Université Louis Lumière Lyon 2
Ecole Doctorale Sciences Sociales
Faculté de Sociologie et d’Anthropologie
Département de Sociologie
Centre Max Weber (UMR 5283)
Vacances au bled
de descendants d’immigrés algériens
Trajectoires, pratiques, appartenances
Thèse de doctorat de Sociologie et d’Anthropologie
Présentée et soutenue publiquement le 9 décembre 2013
par Jennifer BIDET
Sous la direction de Jean-Yves Authier
Composition du jury
Jean-Yves AUTHIER
Professeur de Sociologie, Université Lyon 2
Stéphane BEAUD
Professeur de Sociologie, ENS Paris
Jean-Hugues DECHAUX
Professeur de Sociologie, Université Lyon 2
Anne GOTMAN
Directrice de recherche au CNRS, Cerlis
Abdelhafid HAMMOUCHE
Professeur de Sociologie, Université Lille 1
Sylvie MAZZELLA
Directrice de recherche au CNRS, Lames
INTRODUCTION GENERALE – LES VACANCES AU BLED, UN OBJET POUR
RENOUVELER LE REGARD SUR LES DESCENDANTS D’IMMIGRES ?
8
PARTIE I – VACANCES AU BLED ET MYTHE DU RETOUR, ENTRE DISCOURS
ETATIQUES ET SOUVENIRS D’ENFANCE
56
Chapitre 1 – Les vacances au bled dans la pensée d’Etat algérienne, d’un
préalable au retour des émigrés à la mobilisation de la diaspora
60
I. Les vacances des émigrés comme prélude à la réinsertion : discours et
politiques de l’Etat algérien en faveur du retour, de l’indépendance au début
des années 1980
65
II. L’émigration dans la politique touristique algérienne : une composante
du tourisme national au sein d’une stratégie hésitante
88
III. Les vacances, une manière de maintenir le lien avec la « Communauté
Nationale à l’Etranger » ? L’abandon du mythe du retour par l’Etat
algérien depuis les années 1980
106
Chapitre 2 – Le retour comme horizon des vacances au bled ? Le « mythe du
retour » dans les souvenirs et les trajectoires des descendants d’immigrés
134
I. Les vacances, un préalable au retour ? Retour effectif, projeté et virtuel
dans les souvenirs d’enfance des descendants d’immigrés
137
II. « Rentrer » en Algérie pour les congés : souvenirs d’enfance de vacances
paradoxales
157
III. L’évolution de l’idée de retour dans la redéfinition des projets
migratoires des parents et de leurs enfants
177
PARTIE II – VACANCES COMME LES AUTRES OU « TOURISME DES RACINES » ?
TRAJECTOIRES SOCIALES ET TRAJECTOIRES DE VACANCES DE DESCENDANTS
D’IMMIGRES
Chapitre 3 – Des vacanciers à part…entière : les évolutions socialement situées
des pratiques de vacances
205
210
I. Comment les descendants d’immigrés sont devenus touristes ? Une
progressive acculturation aux vacances de familles populaires (immigrées)
212
II. Quels touristes sont-ils devenus ? Les déterminants sociaux de la
diversification des pratiques de vacances
229
III. Quelles vacances aujourd’hui en Algérie : des séjours à part ou des
vacances comme les autres ?
255
Chapitre 4 – Les vacances au bled réinscrites dans les récits biographiques : une
« quête identitaire » ?
288
I. La place des vacances algériennes dans les entretiens biographiques : la
mise en récit d’une « quête identitaire »
290
II. Les vacances au bled comme lieu de remémoration : pratiques
mémorielles et (re)constructions d’origines familiales et territoriales dans les
séjours au bled
317
III. Mémoire des origines ou souvenirs de vacances ? Situer la place des
pratiques mémorielles dans les vacances au bled
349
PARTIE III – ENTRE FAMILLE ET PLAGE : DES PRATIQUES DE VACANCES
REVELATRICES DES RAPPORTS AU BLED
372
Chapitre 5 – Les vacances dans les espaces de la famille : proximités et
distances dans des relations familiales à géométrie variable
378
I. Les espaces de la famille : morphologie des maisons du bled, entre rupture
et continuité avec le logement de France
380
II. Les vacances en Algérie et la famille proche : la place respective des
parents et des conjoints
402
III. Les vacances en Algérie et la famille algérienne : actualisation de liens
familiaux transnationaux ou révélation de décalages socio-économiques ?
424
Chapitre 6 – Des vacances au-delà des espaces de la famille : manières d’habiter
et sociabilités autour des pratiques de loisir
455
I. Les espaces non familiaux de vacances : espaces géographiques et espaces
sociaux du tourisme et des loisirs en Algérie
456
II.
478
Les vacances à la plage : une rupture avec les modes locaux d’habiter ?
III. Des vacances entre amis dans les espaces non familiaux : une parenthèse
de jeunesse ?
503
CONCLUSION GENERALE
534
BIBLIOGRAPHIE GENERALE
543
ANNEXES
560
LES VACANCES AU BLED DE DESCENDANTS D’IMMIGRES ALGERIENS.
APPARTENANCES
TRAJECTOIRES, PRATIQUES,
Depuis au moins trente ans, les descendants de l’immigration maghrébine sont, en France, l’objet
d’interrogations scientifiques et politiques. De la mesure des degrés et rythmes d’intégration à
l’identification de pratiques discriminatoires, la sociologie des descendants d’immigrés s’est concentrée
sur l’étude des modes de vie et des trajectoires des membres de cette population vue depuis le pays de
résidence, également pays de naissance. Pour compléter ces perspectives, ce travail propose d’étudier
les liens matériels entretenus avec le pays d’origine des parents à travers une pratique apparemment
mineure : les séjours de vacances passées au « bled », dans le pays de naissance de leurs parents – en
l’occurrence l’Algérie.
Ce travail interroge les enjeux d’appartenances qu’impliquent ces séjours vacanciers en les rapportant
aux trajectoires et aux caractéristiques sociales des personnes rencontrées (classe sociale, sexe, âge et
génération, situation familiale). Les appartenances ne sont pas appréhendées ici uniquement à travers
des pratiques symboliques (comme la pratique de la langue du pays d’origine ou la religion des parents)
ou par le biais de déclarations, mais à travers la description et l’analyse de pratiques matérielles mises
en œuvre à l’occasion de ces séjours de vacances. Il apparaît alors que ces pratiques sont révélatrices de
modes variés de relation aux « origines », entre pratiques mémorielles d’inscription dans une lignée
familiale et/ou une histoire nationale, et entretien au présent de sociabilités familiales ou amicales à
travers des pratiques de loisir partagées.
