Raffaele Carbone
http://doi.org/10.14393/REVEDFIL.v37n81a2023-70311
Les contradictions de la philosophie bourgeoise
et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
Raffaele Carbone*
Résumé: Lukács et Horkheimer analysent les tensions et les contradictions de la
société européenne dans la mesure où elles se reflètent dans les théories
philosophiques élaborées par les penseurs bourgeois de l’époque moderne : dans ce
domaine, ces contradictions pratiques se traduisent par une opposition conceptuelle
entre des couples tels que sujet/objet, phénomène/chose en soi, nécessité/liberté,
etc. En abordant la question de l’influence d’Histoire et conscience de classe (1923)
sur les essais horkheimeriens des années 1920 et 1930, cet article confronte les
positions théoriques respectives des deux auteurs sur la pensée bourgeoise et sur
son entrelacement avec les transformations de la société capitaliste moderne.
Mots clés: Contradictions; Dualismes; Philosophie Moderne; Raison; Société
Bourgeoise; Théorie
The Contradictions of Bourgeois Philosophy and Modern Reason in
Lukács and Horkheimer
Abstract: Lukács and Horkheimer analyse the tensions and contradictions of
European society insofar as they are reflected in the philosophical theories
elaborated by the bourgeois thinkers of the modern era: in this field, these practical
contradictions are reflected in a conceptual opposition between binomials such as
subject/object, phenomenon/thing-in-itself, necessity/freedom, etc. By addressing
the question of the influence of History and Class Consciousness (1923) on
Horkheimer’s essays of the 1920s and 1930s, this article aims to compare the
*
Doutor em Etica e Storia dela filosofia pelo Instituto Italiano di Scienze Umane de Napoli.
Professor no Departamento de Humanidades da Università di Napoli “Federico II”. E-mail:
raffaele.carbone@unina.it. ORCID: https://0000-0003-4974-2315 .
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
respective theoretical positions of the two authors on bourgeois thought and its
intertwining with the transformations of modern capitalist society.
Keywords: Bourgeois Society; Contradictions; Dualisms; Modern Philosophy;
Reason; Theory
As contradições da filosofia burguesa e da razão moderna em Lukács
e Horkheimer
Resumo: Lukács e Horkheimer analisam as tensões e contradições da sociedade
europeia na medida em que elas se refletem nas teorias filosóficas elaboradas pelos
pensadores burgueses da era moderna: nesse terreno, essas contradições práticas
refletem uma oposição conceitual entre binômios como sujeito/objeto,
fenômeno/coisa em si, necessidade/liberdade etc. Ao abordar a questão da
influência de História e Consciência de Classe (1923) sobre os ensaios de
Horkheimer das décadas de 1920 e 1930, este artigo tem o objetivo de comparar as
respectivas posições teóricas dos dois autores sobre o pensamento burguês e seu
entrelaçamento com as transformações da moderna sociedade capitalista moderna.
Palavras-chave: Sociedade Burguesa; Contradições; Dualismos; Filosofia
Moderna; Razão; Teoria
Les penseurs du XXe siècle ont souvent conçu leur tâche comme un
dépassement ou un renouvellement de l’apparat conceptuel traditionnel ou
voulu marquer un nouveau tournant dans l’histoire de la philosophie.
Toujours est-il qu’ils ont souvent repensé la périodisation de cette histoire
et se sont notamment interrogés sur le propre de la modernité philosophique.
Certains auteurs – notamment Weber – ont essayé de réviser la narration
conventionnelle de la modernité occidentale en insistant sur le
«désenchantement» du monde comme processus allant du prophétisme juif
au capitalisme moderne et consistant en un rejet des médiations magiques,
en une dédivinisation de la nature, accompagnés du déclin de l’idée d’un
sens éthique du monde : dans cette perspective, l’avènement de la modernité
se caractérise surtout par le développement d’une rationalisation progressive
de toutes les sphères de la vie. D’autres penseurs ont questionné – dans le
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sillage de Marx – les enjeux de la philosophie moderne dans son rapport aux
transformations économiques, politiques et sociales de la modernité : la
philosophie moderne, son bagage conceptuel, ses apories se comprennent à
partir du développement – et des contradictions – de la société bourgeoise
(c’est le cas par exemple de Bloch, Lukács, Horkheimer, Marcuse,
Adorno)1. À cet égard, il est intéressant de confronter les positions
théoriques respectives de Lukács (Histoire et conscience de classe) et de
Horkheimer (notamment ses essais des années 1920 et 1930).
La question du rapport qui s’établit entre les deux auteurs est
complexe. On peut sans doute supposer qu’Histoire et conscience de classe
a joué un rôle dans le développement de la pensée critique de Horkheimer,
en exerçant une certaine influence sur sa conception de la philosophie
moderne et de son entrelacement avec le développement de la société
bourgeoise. Or Horkheimer a été certainement bien informé par Weil et
Pollock des discussions qui ont eu lieu lors de la première semaine de travail
marxiste, un colloque sur le marxisme qui s’est tenu pendant l’été 1922 à
Ilmenau, en Thuringe. En effet, au cours des semaines de l’année 1922, les
manuscrits de Korsch (Marxisme et philosophie) et de Lukács (Histoire et
conscience de classe) ont fait l’objet de discussions qui ont conduit à la
fondation de l’Institut de recherches sociales en 19232.
Toutefois, selon certains commentateurs, l’influence de Lukács sur
Horkheimer est sujette à caution. Michiel Korthals, par exemple, pense qu’il
faut éviter de placer Lukács et Horkheimer dans un rapport généalogique
1
Nous avons abordé cette question dans un texte auquel nous nous permettons de renvoyer :
Raffaele Carbone, « Introduction : Modernity as Critique and Critique of Modernity », dans
Modernità e critica/Modernity and Critique/Modernité et critique, sous la direction de R.
Carbone, Naples, La Città del Sole, 2022, p. 1-8.
