surveillance.
C’est le cas par exemple du satanisme qui fait l’objet d’une attention toute
particulière des pouvoirs publics à travers la Mission interministérielle de
vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Il y aurait donc les religions
qui s’inscrivent avec des nuances dans ces processus de changement social et
les pratiques qui, au contraire, refusent ce processus.
L’évolution des textes oblige en effet à présent à tenir compte des
caractéristiques propres de l’individu au titre desquels la religion occupe une
place centrale. Un premier examen du contentieux a essayé de systématiser
l’interaction entre les prétentions de l’individu et les normes qu’il conteste en
invoquant les textes relatifs aux droits de l’homme – il s’agissait de montrer
l’existence d’un fait sociologique particulier : non seulement la référence
systématique aux droits de l’homme mais aussi la dimension religieuse de
cette expression. A présent, à l’aune du dispositif précédemment exposé sur
l’émergence d’une conception religieuse de l’homme des droits de l’homme, il
est légitime de mesurer le poids respectif de chacune des religions dans cette
mutation. Nous exposerons pour cela, le cadre général dans lequel se moulent
les prétentions religieuses qui se caractérise par le relativisme induit par la
logique juridique (section 1). Nous distinguerons entre les religions présentes
dans la société française en fonction de leur poids démographique compte tenu
du fait précédemment rappelé : la démographie n’est pas neutre à partir du
- 390 -
moment où elle porte en elle la contestation de la culture dominante (section
2).
SECTION 1 : APPROCHE
GENERALE
:
LE RELATIVISME RELIGIEUX INDUIT
PAR LA LOGIQUE JURIDIQUE
L’abstraction propre à la règle de droit et au raisonnement juridique fait que
les juges ne distinguent pas entre les religions. Cela induit un relativisme
présentant une double facette : relativisme juridique, bien évidemment, mais
également relativisme dans l’appréhension des faits sociaux ayant pour cause
une personne dont la religion est clairement identifiable.
Si liberté religieuse il y a, elle vaut indistinctement que la religion soit
minoritaire ou majoritaire, contestée ou acceptée à l’instar des jurisprudences
relatives au témoin de Jehovah507, de la secte Moon508 ou de la Scientologie509.
Qui plus est, comme l’article 9 de la Convention européenne des droits de
l’homme et des libertés fondamentales relatif à la liberté religieuse vise la
liberté de manifester sa religion ou ses convictions (c’est nous qui
soulignons), il peut également être invoqué lorsqu’indépendamment de toute
référence à une quelconque transcendance, l’individu invoque devant le juge
la cohérence des valeurs qui justifient qu’il conteste la norme étatique. Ce fut
ainsi le cas pour des convictions pacifistes510, athées511 ou communistes512.
507
CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, A n°260, CEDH, 30 juin 2011, Association Les
Témoins de Jéhovah c. France (8916/05).
508
Requête n°8652/79, X c. Autriche, (1981) DR26, p. 89.
509
Requête n° 7805/77, X et Eglise de Scientologie c. Suède, (1979), DR16, p. 68.
510
Requête n°10491/83, Angelini c. Suède, (1986), DR51, p. 41.
511
Requête n°7050/75, Arrowsmith c. Royaume-Uni, (1978) DR19, p. 5
- 391 -
Il n’y a pas eu de tentative jurisprudentielle de délimiter le champ
d’application de l’article 9 sur la base d’une conception autonome de la
religion. Est seulement mis en avant une atteinte au « for intérieur » des
convictions de l’individu ou une atteinte à la possibilité de réaliser un rite à
plusieurs, cette atteinte n’étant constatable que sur la base de pratiques établies
que l’Etat chercherait à restreindre ou à connaître. Vu sous cet angle, la
distinction sociologique entre religion et idéologie n’a pas lieu d’être en droit.
On ne peut toutefois s’empêcher de penser que les juges retiennent comme
pratiques religieuses la conception propres aux religions dominantes ou pour
reprendre l’expression de P. Veyne précitée, témoignent à leur égard d’« une
sympathie de principe et plus de curiosité que bien d’autres sujets ». A titre
d’illustration, les requêtes formulées par les personnes se revendiquant du
mouvement wicca n’ont pu être jugées recevables en raison des difficultés
pour les requérants de décrire leurs pratiques, le contenu de leur « religion »513.
Les religions établies servent ainsi de cadre implicite de référence et
d’instrument permanent de comparaison, démarche somme toute d’inspiration
sociologique, à l’image de la comparaison de l’idéologie communiste avec
l’islam réalisée en son temps par J. Monnerot.
Les mouvements hier interdits ou, plus largement minoritaires, invoquent
les droits de l’homme pour exprimer leur identité religieuse et s’opposer ainsi
aux restrictions étatiques qui peuvent leur être opposées. Par l’appréciation
des éventuelles restrictions à la liberté religieuse en fonction des valeurs d’une
société démocratique s’exprime de façon sous-jacente l’idée qu’une société
512
Requêtes n° 16311/90, 16312/90 et 16313/90, Hazar, Hazar et Acik c. Turquie, (1991) DR72, p.
200.
513
Commiss. eur. DH, X c; Royaume-Uni, req. N°7291/75, D.R. 11 (1978), p. 55.
- 392 -
démocratique doit accepter même ce qui peut lui nuire en affrontant
« ouvertement la possibilité de son autodestruction »
514
. Toutes les
revendications religieuses sont finalement acceptables dans une certaine
mesure. Il revient ainsi au juge de définir cet équilibre qui, compte tenu des
intérêts en présence, laissera toujours insatisfait celui dont les revendications
n’auront pas été admises au titre de la liberté religieuse.
En même temps, cette judiciarisation de la prétention religieuse modifie
notre manière de rendre compte des faits sociaux religieux. A un discours
juridique d’apparence sociologique neutre s’ajoute un discours sociologique
qui se pare des vertus de la neutralité juridique pour favoriser la contestation
de l’ordre social. C’est le postulat sous-jacent à toute la démarche sociohistorique développée par G. Noiriel. Il incombe alors au législateur de faire
comme s’il y avait uniformité du fait social religieux et dégager une norme
générale et abstraite, comme l’illustre la loi sur les signes religieux dans
l’espace public, qui ignore délibérément la dimension politique de la
revendication religieuse.
La jurisprudence subsume, autant que faire se peut, les différences pour
dépolitiser les ambivalences de l’expression de la question religieuse dans la
société. La référence aux droits de l’homme pour exprimer l’identité religieuse
matérialise ici l’une des techniques majeures du raisonnement juridique : la
fiction. Peut-être sommes nous en effet en présence avec la conception de la
religion propre à la Cour européenne de « décision où l'on qualifie les faits
contrairement à la réalité pour obtenir le résultat souhaitable qui serait
514
C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Tome III, Le Monde morcelé, Seuil, 1990, pp. 417-
418.
- 393 -
conforme à l'équité, à la justice ou à l'efficacité sociale » 515. Que l’on soit
clair : le raisonnement juridique en matière de fiction porte généralement sur
des techniques visant à simplifier les raisonnements comme en matière de
preuve ou à faciliter la réalisation d’opérations. Par exemple, la notion de
personne morale ou d’Etat donne corps à des entités de façon à rendre possible
les mécanismes de représentation propre à l’expression de ces organes dont
l’existence dépend de bouts de papiers. L’ordre juridique en cela est une
fiction. Il revient alors au sociologue de mettre à jour, par exemple, les intérêts
qui peuvent entretenir cette fiction516.
A l’instar du terme dispositif réhabilité par Foucault pour rendre compte des
processus de subjectivisation du pouvoir, le terme fiction a fait l’objet d’une
étude récente, de prime abord consacrée à l’art mais d’une portée plus
générale pour démontrer le rôle central de ce procédé pour rendre compte de
la réalité sociale. Ainsi, l’auteur constate l’inefficacité des cours d’éducation
civique pour modifier les comportements individuels à partir du moment où la
transmission de ces règles de savoir-vivre dépend de l’environnement social et
familial517.
La théorie de la fiction est la version philosophique du phénomène
sociologique d’imitation conceptualisé par G. de Tarde. Shaeffer décrit ainsi le
processus cognitif les enfants – « s'immergent mimétiquement dans des
515
C. Perelman, Ethique et Droit, Ed. de l'Université de Bruxelles, 1985, p. 593.
516
Cf la démarche de P. Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France, 1989-1992, Raisons
d’agir/Le Seuil, 2012. Comp. dans une optique moins radicale, E. Durkheim, L’Etat, Publication
posthume d’un cours datant de 1900-1905, ed. uqac.
517
J. M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil 1999, p. 127.
- 394 -
modèles exemplifiants : ces modèles, une fois assimilés sous forme d'unités
d'imitation, de mimèmes, peuvent être réactivés à volonté ultérieurement »518
(c’est nous qui soulignons). Mettre l’accent sur les droits de l’homme en tant
qu’homme religieux ou membre religieux renvoie donc l’enfant au modèle de
ses parents, ce qui crée un obstacle à la transmission de « la morale laïque ».
Même si les sondages expriment un recul de la religion, ce recul ne signifie en
rien une perte d’influence de celle-ci sur les comportements.
Suggérer qu’en plus la perception juridique de la religion devient également
une fiction vise alors à considérer que la judiciarisation de questions politiques
par leur formulation en termes de droits de l’homme oblige en permanence le
juge, dans un premier temps, et le législateur dans un second temps, à étendre
le mode de raisonnement fondé sur l’illusion. La démarche sociologique ici
menée revient alors à essayer de dissiper l’illusion. La différence avec les
travaux qui ont pu être menés sur l’Etat, c’est que nous catégorisons comme
fiction non plus un mécanisme régulateur mais une notion supposée au
fondement de l’ensemble des autres règles de droit. En cela, un ordre juridique
sans fondement, ou un ordre dont le fondement est illusoire peut s’effondrer à
tout moment car, sans cesse, devient légitime la dénonciation de l’arbitraire.
Nous mesurons ainsi comment s’auto-entretient l’illusion sociale quant à la
place de la religion dans la société :
- le processus de diffusion des droits de l’homme repose sur les
programmes scolaires ; il n’a jamais été démontré que la finalité première de
l’enseignement, l’émancipation de la tutelle religieuse ; comme l’explique le
philosophe J. Bouveresse dans le même sens, le renforcement de
518
Op. cit., p. 120.
- 395 -
l’enseignement de la philosophie et la spécificité du cursus scolaire français
n’empêchent pas que la France connaisse sur le plan politique l’expression
d’opinions d’extrême-droite similaires à celle observée dans d’autres pays
européens ;
- le processus de diffusion des droits de l’homme est d’autant moins à
même de modifier la place de la religion dans la société que les textes obligent
l’enseignement scolaire à renforcer l’identité religieuse de l’individu.
S’ensuivent les conséquences suivantes :
- la socialisation par le processus pédagogique repose sur un apprentissage
du relativisme en raison de la généralisation de la démarche juridique comme
démarche interprétative et explicative des phénomènes religieux ;
- la recherche judiciaire de l’équilibre entre l’expression de la revendication
religieuse et sa prise en compte par les autorités étatiques porte en elle des
modifications d’ensemble des relations sociales, ce que la consécration des
expressions minoritaires illustre parfaitement. Si nous prenons par exemple les
débats sur le statut de la scientologie, une fois consacrée comme religion, il
devient plus difficile pour l’Etat de démontrer d’éventuels abus de faiblesse
réalisés par les représentants de ce mouvement. Cela l’oblige en contrepoint à
renforcer une législation pénale beaucoup plus générale qui ne peut,
formellement, se contenter de la désignation de mouvements sectaires519. Le
519
L’état du droit positif trouve dans un texte de 2001 son expression la plus achevée en la matière -
Loi no 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements
sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, JORF n°135 du 13
juin 2001 p. 9337 commenté par J. Amar, La lutte contre les sectes, éditions Jurisclasseur Pénal,
2001. Nous pouvons rétrospectivement constater qu’à l’époque sur ce sujet, la réflexion sur la base
- 396 -
droit pénal est d’ailleurs d’autant plus nécessaire qu’il devient l’arme juridique
pour contrer la contestation violente de l’arbitraire.
L’approche générale fondée sur la liberté religieuse modifie non seulement
la perception de phénomènes marginaux mais également l’équilibre
d’ensemble des droits et obligations des individus ; l’approche particulière
centrée sur les religions dites « institutionnelles » en fonction du poids
démographique des religions, a fortiori, est le révélateur de la reconfiguration
d’ensemble des relations sociales contemporaines.
SECTION 2 : APPROCHE
PARTICULIERE
:
LE ROLE DES RELIGIONS EN
FONCTION DE LEUR POIDS DEMOGRAPHIQUE DANS LA DISSEMINATION DES
DROITS DE L’HOMME
Essayer de définir le rôle des religions en fonction de leur poids
démographique dans le processus de revendication de l’identité religieuse par
le biais des droits de l’homme s’inscrit dans un cadre classique, celui de la
morphologie religieuse comme dimension de la morphologie sociale. Il n’en
soulève pas moins de nombreux problèmes méthodologiques (paragraphe 1).
Après avoir exposé ce cadre, nous analyserons le poids socio-démographique
de chacune des religions à partir de la représentation que s’en font les
institutions, dans le droit fil des principes méthodologiques précédemment
définis (paragraphe 2).
de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne constituait pas un préalable
systématique à l’étude d’un phénomène juridique. L’accent était mis sur la dangerosité des
mouvements plus que sur les droits de l’homme.
- 397 -
PARAGRAPHE 1 : ENJEUX DES DISCUSSIONS RELATIVES A L’APPREHENSION
DE LA MORPHOLOGIE RELIGIEUSE DE LA SOCIETE FRANÇAISE
Nous reprenons ici l’une des facettes de la recherche sociologique : la
nécessité de tenir compte de la démographie des groupes religieux dans la
définition des phénomènes sociologiques et plus largement de celle du fait
social.
Comme l’expliquait M. Halbwachs, « lorsqu'un groupe religieux augmente
ou diminue, s'il présente des caractères démographiques qui le distinguent des
autres, quant aux mariages, aux naissances, aux décès, son extension relative
plus ou moins grande n'est pas sans entraîner des effets directs dans la
population en général et dans sa structure » 520. Halbwachs approfondissait
ainsi la notion de « substrat social » exposée par E. Durkheim dans « les règles
de la méthode sociologique » : « sans doute, il peut y avoir intérêt à réserver
le nom de morphologiques aux faits sociaux qui concernent le substrat social,
mais à condition de, ne pas perdre de vue qu'ils sont de même nature que les
autres. Notre définition comprendra donc tout le défini si nous disons : Est fait
social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu
une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue
d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses
manifestations individuelles »
521
. La religion fait ici figure de « contrainte
extérieure » au même titre d’ailleurs que la règle de droit.
Une fois ce postulat posé, la principale question de méthode porte sur
l’identification du poids démographique de chacune des religions dans la
520
M. Halbwachs, La morphologie religieuse, 1935, ed. uqac, p. 5.
521
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894, ed. uqac, p. 24.
- 398 -
société française. Le Conseil constitutionnel a censuré une disposition
législative qui voulait introduire la possibilité de réaliser des statistiques
ethniques522. La censure a été prononcée sur le fondement de l’article 1er de la
Constitution et non sur les droits de l’homme. Elle illustre parfaitement la
différence substantielle entre une approche juridique formelle et l’enjeu d’une
recherche sociologique. Elle témoigne du hiatus sur lequel se situe le présent
travail : quand bien même il est fait état de l’existence de communautés, il
n’est juridiquement pas possible de consacrer formellement cette dimension
sociologique sans mettre fin à la logique formelle qui structure l’ordre
juridique dit républicain par opposition à un ordre juridique confessionnel ou
communautariste. A titre d’illustration, et dans le prolongement des
discussions sur les juifs dans la Révolution française, les débats récurrents sur
l’éventuel caractère antisémite d’une agression n’ont juridiquement aucun
sens : les juifs ne peuvent en tant que tels disposer d’un statut particulier qui
permettrait de sanctionner spécifiquement l’antisémitisme : dire qu’un acte est
antisémite procède d’un raisonnement sociologique qui n’a pratiquement
aucun écho en droit positif523.
Cette différence de logique marquée institutionnellement par les discussions
juridiques qu’elle soulève influe sur la recherche en sciences sociales. Compte
tenu en parallèle des défiances méthodologiques soulevées en sociologie à
522
Conseil Constitutionnel, Décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007 : « Considérant que, si
les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des
personnes, de la discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne
sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l'article 1er de la Constitution, reposer sur
l'origine ethnique ou la race ».
523
J. Amar, A la recherche de l’acte antisémite, Controverses, n°10, 2009, p. 62-67.
- 399 -
l’égard des recherches sur l’identité religieuse, il n’est peut-être pas surprenant
que la question de la place des religions dans la société ait été abordée de
manière plus directe par des démographes524, voire des géographes525. Nous
soulignerons d’ailleurs que dès 1890, le sociologue G. Tarde dont nous avons
déjà exposé l’importance conceptuelle dans l’optique d’une recherche fondée
en partie sur la jurisprudence, dénonçait les recherches statistiques de son
temps : « l'école positiviste n'a-t-elle fait jusqu'ici que glaner quelques
aperçus épars dans le champ où un faisceau d'idées fécondes attend son
moissonneur. Elle est muette ou dénigrante sur l'effet des croyances
religieuses ; il serait pourtant bien peu vraisemblable que révélé
statistiquement même, en fait de divorces, de séparations de corps ou de
suicides, cet effet fût nul ou sans nulle manifestation statistique en fait de
délits »
526
. Un auteur contemporain a qualifié ce phénomène de « déni de
cultures ».
Nous trouvons cette dimension à travers les débats entre démographes qui
renvoient à deux conceptions de la discipline : soit effectivement le
démographe inscrit sa recherche dans l’optique morphologique et soulève la
question des implications sociales des évolutions démographiques qu’il
observe ; soit il affine la méthode de sa discipline pour renforcer la
scientificité de son propos de façon à discréditer les recherches menées en
524
M. Tribalat, J.-E. Kaltenbach, La République et l'Islam : Entre crainte et aveuglement,
Gallimard, 2002. Nous soulignerons dans le même sens le rôle prépondérant que C. Caldwell
attribue à la démographie. C. Caldwell, Une révolution sous nos yeux : comment l'islam va
transformer la France et l'Europe, Ed. du Toucan, 2011.
525
C. Guilluy, Fractures françaises, Françoise Bourin, 2010.
526
G. Tarde, Philosophie pénale, 1890, ed. uqac, p. 60.
- 400 -
fonction des origines ethniques ou religieuses527. En filigrane, à ces recherches
et débats, nous ne manquerons pas de souligner la dimension structurante de la
référence à la lutte contre les discriminations, c’est-à-dire le corollaire du
poids croissant qu’a pris la référence aux droits de l’homme à l’époque
contemporaine528. Autrement dit, nous commençons à voir émerger en France
un phénomène bien connu du côté anglo-saxon : la référence à la norme et au
débat juridique conditionne, explique, voire structure les débats en sciences
sociales.
A l’aune de ces débats, il est possible d’identifier différents outils
statistiques pour mesurer le poids démographique des religions dans la société.
Pour autant, ces outils même s’ils s’inscrivent de façon plus ou moins directe
dans une problématique socio-juridique529 – la reconnaissance des droits de
l’homme pris en tant qu’individu religieux et pour lequel doivent être affinées
les mesures de lutte contre les discriminations -, ne posent qu’indirectement la
question de la confrontation des règles religieuses à la norme émanant des
autorités instituées. C’est pourquoi, nous mesurerons le poids respectif de
chacune des religions dans la dissémination des droits de l’homme sur la base
de documents institutionnels.
527
M. Tribalat, «L'impossible descendance étrangère» d'Hervé Le Bras, Population, 53e année,,
n°3, 1998 pp. 655-656, article par lequel l’auteur essaie de clore une polémique très violente dont la
revue Populations a été le vecteur toute l’année 1997.
528
Pour un exemple parfaitement révélateur, H. Le Bras, Quelles statistiques ethniques ?,
L’Homme, 184, 2007, p. 7-24, spec. p. 7 : « Face aux discriminations, de nombreuses voix s’élèvent
pour demander la collecte de statistiques ethniques ».
529
Cf la perspective adoptée par un économiste, Y. Cusset « La discrimination et les statistiques
“ethniques” : éléments de débat », Informations sociales 4/2008, p. 108-116.
- 401 -
PARAGRAPHE 2 : METHODE RETENUE ET ANALYSE DU ROLE DES
DIFFERENTES RELIGIONS DANS LA DISSEMINATION DES DROITS DE L’HOMME
La référence aux documents institutionnels présente l’avantage de concilier
démarche juridique et démarche sociologique. Par la référence à l’expression
institutionnelle, nous maintenons la caractéristique de la logique juridique : la
neutralité dans la description des religions conformément au principe
constitutionnel d’égalité rappelé par le Conseil constitutionnel. La récurrence
de la référence aux religions ou la classification formulée dans le cadre d’un
travail institutionnel permet en outre d’estimer que la simple description
indifférenciée n’est plus suffisante pour expliquer les conflits contemporains.
C’est donc encore et toujours un problème de causalité : quid de l’influence
des normes dans l’identification du fait social ou de l’influence du fait social
dans la création des normes.
Certes, il est toujours possible d’objecter que la construction institutionnelle
est elle-même une expression arbitraire émanant des élites qu’il convient de
dénoncer. Reste que cette dénonciation s’effectue, comme nous l’avons
montré, à travers le prisme des droits de l’homme, ce qui la place dans
l’impossibilité de saisir que ces mêmes droits sont le vecteur de l’identité
religieuse ou alors aboutit à justifier le relativisme religieux au nom des droits
de l’homme. Il devient alors impossible de dénoncer la violence résultant de la
contestation de l’ordre établi et de l’illusion précédemment constatée. Notre
démarche causale fondée sur les textes se veut une tentative méthodologique
pour sortir de cette contradiction.
Car, et c’est la rupture contemporaine liée au cadre institutionnel des droits
de l’homme et au principe de non-discrimination, nous savons que nous
masquons un fait social religieux sous les apparats de la neutralité pour
justifier des évolutions juridiques majeures. La rédaction de la loi sur
- 402 -
l’expression religieuse dans l’espace public ou l’évolution de la jurisprudence
en matière de financement des lieux de cultes sont deux illustrations majeures
des contradictions inhérentes à une approche « unidimensionnelle », ou
approche fondée sur les droits de l’homme : les évolutions s’effectuent sans
que soient expressément mentionnées leurs causes sous-jacentes.
C’est pourquoi, nous partirons du constat formulé par un rapport officiel sur
le poids démographique respectif de chacune des religions (1) pour expliquer
comment les individus, en fonction de leur religion contribuent à entretenir la
référence aux droits de l’homme pour justifier leurs prétentions (2).
1) LE POIDS DEMOGRAPHIQUE DES RELIGIONS DEFINI PAR UN RAPPORT OFFICIEL SUR
LE FINANCEMENT DES CULTES
Le rapport rendu par la Commission de réflexion juridique sur « les
relations des cultes avec les pouvoirs publics » ou rapport Machelon530, du
nom du professeur de droit qui l’a présidé porte précisément sur l’éventuelle
influence de la nouvelle morphologie religieuse de la France pour justifier une
modification du droit positif. Pour cela, le rapport commence par un état de
lieux des religions en France. Il témoigne d’une prise en compte
institutionnelle de la diversité religieuse qui ne nous paraît pas avoir eu
d’équivalent au niveau des pouvoirs publics.
Ce rapport participe classiquement d’une conception de la causalité fondée
sur l’importance des faits au regard des modifications de textes. Cela n’en
contredit pas pour autant l’approche que nous avons retenue depuis le début de
cette recherche, à savoir la prise en compte d’une causalité davantage fondée
530
J.-P. Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, La documentation française,
2006.
- 403 -
sur la détermination des faits sociaux par l’influence de la règle de droit sur les
comportements : ce rapport n’aurait pas eu lieu d’être si ne s’était pas
développée la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en
faveur des droits de l’homme religieux531 ; ce rapport ignore tout le corpus de
droit international issu de la Déclaration de 1948 et par là-même, les
interactions et l’influence que ces textes peuvent exercer sur les individus.
Enfin, se pose la question du financement des lieux de culte en raison de la
discrimination « historique » que subirait l’islam par rapport au catholicisme :
les chrétiens disposent de nombreuses églises, résultat de l’histoire de France ;
les musulmans, faute de cet héritage, se retrouvent dans une position
différente qu’ils contestent au nom du principe de non-discrimination. C’est
toute l’ambiguïté du propos : le fait sociologique religieux est important mais
peut-être doit-on en parallèle se poser la question suivante : si les textes
n’avaient pas permis à l’individu religieux d’exprimer judiciairement ses
prétentions, ce fait aurait-il entraîné la mutation sociale à laquelle nous
assistons : une plus grande prise en compte de la religion dans un contexte
sécularisé.
La question est d’ailleurs implicitement soulevée dès le début du rapport.
L’auteur dresse avec beaucoup de précautions stylistiques en raison de
l’absence de statistiques ethniques une estimation chiffrée du nombre de
personnes susceptibles d’être rattachées à un mouvement religieux ou antireligieux. La démarche est cohérente : s’il faut modifier les règles de
531
Op. prec., p. 42 : « Il convient de signaler toutefois qu’une interprétation trop rigide de l’article
de la loi de 1905 pourrait entraîner des difficultés du côté de la Cour européenne des droits de
l’homme, en ce qui concerne le principe de non-discrimination en fonction des convictions ».
- 404 -
financement, la démographie constitue le seul critère cohérent démocratique.
Le rapport distingue alors (p. 10) :
- le catholicisme : « En 2006, selon un sondage IFOP-La Croix, 65 % des
Français se déclaraient catholiques, alors qu’ils étaient, au début des années
soixante-dix, plus de 80 % à le faire et 90 % en 1905. Si les catholiques
pratiquants réguliers sont de moins en moins nombreux, leur identité s’est
affermie, grâce notamment aux « communautés nouvelles » et aux
mouvements charismatiques ». En d’autres termes, le recul de la religion
dominante ne signifie pas que cette religion perde de son influence dans la
société ;
- L’agnosticisme progresse. Le nombre des personnes ne s’identifiant à
aucune religion (plus de 25 % des Français) augmente, en particulier chez les
jeunes. Toutefois, se dire « sans religion » ne signifie pas nécessairement que
l’on se sente athée ou que l’on se désintéresse des questions dites « spirituelles
». Par ailleurs, cette tendance n’empêche pas la progression parallèle de
formes de sacralité diffuses ou sectaires.
- l’islam est, pour sa part, qualifié de « deuxième religion de France »532 ;
Viennent ensuite :
- le protestantisme, les chrétiens historiques, le judaïsme, le bouddhisme et
les mouvements religieux atypiques.
Nous ferons ici deux remarques générales :
532
Certains auteurs comme A. Besançon y voient plutôt la première religion de France : ils
pondèrent la donnée démogaphique quantitative avec la donnée qualitative du pourcentage de
croyants au sein de chaque religion.
- 405 -
- à partir des estimations chiffrées des religions, catholicisme mis à part, les
mouvements religieux ne concerneraient approximativement que 8 millions de
personnes, ce qui est loin de représenter une majorité de personnes tant au
regard de l’ensemble de la population française que du corps électoral. Il faut
donc se rendre à l’évidence : le renouveau religieux, quand bien même il
prendrait des formes nouvelles constitue une rupture avec la morphologie
religieuse antérieure en raison de la possibilité reconnue aux individus
d’exprimer publiquement leur identité, ce qui oblige les pouvoirs publics à
envisager une modification de la législation en vigueur ;
- le rapport confirme par sa présentation le nouveau cadre dans lequel
s’inscrit l’expression de l’identité religieuse sur la base des droits de
l’homme : il distingue entre religion majoritaire et religions minoritaires et
montre bien en cela la facette polémogène du contentieux en termes de droits
de l’homme : la contestation des manifestations de la religion majoritaire dans
la vie quotidienne et des règles qui en sont historiquement l’émanation par les
religions démographiquement minoritaires.
Ce cadre établi, il est à présent possible d’apprécier le rôle de chacune des
religions identifiées dans le processus de dissémination des droits de l’homme.
2) APPRECIATION
DU ROLE RESPECTIF DE CHACUNE DES RELIGIONS DANS LE
PROCESSUS DE DISSEMINATION DES DROITS DE L’HOMME
La distinction entre religion majoritaire et religion minoritaire s’impose à
présent non seulement en tant que constat quantifié du nombre de fidèles mais
aussi en raison de la prégnance contemporaine du principe de nondiscrimination. En effet, le principe de non-discrimination est le mode
régulateur d’appréhension des différences de situation et de contestation de la
légitimité des distinctions établies ; il contribue donc à favoriser le relativisme
- 406 -
religieux non plus uniquement pour les mouvements perçus comme
extrémistes mais aussi entre les religions établies bénéficiant d’une forte assise
démographique. En cela, la distinction entre religion majoritaire et religion
minoritaire permet d’identifier les religions qui portent en elles une forte
logique contentieuse et par là-même trouvent dans les droits de l’homme un
mode d’expression favorable à leurs revendications.
Cette distinction nous paraît également présenter un caractère cardinal d’un
point de vue méthodologique. La recherche de neutralité dans l’emploi de la
terminologie juridique et l’absence de définition du terme religion rendent
difficiles une démarche de quantification similaire à celle menée pour
identifier cette dimension du fait social religieux. En outre, cette démarche est
malaisée à mener dans le cas présent en raison de la mention de l’agnosticisme
au titre des courants religieux représentés en France – l’agnosticisme ne
revendique pas d’église et recouvre une réalité non uniforme, ce qui rend
difficile de quantifier un contentieux et de le rattacher globalement à ce
courant. Nous sommes donc obligés de partir du constat démographique
précédemment cité pour définir le rôle des religions dans la dissémination
contemporaine des droits de l’homme.
Si changement il y a, il procède du cadre juridique, en raison de l’influence
des textes sur les comportements, conformément à l’angle de recherche retenu,
et du fait d’un changement démographique de la morphologie religieuse.
Compte tenu cependant de l’antériorité des textes invoqués, Déclaration
universelle de 1948 avec son prolongement régional, la Convention
européenne de 1950, ce mouvement de contestation de la religion majoritaire
par les religions démographiquement minoritaires n’a peut-être pu se
développer que parce qu’il a trouvé un terreau favorable à sa croissance. C’est
ce que nous montrerons en distinguant l’influence de l’agnosticisme (a), du
- 407 -
catholicisme (b), de l’islam (c), des autres religions (d) et du judaïsme (e) dans
le processus de référence aux droits de l’homme.
Préalablement, nous rappellerons que la globalisation en fonction de la
croyance religieuse est une conséquence tant de la perception institutionnelle
que de l’émergence d’un droit des minorités. Il est cependant bien évident,
sans que nous ayons à le rappeler à toutes les étapes, que les comportements
individuels peuvent différer de celui exprimé lors d’un contentieux. Paradoxe
suprême de la référence aux droits de l’homme à notre époque : un pratiquant
se prévaut des droits de l’homme devant les tribunaux, ce qui conduit à
opposer la religion à laquelle il appartient indépendamment des nuances et des
courants qui peuvent s’exprimer en son sein.
a) L’influence de l’agnosticisme
Assimiler indirectement l’agnosticisme à un culte découle de la neutralité
de principe posé tant par la règle de laïcité que par la jurisprudence rendue sur
le fondement de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le poids reconnu à l’agnosticisme, mentionné en deuxième position dans le
rapport Machelon, permet d’expliquer qu’au titre des droits de l’homme soient
à présent soutenus le principe du mariage homosexuel ou l’euthanasie. Dans
un cas comme dans l’autre, nous sommes en présence de réglementation
émanant des conceptions religieuses de la famille et de la vie. Faute d’adhérer
à ces conceptions, il est logique que les personnes estimant ne plus être liées
comme avant à une Eglise soient favorables à ce que ces réglementations
- 408 -
soient modifiées533. « Ainsi la normativité ambiante, consacrée au niveau
d’une raison publique libérale, constitutivement agnostique, impose-t-elle une
« tolérance répressive » à l’égard de pratiques renvoyant une image de
l’humanité,
que
d’aucuns
ressentent
comme
dégradante,
presque
insupportable. Il s’agit surtout de gestes ou d’actions touchant directement au
rapport de la personne à elle-même. Mais il peut même s’agir d’activités
impliquant un rapport aux animaux, rapports pourtant légaux, mais estimés
barbares ou inutilement cruels, ou attentatoires à une harmonie naturelle » 534.
L’agnosticisme oppose à l’homme religieux des droits de l’homme la seule
figure de l’homme qui souffre, contribuant par là-même à dévaloriser d’autant
la règle en posant pour corollaire la reconnaissance des droits de l’animal.
Ce cadre général contribue à modifier l’influence du catholicisme dans la
société française en dépit de son poids démographique.
b) L’influence du catholicisme
Historiquement, nombre de réglementations aujourd’hui contestées sont la
résultante du poids que le catholicisme a exercé sur la société française.
Cette inspiration religieuse de nombreuses réglementations permet
d’expliquer pourquoi, sauf exceptions, les catholiques pratiquants n’ont aucun
intérêt à contester la norme dominante puisqu’elle est bien souvent le reflet de
533
Cf M. Barthélemy, G. Michelat, Dimensions de la laïcité dans la France d'aujourd'hui, Revue
française de science politique, n°57, 2007, p. 649-698, spéc. 690 : « La plus forte adhésion à la
laïcité considérée sous ses deux facettes, à la fois républicaine et séparatiste, demeure une affaire
d’irréligion et d’athéisme, voire d’hostilité à la religion ».
534
J.-M. Ferry, Expérience religieuse et raison publique, Revue d'éthique et de théologie morale,
n°252, 2008, p. 29-68, spec. p. 38.
- 409 -
leur conception du monde. Comme l’écrit un auteur à propos des différences
de traitement médiatique dont font l’objet les religions, « on se moque plus
facilement de ceux qui ont été en position de force pendant longtemps, plutôt
que des minorités qui en leur temps ont souffert parfois durement »535.
L’intérêt à agir propre à la procédure se confond ici avec l’intérêt pratique. A
la limite, les catholiques ne sauraient même se plaindre de faire l’objet de
discriminations536.
Il est vrai qu’en tant que majoritaires, les catholiques ne peuvent bénéficier
du basculement progressif des droits de l’homme vers les droits de l’homme
membre d’une minorité. Ce basculement se traduit par un conflit entre les
deux conceptions précédemment identifiées des droits de l’homme : celle de
1789 et celle de 1948 : les droits de l’homme de 1789 dont on a pu souligner
leur adéquation avec le christianisme en raison de l’homogénéité religieuse de
la population lors de leur promulgation deviennent le nouveau fondement de
la réglementation contemporaine de l’espace public ou du mariage ; il est peu
probable que les Révolutionnaires de 1789 aient un jour pensé que ces textes
joueraient un tel rôle, déjà qu’ils avaient du mal à envisager une traduction
juridique contentieuse du texte de 1789. Les droits de l’homme version 1789
permettent ainsi de « défendre la société », pour reprendre une expression de
M. Foucault contre l’infiltration des valeurs étrangères qui prennent
aujourd’hui le nom d’universalisme et sur le fondement desquels la France est
535
P. de Charentenay « Médias », Études n°414, 2011, p. 538-539, spéc. p. 539.
536
La discussion sur l’éventuelle discrimination à l’égard des catholiques pratiquants est semblable
à celle menée à propos de l’existence d’un « racisme anti-blanc ». Cf M. Kokoreff « La
banalisation raciale. À propos du racisme « anti-blancs » », Mouvements, n° 41, 2005, p. 127-135.