La recherche s’appuie principalement sur une enquête qualitative menée à la fois en France (dans la
région lyonnaise) et en Algérie (particulièrement dans la région de Sétif, première région d’émigration
représentée à Lyon), réunissant des entretiens ethnographiques et des observations in situ des pratiques
et des relations de vacances. Elle propose de combiner une ethnographie des pratiques présentes avec
une perspective longitudinale sur l’évolution de ces pratiques, appréhendée du point de vue des
individus et de leur famille, et du point de vue de l’Etat algérien.
Mots clés : descendants d’immigrés ; immigration algérienne ; vacances ; tourisme des racines ;
politique d’émigration ; mémoire familiale ; appartenances
HOLIDAYS IN THE COUNTRY OF ORIGIN FOR FRENCH OF ALGERIAN DESCENT. TRAJECTORIES,
PRACTICES, AFFILIATIONS
For at least thirty years now, descendants of North African immigration in France have been at the
centre of scientific and political debates. Defining degrees and rhythms of integration or identifying
forms of discrimination, sociological analysis of the descendants of migrants has generally analysed life
practices and social trajectories from the perspective of the country of birth and residence. This work
proposes an alternative perspective by describing and analysing the material links that are maintained
with the country of parental origin through an apparently minor phenomenon: holidays trips to the
country of birth of their parents – in this case, Algeria.
This thesis explores questions of affiliation and feelings of belonging that are raised in these trips,
taking into account the various social backgrounds and trajectories (social class, sex, age and
generation, family status) of the descendants who participated. Affiliations are not merely questioned
through declarations or symbolical links to the country of origins (such as language or religion), but also
through the description and analysis of material practices around holidays trips in Algeria. This analysis
of practices reveals different ways of maintaining relations with the country of origin, between roots
tourism, consisting of finding one’s place in family or national history, and leisure tourism, in which
affiliations are based on current social relationships with family and/or friends.
This research is based mainly on qualitative methods (interviews and observations) implemented both in
France (around the city of Lyon) and Algeria (specifically in the area of Setif, the main region of origin
for Algerian families in Lyon). The description and analysis of present-day practices is completed by a
longitudinal perspective on the evolutions of these holidays practices. These evolutions are analysed
both from the point of view of the descendants and their families, and the point of view of the source
state of emigration, Algeria.
Key words: descendants of migrants; Algerian immigration; holidays; roots tourism; emigration politics;
family memory; affiliations and feeling of belonging
INTRODUCTION GENERALE – LES VACANCES AU BLED, UN OBJET POUR
RENOUVELER LE REGARD SUR LES DESCENDANTS D’IMMIGRES
?
J’m’appelle Slimane et j’ai 15 ans
J’vis chez mes vieux à la Courneuve
J’ai mon CAP d’délinquant
J’suis pas un naze, j’ai fait mes preuves
Dans la bande, c’est moi qu’est l’plus grand
Sur l’bras, j’ai tatoué, une couleuvre
(…)
Des fois jme dis qu’à 3000 bornes
De ma cité y a un pays
Que j’connaîtrai sûrement jamais
Que ptet c’est mieux ptet c’est tant pis
Qu’là-bas aussi j’s’rai étranger
Qu’là-bas non plus je s’rai personne
Renaud, Deuxième génération, 1983
504 Break chargé, allez montez les neveux
Juste un instant que je mette sur le toit la grosse malle bleue
Nombreux comme une équipe de foot, voiture à ras du sol
On est les derniers locataires qui décollent
Le plein de gasoil et d'gazouz [soda en arabe] pour pas flancher
Bilel, va pisser le temps qu'j'fasse mon p'tit marché
Direction l'port, deux jours le pied sur l'plancher
Jusqu'à Marseille avec la voiture un peu penchée
Plus de 24h de bateau, je sais c'est pas un cadeau
Mais qu'est ce que j'vais kiffer sur la place Gaydon [place principale de la
ville de Bejaïa]
A Bejaïa City du haut de ma montagne
Avant d'rentrer feudarr [« à la maison » en arabe], j'fais un p'tit détour par
Wahran [Oran] (…)
Refrain : J'voulais rester à la cité mon père m'a dit "Lé Lé La" [non non en
arabe]
Dans c'cas-là j'ramène tous mes amis, "Lé Lé La"
Alors dans une semaine j'rentre à Vitry, "Lé Lé La"
J'irai finir mes jours là-bas "Oua Oua Oua" [oui oui en arabe](…)
J'suis à la plage à Boulémat [plage à l’ouest de Bejaïa] avec mon zinc [cousin
en verlan] et son derbouka [percussion]
Dans la main un verre de Sélecto imitation Coca
Une couche de zit zitoun [huile d’olive en arabe] sur le corps et sur les bras
Avec mon poste sur un fond de Zahouania [chanteuse de raï algérienne]
On parle de tout et de rien, des Nike Air aux visas (…)
J'ai passé un bon mois dans c’qu'on appelle le tiers-monde
Et si j'avais assez d'oseille j'ramènerais tout l'monde
Mais j'peux pas fermer les yeux sur c'qui s'passe vraiment
J'dédie ce morceau aux disparus, aux enfants et aux mamans (…)
Et j'suis rentré à la cité en ‘abaya [tenue traditionnelle algérienne]
Content de revoir mes potos et ma chebba [ma belle en arabe]
Pendant deux semaines j'ai mangé que d'la chorba [la soupe en arabe]
J'irai finir mes jours là-bas Inch'Allah
113, Tonton du bled, 1999
J’sors du hattef [coiffeur en arabe] ptit dégradé frais
Lunettes LV [Louis Vuitton], Hublot [marque de montre de luxe] au poignet
J’passe le salem [salutation en arabe] au quartier, ouais c’est l’heure de
m’arracher au de-blé
Tout l’hiver à charbonner, t’inquiète c’t’été on va bien profiter
Le téléphone sonne, ça y est c’est l’heure d’décoller
2-3 valises dans le coffre
Direction l’port, 2-40 [240 km/h] sur l’A7
Fais péter les watts, fais péter l’son dans le Q7 [4*4 de luxe de la marque
Audi]
Après quelques heures d’attentes, enfin dans l’bateau
J’quitte la France sans aucun regret
Encore quelques heures de traversée et la galère s’ra terminée
J’arrive devant la douane
J’glisse dans l’passeport un ptit billet
Histoire d’éviter la fouille, d’y rester toute la journée
Y a du monde qui m’attend et de la famille à embrasser
Donc il est l’heure pour moi de m’arracher (…)
J’ai échangé les soucis contre des sourires
Tous les jours c’est playa, fiesta et jet ski
Au bled on a la vie des cain-ri [des Américains, en verlan]
Les familles nombreuses représentent comme dirait Kery [Kery James,
rappeur]
Fini la vie d’galérien, finis les plans foireux qui mènent à rien
Ici j’suis bien, accompagné des frères accompagné des miens
Front de mer, bolide, cocotier
On est bien loin d’la vie d’quartier (…)
Pendant un mois j’me sens chez moi, j’revis
Comment t’expliquer ? L’Algérie c’est ma vie
Mon moteur, mon bol d’air
Comment oublier les grillades, les ballades en T-Max [scooter] sur le front
d’mer
Comment quitter la famille, la plage, les nuits blanches
Et retrouver la France, ses ennuis et ses souffrances
J’kiffe l’ambiance du bled, son charme et ses saveurs
Ses belles filles, ses paysages et sa ferveur
M.A.F., A l’Oranaise, 2012
Trois extraits de chanson, issus de trois époques différentes, par des artistes qui tantôt
relatent leur vision d’une réalité qui leur est extérieure (Renaud) tantôt témoignent de manière
romancée d’un vécu personnel (RimK et MAF, tous deux descendants d’immigrés algériens)
pour trois images contrastées de ce que représentent, par rapport au quotidien en France, les
« vacances au bled » pour des personnes nées en France de parents immigrés algériens.