2
Cf. Michael Buckmiller, « Die Marxistische Arbeitswoche 1923 und die Gründung des
Instituts für Sozialforschung », dans Grand Hotel Abgrund. Eine Photobiographie der
Kritischen Theorie, sous la direction de Willem van Reijen et Gunzelin Schmid Noerr,
Hambourg, Junius Verlag, 1988, p. 141-179, ici p. 157 et passim. Cf. aussi Martin Jay, The
Dialectical Imagination. A History of the Frankfurt School and the Institute of Social
Research, 1923-1950, Boston-Toronto, Little, Brown and Co., 1973, p. 5-6; Katia Genel,
Autorité et emancipation: Horkheimer et la Théorie critique, Paris, Payot, 2013, p. 57-58.
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
trop strict, car Horkheimer est très critique à l’égard de Lukács au début des
années 1930, lorsqu’il est plus proche du positivisme. Le philosophe
allemand met notamment en question le concept de totalité de Lukács en
expliquant que les affirmations fondées en raison doivent s’appuyer sur
l’expérience3. Qui plus est, les concepts de réification et d’objectivation
occupent une place fondamentale dans l’œuvre de Lukács, mais ils ont une
épaisseur moins importante chez Horkheimer. Le théoricien francfortois
aurait plutôt tendance à comprendre la réalité capitaliste à la lumière de la
volonté aveugle de Schopenhauer. Dans la perspective horkheimerienne, la
volonté apparaît sous forme d’avantage économique, celui-ci constituant
désormais la loi naturelle de la vie individuelle : ainsi l’émergence de la
réalité sociale s’explique non pas à partir du travail des individus mais du
déchaînement de l’instinct de propriété de chacun4. Enfin, à la différence de
Lukács, mais aussi de Marcuse et Adorno, Horkheimer met en avant
l’importance de la décision morale pour la théorie critique ainsi que les
motifs schopenhaueriens de la compassion et de la solidarité envers ceux qui
souffrent. Selon l’hypothèse de Korthals, ce serait l’influence de Marcuse
qui a réduit l’attitude critique de Horkheimer à l’égard du concept de totalité
et d’autres concepts hégéliano-marxistes5.
Il n’en demeure pas moins vrai que – comme on va le montrer – le
philosophe marxiste hongrois et le directeur de l’Institut de recherche
sociale se réclament tous deux du riche héritage culturel moderne et en
même temps en montrent les tensions et les antinomies non résolues.
Nous allons nous pencher en premier lieu sur Histoire et conscience
de classe. Se faisant l’écho de l’enthousiasme messianique suscité par la
révolution de 1917, cet ouvrage publié en 1923 s’attache à dégager la
signification philosophique et historique du marxisme. Lukács souligne
3
Michiel Korthals, « Kritische Gesellschaftstheorie des frühen Horkheimer.
Mißverständnisse über das Verhältnis von Horkheimer, Lukäcs und dem Positivismus », dans
Zeitschrift für Soziologie, vol. 14, n° 4, août 1985, pp. 315-329, ici pp. 318-319.
https://doi.org/10.1515/zfsoz-1985-0406
4
Ibid., p. 323
5
Ibid., pp. 325-326.
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l’importance de réfléchir sur les problèmes de la conscience dans l’optique
marxiste, car la conscience n’est pas un simple épiphénomène de
l’infrastructure socio-économique. La thèse centrale du livre affirme que la
révolution n’est pas le produit d’une nécessité mécanique inhérente au cours
de l’histoire : elle dépend de la conscience de classe qui doit être développée
par la classe ouvrière, et c’est cette conscience qui devient le moteur de la
transformation économique6.
Parmi les essais contenus dans cet ouvrage, considérons « La
réification et la conscience du prolétariat ». Lukács y explique que la source
des contradictions intellectuelles et spirituelles de la pensée bourgeoise se
trouve dans la nature de l’existence bourgeoise, caractérisée essentiellement
par la réification. Ce concept désigne la transformation de contenus humains
en objets marchands, de processus vifs en choses mortes, qui apparaissent
comme une « seconde nature » étrangère7. L’originalité de Lukács réside en
ce qu’il étend le phénomène de la réification (soit : l’aliénation des hommes
de leur socialité) à l’ensemble des relations sociales (États, administration,
système juridique, journalisme, etc.)8 : il montre que la réification de la
structure marchande et du travail humain pénètre toutes les sphères de la
société, au point de devenir la « catégorie universelle de l’être social » à
l’ère capitaliste9.
Dans la seconde partie de « La réification et la conscience du
prolétariat », intitulée « Les antinomies de la pensée bourgeoise », Lukács
examine les problèmes de la philosophie moderne sous un angle
6 Cf. à cet égard Jean Grondin, « La réification de Lukacs à Habermas. L’impact de
Geschichte und Klassenbewusstsein sur la théorie critique », dans Archives de Philosophie,
vol. 51, n° 4, 1988, p. 627-646, ici p. 629.
7 Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, traduit de
l’allemand par Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960,
notamment p. 110-113.
8 C’est ce que souligne Konstantinos Kavoulakos, Georg Lukács’s Philosophy of Praxis.
From Neo-Kantianism to Marxism, Londres-New York-Oxford, Bloomsbury Academic,
2018, p. 134.
9
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 113. Sur ce point, on se reportera
à J. Grondin, « La réification de Lukacs à Habermas… », art. cité, p. 632.
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
sociologico-matérialiste. Se développant en interaction avec l’évolution des
sciences exactes, laquelle, à son tour, est imbriquée avec le processus de
rationalisation de la technique et de la production10, la philosophie moderne
conçoit le monde comme le produit du sujet connaissant11 et se place sous
le signe d’un paradigme rationaliste puissant :
Ce qu’il y a de nouveau dans le rationalisme moderne,
c’est qu’il revendique pour lui – et sa revendication va
croissant au cours de l’évolution – d’avoir découvert le
principe de la liaison entre tous les phénomènes qui
font face à la vie de l’homme dans la nature et la
société12.