- 410 -
systématiquement l’objet de critiques sur le principe du fondement de nondiscrimination537.
Les exceptions du côté catholique concernent les mouvements minoritaires
ou scissionnistes comme ceux désignés par le terme d’intégristes. Par
définition, ils bénéficient pleinement du mouvement de relativisme religieux
qu’invoquent les églises jusqu’à maintenant considérées comme suspectes.
Qui plus est, ils incarnent la persistance des luttes au sein de la société
française de la contestation historique des mesures étatiques par l’Eglise. On
comprend dans ce contexte que la mise sur le même pied de toutes les Eglises
au sein du catholicisme par le droit positif mais surtout la possibilité pour ceux
qui étaient en marge d’exprimer publiquement au nom des droits de l’homme
leur identité favorise les tendances unitaires au sein de l’Eglise catholique. La
radicalisation de l’Eglise catholique, ou pour reprendre la terminologie
consacrée, le renouveau conservateur voire charismatique, est le moyen dont
dispose celle-ci de renoncer en apparence à sa position de majoritaire pour
537
Nous détournons ici la perspective de M. Foucault sur la base du conflit de normes résultant des
points de vue distincts adoptés par la Déclaration de 1789 et celle de 1948 : M. Foucault, Il faut
défendre la société, in Dits et Ecrits, T. III, Gallimard, 1994, texte n°187 : « Le sujet qui parle dans
ce discours ne peut occuper la position du juriste ou du philosophe, c'est-à-dire la position du sujet
universel. Dans cette lutte générale dont il parle, il est forcément d'un côté ou de l'autre; il est dans
la bataille, il a des adversaires, il se bat pour une victoire. Sans doute, il cherche à faire valoir le
droit; mais c'est de son droit qu'il s'agit -droit singulier marqué par un rapport de conquête, de
domination ou d'ancienneté: droits de la race, droits des invasions triomphantes ou des occupations
millénaires. Et s'il parle aussi de la vérité, c'est de cette vérité perspective et stratégique qui lui
permet de remporter la victoire. On a donc là un discours politique et historique qui prétend à la
vérité et au droit,mais en s'excluant lui-même et explicitement de l'universalité juridicophilosophique ».
- 411 -
adopter une posture de minoritaires et bénéficier des mêmes droits que les
autres religions dont le poids démographique est moindre.
Dans la dynamique religion majoritaire-religion minoritaire, une place à
part doit être réservée à l’islam.
c) L’influence de l’islam
L’islam est démographiquement la deuxième religion en France. Ce constat
se double d’une progression tant qualitative que quantitative538.
Cette religion bénéficie d’un triple point de vue de sa position de
minoritaire : il y a bien évidemment la dimension démographique ; il y a
ensuite les phénomènes migratoires et la rédaction favorable des textes
internationaux à la protection de la religion des migrants contre les démarches
de l’Etat d’accueil ; il y a enfin le fait que ce statut de minoritaire qui, dans la
logique des textes, favorise les discriminations se double de celui
« d’indigènes de la République » dont nombre des adeptes de cette religion
peuvent se prévaloir539 . Si nous ajoutons dans le même mouvement les
discours et textes sur le passé esclavagiste de la France, nous disposons d’une
population mieux éduquées que la génération précédente à même de se poser
en victimes permanentes de la société française et donc de la religion
majoritaire540, ce que confirment parfaitement les enquêtes statistiques541.
538
Cf M. Tribalat, Le nombre de musulmans en France : qu’en sait-on ?, in Y. C. Zarka (dir.), L’
islam en France (Cités hors série, mars 2004)
539
Cf O. Pétré-Grenouilleau, Les identités traumatiques, Le Débat, n° 136, 2005, p. 93-107 qui
évoque « l’intrusion d’arguments islamistes » dans le Manifeste des indigènes de la République
mais ne les cite pas.
540
Id.
- 412 -
Plusieurs facteurs permettent en outre de voir dans l’islam une religion
parfaitement en phase avec la logique instillée par la Déclaration universelle
de 1948. Premièrement, de nombreux pays musulmans disposent d’un droit de
la nationalité qui accorde une place prépondérante à la religion : l’islam
facilite ainsi le basculement d’une approche nationale à un critère religieux
pour identifier l’individu semblable à celui déjà présent dans les textes
précédemment étudiés542. C’est pourquoi, lors du débat durant la campagne
pour l’élection du président en 2012 relatif à la remise en cause du principe de
double nationalité, les parlementaires visaient, implicitement et uniquement
les personnes relevant de ces pays543. Deuxièmement, l’islam présente un
corpus cohérent de principes qui ne sont pas compatibles avec les
réglementations d’inspiration catholique à l’instar de celles sur le calendrier,
la nourriture ou les vêtements. Les musulmans pratiquants disposent donc
d’un intérêt à agir et peuvent estimer que ces textes favorisent les
discriminations à leur encontre. Troisièmement, les débats internationaux au
sein des Nations Unies sur l’islamophobie émanent principalement
541
C. Beauchemin, C. Hamel, M. Lesné, P. Simon, Les discriminations : une question de minorités
visibles, Populations et sociétés, n°466, 2010, p. 2 « Dans presque tous les groupes fortement
affectés par les discriminations, les fils et filles d’immigrés rapportent plus de discriminations que
les immigrés eux-mêmes. L’écart est particulièrement fort pour les fils ou filles d’immigrés
algériens, turcs, et originaires d’Asie du Sud-Est. Nés et socialisés en France, ils ont sans doute
plus souvent tendance à interpréter en termes de discriminations des traitements défavorables,
auxquels les immigrés se montrent plus résignés du fait de leur statut et de leur histoire ».
542
Cf pour une illustration, Séverine Labat, Les binationaux franco-algériens : un nouveau rapport
entre nationalité et territorialité, Critique internationale, n° 56, 2012, p. 77-94.
543
Cf la critique des positions adoptées durant ce débat par H. Fulchiron, Dalloz, 2011 p. 1915, La
nationalité française entre identité et appartenance, (réflexions sur la loi n° 2011-672 du 16 juin
2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité).
- 413 -
d’initiatives
de
l’Organisation
de
la
Communauté
islamique
dont
l’argumentation repose sur les principes de 1948 pour contester ceux de 1789.
Il y a ici une interaction permanente entre les normes et les individus que la
diffusion médiatique auto-entretient. En même temps, le décalage entre les
processus cognitifs propres à l’enseignement scolaire et ceux résultant de
l’influence du milieu familial n’en est que plus grand : les changements de
diffusion des modes d’information et la réception satellitaire contribuent
grandement à accroître l’incompréhension. Quatrièmement, la logique
universelle de l’islam liée à sa dimension prosélyte permet également à cette
religion de se fondre dans la dynamique de ce qu’il est convenu la
mondialisation et de lui proposer un modèle complet de substitution comme
en témoigne le développement de la finance islamique. Formellement, la
conciliation entre droits universels et religion est matérialisée par la Charte
arabe des droits de l’homme.
Autrement dit, indépendamment de toute considération sur la nature
belliqueuse de l’islam dont on trouve des traces en sociologie dès l’émergence
de cette discipline dans les travaux de G. Le Bon544, l’islam présente les
particularités adéquates pour se développer et s’étendre en Europe. Le conflit
prend toutefois une nature particulière en France compte tenu du principe de
laïcité. Il connaît des variantes similaires dans les autres pays européens au
regard de la distinction religion majoritaire-religion minoritaire. Sa dimension
globalisante pourrait alors correspondre à la réalisation d’un projet
idéologique dont les fondements se trouveraient dans les écrits de dignitaires
religieux impliqués dans des mouvements politiques.
544
G. Le Bon, La civilisation des arabes, 1884, ed. uqac.
- 414 -
Nous ne sommes pas en mesure, dans le cadre du présent travail d’apprécier
la pertinence de cette vision d’ensemble. Ce qui est sûr, c’est que nous
assistons à une mutation d’ensemble des relations sociales sur la base
d’arguments typiquement ancrés dans le droit occidental résultant de l’aprèsseconde guerre mondiale545. Pour autant, si la réalisation de ce projet
idéologique se manifeste par différentes actions politiques, il n’est pas certain
que les individus qui ont été amenés à s’expliquer devant les tribunaux avaient
une claire conscience des buts qu’ils défendaient hormis leur intérêt personnel.
La dimension idéologique de l’approche contentieuse ne s’est donc, à notre
avis, formalisée qu’une fois certaines décisions judiciaires favorables rendues.
Elle procède de la médiatisation des affaires dans lesquelles sont contestées
les normes inspirées de la religion majoritaire. Cette médiatisation est d’autant
plus forte qu’elle porte finalement sur des manifestations de l’homogénéité
culturelle antérieure de la population française. Si idéologie il y a, avec toutes
les nuances et précautions stylistiques que nécessite le recours à ce terme546,
elle s’inscrit pleinement dans le phénomène de propagation propre à la
jurisprudence européenne dans un contexte de circulation généralisée de
l’information.
Comparativement, les autres religions, mêmes minoritaires, jouent un rôle
moindre. Nous réserverons toutefois un traitement à part au judaïsme.
545
Cf C. Caldwell, op. cit.
546
Cf P. Veyne, « L’idéologie existe-t-elle ? » op. cit. p. 195-215.
- 415 -
d) L’influence des autres religions
Au titre des autres religions, sont identifiés le protestantisme, les chrétiens
orthodoxes - le protestantisme, les chrétiens historiques, le judaïsme, le
bouddhisme et les mouvements religieux atypiques.
Hormis le judaïsme, sur lequel nous reviendrons, les tenants des autres
courants ne paraissent pas se distinguer particulièrement dans l’invocation des
droits de l’homme pour revendiquer leur identité religieuse. Il est vrai que les
protestants, comme les chrétiens historiques, - coptes, maronites, orthodoxes -,
même s’ils sont démographiquement minoritaires peuvent, en dépit des
différences qui structurent leur mouvement, être grossièrement assimilés à des
catholiques sur le plan des valeurs dominantes et des réglementations qui en
découlent.
Pour les bouddhistes, il est difficile de considérer que ce corps de pensée
puisse justifier une contestation de la norme étatique. Les bouddhistes ne sont
pas hors-droit mais a-droit, ce qui n’exclut cependant pas qu’ils soient
concernés par les règles à partir du moment où ils créent des institutions pour
collecter des sommes d’argent. Selon le rapport Machelon, la majorité des
pratiquants de cette religion serait d’origine étrangère. A la différence
toutefois de l’islam, tant la faiblesse démographique que la nature des rites
permettent d’estimer que cette religion est absente du processus de
dissémination de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme.
Quant aux mouvements religieux atypiques, comme les Témoins de
Jehovah, nous avons déjà montré que les personnes se réclamant de ce
mouvement ont pleinement eu recours aux dispositions de la Cour européenne
des droits de l’homme afin d’obtenir une reconnaissance institutionnelle. Il
n’y a pas eu, en revanche, la question de l’objection de conscience mise à part,
de contestation profonde de l’ordre établi au nom de la religion. Les liens
- 416 -
spirituels que ce courant entretient avec le catholicisme permet de le ranger lui
aussi du côté des tenants de la religion majoritaire.
Dans cette perspective, l’émergence de l’islam dans la sphère publique
atteste tout à la fois de la modification de la morphologie religieuse de la
France et de la particularité de cette religion si on la compare aux différents
courants qui, bouddhisme mis à part, d’une manière ou d’une autre, se
rattachent au christianisme.
Le judaïsme n’en constitue pas moins un cas de figure distinct dans le
panorama dressé.
e) L’influence du judaïsme
Voici le constat dressé par le rapport Machelon sur le judaïsme et la
manière dont il est distingué des autres religions : « Le judaïsme a traversé
une indéniable période d’expansion. Il compte environ 600 000 personnes qui
sont, pour une notable majorité, d’origine séfarade à la suite de l’arrivée en
métropole des juifs d’Afrique du Nord dans les années soixante. Un fort
mouvement de renouveau de l’identité, des études et de la pratique marque le
judaïsme français » 547. Même s’il est minoritaire, le judaïsme n’est cependant
pas réductible aux autres courants religieux et souffre d’une assimilation
contestable à l’islam. Il reste aujourd’hui comme en 1789 ou en 1948 le
révélateur des tensions contemporaines.
Par rapport aux autres courants plus ou moins d’inspiration chrétienne et en
accord avec la religion majoritaire, la pratique juive renvoie à des règles qui,
au contraire, vont à l’encontre des normes dominantes. Il en va du calendrier,
547
Rapport préc. p. 10.
- 417 -
des problèmes de nourriture et d’abattage rituel, du rite de la circoncision ou,
dans une certaine mesure également de l’habillement. Il peut donc y avoir
logiquement une contestation de la norme étatique sur le fondement des droits
de l’homme pour faciliter l’expression de l’identité juive. D’ailleurs,
l’antériorité historique de la présence juive sur le territoire français permet
d’expliquer pourquoi certaines questions récurrentes comme celles relatives au
conflit entre les dates d’examen universitaires et les fêtes religieuses ou le
respect du chabbat ont d’abord été posées par des juifs pour être ensuite
reformulées par des musulmans.
L’identité de problèmes que rencontre le pratiquant juif avec le pratiquant
musulman ne doit cependant pas conduire à mettre systématiquement les deux
religions sur le même plan.
Première différence de nature et non de degré, les données historiques et
démographiques ne sont pas les mêmes. La présence du judaïsme sur le sol
français n’a pas pour origine la déconnexion entre territoire et nationalité
propre au phénomène migratoire : soit les juifs sont français parce que
présents sur le sol français depuis des siècles, comme en témoignent les débats
que suscite leur statut durant la Révolution française ; soit les juifs sont
massivement français parce qu’ils ont été naturalisés dès l’époque de la
colonisation lorsqu’ils sont arrivés sur le sol français. En dépit de leur
situation de minorité, cette antériorité ne les a pas conduits à cumuler les
arguments et les positions leur permettant d’estimer être victime en
permanence d’un processus de discrimination. Schématiquement, les juifs
s’inscrivent dans une logique d’égalité à laquelle ils sollicitent des
aménagements ; les musulmans procèdent davantage d’une logique de
discrimination afin de provoquer des changements de réglementation.
- 418 -
Car, deuxième différence, l’identification entre religion et nationalité, si elle
est présente à travers le principe de la loi du retour définie par l’Etat d’Israël,
reste circonscrite à une zone géographique bien précise distincte en cela de
l’oumma musulmane. Faute de dimension prosélyte, faute de projet universel,
le judaïsme, à la différence de l’islam, ne présente pas les caractéristiques
d’une religion aujourd’hui conforme au cadre juridique de la Déclaration
universelle. L’évolution de la conception des droits de l’homme depuis 1948
peut se résumer de la façon suivante : nous sommes passés d’une conception
de la Déclaration universelle qui avait pour arrière-fond le juif errant comme
homme universel à une conception qui, progressivement, semble aujourd’hui
adopter pour modèle le musulman déterritorialisé en raison des phénomènes
migratoires.
Enfin, troisième différence là encore de nature et non de degré, les
musulmans peuvent se référer à la Charte arabe des droits de l’homme pour à
la fois démontrer qu’ils respectent les droits de l’homme et fonder leur
hostilité au sionisme. Mettre sur le même plan musulmans et juifs revient d’un
côté à valoriser les droits de l’homme, de l’autre, à justifier au nom même des
droits de l’homme une opposition de principe aux valeurs de l’autre. Il y a ici
une contradiction entre les textes qui oblige à nuancer l’idée selon laquelle
l’Etat français maintiendrait encore et toujours un espace public laïcisé548.
Paradoxalement, le discours politique cherche en permanence le référent
juif pour justifier les prétentions musulmanes549. Comme s’il existait un
548
549
Cf les différentes contributions dans le numéro de la Revue française de sociologie n°523, 2011.
Sur l’analyse du discours politique et l’assimilation malsaine des immigrés aux juifs, cf S.
Trigano, La démission de la République : Juifs et Musulmans en France, Puf, 2003.
- 419 -
modèle institutionnel juif dont les musulmans pourraient s’inspirer pour
réaliser leurs aspirations. Nous serions en somme en présence d’une
manifestation de la loi de l’imitation définie par G. Tarde. Le phénomène est
cependant loin d’être unilatéral : les juifs qui aujourd’hui se prétendent
victimes de discrimination s’inspirent des résultats obtenus par les musulmans
dans la revendication de leurs prétentions dans le droit fil des lois de
l’imitation mises à jour par G. Tarde. A travers les figures des juifs et
musulmans, nous pouvons lire l’expression des deux courants qui traversent
les déclarations des droits de l’homme. Nous serions en présence d’un « duel
logique social », toujours pour reprendre Tarde, c’est-à-dire « dans chacun de
ces combats pris à part, dans chacun de ces faits élémentaires de la vie
sociale édités à innombrables exemplaires, les jugements ou les desseins en
présence sont toujours au nombre de deux » 550. Dans le cas présent, il y a la
religion majoritaire et les religions minoritaires tandis qu’au sein des religions
minoritaires, il y a celles pouvant se rattacher au christianisme et les autres et,
au sein des autres, celle qui a intérêt à supplanter l’autre pour affirmer son
statut de minoritaire distinct. Les poussées de violence entre les tenants de ces
deux religions sont la conséquence du duel dont Tarde définit trois voies de
dénouement :
- « la suppression de l'un des deux adversaires (…) par le simple
prolongement naturel des progrès de l'autre, sans secours extérieur ni interne
(…) » ; c’est la solution qui a été adoptée à l’époque où le judaïsme
correspondait à la seule religion véritablement distincte du catholicisme sur le
territoire français.
550
G. Tarde, Les lois de l’imitation, 1895, ed. uqac, 1895, p. 115.
- 420 -
- « si le besoin de lever cette contradiction est senti avec une énergie
suffisante, on prend les armes, et la victoire a pour effet de supprimer
violemment l'un des deux duellistes ( ...) ». C’est l’hypothèse de la guerre
civile en raison cette fois du choc entre une religion majoritaire et une religion
minoritaire qui chercherait à imposer ses normes.
- « on voit très souvent les antagonistes réconciliés, ou l'un d'eux
politiquement et volontairement expulsé par l'intervention d'une découverte ou
d'une invention nouvelle » 551 - on reconnaîtra ici la perspective offerte aux
juifs de France de quitter le territoire national pour aller s’installer en Israël et
l’échec même du projet initial de 1948 de couper les juifs d’Israël.
Bref, même si bien évidemment les juifs sont en droit de se référer aux
droits de l’homme pour fonder leurs revendications religieuses, ce type
d’argumentation reflète la difficile conciliation entre droits de l’homme et
judaïsme ainsi que les tensions présentes dans les relations entre religions
minoritaires. Vouloir « sanctuariser le territoire français » ou plus
modestement « les établissements scolaires » 552 relève alors du vœu pieux qui,
dans un monde où la règle de droit est déterritorialisée, chercherait à détacher
le territoire de toute influence juridique étrangère.
Dans tous les cas de figure, quelle que soit la religion en cause et plus
particulièrement encore pour les musulmans ou les juifs, la logique des droits
de l’homme entretient la dynamique individualiste. Les institutions en la
matière ne peuvent plus en aucune manière être représentatives à partir du
moment où le contentieux procède d’une logique individuelle – c’est à présent
551
Idem p. 122.
552
Expression du président N. Sarkozy dans une allocution en date du 28 mai 2009.
- 421 -
aux institutions religieuses de prendre position sur des questions qu’elles n’ont
pas forcément souhaité aborder avec les pouvoirs publics dans un contexte qui
leur échappe complètement. L’expression de la logique propre à 1948 par
opposition à celle de 1789 rend alors obsolète les tentatives institutionnelles
étatiques de créer un islam de France sur le modèle des institutions juives.
En résumé, afin d’approfondir notre compréhension du phénomène social
étudié, la référence aux droits de l’homme pour exprimer son identité
religieuse, nous avons essayé de préciser le rôle de chacune des religions dans
ce processus de dissémination. Pour cela, nous avons montré le décalage
substantiel entre l’approche juridique et celle sociologique de la religion :
l’approche juridique refuse finalement de distinguer et range sous cette
dénomination tout un ensemble de pratiques au point de favoriser un véritable
relativisme en la matière. Ce relativisme se traduit concrètement par une
première modification des relations sociales : les mouvements minoritaires
auparavant suspects en raison de leur supposée dangerosité comme la
scientologie ou les Témoins de Jehovah deviennent des éléments intégrés dans
le paysage social.
Ce relativisme influe également sur la perception des religions davantage
institutionnelles en raison de leur histoire. Compte tenu de la typologie
esquissée pour rendre compte des modes de contestation de la norme étatique
par les requérants religieux dans la première partie, compte tenu également du
lien établi entre droits de l’homme et religion civile précédemment exposé,
nous avons estimé que, par delà la neutralité juridique apparente, il était
légitime de distinguer entre une religion majoritaire et une religion
minoritaire. Tout dépend de la démographie, facteur déterminant de la
morphologie religieuse qui devient un élément d’appréciation central des
- 422 -
institutions en raison des implications politiques résultant des fluctuations de
population.
Cette distinction entre religion majoritaire et religions minoritaires nous a
permis de fournir un cadre explicatif à l’implication de chacune des religions
dans les procédures contentieuses contemporaines. Il en ressort que le
catholicisme souffre en quelque sorte de son statut de majoritaire au point de
ne pas disposer de véritable intérêt à agir pour contester les réglementations en
vigueur. Pour les religions minoritaires, en revanche, la dimension
contentieuse devient un prolongement de la pratique surtout quand celle-ci va
à l’encontre d’une norme établie.
Nous avons alors plus particulièrement distingué l’islam et le judaïsme
compte tenu de la spécificité des pratiques propres à ces religions. En dépit de
la comparaison constante dont font l’objet les pratiquants de ces deux
religions, nous avons dégagé des différences substantielles quant aux logiques
qui structurent ces deux religions : si le judaïsme essaie de s’inscrire dans la
continuité de 1789, l’islam se situerait davantage dans la logique de nondiscrimination instillée par la Déclaration de 1948.
Nous aboutissons à une réalité sociale pour le moins éclatée, voire
conflictuelle, en raison d’une part d’une forte critique des normes témoignant
d’une inspiration religieuse comme celles sur le mariage ou l’interdiction de
l’euthanasie et d’autre part d’une constante affirmation des minoritaires de
modifier
le
paysage
juridique
selon
leurs
propres
critères.
Parti
méthodologiquement du constat de G. Tarde sur les lois de l’imitation sur la
base du processus de diffusion des jurisprudences, nous avons retrouvé ici la
logique duel social que secrète la logique même de l’imitation. L’expression
de la question religieuse en termes juridiques n’est rien d’autre qu’une
tentative de dés-historiciser les réglementations en vigueur issue de l’influence
- 423 -
directe ou indirecte de la religion majoritaire afin de substituer un autre ordre
des choses inspiré cette fois des pratiques minoritaires. Elle porte en elle une
forme de violence qui témoigne de l’illusion du processus de judiciarisation de
la question religieuse et de la négation de sa dimension politique.
- 424 -
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE
La présente partie avait pour objet d’analyser le fait social précédemment
identifié : d’une part, l’émergence des droits de l’homme comme norme
systématique de référence sur le plan contentieux ; d’autre part, la coïncidence
entre cette modification du cadre juridique et l’expression de l’identité
religieuse en termes de droits de l’homme. En l’occurrence, la grande rupture
contemporaine se situe dans le passage de la référence aux droits de l’homme,
du discours politique et philosophique à une pratique contentieuse
quotidienne.
Pour expliquer cette rupture, nous avons prolongé la démarche
méthodologique exposée : s’interroger sur l’évolution des sens des mots
indépendamment de leur identité ; réfléchir sur le rôle des institutions dans les
mutations sociologiques. Pour cela, nous avons systématisé la rupture
conceptuelle que représente la Déclaration de 1948 dont la Convention
européenne de 1950 est le prolongement direct avec la Déclaration de 1789 à
partir d’une mise en perspective historique de ces textes en prenant pour fil
conducteur la situation des juifs en raison de la référence constante à cette
catégorie de personnes soit pour critiquer, soit pour justifier la logique des
textes précités.
La mise en perspective historique de la Déclaration de 1789 nous a permis
de montrer deux facettes institutionnelles importantes :
- le lien entre droits de l’homme et religion procède de la conception à
l’époque de la notion de religion civile. Celle-ci n’est pas le reflet fonctionnel
- 425 -
des croyances d’une société mais la condition d’homogénéité culturelle de
réalisation des droits de l’homme ;
- l’une des différences entre le contexte américain et le contexte français se
situe précisément, comme l’avait remarqué Tocqueville, dans le rôle et la
place que chacun des pays a décidé d’accorder aux tribunaux dans la vie
quotidienne.
Nous avons ainsi un critère institutionnel pour rendre compte des
différences de traitement des situations et, notamment l’absence de référence
aux droits de l’homme en France dans le contentieux avant au minimum les
années 1960.
Comparativement, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948
utilise un langage commun pour soutenir une logique radicalement différente :
l’individu peut également être un individu religieux ; la nationalité n’a plus
vocation à être liée à la citoyenneté. Ce texte marque le passage d’une
conception politique de la question religieuse à une conception juridique.
Cette évolution constitue à notre avis une véritable rupture : le principe
d’égalité se dédouble en principe de non-discrimination tandis que la
formulation juridique des questions politiques fait émerger une conception
nouvelle de la religion civile comme religion majoritaire en recherche
d’équilibre avec les autres religions minoritaires. Conformément au choix
méthodologique retenu à partir des recherches d’E. Durkheim dans « De la
division du travail », nous avons établi une corrélation entre l’augmentation de
la référence aux droits de l’homme par le prisme contentieux, l’invocation
permanente du principe de non-discrimination et l’accroissement du droit
pénal dans notre société contemporaine. Nous serions donc en présence d’une
mutation profonde distincte en cela d’une simple réaction sécuritaire.
- 426 -
Dans ce cadre, compte tenu non seulement de la radicale nouveauté
introduite par la Déclaration universelle de 1948 mais aussi du contexte
historique dans lequel la référence aux droits de l’homme s’est imposée
comme une norme contentieuse, nous avons essayé de dégager des causes
structurelles pour expliquer cette évolution. Pour cela, nous avons écarté
l’hypothèse d’une instrumentalisation du droit par une catégorie d’individus
en raison du fait que la logique contentieuse consiste précisément pour le
requérant à utiliser les textes en vigueur pour obtenir le résultat qu’il souhaite.
Nous avons retenu, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité et dans une
logique structurale moins centrée sur le contexte historique, deux causes
majeures :
- l’évolution du niveau d’éducation des populations, ce qui permet
d’expliquer comment nous sommes passés d’une référence aux droits de
l’homme quasi-philosophique dénuée de toute portée contentieuse et porteuse
de nombreux contresens historiques à une référence juridique quotidienne ;
- les phénomènes migratoires en ce qu’ils sont d’une part une atteinte à la
condition initiale d’homogénéité des populations pour que les droits puissent
se réaliser et, d’autre part, en ce qu’ils contribuent à alimenter la dynamique
de la Déclaration universelle de 1948 en accentuant la dissociation entre
nationalité et citoyenneté.
Par interaction permanente, les populations migrantes disposent de droits
que les populations originellement présentes sont dans l’obligation de leur
reconnaître. Mis à part le fait que les phénomènes migratoires n’ont cessé de
croître au cours des dernières années, ceux-ci se réalisent dans un contexte
juridique propice à la contestation des normes établies. L’antériorité du texte
de 1948, de la logique qui le sous-tend permet de soutenir que les règles ont
contribué à alimenter la contestation et la création d’autres normes. Nous ne
- 427 -
sommes donc pas dans un processus classique d’adaptation du droit au fait.
Ou plutôt, le droit s’adapte au fait parce que les règles justifient
l’engendrement d’autres règles.
C’est pourquoi, en dernier point, nous avons approfondi l’examen du
contentieux en matière d’identité religieuse pour essayer d’expliquer le poids
de chacune des religions dans le processus que nous avons qualifié de
dissémination de droits de l’homme à partir des thèses de J. Derrida et du lien
que celui-ci a établi entre invocation des droits de l’homme et finalement
irresponsabilité. Pour paraphraser C. Bouglé en substituant droits de l’homme
aux termes idées égalitaires, « en découvrant les conditions sociologiques du
succès des idées égalitaires droits de l’homme, nous n'avons pas encore
prouvé que ces idées sont justes ; mais nous avons donné, du moins, la mesure
de leur puissance » 553.
Nous sommes partis pour cela de l’approche de morphologie religieuse
définie par M. Halbwachs pour dégager, compte tenu de la mutation de la
conception de la religion civile, l’enjeu, même dans un régime laïc de
distinguer la religion majoritaire des religions minoritaires. A partir de cette
distinction, nous avons pu montrer la spécificité que l’islam joue dans le
processus d’invocation des droits de l’homme pour faire valoir ses prétentions
religieuses ainsi que les dangers inhérents à l’adoption politique d’un discours
fondé implicitement sur les lois de l’imitation. Contrairement aux apparences,
judaïsme et islam renvoient à deux logiques différentes : celle de 1789 et celle
de 1948. L’évolution de ces deux religions reflète en creux les mutations de la
société française.
553
C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, ed. uqac, p. 120.
- 428 -
Bien évidemment, la démonstration à partir des grands courants religieux
conduit à ignorer les nuances qui peuvent traverser chacun ainsi que les
comportements et réactions des différents pratiquants. C’est d’un côté
l’ambivalence de l’approche institutionnelle retenue – il se dégage un
relativisme religieux résultant de l’approche juridique ; de l’autre, lorsqu’un
requérant se prévaut d’une norme religieuse, il englobe dans la formulation de
sa prétention tous les adeptes de sa religion.
Reste que l’identification du fait social sur la base de sa dimension
juridique, l’identification de l’expression religieuse par le prisme des droits de
l’homme nous a permis de mettre à jour une mutation d’ensemble des
relations sociales autour des piliers suivants :
- le principe de non-discrimination ;
- la pénalisation croissante des relations sociales pour maintenir l’illusion de
valeurs communes ;
- un processus de dépolitisation de la question religieuse nouveau et inédit
au regard de l’histoire des religions en France par le recours systématique à
l’argumentation juridique : ce processus de dépolitisation n’est rien d’autre
qu’une tentative dés-historicisation de la place des religions en France qui
masque un conflit structuralement lié à la dynamique des lois de l’imitation
identifiées par G. Tarde, dont les tenants et aboutissants ne sont pas forcément
formulés.
Parti des conceptions de Tarde sur les transformations du droit pour
compléter l’approche initiée par Durkheim des systèmes juridiques en prenant
en compte la dynamique contentieuse et jurisprudentielle, nous retrouvons cet
auteur pour expliquer cette fois la logique de duel résultant de l’expression de
valeurs antagonistes. Par delà, cette dynamique, nous voudrions essayer à
- 429 -
présent de dégager les caractéristiques d’une société dans laquelle les droits de
l’homme servent aussi bien à contester un contrôle fiscal qu’à faire valoir son
identité religieuse. C’est tout l’enjeu de la distinction entre société du litige et
société du différend.
- 430 -
TROISIEME
PARTIE : ESSAI DE SYSTEMATISATION
SOCIETE DU LITIGE ET SOCIETE DU DIFFEREND
:
A partir de l’identification d’un fait social dégagé tant d’une évolution des
textes que d’une quantification du contentieux relatif à l’expression de
l’identité religieuse en termes de droits de l’homme, nous avons montré que
cette propagation des droits de l’homme que nous avons désigné par le terme
de dissémination a un impact sur l’ensemble des règles de droit et plus
particulièrement sur le droit pénal. Cette évolution du droit pénal nous a déjà
conduit à rappeler que la conception de l’anomie développée par E. Durkheim
reste encore aujourd’hui dotée d’une forte pertinence car elle pose
expressément la question de l’acculturation comme facteur contribuant à créer
et maintenir cet état social.
Nous voudrions à présent systématiser les caractéristiques de la mutation
d’ensemble du droit précédemment exposée. Notre analyse se fonde sur
l’hypothèse durkheimienne selon laquelle l’analyse du droit positif est un
élément central de l’analyse sociologique. Cette hypothèse a pour corollaire
que « nous pouvons (donc) être certains de trouver reflétées dans le droit
toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale… le droit reproduit tous
ceux qui sont essentiels, et ce sont les seuls que nous ayons besoin de
connaître» 554. (c’est nous qui soulignons en raison de l’hypothèse retenue dans
cette recherche de renverser les perspectives). Pour E. Durkheim, les mœurs
ne sauraient contredire le droit ; l’évolution du droit pénal sert de révélateur
554
E. Durkheim, De la division du travail social, 1894, ed. uqac, p. 55.
- 431 -
d’une mutation de la solidarité dans les sociétés modernes : le passage d’une
solidarité mécanique à une solidarité organique. L’analyse du droit est
prépondérante sans que l’auteur nous permette de mesurer clairement
l’interaction et la causalité entre l’existence de la règle et la production du fait
social, idée parfaitement exprimée par l’emploi du mot « reflet ».
Notre réflexion sur la causalité et sur l’influence des normes sur les
comportements nous a conduits à élaborer une systématisation à partir des
normes elles-mêmes plutôt que d’une hypothèse sous-jacente susceptible
d’expliquer la mutation observée – le reflet n’est que la perception de l’image
que l’on veut bien voir et fluctue naturellement selon les perspectives
adoptées. Cette démarche est doublement justifiée à l’aune même des
présupposés durkheimiens pour deux raisons : d’une part, la sociologie de
Emile Durkheim ignore la dynamique juridique résultant du contentieux et de
l’appropriation des normes par les individus ; d’autre part, l’analyse proposée
reste tributaire de son époque : l’auteur écarte par principe l’organisation
internationale et limite la qualification d’institution juridique aux seules
organisations nationales555.
Or, il n’est plus possible de maintenir à l’écart de la production du fait
social les organisations internationales. Si changement social il y a, c’est
précisément parce qu’il y a eu extension à l’international d’une logique
politique auparavant circonscrite au domaine national : les droits de l’homme.
555
Cf E. Durkheim, idem, note 1, p. 28 ed. uqac : « Nous n'avons pas à parler de l'organisation
internationale qui, par suite du caractère international du marché, se développerait nécessairement
par-dessus cette organisation nationale; car, seule, celle-ci peut constituer actuellement une
institution juridique. La première, dans l'état présent du droit européen, ne peut résulter que de
libres arrangements conclus entre corporations nationales ».
- 432 -
Le changement peut ici être comparé à celui identifié par K. Polanyi dans « La
grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre
temps » : « l’étalon-or fut purement et simplement une tentative pour étendre
au domaine international le système du marché intérieur » 556. L’effondrement
de l’un a entraîné l’effondrement de l’autre.