Dans la chanson de Renaud, Slimane – adolescent de la Courneuve, idéaltype du petit
délinquant des grands ensembles, figure qui émerge de manière médiatique en ce début des
années 1980 – joue du rock kabyle dans les caves de sa cité, sans pour autant connaître
directement le pays où sont nés ses parents. Rejeté aux marges de la société française, il ne
nourrit pas davantage d’espoir de se voir reconnaître un statut plus valorisé en Algérie. 1983 :
la chanson de Renaud est contemporaine de la marche pour l’égalité et contre le racisme
(médiatiquement baptisée « marche des Beurs »), initiée dans le quartier des Minguettes à
Vénissieux, en périphérie lyonnaise. La marche rassemble des descendants d’immigrés
(principalement d’immigrés algériens) défilant pour revendiquer leur place dans la société
française (Hajjat, 2012). Deux ans auparavant, le même quartier des Minguettes était devenu
célèbre pour ses rodéos estivaux, voitures brûlées et affrontements avec les forces de police qui
avaient fait émerger le « problème des banlieues » (Collovald, 2001).
Le « tube »1 des 113, interprété par RimK, descendant d’immigrés algériens né en
France en 1978, dépeint l’image d’Epinal des vacances au bled en famille – la 504 surchargée
de bagages, les cadeaux à la famille, les réticences du narrateur à accompagner ses parents sur
place. 1999 : la situation politique s’apaise doucement en Algérie, le pays n’est pas totalement
encore sorti des problèmes sécuritaires des années 1990 (la chanson fait référence aux
« disparus »). Par contraste avec une vision certes tendre, mais globalement négative du
« bled » (le « tiers-monde », les mariages arrangés par la famille, le rapport intéressé des
cousins), la cité apparaît ici comme un lieu de référence positif – par contraste avec la « zone »
évoquée par Renaud – où se trouvent amis et petite amie (« chebba ») et où le narrateur
préférerait passer son été. Malgré tout, à son retour du bled, le narrateur avoue un certain
attachement et une nostalgie pour ce séjour algérien (en revêtant la ‘abaya, tenue traditionnelle
algérienne, et en mangeant de la chorba) et formule (en l’air ?) la promesse d’aller finir ses
jours en Algérie.
Plus de dix ans plus tard, le portrait des « vacances au bled » a encore changé. M.A.F,
rappeur grenoblois né en France de parents originaires d’Oran, de sept ans le cadet de RimK,
offre une peinture plus festive et hédoniste des vacances passées en Algérie : « playa, fiesta et
jet-ski », front de mer et cocotiers ont remplacé les repas en famille et les discussions sur la
plage entre cousins autour d’un verre d’un ersatz de Coca-Cola (le Sélecto), symbole de
l’autarcie économique de l’Algérie socialiste des années 1970 et 1980. 2012 : le pays a retrouvé
depuis plusieurs années une certaine stabilité politique après la guerre civile des années 1990,
l’économie algérienne s’est libéralisée et profite des importantes réserves de change octroyées
par l’activité pétrolière et gazière. M.A.F. nous propose une nouvelle vision du « bled » : accès
à une consommation de luxe (jet-ski, hôtels de luxe, « au bled on a la vie des cains-ri »),
relativement facile du fait du différentiel de niveau de vie, faisant écho aux modes ostentatoires
de consommation en France (lunettes de soleil, montre et voiture de luxe). La famille reste
évoquée de manière anecdotique au détour de quelques strophes mais le narrateur part cette fois
seul (et avec seulement « deux-trois bagages dans le coffre »), ou entre amis, en Algérie et non
dans la voiture familiale. Le bled et les vacances qu’on y passe sont présentés comme une
parenthèse heureuse dans la vie de « galérien » d’un jeune de « quartier », le « de-blé » semble
offrir une respiration à côté d’une vie en « France » présentée comme morne et difficile.
1
Dans la mesure où l’album Les Princes de la ville dans lequel figure cette chanson s’est vendu à plus d’un
million d’exemplaires.