Ce rationalisme a l’ambition d’édifier un système formel de
concepts dont toutes les parties sont liées logiquement les unes aux autres et
qui est à même de saisir déductivement la totalité des contenus. Toutefois,
en mettant en avant la systématicité et l’inclusivité, force est de se confronter
directement au problème des limites de l’entendement13. La difficulté réside
dans la tension entre l’objectif d’un système universel et la reconnaissance
de la facticité du donné14 : c’est « le problème de l’impénétrabilité de toute
donnée par des concepts de l’entendement »15. La barrière infranchissable
du donné, de la chose en soi, contre laquelle se heurte la pensée visant à
dominer la totalité du monde comme autoproduction16, met à nu les
10
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 144-145.
11
Ibid., p. 143.
12
Ibid., p. 145.
13
Cf. FrédéricVandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande : aliénation
et réification, Tome I. Marx, Simmel, Weber, Lukács, Paris, Éditions la Découverte, 1997, p.
239. https://doi.org/10.3917/dec.vande.1998.01 PMCid:PMC1858247
14
Cf. à cet égard Tom Rockmore, « Lukács on Modern Philosophy », dans Lukács Today.
Essays in Marxist Philosophy, sous la direction de T. Rockmore, Dordrecht-Boston, D.
Reidel, 1988, p. 221-241, ici p. 226-227. https://doi.org/10.1007/978-94-009-2897-8_13
15
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 148.
16
Ibid., p. 155-156.
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antinomies de la philosophie bourgeoise, notamment la contradiction entre
sujet et objet17 :
[…] la contradiction qui s’est fait jour ici entre la
subjectivité et l’objectivité des systèmes formels
modernes et rationalistes, les enchevêtrements et les
équivoques que recèlent leurs concepts de sujet et
d’objet, l’incompatibilité entre leur essence de
systèmes « produits » par « nous » et leur nécessité
fataliste étrangère à l’homme et éloignée de l’homme,
ne sont rien d’autre que la formulation logique et
méthodologique de l’état de la société moderne ; car,
d’une part, les hommes brisent, dissolvent et
abandonnent toujours plus les liens simplement
« naturels », irrationnels et « effectifs », mais, d’autre
part et simultanément, ils élèvent autour d’eux, dans
cette réalité créée par eux-mêmes, « produite par euxmêmes », une sorte de seconde nature dont le
déroulement s’oppose à eux avec la même impitoyable
conformité à des lois que le faisaient autrefois les
puissances naturelles irrationnelles (plus précisément :
les rapports sociaux qui leur apparaissaient sous cette
forme). […].
Il s’ensuit que l’inexorabilité des puissances non
maîtrisées prend un caractère entièrement nouveau.
C’était autrefois la puissance aveugle d’un destin
irrationnel en son fondement, le point où cesse toute
17
Parmi ces antinomies, signalons les suivantes : la séparation des faits et des valeurs ; la
distinction entre le phénomène et le noumène/la chose en soi ; les oppositions entre libre
arbitre et nécessité, forme et contenu, sujet et objet. On se reportera sur ce point à Martin Jay,
« Georg Lukács and the Origins of the Western Marxist Paradigm », dans Id., Marxism and
Totality: the Adventures of a Concept from Lukács to Habermas, Berkeley-Los Angeles,
University of California Press, 1984, p. 81-127, ici p. 110. Rappelons que, dans La théorie
du roman (1920), à la suite du jeune Hegel, Lukács présente la philosophie comme un
« symptôme » de la scission entre le sujet et l’objet : « […] la philosophie […] est toujours
le symptôme d’une faille entre l’intérieur et l’extérieur, significative d’une différence
essentielle entre le moi et le monde, d’une non-adéquation entre l’âme et l’action. C’est la
raison pour laquelle les temps heureux n’ont pas de philosophie ou – ce qui revient au même
– tous les hommes de ces temps-là sont philosophes, détenteurs du but utopique de toute
philosophie » (G. Lukács, La théorie du roman, trad. de l’allemand par J. Clairevoye, Paris,
Gallimard, 2020, p. 20).
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
possibilité d’une faculté humaine de connaître, où
commence la transcendance absolue, le règne de la foi,
etc. Maintenant, par contre, cette inexorabilité apparaît
comme la conséquence nécessaire de systèmes de lois
connus, connaissables, rationnels, comme une
nécessité qui, certes, ainsi que la philosophie critique
le reconnaît clairement a l’inverse de ses devanciers
dogmatiques, ne peut être comprise dans son
fondement dernier ni dans sa totalité englobante, mais
dont les parties – le cercle vital dans lequel les hommes
vivent – sont toujours plus pénétrées, calculées,
prévues18.
Lukács explique ici qu’à l’instar d’autres problèmes philosophiques
fondamentaux la contradiction entre sujet et objet dissimule en réalité une
contradiction sociale conçue de manière abstraite. Les philosophes
modernes présentent ces problèmes comme des antinomies théoriques qu’ils
essaient de résoudre sans toutefois aboutir à aucun résultat. En les
envisageant sous l’angle de la philosophie de la praxis, Lukács pense que
ces énigmes insolubles tiennent en réalité au monde réifié produit par la
machine capitaliste, en proie à l’individualisme et à la domination
technique19. Née « de la structure réifiée de la conscience », dans laquelle
s’enracinent ses problèmes spécifiques20, la philosophie critique moderne
est ainsi l’expression intellectuelle de la fausse conscience de la société
bourgeoise. C’est pourquoi elle ne réussit pas à sortir de l’alternative entre
« l’empirisme grossier et […] l’utopisme abstrait »21 : 1) ou bien la
conscience, assumant les limites de son savoir, joue le rôle du spectateur
passif de ce mouvement autorégulé dans lequel elle ne peut pas intervenir
18
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 163-164.