Cette extension des droits de l’homme a également correspondu à un
passage d’une conception politique à une conception juridique qui, elle-même
a facilité l’identification de l’individu à partir de sa religion. Compte tenu du
fait que nous partons de textes disposant d’une certaine ancienneté et que la
logique juridique neutralise délibérément les évolutions sociales, il est difficile
d’envisager un fait social susceptible d’expliquer le processus causal de cette
évolution.
Soutenir que l’extension des droits de l’homme serait co-extensive à celle
du marché à la suite de l’effondrement du communisme correspond à une
conception occidentale des droits de l’homme : elle ignore les références
religieuses présentes dans les chartes régionales ainsi que les différences entre
les religions en matière d’adoption ou de rejet des processus de rationalité
propres à l’extension du marché557.
Soutenir que nous serions en présence d’une prise de conscience de
l’humanité à la suite de catastrophes écologiques dont nous trouverions
également
556
des
manifestations
dans
l’expression
contemporaine
des
K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps,
Gallimard, 1983, préf. L. Dumont, spéc. p. 21.
557
Cf le numéro spécial de Archives de sciences sociales des religions, n°127, 2004, Max Weber, la
religion et la construction du social.
- 433 -
préoccupations environnementales permet d’expliquer pourquoi nous nous
référons à présent à une Déclaration dite universelle. Elle conforte en outre la
disjonction entre citoyenneté et nationalité par le qualificatif de citoyen du
monde ou de la planète. L’approche n’en reste pas moins partielle pour rendre
compte de la généralisation des droits à toutes les catégories de population tant
individuelles que collectives à l’image des enfants ou des minorités ainsi que
de la diversité des contentieux dans nos sociétés occidentales résultant de
l’invocation des droits de l’homme.
Autrement dit, le contexte textuel qui s’étale sur plus de 50 ans et continue
de croître ne prend une cohérence a postériori qu’à notre époque tandis que la
diversité des textes qui le compose oblige à recourir à de multiples paramètres
pour définir un fait susceptible d’assurer la jonction entre eux. Si idéologie
dominante en la matière il y a, encore faut-il en relativiser la portée. Pour
reprendre la critique radicale de P. Veyne à laquelle nous souscrivons,
« l’idéologie répond, chez les uns, au besoin incoercible de justifier et, chez
l’autre, à celui de se justifier »558. Si en plus on s’en tient à la problématique
religieuse, la situation est en outre d’autant plus paradoxale que les enquêtes
sur le degré de croyances des individus même menées à l’échelon mondial
sont loin de témoigner d’une résurgence de la religion559. Tout au moins peuton constater que le concept d’anomie a pu servir pour rendre compte
558
P. Veyne, Le pain et le cirque, sociologie historique d’un pluralisme politique, Seuil 1995, p.
615. L’auteur poursuit par un long développement qui commence de la manière suivante : « cessons
d’avoir à l’esprit l’image dualiste d’un miroir ou d’un masque. »
559
Cf Sondage Gallup, 20 août 2012. 59 % de la population de la population mondiale considère
que la religion est très importante dans leur vie.
- 434 -
également des relations internationales560. La logique d’auto-engendrement des
normes constitue enfin un obstacle à l’identification d’un fait d’origine
internationale dont l’identification serait susceptible de rendre compte du
substrat dont le droit serait le reflet.
L’approche retenue par E. Durkheim se concentre d’ailleurs principalement
sur une branche du droit, le droit pénal et n’aborde que de façon incidente les
autres catégories de règles juridiques. La diversité des hypothèses dans
lesquelles les droits de l’homme sont invoqués obligerait plutôt à dégager un
fait social dont le caractère polymorphe réduirait l’intérêt pratique. C’est un
peu comme si la dimension « unidimensionnelle » résultant d’une perception
par le prisme des droits de l’homme la rendait irréductible à tout fait social en
raison de la tension permanente entre droit, morale et politique diffractée par
cette notion. Une interprétation trop univoque ne peut ici intervenir que sur la
base d’une confusion entre ces trois champs distincts et conforter l’auteur qui
l’émet dans sa position de déchiffreur de l’idéologie dominante. Nous
estimons donc que ces limites générales mais aussi propres tant à notre objet
d’étude qu’au postulat de retenir comme origine causale déterminante
l’existence des textes pour expliquer les comportements, justifie que nous
limitions notre systématisation sur la base de la tension issue de la plurivocité
des droits de l’homme.
Cette plurivocité découle précisément de la mutation de questions politiques
comme la question religieuse en question juridique ainsi que de la dimension
éminemment morale d’une prétention religieuse exprimée sous le vocable
droits de l’homme. Il en résulte un changement de la perception du
560
B. Badie, La diplomatie des droits de l’homme, Fayard, 2002, p. 317.
- 435 -
contentieux qui traduit une mutation sociale : le passage d’une société du litige
à une société du différend.
Les termes litige et différend sont présents dans le code civil à propos du
contrat de transaction, c’est-à-dire du contrat « par lequel les parties terminent
une contestation née, ou préviennent une contestation à naître » (article
2044). L’enjeu de ce contrat, c’est de mettre fin au différend entre les parties,
« les transactions ne règlent que les différends qui s'y trouvent compris »
(article 2048). Le différend, grâce à la transaction, ne devient pas un litige et
perd sa dimension polémogène.
Par delà ces définitions formelles, la distinction entre différend et litige
procède surtout, dans le cas présent, de la conceptualisation du philosophe J.F. Lyotard dans son livre intitulé « Le différend » : « à la différence d’un
litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne
pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement
applicable aux deux argumentations» 561. Le concept de différance propre à J.
Derrida nous a semblé moins pertinent562. Il présente une telle plasticité qu’en
dépit de son rattachement au processus de dissémination que nous avons
emprunté à cet auteur, ce n’est qu’accessoirement qu’il peut signifier la
logique de différend. En revanche, nous soulignerons dans la continuité de la
référence à M. Foucault qui irrigue la présente recherche, que cet auteur avait
théorisé dès 1980 ce qui, maintenant, constitue une évidence dans la pratique
judiciaire : « Ce n’est pas parce qu’il y a des lois, ce n’est pas parce que j’ai
561
J.-F. Lyotard, Le différend, ed. Minuit, 1983, p. 9.
562
Cf J. Derrida, La dissémination, Seuil, 1973, p. 12 : « La différance est un mouvement productif
et conflictuel, irréductiblement disséminant, qui inscrit les contradictions sans les relever ».
- 436 -
des droits que je suis habilité à me défendre ; c’est dans la mesure où je me
défends que mes droits existent et que la loi me respecte. C’est donc avant tout
la dynamique de la défense qui peut donner aux lois et aux droits une valeur
pour nous indispensable. Le droit n’est rien s’il ne prend vie dans la défense
qui le provoque ; et seule la défense donne, valablement, force à la loi. Dans
l’expression « Se défendre », le pronom réfléchi est capital. Il s’agit en effet
d’inscrire la vie, l’existence, la subjectivité et la réalité même de l’individu
dans la pratique du droit ».
Deux éléments du livre de J.-F. Lyotard justifient notre essai de
systématisation sur la base des définitions posées par cet auteur :
- l’auteur identifie la logique du différend à partir des argumentations
développées devant le juge lors du procès de R. Faurisson à la suite de la
publication par celui-ci d’ouvrages révisionnistes – nous sommes donc
clairement dans une logique contentieuse à propos d’une situation relative aux
juifs, soit l’élément que nous avons caractérisé comme étant critique et
révélateur de la difficulté d’articulation des logiques sous-jacentes aux textes
relatifs aux droits de l’homme ;
- l’auteur effectue une analyse de la Déclaration de 1789 qui en révèle toute
l’ambigüité politique : « le clivage du destinateur de la Déclaration en deux
entités, nation française et être humain, correspond à l’équivocité de la
phrase déclarative : elle présente un univers philosophique et coprésente un
univers historico-politique. … Désormais, on ne saura plus si la loi ainsi
déclarée est française ou humaine, si la guerre menée est de conquête ou
d’émancipation… La confusion permise par les Constituants et promise à se
- 437 -
propager à travers le monde historico-politique fera de tout conflit national
ou international un différend insoluble sur la légitimité de l’autorité »563 .
J.-F. Lyotard éclaire ainsi la tension permanente qui structure ce texte dans
le champ politique. Son déplacement dans le champ juridique avec, depuis
1948, l’ajout du champ lexical de l’universel transpose à l’identique cette
tension. C’est en cela que le litige devient différend : les personnes
convaincues de leur bon droit ne peuvent admettre la décision qui les
condamne. Une personne qui inscrit son action en justice dans une logique
d’expression de l’identité religieuse se réfère à un ordre transcendant peu
compatible avec sa manifestation mondaine. La société du différend, c’est un
peu comme si le juge devait trancher en permanence le conflit entre Antigone
et Créon, soit la hantise de Hegel lorsqu’il commente dans « la
phénoménologie de l’esprit » la pièce de théâtre de Sophocle.
En cela, dire que le fait social identifié, la judiciarisation permanente et
systématique des droits de l’homme même en matière religieuse, est révélateur
d’une mutation d’ensemble de la société, marque l’aboutissement de notre
démarche : le contentieux n’est pas le simple reflet des évolutions sociales ;
c’est le moyen d’identifier une mutation sociale dont la judiciarisation est
l’élément le plus caractéristique.
Pour cela, nous privilégierons dans un premier temps une approche
institutionnelle pour distinguer une société du différend d’une société du litige
(chapitre 1er). Dans un second temps, nous montrerons que la tension entre
homme et nation propre à la Déclaration de 1789 s’est déplacée avec la
Déclaration universelle de 1948 au point d’ériger l’universel comme cause de
563
Idem p. 212.
- 438 -
différend, ce qui nous amènera à exposer une approche substantielle de la
distinction entre société du litige et société du différend (chapitre 2nd). Une
fois ces distinctions établies, nous proposerons une typologie des pratiques
religieuses en fonction de la manière dont les individus perçoivent les règles
institutionnelles.
A chaque fois nous évoquerons les éventuelles implications sur l’évolution
du droit positif du passage d’une société du litige à une société du différend.
Cette approche ne doit pas surprendre : elle constitue un corollaire logique de
l’analyse sociologique d’un phénomène juridique dont on trouve, peut-être
l’exemple le plus éclatant chez P. Fauconnet. Il est vrai que pour cet auteur, la
réflexion sur le droit ne se réduit pas à une simple réflexion sur son
instrumentalisation ou l’arbitraire de sa mise œuvre564.
Ainsi, cet auteur démontrait que les règles en matière de responsabilité
pénale conjuguées à la nouvelle réalité sociale des groupes sociaux justifiaient
que le principe de responsabilité pénale soit étendu aux personnes morales – la
réforme du droit positif sur ce point n’interviendra qu’en 1994. Nous
montrerons que l’articulation du droit dans la société du différend a pour
564
P. Fauconnet, La responsabilité, étude sociologique, 1928, ed. uqac, p. 315. « Nous sommes
aujourd’hui tout pénétrés de cette idée que les groupes sociaux ont une conscience, donc une
personnalité et une volonté distinctes de celles de leurs membres. Il n’y a donc aucune raison
théorique pour qu’on leur refuse l’aptitude à délinquer. Et comme, d’autre part, les associations de
toute nature ont repris dans les sociétés contemporaines un rôle important, il est de plus en plus
nécessaire de reconnaître, comme contrepartie à la liberté et aux droits toujours plus étendus que
nous leur accordons, leur responsabilité pénale. Aussi un mouvement doctrinal très important, dont
on peut prévoir qu’il entraînera la jurisprudence et la législation, s’est-il produit en Allemagne,
puis en France, dans les dernières années du XIXe siècle ». (c’est nous qui soulignons : le droit
dispose d’une force créatrice qui peut anticiper des changements qui interviendront bien plus tard).
- 439 -
corollaire le nécessaire engendrement d’autres règles pour compléter le nouvel
édifice d’une société multiculturelle.
- 440 -
CHAPITRE PREMIER : ELEMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIETE DU
LITIGE
ET
SOCIETE
DU
DIFFEREND
:
L’APPROCHE
INSTITUTIONNELLE
Nous voudrions ici exposer les caractéristiques des sociétés modernes ou
« post-modernes » pour reprendre le qualificatif de J.-F. Lyotard sur la base de
la distinction entre litige et différend. En somme, la post-modernité commence
quand les droits de l’homme quittent le champ politique pour le champ
juridique, perdent leur statut de « grand récit » pour devenir des règles
apparemment comme les autres. Tant que les textes étaient hors du champ
juridictionnel, ils alimentaient « le grand récit » par l’ambigüité politique susrappelée, ce qui nous renvoie au temps des prophètes décrit par l’écrivain P.
Benichou ; une fois dans le champ contentieux, ils ne sont plus que
l’expression de la privatisation des intérêts du plaignant qui se drape dans sa
dignité pour justifier son action en justice et étend les conditions
d’appréciation de la recevabilité de son intérêt à agir.
Qui dit différend, dit société post-moderne, référence conceptuelle qui nous
paraît plus adéquate que celle d’ultra-modernité proposée par J.-P. Willaime.
La description qu’en donne l’auteur lui-même est d’ailleurs loin d’être d’une
clarté saisissante : « L’ultramodernité, c’est toujours la modernité, mais la
modernité désenchantée, problématisée, autorelativisée. En parlant de
sécularisation de la modernité, nous entendons désigner un processus de
désacralisation de la modernité, de démythologisation d’institutions centrales
de la modernité comme le travail, le politique, la famille, l’éducation (…)
C’est donc l’hypersécularisation de l’ultramodernité qui permet un certain
- 441 -
retour du religieux »565. A supposer que l’on identifie l’hyper par rapport au
mouvement simple et l’ultra par rapport au modèle de base, tout cela ne
permettrait d’appréhender qu’un « certain retour du religieux », étant entendu
que cela présuppose que celui-ci se fût absenté. Paradoxalement, alors que J.P. Willaime ne rechigne pas à citer des auteurs habituellement classés dans la
catégorie des philosophes, il ne discute pas la pertinence de l’ultramodernité
comparée à la notion de post-moderne développée par le philosophe J.-F.
Lyotard qui a le mérite d’être, à notre avis, plus facilement maniable.
Sur la base d’un critère simple – la distinction entre le litige et différend
avec pour caractéristique majeure le passage d’un texte politique dans le
domaine contentieux, l’identification de ce basculement nécessite au préalable
de revenir succinctement sur la distinction entre droit et politique en raison de
précisément de la mutation de la problématique religieuse d’une question
politique en question juridique. Nous distinguerons à ce titre la juridicisation
des relations sociales de la judiciarisation des relations individuelles (section
1). Cette mise au point effectuée, nous montrerons en quoi la dimension
contentieuse inhérente à la société du différend a pour corollaire une mutation
du rôle du droit pénal, d’un droit des situations pathogènes à un droit de
résolution des conflits quotidiens (section 2).
A chaque fois, nous essaierons de situer cette distinction entre société du
litige et société du différend à l’aune des différences dans l’analyse du lien
social entre E. Durkheim et M. Weber afin d’approfondir l’axe
méthodologique choisi : le droit n’est pas uniquement le reflet des valeurs
565
J.-P. Willaime, La sécularisation : une exception européenne ?. Retour sur un concept et sa
discussion en sociologie des religions, Revue française de sociologie, n°47, 2006 p. 755-783, spec.,
p. 777.
- 442 -
d’une société ; il en est l’élément structurant à l’aune duquel il est possible
d’identifier une nouvelle manière d’exposer les caractéristiques des sociétés.
SECTION 1 : DE
LA JURIDICISATION DES RELATIONS SOCIALES A LA
JUDICIARISATION DES RELATIONS INDIVIDUELLES
Le passage de la société du litige à la société du différend procède du rôle
nouveau attribué aux juges pour se prononcer sur des questions dont la
technicité formelle masque en fait de vrais choix de société. C’est ce que nous
voudrions décrire à travers les termes juridicisation des relations sociales
résultant de l’intervention étatique toujours plus grande dans le quotidien et
ceux de judiciarisation : le juge est le réceptacle des conflits.
Ce basculement, parce qu’il porte sur la place respective des institutions au
sein de la séparation des pouvoirs, remet au cœur du débat sociologique la
difficulté de distinguer entre droit et politique (paragraphe 1) ; il oblige
également à s’interroger sur le fonctionnement actuel de l’institution judiciaire
(paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : RETOUR SUR LA DISTINCTION ENTRE DROIT ET POLITIQUE
L’analyse des pratiques contentieuses a montré une évolution de la
perception des textes relatifs aux droits de l’homme par les individus,
évolution que nous avons qualifiée de mutation du domaine politique vers le
domaine juridique. Cette qualification permet d’identifier une caractéristique
de la société du litige par rapport à celle du différend : la contestation de la
suprématie législative au nom de l’intérêt individuel est à présent possible
devant l’ensemble des juges, ce qui place tout juge en position de trancher une
question politique sous des habits juridiques. Autrement dit, l’émergence
d’une solidarité organique a eu pour corollaire une plus grande intervention
étatique, ce que nous appelons la juridicisation ; l’avènement d’une société du
différend déplace le centre du pouvoir vers le juge et se caractérise par une
- 443 -
judiciarisation dans laquelle les questions de principe sont à présent traitées
par le juge. Ce changement politique, au sens fort du mot en tant que
rééquilibrage institutionnel, introduit des nuances importantes dans l’approche
du droit et de la politique proposée à l’origine par M. Weber et E. Durkheim.
La différence dans la perception du droit comme objet sociologique entre
M. Weber et E. Durkheim a pour corollaire une perception différente du
politique. E. Durkheim, si on en croit un auteur, réifie l’Etat « en faisant de lui
l'incarnation de la seule rationalité, (…) ne parvient plus à élaborer une
sociologie du pouvoir politique »
566
. L’analyse de l’Etat en tant que tel
proposée par E. Durkheim reflète précisément la confusion progressive propre
à l’époque moderne entre le domaine étatique et le domaine juridique :
« Tandis qu'autrefois l'activité militaire était presque perpétuellement en
exercice, aujourd'hui la guerre est devenue un état exceptionnel. Au contraire
c'est l'activité juridique qui est devenue presque continue. Les assemblées, les
conseils où les lois s'élaborent ne vaquent, pour ainsi dire, jamais. En tous
temps on voit le volume des Codes s'enfler progressivement ; ce qui prouve
que le droit pénètre dans des sphères de la vie sociale d'où il était
antérieurement absent, et y pénètre de plus en plus profondément, soumettant
à son action toutes sortes de relations qui lui étaient soustraites. C'est ainsi
que l'on a vu progressivement se constituer le droit domestique, le droit
contractuel, le droit commercial, le droit industriel, c'est-à-dire (l'État)
intervenir dans la vie de la famille, dans les rapports contractuels, dans les
relations économiques. Et chacun de ces codes spéciaux va de la même
566
P. Birnbaum, La conception durkheimienne de l'Etat : l'apolitisme des fonctionnaires, in Revue
française de sociologie, 1976, pp. 247-258, spec. p. 248-249..
- 444 -
manière étendre toujours plus loin son influence567 ». (c’est nous qui
soulignons le mot presque pour mettre en évidence la difficulté conceptuelle
d’envisager une absorption du politique par le juridique). Cette absorption de
l’Etat par le juridique a fondé les travaux de L. Duguit, collègue d’E.
Durkheim à la faculté de Bordeaux et la tentative par celui-ci de dégager une
conception objective du service public pour dépolitiser l’intervention étatique.
Ces différents travaux, cette école du service public, a illustré indirectement ce
refus du politique en traitant de façon simultanée la question du service public
et celle des finances publiques comme si ces champs universitaires
n’interagissaient pas les uns sur les autres568. Cela ne signifie pas que la
politique est absente de l’œuvre d’E. Durkheim ni que l’œuvre en soi n’est pas
porteuse d’une conception du politique569. Tout au moins est-il possible de
soutenir que cette conception n’a pas été déterminante dans la réception de
l’œuvre.
D’ailleurs, une lecture croisée de l’œuvre de L. Duguit avec celle d’E.
Durkheim permet de montrer que, dans le droit fil du contexte historique de
l’époque précédemment exposé, les droits de l’homme ne sont pas considérés
567
E. Durkheim, L’Etat, 1900-1905 ?, ed mise en ligne uqac, p. 6.
568
Cf R. Hertzog, Essai sur la notion de gratuité du service public, th Strasbourg, 1972.
569
Cf B. Lacroix, Durkheim et le politique, FNSP, 1981. L’importance du recours à la psychanalyse
pour rendre compte de l’œuvre et de la place qu’y occupe le politique revient à décontextualiser les
débats de l’époque dont on trouve l’expression la plus flagrante dans les ouvrages de L. Duguit.
Nous renverrons une nouvelle fois à C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine
(1935), ed. uqac pour un aperçu des conceptions de L. Duguit et leurs liens avec la sociologie d’E.
Durkheim.
- 445 -
comme une donnée intrinsèque du droit positif570. A l’époque, comme cela
ressort de la généalogie que nous avons établie, il est usuel de distinguer le
principe d’égalité des droits de l’homme à proprement dit au point de conduire
le juriste L. Duguit à les écarter radicalement du droit positif pour privilégier
une approche en terme de droit objectif, soit le pendant de l’analyse des faits
sociaux considérés comme des choses571.
Comparativement, le droit est davantage autonomisé dans l’optique retenue
par M. Weber, ce qui permet à cet auteur d’une part de dégager une typologie
des phénomènes de domination, d’autre part de mettre l’accent sur une
distinction cardinale entre droit et politique : la légalité et la légitimité,
distinction dont l’œuvre du juriste controversé C. Schmitt atteste dans un
ouvrage précisément intitulé « Légalité et légitimité » écrit en 1919 et traduit
en français en 1936. En cela, si L. Duguit est le versant juridique de la
sociologie d’E. Durkheim, C. Schmitt est le prolongement juridique de la
sociologie de M. Weber. Ou du moins, compte tenu des discussions savantes
sur le sujet, les deux œuvres peuvent légitimement faire l’objet d’une lecture
croisée quitte à les opposer572. C. Schmitt est aussi le juriste qui a dénoncé
l’invocation des droits de l’homme dans la logique politique en raison du
danger que présentait le renforcement de la légitimité des interventions
militaires – il avait ainsi perçu l’ambivalence des droits de l’homme liée à la
570
Sur les liens entre E. Durkheim et L. Duguit, cf F. Soubiran-Paillet, Juristes et sociologues
français d'après-guerre : une rencontre sans lendemain. Genèses, 41, 2000. pp. 125-142.
571
L. Duguit, L'État, le Droit objectif, la loi positive, Dalloz, 2003, préf. F. Moderne.
572
Cf C. Colliot-Thelène, Le désenchantement de l’Etat, de Hegel à Max Weber, ed. Minuit, 1992.
- 446 -
tension qu’ils génèrent entre droit et morale573. L’œuvre des pères fondateurs
de la sociologie moderne ne renvoie ainsi pas seulement à une manière de
percevoir le droit ; elle porte en elle une conception du politique ou plutôt, la
difficulté d’autonomiser le politique par rapport au juridique. A sa manière,
Luhmann essaie de désamorcer la difficulté de distinguer politique et droit en
mettant l’accent sur la logique des systèmes juridiques et leur propension à
rendre impossible le décisionnisme anti-juridique des thèses de C. Schmitt.
Ce point rappelé, qui dit différend ne doit cependant pas être confondue
avec l’extension de « la guerre des dieux » décrite par M. Weber dans le
champ juridique : « que la vie a en elle-même un sens et qu'elle se comprend
d'elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre
eux ou, en 'évitant la métaphore, elle ne connaît que l'incompatibilité des
points de vue ultimes possibles, l'impossibilité de régler leurs conflits et par
conséquent la nécessité de se décider en faveur de l'un ou de l'autre 574».
D’une part, ce constat n’a pas forcément de conséquence pratique en matière
de discussion des valeurs575 ; d’autre part, à l’époque, M. Weber continue de se
573
C. Schmitt, La question clé de la Société des Nations. Le passage au concept de guerre
discriminatoire, Paris, Pedone, 2009.
574
M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 25.
575
Jean-Marc Tétaz, « Sens objectif ». La fondation de l’interprétation du sens de l’agir social dans
une théorie philosophique du sens, Archives de sciences sociales des religions, n°127, 2004, p. 167197, spec. p. 180 : « Une telle éthique n’est pas une éthique qui récuserait tout choix de valeur, au
profit exclusif d’un réalisme désabusé. Ce qu’elle refuse, c’est une forme d’engagement pour
laquelle la fidélité à une valeur (ce que Weber appelle la Gesinnung) dispense de toute discussion
des conséquences pragmatiques de cette option axiologique inconditionnelle. C’est ici qu’intervient
à nouveau « l’interprétation des valeurs ». Bien qu’elle soit incapable de prescrire la valeur à
laquelle l’individu doit se « vouer », elle peut éclairer son choix en dégageant les conséquences
- 447 -
référer à une conception du droit fondée précisément sur une logique de litige
dans laquelle les avocats jouent en quelque sorte les intercesseurs du conflit
pour précisément favoriser une solution qui sera acceptée par les deux parties
faute pour elles finalement de disposer d’une arme de contestation. A
plusieurs reprises, l’auteur décrit le rôle central des avocats et des juristes dans
le processus de rationalisation qu’a connu l’Occident. Ainsi, « sans ce
rationalisme juridique on ne pourrait comprendre ni la naissance de
l'absolutisme royal ni la grande Révolution »
576
. L’auteur de poursuivre :
« Depuis cette époque, l'avocat moderne et la démocratie ont partie liée » 577.
Pour conclure dans une logique de litige – mais il est vrai que la répartition
des compétences entre pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs repose
implicitement sur l’idée que le juge n’est que la bouche de la loi – « Sans nul
doute il peut faire triompher et donc « gagner » techniquement une cause dont
les arguments n'ont qu'une faible base logique et qui est par conséquent,
logiquement « mauvaise », mais il est aussi le seul à pouvoir faire triompher
et donc « gagner » une cause qui se fonde sur des arguments solides et par
conséquent « bonne » en ce sens »
578
.
Dans ce cadre conceptuel, nous retrouvons donc la nécessité de croiser les
deux approches pour rendre compte de l’évolution sociale contemporaine. Pas
de doute en effet du caractère utile de la perspective durkheimienne : nous
assistons bien à la poursuite de la dynamique de juridicisation de la société par
inévitables d’une fidélité inconditionnée à telle valeur. Elle fournit ainsi des arguments objectifs
pour une discussion rationnelle sur les choix axiologiques ».
576
M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 42.
577
Id, p. 43.
578
Ibid.
- 448 -
le prisme des droits de l’homme – les relations sociales s’imprègnent toujours
davantage de règles de droit. La différence de taille qui oblige à reprendre la
question de la distinction entre politique et juridique, c’est que le constat de
cette juridicisation s’effectue sans que soit pris en compte la judiciarisation,
c’est-à-dire la transformation contentieuse des règles. En outre, même si le
constat d’un éclatement toujours plus grand des disciplines juridiques en
fonction de leur objet reste plus que jamais pertinent, il n’en est pas moins
insuffisant pour expliquer le recours aux droits de l’homme.
La différenciation propre à la division du travail se traduit toujours
davantage par une complexification des règles, si ce n’est que les règles
désormais s’articulent autour des droits de l’homme dans une dynamique
d’autopoïèse par leur logique contentieuse et non plus comme des
excroissances du droit civil. Pour le dire autrement, la juridicisation peut bien
être liée au processus de différenciation propre à la division du travail : elle
s’inscrit dans une logique de litige car la loi, incarnation de l’intérêt général,
est supposée suffisante pour régir les intérêts en présence.
A l’inverse, le processus de judiciarisation témoigne d’une rupture avec une
conception absolue de la loi dans laquelle il est possible de contester la
suprématie même du législateur. La légitimité du droit contre la légalité de la
règle pour reprendre la distinction de M. Weber ; la légitimité des droits de
l’homme contre l’autorité du législateur. Le bouleversement contemporain
dépasse toutefois la simple approche en droits subjectifs proposée par M.
Weber. L’individu n’a pas uniquement des droits dont il demande
judiciairement la reconnaissance ; il dispose d’une légitimité à s’affirmer
quitte pour cela à demander que la loi soit écartée. La religion radicalise cette
demande en ce qu’elle propose la substitution d’une norme religieuse à la
norme contestée.
- 449 -
Pour reprendre le critère du droit identifié par A. Kojève, il y a phénomène
juridique quand un conflit donne lieu à l’intervention d’un tiers impartial et
désintéressé, en l’occurrence un juge. La mutation des droits de l’homme du
politique en juridique signifie que ces textes ont trouvé des juges. L’histoire
institutionnelle en France n’est rien d’autre que l’extension du nombre des
juridictions susceptibles d’accueillir des prétentions soutenant une violation
des droits.
Hormis quelques cas résiduels devant le juge pénal durant la décennie
1960-1970579, le seul juge en France susceptible de se référer à la Déclaration
des droits de l’homme de 1789 était à l’origine le Conseil constitutionnel.
Nous rappellerons qu’à ses débuts, cet organe avait pour seule mission
d’assurer le respect des compétences entre le pouvoir réglementaire et le
pouvoir législatif. La loi en tant qu’expression de la volonté générale n’avait
plus forcément vocation à régenter tous les domaines. Il faudra attendre 1971
pour que cette juridiction découvre la Déclaration des droits de l’homme et le
préambule de la Constitution de 1946 pour étendre son contrôle de
constitutionnalité et passer d’un contrôle formel à un contrôle substantiel.
Pour la petite histoire, à l’époque, le Conseil est saisi par un homme classé
politiquement à droite, A. Poher, président du Sénat et l’une des rares
personnes habilitées par la Constitution à soumettre une loi à l’appréciation du
Conseil. Tous les membres du Conseil ont été nommés soit par le président de
579
Cf P Ferot, La Présomption d'innocence : essai d'interprétation historique, Th Lille, 2007, spéc.
370-395 : cette thèse démontre que la présomption d’innocence, supposé principe cardinal de la
procédure pénale, n’est apparue dans le contentieux et dans les textes que très tardivement : ce
principe commence à être conceptualisé au début du XXème siècle pour véritablement prendre
figure contentieuse après la seconde guerre mondiale.
- 450 -
la République, en l’occurrence C. de Gaulle et ceux de l’Assemblée nationale
et du Sénat – soit G. Monnerville ou J. Chaban-Delmas. L’affaire à l’origine
du revirement de jurisprudence porte sur une restriction à la liberté
d’association à la suite d’un conflit opposant J.-P. Sartre au gouvernement
après l’interdiction d’un communiqué du Front homosexuel d’action
révolutionnaire. Dans ce contexte politique tendu, aucun élément ne permettait
d’anticiper le revirement de jurisprudence. L’idéologie dominante, si tant est
qu’il soit possible d’en identifier une, se caractérise politiquement par un
Parlement issu des élections post-1968 massivement en faveur du pouvoir en
place et socialement par la prégnance d’idées marxistes révolutionnaires
d’inspiration maoïste dont le respect pour la règle de droit est loin d’être une
priorité580. On mesure ici l’autonomie du champ juridique par rapport aux
autres champs et la manière dont, progressivement il en arrive à conditionner
la dynamique des autres champs : les revirements de jurisprudence peuvent
intervenir indépendamment du cadre socio-politique dans lequel ils se
manifestent581.
A partir de ce revirement, l’invocation des droits de l’homme est devenue
un moyen de censure qui s’est d’autant plus facilement étendu que la saisine
de cette juridiction a été ouverte à 60 parlementaires en 1974. Pourtant,
l’évènement passe pour le moins inaperçu dans l’écriture de l’histoire
580
581
F. Martel, Le rose et le noir : les homosexuels en France depuis 1968, Le Seuil, 2000, p. 40-42.
Nous écarterons ici une interprétation fonctionnaliste qui soutiendrait que les membres du
Conseil constitutionnel ont rendu une décision pour étendre leur pouvoir par rapport aux autres
organes institutionnels. C’est une interprétation a postériori qui aboutit à dé-historiciser les
décisions rendues et non-susceptible d’expliquer la manière dont elles se propagent dans tout le
système juridique à une époque, comme dans le cas présent, où les droits de l’homme sont absents
du discours tant juridique que politique.
- 451 -
contemporaine. Nulle rubrique « Conseil constitutionnel » par exemple dans
Le dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle paru
en 1995582 ; même la notice consacrée à Valery Giscard d’Estaing mentionne
les
principales
réformes
de
son
septennat
mais
ignore
ce
qui,
rétrospectivement, constitue l’une des causes majeures de la mutation du droit
en France. Il est vrai qu’à l’époque, la modification constitutionnelle est
adoptée « par indifférence » par les parlementaires de l’opposition pour qui le
Conseil constitutionnel reste d’abord et avant tout un organe politique583. En
2010, la loi ouvre la possibilité à tout justiciable de soulever une question
prioritaire de constitutionnalité de façon à ce qu’une loi puisse être écartée
d’un litige. La réforme constitutionnelle de 2010 s’est imposée comme une
évidence ; elle constitue en même temps un facteur majeur d’accentuation de
la mutation contemporaine de la société. Elle est le résultat d’une évolution
dont la logique d’ensemble paraît rétive à toute systématisation. Pour parler
comme une sociologue au Conseil constitutionnel, « tout se passe finalement
comme si l’œuvre jurisprudentielle avait acquis sa propre dynamique, qui
déroulait ses effets indépendamment de la volonté des acteurs » 584.
L’histoire de la réception du droit communautaire en droit interne comme le
phénomène de dissémination de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme illustrerait la même dynamique. A chaque fois, des
décisions dont sur le moment la portée politique n’est pas forcément perçue ; à
582
Dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle, Sous la direction de J.-F.
Sirinelli, Puf, 1995.
583
Cf S. Berstein, P. Milza, Histoire de la France au XXème siècle de 1974 à nos jours, Complexe,
2006, p. 74.
584
D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 309.
- 452 -
chaque fois, une extension des possibilités de saisine ; à chaque fois, jusqu’à
récemment, une perception de l’histoire centrée sur le politique alors que le
cœur du débat s’est déplacé vers la formulation juridique de la question
politique585. La possibilité de déduire les solutions de l’idéologie des juges
n’est empiriquement pas validée : l’analyse sociologique a montré que les
divergences politiques des acteurs ne rentrent pas en ligne de compte dans la
formulation des décisions586. Quant à l’insertion des décisions rendues dans
une logique globale, elle confirme le caractère justificateur de l’idéologie mais
en aucun cas l’expression d’une idée précise existant à un moment donné. La
sociologie du droit en tant que vérification empirique des thèses qui peuvent
être énoncées pour expliquer une tendance jurisprudentielle se heurte
automatiquement à la diversité des questions soumises et au fait que les juges
n’ont pas la maîtrise des problèmes posés587 : comme ils ne peuvent se saisir
des questions qu’ils tranchent, il n’est pas possible de parler de politique
jurisprudentielle ni identifier une cohérence d’ensemble aux solutions qu’ils
peuvent adopter.
L’extension de la dynamique judiciaire est le vecteur principal du passage
d’une société du litige à une société du différend. A partir du moment où la
585
Pour une démonstration à partir de l’exemple canadien, J.-F. Gaudreault-Desbiens, M.-H.