Trois images des « vacances au bled » produites par l’industrie artistique2 qui suggèrent
l’importance du phénomène et son inscription dans les représentations collectives, non
seulement des descendants d’immigrés mais plus largement de la société française. Trois
images suggérant une évolution des liens avec le pays d’origine et des formes de la migration,
d’une migration-rupture représentée par la chanson de Renaud (où aucun lien direct ne semble
préservé avec l’Algérie) à des mobilités régulières entre le quotidien en France et les vacances
en Algérie pour la chanson la plus récente. Si le poids symbolique des « vacances au bled »
transparaît dans ces productions culturelles, des données chiffrées semblent également
témoigner de l’importance quantitative du phénomène des allers-retours effectués entre la
France et l’Algérie aujourd’hui. Ainsi, en 2008, la police algérienne aux frontières comptabilise
1,2 millions d’entrées de ressortissants algériens vivant à l’étranger – dont près de 78% (soit
plus de 940 000 entrées) résident en France3. Parallèlement, l’enquête TeO évalue à près de 1,1
million la population d’immigrés (480 000) ou de descendants d’immigrés algériens (617 000
dont 411 000 de deux parents immigrés algériens) vivant en France en 2008. Sans que ces
données soient parfaitement superposables4, elles offrent néanmoins un aperçu de l’importance
quantitative de ces séjours de « vacances au bled » – séjours que nous avons choisis de placer
au centre de notre recherche doctorale.
La première ambition de ce travail – peut-être la moins « scientifique » et la plus
« politique » – fut initialement de porter un autre regard sur une population souvent travaillée
sous l’angle de ses « problèmes »5 rencontrés dans la sphère du travail (exploitation, chômage,
manque de qualification), de l’école (échec scolaire), du logement ou plus largement des lieux
de vie (« problèmes des cités »)6 – « problème » presque exclusivement saisi depuis le pays
d’immigration 7 . Si ces questions ont été initialement étudiées sous l’angle du degré
« d’intégration » de ces populations issues de l’immigration (primo-migrants et descendants),
une inflexion de la problématique incite aujourd’hui à les considérer davantage comme le
produit de dispositifs institutionnels et de pratiques discriminatoires (cf. infra). A rebours de
cette construction scientifique du « problème de l’immigration », j’ai8 voulu m’intéresser à une
face potentiellement plus positive – parce qu’apparemment plus libérée des rapports de
domination ayant cours dans la société française – des modes de vie d’une partie de ces
2
Cette rapide analyse n’a pas pour prétention à être exhaustive et parfaitement raisonnée. Il faudrait réinscrire
chacune de ces chansons dans ses conditions matérielles de production, en tenant compte notamment du
fonctionnement du champ artistique et du monde du rap en particulier (sur ce dernier point, cf. Hammou, 2012).
3
Données synthétisées par le Consortium pour les recherches appliquées sur les migrations, du Centre Robert
Schumann, à partir des données fournies par le Ministère du tourisme algérien.
http://www.carim.org/index.php?print=TRUE&callContent=59&callTable=1340&
4
Une même personne peut effectuer plusieurs entrées, tous les séjours ne sont pas forcément d’agrément, etc.
5
Les guillemets renvoient à la dimension politiquement et/ou scientifiquement construite de ces « problèmes ».
Cf. Par exemple les analyses proposées dans le numéro 40 de la revue Agone L’invention de l’immigration,
(Hmed, Laurens, dir., 2008) notamment la contribution de Gérard Noiriel sur « L’immigration : naissance d’un
problème (1881-1883).
6
Et c’est d’ailleurs dans cette direction que nous avons orienté nos premiers travaux d’apprentie sociologue : un
mémoire de Licence 3 sur le rapport à la scolarité de descendants d’immigrés d’un collège de ZEP et un mémoire
de maîtrise sur le rapport au logement et au quartier de familles immigrées maghrébines résidant dans un quartier
en gentrification.
7
Sayad regrettait l’absence d’une véritable « science de l’émigration » (qu’il appelle « science de l’absence »), ou
du moins sa subordination par rapport à la science de l’immigration (Sayad, 1999, p. 175-198).
8
Le présent manuscrit verra alterner l’utilisation de la première personne du singulier et de la première personne
du pluriel suivant que l’on évoque les dimensions personnelles du choix de l’objet ou de la relation d’enquête
(utilisation du « je ») ou que l’on procède à de l’analyse (utilisation du « nous », plus impersonnel).
populations : les vacances – moment de rupture avec les contraintes du quotidien – passées
dans le pays d’origine par des descendants d’immigrés.
Pour présenter le questionnement porté par ce travail, nous reviendrons d’abord sur le
regard porté depuis plusieurs décennies par les sciences sociales françaises sur les descendants
d’immigrés, entre sociologie de l’intégration et sociologie des discriminations. Nous verrons
ensuite comment l’influence du paradigme transnational venu des pays anglo-saxons a pu
amener à revisiter ce regard, renouvelant la question de l’assimilation des populations
immigrées en ne l’opposant plus au maintien de liens matériels et symboliques avec le pays
d’émigration ; il s’agira aussi de se demander de quelle manière les vacances passées dans le
pays d’origine sont considérées et prises en compte dans ces travaux sur le transnationalisme
des migrants. Nous proposerons ensuite une synthèse des travaux spécialisés sur l’étude du
« tourisme des racines », pour en extraire les éléments les plus stimulants de réflexion et
d’interrogation sur notre sujet. Cet état des lieux bibliographique nourrira la présentation des
questionnements de notre recherche et de la méthodologie choisie pour y répondre. Nous
clôturerons cette introduction par une présentation rapide de l’architecture générale du
manuscrit.