19
Sur cette question, on se reportera avec profit à Andrew Feenberg, « La réalisation de la
philosophie : Marx, Lukács et l’École de Francfort », traduit de l’anglais par Laurence
Estanove, assistée de Lise Bourgade, dans Philosophie, 2017/2, n° 133, p. 52-67, ici p. 5253. https://doi.org/10.3917/philo.133.0052
20
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 142.
21
Ibid., p. 103.
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(« empirisme grossier ») ; 2) ou bien elle croit pouvoir maîtriser à son gré,
du moins subjectivement, le mouvement des choses, en soi dépourvu de sens
(« utopisme abstrait »)22.
Pour résumer, aux yeux de Lukács, la philosophie moderne se
trouve confrontée à des problèmes sociaux réels, mais elle les élève du plan
concret au plan conceptuel, où ils ne peuvent pas être résolus ; ainsi, elle se
révèle incapable de comprendre cette même société bourgeoise qui l’a
produite23. Le projet de la philosophie moderne, qui vise à constituer l’objet
en thématisant l’activité du sujet, est frappé d’inanité, car il débouche sur
une conception contemplative de la connaissance, dans laquelle la relation
sujet-objet se cristallise dans un face-à-face insurmontable. Face aux
multiples expressions de cet échec (comme le caractère insondable de la
chose en soi kantienne, le hiatus fichtéen entre activité du sujet et objet,
l’Absolu hégélien conçu comme sujet de l’histoire), la solution consiste à
mettre au jour la rationalité qui domine dans la pratique capitaliste et le
concept de réalité qui lui correspond, et à adopter « le point de vue du
prolétariat »24, sujet-objet de l’histoire, « à partir duquel tant la connaissance
que l’abolition pratique des rapports capitalistes-marchands deviennent
possibilité concrète »25.
Selon Lukács, la pensée moderne oscille alors entre la
contemplation passive de la réalité extérieure, incarnée dans la conscience
réifiée du travailleur aliéné26, et la maîtrise mentale de cette réalité, incarnée
dans la fausse conscience du bourgeois et exprimée philosophiquement par
l’idéalisme27. Or, il est intéressant de remarquer que sur les deux volets de
l’alternative se focalise également l’attention de Horkheimer dans son
22
Ibid.
23
Cf. T. Rockmore, « Lukács on Modern Philosophy », art. cité, p. 228.
24
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 189.
25
Stathis Kouvélakis, La critique défaite. Émergence et domestication de la théorie critique,
Paris, Éditions Amsterdam, 2019, p. 71.
26
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 117-118.
27
Ibid., p. 89.
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
célèbre article de 1937 « Théorie traditionnelle et théorie critique ». Il met
spécialement l’accent sur le deuxième volet au moins dans deux passages de
cet essai :
L’apparente autonomie de processus de travail dont le
déroulement est censé se déduire de quelque essence
immanente à leur objet, correspond à la liberté
purement apparente des sujets économiques dans la
société bourgeoise ; ceux-ci croient agir en fonction de
décisions individuelles, alors qu’ils ne sont, jusque
dans leurs calculs les plus compliqués, que les rouages
les plus apparentes d’un mécanisme sociologique dont
la vue d’ensemble leur échappe28.
Le sujet pensant n’est pas non plus le lieu où viennent
coïncider le savoir et son objet, et d’où par conséquent
pourrait être acquis un savoir absolu. Cette apparence
illusoire, dans laquelle l’idéalisme est installé depuis
Descartes, est de nature idéologique, au sens strict du
mot ; la liberté limitée dont dispose l’individu dans la
société bourgeoise y prend la forme d’une liberté et
d’une autonomie totale. En fait le sujet, qu’il soit
simplement pensant ou qu’il se livre à une autre
activité, quelle qu’elle soit, ne peut même pas, dans une
société opaque et inconsciente d’elle-même, avoir
aucune certitude concernant sa propre nature. Dans la
réflexion sur l’homme, sujet et objet sont
irrémédiablement disjoints ; leur identité est rejetée du
présent dans l’avenir29.
Dans l’écrit-programme de 1937, Horkheimer présente le statut et
les caractéristiques d’une théorie qui, contrairement aux théories
scientifiques ordinaires, n’est pas axiologiquement neutre, mais inclut des
éléments critiques et évaluatifs par rapport à la réalité qu’elle décrit : en un
28
Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », dans Id., Théorie
traditionnelle et théorie critique, trad. de l’allemand par Claude Maillard et Sibylle Muller,
Paris, Gallimard, 1996 [1974], p. 15-92, ici p. 26-27.
29
Ibid., 43.
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mot, elle affiche son caractère partisan. Comme le titre lui-même le suggère,
ce texte illustre les lignes directrices pour réaliser la transition d’une théorie
qui légitime les relations sociales existantes et ainsi en compromet la
compréhension30, à une théorie qui se propose de connaître correctement la
société actuelle en montrant qu’il est possible de la modifier radicalement,
car « les conditions de cette transformation sont actuellement remplies »31.
En revanche, la théorie traditionnelle – qui remonte aux origines de la
philosophie moderne, notamment à Descartes – est une théorie de nature
purement déductive, centrée sur la cohérence du système et dont toutes les
parties sont liées logiquement les unes aux autres dans l’optique d’expliquer
les faits par l’application de lois universelles32 ; elle absolutise le concept
même de théorie, en passant sous silence son rapport avec les processus
constitutifs de la réalité sociale33. Or ce genre de théorie s’est
universellement répandu dans la science occidentale et s’est imposé comme
le cadre conceptuel fondamental pour étudier à la fois la matière inanimée
et les domaines de la vie34. Comme la théorie traditionnelle se détache de la
totalité sociale, ce n’est pas un hasard si elle s’embourbe dans des catégories
dualistes (pensée/être, esprit/matière, sensibilité/entendement)35 sans les
30
Cf. ibid., p. 39-42, 49-52.
31
Ibid., p. 62, n. 20.
32
Ibid., p. 15-17.