Beaudoin, Changer la société par le droit ? Les vingt-cinq ans du droit constitutionnel et l'égalité
entre les sexes au Canada, Revue du droit public et de la science politique en France et à l'Étranger,
n° 6, 2011, p. 1751.
586
D. Schnapper, op. cit.
587
Si les juges pouvaient s’auto-saisir, il serait alors possible d’identifier des choix antérieurs aux
décisions et décrypter une logique d’ensemble. Comme le remarque cependant M. Troper, sauf
exceptions, les cours constitutionnelles n’ont pas le pouvoir de s’auto-saisir car cela contredirait la
mission juridictionnelle définie comme le recours à un tiers impartial et désintéressé.
- 453 -
question posée porte de façon quasi-systématique sur les droits de l’homme, à
partir du moment où elle peut être soulevée devant n’importe quel juge, le
changement institutionnel provoqué par l’institution elle-même et dont la prise
de conscience est loin d’être instantanée en arrive à secréter une mutation
sociale. L’institution absorbe ses membres par delà leurs origines sociales –
politiques ou juristes pour reprendre la distinction proposée par D. Schnapper
- ; elle les conduit à fondre leurs décisions dans un continuum qui participe à
la neutralisation inhérente à la dimension juridique du contexte et de l’affaire ;
elle aboutit à rendre des décisions politiques au sens où celles-ci interviennent
sur de véritables questions de société ; elle n’est rien d’autre qu’un leurre ou
une fiction588, selon la thèse proposée par J.-M. Schaeffer.
Nous identifions ici une première caractéristique de la société du différend :
la loi est à présent l’objet d’un contentieux et d’une possibilité de contestation
ouverte à tous les requérants devant n’importe quelle juridiction. Tant que le
contentieux constitutionnel était limité et échappait à la dynamique des
tribunaux et à la loi de l’imitation propre à la jurisprudence, nous restions
encore dans une logique de litige. A partir du moment où la Convention
européenne s’est vue reconnaître une supériorité par rapport à la loi, le litige a
commencé à muter en différend. Le différend, c’est quand le conflit ne porte
plus uniquement entre les parties en présence mais sur les règles mêmes
susceptibles d’être invoquées pour y mettre fin. Bref, tout conflit est
aujourd’hui à double face.
588
Il est ici utile de comparer l’ouvrage précité avec le témoignage de P. Joxe, Cas de conscience,
Labor et Fides, 2010, spéc. p. 160. Pour cet homme politique, « c’est une question politique
majeure, posant des problèmes constitutionnels évidents, qui a reçu contre mon gré sa réponse
politique, revêtue d’un costume juridique plus ou moins élégant, mais taillé sur mesure »
- 454 -
Mais ce n’est pas tout : à partir du moment où les textes relatifs aux droits
de l’homme sont susceptibles d’être interprétés par n’importe quel juge, tout
conflit porte en lui la résolution d’une question de société, question que l’on
peut qualifier de politique en ce qu’elle concerne directement la vie dans la
cité. Cette définition du politique est volontairement générale ; elle découle
schématiquement de la définition classique selon laquelle l’homme est un
animal politique ; elle tient surtout à rendre compte du fait que la
jurisprudence ne concerne plus uniquement le conflit tranché entre les parties
mais toute la société. Cette conception fondée sur l’essence du phénomène
diverge en cela radicalement de l’approche et l’interprétation proposée par M.
Weber qui repose sur une séparation des pouvoirs dans lesquels,
contrairement, à l’époque actuelle, chacun occupe une fonction clairement
délimitée589.
La logique propre à la jurisprudence européenne confirme cette tendance :
la solution rendue sur une affaire, même dans un autre pays, implique une
modification législative. Bien évidemment, toutes les questions de société ne
589
Cf M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 21 : « Nous entendrons par politique
l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du
pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État.
En gros, cette définition correspond à l'usage courant du terme. Lorsqu'on dit d'une question
qu'elle est « politique », d'un ministre ou d'un fonctionnaire qu'ils sont « politiques », ou d'une
décision qu'elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas
que les intérêts de la répartition, clé la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants
pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère
d'activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu'ils déterminent cette décision. Tout
homme qui fait de la politique aspire au pouvoir - soit parce qu'il le considère comme un moyen an
service d'autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu'il le désire « pour lui-même » en vue de jouir du
sentiment de prestige qu'il confère ».
- 455 -
présentent pas la même importance. On comprendra toutefois que la portée
symbolique des questions religieuses place celle-ci au cœur de la logique du
différend. La question religieuse oblige en effet le juge à se prononcer sur la
portée d’un symbole, ce qui dépasse par nature ses compétences. Si idéologie
il y a quant à la mise en œuvre du processus judiciaire, elle découle du fait que
les individus ont à présent compris que la dynamique juridique permet de
poursuivre un combat politique sans passer par les procédures démocratiques.
Du côté des juges, en revanche, l’identification des motivations personnelles
qui sous-tendraient un jugement peut rapidement se révéler partielle et
insuffisante : rien n’empêche un jugement d’heurter radicalement le sens
commun à l’instar des relaxes dans les affaires médiatisées de viol ou de
terrorisme. Ou alors, il faudrait montrer que les raisons qui l’ont conduit à
adopter un tel jugement portent atteinte à l’impartialité du tribunal.
La juridicisation de situations toujours plus nombreuses peut classiquement
être interprétée comme le reflet d’un malaise social. Nous n’en restions pas
moins dans une logique de litige. Dans la société du litige, il est néanmoins
d’usage de dire qu’une mauvaise transaction vaut mieux qu’un bon procès. A
l’inverse, la judiciarisation sur la base des droits de l’homme avec une remise
en cause potentielle de toutes les règles adoptées caractérise la société du
différend. Le procès devient la continuation du conflit par d’autres moyens.
Cette judiciarisation contribue à rapprocher le système français du système
américain : nous mesurons ici que le constat de l’unification des modes de
consommation
est
peut-être
accessoire
comparée
à
cette
mutation
institutionnelle.
Dans cette perspective, la société américaine est dès l’origine une société du
différend, une société dans laquelle les questions de droit soulèvent par leur
formulation des questions politiques. Elle peut donc indéniablement nous
- 456 -
servir de modèle pour comprendre l’évolution de la France. En même temps,
la société américaine est également confrontée à des phénomènes similaires à
ceux identifiés en matière de dissémination des droits de l’homme, ce qui n’en
rend la logique du différend que plus forte.
Compte tenu de l’opposition entre le modèle français et le modèle
américain exposé précédemment à partir des analyses de A. de Tocqueville, le
passage de la société française d’une société du litige à une société du
différend se répercute sur l’ensemble du système judiciaire français.
PARAGRAPHE 2 : CONSEQUENCES SUR LE SYSTEME JUDICIAIRE FRANÇAIS
La mutation de la fonction juridictionnelle en France rapproche
sensiblement le système français du système américain. La judiciarisation est
d’ailleurs un
travers dénoncé comme
étant
une
manifestation
de
« l’américanisation de la justice française » 590. Pour autant, elle ne saurait être
imputée à une simple influence médiatique des individus ; elle procède d’un
changement profond dans la perception des droits de l’homme qui place au
cœur de toutes les discussions le système judiciaire dans son intégralité. Il est
donc légitime d’estimer que les règles en vigueur quant fonctionnement de la
justice ne sont plus adaptées.
La France maintient un système juridique à plusieurs niveaux dans lequel
s’enchevêtrent en permanence les compétences techniques de chacune des
juridictions. A partir du moment où chaque juge peut être amené à trancher
non un litige mais un conflit formulé question de principe, il n’est pas certain
que les procédures actuelles restent satisfaisantes.
590
Cf L. Cadiet, L’hypothèse de l’américanisation de la justice française, mythe et réalité, Archives
de Philosophie du droit, n°45, 2001, p. 89-115.
- 457 -
Sur le fond, le système juridique français, adéquat à une société du litige, se
révèle structuralement en crise à l’heure du différend. Les différentes
juridictions sont le reflet des diverses facettes de la juridicisation : tribunal de
commerce pour le droit commerce, tribunal de la sécurité sociale pour les
litiges en la matière, tribunal administratif pour les conflits avec
l’administration….La spécialisation des droits propres à la division du travail
a pour corollaire la spécialisation des tribunaux. Il en résulte d’innombrables
problèmes de compétences entre les juridictions qui justifient que la France
fasse l’objet de condamnation pour manquement au droit de tout individu à un
procès équitable, sans compter bien sûr les éventuelles atteintes aux autres
droits fondamentaux591.
En parallèle, l’unification autour des droits de l’homme a justifié que soit
instauré en procédure pénale un pourvoi dans « l’intérêt des droits de
l’homme592 ». La doctrine estime qu’un tel pourvoi devrait également voir le
591
Voici comment la Cour européenne des droits de l’homme expose cette dimension financière
dans un document sur le contentieux en date de 2005 : « Si la plupart des arrêts de condamnation
n’entraînent pas de conséquences financières importantes, le coût annuel du contentieux peut
augmenter très fortement pour une année en raison d’un unique arrêt. Ainsi en 2005, le ministère
de la Justice a été condamné à payer plus de 850 000 euros en application d’un seul arrêt (rendu
dans l’affaire Merger et Cros, qui concernait l’inégalité de traitement entre enfants adultérins et
enfants légitimes en matière d’héritage). En comparaison, un arrêt de constat de violation relatif à
la procédure devant la Cour de cassation coûte en moyenne 1300 euros et un arrêt relatif à la
durée d’une procédure judiciaire 7000 euros. Le chiffre indiqué ne concerne que le montant imputé
sur le budget du ministère de la justice, d’autres ministères pouvant être également concernés ».
592
Article 626-1 Code de procédure pénale : « Le réexamen d'une décision pénale définitive peut
être demandé au bénéfice de toute personne reconnue coupable d'une infraction lorsqu'il résulte
d'un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme que la condamnation a été
prononcée en violation des dispositions de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et
- 458 -
jour en matière civile593. Autrement dit, la dynamique européenne secrète des
modifications profondes du droit internes qui contribuent à entretenir le conflit
par delà un processus judiciaire déjà particulièrement long.
Quant à la compétence nouvelle du Conseil constitutionnel, elle s’inscrit
dans une procédure lourde qui cherche à maintenir les compétences
respectives de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat. Il y aurait donc au
minimum trois Cours suprêmes à même de créer trois types de jurisprudence
distinctes et dont l’unification du droit dépendrait finalement des solutions
adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme. Nous mesurons ainsi
que la logique du différend s’immisce judiciairement dans celle du litige ; elle
génère un coût financier indifférent aux changements politiques ; elle conduit
soit à une radicalisation des positions politiques concernant la justice, soit au
contraire à dissoudre la dimension politique des contentieux en privilégiant
une approche managériale594.
des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa
gravité, la violation constatée entraîne pour le condamné des conséquences dommageables
auxquelles la " satisfaction équitable " allouée sur le fondement de l'article 41 de la convention ne
pourrait mettre un terme ».
593
Cf P.-Y. Gautier, De l’obligation pour le juge civil de réexaminer le procès après une
condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme, Dalloz, 2005, p. 2773.
594
C. Vigour, Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des
enjeux politiques, Droit et société n°63-64, 2006, p. 425-455. A la démonstration de l’auteur liée à
la nature institutionnelle de la justice en tant que pouvoir politique, nous ajoutons la dynamique
foncièrement politique de la logique du différend. Il nous paraît en effet insuffisant de jouer
rhétoriquement sur les oppositions universitaires entre droit, politique et management à partir du
moment où, comme nous l’avons souligné, les termes contentieux sont plurivoques et remettent en
cause ses distinctions.
- 459 -
En matière de recrutement des juges, hormis les juges du Conseil
constitutionnel qui font expressément l’objet d’une nomination politique, tout
dépend de la nature des juridictions. Il est usuel de distinguer les juridictions
paritaires comme les conseils de prud’hommes ou les tribunaux de commerce
dans lesquels les magistrats sont désignés par leurs pairs et les juridictions de
droit commun à l’instar des tribunaux d’instance ou de grande instance dont le
recrutement des juges s’effectue par concours. La diversité des procédures de
recrutement maintient l’apparence de problèmes séparés alors que tous
renvoient en filigrane à l’inadéquation des règles actuelles avec la mutation
des contentieux :
- pour les juridictions de droit commun : la critique porte d’une part sur le
fait que les candidats recrutés par concours n’ont pas forcément conscience de
la spécificité de l’activité juridictionnelle – ils passent le concours de l’Ecole
nationale de la Magistrature dans la foulée d’autres concours aussi divers que
celui de Ecole Nationale de la Santé Publique, l’Ecole Nationale
d’Administration595 ; d’autre part, la jeunesse des candidats les rendrait peutêtre peu à même à se confronter aux nouvelles questions juridico-politiques596 ;
595
Cf M. Boninchi, C. Fillon, A. Lecompte, Devenir juge : Modes de recrutement et crise des
vocations de 1830 à nos jours, Puf, 2008.
596
Cette critique récurrente du recrutement des magistrats doit cependant être relativisée à la lecture
des rapports de l’Ecole Nationale de Magistrature sur les recrutements extérieurs – l’idée généreuse
d’ouvrir le recrutement à des personnes plus âgées venant de milieux professionnels divers se heurte
à une difficulté insurmontable : la nécessité de maîtriser le raisonnement juridique. Le journal de
l’ENM, ENM Info, la lettre mensuelle de l’Ecole Nationale de la Magistrature, donne un très bon
aperçu des différentes options auxquelles est confrontée cette profession.
- 460 -
- pour le Conseil constitutionnel, un homme politique qui a siégé au sein de
cette institution estime que l’enjeu politique des questions soulevées implique
une modification complète du système des nominations et propose à ce titre
des entretiens publics à l’image de ce qui existe aux Etats-Unis pour la Cour
suprême597.
C’est peut-être le point le plus criant : si notre système bascule vers la
consécration d’une cour suprême598, il paraît incongru de maintenir un mode
de nomination discrétionnaire dans laquelle les individus ne tirent leur
légitimité que de leurs accointances avec les personnes qui les ont nommées.
Cette dynamique ressort parfaitement de l’attention accordée, par exemple, à
la personnalité des juges américains tant sur le plan médiatique que sur le plan
institutionnel : tous les juges les plus importants ont droit à une biographie,
phénomène pour le moins inédit en France. Pour paraphraser M. Weber, le
juge devient une sorte d’oracle vivant du politique599.
Le processus de rapprochement entre la France et les Etats-Unis oblige en
somme en permanence à prendre maintenant pour référence ce qui a
longtemps été considéré comme un contre-exemple du point de vue français.
Les juges français se sont évertués à imposer un style particulier dans la
rédaction des arrêts pour autonomiser le champ juridique et le détacher
fictionnellement des contingences politiques. Ils ont ainsi contribué
597
Cf P. Joxe, op. cit.
598
M. Guillaume, Avec la Question Prioritaire de Constitutionnalité, le Conseil constitutionnel est-
il devenu une Cour suprême ?, La Semaine Juridique Edition Générale n° 24, 11 Juin 2012, 722 :
l’auteur distingue doctement entre Cour constitutionnelle et Cour suprême.
599
Cf M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 132 à propos du système anglais : « Même
Blackstone qualifie encore le juge anglais d’oracle vivant ».
- 461 -
volontairement à rendre le système hermétique pour continuer le processus de
rationalisation juridique décrit par M. Weber. Ils sont à présent confrontés aux
techniques de rédaction adoptées par les juges européens typiquement inspirés
du modèle anglo-saxon et davantage adaptées à la société du différend : le
jugement est accompagné des opinions minoritaires ou dissidentes comme
pour indiquer l’état transitoire de la solution rendue et son éventuel
changement au cours d’un prochain contentieux. Aussi bien le recrutement
que les pratiques judiciaires deviennent ainsi sujets à débat dans un contexte
pour le moins particulier : ceux qui sont les plus à mêmes à dénoncer
l’influence de la société américaine sur la société française sont également
ceux qui ont érigé les droits de l’homme en référence suprême au point
d’entretenir le processus d’acculturation du système.
Après avoir montré que notre époque marque la formulation juridique de la
question religieuse par delà ses implications politiques, nous avons essayé de
clarifier cette distinction entre politique et juridique. Loin d’être aisée, cette
question nous a conduit à adopter un critère simple : la possibilité de se
prévaloir d’un texte devant n’importe quel juge. Nous avons alors pu exposer
comment la société française était passée d’une société du litige à une société
du différend : la mutation institutionnelle a conduit à la désacralisation de la
loi comme expression de la volonté générale incontestable mais surtout à la
possibilité reconnu à tous de contester les textes en vigueur en termes de droits
de l’homme. Ce faisant, nous avons défini la première caractéristique de la
société du différend : la transformation du conflit en question de société
pouvant être tranchée par n’importe quel juge.
Cette transformation du conflit a un corollaire : un profond changement du
fonctionnement du système juridique dont la consécration de la question
prioritaire de constitutionnalité est à la fois le vecteur et le reflet. Nous avons
- 462 -
ainsi montré que nombre de questions techniques comme celles relatives à
l’organisation des juridictions ou la rédaction des arrêts rendus par les
tribunaux matérialisent la transition d’une société du litige en une société du
différend.
Ce n’est pas un hasard si les questions prioritaires de constitutionnalité
ayant eu un fort retentissement médiatique concernent le droit pénal et le
respect de la présomption d’innocence. Dans un système juridique où les
positions respectives se figent sur les droits de l’homme, nous avons montré
que le renforcement de leur protection se traduisait par une prolifération du
droit pénal. Les débats sur le respect de la présomption d’innocence600
illustrent ici la mutation du droit pénal, d’un droit régissant les situations
pathogènes à un droit de résolution des situations quotidiennes.
SECTION 2 : LE DROIT PENAL, D’UN DROIT DE SITUATIONS PATHOGENES A
UN DROIT DE RESOLUTION DES CONFLITS QUOTIDIENS
Le droit pénal est, par définition, l’expression d’un travail législatif en
raison du principe de légalité qui traduit, par le biais de l’échelle des peines
pouvant être infligées à la suite d’une infraction, la gradation que la société a
effectué quant à la dangerosité du comportement de l’individu. Cette
dimension intrinsèque permet, à l’époque d’E. Durkheim comme maintenant,
d’estimer que le droit pénal est le reflet des mœurs de la société. Le constat
des changements de modalités de punition constitue d’ailleurs un élément
600
Cf Cons. const., déc. 30 juill. 2010, n° 2010-14/22 QPC, « Est contraire à la présomption
d'innocence et aux droits de la défense, la garde à vue qui n'est fondée sur aucun critère de gravité
des faits qui la motivent et qui ne prévoit pas l'assistance effective de l'avocat ».
- 463 -
déterminant dans l’identification du passage d’une solidarité mécanique à une
solidarité organique. Le passage d’une société du litige à une société du
différend ne modifie pas cette perspective. Il révèle en revanche un
changement de perception du droit pénal : il n’est plus le droit qui encadre la
criminalité définie comme un phénomène social ; il devient le droit par lequel
les individus cherchent à résoudre leurs conflits quotidiens précisément en
raison de ses caractéristiques.
L’approche durkheimienne repose schématiquement sur une quantification
des peines pour caractériser les changements d’une société à l’aune du droit
pénal et de la distinction entre droit répressif et droit restitutif. Le passage
d’une solidarité mécanique à une solidarité organique correspond à un
changement dans la nature des peines et dans le poids grandissant du droit
restitutif dans la régulation du lien social. Une critique classique consiste à
relever que le développement de la solidarité organique ne met pas forcément
fin à la solidarité mécanique, ce qui oblige à approfondir la compréhension du
lien social d’un point de vue moins global et davantage centré sur les
interactions entre les individus. La conceptualisation proposée par E.
Durkheim et prolongée dans d’autres travaux présente ici, malgré ses limites,
une différence fondamentale avec la démarche de M. Weber qui autonomise le
droit au point de ne pas différencier systématiquement le droit pénal du droit
civil : elle nous oblige à réfléchir sur la signification à accorder à la place que
le droit pénal occupe dans notre société. Nous exposerons dans cette
perspective trois distinctions entre société du litige et société du différend
(paragraphe 1) pour ensuite, s’interroger sur les liens entre société du
différend et violence en raison du fait que la violence a vocation à entraîner
une réaction pénale (paragraphe 2).
- 464 -
PARAGRAPHE 1 : ELEMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIETE DU LITIGE ET
SOCIETE DU DIFFEREND DU POINT DE VUE DE LA LEGISLATION PENALE
Il s’agit ici de préciser pourquoi l’expansion du droit pénal dans notre
société contemporaine dont les fondements affirmés sont les droits de
l’homme correspond à une société du différend et non du litige.
En premier lieu, le lien précédemment établi entre développement de la
référence aux droits de l’homme dans le contentieux et la pénalisation
croissante de la vie sociale permet d’identifier la société du différend en raison
des caractéristiques mêmes du droit pénal. Dans une société du litige, le
recours à la sanction pénale est la conséquence d’un phénomène déviant. La
dénonciation de la dérive sécuritaire repose sur la critique de l’assimilation
des problèmes sociaux à des situations de déviance nécessitant un traitement
pénal ; elle maintient donc l’illusion d’une société du litige.
Pour autant, si la sanction pénale est le corollaire de la logique des droits de
l’homme et du principe de non-discrimination, le droit pénal devient alors un
autre mode de résolution des conflits. Il est à ce titre de plus en plus fréquent
que des comportements répréhensibles puissent faire l’objet tant de sanctions
civiles que de sanctions pénales. C’est le cas par exemple des discriminations
ou du harcèlement sexuel ou moral en droit du travail. Le déplacement du
contentieux civil vers le pénal est plus largement attestée par le renforcement
des garanties des individus. A titre d’illustration, l’affirmation absolue d’un
principe de droit à la vie privée du salarié dans l’entreprise contre la
possibilité pour l’employeur de disposer des informations personnelles
contenues sur l’ordinateur professionnel a justifié que le salarié soit à présent
poursuivi au pénal pour abus de confiance. Le droit pénal en tant que tel
reflète peut-être les valeurs d’une société ; la substituabilité avec la norme
civile, les différents débats techniques sur la possibilité de cumuler une action
- 465 -
au civil et au pénal, tendent plutôt à montrer que l’expression de ces valeurs
dépend pour une large part de la manière dont les individus les perçoivent. A
une argumentation en termes de droits de l’homme succède une argumentation
pénale en raison de la force symbolique que la norme pénale continue
d’incarner : le juge pénal ne se prononce pas sur la validité des prétentions
mais tranche entre deux qualifications antagonistes : coupable ou victime.
L’antagonisme des qualifications pénales se substitue à l’antagonisme des
thèses en présence soutenues par les parties au conflit.
En second lieu, la croissance du droit pénal s’inscrit dans la dynamique de
la société du différend en ce que celui-ci traduit l’impossibilité d’aboutir à une
solution juridique acceptable par les parties qui mettrait fin au conflit.
L’exemple pris par J.-F. Lyotard pour distinguer litige et différend, même s’il
ne porte qu’indirectement sur une question d’identité en raison du caractère
antisémite de la démarche de la personne poursuivie, à savoir le procès en
responsabilité civile intenté à R. Faurisson pour ses propos révisionnistes,
illustre parfaitement cette dynamique (c’est nous qui soulignons). En
l’occurrence, l’argumentation de R. Faurisson a pour particularité de rendre la
preuve civile impossible : le simple fait qu’un déporté témoigne confirme le
postulat de sa thèse : s’il peut parler, c’est bien la preuve que les camps de
concentration n’avaient pas pour finalité de tuer tous les juifs et que les récits
des survivants ne sont pas une base solide historique pour rendre compte de ce
qui s’est passé. Dès lors, dans ce genre de situations, la seule façon de trancher
un dialogue impossible revient à imposer pénalement la vérité. Or, c’est
précisément l’enjeu de l’argumentation religieuse de vouloir substituer ses
prétentions à celles existantes. Le procès pénal permet ainsi de clore
l’impossible dialogue en raison de la dangerosité de sa propagation, ce qui
- 466 -
n’empêchera pas la personne condamnée de s’estimer victime d’une atteinte
aux droits de l’homme.
Il est certes bien évident que la facette judiciaire d’un conflit a pu prendre à
travers l’histoire récente une dimension médiatico-politique notamment en
matière pénale. C’est par exemple le cas de l’affaire Dreyfus, des procès
durant la guerre d’Algérie des porteurs de valises ou des procès relatifs à la loi
anti-avortement. La dynamique n’est cependant pas la même que celle que
nous avons décrite à partir de l’exemple donné par le philosophe J.-F. Lyotard.
A chaque fois, l’impossibilité d’aller contre une décision de justice nécessite
une médiatisation pour aboutir à une solution politique. Nous sommes sur des
cas extrêmes ; la logique de rupture avec l’argumentation juridique classique
théorisée par l’avocat J. Verges pour dénoncer les conditions mêmes du procès
reste l’exception601. Aussi, dans tous les cas précités, le législateur change la
loi, le pouvoir est à l’origine d’une procédure spéciale, ce qui permet la
clôture de l’affaire.
Comparativement, la loi sur le révisionnisme intervient en raison de
l’impossibilité de trouver une solution judiciaire satisfaisante. Elle a été
adoptée avant que le contentieux ne bascule de façon quasi-systématique dans
l’invocation des droits de l’homme. Sa contestation ou sa justification permet
de montrer comment nous sommes passés d’une argumentation propre à la
société du litige à une argumentation caractéristique de la société du différend.
La dénonciation de cette loi par ses opposants au nom de la recherche
601
J. Verges, De la stratégie judiciaire, Minuit, 1968. « La présentation est éloquente : En matière
de défense politique, il y a toujours eu deux méthodes : les procès de connivence (Dreyfus, Challe)
ou les procès de rupture (Socrate, Jésus). Les premiers sauvaient leur tête, les seconds gagnaient
leur cause; la nouveauté, c'est qu'aujourd'hui ils peuvent en outre sauver leur tête ».
- 467 -
historique ou sa justification au nom des valeurs de la société renvoient à une
argumentation propre à la société du litige. La contestation contemporaine sur
le fondement des droits de l’homme illustre au contraire la dynamique du
différend.
Cette loi fait ainsi aujourd’hui l’objet d’une double contestation :
- une contestation de principe sur le fondement de la liberté d’expression ;
- une contestation liée à la logique européenne du contentieux de la Cour
européenne des droits de l’homme : puisqu’il n’y a que sept pays en Europe
qui ont adopté une loi contre les thèses révisionnistes, peut-on soutenir que les
condamnations prononcées sur ce fondement soient compatibles avec « les
exigences de la vie dans une société démocratique » 602 ?
Dans la société du différend, nous partons d’un conflit qui oppose deux
conceptions radicalement antagonistes des enjeux de la solution qui peut être
rendue. Le débat sur l’avortement peut constituer ici un exemple type. Le
Conseil constitutionnel a refusé de censurer la loi sur le fondement de l’article
2 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789603. Les opposants ont
continué de manifester leur opposition. En 1993, le législateur adopte une
norme pénale pour mettre fin au débat impossible et réprimer les
manifestations des opposants dans les hôpitaux pratiquant les avortements : le
602
Pour une synthèse des arguments en faveur de l’abrogation de cette loi, R. Dhoquois, Les thèses
négationnistes et la liberté d'expression en France, Ethnologie française, n°36, 2006, p. 27-33 ;
pour l’état du droit positif sur le sujet au niveau de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme, D. Roets, Epilogue européen dans l’affaire Garaudy : les droits de l’homme à
l’épreuve du négationnisme, D., 2004, pp. 240-244.
603
Décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975.
- 468 -
délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse. Ces conceptions
antagonistes renvoient, à présent, de façon récurrente, aux différences de
logique entre la Déclaration de 1789 et celle de la Déclaration de 1948. Faute
de pouvoir arbitrer, le législateur adopte une norme pénale qui fixe les
positions à un moment donné tout en sachant parfaitement que la solution
adoptée n’est peut-être que transitoire.
A travers ces deux exemples, nous pouvons constater que la société de litige
n’exclut pas par principe que des différends puissent s’exprimer. C’est
semblable en cela à la persistance de parcelles de solidarité mécanique dans
une société alors même que l’analyse de son corpus juridique attesterait
davantage d’une solidarité organique. Ces deux exemples permettent aussi de
comprendre le lien entre renforcement de l’identité religieuse604 au nom des
droits de l’homme et généralisation de la logique de différend au point de
modifier la perception de la règle pénale dans la société contemporain.
Quoi qu’il en soit, si la logique de différend pouvait être présente dans une
société de litige, il n’y a pas de raison que la logique du litige puisse continuer
de se manifester dans une société de différend en dépit d’un changement
604
Sur la loi sur le révisionnisme, même si le propos peut paraître excessif, il correspond à
l’expression contemporaine de l’identité juive, cf P. Nora, Mémoire et identité juives dans la
France contemporaine, Le Débat , n° 131, 2004, p. 20-34, spec. p. 23. « La Shoah a travaillé dans
le sens d’une profonde historicisation – même si elle-même s’est au contraire largement
déshistorisée – et d’une intense laïcisation du judaïsme ; dans le sens d’une puissante affirmation
de son exigence morale. Elle a fait du foyer même de l’identité juive le noyau central de l’idéologie
contemporaine ».
- 469 -
d’ensemble du droit positif605. Nous sommes en présence d’une tension
permanente dont la référence aux accommodements raisonnables sur laquelle
nous reviendrons se veut un mode de résolution.
Tout au moins, et c’est peut-être un troisième facteur de la pénalisation de
la société contemporaine notamment pour réprimer les pratiques religieuses, la
norme pénale, dans sa composante actuelle, n’admet pas les dérogations. Le
droit pénal est l’incarnation de la dimension universelle des droits de
l’homme, c’est-à-dire le principe de légitimité qui s’est substitué à la
légitimité religieuse606. N’est-ce pas en effet le droit pénal non distinguable du
droit civil qui caractérise une législation d’inspiration religieuse avec son
échelle de châtiments corporels607 ? Historiquement d’ailleurs, le mouvement
des Lumières a pour figure centrale le juriste Beccaria, auteur du traité Des
délits et des peines. La structure même du droit pénal avec son échelle des
peines fondée sur l’idée de réhabilitation du délinquant caractérise la norme
détachée de la religion – il n’y a pas de prédestination dans le droit pénal. Le
scandale médiatique que suscite l’approbation par certains dignitaires
religieux musulmans de la lapidation est la traduction pratique de cette
605
Cf E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, ed. uqac, note 46, fin du livre 3 : « Mais
il peut très bien se faire que, dans une société en particulier, une certaine division du travail et,
notamment, la division du travail économique, soit très développée, quoique le type segmentaire y
soit encore assez fortement prononcé (...) Et l’auteur de conclure : Le principe que nous avons posé
est donc vrai d'une manière très générale, et cela suffit à notre démonstration ».
606
Cf sur cette présentation dont nous ne partageons que l’expression, M. Gauchet, Du bon usage
des droits de l'homme, Le Débat, n° 153, 2009, p. 163-168.
607
Cf E. Durkheim, op. cit.
- 470 -
différence de fondement608. Il est donc logique que cette norme soit le référent
de la lutte contre les pratiques religieuses.
Ainsi, le droit pénal, loin d’être le simple reflet des valeurs de la société,
devient dans la société du différend, la norme qui traduit les conflits de valeurs
dans la société609. Nous avons identifié trois causes à cette mutation :
l’extension du principe de non-discrimination au nom des droits de l’homme ;
la nécessité de trancher le différend afin de mettre fin au conflit ; la logique
même de la modernité qui a détaché le droit pénal de sa structuration
religieuse pour le rattacher aux droits de l’homme.
A ces éléments s’ajoute un phénomène distinct : la violence en raison du
fait que, dans un Etat de droit, elle doit logiquement générer une réaction
d’autant plus que les comportements violents ont toujours fait l’objet d’une
répression. D’où la nécessité de réfléchir sur le lien entre société du différend
et violence.
PARAGRAPHE 2 : LA VIOLENCE DANS LA SOCIETE DU DIFFEREND
608
On renverra essentiellement au texte à l’origine de cette polémique H. Ramadan, La charia
incomprise, Le Monde, 10 septembre 2002 : « Les musulmans savent que la nature leur est soumise
autant qu'ils se soumettent à Dieu, mais qu'elle se rebelle en revanche contre eux s'ils enfreignent
les lois du Tout-Puissant. Ils ont la certitude que l'homme ne peut se suffire à lui-même, et que la
libération des murs est à l'origine d'une incommensurable détresse qui touche des millions
d'individus. Qui donc aurait le droit de le leur reprocher ? » (c’est nous qui soulignons).
609
Nous pouvons voir la même logique se déployer à l’échelon international avec le recours à la
Cour pénale internationale. Les pays de la Ligue arabe, très influents au sein des Nations Unies
refusent massivement d’adhérer au traité de Rome, le droit pénal étant effectivement la traduction
des droits de l’homme.
- 471 -
Nous voudrions montrer en quoi la société du différend sécrète une
dynamique de violence susceptible d’accentuer le poids du droit pénal dans la
société. Il s’agit ici non pas du droit pénal généré par la société du différend
mais de celui résultant de la commission d’infractions constituant les
comportements habituellement réprimés dans les sociétés comme les atteintes
aux biens et aux personnes.
Le différend a pour fondement l’incompréhension réciproque et la défiance
à l’égard de la norme commune. Si les individus ne croient plus en la justice,
ils deviennent plus enclins à la violence. Il y a ici plusieurs manifestations
contemporaines de violence propres à la société du différend.
Tout d’abord, certains auteurs estiment que des individus adoptent un
comportement violent tout simplement car ils ne maîtrisent pas les codes
linguistiques communs. Nous sommes clairement dans un processus
d’incompréhension. La violence de ces personnes contre les biens et les
personnes formaliserait leur réaction à la violence symbolique que leur
infligeraient les institutions610. Dans cette perspective, l’identification des
auteurs de ces violences avec les populations issues de l’immigration
résulterait d’un défaut d’intégration. Nous pensons au contraire que cette
analyse participe d’une société du litige et non du différend. En effet, nous
avons montré que ces mêmes populations disposent d’un statut quasiinstitutionnalisé de victimes tant par leur situations de minoritaires que des
prétentions formulées par des mouvements déjà invoqués comme les
Indigènes de la République. Pour reprendre la terminologie de J.-F. Lyotard,
ces personnes ont subi un tort et non un dommage : il n’y a donc pas de
610
M. Wieviorka, (sous la direction de), Violence en France, Seuil, 1999.
- 472 -
possibilité de réparation, ce qui ouvre logiquement la voie à la violence. Les
émeutes ou violences urbaines, pour reprendre le qualificatif usité, trouvent en
permanence des instances légitimatrices qui n’en rendent que plus impossible
l’acceptation de l’issue du procès. Nous sommes ainsi confrontés aux deux
facettes du discours généralement tenus pour rendre compte de la situation de
ces personnes :
- invocation de la logique juridique des droits de l’homme et de son
corollaire la non-discrimination pour faire valoir ses droits ;
- invocation d’une argumentation politique pour dénoncer la répression de
leurs comportements.