Les descendants d’immigrés comme objet sociologique : d’une sociologie de l’intégration
à une sociologie des discriminations et des combinaisons identitaires
« Il ne suffit pas que les immigrés aient des enfants pour qu’une « seconde génération »
advienne. Il faut que les cadres collectifs de représentation et d’action dans la société
d’immigration rendent possible, voire nécessaire, l’expression d’une identité ethnique, que
celle-ci constitue un ferment de mobilisation et se cristallise dans un espace de référence
commun » (Simon, 2000, p. 24)
« Jeunes d’origine immigrée », « enfants d’immigrés », « 2e génération d’immigrés »,
« jeunes issus de l’immigration », « descendants d’immigrés » : l’inflation des expressions
servant à désigner ce sous-ensemble de la population française est révélatrice à la fois de la
prolifération des discours et des travaux s’intéressant à ce groupe et de l’incapacité à stabiliser
cette catégorie comme objet d’étude et d’analyse. Comme le souligne Patrick Simon dans la
citation ci-dessus, l’apparition de cette catégorie dans les discours publics et les travaux
scientifiques ne doit pas être vue comme la conséquence naturelle (au sens propre ici de
biologique) du développement d’une immigration familiale mais bien plus comme le symptôme
d’une évolution politique et sociale dans la société d’immigration, le symptôme d’un
changement idéologique, révélant une profonde remise en cause du modèle républicain
universaliste qui, depuis la Révolution française, minore le poids des origines sur les destinées
individuelles. La 2e génération de Belges, Polonais ou Italiens n’ont pas connu la même
visibilité dans la mesure où, selon ce modèle, « la terre et les institutions de France sont censées
[les] avoir complètement transformés en Français » (Noiriel, 2006 [1988], p. 336). Mais avec
les enfants d’immigrés venant d’Afrique du Nord (et en particulier d’Algérie), quelque chose
semble s’être grippé dans la machine républicaine : la question de « l’insertion des jeunes
d’origine étrangère dans la société française » (Marangé, Lebon, 1982) est explicitement posée
en 1982 dans un rapport du Haut comité de la population et de la famille. En 1991, la mise en
place du Haut comité à l’intégration institutionnalise la problématique de l’intégration des
immigrés mais aussi de leurs enfants. Refusant l’explication de sens commun qui voit dans
cette émergence d’une « 2e génération » une conséquence d’une forte distance culturelle entre
une population immigrée du Maghreb et la société française, les sciences sociales proposent
différentes explications pour comprendre cette « apparition ». La crise économique qui sévit
depuis les années 1970 accentue les situations de pauvreté et amène à rendre plus visible ces
populations immigrées vivant dans des quartiers populaires en périphérie des grandes villes. La
crise économique révèle et accélère aussi une autre mutation : celle de la redéfinition des grilles
de lecture du monde social. Suite à une certaine moyennisation des modes de vie qui touche
une partie des classes populaires pendant la période de croissance des Trente Glorieuses
(Mendras, 1988 ; Chauvel, 2001), la crise économique atteint particulièrement le groupe
ouvrier qui perd petit à petit en visibilité, dans les discours publics et dans la recherche
scientifique (Beaud, Pialoux, 1999) : face à la perte de ce référentiel, d’autres référentiels et
principes d’identification (externe et interne) se développent – une partie des anciens enfants
d’ouvriers pouvant alors être perçus et se percevoir comme enfants d’immigrés. Parallèlement,
les années 1970 ont vu émerger de nouveaux mouvements sociaux basés sur d’autres lignes de
fracture que la classe sociale comme les mouvements féministes ou écologistes (Touraine,
1982). Ce qui sera baptisé le « mouvement beur » suite à la Marche pour l’Egalité et Contre le
Racisme de 1983 peut être vu comme l’expression d’une nouvelle ligne de fracture définie par
l’origine nationale et plus seulement l’origine sociale (Hajjat, 2012). Des historiens trouvent
aussi les racines de cette forte visibilisation des générations issues des migrations maghrébines
dans le nationalisme français mis à mal dans les conflits de décolonisation, en particulier en
Algérie, et donc dans l’existence d’un racisme anti-maghrébin héritier de la période coloniale
(Noiriel, 2006 [1988] ; Robine, 2008).
Toutes ces explications cherchent dans la différence et la distance avec la société
française des populations issues des migrations maghrébines (différentes culturellement,
différentes socialement puisqu’elles sont surreprésentées dans les grands ensembles et
économiquement parce qu’elles sont davantage touchées par la crise économique, différentes
enfin politiquement) la cause de sa visibilité nouvelle. Mais, en suivant Isabelle TaboadaLeonetti :
« on peut remarquer que, paradoxalement, c’est lorsque cette jeune génération, si peu
différenciée, arrive sur la scène scolaire et urbaine, que les institutions ou l’opinion
s’intéressent à son existence. Il est tentant de faire l’hypothèse que c’est précisément cette
réduction de la distance entre eux et nous qui rend leur présence plus « visible » et plus
inquiétante : ils ne sont pas assez différents pour rester en-dehors de notre champ social, mais
pas assez semblables encore pour se fondre et disparaître dans le grand corps national
français » (1985, p. 275-276).
En effet, dans les années 1970, les immigrés maghrébins quittent petit à petit les zones
d’habitation spécifiques (bidonvilles, cités de transit) pour rejoindre les cités HLM (BlancChaléard, 2006) où sont installés des ménages français de classe moyenne (Chamboredon,
Lemaire, 1970). Parallèlement, la mise en place du collège unique en 1975 et la politique de
démocratisation scolaire va amener une plus grande partie de cette « 2e génération
d’immigrés » à devenir la première génération de bacheliers de leur famille (Beaud, 2002) et
donc à côtoyer les élèves français sur les bancs de l’école, quand auparavant le système scolaire
séparait précocement les élèves destinés aux carrières manuelles et les élèves devant poursuivre
dans l’enseignement secondaire, puis supérieur.
Si on ne peut faire une liste exhaustive et définitive d’explications, on peut encore
relever un dernier facteur : la catégorie « 2e génération » serait devenue une réalité sociale suite
à sa prise en charge comme catégorie spécifique par l’Etat providence 9 . Cette dernière
explication pointe l’enjeu de la désignation d’une population par les pouvoirs publics comme
population à part, comme catégorie à isoler, identifier, mesurer pour pouvoir répondre à ses
problèmes spécifiques à travers des politiques ciblées. Elle souligne le pouvoir instituant de la
catégorie : c’est parce qu’on a désigné cette partie de la population comme catégorie à part
qu’elle finit par exister, par prendre sens pour les membres de cette catégorie elle-même et pour
la société dans son ensemble10. C’est précisément un des arguments utilisés dans le débat sur
l’opportunité d’établir des statistiques sur l’origine nationale en France (pour une présentation
synthétique du débat, cf. Masclet, 2012). Si d’un côté on plaide en faveur de statistiques sur les
origines nationales afin de pouvoir mesurer les progrès de l’intégration (Tribalat, 1995) ou le
poids des discriminations (Simon, Stavo-Debauge, 2004 ; COMEDD, 2010), d’un autre on
alerte sur le pouvoir réifiant des catégories statistiques (Le Bras, 1998 ; Spire, Merllié, 1999 ;
CARSED, 2009).