33
Cf. ibid., p. 26, 36-37. Nous avons examiné la lecture horkheimerienne de Descartes dans
un article auquel nous nous permettons de renvoyer : Raffaele Carbone « L’âge bourgeois et
la philosophie moderne : Horkheimer lecteur de Descartes et Spinoza », dans Regards
contemporains sur la philosophie moderne. Lectures et réceptions, Actes du colloque
Nouveaux regards sur l’âge classique : usages contemporains et relectures (Paris, 31 mai-1
juin 2018), sous la direction d’Éric Marquer et Paul Rateau, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2022, p. 41-60.
34
Cf. à cet égard Sertório de Amorim e Silva Neto, O Esclarecimento Tardio: Barbárie e
Razão na Teoria Crítica de Horkheimer, Faculdade de Filosofia e Ciências Humanas UFMG,
2003, p. 18-20.
35
Cf. M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », art. cité, p. 26, 29-30.
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
surmonter véritablement36, et finit par produire une rationalité désincarnée
et détemporalisée, qui ramène le réel au savoir absolu et l’identifie ainsi à la
raison tout court37. D’ailleurs Marx lui-même insistait sur l’incapacité de la
philosophie à venir à bout de la dualité de la pensée et de l’être. À propos
de Hegel, il notamment affirmait : « […] Hegel est tombé dans l’illusion de
concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi,
s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de
s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de
s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé. Mais ce
n’est nullement là le processus de la genèse du concret lui-même »38.
La coupure entre la théorie et la totalité sociale, que Horkheimer
décèle chez les spécialistes et académiciens ses contemporains39 et qui
s’articule à « la dichotomie de l’individu et de la société »40, reproduit à une
nouvelle échelle les oppositions et les dualismes de la philosophie moderne,
qui sont bien conservés chez Kant41 : c’est la tension non résolue entre
C’est l’une des critiques que Marx adresse à Hegel, et qui est reprise par Lukács lui-même.
Cf. G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 35. Dans cette page, Lukács
présente « la fonction de la théorie comme connaissance de la réalité par elle-même » en tant
que terrain sur lequel apparaissent la parenté et la rupture entre la philosophie de Hegel et le
matérialisme historique (ibid.). Cf. Friedrich Engels et Karl Marx, La sainte famille ou
critique de la critique. Contre Bruno Bauer et consorts, dans K. Marx, Philosophie, trad. de
l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard, Paris, Gallimard, 1994, p. 261.
36
37
C’est ce que souligne S. Kouvélakis, La critique défaite, ouvr. cité, p. 68.
K. Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique », dans Philosophie,
ouvr. cité, p. 471.
38
39
Cf. M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », art. cité, p. 41.
40
Ibid., p. 38.
41 Horkheimer se confronte à Kant dès ses premiers travaux : la Promotionsschrift, intitulée
Zur Antinomie der teleologischen Urteilskraft (1922), et la Habilitationsschrift, intitulée
Über Kants Kritik der Urteilskraft als Bindeglied zwischen theoretischer und praktischer
Philosophie (1925). En effet, dans ces textes, il commence à explorer les tensions, les
clivages et les contradictions de la pensée moderne, qu’il disséquera analytiquement dans ces
cours universitaires et articles en les mettant en relation étroite avec les tensions, les clivages
et les contradictions de la société bourgeoise. L’approche et l’orientation de la recherche de
Horkheimer apparaissent notamment dans le projet qu’il appelle de ses vœux dans les
« Remarques finales » de la thèse d’habilitation, à savoir une « clarification radicale de la
1558
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sensibilité et entendement, activité et passivité, a priori et donnée sensible42.
Effectivement, « le double caractère que présentent » les concepts majeurs
du kantisme – révélant d’une part l’exigence d’unité, de systématicité et de
clarification, d’autre part un résidu d’obscurité et d’inconscience –
« correspond parfaitement à la forme contradictoire que prend l’activité
humaine dans les temps modernes »43. Renouant avec les analyses de
Lukács44, Horkheimer essaie d’éclaircir la nature de ces contradictions :
L’activité collective des hommes dans la société est le
mode d’existence spécifique de leur raison, c’est dans
et par elle qu’ils en appliquent les forces et qu’ils en
confirment l’essence. En même temps, cependant,
l’ensemble de ce processus et de ses résultats leur
apparaît comme quelque chose d’étranger, et, avec tout
ce qu’il comporte de gaspillage d’énergie et de vies
humaines, de guerres et de misères innombrables et
absurdes, il prend figure de puissance naturelle
immuable, de destin transcendant à l’humanité 45.
L’attitude critique de Horkheimer est principalement dirigée contre
la métaphysique idéaliste occidentale : celle-ci a toujours idéalisé et
transfiguré le monde empirique, trouvant sa raison d’être dans un logos
éternel, dans une sphère idéale éternelle, faisant confiance à une « possibilité
doctrine qui sous-tend non seulement la philosophie kantienne mais aussi, dans une large
mesure, la culture moderne : la doctrine de l’ambivalence originelle [ursprünglichen
Zwiespältigkeit] de la personne rationnelle en tant qu’ensemble de volonté et de
connaissance » (M. Horkheimer, Über Kants Kritik der Urteilskraft als Bindeglied zwischen
theoretischer und praktischer Philosophie, dans Id., Gesammelte Schriften, Band 2,
Philosophische Frühschriften. 1922-1932, édition par G. Schmid Noerr, Frankfurt am Main,
Fischer, 1987, p. 146; nous traduisons).
42
M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », art. cité, p. 34.
43
Ibid.
C’est ce qu’affirme Rolf Wiggershaus, Max Horkheimer. Zur Einführung, Hambourg,
Junius, 1988, p. 71
44
45
M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », art. cité, p. 34.
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
d’harmonie idéelle » au-delà des « possibilités terrestres de l’homme »46.