Il y a ici une généralisation de la logique du différend par la confusion autoentretenue entre le juridique et le politique dont le déploiement facilite la
contestation systématique de toutes les règles sociales.
Ensuite, la violence peut être l’expression d’un mode de construction de
l’identité. Comme l’explique un auteur à partir de travaux issus de la
sociologie américaine, « les jeunes placés dans des situations interculturelles
sont nécessairement confrontés à un dilemme identitaire lié à leur double
appartenance culturelle, ce dilemme pouvant se traduire de manières
différentes,
dans
des
stratégies identitaires,
l’engagement
dans la
délinquance, des pratiques à risque, des souffrances voire des pathologies »
611
. L’analyse introduit ici une nuance de degré mais non de nature compte
611
F. Sicot, Conflits de culture et déviances des jeunes de banlieue, Revue européenne des
migrations internationales, n°23, 2007, p. 5.
- 473 -
tenu du fait qu’elle porte globalement sur les mêmes personnes mais pas
uniquement612.
Cette double dimension qui oscille en permanence entre l’explication et la
justification des comportements criminels trouve en outre dans l’islam un
discours théologique susceptible de cautionner les violences les plus extrêmes.
L’adoption d’une conception extensive du dihad permet à tout musulman de
se sentir investi d’une mission613. Si nous suivons l’historique du rôle que doit
jouer la violence dans l’islam au cours du XXème siècle tel que retracé par G.
Kepel, nous ne pouvons que relever la concomitance entre d’un côté un
Occident qui change sa perception des droits de l’homme au cours des années
1980 et surtout 1990-2000 et, de l’autre, des religieux qui admettent le recours
à la violence face à des buts politiques non-circonscrits à la simple conquête
du pouvoir dans un lieu donné. La logique individuelle de l’un a pour
contrepoint la logique individuelle de l’autre. Le militant musulman peut être
comparé au partisan tel que défini par C. Schmitt : « Le partisan moderne
n’attend de son ennemi ni justice ni grâce. Il s’est détourné de l’hostilité
conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le
plan d’une hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de
terrorisme en contre-terrorisme, va jusqu’à l’extermination »
612
614
. Nous
Cf E. Bourdieu, Dialogues sur la violence, in sous la direction de P. Bourdieu, La misère du
monde, Seuil, 1991, p. 737-751 à propos d’un videur de boîtes de nuit issu d’un milieu social plutôt
bourgeois.
613
Cf G. Kepel, Les stratégies islamistes de légitimation de la violence, Raisons politiques, n°9,
2003, p. 81-95.
614
C. Schmitt, La notion de politique, la théorie du partisan, Calmann-Levy, 1970, p. 213.
- 474 -
mesurons ainsi la capacité de légitimation de la religion dans la justification de
la violence.
Il est difficile d’identifier l’impact des discours religieux sur les
comportements des individus ; il est également difficile d’estimer que le
discours religieux contient dès ses origines une cohérence sur la question du
recours à la violence. La discussion que rapporte G. Kepel sur les hésitations
dans la doctrine islamique en matière de détermination des contours du djihad
et de ses modalités615 confirme l’a priori de P. Veyne sur les idéologies : elles
servent davantage à justifier et à se justifier. Restent in fine un ensemble de
comportements répréhensibles sur lesquels peuvent se greffer différents
discours dont la teneur comme l’expression contemporaine érige la violence
en élément constitutif de la société du différend.
L’islam dans cette perspective présente une forte plasticité : on peut y voir,
bien évidemment, une religion dont la question centrale porte sur la réception
des pratiques qu’elle définit dans une société dont elle ne constitue pas la
religion majoritaire. On peut aussi y lire un programme de prise de pouvoir
pour déchiffrer les comportements religieux de contestation de l’ordre
institutionnel ; on peut enfin l’analyser comme une idéologie et faire le
chemin inverse de celui réalisé par J. Monnerot : ce n’est plus le communisme
qui correspond à l’islam du XXème siècle616 mais le contraire. Les trois
niveaux de discours ont tendance à se greffer les uns sur les autres et disposent
de soutiens textuels. Les discussions sur les valeurs de cette religion sont alors
difficiles à mener au point de renvoyer chacun des protagonistes dans sa
615
Idem.
616
Cf J. Monnerot, Sociologie du communisme, ed. Libres Hallier, 1979.
- 475 -
sphère. Toutes choses étant égales par ailleurs, la situation n’est pas très
différente de celle du parti communiste français face à l’époque aux exactions
de l’Union soviétique : toute critique mettait fin à l’unité du dogme.
Nous nous retrouvons finalement confrontés à une violence qui couvre aussi
bien celle de droit commun que la violence qualifiée pénalement de terroriste.
Elle contribue à entretenir le recours au droit pénal par les autorités étatiques
afin d’assurer la fonction classique du maintien de l’ordre. Comme cette
violence peut en outre présenter différents niveaux de justification, elle
constitue une forme de « réponse » à celle qualifiée de symbolique résultant
de la mutation de la fonction du droit pénal. D’où un schéma réflexif dans
lequel la violence engendre la violence dans un contexte juridique marqué par
les droits de l’homme. Nous disposons ainsi d’une nouvelle preuve du
caractère fictionnel de plus en plus patent inhérent au processus contemporain
de judiciarisation de notre société : ce n’est pas parce que la société est plus
imprégnée de droit qu’elle génère moins de violence ; ou du moins à supposer
qu’elle en génèrerait moins, les formes que prend celle-ci à notre époque
renvoient à des logiques sociales fortes de contestation de l’ordre social
indépendamment de tout projet politique que l’on pourrait qualifier de logique
de terreur.
Nous cumulons donc sur deux plans distincts qui interagissent l’un avec
l’autre en permanence la judiciarisation et la pénalisation croissante de notre
société. Nous retrouvons à ce stade la logique de l’Etat pénal précédemment
exposée : l’Etat pénal est une manifestation de l’ampleur prise par les droits de
l’homme dans la société contemporaine. Nous pouvons à présent traduire
ainsi : l’Etat pénal est la forme étatique de la société du différend là où l’Etat
social ou Etat-providence formalise la société du litige. Par delà la dimension
économique, il y aurait un lien entre l’homogénéité de population d’un pays et
- 476 -
le développement de l’Etat-providence617. A l’identique, le sociologue R.
Putnam a, dans une enquête remarquée exposé les corrélations suivantes618 à
partir d’une enquête menée auprès de trente mille personnes dans quarante et
une localités des États-Unis.
Plus la diversité ethnique est élevée :
- moins les citoyens font confiance aux gouvernements, aux dirigeants et
aux médias locaux,
- moins les taux d’enregistrement sur les listes électorales sont élevés,
- moins les gens sont bénévoles ou donnent aux organismes de charité,
- moins les citoyens sont enclins à participer à des projets communautaires.
Les débats sur l’avenir de l’Etat-providence ne seraient donc pas
uniquement liés aux problèmes économiques de financement des dépenses
mais aux conditions structurelles d’existence même d’un tel déploiement des
activités étatiques.
Au terme de ce chapitre, nous pouvons synthétiser les différentes
caractéristiques précédemment exposées entre la société du différend et la
société du litige. Dans la société du différend, tout conflit se double d’un
617
A. Alesina, E. L. Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à
l’Europe, Flammarion, 2006, spéc. p. 270, « L’Europe s’étant diversifiée davantage, les Européens
se sont montrés de plus en plus réceptifs à la même forme de démagogie raciste et antisociale qui a
si bien fonctionné aux États-Unis. Nous verrons si le généreux État providence européen pourra
réellement survivre dans une société hétérogène ».
618
R. Putnam, E pluribus unum : diversity and community in the twenty-first century, Scandinavian
Political Studies 30, 2007, pp. 137-174
- 477 -
conflit institutionnel : chaque individu dispose de la faculté de contester la
norme applicable devant n’importe quel juge ; le juge devient l’organe
susceptible de trancher juridiquement des questions politiques comme en
témoigne le passage des droits de l’homme d’un champ à un autre. Il y a donc
un déplacement institutionnel qui matérialise le processus de dépolitisation
résultant de la mutation des droits de l’homme en règles juridiques et qui se
traduit par un processus permanent de judiciarisation. Il induit à terme une
modification des règles relatives au fonctionnement de l’institution judiciaire.
Dans la société du différend, le droit pénal change de fonction. Il est
toujours possible d’y lire le reflet des valeurs de notre société. Son utilisation
par les individus, son déploiement quotidien en raison du principe de nondiscrimination érigent toutefois cette branche du droit en l’un des éléments
majeurs de la société du différend par opposition à la société du litige dont les
fluctuations en cette matière relèvent des problèmes sécuritaires. A un conflit
sur lequel les parties ne peuvent se mettre d’accord tant sur la solution que sur
les règles à même d’y mettre fin, le droit pénal substitue une logique binaire
imparable : soit la personne est coupable, soit elle est victime.
Qui dit extension du droit pénal renvoie non seulement à l’évolution de
l’Etat mais aussi à celle de la société : le substrat social se modifie, la
dimension politique des relations également. C’est pourquoi, même si
l’articulation peut paraître artificielle en raison des interactions permanentes
entre les institutions et les individus, les distinctions institutionnelles ont pour
pendant de fortes distinctions substantielles entre la société du litige et la
société du différend.
- 478 -
CHAPITRE 2 : ELEMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIETE DU LITIGE
ET SOCIETE DU DIFFEREND : L’APPROCHE SUBSTANTIELLE
Par substance, nous entendrons ce qui est moins tangible que le changement
institutionnel précédemment exposé dont la mutation du contentieux comme
l’augmentation quantitative des normes pénales constituent des éléments
objectivement quantifiables.
Il s’agit ici de préciser les contours des nouvelles relations sociales dans une
société dans laquelle les textes, notamment ceux en matière de droits de
l’homme, jouent un rôle prépondérant. Pour reformuler l’idée de fiction à
laquelle nous avons recouru à plusieurs reprises afin d’expliquer le décalage
entre le recours croissant à la règle et la réalité, nous dirions que ce ne sont pas
les textes qui sont le reflet de la société mais la société qui devient le reflet des
textes. L’approche est ici volontairement exagérée en raison du choix
méthodologique au fondement de cette recherche : les textes, par leur
antériorité, par les valeurs qu’ils incarnent, sont l’élément déterminant à
l’origine de la présente mutation619.
619
Cf S. A. Salvaggio, Das Luhmann der Gesellschaft De la fin de l’authorship au recyclage
cognitif, Recherches Sociologiques, n° 27, 1996, p. 1-8, spec. p. 2 : « La théorie des systèmes
sociaux autopoïétiques enseigne à cet égard que la sociologie vise à observer/décrire le système
social de la société moderne. Une telle analyse entretient un rapport circulaire avec son objet; elle
ne peut en effet advenir que dans la société. Ce projet toutefois ne se fonde encore sur aucune
définition de son objet puisque rien n’est dit sur la société et son système alors qu’on se réfère à
eux pour définir ce que la sociologie fait ».
- 479 -
C’est donc parce que les textes engendrent une nouvelle répartition des
pouvoirs mais surtout une extension considérable du droit pénal qu’il en
découle une modification de l’articulation entre sphère publique et sphère
privée (section 1). Nous nous poserons alors la question de l’éventuelle
identité entre société multiculturelle et société du différend de façon à
confronter la distinction entre différend et litige aux notions généralement
usitées pour décrire la forme de société dans laquelle nous vivons (section 2).
SECTION 1 : DE
LA MODIFICATION DE L’ARTICULATION ENTRE SPHERE
PUBLIQUE ET SPHERE PRIVEE
Selon le philosophe J. Freund, la distinction entre sphère publique et sphère
privée constitue une des manifestations de l’essence du politique, c’est-à-dire
comme une des orientations vitales ou catégoriques de l’existence humaine,
sans laquelle l’être humain ne serait plus lui-même »
620
. Cette approche
phénoménologique transcende les manifestations historiques ; elle oblige à ne
pas tenir pour acquis la manière dont un équilibre a pu se figer à une époque
donnée.
Dans ce cadre, E. Durkheim pose implicitement la problématique de la vie
privée, même s’il n’utilise pas expressément et systématiquement cette notion.
La question classique, « Comment se fait-il que, tout en devenant plus
autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société ? » 621 peut ainsi
620
J. Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965, p. 4-5.
621
E. Durkheim, op. cit.
- 480 -
être lue comme une réflexion sur la problématique classique du politique –
équilibre sphère privée/sphère publique – à l’heure de la division du travail. A
l’identique, à partir du moment où nous estimons que la fonction du droit
pénal n’est plus la même en raison des caractéristiques contemporaines de son
accroissement, il est légitime de s’interroger sur les nouvelles facettes de
l’articulation entre sphère publique et sphère privée. Le droit pénal n’existe en
effet que par sa mise en œuvre étatique. Multiplier les infractions revient à
multiplier les possibilités d’intervention de l’Etat, ce qui explique la difficulté
d’aboutir à une procédure pénale équilibrée notamment en matière de
perquisitions et de visites domiciliaires, bref d’hypothèses où l’Etat pénètre
dans la sphère privée. Cette interrogation est d’autant plus légitime qu’est à
présent admis le principe de l’expression publique de la religion et que les
droits de l’homme sont devenus le fondement de la légitimité de la
réglementation pénale desdites manifestations. Sur ces deux facettes, nous
montrerons que la société du différend, comparée à la société du litige, casse
l’illusion de la référence à la laïcité pour rendre compte de l’équilibre entre
sphère publique/sphère privée (paragraphe 1) et érige les droits de l’homme en
véritable religion séculière (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : CONSEQUENCES DE LA NOUVELLE FORMULATION DES
QUESTIONS RELIGIEUSES : VERS UNE REMISE EN CAUSE DU PRINCIPE DE LAÏCITE
Nous avons plusieurs fois souligné que la conception actuelle de la religion
a singulièrement évolué : la liberté religieuse ne se limite plus à une simple
croyance mais couvre également le droit de pratiquer en public. Il se produit
une nouvelle forme de conflit qui repose essentiellement sur la différence de
légitimité des parties en présence. L’impossibilité de privilégier l’une sur
l’autre aboutit à ce que, d’un côté, le juge prenne des décisions disposant d’un
fort impact politique, au sens où elle concerne l’ensemble de la société et, de
- 481 -
l’autre, le législateur à imposer une conception des choses pour mettre fin au
conflit de légitimité.
La laïcité n’est plus adéquate pour rendre compte de ce nouvel équilibre.
Elle est clairement le symbole d’une société du litige (1) dont la contestation
ou reformulation sont symptomatiques des difficultés d’adaptation à une
société du différend (2).
1) LA LAÏCITE COMME SYMBOLE D’UNE SOCIETE DU LITIGE
La laïcité permet de caractériser la société du litige ; elle présuppose une
suprématie étatique tant par rapport au pouvoir confessionnel que par rapport
aux différentes religions622. Elle n’est plus à même aujourd’hui de régir des
relations sociales fondées à l’inverse sur la suprématie de l’individu par le
biais des droits de l’homme.
En premier lieu, nous remarquerons que la laïcité est absente des textes
internationaux, tant ceux émanant des Nations Unies que de l’Europe. Il y a ici
une exception française que la logique de l’imitation propre d’une part à la
comparaison permanente que génère le droit européen entre les pays et,
d’autre part la dynamique de propagation jurisprudentielle placent en sursis.
En second lieu, il n’est pas certain que les institutions soient pleinement
convaincues du principe de laïcité et ne contribuent pas à en faire une source
de différend. Il n’est plus possible de soutenir que la religion est une croyance
relevant de la sphère privée puisque les droits de l’homme dont dispose
l’individu affirment précisément le contraire. Les institutions tentent alors
622
Sur les critères de cette conception de la laïcité, E. Poulat, Notre Laïcité publique, Berg
International, 2003.
- 482 -
d’imposer une conception normative de la religion qui contribue à alimenter la
contestation de la norme étatique. Le rapport de la Commission Stasi en 2003
s’inscrit parfaitement dans cette dynamique. Cette commission avait pour
objectif de réfléchir sur « les exigences concrètes » du principe de laïcité. Pour
reprendre ses conclusions, la conception de la laïcité ne peut plus se réduire à
la neutralité de l'Etat ; « par rapport au contexte de 1905, la société française
a changé : l'emprise de l'église catholique n'est plus perçue comme une
menace. La laïcité se retrouve au cœur du pacte républicain en des termes
nouveaux623 ». Tenir compte de ce changement de contexte serait donc
indispensable pour « vivre ensemble, construire un destin commun624 ».
Selon la Commission Stasi, le corpus juridique de la laïcité découle, pour
reprendre le terme consacré, de « la grande loi » du 9 décembre 1905
complétée par celle du 2 janvier 1907 sur l'exercice public des cultes625. Elle
ignore cependant que ces deux textes ont pour point d’ancrage la loi du 13
juillet 1906 relatif au repos hebdomadaire fixé en l'occurrence le dimanche.
Cette loi marque une rupture capitale dans l'évolution du droit du travail pour
les raisons suivantes : le jour du repos est indistinctement accordé à toutes les
catégories de travailleurs, hommes, femmes ou enfants ; il échappe à la
détermination de l'employeur, ce qui permet au salarié de constituer une
sphère privée distincte de sa vie professionnelle. Si l’individu souhaite utiliser
son temps de repos pour aller à l'Eglise, il est libre de le faire. Effectivement,
l'Etat ne lui impose aucune obligation en la matière. C’est uniquement par ce
623
Commission sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport remis au
Président de la République remis le 11 décembre 2003, p. 17.
624
op. préc., p. 17.
625
op. préc., p. 19.
- 483 -
biais qu’il assure le respect des droits individuels des personnes dans
l’association laïque626. A l’identique, ce que l’on a appelé la laïcité ouverte
dont la loi de 1959 sur l’école constitue la facette la plus connue627, s’inscrit
dans un contexte où, faute de possibilité pour les individus de contester la
norme commune, l’Etat aménage les rapports respectifs qu’il entretient avec
les cultes et leurs manifestations. Si, certaines communautés, comme la
communauté juive, ont pu profiter de ce contexte, c’est d’abord et avant tout
en raison d’un cadre que l’autorité étatique pouvait aménager sans avoir à se
soucier du respect des multiples intérêts individuels. Bref, pour que la liberté
de conscience puisse s'exercer, il faut que l'Etat garantisse les conditions de
possibilité d'une sphère privée qui échappe non seulement à son autorité mais
également à celle d'autres pouvoirs. A présent, l’expression « laïcité ouverte »
est davantage utilisée pour légitimer non l’aménagement des conditions
d’exercice des cultes mais la reconnaissance de toutes les manifestations
individuelles de la religion628. Ou comment, encore et toujours, les mêmes
mots changent de sens selon le contexte dans lequel ils sont invoqués.
626
Cf C. Kintzler, Laïcité et philosophie, in Archives de philosophie du droit, n°48, 2004, p. 43-56,
spéc. p.47. « Dans une cité laïque, la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes » non
seulement est possible, mais qu’il faut la placer au fondement de l’association ». Et l’auteur de
poursuivre : « en entrant dans l’association, je vous demande de m’assurer que je pourrai être
comme ne sont pas les autres, pourvu que je respecte les lois, lesquelles ne peuvent avoir d’autre
fin ultime que de m’assurer ce droit ».
627
Sans être exhaustif, on rattachera à cette ouverture, la possibilité pour les représentants du culte
d’être salarié par leur congrégation, la possibilité de déduire les dons faits aux congrégations…Pour
une synthèse, A Mestre, La Loi de Séparation, Études, n° 402, 2005, p. 607-617.
628
Cf la définition présente de la laïcité ouverte dans H. Péna-Ruiz, Histoire de la laïcité : textes et
documents, Flammarion, 2003 : « Notion polémique tournée contre la laïcité dont elle suggère
- 484 -
Dans cette perspective, le rapport Stasi participe d’une réflexion sur
l’exercice des droits et non sur leurs conditions d’exercice et témoigne du
changement d’approche institutionnel. Il autonomise la question religieuse des
conditions d’exercice des cultes dans la société. Faute d’établir un lien avec la
reconnaissance institutionnelle des conditions d’exercice des droits, ce rapport
disjoint la vie privée du temps de repos et favorise l'éclatement du contentieux
concernant la pratique religieuse. Certes, les juifs ou les musulmans
pratiquants ne sont pas concernés par le repos dominical. Ils n’en sont pas
moins les victimes collatérales de ce mouvement de disjonction entre vie
privée et repos qui rend incompréhensible la sacralité de leur jour de repos à
une époque où les nouvelles technologies permettent de travailler n’importe
où et surtout n’importe quand.
Cette conception réductrice de l’intervention de l’Etat en matière religieuse
permet de comprendre ce que certains auteurs ont systématisé comme la
formulation étatique d’une question raciale ou religieuse en substitution à la
question sociale. L’idée est la suivante : l’Etat privilégie la dimension
qu’appliquée rigoureusement elle serait un principe de fermeture. Or c’est le contraire qui est vrai,
puisque la laïcité sans épithète délivre la sphère publique de toute tutelle et de toute fermeture
dogmatique, en l’affranchissant de la mainmise d’une option spirituelle particulière, qu’elle soit
celle de la religion ou celle de l’athéisme. Dans la bouche de certains détracteurs de la laïcité, «
ouvrir la laïcité » signifie restaurer des emprises publiques pour les religions. Une confusion est
faite entre l’expression des religions dans l’espace public et emprise des religions sur l’espace
public. La première est compatible avec la laïcité, comme l’est aussi l’expression des humanismes
athée dans l’espace public. La seconde ne l’est pas, car elle consacre un privilège, bafoue la
distinction juridique privé- public, et compromet l’universalité de la sphère publique. Il faut donc
démystifier cette notion, et saisir le rejet inavoué de la laïcité qu’elle a pour charge de travestir en
« rénovation » de celle- ci. Parle-t-on de « droits de l’homme ouverts », de« justice ouverte »? »
- 485 -
culturelle des revendications pour compenser son inaction sociale629. Il est bien
évident que l’islam, compte tenu des données démographiques rappelées
précédemment, change la morphologie religieuse de la France. Mais, là
encore, les pratiquants de cette religion ont évolué dans un cadre juridique
différent fondé sur l’individualisation des droits, non sur une conception
politique de la question religieuse découlant d’une intervention de l’Etat
exempte de toute contestation. L’autonomisation de la question religieuse sous
l’égide des droits de l’homme renvoie ainsi l’individu à lui-même et le disjoint
de la collectivité faute pour celle-ci de définir un cadre adéquat à l’exercice de
ses droits.
La laïcité n’est plus comme dans la société du litige le cadre d’exercice des
religions ; elle devient le vecteur normatif des comportements dans la société
du différend.
2) LA
LAÏCITE COMME VECTEUR NORMATIF DES COMPORTEMENTS DANS LA SOCIETE
DU DIFFEREND
Les institutions ont voulu maintenir sous le vocable laïcité une conception
radicalement différente de celle initialement conçue en mettant l’accent sur les
comportements et non plus sur les conditions d’exercice des religions.
C’est ce dont témoigne la proposition faite par la commission Stasi de
rendre fériés le jour de Kippour ainsi que la fête de l’Aïd pour les musulmans.
De prime abord, la commission cherchait à consacrer la pluralité des identités
religieuses présentes sur le territoire français qui ne se reconnaissent pas dans
le calendrier républicain rythmé par les fêtes catholiques. Cette proposition
629
E. Fassin, D. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société
française, La Découverte, 2006.
- 486 -
n’a pas été retenue ; elle heurtait de front le discours productiviste du
gouvernement de l’époque qui ne pouvait d’un côté dénoncer les 35 heures et
de l’autre introduire deux nouveaux jours fériés dans le calendrier. C’était
cependant son seul aspect positif que de vouloir augmenter le nombre de jours
de repos. Car, hormis cette perspective, cette proposition privilégiait de facto
une forme de pratique religieuse sur une autre. Pour s’en tenir aux juifs, elle
limitait la pratique du judaïsme au seul respect d’un jour de fête dans l’année.
Elle érigeait la figure du Juif de Kippour en idéal-type républicain. Cette
catégorie de Juif ne marque effectivement de véritable rupture que ce jour
dans l’année. Elle ignore les autres fêtes juives du calendrier ainsi que le repos
sabbatique hebdomadaire. Elle incarne finalement l’aboutissement d’une
conception de la laïcité négatrice des droits de l’individu pratiquant. On
comprend mieux pourquoi les instances religieuses ne se sont nullement
réjouies de cette « avancée », d’autant plus qu’elles n’avaient rien demandé630.
Le discours institutionnel sur les religions implique que les individus se
conforment à la conception de la religion que la société développe à propos de
leurs pratiques. Pour reprendre le propos d’un auteur, « le paradoxe est que le
formatage du religieux qui se pratiquait naguère pour mieux assurer la
domination, dans une perspective d’homogénéisation territoriale et politique,
en général à partir d’un projet national, se fait aujourd’hui dans une
630
Par cette proposition, la Commission a montré son ignorance de la pratique religieuse. Les
obligations religieuses qui incombent au croyant commencent l’après-midi qui précède le jour de
jeûne. De sorte que, par définition, le caractère férié de ce jour n’est nullement suffisant pour
permettre à une personne qui souhaiterait effectivement marquer la sacralité de ce jour de respecter
sa religion.
- 487 -
perspective de « droits de l’homme631 », de liberté religieuse et de
multiculturalisme ». En effet, « démocratisation et théorie des droits de
l’homme tendent à uniformiser la définition du religieux (tout comme celle de
minorité) pour traiter toute personne sur un pied d’égalité 632». La
démonstration mérite cependant d’être nuancée en raison de la dynamique du
processus décrit :
- nous sommes en présence d’un formatage qui découle d’une logique
contentieuse et non d’une mise en place institutionnelle ;
- dans une logique contentieuse structurée autour des droits de l’homme,
nous perdons tout référent institutionnel ou communautaire – par exemple, les
institutions musulmanes peuvent bien se montrer sceptiques sur l’existence
d’une obligation religieuse pour les femmes de se vêtir du voile intégral, elles
ne peuvent empêcher que des femmes essaient de contester la norme
dominante sur le fondement des droits de l’homme633 ;
- comme l’institution étatique promeut une conception de la religion
conforme à ses visées, elle crée elle-même la logique du différend, c’est-à-dire
la contestation de sa légitimité, précisément au nom des droits de l’homme634.
631
O. Roy, La sainte croyance, le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008, p. 24.
632
Op. cit. p. 241.
633
M. Borghée, Voile intégral en France : sociologie d'un paradoxe, Michalon, 2012, préf. M.
Wieworka.
634
Le raisonnement de l’auteur nous paraît biaisé lorsqu’il prend pour exemple de formatage, le
judaïsme libéral : c’est un contresens historique puisque la charte de Pittsburgh en date de 1885
promeut explicitement l’adaptation de la religion à la modernité. Dès lors, ce n’est pas la modernité
qui a formaté le judaïsme, c’est le judaïsme lui-même qui a secrété sa propre adaptation, adaptation
- 488 -
La publication en octobre 2011 d’un recueil de textes intitulé « Laïcité et
liberté religieuse » constitue une nouvelle étape de cette volonté
institutionnelle de formatage ainsi, en même temps, que du caractère
contradictoire de l’intervention de l’Etat en la matière. Ce recueil vise, selon la
quatrième de couverture, « tous les citoyens, afin qu’ils puissent facilement se
référer aux principes et aux normes juridiques qui garantissent leurs libertés
et la neutralité religieuse de l’État635 ». Phénomène unique dans les annales de
l’histoire administrative, le recueil, à la différence de tous les rapports publiés
à la Documentation française, est payant, ce qui limite automatiquement son
accès au plus grand nombre. De deux choses l’une : soit le prix à payer, 19
euros, correspond à un droit d’entrée que doit acquitter l’individu pour
respecter les règles rappelées – la laïcité devient ici l’apanage de la minorité
éclairée, ce qui revient à promouvoir une conception censitaire et élitiste de la
démocratie ; soit le prix à payer signifie que la laïcité est un principe en voie
de privatisation par les institutions. Il n’est pas certain en tous les cas qu’une
telle pratique facilite le renforcement du principe affirmé. Ce recueil articule
textes et jurisprudence. Il ne présente cependant aucune systématisation
d’ensemble ni une définition de la laïcité susceptible de donner une cohérence
aux documents rassemblés – d’où son caractère anonyme : il est l’expression
d’une doctrine juridique « voilée ». Il faut donc se rendre à l’évidence : la
laïcité en France, comme la religion dans la jurisprudence de la Cour
rejetée par l’orthodoxie. Dès lors, si on compare avec l’islam, certains pratiquants pourraient
parfaitement effectuer un tournant libéral ; ils ne seraient cependant en rien révélateurs des autres
courants de l’islam.
635
Editions Journal Officiel, Laïcité et liberté religieuse, Recueil de textes et de jurisprudence,
2011.
- 489 -
européenne des droits de l’homme, devient un simple mot au fur et à mesure
que le contentieux s’empare de la question religieuse.
Ce mot de laïcité se vide de sa substance à partir du moment où il essaie de
refléter ce qui lui est antinomique : la logique de contestation sur le fondement
des droits de l’homme. Il se résume ainsi à une politique de « formatage » des
identités en fonction d’une inversion complète des références : la compatibilité
de la religion avec les droits de l’homme où ceux-ci constituent la nouvelle
religion séculière.
PARAGRAPHE 2 : LES DROITS DE L’HOMME COMME RELIGION SECULIERE
PORTEURS D’UN CONTROLE PERMANENT DE L’INDIVIDU
Une religion séculière est « un mode de structuration complet des
communautés humaines, emportant un type de pouvoir, un type de lien entre
les êtres, un mode de disposition dans le temps, une forme des collectifs636 ».
Dire que les droits de l’homme se constituent progressivement comme religion
séculière ne signifie pas, à l’instar de ceux qui y voient les composantes de la
religion civile de la France, que ces droits participent des valeurs de la société
française. Le phénomène est plus profond : les droits de l’homme deviennent
le pivot autour duquel s’articulent tant les identités que les comportements.
Tout cela aboutit à ce qu’il n’y ait plus séparation entre sphère publique et
sphère privée mais pénétration de la sphère publique dans la sphère privée soit
dans la définition de l’identité religieuse de l’individu, soit dans le processus
même de formatage (1). Nous montrerons en contrepoint, pourquoi les cadres
interprétatifs proposés par certains auteurs nous paraissent insuffisants en ce
636
Ici également nous reprenons une définition de M. Gauchet dont nous détournons radicalement
le sens, M. Gauchet, Religions séculières : origine, nature et destin, Le Débat, n° 167, 2011, p. 187-192,
spéc. p. 189.
- 490 -
que, précisément, ils minorent la dimension politique des droits de l’homme
(2).
1) LES
DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR DE L’AFFAISSEMENT ENTRE SPHERE
PUBLIQUE ET SPHERE PRIVEE
L’affaissement entre sphère publique et sphère privée procède tant de la
nouvelle définition de l’identité religieuse par les droits de l’homme que du
corollaire qu’implique le développement de ceux-ci : la pénalisation croissante
de la vie quotidienne. Il y a donc bien religion séculière : par le droit pénal,
toutes les facettes de la vie de l’individu sont à présent concernées.
S’agissant de la définition de l’identité religieuse de l’individu, les
différentes typologies élaborées en la matière montrent, à propos des religions
minoritaires, que l’identité se construit de plus en plus sur la base du sentiment
que les individus ont de la manière dont ils sont perçus par la société ou, plus
radicalement, en rupture avec les lois de la République. Dès 1987, nous
noterons que R. Leveau et D. Schnapper élaborent une typologie des
musulmans maghrebins au sein de laquelle ils distinguent « des militants antioccidentaux637 ». Ce cas de figure mis à part, une enquête récente a émis
l’hypothèse pour rendre compte de l’augmentation de la pratique de la religion
musulmane que, « face à la désespérance et au risque de marginalisation,
voire de délinquance qui atteint fatalement une population souffrant de
l’exclusion sociale, (re)devenir musulman constitue un antidote très efficace.
Cette « offre religieuse », réitérée par de multiples canaux, notamment
associatifs, a donc rencontré chez les jeunes issus de l’immigration une
637
R. Leveau, D. Schnapper, Religion et politique : juifs et musulmans maghrébins en France,
Revue française descience politique, 1987. pp. 855-890.
- 491 -
demande identitaire638 ». Nous serions donc clairement dans la construction
d’une identité par rejet du majoritaire que la référence aux droits de l’homme
a contribué à disséminer. Dans l’optique qui est la notre de l’influence des
règles institutionnelles sur les comportements, nous noterons avec intérêt
l’étude de R. Leveau sur l’expression politique de cette rupture. Cet auteur a
montré que la suppression de la demande d’autorisation de créer une
association que devaient formuler les étrangers auprès de la préfecture en
1991 a joué un rôle important dans le développement d’associations
musulmanes créées par des immigrés ainsi que dans la diffusion d’un rejet des
valeurs occidentales par le biais de financements étrangers639.
Comparativement, pour les membres de la religion majoritaire, le
phénomène est moins marqué en raison de l’homologie encore conservée entre
la croyance et les règles sociales. La typologie porte davantage sur la manière
de pratiquer pour établir des distinctions de degré que sur la perception des
règles sur la base de laquelle peut apparaître une distinction de nature. Quant à
ceux
qualifiés
médiatiquement
d’intégristes
ou
de
« catholiques
intransigeants640 » selon la terminologie d’un travail récent, ils ne se
construisent pas contre les règles établies mais contre celles qui chercheraient
à les modifier sur des points consubstantiels à leurs convictions comme celles
relatives au mariage ou à l’adoption. Ils rejoignent ici les tenants de religions
638
C. Dargent, La population musulmane de France : de l'ombre à la lumière ?, Revue française de
sociologie, n°51, 2010, p. 219-246.
639
R. Leveau, Mouvement associatif et transition ambiguë vers le politique dans l’immigration
maghrébine, R. Leveau, C. Wihtol de Wenden (dirs.), Modes d’insertion des populations de culture
islamique dans le système politique français, MIRE, 1991.
640
Cf L. Frölich, Les Catholiques intransigeants en France, L'Harmattan, 2002.
- 492 -
minoritaires à la marge mais ne peuvent être identifiés à eux : dans un cas, le
rejet est global et les éventuels changements de législation sur des sujets
sensibles ne font que rajouter une raison supplémentaire pour légitimer la
pratique en rupture ; dans l’autre, le rejet n’est pratiquement que partiel et
s’accompagne généralement d’un rejet du minoritaire. Sous ces deux aspects,
la subjectivisation de la croyance propre au phénomène religieux se manifeste
par la construction de l’identité religieuse soit en opposition, soit en accord
avec les normes institutionnelles au titre desquelles interviennent les droits de
l’homme. La religion n’est plus simplement une affaire de croire et de
transmission ; elle est aussi un mode d’identification de l’individu dans la
société dans laquelle la relation aux normes est déterminante. Il n’en va pas
différemment pour l’athée dont l’affirmation identitaire découle de la liberté
de ne pas avoir de religion.