Catégorie construite dans un contexte politique, social et économique particulier, la « 2e
génération » a pu être définie scientifiquement comme « le processus sociologique par lequel
des individus sont soumis à des formes contradictoires de socialisation, à cet âge décisif des
acquisitions fondamentales qu’est l’enfance » (Noiriel, 2006 [1988], p. 233). Socialisés à la fois
dans des familles immigrées et la société française (à travers l’école ou le voisinage), les
descendants d’immigrés semblent incarner la problématique de l’adaptation (pour employer
pour l’instant un vocable plus neutre que celui d’ « intégration » ou d’ « assimilation ») de
populations migrantes dans une nouvelle société. La sociologie américaine développée à
Chicago dans les années 1920 a construit un modèle d’assimilation comme convergence des
modes de vie des immigrés et de leurs descendants vers le mode de vie dominant dans la
société d’accueil : la « 2e génération » ne serait qu’une étape vers l’assimilation complète du
groupe migrant à la société américaine (Safi, 2011). Cette problématique de l’assimilation
rapidement transformée, en France, en problématique sur l’intégration (afin d’alléger le terme
de sa connotation ethnocentrée et coloniale, en France, Hajjat, 2012) s’est imposée comme
centrale dans les recherches portant sur les descendants d’immigrés. Emblématique de cette
9
« Je crois pour ma part, mais j’admets que la démonstration reste à faire, que la principale différence qui explique
la visibilité des « jeunes d’origine immigrée » aujourd’hui tient au formidable développement du secteur étatique
de « l’aide sociale ». Depuis l’assistante sociale jusqu’au sociologue, en passant par les multiples employés des
organismes créés pour les besoins de la cause, il y a désormais des milliers de personnes qui examinent,
diagnostiquent, étudient, et parfois résolvent les « problèmes des jeunes d’origine immigrée », alors que les
précédentes générations se sont intégrées dans l’indifférence. Ainsi, une « réalité » sociale qui était invisible
jusqu’ici, est devenue une évidence principalement parce qu’il y a maintenant des gens pour la désigner, des gens
qui vivent même de cette désignation » (Noiriel, 1988, p. 217-218)
10
Luc Boltanski l’a bien montré sur les cadres (Boltanski, 1982).
approche, l’enquête MGIS (Mobilité Géographique et Insertion Sociale) réalisée en 1992 par
l’INED est un premier jalon posé à la mesure quantitative et à l’analyse de l’assimilation des
« immigrés et leurs enfants » (Tribalat, 1995, 1996). Cette grande enquête quantitative a alors
pour ambition de mesurer, à l’aide d’indicateurs statistiques, la progression du processus
d’intégration des populations immigrées et issues de l’immigration. Portant en partie sur les
enfants d’immigrés (espagnols, portugais et algériens), elle est la première enquête statistique
qui isole cette catégorie et ambitionne de décrire son degré d’intégration dans différentes
sphères de la vie sociale (école, travail, famille et mœurs, langue, citoyenneté, sociabilité). La
maîtrise de la langue française, le recul de certaines pratiques matrimoniales (entre cousins ou
selon un arrangement décidé par la famille), la fréquence des unions mixtes (c’est-à-dire avec
un conjoint issu de parents français de naissance), le déclin des pratiques religieuses, le
rapprochement des résultats scolaires à milieu social égal, la demande d’acquisition de la
nationalité française ou l’inscription sur les listes électorales, etc. sont autant d’indicateurs
permettant de mesurer l’intégration en train de se faire. Le maintien de relations concrètes avec
le pays d’origine des parents apparaît alors plutôt comme un indicateur d’intégration
imparfaite : pratiquer la langue maternelle des parents ou se rendre régulièrement dans le pays
de naissance de ses parents seraient des survivances des origines migratoires des descendants
d’immigrés, survivances vouées à s’éteindre progressivement avec les années, et les
générations. L’enquête relativise l’importance quantitative de ces séjours : elle est plus faible
pour les enfants d’immigrés que pour les immigrés ; pour les enfants de couples mixtes que
pour les enfants de deux immigrés ; pour les descendants qui ont décohabité que pour les
enfants vivant encore avec leurs parents (les plus jeunes enfants généralement). Par ailleurs, ces
séjours ne s’accompagnent pas de la formulation de projets de retour plus « conséquents »
(investissement économique ou immobilier par exemple) et apparaissent davantage comme une
occasion, pour les enfants d’immigrés, de ressentir leur distance par rapport à la société de ce
pays d’origine que de renforcer leur sentiment d’appartenance à cette société (Tribalat, 1996).
Plus largement, les résultats de l’enquête confirmeraient le bon déroulement d’un processus
d’intégration conçu comme linéaire et unidimensionnel : les variations dans les pratiques et
dans le degré d’intégration s’expliqueraient par l’ancienneté de la migration à la fois en termes
intragénérationnels (les immigrés espagnols – dont l’ancienneté de l’installation en France est
plus grande – sont par exemple plus « intégrés » que les immigrés turcs) et intergénérationnels
(les enfants d’immigrés se rapprochent davantage des pratiques moyennes des autres Français
que les immigrés) (Tribalat, 1995, 1996).
La « controverse des démographes » (Stavo-Debauge, 2003) qui secoue le milieu de la
démographie à la fin des années 1990 vient donner une inflexion à cette perspective
intégrationniste : paradoxalement, les critiques adressées à la mise en place de nouvelles
catégories statistiques définissant les individus sur le critère de leurs origines nationales et plus
seulement sociales (par exemple : Spire, Merllié, 1999) – critiques fondées sur les valeurs du
modèle républicain à la française condamnant toute distinction qui s’écarterait de la définition
juridique de la nationalité française – emportent avec elles la grille de lecture intégrationniste
proposée dans les travaux de l’INED dans les années 1990 – ayant pourtant tendance à donner
en partie raison aux défenseurs du modèle républicain d’intégration en soulignant la
convergence des comportements et des valeurs des descendants d’immigrés avec l’ensemble de
la population française. La perspective intégrationniste est notamment critiquée en ce qu’elle
fait reposer sur les seuls immigrés et descendants d’immigrés la responsabilité de leur plus ou
moins bonne intégration à la société française, sans questionner suffisamment le rôle joué par
les sociétés d’immigration dans l’accueil et l’insertion des populations issues de l’immigration
(Stavo-Debauge, 2003).