Horkheimer aborde également cette question dans « À propos de la querelle
du rationalisme dans la philosophie contemporaine », paru trois ans avant
« Théorie traditionnelle et théorie critique ». Dans cet article de 1934, s’il
débusque les artifices du rationalisme, il ne prend pas pour autant fait et
cause pour l’irrationalisme (en effet, tous deux éternisent une réalité
périssable dans des constructions conceptuelles abstraites47). Or le
rationalisme prétend que le « moi isolé » peut découvrir dans sa solitude
métaphysique l’idée de Dieu et la structure éternelle du monde ; ainsi il
postule une relation constante entre le concept et la réalité, détachée de toute
pratique humaine, et donc non susceptible d’être transformée48. Depuis la
séparation cartésienne entre la pensée et l’étendue, le rationalisme produit
une conception statique et anhistorique de la vérité, réalisant une épochè du
soubassement matériel de la pensée. La substance spirituelle, apte à
comprendre des vérités éternelles et immuables, est une monade qui, clivée
de son horizon temporel, retranchée de l’histoire et déjà toujours séparée de
la dimension spatiale, ignore sa dépendance à l’égard du processus de la vie
sociale49.
46
Id., « À propos de la querelle du rationalisme dans la philosophie contemporaine » (1934),
dans Id., Théorie critique. Essais, présentés par Luc Ferry et Alain Renaut, Paris, Payot, 2009,
p. 103-152, ici p. 148.
47
Ibid., p. 149.
Ibid., p. 103-104. Il faut noter que cette approche théorique s’accompagne d’un idéal
épistémologique des sciences de la nature qui, comme le souligne Lukács, lorsqu’il est
appliqué à la société, devient un instrument de lutte idéologique de la bourgeoisie. « Pour
cette dernière, c’est une question vitale, d’une part, de concevoir son propre ordre de
production comme constitué par des catégories valables d’une manière intemporelle et
destinées à exister éternellement grâce aux lois éternelles de la nature et de la raison et,
d’autre part, de juger les contradictions qui s’imposent à la pensée d’une manière inévitable,
non pas comme des phénomènes appartenant à l’essence même de cet ordre de production,
mais comme de simples faits de surface » (G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr.
cité, p. 29).
48
49
M. Horkheimer, « À propos de la querelle du rationalisme dans la philosophie
contemporaine », art. cité, p. 151.
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Il n’en demeure pas moins vrai que Horkheimer n’ignore pas les
aspects “progressistes” du rationalisme. Considérons à ce propos « Le
dernier attaque contre la métaphysique » (1937). Le penseur allemand
examine ici les caractères distinctifs de l’empirisme logique : selon ce
courant de pensée, les formes de la connaissance et les relations que les
hommes établissent entre eux et avec la nature sont immuables. Or cette
conception semble se rapprocher du rationalisme, car selon ce dernier
« toutes les possibilités subjectives et objectives consistent en des jugements
qui résident depuis toujours dans l’individu »50. Néanmoins, loin de se
cantonner à des simples constatations sur les données, le rationalisme met
en avant la notion de « subjectivité active opérant de l’intérieur avec ses
aspirations et ses idées », qui implique une ouverture vers le futur. Dans
cette optique, le rationalisme est moins lié au passé que l’empirisme, pour
lequel la nouveauté équivaut à un manque d’information. Ainsi, à la
différence d’une théorie selon laquelle le sujet pensant se limite à subsumer
des propositions protocolaires sous des énoncés plus généraux pour faire de
nouvelles déductions, le rationalisme se rapproche d’une conception
matérialiste de l’histoire, notamment si l’on considère la conception
leibnizienne du sujet comme « “substantia ideans”, au sens d’auteur des
décisions et des actes »51.
Toujours est-il que le jugement que Horkheimer porte sur le
rationalisme et, de manière générale, sur la philosophie bourgeoise subit
quelques variations au fil du temps. Examinons par exemple l’interprétation
horkheimerienne de la raison chez Leibniz dans son cours sur l’histoire de
la philosophie moderne de 1927 et dans un passage de l’article
« Matérialisme et métaphysique », qui date de 1933. Rappelons que dans
son cours de 1927, en renouant avec L’idéologie allemande52, Horkheimer
50
Id., « Le dernier attaque contre la métaphysique », dans Théorie critique. Essais, ouvr. cité,
p. 195-239, ici p. 208.
51
Ibid., p. 209.
C’est ce que fait valor Alfred Schmidt, « Horkheimer als Philosophiehistoriker der
Neuzeit » (Nachwort des Herausgebers), in M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, sous la
direction d’Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, 19 vol., Francfort-sur-le-Main,
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
affirme qu’il est erroné de penser que les idées philosophiques sont
détachées de l’histoire de la société humaine, qu’elles ont leur propre
histoire indépendante et sont dotées d’une signification spécifique, censée
être comprise exclusivement dans le champ de la philosophie53. Or, dans ses
leçons, Horkheimer suggère que la notion leibnizienne de raison peut avoir
une empreinte positive sur la sphère sociale parce que la conscience de
l’harmonie universelle et des liens qui se tissent dans l’univers permet
d’adopter « une attitude qui considère le bien-être et le malheur d’autrui
comme les siens propres et qui conduit donc à une participation active et
positive à la société »54. En revanche, dans l’article de 1933, la fonction de
la raison est sujette à caution. En effet, dans ce dernier texte, Horkheimer
interprète la conception leibnizienne de la raison – ainsi que celles de
Spinoza et d’autre rationalistes – comme l’instauration d’un ordre
ontologique et axiologique qui fixe une fois pour toutes les normes de
conduite dans la société : or, aux yeux de Horkheimer, ces normes vont à
l’encontre des intérêts vitaux des individus et légitiment la domination des
masses en ancrant le comportement moralement valable dans un ordre
éternel55 – un comportement qui se caractérise par la soumission à l’ordre
du réel, par l’intériorisation du sacrifice et par la subordination du charnel
au spirituel56.