S’agissant du processus de formatage, il ne fait qu’accentuer ce rôle central
des droits de l’homme dans la constitution de l’identité religieuse en raison du
lien entre droits de l’homme et droit pénal. Schématiquement, la seule manière
d’empêcher qu’une religion gagne du terrain consiste à lui opposer une autre
religion. L’imposition des droits de l’homme, à défaut d’être naturel, permet
ainsi de justifier les atteintes aux pratiques minoritaires.
Les poursuites pénales intervenues en Allemagne à l’encontre d’un
circonciseur en 2012 pour atteinte à l’intégrité du corps de l’enfant
s’inscrivent dans cette dynamique. Nous pensons que la situation aurait pu se
produire en France, c’est pourquoi nous nous inspirons de ce cas type pour
développer notre propos. D’ailleurs, la circoncision a déjà fait l’objet de
critiques passées à l’époque inaperçue par la Cour européenne des droits de
- 493 -
l’homme en 2010641. Tout d’abord, dans cette affaire, nous sommes en
présence d’une pratique rituelle qui ne correspond pas à la pratique dominante.
Ensuite, est invoqué l’intérêt supérieur de l’enfant, soit un dérivé des droits de
l’homme, ce qui rend difficile la critique – la légitimité religieuse se heurte à
la légitimité de l’universel des droits de l’homme. Si nous adoptons
l’hypothèse qu’existerait une idéologie dominante, nous pourrions dire que le
juge a mis à jour que la société allemande avait des valeurs incompatibles
avec certaines pratiques rituelles. Enfin, la sanction pénale clôt le débat sur
l’éventuelle acceptation de cette pratique rituelle dans la culture commune.
Cette affaire synthétise les deux caractéristiques du différend précédemment
identifiées :
- un juge rend une décision de justice qui prend automatiquement une
portée politique alors même que les autres pouvoirs, législatif et exécutif,
n’avaient jamais envisagé d’édicter une réglementation qui aurait interdit
expressément cette pratique ;
- cette décision s’inscrit dans une dynamique pénale qui met fin à l’éventuel
débat sur la possibilité pour des minoritaires de pratiquer leur religion.
Bien évidemment, il est toujours possible d’établir un lien avec l’Allemagne
nazie et de dénoncer les relents antisémites de la décision. Peut-être même
qu’il sera démontré que le juge est connu pour avoir tenu des propos
antisémites. Pour autant, il paraît difficile de mettre sur le même plan une
641
Cf CEDH, 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie (requête no 302/02). L’arrêt a
été rendu à l’unanimité mais n’a pas été traduit en français. Il estime que les pratiques religieuses
des témoins de Jehovah sont moins dangereuses que les pratiques juives et musulmanes au titre
desquelles est particulièrement visée la circoncision.
- 494 -
décision de justice intervenue indépendamment de toute contestation politique
de la circoncision et l’adoption de mesures s’inscrivant dans un programme
préalablement fixé. La décision de justice n’en est pas moins juridiquement
fondée sur la supposée universalité des droits de l’homme en opposition
frontale à la légitimité religieuse.
Nous soulignerons cependant l’ambigüité du raisonnement retenu :
l’intégrité de l’enfant. Sur ce fondement, il ne devrait pas être possible de
maintenir un enfant dans un foyer composé de parents fumeurs. A la limite, la
dangerosité du comportement des parents devrait conduire le législateur à
restreindre leur droit d’avoir des enfants et de consacrer en parallèle le droit
pour les parents « d’avoir un enfant sain », point qui paraît d’ailleurs acquis642.
Ou alors, l’enfant devrait disposer d’un intérêt à agir pour attaquer ses parents
en raison de l’atteinte à l’intégrité physique qu’ils lui ont fait subir. Autre
exemple, les parents qui, pour des motifs religieux, refusent que leur enfant
soit vacciné justifient en contrepoint que leur comportement fasse l’objet de
poursuites pénales. Si les droits de l’homme portent en eux une logique
hygiéniste, ils deviennent alors non seulement le fondement d’une extension
du droit pénal à tous les niveaux de la société mais également une justification
à la remise en cause des frontières entre sphère publique et sphère privée. Ils
peuvent alors officier comme religion séculière.
642
Cf CEDH, G.C. 3 novembre 2011, S. H. et autres c. Autriche, Req. n° 57813/00, « Le désir des
requérants de procréer un enfant qui ne soit pas atteint par la maladie génétique dont ils sont
porteurs sains et de recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée et au [diagnostic
préimplantatoire] » soit regardé comme « relev(ant) de la protection de l’article 8, pareil choix
constituant une forme d’expression de leur vie privée et familiale ».
- 495 -
Nous pourrions lire cette évolution comme un nouveau déploiement du
concept de biopolitique élaboré par M. Foucault. Comme pour cet auteur, nous
retrouvons ici la recherche par le pouvoir politique de régenter tous les
comportements. A la différence toutefois de l’approche retenue par M.
Foucault, nous sommes en présence d’une dialectique entre l’individu et l’Etat
dans laquelle « la technologie du pouvoir », loin d’être unilatérale, procède
d’un jeu de réflexion permanent. Ce que l’Etat interdit, l’individu le lui
conteste à l’instar du droit d’avoir un enfant en bonne santé ; ce que l’individu
s’autorise, l’Etat le lui interdit au nom du contrôle de l’intérêt de l’enfant,
élément central du contrôle des populations. La biopolitique devient le champ
d’expression des prétentions antagonistes exprimées sur le fondement des
droits de l’homme qui oscille en permanence entre la figure du partisan pour
l’individu et celle de l’Etat pénal.
L’affaissement de la religion civile en tant que condition d’homogénéité
culturelle à la réalisation des droits de l’homme aboutit à ce que ceux-ci
traduisent un consensus fictif susceptible d’être rattaché à la catégorie des
religions séculières avec le risque de générer en raison notamment du
phénomène d’autopoïèse en droit pénal une redéfinition complète de
l’articulation moderne entre sphère publique et sphère privée. Dans ce
contexte, la dénonciation classique de l’antisémitisme correspond à une
pratique propre à la société du litige qui reflète le fait que l’intégration des
juifs s’est réalisée en accord avec le modèle de la suprématie étatique643. Les
643
Cf P. Birnbaum, Le recul de l'État fort et la nouvelle mobilisation antisémite dans la France
contemporaine, Pôle Sud, n°21, 2004, p. 15-29, spéc. p. 19 : « Les Juifs de France ne peuvent pour
autant échapper à l’Histoire qui les touche, de nos jours, de plein fouet. Ils se trouvent soudain
plongés dans une conjoncture historique dont le ressort leur échappe, tant leurs choix obéissent
- 496 -
juifs comptent sur l’Etat pour qu’ils modifient les règles en leur faveur ; ils ne
tiennent pas compte du rééquilibrage des pouvoirs dans la société du différend
au bénéfice du pouvoir juridictionnel dont les représentants sont indépendants
et ne peuvent être soumis à des pressions.
C’est précisément ce rééquilibrage politique qui est ignoré par les auteurs
qui essaient de systématiser les nouvelles manifestations du religieux sur la
base d’un phénomène social unificateur.
2) LIMITES DES
EXPLICATIONS QUI MINORENT LA DIMENSION POLITIQUE DES DROITS
DE L’HOMME
L’interprétation ici proposée repose sur la corrélation entre développement
des droits de l’homme et droit pénal. Elle met délibérément l’accent sur
l’ambigüité des droits de l’homme dont la référence oscille entre l’apparente
neutralité juridique et la revendication politique. Force est alors de constater
que les cadres interprétatifs contemporains prolongent à leur manière la
tentation propre à la sociologie d’E. Durkheim d’absorber le phénomène
politique par le phénomène juridique. C’est ce que nous voudrions montrer,
sans prétendre à l’exhaustivité à travers la critique des thèses de O. Roy et de
J. Bauberot.
Selon O. Roy, « ce à quoi nous assistons, c’est à la reformulation militante
du religieux dans un espace sécularisé qui a donné au religieux son autonomie
maintenant à des considérations nouvelles. Les effets pervers du retrait de la logique étatique
risquent de se faire sentir durablement, fragilisant leur statut au sein d’une nation devenue enfin
plurielle, s’éloignant d’un modèle républicain protecteur mais quelque peu unificateur et réducteur
des cultures spécifiques. Les gains et les pertes résultants du contrat républicain antérieur ne
seront plus les mêmes ».
- 497 -
et donc les conditions de son expansion. La sécularisation et la mondialisation
ont contraint les religions à se détacher de la culture, à se penser autonomes et
à se reconstruire dans un espace qui n’est plus territorial et donc qui n’est plus
soumis au politique644» (c’est nous qui soulignons). Aussi, c’était la conclusion
d’un précédent livre de l’auteur dans lequel il esquissait cette hypothèse, ce
que l’on dénomme médiatiquement l’islam radical n’est rien d’autre, d’une
façon schématique, que l’expression de cette religion sans culture645.
Il convient ici de ne pas se méprendre sur la coïncidence entre le
développement du marché et celui contemporain des droits de l’homme pour
expliquer l’expression religieuse de l’identité religieuse par ce prisme. La
logique des droits de l’homme est une logique politique qui, par delà les
manifestations individuelles, se déplace vers le droit pénal. Parler de marché
de la religion renvoie à la figure de l’homo oeconomicus. La rationalité de
celle-ci n’est pas dissociable du contexte sociologique dans lequel il agit646. En
l’occurrence, faute de précisions sur l’origine sociale des personnes qui
consomment le bien religieux, la description proposée ne peut être que
partielle, voire fausse. Par exemple, une analyse minutieuse de ce
comportement à propos de l’islam a parfaitement montré que la mutation
religieuse en cours ne concerne qu’une partie de la population en voie
644
O. Roy, op. cit., p. 16.
645
O. Roy, L’islam mondialisé, Seuil, 2002.
646
Cf P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Le Seuil, 2000, p. 20 : « Les dispositions
économiques les plus fondamentales, besoins, préférences, propensions, ne sont pas exogènes, c'està-dire dépendantes d'une nature humaine universelle, mais endogènes et dépendantes d'une
histoire, qui est celle-là même du cosmos économique où elles sont exigées et récompensées ».
- 498 -
d’embourgeoisement et non les classes sociales défavorisées647. A défaut pour
celles-ci d’être touchées par ce phénomène, il n’est pas possible d’identifier
une rupture avec la dimension politique du projet que porte cette religion. En
outre, comme l’illustre l’exemple du Mecca Cola abondamment cité par les
études qui adoptent le marché comme modèle d’analyse, ces personnes,
mêmes embourgeoisées donnent une coloration militante à leur action qui
renvoie, in fine à un modèle politique648. L’analyse sociologique proposée ne
vaut, finalement, que dans un contexte foncièrement dépolitisé sous prétexte
que le politique se résume à un simple encadrement du territoire.
C’est confondre ici la manière dont est formulée la question religieuse et la
signification de cette expression. L’expression de l’identité religieuse par les
droits de l’homme traduit en termes juridiques une question politique qui
dépasse de loin la réduction de cette dimension de l’existence humaine au
simple contrôle des frontières. A ce titre, les multiples exemples fournis par
l’auteur de pays qui adoptent des législations pénales pour sanctionner les
pratiques prosélytes sont, le pendant autoritaire des mesures pénales qui se
profilent dans les sociétés démocratiques dans lesquelles les tenants de la
religion majoritaire essaient de maintenir leurs valeurs contre les pratiques
minoritaires. Autrement dit, la recomposition du phénomène religieux
interagit avec le cadre juridique dans lequel il se produit ; il aboutit à une
modification de la répartition sphère publique/sphère privée dont l’intensité
dépend du caractère démocratique ou autoritaire du régime politique.
647
P. Haenni, L’Islam de marché, Seuil, , 2005.
648
Le dirigeant de la société productrice de Mecca-Cola a, à plusieurs reprises, indiqué qu’une
partie des bénéfices résultant de la vente irait aux organismes de lutte de la Palestine – il est vrai
que si on suit la terminologie de O. Roy, cela relève de l’engagement éthique et non politique.
- 499 -
Selon J. Baubérot, les phénomènes contemporains traduisent le lien
inhérent entre droits de l’homme et laïcité. Préalablement, ce lien n’est pas
démontré compte tenu de l’absence de référence aux droits de l’homme dans
la formulation du principe de laïcité. Pour reprendre la critique d’un auteur, la
Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 n’est en rien le ferment d’une
quelconque laïcité de par sa référence à l’Etre suprême649. Il faut donc passer
par la Déclaration de 1948 pour fonder une telle jonction entre laïcité et droits
de l’homme, ce qui revient à projeter rétrospectivement les valeurs de 1948
sur celles de 1905.
Par delà la critique méthodologique, l’invocation des droits de l’homme au
soutien de la laïcité vise à dépolitiser la question religieuse - Autrement dit,
c’est la séparation du politique et du religieux qui assure la liberté que
proclame l’article 18, et non le fait qu’une religion devrait partager toutes les
valeurs d’une société à un moment donné. Le changement religieux provient
d’abord de mutations internes. Le seul problème, c’est que cette dépolitisation
passe nécessairement par une dépolitisation totale du lien entre nationalité et
citoyenneté - : « Est citoyen de l’Union européenne toute personne ayant la
nationalité d’un Etat membre. Malgré cette référence à la nationalité, en
instaurant ce type de citoyenneté, en lui reconnaissant certains droits, les
rapports commencent à se distendre entre nationalité et citoyenneté…Et dans
la Déclaration de 1948, la mention du pays relie encore nationalité et
citoyenneté650 » (c’est nous qui soulignons). Effectivement, si nous supprimons
649
650
Cf E. Poulat, op. cit.
J. Baubérot, La laïcité entre citoyenneté et droits de l’homme, in Religion et politique, une
liaison dangereuse ?, sous la direction de T. Ferenczi, J. Baubérot, Complexe, 2003, p. 235-244,
spéc. p. 240
- 500 -
l’idée de territoire ou, plus largement celle de nation, nous changerions la
configuration du monde contemporain – on se demande d’ailleurs à ce stade si
les souhaits des auteurs ne décrédibilisent pas leur démarche scientifique. Tout
cela présuppose néanmoins, selon les écrits mêmes de l’auteur que les
individus adoptent des pratiques religieuses dans « la sérénité651 », ce qui
indirectement renvoie au problème de perception des minoritaires par les
majoritaires et à la recomposition pénale contemporaine.
Nous constatons ainsi qu’en même temps que les droits de l’homme
favorisent l’expression religieuse, leur finalité change. Il serait réducteur
d’interpréter le contexte contemporain comme le reflet des valeurs
individualistes et morales de notre époque en raison du rôle historique de la
Déclaration de 1789652. La recomposition dont ils sont l’objet en raison de
textes concurrents a opéré un décentrement au bénéfice de l’individu. Nous
avons ainsi pu montrer que, compte tenu de la dimension politique du texte, ce
décentrement conduit à une nouvelle articulation entre la sphère publique et la
sphère privée.
Cette nouvelle articulation, parallèle à l’extension du droit pénal,
transforme les droits de l’homme non en religion civile mais en religion
séculière. Ils ne sont pas la simple expression de valeurs mais le fondement
651
J. Baubérot, J. Cesari, Laïcité, communautarisme et foulard, vrais et faux débats,
http://lmsi.net/article.php3?id_article=143 : « En soi, s’il est porté de façon sereine, le foulard ne
contredit pas le droit laïque mais plutôt une certaine vision culturelle de la sécularisation qui prend
ses racines dans le XIXe siècle, à une époque où l’on pouvait, raisonnablement, avoir une vision
linéaire et enchantée du progrès ».
652
Contra J. Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ?, in French Politics, Culture &
Society, Volume 25, Number 2, 2007, pp. 3-18.
- 501 -
d’une restructuration complète des pratiques individuelles à même de
s’opposer aux prétentions des religions minoritaires. La formulation juridique
de la question religieuse par le biais des droits de l’homme déplace la question
politique ; la dimension pénale des droits de l’homme maintient une illusion
juridique dans un contexte éminemment politique, – le terme politique est ici
entendu comme élément touchant la société dans sa globalité en ce qu’il
implique un équilibre entre sphère publique et sphère privée. A l’aune de cette
distinction, il nous a paru légitime de critiquer différents travaux sur les
nouvelles formes d’expression de l’identité religieuse en raison de l’hypothèse
implicite de dépolitisation de la société qui les sous-tendent.
Dans la perspective de cette nouvelle articulation entre sphère publique et
sphère privée, nous voudrions conclure cette présentation de la différence
entre société du litige et société du différend en la confrontant à la notion plus
usitée de société multiculturelle.
SECTION 2 : LA SOCIETE DU DIFFEREND, UNE SOCIETE MULTICULTURELLE ?
Il est fréquent de désigner l’évolution des sociétés contemporaines sous le
vocable de société multiculturelle. Pour autant, l’imprécision conceptuelle de
ce vocable tout comme la manière dont il a évolué nous permet d’estimer que,
si la description à laquelle il renvoie participe de la société du différend, il ne
constitue qu’une facette des nouvelles relations sociales contemporaines
(paragraphe 1). Ce point précisé, nous nous demanderons si la société
multiculturelle n’a pas, compte tenu du processus de judiciarisation
précédemment décrit, pour corollaire l’avènement du communautarisme
(paragraphe 2). A partir de cette mise en perspective, nous esquisserons une
typologie des pratiques religieuses en fonction de la perception des règles par
les individus (paragraphe 3).
- 502 -
PARAGRAPHE 1 : LES DEUX FACETTES DU MULTICULTURALISME OU LE
PASSAGE D’UNE LOGIQUE DE LITIGE A UNE LOGIQUE DE DIFFEREND
Le vocable multiculturalisme a connu une évolution semblable au régime de
laïcité : d’une approche étatique, il est devenu la manière de rendre compte
des revendications individuelles.
Qualifier une société de société multiculturelle procède d’une ambigüité :
s’il s’agit de formuler un constat de fait, effectivement, de tous temps, des
personnes de cultures différentes ont vécu sur un même territoire653. Pour
autant, la réflexion sur le vivre-ensemble n’a jamais porté sur la possibilité
pour les minoritaires de revendiquer leurs différences. La revendication était
politique et donnait lieu à une réponse politique. C’est du moins comme cela
que les religions en Europe se sont structurées jusque dans les années 1980.
L’émergence d’une société multiculturelle n’est donc pas dissociable du cadre
juridique dans lequel s’expriment les revendications individuelles ou
collectives : c’est parce que les individus ou les minorités bénéficient de
moyens de contester la norme politique que se pose la question de la
consécration d’une nouvelle dénomination pour qualifier la société
contemporaine, nouvelle dénomination qui aurait pour corollaire un nouveau
corps de règles – à moins que le multiculturalisme contemporain ne soit le
produit de l’autopoïese dont le multiculturalisme originel est la source.
653
Cf M. Doytcheva, Le multiculturalisme, La Découverte, 2011. Présentation : « Depuis
l’Antiquité, la réflexion sur le politique a été une interrogation sur le vivre-ensemble : comment
faire société, comment concilier unité et pluralité des valeurs et des cultures ? Faut-il araser ou
consacrer les différences ? » Dans une telle perspective, il est logique que l’auteur ignore
complètement la dimension juridique du fait social.
- 503 -
Nous soulignerons en effet qu’avant de s’imposer comme un terme
ambivalent pour décrire les sociétés occidentales, le multiculturalisme semble
avoir connu une évolution semblable à celle de la laïcité précédemment citée.
Parmi les réflexions et surtout textes fondateurs, il y a la Charte canadienne
des droits et libertés promulguée en 1982 dont l’un des inspirateurs a peut-être
été … le philosophe J.-F. Lyotard654. Cette Charte mentionne expressément en
son article 27 le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des
Canadiens. Il est directement corrélé à la nationalité canadienne. Quant au
terme minorité, il concerne exclusivement le choix de la langue entre l’anglais
et le français pour les citoyens canadiens. L’Australie, en raison également
d’une histoire marquée par l’effacement des minorités nationales, connaît à la
même époque un processus d’intégration des mêmes minorités dont les
institutions du pays rendent compte en utilisant le vocable de société
multiculturelle. En 1999, quand sera réaffirmé le caractère multiculturel de
l’Australie, l’accent sera mis sur le lien avec la citoyenneté et non sur son
éventuelle rupture en raison de l’émergence de groupes ethniques655. La série
de droits reconnus ne disjoint nullement la logique de nationalité de celle de
citoyenneté et s’inscrit donc dans la dynamique de la Déclaration de 1789. En
somme, à l’instar de la laïcité, le multiculturalisme correspond à l’origine à un
aménagement par le haut des droits des individus sur des domaines très
limités656.
654
Pour l’anecdote, le livre de J.-F. Lyotard, « le post-moderne expliqué aux enfants » est le fruit
d’un rapport remis par cet auteur au gouvernement canadien.
655
M. Piquet, Le multiculturalisme australien, Pouvoirs, n°141, 2012, p. 65-76.
656
Nous ne pouvons ici que déplorer la version caricaturale du modèle canadien exposée par J.
Baubérot qui confond délibérément la problématique des minorités nationales avec celles des
- 504 -
Plus précisément, cet aménagement concerne les seules minorités nationales
identifiées comme étant celles présentes sur le territoire avant la fondation de
l’Etat-nation, disposant d’une histoire, d’une langue et d’une culture distincte
que l’Etat657. La problématique contemporaine relative cette fois aux groupes
ethniques, voire par extension à toutes les personnes pouvant revendiquer
l’appartenance à un groupe en raison de particularités propres comme les
homosexuels intervient beaucoup plus tard. Selon un auteur, il faudrait
distinguer différentes étapes pour rendre compte de l’évolution des
revendications. Dans un premier temps, l’accent est mis sur les inégalités
sociales, puis sur les droits des minorités nationales, puis sur celles des
groupes ethniques entendus au sens large. En parallèle, les revendications
changent de nature : « les discriminations ethniques, religieuses, linguistiques
et raciales ne sont plus objets de controverses sur l’égalité socio-économique
et politique, mais sur le droit d’exprimer sans préjudice social des
orientations culturelles minoritaires, puis, durant les années 1990, sur leurs
effets sur le sens d’appartenance à une société »658. L’évolution de la
conception du multiculturalisme coïncide donc avec deux phénomènes
distincts et interdépendants : le tournant juridique des droits de l’homme
groupements ethniques pour ériger le modèle canadien en modèle et ainsi l’opposer au modèle
français. Cf J. Bauberot, Les laïcités dans le monde, Puf, QSJ, 2011, p. 85. L’auteur emploie le
terme laïcité pour rendre tout simplement compte d’une des caractéristiques du politique : la
séparation entre le public et le privé. Or, si la laïcité participe pleinement de cette modalité
inhérente du politique, il n’est pas certain que toutes les distinctions entre public et privé puissent
être englobées sous le terme laïcité.
657
W. Kimlika, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités, La
découverte, 2001.
658
D. Helly, Minorités ethniques et nationales : les débats sur le pluralisme culturel, L'Année
sociologique, n°52, 2002, p. 147-181.
- 505 -
identifié précédemment ; le changement de la morphologie religieuse des
démocraties occidentales sous l’impact des phénomènes migratoires. Ce que
certains décrivent comme la mutation de la question sociale en question
raciale659 est une manifestation de cette interdépendance qui traduit le contexte
socio-économique dans lequel ces interactions se sont réalisées.
Le multiculturalisme pourrait ici apparaître comme le fait social dont les
règles de droit précédemment exposées ne seraient que le reflet. Une telle
approche nous paraît cependant devoir être nuancée : elle ne permet ni
d’expliquer le tournant juridique adopté dans l’interprétation de textes
préexistants aux phénomènes migratoires et à l’émergence de groupes
ethniques ni l’évolution du multiculturalisme d’une conception étatique à une
conception davantage centrée sur les intérêts des groupes. Comme l’ont
montré deux auteurs660, cette notion ne se contente pas de déduire mais
également d’induire des changements juridiques. Elle absorbe tant les
défenseurs des droits des minorités que ceux de la majorité : pour les uns
comme pour les autres, les comportements sont surdéterminés par la culture
d’origine ; les uns comme les autres cherchent dans la règle de droit le moyen
de se protéger ou de justifier leurs revendications. Car, le multiculturalisme ne
prend corps non par le respect sans cesse renouvelé du principe d’égalité mais
par l’affirmation du principe de non-discrimination. Nous verrons donc plutôt
dans le multiculturalisme et les débats qu’ils suscitent le révélateur du rôle
659
E. Fassin, D. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société
française, La Découverte, 2006.
660
Cf J.-M. Eriksen, F. Stjernfelt, Les pièges de la culture ; les contradictions démocratiques du
multiculturalisme, Mètis Presses, 2012.
- 506 -
structurant de la règle de droit dans les comportements : le débat sociologique
n’est plus dissociable du débat juridique.
En cela, le multiculturalisme est lié à l’émergence de la société du différend
sans pour autant en être l’élément central. Le vocable société du différend vise
à rendre compte du changement de perception des conflits pouvant intervenir
entre individus ou entre individus et institutions. Ce changement de perception
nous a paru intrinsèquement lié à la mutation des droits de l’homme en
vecteur de prétentions judiciarisées. Par exemple, la demande de
reconnaissance par un individu d’un droit de mourir sur le fondement du droit
à la vie privée produit un différend en ce qu’il oppose deux conceptions
antinomiques de la vie humaine ainsi que du rôle de l’Etat. La diversité des
droits de l’homme multiplie les cas d’incompréhension des parties une fois la
solution d’un conflit rendu ; elle n’est pas intrinsèquement liée à la société
multiculturelle.
En revanche, la société multiculturelle alimente pleinement la logique du
différend en ce qu’elle aboutit à la confrontation permanente de prétentions
foncièrement antinomiques. Il en va bien sûr des prétentions religieuses contre
la norme laïque mais aussi des prétentions à des droits collectifs pour les
minorités contre la logique individualiste du droit positif. Le multiculturalisme
synthétise ainsi non seulement la disjonction entre nationalité et citoyenneté
mais aussi celle avec la religion civile comme condition de possibilité de
l’exercice des droits.
Le multiculturalisme, dans son expression contemporaine, peut être
considéré comme le cadre social secrété par les textes ; il est, dans sa dernière
expression, le parfait reflet de l’interprétation contemporaine de la Déclaration
universelle de 1948. Le rattachement de son développement à l’émergence de
l’islam dans les sociétés contemporaines et, plus particulièrement, dans la
- 507 -
société française, témoigne de l’homologie qui s’est progressivement dessinée
entre l’homme de la Déclaration universelle et la conception propre à
l’articulation entre nationalité, citoyenneté et religion dans l’islam.
Aussi, mise à part la question récurrente de la causalité entre les textes et les
individus, le multiculturalisme dispose d’une dynamique propre compte tenu
des éléments exposés :
- lié à la Déclaration des droits de l’homme de 1948, il participe pleinement
au processus de judiciarisation caractéristique de la société du différend ;
- lié à l’émergence de l’islam et aux populations issues de l’immigration
dans la société française, même si au stade de la troisième génération ce
qualificatif devrait être considéré comme superfétatoire, il génère un double
discours d’explication et de justification de la violence dans la société
contemporaine.
Compte tenu de cette dynamique, le multiculturalisme constitue un cadre
descriptif dont les visées normatives obligent à envisager s’il ne favorise pas
pour la société du différend la consécration d’une régulation juridique
communautariste.
PARAGRAPHE 2 : VERS LE COMMUNAUTARISME COMME CONSEQUENCE DE
LA SOCIETE DU DIFFEREND ?
Le communautarisme, classification philosophique mise à part, est le
versant polémique du multiculturalisme. La présence de plusieurs cultures sur
un territoire est un fait social aujourd’hui admis par tous. Est cependant sujet à
discussion tant sur le plan sociologique, philosophique que juridique, le critère
d’adaptation nécessaire des règles pour faire face à cette nouvelle figure
sociale. Schématiquement, le débat peut se résumer en ces termes : dans quelle
mesure la loi communautaire a-t-elle vocation à primer sur la loi commune au
- 508 -
détriment du principe d’égalité ? C’est tout l’enjeu de ce que le philosophe C.
Taylor appelle la « politique de reconnaissance » 661 (1) avec son corollaire
juridique, les accommodements raisonnables (2). Nous exposerons à travers
ces deux facettes les liens existant entre communautarisme et société du
différend.
1) DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE DE RECONNAISSANCE
L’expression politique de reconnaissance de C. Taylor a le mérite de la
clarté : elle s’inscrit précisément dans la dynamique propre aux droits de
l’homme. D’une part, le contentieux sur la reconnaissance des droits de
l’homme interagit avec le discours sur le caractère multiculturel d’une société
pour remettre en cause l’équilibre actuel entre cultures ou religions
majoritaires et cultures ou religions minoritaires ; d’autre part, l’évolution des
textes nous a permis d’identifier une tendance à la reconnaissance des
minorités. Le débat est juridique, les enjeux sont politiques : redessiner les
frontières du principe d’égalité. Tout cela alimente une logique de différend à
partir de laquelle le communautarisme, c’est-à-dire une fragmentation de la
norme commune, peut s’imposer comme une modalité contemporaine pour
retrouver une logique de litige.
Préalablement, nous signalerons l’ambigüité contemporaine de la critique
sociologique du tournant juridique de notre époque. Nous y retrouvons en
filigrane
la
difficulté
conceptuelle
classique
depuis
E.
Durkheim
d’appréhender la dynamique jurisprudentielle dans la sociologie française
ainsi que les ferments politiques de la consécration du communautarisme. A
titre d’illustration, analyser le passage de la question sociale à la question
661
C. Taylor, Multiculturalisme, Flammarion, 1997.
- 509 -
raciale pour rendre compte des évolutions contemporaines se heurte
logiquement à la reconnaissance comme voie de droit du principe de nondiscrimination662. Le principe de non-discrimination vise en effet précisément
à dénoncer les comportements sociaux problématiques qui engendrent des
distinctions sur un critère illégitime au titre desquels il y a la religion, le sexe,
la race…L’auteur qui cherche à expliquer cette « invention » ignore l’origine
internationale de cette notion. Comme à l’époque d’E. Durkheim, le contexte
international n’influence pas l’identification des faits sociaux internes. Il se
lance dans une présentation pour le moins problématique de l’application du
principe de non-discrimination en prenant pour exemple la situation en
Afrique du Sud au temps de l’apartheid663 (sic). Il déploie ensuite des trésors
de rhétorique pour minorer l’intérêt du recours en justice664 et en dénoncer les
662
Cf D. Fassin, L’invention française de la discrimination, Revue française de sciences politiques,
n°52, 2002, p. 403-423.
663
Id. p. 421, note 1 : « Des exemples éloignés, comme celui de l’Afrique du Sud sur lequel Belinda
Bozzoli a réuni des analyses d’expériences de lutte (dans Class, Community and Conflict. South
African Perspectives, Johannesbourg, Ravan Press, 1987), montrent que des groupes victimes de
discrimination en raison de leur sexe, de leur classe sociale et de leur race supposée pouvaient
combattre cette triple inégalité en s’appuyant à la fois sur les principes communs qui la fondaient et
sur les logiques distinctes qui la produisaient. S’ils sont éloignés, on se demande bien l’intérêt
d’une comparaison, surtout que l’apartheid procédait d’un choix politique clairement exprimé par
les textes alors que le principe de non-discrimination intervient pour réguler des comportements
sociaux critiquables ».
664
Id. p. 419, note 1 : « Il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer l’importance du travail
d’écoute. Nombre de personnes qui se déclarent victimes de discrimination raciale disent
également ne pas souhaiter aller au-delà de cet échange téléphonique et ne pas vouloir porter leur
plainte devant les Commissions départementales d’accès à la citoyenneté. « Cela fait des années
que je me sens victime de discriminations et c’est la première fois que je peux en parler », ou
- 510 -
limites intrinsèques – les emplois réservés aux nationaux - en raison d’une
confusion permanente entre droit et politique. Enfin, il atténue la légitimité
judiciaire en mettant en avant les éléments suivants : « Le résultat est jugé,
éventuellement les motifs, mais non les prémisses ou les circonstances665 »
pour mieux dénoncer le risque d’une « judiciarisation exclusive ».
La critique sociologique demande finalement au juge de s’ériger en
sociologue et d’adopter les conclusions de l’auteur. S’il revient au juge de
dépasser la neutralité inhérente du processus juridique pour se prononcer sur
les motifs et les circonstances, il risque au mépris du principe de la
présomption d’innocence déjà atténuée en matière de discrimination, de
consacrer juridiquement un statut de victime juridique sur la base d’études
sociologiques. En raison de l’assimilation permanente d’une catégorie
particulière de population à celle de victime, cela reviendrait de facto à lui
reconnaître des droits particuliers. Le refus implicite de la norme commune,
même quand elle cherche à réparer les dommages mais non les torts au sens de
la distinction précédemment rappelée par J.-F. Lyotard ne peut que justifier
l’adoption d’une politique communautariste : une loi distincte en fonction des
communautés666.
simplement « je vous remercie de m’avoir écouté » sont des phrases fréquemment entendues par les
écoutants du 114 ».
665
Id. p. 413.
666
Nous retrouvons dans le livre de D. Fassin, La force de l’ordre, Seuil, 2011, le même tropisme.
L’auteur en arrive à recommander que les policiers soient de la même origine que les personnes
qu’ils contrôlent.
- 511 -
A l’identique, l’une des critiques les plus radicales des droits de l’homme
porte sur leur incapacité à saisir « le fait social historique » juif667. Dans ce cas,
la seule technique disponible en droit consiste à créer un statut qui permettrait
de présumer antisémite toute agression à l’encontre d’un juif et allègerait ainsi
la charge de la preuve des circonstances aggravantes dont l’appréciation
judiciaire serait susceptible d’aggraver la sanction du coupable. Autrement dit,
plus nous évoluons dans un contexte multiculturel, plus les positions de
chaque groupe tendent à s’affirmer, à se comparer et se confronter en vertu
des lois de l’imitation. Si le droit positif consacre d’une manière ou d’une
autre l’existence d’une communauté, le sociologue ne manquera pas de lui
reprocher son atteinte au principe d’égalité ; si le droit positif refuse de
distinguer entre l’appartenance des individus, le sociologue mettra à jour son
absence de neutralité pour y dénoncer le reflet d’une idéologie dominante dont
l’identification reste en permanence sujette à caution.
A l’aune de cette limite épistémologique, nous voudrions décrire le
communautarisme comme une possibilité logique d’évolution de la société du
différend afin de réduire l’écart et le risque de violence que peut générer cette
même logique du différend.
Nous distinguerons trois modalités compte tenu de ce que nous avons
exposé précédemment sur les caractéristiques propres à la société du
différend. En premier lieu, le différend peut redevenir litige par le biais du
« formatage des religions » à l’aune des exigences démocratiques pour
reprendre l’expression de O. Roy. Ce formatage, compte tenu du terme neutre
de religion retenue par les juges signifierait également que les individus
667
Cf S. Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, 1997.
- 512 -
limitent les recours au nom des droits de l’homme sur la base de questions
éthiques dont la solution échappe par nature à la discussion juridique faute de
pouvoir véritablement neutraliser complètement morale et politique. Cette
procédure est, cependant, par nature aléatoire en raison de la logique
individuelle de mise en œuvre des droits de l’homme – le formatage peut
concerner les institutions mais pas les individus. Elle n’est pas exempte
d’arbitraire : comment distinguer les bonnes pratiques des mauvaises pratiques
religieuses ? Paradoxalement, si on en croit O. Roy, les institutions auraient
tendance à solliciter les représentants rigoristes plutôt que ceux dont la
religion se fondrait avec les exigences démocratiques au risque de prolonger la
dynamique du différend668.