Deux inflexions majeures sont alors apportées, dans les sciences sociales françaises, à
l’étude des trajectoires de descendants d’immigrés dans la décennie 2000. D’une part, la focale
se déplace progressivement d’une étude des processus d’intégration vers une analyse des
phénomènes de discrimination qui seraient justement à l’origine d’une imparfaite insertion des
immigrés et de leurs enfants dans la société dans différents domaines (discriminations à l’école,
à l’embauche, dans l’accès au logement, dans l’accès aux loisirs, etc.). Les statistiques ici ne
servent plus à mesurer le rapprochement des modes de vie des populations issues de
l’immigration du mode de vie français mais à expliquer les écarts constatés. Dans l’accès à
l’emploi par exemple, les descendants d’immigrés apparaissent – toutes choses égales par
ailleurs – surexposés au risque de chômage, à la précarité de l’emploi et aux emplois aidés
(Meurs, Pailhé, Simon, 2006). Cette inflexion s’inscrit dans un contexte politique plus large où
la question des discriminations est mise sur le devant de la scène, aussi bien au niveau national
qu’au niveau européen. Ainsi, en 1998, la ministre de l’emploi et de la solidarité, Martine
Aubry, annonce sa volonté de réorienter la politique d’intégration vers la lutte contre les
discriminations ; à partir de 2000, des directives européennes définissent les notions de
discrimination directe et indirecte, et demande aux Etats membres de se doter d’instruments de
mesure et d’action sur cette question des discriminations (Stavo-Debauge, 2004). Les partisans
du développement de « statistiques ethniques » s’appuient justement sur l’argument d’une
nécessaire mesure des processus de discrimination, mesure qui nécessite que soient identifiées
les populations susceptibles d’être discriminées dans des grandes enquêtes quantitatives
(Simon, Stavo-Debauge, 2004). L’enquête Trajectoires et Origines (TeO) réalisée
conjointement par l’INED et l’INSEE en 2008 – si elle ne se réduit pas à sa dimension «
discrimination » et permet plus largement d’étudier les trajectoires sociales de différentes
populations issues de l’immigration – s’inscrit pleinement dans cette focale et met en avant le
caractère présenté comme novateur de la mesure du « sentiment de discrimination » qu’elle
propose (Lesné, Simon, 2012).
D’autre part, pour éviter les risques d’ethnocentrisme et d’essentialisation des identités
(définies sur un critère national et exclusif : « on se dit français ou algérien/portugais/… »),
l’interrogation sur les appartenances des populations issues de l’immigration et leur inscription
dans la société dite d’accueil est intégrée à une réflexion plus large sur les différentes échelles
d’appartenance des individus et les manières différenciées de prendre place dans une société
donnée. Au lieu de voir les descendants d’immigrés comme pris dans des processus de
socialisation contradictoires entre une « culture familiale » héritée du pays d’origine des
parents et une « culture nationale » du pays d’accueil, ils sont réintégrés à l’ensemble de la
population française pour interroger la complexité des modes de socialisation et surtout la
complexité des constructions identitaires et des sentiments d’appartenance. Des travaux
cherchent alors à réhabiliter la définition sociologique du concept d’intégration, en revenant à
sa définition durkheimienne : l’intégration ne concerne pas un groupe ou un individu en
particulier mais définit le degré et les formes de cohésion d’une société dans son ensemble.
Dans cette acception, « tout le monde est intégré, dans la mesure où la participation à la société
prend toujours une forme ou une autre, l'exclusion étant elle aussi une forme d'intégration »
(Collet, 2006). Si tout le monde est intégré et que cette question ne se pose pas qu’aux
immigrés et à leurs descendants, tout le monde ne l’est pas selon les mêmes modalités : l’enjeu
n’est alors plus tant de mesurer à quel point tel ou tel groupe est intégré mais d’analyser quels
différents chemins l’intégration à la société peut emprunter. La typologie de Beate Collet sur
les modes d’intégration des conjoints immigrés de couple mixte illustre bien ce glissement de
perspective : l’intégration en tant qu’étranger ou intégration par différenciation (où le conjoint
maintient son appartenance nationale, politique et culturelle dans la société d’origine, transmet
sa langue à ses enfants et les amène fréquemment dans son pays d’origine) y est considéré
comme un mode d’intégration au même titre que l’intégration par assimilation (le conjoint
embrasse la nationalité et la culture du pays d’accueil) ou l’intégration par participation
citoyenne (où le conjoint transfère son appartenance nationale dans la société d’immigration
mais préserve une référence à son identité culturelle d’origine) (Collet, 2006).
L’enquête Histoire de vie menée en 2003 est également emblématique de cette
deuxième inflexion. Initialement envisagée comme une suite à l’enquête MGIS et centrée sur
les trajectoires des immigrés et descendants d’immigrés, l’enquête se construit progressivement
comme une investigation plus vaste sur les appartenances multiples des individus – issus ou
non d’une immigration récente – et sur les processus complexes de « construction des
identités »11. Dans cette perspective, les populations issues de l’immigration ne sont pas les
seules concernées par les processus d’intégration : tout individu prend place, d’une façon ou
d’une autre, dans la société dans laquelle il vit. Les appartenances nationales ne sont, dans cette
enquête, qu’une dimension parmi d’autres des processus de construction identitaire (avec
l’appartenance à un groupe professionnel, à une entreprise, à une association, à une pratique
culturelle, etc.), et une modalité parmi d’autres des formes spatialisées d’appartenance :
parallèlement à l’attachement déclaré à un pays, l’enquête s’intéresse à l’attachement au
quartier, à la commune ou à la région. L’enquête tend à relativiser l’attachement des
descendants d’immigrés pour le pays de naissance de leurs parents, n’y voyant qu’une relation
essentiellement symbolique. Ainsi, les descendants d’immigrés se disent d’abord appartenir et
attachés à leur lieu de naissance (quartier, ou pays), avant le pays de naissance de leurs parents.
S’ils sont 40% à déclarer vouloir être enterré dans ce pays de naissance de leurs parents, ce ne
serait là – pour les auteurs de l’étude – qu’une forme symbolique d’attachement qui ne serait
pas associée à des projets effectifs de retour – seuls 12% des descendants d’immigrés
formuleraient ce type de projet (Guérin-Pace, 2006). Les résultats de l’enquête quantitative de
Sylvain Brouard et Vincent Tiberj (2005) viennent rappeler ceux de l’INED dix ans plus tôt sur
le constat d’une convergence en termes de comportements politiques et de valeurs entre les
Français descendants d’immigrés et le reste de la population. Ils viennent aussi complexifier
l’analyse des formes d’appartenance ou d’attachement à des référentiels spatiaux variés en
11
Le nom complet de l’enquête est « Histoire de vie sur la construction des identités ».