Fischer, 1985-1996, t. 9, Vorlesung über die Geschichte der neueren Philosophie, édition par
A. Schmidt, 1987, pp. 483-493.
53
« Indem die Menschen ihre Beziehungen, die wirklichen Verhältnisse, unter denen sie
leben, umgestalten, verändern sie auch ihre metaphysischen Vorstellungen, ihre religiösen
und philosophischen Ideen. […] Es ist auch ganz falsch zu meinen, daß diese Ideen, abgelöst
von der Geschichte der menschlichen Gesellschaft, notwendig einen inneren und
durchgehenden Sinn haben müßten und daß man gar diesen Sinn „innerhalb der Philosophie“,
das heißt ohne Kenntnis der wirklichen Geschichte zu explizieren vermöchte […] » (Id.,
Vorlesung über die Geschichte der neueren Philosophie, ouvr. cité, « Vorwort », p. 17).
54
Ibid., p. 270 (nous traduisons).
55
Cf. Id., « Matérialisme et morale », dans Théorie critique. Essais, ouvr. cité, p. 69-101, ici
p. 70.
C’est l’un des thèmes majeurs des recherches horkheimeriennes des années 1930. Cf. Id.,
« Égoïsme et émancipation. Contribution à l’anthropologie de l’âge bourgeois » (1936), dans
56
1562
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Dans son cours sur l’histoire de la philosophie moderne de 1927 et
dans ses essais publiés au cours des années 1930, Horkheimer étudie de
manière approfondie les tensions et les contradictions de la société
européenne et notamment de l’anthropologie élaborée par les penseurs
bourgeois aux temps modernes. La contradiction majeure tient au gouffre
qui s’ouvre entre l’idéal et le réel. D’une part, la société bourgeoise
encourage un égoïsme illimité au nom du principe d’autoconservation (c’est
le domaine des rapports de concurrence réels qui imprègnent la sphère
économique marchande), d’autre part, elle promeut un idéal d’élévation
morale qui, en invoquant le bien commun, prône la renonciation aux
pulsions égoïstes et valorise l’ascétisme57. La société bourgeoise se
caractérise ainsi par un clivage entre éthique et économie, mais au sein de
cette contradiction l’idéal ascétique finit par se plier aux exigences de la
sphère économique marchande ; il dissimule l’imposition d’une morale
bourgeoise qui vise la domination des masses. D’autre part, l’écart entre
l’idéal et le réel se révèle également – on vient de le voir – sur le plan
épistémologique, dans les dualismes qui marquent la philosophie moderne
et qu’on peut ramener essentiellement à la différence entre « chose
pensante » et « chose étendue ». Toujours est-il que Horkheimer déniche
dans la tradition philosophique moderne certaines tendances aptes à remettre
en cause l’ordre existant58 et à comprendre les contradictions de la société
bourgeoise au prisme d’un ordre rationnel qui serait inscrit dans le cosmos59.
Id., Théorie traditionnelle et théorie critique, ouvr. cité, p. 139-227 ; Id., « Montaigne et la
fonction du scepticisme » (1938), dans Id., Théorie critique. Essais, ouvr. cité, p. 241-288.
57
Cf. Id., « Égoïsme et émancipation… », art. cité, p. 142-148, 206-207.
Considérons, par exemple, l’attitude critique du scepticisme humaniste à l’égard de la
scolastique et de l’ordre féodal. Cf. Id., « Montaigne et la fonction du scepticisme », art. cité,
p. 255, 284.
58
59
On peut évoquer aussi un article des années 1940, « Raison et conservation de soi » :
« Parce que l’universalité hypostasie l’accord des intérêts dans un monde dans lequel ils
divergent encore, de manière irréconciliable, la vocation théorique de la raison à l’universel
revêt constamment les traits de la non-vérité, de la répression. […] Les rationalistes ont raison
contre les empiristes en faisant positivement reproche à la société bourgeoise, par les
concepts d’autonomie et d’universalité, de ce que la solidarité des hommes ne parvient à s’y
exprimer que de manière violente et destructive » (Id., « Raison et conservation de soi »
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Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
Certes, on peut faire état de quelques oscillations dans les
évaluations portées par Horkheimer sur les philosophes modernes et sur
certaines tendances de la pensée bourgeoise – mais sans doute de telles
oscillations dépendent-elles en partie des contextes de l’écriture de chaque
texte. En effet, Horkheimer montre que les tendances critiques et
rationnelles prédominaient dans la philosophie de la première modernité60,
lorsque la bourgeoisie était engagée dans une lutte continuelle contre le
féodalisme – et, dans un second temps, contre l’absolutisme –, tandis que la
pensée philosophique devint bien plus affirmative et idéologique avec le
triomphe historique de la bourgeoisie et à cause de sa transformation, dans
l’Europe du XIXe siècle, en une nouvelle classe hégémonique. Comme l’a
démontré John Abromeit, Horkheimer inscrit à la fois la philosophie et la
culture de l’Europe moderne dans le cadre plus ample de la dialectique de
la société bourgeoise61.
Revenons, pour conclure, à la confrontation entre Lukács et
Horkheimer. De manière plus générale, les deux auteurs partagent la
revendication d’un riche héritage culturel qui comprend l’humanisme, le
rationalisme classique, l’idéalisme allemand, mais dans l’optique de la
conservation et du dépassement des moments progressistes de la culture
bourgeoise. Toutefois, au-delà de l’historicisme commun à leurs analyses de
la société bourgeoise, une différence de méthode émerge entre les deux
penseurs. Horkheimer retrace l’histoire de la philosophie et de la culture
modernes à la lumière d’une périodisation indexée sur une histoire
économique du capitalisme (phase bourgeoise ascendante, période
(1941-1942), traduit de l’allemand par J. Debouzy, dans Id., Éclipse de la raison, suivi de
Raison et conservation de soi, Paris, Payot, 1974, p. 199-236, ici p. 206-207).