En second lieu, nous pouvons à l’inverse estimer que la logique du
différend va continuer à se déployer par le renforcement du droit pénal. C’est
l’expression achevée de la logique originelle des droits de l’homme qui vise
ainsi à maintenir un ordre fondé sur la menace en raison du risque réel ou
fantasmé de multiplications de partisans – nous préciserons que la logique du
partisan couvre ici non seulement le religieux mais également toute personne
se faisant l’apôtre d’une cause, voire la posture de celui qui n’a plus rien à
perdre. Par exemple, en matière de droit social, la violence des salariés,
qu’elle s’exerce sous forme de séquestration ou de menaces, combine les deux
caractéristiques naguère présentes dans l’exercice du droit de grève. D’une
part, elle ne peut qu’être brève pour un résultat maximal alors que la grève
tend à s’éterniser pour un résultat décevant. D’autre part, le recours à la
violence rappelle une évidence : pour obtenir quelque chose, il faut déranger
l’ordre établi, ce que l’exercice du droit de grève dans sa conception classique
668
O. Roy, op. cit., p. 239-273.
- 513 -
n’arrive plus à faire. La répression devient ici le pendant de la perte de
substance des droits de l’homme susceptible de justifier toutes les violences.
En troisième hypothèse se pose l’éventualité du communautarisme, donc
d’une réglementation fluctuant en fonction de l’appartenance à une
communauté qui serait le corollaire de la lutte pour la reconnaissance. Nous
rappellerons que, fait unique dans l’histoire des religions en France, la
consécration d’une nouvelle religion, l’islam, s’effectue par des avancées
judiciaires en raison d’un cadre juridique qui n’a pas d’équivalent avec ce qui
pouvait exister dans le passé. La dynamique juridique s’inscrit en outre dans
un contexte international favorable à la reconnaissance explicite des droits des
minorités. Cette conjonction de facteurs pose les bases de l’instauration d’un
système communautaire susceptible d’atténuer la logique de différend.
Pour le communautarisme, comme pour le multiculturalisme et la laïcité,
peut-être faut-il distinguer entre un aménagement d’inspiration étatique à une
revendication d’aspirations individuelles ou collectives. Par exemple, le
principe de neutralité des cimetières a été affirmé par la loi du 14 novembre
1881 ainsi que par celle du 5 avril 1884 par l’abrogation de l’obligation faite
aux communes d'affecter une partie du cimetière à chaque culte existant dans
la commune ou de créer un cimetière spécialement affecté à chaque culte
existant dans la commune. Par voie de conséquence, les cimetières sont des
lieux interconfessionnels ; l’existence des carrés confessionnels n’est pas
compatible avec le principe de laïcité. L’absence de texte législatif n’a
cependant pas empêché le gouvernement d’agir par circulaires. En vertu de
celle prise par le Ministre de l’Intérieur le 28 novembre 1975, les maires sont
invités à « user des pouvoirs qu'ils détiennent pour réserver aux Français de
confession islamique, si la demande leur en est présentée et à chaque fois que
le nombre d'inhumations le justifiera, des carrés spéciaux dans les cimetières
- 514 -
existants » 669. Nous ne sommes pas en présence d’une adaptation du principe
de laïcité – les textes originels sont antérieurs à la loi de 1905 - ; la réflexion
sur le multiculturalisme est inexistante dans le débat public en France. Il est
donc légitime de lire ce texte comme un aménagement communautaire par le
haut, étant entendu que cela ne touche pas aux symboles de la vie quotidienne
comme le calendrier ou l’habillement. De là à prétendre que la France a
toujours
été
régie
par
le
multiculturalisme
à
fortes
tendances
communautaristes sur la base de l’étude du modèle colonial, il y a une nuance
importante qui nous paraît difficilement pouvoir être effacée670.
C’est pourquoi, si la dynamique précédemment décrite joue pleinement,
encore faut-il distinguer les éventuelles modalités du communautarisme entre
droit civil et droit pénal, distinction sociologique et juridique fondamentale
singulièrement absente des débats contemporains. S’agissant du droit civil,
une option générale valable pour tout le monde, sans distinguer entre les
religions, consisterait à étendre les dérogations aux tribunaux étatiques au
bénéfice de juridictions arbitrales régies par un droit choisi par les parties –
donc éventuellement un droit religieux - de façon à limiter les hypothèses de
différend. Dans ce cas, effectivement, il sera possible d’analyser le droit
positif comme le reflet de la situation sociale ; dans ce cas, les droits religieux
deviendraient des règles de droit pour ceux qui souhaitent être jugées par elle.
Nous passerons juridiquement et politiquement du multiculturalisme au
669
Cf sur ce sujet, O. Guillaumont, Du principe de neutralité des cimetières et de la pratique des
carrés confessionnels, La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 50, 6
Décembre 2004, act. 1799
670
Cf sur ce continuum historique abusif, J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français.
L'empire de la coutume, Aubier, 1996.
- 515 -
communautarisme – la question est très débattue, par exemple, en Australie ou
en Grande-Bretagne671. Bref, pour que les différends deviennent des litiges, il
faut retrouver la logique originelle de la transaction telle que définie par le
Code civil : tout dépend du consentement des parties et de l’étendue du
contrôle autorisé par le juge judiciaire.
S’agissant du droit pénal, nous pouvons distinguer trois facettes distinctes.
En premier lieu, le fondement ne peut être le même en raison de la difficulté
d’admettre le consentement de la victime pour justifier la commission d’une
infraction. Il est cependant parfaitement possible que cette limite s’efface. A la
suite d’une affaire de pratiques sado-masochistes particulièrement violentes, la
Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les poursuites pénales
n’étaient valides uniquement parce qu’au cours du déroulement des
opérations, la femme supposée soumise avait manifesté son refus exprès de
subir d’autres opérations sur son corps en criant « Pitié » 672. A contrario, le
consentement exprès aurait rendu les poursuites contraires aux principes de la
Convention européenne. La frontière tracée entre droit pénal et droit religieux
sur la base des différences entre les peines infligées peut ainsi s’estomper et
laisser place à une substitution de l’un par l’autre.
En second lieu, l’affaire déjà évoquée des poursuites pénales à l’encontre
d’un circonciseur pour atteintes à l’intégrité corporelle soulève là encore la
question de l’adoption d’un statut particulier pour les personnes rituellement
astreintes à cette pratique. Dans ce cas, en effet, il n’est pas possible
671
A. Black, Legal Recognition of Sharia Law: Is This the Right Direction for Australian Family
Matters?,Family Matters, n° 84, 2010, 64-67.
672
CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, Requêtes n °42758/98 et 45558/99)
- 516 -
d’envisager de se référer au consentement de l’enfant. Si invocation des droits
de l’homme il y a, elle se confond avec celle relative aux droits des minorités.
Dès lors, cette affaire conduirait, pour la première fois, à l’émergence d’une
norme qui désamorcerait le droit pénal pour faciliter une pratique minoritaire
rejetée par les majoritaires. Le processus de définition de statut distinct est
donc bien inhérent à la société du différend.
En troisième lieu, après les relations à l’intérieur de la communauté, après
les relations entre la communauté et l’Etat, le droit pénal a peut-être vocation à
être modifié pour éviter les tensions inter-communautaires. Nous retrouvons
ici la corrélation entre droits de l’homme et droit pénal : plus la référence à un
droit de l’homme s’impose au quotidien, plus la revendication d’une
normalisation pénale se développe. Ainsi, plus l’individu a le droit de
manifester sa religion en public, plus il devient en droit de contester la liberté
d’expression qui porterait atteinte à sa religion. Il y aurait donc possibilité
d’instaurer une interdiction du blasphème au nom précisément des droits de
l’homme. Nous avons déjà signalé que cette hypothèse était apparemment
compatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme. Elle prolonge l’influence de l’Organisation de la Conférence
Islamique sur le droit interne en raison de son activité au sein du Conseil des
droits de l’homme. Elle révèle le caractère relatif et contradictoire de la
référence aux droits de l’homme dans le débat contemporain.
En résumé, constater comme fait social le caractère multiculturel de la
société contemporaine oblige à s’interroger sur les éventuels changements
nécessaires pour que, selon la terminologie en cours, chaque individu soit
reconnu dans sa spécificité. Ces éventuels changements peuvent se résumer en
un mot-clé : le consentement. Nous reprendrons ici la distinction élaborée par
le professeur M.-A. Frison-Roche entre consentement et volonté « par la
- 517 -
volonté, la personne manifeste sa puissance, sa capacité à poser à elle-même
sa propre loi, sa liberté » tandis que, « par le consentement, elle exprime sa
capitulation… La force est du côté de la volonté ; la faiblesse du côté du
consentement» 673.
A partir du moment où tout individu est supposé libre et consentant, il est
parfaitement à même de négocier sur tous ses droits. Contrairement à la
logique antérieure du droit français, il n’y aurait plus de raison de protéger les
individus contre eux-mêmes. Au nom de la liberté et des droits de l’homme,
on peut donc réunir dans un même mouvement les sadomasochistes et la
consécration de la religion dans l’espace public. Le raisonnement est
finalement implacable : la personne a voulu ce qu’elle a eu ; elle n’a donc pas
à se plaindre. Et il serait malséant que les juges imposent des normes morales
pour remettre en cause les actes passés. On peut par extension envisager de
réduire la protection des individus en fonction du prix qu’ils paient ou de la
religion dont ils se revendiquent. Le consentement permet donc de vider de sa
substance tous les droits fondamentaux.
Il en découle une dernière caractéristique de la société du différend :
l’individu se croit libre d’effectuer les choix comme bon lui semble et dispose
de deux techniques d’affirmation de sa subjectivité : les droits de l’homme et
le consentement. Le communautarisme devient ainsi la résultante non
uniquement du multiculturalisme mais de la combinaison de celui-ci avec les
principes du marché auto-régulateur dont la logique absorbante mise à jour par
K. Polanyi joue encore pleinement : même les critiques formulées par des
673
M.-A. Frison-Roche, Remarques sur la distinction entre volonté et consentement, Revue
trimestrielle de droit civil, 1995, p. 573-580, spec. p. 574.
- 518 -
tenants d’une approche sociale contre l’approche culturelle des faits sociaux
peuvent être interprétées comme une justification du communautarisme.
Vu sous cet angle, le recours à ce que l’on appelle « les accommodements
raisonnables » cherche à trouver l’équilibre impossible entre droits de
l’homme, consentement et atteinte au principe d’égalité sur la base du
développement du communautarisme.
2) LE COROLLAIRE : LES ACCOMMODEMENTS RAISONNABLES
Les accommodements raisonnables constituent à l’origine un standard
juridique dégagé par le juge canadien pour préciser les obligations de
l’employeur en matière de respect des droits des salariés notamment en
matière de pratique religieuse674. L’expression largement popularisée à la suite
des travaux de la Commission Bouchard-Taylor675 permet aujourd’hui de
désigner une conception concrète du principe d’égalité en tant que vecteur de
674
Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S.
536, spéc. p. 553-554 : « La question (de l’accommodement) n’est pas exempte de difficultés. La
thèse selon laquelle chaque personne devrait être libre d’adopter la religion de son choix et d’en
observer les préceptes ne pose aucun problème. (…) Le problème se pose lorsqu’on se demande
jusqu’où peut aller une personne dans l’exercice de sa liberté religieuse ? À quel moment, dans la
profession de sa foi et l’observance de ses règles, outrepasse-t-elle le simple exercice de ses droits
et cherche-t-elle à imposer à autrui le respect de ses croyances ? (…) Pour situer la question dans
le contexte particulier de l’espèce : dans sa volonté honnête de pratiquer sa religion, dans quelle
mesure une employée peut-elle forcer son employeur à se conformer dans la gestion de son
entreprise à ses pratiques ou à faire en sorte qu’elles soient respectées ? Jusqu’où, peut-on se
demander, peut-on exiger la même chose de ses camarades de travail et, quant à cela, du public en
général ? ».
675
G. Bouchard, C. Taylor, Fonder l’avenir, Le temps de la conciliation, gouvernement du Québec,
2008.
- 519 -
prise en compte des différences existant entre les individus. Pour reprendre la
présentation d’un auteur, « de moyen visant à rétablir l’égalité dans une
situation concrète et individualisée de discrimination, l’accommodement
raisonnable semble être devenu un terme générique désignant l’ensemble des
arrangements auxquels aboutit la « gestion » des conflits de valeurs ou de
droits, particulièrement dans les rapports interculturels » 676. Cette démarche
est parfaitement en phase avec les développements juridico-sociaux
contemporains ; elle présente des caractéristiques en tous points transposables
à la situation française.
En premier lieu, initiée par la jurisprudence, la généralisation de la
démarche à tous les échelons de la société a favorisé l’émergence de
procédures non-contentieuses. L’une des principales missions de la
Commission des droits de la personne et de la jeunesse au Canada consiste à
émettre des avis et des recommandations afin d’éviter que le conflit n’adopte
une formulation juridique. De cette façon, la Commission essaie d’éviter que
le conflit ne s’exprime en termes de différend.
Par exemple, la demande d’accommodement raisonnable visant à imposer
que la photographie d’identité mise sur la carte d’assuré social soit par
principe prise par un agent de sexe féminin est rejetée sur le fondement
suivant : la cliente ne peut obtenir une prestation de soin qu’après vérification
visuelle de son identité, celle-ci pouvant indifféremment être le fait d’un
membre du personnel masculin ou féminin. Il n’est donc pas possible
d’estimer que la simple prise de photographie par un agent de sexe masculin
676
P. Bosset, Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodements
raisonnables, in Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ?, Des outils pour
tous, Éditions Yvon Blais, 2007, Introduction.
- 520 -
constituerait au niveau de la Régie une atteinte au droit pour un individu de
pratiquer sa religion. Ainsi, « pour respecter la liberté de religion d’une
personne, une directive peut prévoir des accommodements qui pourront être
offerts mais elle ne doit pas présumer que toute personne portant un symbole
religieux requerra un accommodement »677. Il y a donc ici, à travers ces
différentes recommandations, une véritable redéfinition de l’articulation entre
sphère publique et sphère privée avec une nuance importante : ce n’est pas le
juge qui, cette fois, est en charge d’effectuer ce partage ; c’est un organe
administratif qualifié d’indépendant. Autrement dit, pour éviter que s’exprime
la logique du différend, l’Etat a vocation à dissoudre ses prérogatives dans des
autorités administratives indépendantes, pour reprendre l’expression consacrée
en droit français.
Comparée à l’évolution du droit français, l’attribution par le législateur de
l’appellation autorité administrative indépendante concerne à l’origine des
organes qui ont pour mission d’apprécier et d’édicter des règles nécessaires à
certaines activités techniques comme la banque ou l’assurance. Pour reprendre
la distinction d’un auteur, ces autorités marquent le passage d’une approche en
termes de réglementation à une approche en termes de régulation, la différence
se situant entre autres dans la faculté plus aisée dans le premier cas d’adapter
la norme aux différentes situations678. A présent, il n’y a pas un seul domaine
qui échappe à la compétence de ces autorités. Le Sénat français a même
677
Avis sur les directives de l’assurance-maladie du Québec en matière d’accommodements
raisonnables rendu par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse en mars 2010 p.
20.
678
A.Supiot, Critique de la régulation, préface de l'édition Quadrige de Critique du droit du travail,
Paris, Puf, 2002.
- 521 -
suggéré de distinguer entre celles qui ont pour mission la régulation de
l’activité économique de celles qui seraient des « protecteurs du lien social
»679 à l’instar du Haut Conseil de l’intégration. Bref, par delà les discours sur la
laïcité dont nous avons montré le caractère ambivalent, France comme Canada
cherchent à présent à dépasser la dimension judiciaire du litige pour lui
conférer une simple dimension administrative.
Dans un cas comme dans l’autre, peut-être faut-il voir dans cette tendance
l’impact de la médiatisation des affaires en matière religieuse. C’était en effet
le paradoxe de notre démarche de quantification : les contentieux en la matière
ne représentent pas une part significative de l’activité judiciaire. Pourtant, ils
deviennent des objets médiatiques en raison de leur forte densité symbolique :
la contestation des règles de la majorité ; l’obligation faite au juge de se
prononcer sur des symboles religieux. Ce point est expressément mentionné
dans le rapport Bouchard-Taylor680 au titre des justifications avancées pour
promouvoir les accommodements raisonnables. Les médias ont, dans ces
différentes affaires dont certaines au Canada sont pour le moins
surprenantes681, exposé la dimension politique de la question juridique
679
Rapport de l'office parlementaire d'évaluation de la législation n° 404 (2005-2006) de M. Patrice
GÉLARD, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, déposé le 15 juin
2006, p. 130.
680
Op. cit. p. 15.
681
Voici la présentation de l’affaire du kirpan par la Commission Bouchard-Taylor, op. cit. p. 65 :
« Pour les sikhs, le kirpan (un couteau d’une longueur de 20 cm) représente effectivement un objet
symbolique : il n’a donné lieu à aucun incident violent à l’école dans toute l’histoire du Canada.
Selon la décision rendue, l’arme devait être portée de telle manière qu’elle ne présente aucune
menace (scellée, enfouie sous les vêtements et vérifiée périodiquement par l’école). Par ailleurs,
d’autres objets tout aussi dangereux sont admis à l’école (ciseaux, compas, patins, bâtons de
- 522 -
soulevée devant les juges et ont crée, toujours pour reprendre les termes du
rapport Bouchard-Taylor, « une crise des perceptions »682. A l’inverse, devant
une commission administrative, les parties ne sont pas là pour s’affronter et
obtenir un satisfecit du juge. Elles viennent uniquement exposer leurs points
de vue, ce qui marque un nouveau seuil de la dépolitisation des sociétés
contemporaines683. A s’en tenir au droit français, nous soulignerons que
nombre d’autorités administratives indépendantes disposent d’une compétence
normative mais également répressive : l’atténuation de l’expression du
différend ne remet donc pas forcément en cause le phénomène concomitant de
recours toujours plus croissant à la logique répressive pour régler les
problèmes quotidiens. A la limite, ce serait davantage une autre manifestation
de l’Etat pénal avec en prime une éventuelle atténuation des garanties
judiciaires.
En second lieu, la démarche d’accommodements raisonnables peut être
interprétée comme une manière d’atténuer le choc culturel résultant des
contacts d’un individu en dehors de sa communauté naturelle. S’impose l’idée
que la pédagogie sera suffisante pour que chacune des parties en présence
accepte des compromis par rapport à ses exigences. A l’extension des
procédures d’arbitrage au sein de la communauté répondrait le recours
baseball…). L’entente que le tribunal a ordonnée était à peu de chose près celle que l’école, au
départ, avait conclue avec la famille de l’élève. Enfin, l’éducation au pluralisme faisant partie de la
mission de l’école, l’obligation religieuse de porter le kirpan aurait dû être mieux expliquée à ceux
qui s’y opposaient ».
682
683
Id.
Ce phénomène touche aujourd’hui toutes les sphères politiques. La nomination d’une
commission pour réfléchir sur des problèmes politiques comme le cumul des mandats en donne une
illustration saisissante.
- 523 -
toujours plus grand au contrat de transaction pour les relations intercommunautaires. Comme l’explique le rapport, « si certains comportements et
attitudes favorisent l’émergence de solutions mutuellement satisfaisantes,
d’autres peuvent entraîner la fermeture, le raidissement des positions et,
ultimement, la judiciarisation du processus. Parmi les repères éthiques qui
devraient guider toute négociation, citons l’ouverture à l’autre, la réciprocité,
le respect mutuel, la capacité d’écoute, la bonne foi, la capacité à faire des
compromis, la volonté de s’en remettre à la discussion pour dénouer les
impasses. L’instauration d’une culture du compromis repose en grande partie
sur tous ces éléments qui favorisent la coordination des actions ainsi que la
résolution pacifique et concertée des différends » 684. Bref, il faut à présent
tenter de déjudiciariser les conflits pour mieux les régler685 : le consentement
cristallise ainsi tout à la fois le développement du communautarisme et la
méthode de résolution des conflits.
Démarche de dépolitisation, démarche de négociations, la recherche
d’accommodements raisonnables s’inscrit enfin dans le processus de
communautarisation précédemment décrit. Elle découle de la généralisation
du principe de non-discrimination qui n’est pas, contrairement à la
représentation classique, le corollaire du principe d’égalité mais la justification
du maintien de l’individu dans sa condition de minorité. En cela, la société du
684
Op. cit. p. 57. Quand bien même C. Taylor critique les thèses de J.-F. Lyotard, dans son ouvrage,
Les sources du moi, la formation de l’identité moderne, Seuil, 1998, p. 610-611, il utilise le terme
différend exactement dans le sens que lui a donné… J.-F. Lyotard.
685
Au passage, si effectivement il y a un problème à laisser le juge devenir l’organe central qui
tranche les questions politiques, ce processus participe en outre de la défiance plus générale que
philosophes et sociologues ont tendance à exprimer à l’encontre de la jurisprudence.
- 524 -
différend est une société traversée par de fortes tendances communautaires
dont les règles de fonctionnement vont progressivement se calquer sur la
démarche d’accommodements raisonnables. La réflexion contemporaine sur la
citoyenneté menée par C. Taylor détachée de la nationalité dans une société
multiculturelle consacre tout à la fois le projet de la Déclaration universelle de
1948 que l’expression contemporaine du processus de dépolitisation auquel
est confrontée la société moderne686.
En parallèle, l’institutionnalisation du multiculturalisme a, comme pour la
laïcité, connu un basculement entre un choix politique préalablement défini et
un déploiement par l’invocation des droits de l’homme qui pose en
permanence la question des limites de la reconnaissance des droits des
minorités. Dans ce cadre, il ne faut pas exclure que cette dynamique conduise
au communautarisme avec pour corollaire l’adoption de règles indifférenciées
ou de statuts particuliers visant à ce que les différends redeviennent des litiges.
Ce processus ne prend sens que par son rattachement à l’idée que les individus
686
Cf C. Taylor, Le pluralisme et le dualisme, in A.-G. Gagnon (dir.), Québec : État et société,
Montréal, Québec/Amérique, 1994, p. 82 cité par J.-L. Gignac, Sur le multiculturalisme et la
politique de la différence identitaire : Taylor, Walzer, Kymlicka, Politique et Sociétés, vol. 16, n° 2,
1997, p. 31-65, spéc. p. 35 : « Un peu partout dans notre monde, les différences ressemblent en
degré et en nature à celles qui règnent au Canada plutôt qu'aux États-Unis. Si un modèle de
citoyenneté uniforme correspond davantage à l'image classique de l'État occidental libéral, il est
aussi vrai qu'il constitue une camisole de force pour bon nombre de sociétés politiques. Le monde a
besoin que d'autres modèles soient auréolés de légitimité, afin de permettre que des modes de
cohabitation politique plus humains et moins contraignants existent. Plutôt que d'accepter la
rupture au nom d'un modèle uniforme, nous nous ferions une faveur tout en servant les intérêts des
autres si nous explorions la solution de la diversité profonde. Pour ceux qui apprécient que l'on
accorde aux gens la liberté d'être eux-mêmes, cette solution constituerait un gain pour la
civilisation ».
- 525 -
sont consentants et sont ainsi à même de choisir les normes qui les régissent.
La dynamique de contestation de la norme étatique se double d’une technique
d’affirmation de la subjectivité : le consentement. Il en découle une corrélation
entre
droits
de
l’homme
et
instauration
progressive
d’un
ordre
communautariste en parfaite adéquation avec l’adhésion institutionnelle aux
principes de l’économie de marché. Il n’y a nulle contradiction structurale
avec la perspective retenue ici : comme cela a été montré, « Le droit apparaît
comme une figure absolument centrale, en ce qu’il rassemble – et unifie, sur
le mode du compromis – les différentes régulations des cités » 687.
Les accommodements raisonnables sont de prime abord une manifestation
de ce même mouvement. Nous les avons toutefois analysés comme une
technique de dépolitisation en raison de la médiatisation dont bénéficient
aujourd’hui les procès portant sur des questions symboliques.
Dans ce cadre dans lequel la règle joue un rôle central, il nous paraît
possible de proposer une typologie des individus fondée non sur le degré de
pratiques mais sur la perception qu’ils se font de la règle étatique.
PARAGRAPHE 3 : TYPOLOGIE FONDEE SUR LA PERCEPTION DE LA REGLE
ETATIQUE PAR L’INDIVIDU
L’homme des droits de l’homme devient progressivement un homme
religieux membre d’une minorité. Il est possible à partir des différentes
données collectées de construire une typologie de l’identité religieuse non plus
en fonction de l’attachement plus ou moins grand aux rites mais en fonction
687
Cf B. Karsenti, Le capitalisme au présent. Une lecture du Nouvel esprit du capitalisme, in
Compétences critiques et sens de la justice, Colloque de Cerisy sous la direction de M. Breviglieri,
C. Lafaye, D. Trom , Economica, 2009, p. 433.
- 526 -
du positionnement par rapport à la norme étatique. La typologie ici élaborée
marque l’aboutissement d’une recherche dont la matière première a été
principalement constituée par les textes et la jurisprudence afin de définir un
modèle hypothético-déductif.
Nous pouvons alors distinguer au titre des manifestations religieuses de
l’identité au miroir des droits de l’homme avec pour fil conducteur la pratique
de la circoncision :
- les pratiquants juridicisés : ils respectent les rites en tenant compte du
formatage de ces rites passés au crible des droits de l’homme – ils arrêteront
de respecter l’obligation de circoncire leur enfant en raison des risques de
poursuites et des critiques fondées sur les droits de l’homme à l’encontre de
cette pratique. La religion devient une identité sans pratique, un discours
culturel qui s’insère parfaitement dans une conception pacifiée de la société
multiculturelle.
- les pratiquants judiciarisés : leur pratique religieuse n’est plus limitée à la
sphère privée ; ils estiment utile et légitime de forcer juridiquement la société
à reconnaître son mode de vie - ils poursuivront le combat en justice de façon
à obtenir un revirement de jurisprudence en leur faveur ou la reconnaissance
d’un statut officiel.
- les pratiquants à la frontière de la légalité : ils n’excluent pas de recourir à
la violence pour faire valoir ce qu’ils considèrent comme étant leurs droits ; ce
sont ceux que nous avons identifiés à partir de la figure du partisan définie par
C. Schmitt ;
- les pratiquants ghettoisés : ils ignorent les règles étatiques et adoptent une
forme de clandestinité pour continuer à pratiquer leur religion comme si de
- 527 -
rien n’était. A la limite, peut-être ne comprennent-ils même pas pourquoi leurs
pratiques suscitent tant d’interrogation688.
Entrent dans cette catégorie aussi bien les pratiquants d’une religion
institutionnelle que les personnes dont la réalisation des rites comme le
comportement cherchent à éviter l’institutionnalisation. Nous soulignerons
toutefois que cette catégorie distincte des pratiquants d’une religion
institutionnelle fait l’objet de l’attention la Mission Interministérielle de
vigilance et de luttes contre les dérives sectaires. Elle n’échappe pas non plus
au processus de juridicisation à partir du moment où ses adeptes décident de
créer une association pour recevoir des dons. Même si des pratiques
religieuses peuvent commencer par exister en marge des institutions, il est
difficile de penser qu’elles peuvent indéfiniment maintenir leur position : la
juridicisation ou reconnaissance institutionnelle est un processus inéluctable
du développement, voire de visibilité pour n’importe quel mouvement dont la
doctrine repose sur des symboles.
Les catégories ici définies ne sont pas intangibles ; elles sont mêmes
poreuses les unes par rapport aux autres pour les raisons suivantes.
- plus l’Etat tend à s’immiscer dans la vie privée par le processus de
pénalisation des comportements, plus il est à même de susciter soit des
réactions de judiciarisation, soit des réactions de violence, soit un repli vers la
ghettoisation.
688
Cf pour un cas extrême, N. Emboussi, Revisiter l’excision, Une apologie de Hawa Greou,
L’harmattan, 2011 : l’auteur expose l’incompréhension d’une personne accusée d’excision en
France.
- 528 -
- plus l’individu se rapproche de sa religion dans une quête d’authenticité,
plus il peut soit entamer un processus d’auto-justification par rapport aux
institutions en entamant une démarche de judiciarisation, soit envisager des
actions violentes, soit se réfugier dans une logique de ghettoisation.
Les
termes
communautarisme
et
multiculturalisme
englobent
indistinctement ces trois processus. Certes, ils permettent de décrire une réalité
sociale. Ils ne peuvent cependant être utiles pour identifier une rupture avec le
modèle social actuel qu’à partir du moment où sont clairement identifiés soit
les tendances à la ghettoisation, soit celles à la violence. C’est précisément
parce que nous ne disposons pas d’une analyse des pratiques par rapport à la
norme étatique que ces tendances d’évolution sont perçues comme porteuses
d’un risque d’un basculement vers la violence qui alimenterait le processus de
pénalisation des comportements avec pour contrepoids le repli dans sa
communauté, ou ghettoisation.
En marge de cette typologie, il ne faut pas exclure une catégorie beaucoup
plus difficile à saisir : les pratiquants en voie de départ, soit des individus qui
décident de changer de pays pour trouver ailleurs le contexte légal adéquat à
leur conception de la religion. Entrent dans cette catégorie, la figure
archétypale des juifs en partance vers Israël, mais également des musulmans
qui vont s’installer à Londres ou au Canada, voire à Dubaï pour profiter soit
de l’homogénéité religieuse, soit d’une société multiculturelle plus conforme à
leurs souhaits, voire des personnes dont la quête de spiritualité ne trouve pas
d’accomplissement sur le territoire français.
La société du différend voit donc croître en son sein une pratique religieuse
dont l’identification découle de la relation à l’institution étatique et non plus
seulement aux rites religieux. La société du différend auto-entretient ainsi tant
la recomposition actuelle du droit pénal que celle du principe de laïcité.
- 529 -
La laïcité était une modalité d’aménagement des conditions de possibilité de
l’exercice des religions ; elle devient aujourd’hui un terme vidé de sa
substance
qui
participe
essentiellement
d’une
normalisation
des
comportements par le biais du droit pénal. En raison de la corrélation établie
entre droits de l’homme et droit pénal, nous avons pu montrer que les droits de
l’homme sont en passe de devenir une véritable religion séculière. C’est au
nom des droits de l’homme qu’il devient légitime de réprimer des pratiques
rituelles qui n’avaient pas fait l’objet de contestation depuis la fin de la
seconde guerre mondiale. La société du différend développe une dimension
intrusive dans la vie des individus qui bouleverse complètement les équilibres
anciens. Nous avons pu ici identifier un nouvel âge de la biopolitique. Les
droits de l’homme deviennent l’élément majeur autour duquel se construit
l’identité religieuse selon que les règles étatiques sont acceptées ou refusées.
Aux
évolutions
institutionnelles
s’ajoutent
donc
des
évolutions
substantielles qui modifient la teneur des liens sociaux. Conséquence de la
généralisation du droit pénal, nous assistons à une ré-articulation de la
distinction entre sphère publique et sphère privée. La formulation juridique
des questions pose en fait de véritables questions politiques tant sur la
conception contemporaine de laïcité que sur celle de la fonction des droits de
l’homme dans notre société. La laïcité, détachée des conditions d’exercice du
droit individuel de pratiquer sa religion, devient le vecteur de la normalisation
des comportements – faute de plage de temps définie par le législateur,
l’individu voit sa liberté religieuse réduite. Quant aux droits de l’homme, ils
deviennent la justification suprême pour favoriser cette normalisation des
comportements. Le débat sur l’éventuelle interdiction de la circoncision en
Allemagne nous a fourni un exemple significatif des débats contemporains sur
les problèmes d’articulation sphère privée/sphère publique et, plus largement
- 530 -
sur la question du traitement de la question religieuse à l’aune des droits de
l’homme. En même temps, cet exemple nous a servi de fil conducteur pour
exposer une typologie des comportements des individus dont le critère de
distinction dépend non plus de la pratique mais de la perception des normes
étatiques par les individus.
A chaque étape, nous avons souligné l’ambigüité d’une approche trop
simpliste de la règle de droit : ni reflet, ni instrument, celle-ci reste, dans
l’optique qui est la notre, un élément structurant de la vie sociale au point
d’engendrer des conséquences imprévues sur la base de revirements
jurisprudentiels ou institutionnels dont il est difficile de penser que les effets
ont été anticipés par leurs auteurs au moment de leur adoption. Nous avons à
ce titre rappelé l’exemple des modifications techniques relatives aux modalités
de la saisine du Conseil constitutionnel : l’aboutissement en 2010 est
aujourd’hui analysé comme une conséquence logique du fonctionnement des
Cours suprêmes. Les conditions historiques d’adoption de la première réforme
contredisent néanmoins cette présentation. Ainsi, c’est sur la base de l’analyse
des textes que nous avons élaboré cette systématisation entre société du litige
et société du différend pour en déduire les changements juridiques et sociaux.
Nous avons apparemment terminé, sur l’étude de fait sociaux comme le
communautarisme dont l’existence n’est peut-être rien d’autres que la
conséquence de la conjonction des textes dans un contexte renouvelé : le
changement de la morphologie religieuse de la France et de la manière dont la
pratique religieuse se définit par rapport à la norme étatique.
- 531 -
CONCLUSION TROISIEME PARTIE
Nous avons présenté un essai de systématisation entre, ce que nous avons
appelé, à partir des travaux de J.-F. Lyotard, la société du litige et la société du
différend. Nous avons ainsi exposé pourquoi la plurivocité des droits de
l’homme change la logique d’ensemble de la société à partir du moment où ils
pénètrent le champ juridique.
Ces changements sont tant institutionnels que substantiels, étant précisé que
cette distinction cherche simplement à clarifier une série d’évolutions que la
logique même de la thèse articule en permanence en raison du jeu des
interactions. Par institutions, nous avons seulement cherché à montrer que
notre époque ne peut peut-être pas se passer de la pensée de celles-ci,
entendues organiquement et textuellement du fait de la densité du cadre
normatif contemporain : nous n’avons jamais été autant l’objet de normes
étatiques ; nous n’avons jamais autant recouru aux tribunaux qu’à notre
époque.
Notre approche fondée sur la conception de la société résultant des textes
s’écarte des démarches plus classiques inspirées par E. Durkheim ou M.
Weber en matière de sociologie du droit ; elle nous a mené à questionner les
conceptions politiques sous-jacentes à ces travaux.
Ces changements institutionnels sont de deux ordres :
- les questions d’importance politique au sens où elles concernent
l’ensemble de la population et bénéficient à ce titre d’un fort relais
médiatique peuvent à présent être soulevées devant n’importe quel juge ; il y a
- 532 -
ici un basculement institutionnel qui devraient conduire à terme à une refonte
complète des modes de fonctionnement de la justice – ce que nous avons
appelé le passage d’une juridicisation à une judiciarisation.
- la place nouvelle du droit pénal dans nos sociétés qui découle précisément
d’un renforcement de la référence aux droits de l’homme : celui-ci envahit
toutes les strates de la vie sociale tout simplement parce que la dynamique du
différend favorise ce mode de règlement des conflits. Le droit pénal reste en
somme la seule norme stable dont l’effacement pourrait être la conséquence
d’une prégnance plus affirmée des droits religieux dans notre ordre social.
L’Etat providence laisse la place à l’Etat-pénal, ce que confirment en
contrepoint les études qui établissent une corrélation entre l’homogénéité des
populations et le développement de l’Etat-providence. Bref, encore et
toujours, la religion civile, loin d’être un concept fonctionnel pour expliquer
les valeurs d’une société, apparaît comme une condition préalable aux
développements des droits.
Compte tenu de cette double évolution institutionnelle, les relations sociales
évoluent également. Ce que nous avons appréhendé à travers une approche
substantielle. La substance ici, c’est la nature des équilibres entre les individus
et entre les individus et les institutions. A terme l’interaction générera d’autres
institutions, ce que nous avons essayé d’esquisser tout en étant conscient du
caractère relatif de la distinction entre approche institutionnelle et approche
substantielle. Nous avons situé la ligne de partage sur le fait qu’il est possible
de quantifier l’approche institutionnelle mais non l’approche substantielle.
Celle-ci s’auto-alimente des règles sans avoir pour l’heure provoqué un
basculement aussi tangible que celui-exposé précédemment.
- 533 -
A ce titre, nous avons pu estimer que le recours croissant au droit pénal
modifie l’équilibre entre sphère publique et sphère privée. Cet équilibre,
consubstantiel à l’essence même du politique, a permis de distinguer la
conception ancienne de la conception moderne de la politique. Nous avons
continué à utiliser comme fil conducteur les travaux de M. Foucault. Ces
travaux nous ont servi aussi bien à préciser notre mode d’appréhension d’un
phénomène social par le prisme juridique qu’à mener notre généalogie sur les
droits de l’homme. Aussi, nous pouvons lire cette conjonction entre institution
judiciaire, droits de l’homme et droit pénal comme une nouvelle phase de la
biopolitique, des techniques du contrôle des corps par le pouvoir.
Par comparaison avec la société du litige, les règles ne sont plus
l’émanation d’une conception de l’autorité étatique ; elles trouvent dans la
société du différend une nouvelle dimension. Il en va ainsi de deux notions
généralement usitées pour décrire les relations sociales contemporaines :
- la laïcité : nous sommes passés d’un mode d’aménagement des conditions
d’exercice de la religion à une conception centrée sur les comportements des
individus ;
- le multiculturalisme : nous sommes passés d’un aménagement des
conditions de vie des minorités originellement présentes sur le territoire à un
principe général d’aménagement pour toutes les personnes pouvant rattachées
leur identité à une minorité.
Il en découle un ordre social en transition qui oscille entre
communautarisme et droits de l’homme de façon à éviter que la logique du
différend ne conduise inéluctablement à la violence ; un ordre social dans
lequel l’Etat se re-déploie sur la base d’organes administratifs pour essayer de
limiter l’expression judiciaire du différend ; un ordre social qui trouve dans le
- 534 -
consentement des individus tout à la fois le vecteur de la soumission de ceuxci que le moyen d’aboutir à une autre forme de société. Il a pour
caractéristique majeure un processus de dépolitisation des Etats dans lesquels
l’identité religieuse se recompose autour de la perception de la règle étatique
par les individus et dont les manifestations oscillent entre juridicisation,
judiciarisation, violence ou ghettoisation.
Le renforcement des droits des individus a pour corollaire une revendication
constante de normalisation des comportements par le droit pénal et un risque
permanent de violence. Il ne faut ainsi pas exclure que soit prochainement
consacré
l’interdiction
du
blasphème
pour
limiter
les
tensions
communautaires. La mutation sociale participe alors d’un changement
d’ensemble de conception du monde dans lequel les libertés acquises
précédemment n’auront été qu’une « invention dont l’archéologie de notre
pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine »689.
689
M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1992, p. 398.
- 535 -
CONCLUSION
La présente thèse a essayé de renouer avec un type de recherche présent dès
la naissance de la sociologie française à travers les ouvrages de P. Fauconnet
ou C. Bouglé : l’étude sociologique d’une notion centrale du champ juridique,
en l’occurrence les droits de l’homme et l’invocation contemporaine par les
individus ou les institutions des textes s’y référant pour faire valoir des
prétentions religieuses. L’analyse a été menée aussi bien sur un plan général à
travers l’appréhension de l’invocation systématique des droits de l’homme à
tous les niveaux de la société et, de façon plus particulière, à travers
l’expression contemporaine de l’identité religieuse au miroir des droits de
l’homme. C’est pourquoi à travers la question religieuse, le présent travail se
veut une contribution à la sociologie des droits de l’homme.
RAPPEL DES PRINCIPALES ETAPES DE LA DEMONSTRATION
Pour mener à bien cette étude, notre travail a d’abord porté sur la méthode
la plus adéquate pour traiter sociologiquement un phénomène juridique. Pour
cela, nous avons exposé l’insuffisance de l’analyse juridique pour décrire un
phénomène social et le caractère réducteur d’une conception de la règle de
droit comme simple technique ou expression de la complexité sociale. Nous
avons alors rappelé non seulement l’importance de l’étude des règles de droit
pour identifier un fait social mais aussi le caractère structurant des règles de
droit dans une société. Le terme miroir caractérise l’ambivalence de la
causalité en matière de production des faits sociaux : influence des règles dans
la production des faits sociaux ou, au contraire, influence des faits sociaux
- 536 -
dans la production des règles. A partir d’une conception structurale de la règle,
de l’impossibilité matérielle qui en résulte d’exprimer une causalité trop
tranchée dans la production des fait sociaux, nous avons écarté de notre
démarche l’identification d’une idéologie dominante susceptible d’expliquer
pourquoi les droits de l’homme comme indirectement la religion sont devenus
des thèmes majeurs du débat social contemporain afin précisément d’éviter ce
que nous avons critiqué : la définition du droit comme simple technique.
Nous avons retenu comme perspective pour identifier le fait social objet de
la présente étude, les manifestations de l’identité religieuse au miroir des
droits de l’homme, l’étude sociologique quasi-exclusive des règles. A la
différence de la critique sociologique classique des droits de l’homme fondée
principalement sur leur abstraction ou l’inadéquation permanente du droit au
fait, nous avons privilégié une appréhension de l’objet droits de l’homme dans
sa signification sociologique même pour décrire le substrat social, pour décrire
la conception de la société qui ressort des multiples textes consacrés aux droits
de l’homme.
Ce choix méthodologique pour appréhender la double face sociale et
juridique de tout fait social dispose d’une double légitimité :
- la description du phénomène social procède de textes qui lui sont bien
antérieurs – les fait sociaux ne sont donc en rien à l’origine des textes dont les
manifestations contentieuses ont été étudiées ; soutenir que les règles sont
aujourd’hui instrumentalisées revient à ignorer la logique même de la
dynamique juridique ;
- la difficulté de saisir la dimension sociale d’un phénomène juridique
trouve peut-être dans la radicalisation de l’autonomie du champ juridique à
laquelle s’est livré le sociologue N. Luhmann la tentative de réponse la plus
- 537 -
adéquate face à la nature intrinsèquement neutralisatrice et dés-historicisée du
maniement de la règle de droit. L’autonomie ne désigne plus uniquement un
champ d’étude dont les contours sont difficiles à préciser ; c’est surtout la
caractéristique d’un champ qui s’articule autour des règles qu’il secrète par
lui-même et qui détermine l’existence des faits sociaux.
En complément, nous avons montré l’intérêt que présentent les travaux de
G. Tarde et de M. Foucault pour mener notre étude sociologique. Nous avons
ainsi précisé l’enjeu d’une part de compléter le simple constat des règles par
l’étude de la jurisprudence et d’autre part, de maintenir une tension constante
entre droit et politique pour saisir un fait social dont la manifestation repose
sur l’invocation des droits de l’homme.
Parti d’une récurrence apparente, la contestation de la norme étatique par la
norme religieuse sur le fondement des droits de l’homme, l’identification du
fait social, du fait que ce phénomène présente une signification qui dépasse la
simple question de droit posée nous a conduit à essayer dans un premier temps
de quantifier les textes et le contentieux sur le sujet. Nous avons pour cela
privilégié deux orientations méthodologiques : l’apport considérable des bases
de données pour saisir une évolution sociale sur une période donnée ; le rôle
des institutions, terme entendu ici au sens organique, dans la production d’une
pensée susceptible de produire des faits sociaux. Nous avons ainsi tenu
compte d’un côté du caractère éminemment contentieux de la société
contemporaine et de l’autre du caractère unique de notre époque en matière de
production de textes.
A partir de ces orientations, notre étude a porté sur les textes et sur la
jurisprudence résultant de l’invocation de ces textes par les individus. Nous
avons distingué les textes en fonction de leur portée en droit interne. Trois
approches ont été ici retenues : le caractère universel de l’identité religieuse à
- 538 -
partir de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; la
dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité
religieuse contemporaine ; la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme comme réceptacle et expression de l’identité religieuse.
Cette recherche nous a permis d’identifier le fait social objet de notre étude
ainsi que ses principales caractéristiques. Il est apparu que textes comme
jurisprudence sous l’influence de sources internationales reconnaissent à
l’individu le droit de faire valoir ses prétentions religieuses sur le fondement
des droits de l’homme. De prime abord, les résultats en matière de
quantification peuvent statistiquement paraître peu importants. Du moins cela
nous a amené à distinguer deux facettes : l’invocation permanente des droits
de l’homme dans quasiment tous les types de contentieux devient
systématique à compter des années 1990-2000 ; la dynamique de changement
dans la perception des religions en raison de la formulation des prétentions
religieuses par le biais des droits de l’homme. La religion présente en effet une
particularité par rapport aux autres situations dans lesquelles sont invoqués les
droits de l’homme : elle est à même de proposer un système de règles de
substitution aux règles en vigueur. Le fait social droits de l’homme s’impose
par ses manifestations ; les droits de l’homme sont les droits de l’homme
religieux.
L’identification de ce fait social a révélé quatre caractéristiques majeures :
- il n’est plus possible d’étudier un fait social sans tenir compte de sa
dimension internationale ;
- la religion n’est plus conçue comme une opinion relevant de la sphère
privée mais comme un élément central de la vie publique tant pour les
individus que les institutions religieuses ;
- 539 -
- nuance sociologique importante à l’analyse juridique : ce n’est pas parce
que les termes droits de l’homme sont employés de façon récurrente qu’ils
disposent dans toutes les situations de la même signification ;
- les droits de l’homme ont acquis une dimension juridique inédite qui
permet de transformer des questions à forte teneur politique en question de
droit.
L’identification du fait social défini s’est conclue sur un double constat :
- les manifestations religieuses contemporaines occupent une place
importante dans la société en dépit du constat selon lequel les individus
seraient de moins en moins croyants ;
- le contentieux, par delà sa diversité, consacre véritablement l’islam
comme fait social présentant une particularité par rapport aux revendications
religieuses qui ont pu se manifester par le passé : tant sur le plan international
que national, les musulmans disposent d’un cadre institutionnel inédit pour
faire valoir leurs prétentions.
Le fait social établi et ses caractéristiques précisées, nous avons procédé à
une analyse de cette référence aux droits de l’homme avec pour but
d’identifier d’un côté les causes du tournant juridique des droits de l’homme
intervenu au cours de la décennie 1990-2000 et de l’autre d’expliciter le lien
entre religion et droits de l’homme. Pour cela, nous avons établi dans un
premier temps une généalogie des droits de l’homme qui a fait apparaître que,
par delà l’identité de mots, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ne
s’inscrit pas dans la même logique que celle de 1948. La Déclaration
universelle, fondement tant des pactes de 1966 que références des chartes
régionales comme la Convention européenne des droits de l’homme, introduit
une rupture entre nationalité, citoyenneté et religion ; elle participe d’un
- 540 -
processus de dépolitisation dont les années 1990-2000 voit la consécration ;
elle reformule le principe d’égalité à travers l’affirmation du principe de nondiscrimination.
Cette rupture du lien entre nationalité, citoyenneté et religion se traduit par
un corollaire : un recours toujours plus grand au droit pénal. C’est le dispositif
que nous avons mis à jour. Nous avons ici repris à notre compte l’intérêt
d’étudier les évolutions de la législation pénale pour comprendre une mutation
sociale. Nous avons alors montré que la référence constante aux droits de
l’homme modifie l’articulation entre les différentes branches du droit au
bénéfice du droit pénal.
Dans un second temps, dans l’optique d’identifier cette fois les causes des
mutations contemporaines autour des droits de l’homme, nous avons mis
l’accent sur deux faits objectifs fruits de l’interaction entre les règles et les
individus. Nous n’excluons pas que d’autres facteurs aient pu jouer un rôle
dans le processus de dissémination des droits de l’homme. Nous avons
toutefois privilégié en raison du poids des institutions dans la détermination de
ces faits, le rôle de l’éducation et l’importance des flux migratoires. C’est
parce que le niveau culturel des individus s’est élevé que serait peut-être
intervenu cette prise de conscience que l’homme dispose de droits dont la
réalisation passe par la voie contentieuse. C’est parce que les flux migratoires
ont modifié la morphologie sociale de la société que la question religieuse a
pris les formes contemporaines. Nous avons ici rappelé que les faits sociaux
sont intimement liés à la démographie et à la morphologie religieuse de la
société.
Dans un troisième temps, nous avons essayé d’exposer le poids respectif de
chacune des religions identifiées par les institutions en France. Nous avons
alors pu préciser l’impact de la rupture entre nationalité, citoyenneté et
- 541 -
religion : la distinction entre religion majoritaire et religions minoritaires, le
contentieux ayant pour objet la contestation des règles reflétant la religion
majoritaire. A ce titre, nous avons prolongé la différence entre la Déclaration
de 1789 et celle de 1948 en estimant que si les juifs s’inscrivent dans la
logique de 1789, les musulmans participent davantage de la logique de 1948.
Il en découle incontestablement une remise en cause d’ensemble de toutes les
règles sociales.
C’est pourquoi nous avons tenté une systématisation de tous les éléments
identifiés à partir de cette réalité contentieuse en distinguant entre société du
litige et société du différend. Cette distinction repose sur la différence de
perception d’un conflit selon que les parties en présence reconnaissent ou non
la légitimité des règles qui ont vocation à trancher le conflit qui les oppose.
L’émergence contentieuse de la religion en tant qu’expression de l’identité
religieuse de l’individu induit de profondes mutations sociales.
Nous avons exposé ces mutations à partir d’une approche institutionnelle
fondée sur les éléments objectivement quantifiables précédemment identifiés.
Dans la société du différend à la différence de la société du litige, le
contentieux concerne non seulement les parties en présence mais également
les règles sur la base desquelles ils ont vocation à être jugés ; n’importe quel
juge peut être amené à trancher une question dont la formulation juridique
masque un vrai problème politique au titre desquels se situe bien évidemment
la place de l’expression de l’identité religieuse. Il en résulte, conséquence du
processus de dépolitisation, un basculement du pouvoir vers le pouvoir
judiciaire et la nécessité de s’interroger sur la pertinence du maintien des
structures actuelles. Dans la société du différend à la différence de la société
du litige, le droit pénal devient un mode de résolution des situations
conflictuelles comme si l’impossibilité de trancher le conflit en raison de
- 542 -
l’antagonisme des thèses soutenues par les parties en présence obligeait à figer
celles-ci dans les statuts respectifs de coupable et de victime. La logique de
subjectivisation radicalisée par la référence constante aux droits de l’homme
fait enfin de la violence et donc du recours toujours accru à la norme pénale
un élément consubstantiel de la société du différend.
Ces mutations institutionnelles changent le substrat social. L’émergence de
la religion dans la sphère publique comme la corrélation établie entre le
développement des droits de l’homme et le développement du droit pénal
induit une recomposition politique au sens de rééquilibrage entre la sphère
publique et la sphère privée. Le basculement au bénéfice des individus sur le
fondement des droits de l’homme transforme la conception traditionnelle de la
laïcité en un vecteur de normalisation des comportements. La conjugaison
entre droit pénal et droits de l’homme transforme ceux-ci en véritable religion
séculière au point de dessiner une nouvelle biopolitique : la pénalisation
croissante des comportements individuels qui s’écarteraient de la norme.
Enfin, nous avons en dernier lieu au titre de l’approche substantielle de la
distinction entre société du litige et société du différend confrontée cette
notion avec celle de société multiculturelle. Nous avons montré les similitudes
de l’évolution contemporaine du multiculturalisme et celles de laïcité d’un
mode d’organisation des relations organisé par les pouvoirs publics à un mode
de contestation des règles édictées par les pouvoirs publics. Nous avons
cependant estimé que la notion de société du différend est plus large que celle
de société multiculturelle. Elle implique pratiquement pour que les oppositions
redeviennent des litiges une consécration du communautarisme en tant que
dérogation à la loi commune, consécration dont la définition des modalités
risque de constituer la fin du modèle de société contemporain avec tout à la
- 543 -
fois une recrudescence de la violence et une restriction des dits droits de
l’homme.
Notre recherche s’est achevée sur un essai de typologie des pratiques
religieuses fondée sur la perception des règles étatiques par les individus.
Nous avons distingué cinq catégories : les pratiquants juridicisés, les
pratiquants judiciarisés, les pratiquants en marge de la légalité et prêts à
basculer dans la violence, les pratiquants ghettoisés, les pratiquants qui
quittent le territoire pour chercher un cadre mieux adapté à leurs aspirations.
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
Le cadre ici exposé s’articule aussi bien sur la problématique générale de
l’invocation des droits de l’homme que sur celle plus particulière de
l’expression de l’identité religieuse. Ce double axe n’en connaît pas moins des
points de concordance à partir du moment où les chartes régionales, arabe
comme africaine, établissent un lien entre droits de l’homme et religion. Il
ouvre différentes perspectives de recherche.
Nous avons privilégié une sociologie du droit à même de confirmer ou
d’infirmer les références juridiques présentes dans de nombreuses études afin
de déduire une classification en fonction de la perception des règles. Il
pourrait, à l’inverse, être utile de questionner les pratiquants sur la manière
dont ils perçoivent les règles étatiques pour vérifier empiriquement si celles-ci
jouent le rôle que nous avons pu leur attribuer. A l’identique, dans l’optique
adoptée, les droits de l’homme deviennent une rhétorique sur le fondement
desquels les juges comme les individus peuvent justifier tout et son contraire.
Une vérification empirique du sentiment de justice présent chez les individus
permettrait également de mesurer la manière dont ils perçoivent les droits de
- 544 -
l’homme et si, véritablement, ils croient encore dans l’idéal affirmé par les
textes.
L’étude a débuté sur une présentation des textes internationaux. Elle s’est
ensuite centrée sur la situation française en raison de la difficulté que présente
la maîtrise de corps de règles juridiques distincts. Nous sommes cependant en
présence d’un phénomène qui touche au minimum toutes les démocraties
européennes : toutes sont soumises aux mêmes impératifs juridiques ; toutes
connaissent les deux facteurs objectifs de dissémination de l’identité religieuse
que nous avons exposés. Notre étude a confronté ces mutations avec le
principe de laïcité. Elle suggère que chacun des pays s’interroge sur les
principes qui sous-tendent son organisation et sa conception de la place de la
religion. A l’identique pourrait être confirmé ou infirmé le lien entre
développement des droits de l’homme et développement de la réglementation
pénale. Le cas italien exposé à travers la question de la présence des crucifix
dans les écoles constitue un exemple de l’interaction entre les individus et les
institutions dans un pays membre de l’Union européenne. A n’en pas douter,
selon l’organisation institutionnelle de chacun des pays, d’autres modèles
sociaux peuvent peut-être être esquissés que celui proposé et contribuer ainsi à
l’émergence d’un modèle européen commun.
Nous avons pris comme modèle de société du différend la société
américaine. Compte tenu toujours des mêmes facteurs objectifs précédemment
cités, il paraît possible d’affermir la comparaison de façon soit à montrer
comment continue de se diffuser le modèle américain, soit au contraire
comment la logique européenne infiltre le modèle américain. Nous signalerons
à cet effet que la présidence B. Obama aura indéniablement été marquée par
une véritable révolution institutionnelle qui confirme notre hypothèse. Pour la
première fois, les Etats-Unis ont accepté le principe selon lequel le Conseil
- 545 -
des droits de l’homme des Nations Unies établisse un examen universel à
partir des principes onusiens et ce, en rupture complète avec l’idée de
« manifest destiny » et d’exceptionnalisme américain. Il y aurait donc bien à
partir de l’évolution des mutations institutionnelles une possibilité d’établir
une sociologie de la mondialisation.
Toujours dans une perspective internationale, la rupture intervenue au cours
des années 1990-2000 coïncide avec la chute du communisme. Nous pouvons
alors suggérer que le terme droits de l’homme est peut-être le pendant de celui
de démocratie propre à la guerre froide pour rendre compte d’une nouvelle
configuration internationale : chaque région du monde dispose à présent de sa
propre conception des droits de l’homme. A moins qu’effectivement, il soit
possible d’identifier sociologiquement, par delà les différences textuelles, des
comportements universels à même de redonner sens au mot universel. En
l’état actuel, nous nous orienterons alors vers une réduction de l’humanité à
son plus petit dénominateur commun, la souffrance avec pour corollaire la
consécration des droits des animaux.
Enfin, deux domaines n’ont pas vraiment été explorés dans le présent
travail. En premier lieu, autant que faire se peut, nous n’avons pas traité du
champ économique puisque nous avons dès le départ, mis l’accent sur
l’autonomie du champ juridique et critiqué l’économisme qui réduit la règle
de droit à une simple superstructure. Dans l’optique retenue, il pourrait être
pertinent de mesurer l’éventuelle coïncidence entre les manifestations du
champ économique au cours de ces 20 dernières années et le passage des
droits de l’homme du champ politique au champ juridique. Nous l’avons
suggéré in fine avec la notion de consentement au fondement tout aussi bien
de l’économie libérale que de la référence actuelle aux droits de l’homme.
L’approfondissement de la connaissance des « structures sociales de
- 546 -
l’économie », pour reprendre le titre d’un ouvrage de P Bourdieu permettrait
de redonner corps aux différences sociales que la référence aux droits de
l’homme contribue à gommer au bénéfice des différences culturelles. Il
s’agirait non pas de proposer une adaptation de la règle aux faits mais
d’aboutir à une compréhension plus fine de la question sociale par delà sa
réduction à la question culturelle.
En second lieu, le terme générique hommes a couvert aussi bien les
hommes que les femmes. Nous avons mentionné l’existence d’un texte
international spécial en matière de lutte contre les discriminations à l’égard
des femmes. Il faut toutefois se rendre à l’évidence : plus augmente la
référence aux droits de l’homme et sa concrétisation par le biais de la
référence au consentement, plus risque de s’accroître le décalage entre la
situation entre les hommes et les femmes. Celles-ci restent bien souvent les
premières victimes d’un système fondé sur le consentement dont les
discussions sur le statut de la prostitution ou, cas extrême, de la traite des êtres
humains, constituent les exemples les plus significatifs. Il revient donc à une
sociologie critique de vérifier si, par delà les principes, la situation des
femmes, première catégorie de personnes concernée par l’expression publique
de la religion, s’améliore ou si la neutralité apparente ne fait qu’accentuer la
différence religieuse au fondement de l’humanité entre l’homme et la femme.
Le présent travail a finalement essayé de démasquer les ambigüités de la
référence aux droits de l’homme tant dans son expression générale que dans
son expression particulière. Les droits de l’homme ne constituent plus une
référence tangible pour mener une analyse sociologique fondée sur le constat
critique d’une inadéquation du droit au fait. Il revient peut-être de dépasser
cette phase de la critique pour dégager d’autres perspectives davantage
- 547 -
centrées sur la re contextualisation des textes sur la base d’une meilleure
compréhension des interactions entre les individus et les textes.
- 548 -
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- 585 -
Table des matières
INTRODUCTION .................................................................................................................... 9
PARTIE PRELIMINAIRE : LE DROIT COMME OBJET D’ETUDE SOCIOLOGIQUE ..................... 21
Chapitre 1 : Intérêt d’une étude sociologique fondée sur un phénomène juridique ................ 23
Section 1 : Limites d’une approche classique du droit positif ................................................................................................... 25
Section 2 : La sociologie du droit comme élément central d’une théorie sociale générale .......................................... 31
Paragraphe 1 : La place du droit dans la sociologie d’E. Durkheim et M. Weber ....................................................... 33
1) E. Durkheim, sociologue du droit ?............................................................................................................................................ 33
a) La place du droit dans la sociologie d’E. Durkheim .............................................................................................. 33
b) Le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ou comment identifier l’influence de la règle de droit sur
les changements sociaux ....................................................................................................................................................... 37
c) Les critiques de M. Foucault ou la nécessité de prendre en compte la dimension politique des
règles .............................................................................................................................................................................................. 43
2) Max Weber et la sociologie du droit ......................................................................................................................................... 47
Paragraphe 2 : Critique des conceptions contemporaines de l’analyse sociologique des phénomènes
juridiques ................................................................................................................................................................................................... 52
1) Critique de la conception française de la sociologie du droit ........................................................................................ 53
2) Critique de l’analyse du champ juridique de P. Bourdieu ............................................................................................... 63
3) Critique de la méthodologie propre à la socio-histoire.................................................................................................... 69
Chapitre 2 : Considérations méthodologiques ........................................................................................ 77
Section 1 : Postulat : La règle de droit comme dimension structurante de l’activité humaine................................... 78
Section 2 : Technique : La quantification du phénomène juridique........................................................................................ 83
1) Les statistiques judiciaires officielles....................................................................................................................................... 85
2) Le recours aux bases de données ............................................................................................................................................... 89
a) Limites des méthodes classiques d’enquête en matière juridique.............................................................................. 89
b) Présentation sommaire des bases de données .................................................................................................................... 94
Section 3 : De la nécessité de distinguer les périodes en droit pour identifier les évolutions sociologiques ... 100
Section 4 : L’identification des mutations sociales par le biais de l’analyse de la pensée des institutions ........ 104
PREMIERE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE
L’IDENTITE RELIGIEUSE .................................................................................................. 119
- 586 -
Chapitre 1 : L’identité religieuse comme identité universelle : mise en perspective de la
référence à l’universel .....................................................................................................................................123
Section 1 : Les textes universels relatifs aux droits de l’homme ........................................................................................... 124
Paragraphe 1 : La Charte des nations unies et le Conseil des droits de l’Homme................................................... 124
Paragraphe 2 : La Déclaration universelle des droits de l'homme ................................................................................ 134
1) Portée paradoxale de la Déclaration universelle des droits de l’homme en France ........................................ 134
a) Les modalités techniques de l’universel................................................................................................................. 135
b) Les manifestations de l’universel dans l’ordre juridique interne ............................................................... 139
2) Le caractère universel des droits de l’homme à l’épreuve des chartes régionales........................................... 149
Paragraphe 3 : Les pactes de 1966 adoptés dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits
de l’homme de 1948 ........................................................................................................................................................................... 157
Section 2 : Les textes particuliers à dimension universelle ..................................................................................................... 162
Paragraphe 1 : La convention sur les droits de l'enfant ..................................................................................................... 163
Paragraphe 2 : La convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes
...................................................................................................................................................................................................................... 173
Section 3 : Influence sur l’expression de l’identité religieuse dans la société ................................................................. 177
Chapitre 2 : La dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité
religieuse de l’homme moderne ..................................................................................................................189
Section 1 : Les évolutions institutionnelles..................................................................................................................................... 193
Section 2 : Les évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation ............................................... 200
Paragraphe 1 : Le droit dérivé dans son acception la plus large .................................................................................... 201
1) La question religieuse dans le droit dérivé : 1990-2001 .............................................................................................. 202
a) du 1er janvier 1990 au 1er janvier 1998 .................................................................................................................. 202
b) du 1er janvier 1998 au 1er janvier 2001 .................................................................................................................. 209
2) La question religieuse dans le droit dérivé : 2001-2011 .............................................................................................. 213
Paragraphe 2 : La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne ....................................................... 225
Chapitre 3 : La Cour européenne des droits de l’homme comme réceptacle et expression des
prétentions religieuses des individu .........................................................................................................236
Section 1 : Présentation des particularités de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales............................................................................................................................................................................. 237
Section 2 : Les statistiques produites par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales............................................................................................................................................................................. 241
Section 3 : Les multiples facettes de la question religieuse ..................................................................................................... 246
Paragraphe 1 : Mesures de la référence aux droits de l’homme dans le contentieux interne ........................... 247
Paragraphe 2 : Le contentieux relatif à l’expression de l’identité religieuse comme vecteur d’une véritable
transformation sociale ...................................................................................................................................................................... 251
- 587 -
1) Exposé de la spécificité du contentieux religieux en matière de droits de l’homme ....................................... 252
2) Exposé des principaux types de contentieux ..................................................................................................................... 255
a) Le contentieux présentant une dimension institutionnelle ou le débat sur la place de la religion
dans la sphère publique ...................................................................................................................................................... 256
b) Le contentieux présentant une dimension individuelle ou l’expression de la mutation des
revendications individuelles en matière religieuse................................................................................................ 267
c) Le contentieux résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et l’individu ou la restriction
des droits et libertés au nom de la religion ................................................................................................................ 274
3) Comparaison avec l’évolution de la question religieuse en droit français ........................................................... 278
Conclusion de la première partie ................................................................................................................285
DEUXIEME PARTIE : ANALYSE DE LA REFERENCE AUX DROITS DE L’HOMME POUR
EXPRIMER L’IDENTITE RELIGIEUSE ................................................................................. 289
Chapitre 1 : Essai de généalogie des droits de l’homme ....................................................................293
Section 1 : Essai de relecture institutionnelle de la distinction entre la Révolution française et la Révolution
américaine ..................................................................................................................................................................................................... 294
Section 2 : Essai d’explication du lien entre droits de l’homme et religion ...................................................................... 302
Paragraphe 1 : La Révolution française et la religion .......................................................................................................... 303
Paragraphe 2 : La question juive et la Révolution française............................................................................................. 306
Section 3 : La conception contemporaine des droits de l’homme......................................................................................... 316
Paragraphe 1 : Une reformulation de la question juive a travers la création de l’Etat d’Israël ........................ 318
Paragraphe 2 : Une reformulation du lien entre nationalité et citoyenneté ............................................................. 323
Paragraphe 3 : Une reformulation du principe d’égalité a travers la consécration du principe de nondiscrimination ....................................................................................................................................................................................... 327
1) Distinction entre principe d’égalité et principe de non-discrimination ................................................................ 327
2) Conséquences sociologiques du principe de non-discrimination ............................................................................ 332
a) Conséquences de la généralisation de la lutte contre les discriminations sur le combat pour
l’égalité........................................................................................................................................................................................ 334
b) Conséquences sur l’articulation entre les différentes branches du droit : la lutte contre les
discriminations comme vecteur majeur de la pénalisation de la société ..................................................... 341
Paragraphe 4 : Une reformulation de la notion de religion civile .................................................................................. 352
Chapitre 2 : Des facteurs de dissémination des droits de l’homme...............................................367
Section 1 : L’élévation du niveau de vie des populations.......................................................................................................... 368
Section 2 : Les phénomènes migratoires.......................................................................................................................................... 376
- 588 -
Section 3 : La réalisation des droits de l’homme religieux ....................................................................................................... 382
Chapitre 3 : L’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme selon la
religion du requérant ......................................................................................................................................389
Section 1 : Approche générale : le relativisme religieux induit par la logique juridique ............................................ 391
Section 2 : Approche particulière : le rôle des religions en fonction de leur poids démographique dans la
dissémination des droits de l’homme ................................................................................................................................................ 397
Paragraphe 1 : Enjeux des discussions relatives à l’appréhension de la morphologie religieuse de la société
française ................................................................................................................................................................................................... 398
Paragraphe 2 : Méthode retenue et analyse du rôle des différentes religions dans la dissémination des
droits de l’homme ................................................................................................................................................................................ 402
1) Le poids démographique des religions défini par un rapport officiel sur le financement des cultes ...... 403
2) Appréciation du rôle respectif de chacune des religions dans le processus de dissémination des droits de
l’homme ................................................................................................................................................................................................... 406
a) L’influence de l’agnosticisme ...................................................................................................................................... 408
b) L’influence du catholicisme ......................................................................................................................................... 409
c) L’influence de l’islam ....................................................................................................................................................... 412
d) L’influence des autres religions ................................................................................................................................. 416
e) L’influence du judaïsme ................................................................................................................................................. 417
Conclusion de la deuxième partie ...............................................................................................................425
TROISIEME PARTIE : ESSAI DE SYSTEMATISATION : SOCIETE DU LITIGE ET SOCIETE DU
DIFFEREND ...................................................................................................................... 431
Chapitre premier : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend :
l’approche institutionnelle ............................................................................................................................441
Section 1 : De la juridicisation des relations sociales à la judiciarisation des relations individuelles.................. 443
Paragraphe 1 : Retour sur la distinction entre droit et politique ................................................................................... 443
Paragraphe 2 : Conséquences sur le système judiciaire français ................................................................................... 457
Section 2 : Le droit pénal, d’un droit de situations pathogènes à un droit de résolution des conflits quotidiens
............................................................................................................................................................................................................................. 463
Paragraphe 1 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend du point de vue de la
législation pénale ................................................................................................................................................................................. 465
Paragraphe 2 : La violence dans la société du différend .................................................................................................... 471
Chapitre 2 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche
substantielle ........................................................................................................................................................479
Section 1 : De la modification de l’articulation entre sphère publique et sphère privée............................................ 480
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Paragraphe 1 : Conséquences de la nouvelle formulation des questions religieuses : vers une remise en
cause du principe de laïcité ............................................................................................................................................................. 481
1) La laïcité comme symbole d’une société du litige............................................................................................................ 482
2) La laïcité comme vecteur normatif des comportements dans la société du différend.................................... 486
Paragraphe 2 : Les droits de l’homme comme religion séculière porteurs d’un contrôle permanent de
l’individu .................................................................................................................................................................................................. 490
1) Les droits de l’homme comme vecteur de l’affaissement entre sphère publique et sphère privée .......... 491
2) Limites des explications qui minorent la dimension politique des droits de l’homme .................................. 497
Section 2 : La société du différend, une société multiculturelle ? ......................................................................................... 502
Paragraphe 1 : Les deux facettes du multiculturalisme ou le passage d’une logique de litige à une logique de
différend .................................................................................................................................................................................................. 503
Paragraphe 2 : vers le communautarisme comme conséquence de la société du différend ?........................... 508
1) Dynamique de la politique de reconnaissance.................................................................................................................. 509
2) Le corollaire : les accommodements raisonnables ......................................................................................................... 519
Paragraphe 3 : Typologie fondée sur la perception de la règle étatique par l’individu ....................................... 526
Conclusion Troisième Partie.........................................................................................................................532
CONCLUSION ................................................................................................................... 536
Rappel des principales étapes de la démonstration............................................................................................................. 536
Perspectives de recherche ............................................................................................................................................................... 544
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