60
Voir par exemple les pages consacrées à Giordano Bruno dans la Vorlesung über die
Geschichte der neueren Philosophie (ouvr. cité, p. 47-58). Horkheimer met ici en évidence
la rupture épistémologique déclenchée par le penseur italien, la révolution intellectuelle qu’il
a opérée dans l’Europe du XVIe siècle. On peut par exemple considérer son idée de la validité
universelle des lois de la nature (ibid., p. 50).
61
Cf. John Abromeit, Horkheimer and the Foundations of Frankfurt School, New York,
Cambridge University Press, 2011, p. 10, 381.
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libérale/industrielle, période monopoliste) et fait un usage limité du thème
lukácsien de la réification62. Mais on peut détecter une autre différence.
L’interprétation horkheimerienne de l’histoire de la philosophie moderne est
matérialiste mais non réductionniste : Horkheimer met l’accent sur
l’autonomie relative de la pensée et de l’art par rapport aux relations sociales
existantes. Aux yeux de Horkheimer, si chaque aspect de la culture renvoie
aux modes de production de la vie matérielle, le rôle de la conscience et de
l’initiative individuelle ne se dissolvent pas intégralement dans les relations
économiques63. D’autre part, à la différence de l’ancien directeur de
l’Institut de recherche sociale, Carl Grünberg, qui accepte les principes de
base du marxisme orthodoxe dans ses versions social-démocrate et
communiste, et notamment l’idée selon laquelle la superstructure refléterait
plus ou moins directement la base matérielle de la société, Horkheimer
pense que la question ne se pose pas en ces termes. On peut sans doute
affirmer que l’ordre social conditionne non seulement les institutions
politiques et juridiques mais aussi les hautes sphères de la culture, toutefois
la supposition d’une correspondance constante entre les processus idéaux et
matériels ne tient pas suffisamment compte du rôle médiateur complexe des
éléments psychiques64. Quant à Lukács, même si ce dernier conteste la
62 C’est ce que fait valoir S. Kouvélakis, La critique défaite, ouvr. cité, p. 151 (pour d’autres
lignes de divergence entre les deux auteurs, cf. aussi ibid., p. 152-153). Cf. aussi Stefan
Breuer, « The Long Friendship : Theoretical Differences between Horkheimer and Adorno »,
dans On Max Horkheimer : New Perspectives, sous la direction de Seyla Benhabib, Wolfgang
Bonß et John McCole, Cambridge (MA)-Londres, The MIT Press, 1993, pp. 257-279, ici pp.
257-262. Selon ce commentateur, si, dans Histoire et conscience de classe, Lukács considère
le rapport à la marchandise comme le prototype de toutes les formes de réification et de
subjectivité, aucun propos de ce type n’apparaît chez Horkheimer, car ce dernier ne serait pas
intéressé à mettre au jour la médiation, la présence de la structure sociale dans l’héritage
culturel bourgeois (ibid., pp. 261-262).
63
Cf. M. Horkheimer « Geschichte und Psychologie », dans Id., Gesammelte Schriften, t. 4,
Schriften 1931-1936, édition par A. Schmidt, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1988, p. 48-69,
ici p. 57-58. Cf. aussi Id., « Autorité et famille » (1936), dans Théorie traditionnelle et théorie
critique, ouvr. cité, p. 229-320, ici p. 234-236.
64 C’est ce que fait valoir Vladimir Puzone, « Filosofia da história ou reprodução da vida dos
indivíduos ? A crítica de Max Horkheimer a Georg Lukács e a reformulação do marxismo »,
Educação e Filosofia, Uberlândia, v. 37, n. 81, p. 1547-1566, set./dez. 2023, e-ISSN: 1982-596X
1565
Les contradictions de la philosophie bourgeoise et de la raison moderne chez Lukács et Horkheimer
réduction économique de la conscience, de la subjectivité et donc de la
culture chez les théoriciens marxistes65, il remarque – comme on l’a vu –
que la contradiction existant entre la subjectivité et l’objectivité des
systèmes rationalistes, les ambiguïtés et les équivoques qui se cachent dans
leurs concepts de sujet et d’objet, l’incompatibilité entre leur essence de
systèmes « produits » par le sujet et leur nécessité inexorable qui va à
l’encontre de l’homme, constituent l’expression logique et méthodologique
de la société moderne. Qui plus est, dans « Il y va du réalisme » (1938),
Lukács affirme que « la philosophie est un reflet conceptuel de la réalité »
et que « les catégories économiques fondamentale du capitalisme se
reflètent immédiatement et toujours à l’envers dans la tête des hommes »66.
Ainsi il semble ne pas reconnaître une autonomie possible de la philosophie
par rapport aux relations sociales existantes, au moins dans le cadre de la
structure réifiée de la société capitaliste67.
Data de registro: 01/08/2023
Data de aceite: 18/10/2023
dans Sociologia & Antropologia, vol. 7, n° 1, p. 239-265, ici p. 253. Cf. M. Horkheimer «
Geschichte und Psychologie », passim.
65
Cf. G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 47-48, 63-64. Selon Tertulian,
dans Histoire et conscience de classe, Lukács sous-estime certains facteurs objectifs,
notamment le poids inexorable de l’économie dans le tissu des fonctions sociales (N.
Tertulian, « L’évolution de la pensée de Georg Lukács », L’Homme et la société, n° 20, 1971,
p. 13-36, ici p. 30). Sur ce point, cf. aussi Andrew Feenberg, The Philosophy of Praxis. Marx,
Lukács, and the Frankfurt School, Londres-Brooklyn, Verso, 2014 [1981], p. 64, 67.
G. Lukács, « Il y va du réalisme » (1938), dans Id., Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche
Éditeur, 1975, p. 243-273, ici, respectivement, p. 246 et 247.
66
Mais la question est plus complexe qu’on ne peut le montrer ici. Cf. par exemple G. Lukács,
Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 251-252, où l’auteur précise en quel sens il
faut entendre l’identité de la pensée et de l’être : elle « consiste en ce qu’ils sont des moments
d’un seul et même processus dialectique, réel et historique ».
67
1566
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