montrant la diversité des combinaisons possibles entre attachement au quartier, à la nation
française et au pays d’origine des parents – plutôt qu’en cherchant à mesurer l’intensité d’un
attachement exclusif à l’une ou l’autre de ces échelles de référence. Si ces enquêtes ont le
mérite de complexifier l’appréhension des sentiments d’appartenance en insistant sur leurs
combinaisons possibles, ces résultats pêchent par leur excès de généralisation (englobant tous
les « descendants d’immigrés », quelle que soit l’histoire migratoire de leurs parents – pays
d’origine, époque d’émigration, contexte d’immigration, etc.). Par ailleurs, le glissement
proposé d’une mesure objective des phénomènes d’intégration (par une série d’indicateurs) à la
saisie subjective des formes d’appartenance pose la question de l’interprétation et de la fiabilité
de résultats obtenus à partir de questions de représentation, administrées dans un contexte
d’enquête quantitative (sur les biais liés au recours à des enquêteurs pour une enquête
quantitative, voir Bessière, Houseaux, 1997). Ce glissement est par ailleurs révélateur d’une
orientation problématique de l’enquête Histoire de vie influencée par la psychologie (pour une
analyse critique des étapes de conception de cette enquête, voir Fassin, Simon, 2008).
L’enregistrement, par l’enquête, de sentiments d’appartenance à travers des questions de
représentation pose le problème – classique en sociologie – d’imposition de problématique
(Bourdieu, 1973) : comment interpréter les réponses à des questions que les individus ne se
sont jamais eux-mêmes posés ?
Dans son travail sur le rapport à la nationalité française de descendants d’immigrés,
Evelyne Ribert s’est appuyée sur un dispositif juridique particulier de la France des années
1990 qui exigeait des enfants d’immigrés qu’ils fassent une démarche active pour déclarer leur
nationalité française à leur majorité (loi Méhaignerie) (Ribert, 2006). La sociologue a interrogé
des enfants d’immigrés concernés par cette loi à propos de leur attachement à la nationalité
française (et, en miroir, à la nationalité du pays d’origine de leurs parents), estimant que le
dispositif juridique mis en place à l’époque obligeait ces enfants à se poser explicitement cette
question et pensant donc par là éviter le risque d’imposition de problématique. Sur le terrain,
elle a rencontré plus de difficultés que prévu à faire parler ses enquêtés sur ce sujet – le
dispositif juridique n’étant pas toujours connu et n’ayant pas nécessairement soulevé de
questionnement explicite auprès de ces enfants d’immigrés. Nombreux sont ces jeunes
descendants d’immigrés qui ont « pris les papiers français », tout en continuant à souligner leur
attachement à leur autre nationalité ou à avancer leur sentiment de n’être que des « Français de
papier ». Elle a en fait constaté que les déclarations sur le sentiment identitaire français (sur le
fait de « se sentir français ») étaient en fait un mauvais indicateur des liens12 réels entretenus
avec la nation française : pour une bonne partie de ses enquêtés, le fait d’avoir de nombreux
liens avec la nation française ne les amène pas pour autant à déclarer de manière franche et
définitive se sentir pleinement et uniquement français. Par fidélité pour leurs parents ou en
réponse à un sentiment de stigmatisation, ils combinent des forts liens avec la France et des
déclarations d’appartenance plus nuancées – refusant de déclarer se sentir pleinement français
(Ribert, 2009).
12
Ribert décline ces liens en au moins six dimensions : le lien juridique (la nationalité), le lien politique (le vote),
le lien identitaire (se sentir « français »), le lien affectif (se dire attaché), le lien mémoriel (connaître l’histoire du
pays) et le lien culturel (le partage de valeurs communes).
Essayant de dépasser cet obstacle en se concentrant sur des objets plus précis analysés
en détail, des travaux qualitatifs utilisent la méthode typologique pour rendre compte des
combinaisons possibles entre les appartenances variées de descendants d’immigrés – insistant
alors sur l’hétérogénéité des trajectoires sociales et des constructions identitaires des
descendants d’immigrés. Dans son travail sur le rapport à la citoyenneté française et à la
religion musulmane de descendants d’immigrés algériens et marocains, Nancy Venel (2004)
identifie par exemple quatre grandes manières d’être « musulmans et citoyens » français – ces
différents modes d’affiliation étant alors rapportés aux trajectoires sociales des personnes
concernées (origine sociale des parents, lieu de résidence, trajectoire scolaire, etc.). De leur
côté, Beate Collet et Emmanuelle Santelli ont élaboré trois grands types de couples constitués
par au moins un descendant d’immigrés maghrébins, sahélien ou turc – en fonction de la
distance observée à la norme endogamique – rapportant une fois de plus ces variations aux
caractéristiques sociales des personnes rencontrées et plus largement de leur famille (Collet,
Santelli, 2012). Ces approches qualitatives redonnent leur place à la complexité des parcours
migratoires des parents comme déterminants des représentations actuelles que leurs enfants ont
de leurs différentes affiliations. Par ailleurs, plutôt que de présenter la « culture du pays
d’origine » ou l’attachement au « pays d’origine » comme un tout, elles approchent la
multiplicité des appartenances à travers des objets précis (le rapport à la religion et à la
citoyenneté, la conception de la vie conjugale).
Dans ces différentes typologies, si attachement au pays d’origine et attachement à la
France (déclinés différemment selon les objets de recherche) ne sont plus opposés mais
combinés, il apparaît tout de même en filigrane que la fréquence des séjours dans le pays
d’origine est très souvent associée aux types rassemblant les individus les plus conservateurs de
valeurs ou de pratiques rapportées à la culture d’origine de leurs parents. Pour Venel, les
descendants d’immigrés accordant plus d’importance à la religion musulmane qu’à la
citoyenneté française se recrutent parmi les familles ayant gardé plus de contacts avec leur pays
d’origine, notamment à travers des séjours réguliers. Pour Collet et Santelli, de la même
manière, les couples les plus endogames et les plus attachés aux traditions matrimoniales
importées par leurs parents (virginité avant le mariage, mariage religieux avant le mariage civil,
etc.) sont également issus de familles ayant gardé un lien fort avec le pays d’origine à travers
des retours de vacances fréquents. Sans être aussi catégoriques que d’autres travaux sur la
corrélation négative entre séjours dans le pays d’origine et intégration, ces résultats invitent à
voir dans les séjours au pays soit un indicateur (retourner souvent au « bled » et avoir une
pratique intensive de la religion musulmane auraient en réalité les mêmes causes) soit un
déterminant (le retour fréquent au bled serait un facteur explicatif de l’intensivité de la pratique
religieuse) d’un plus grand détachement par rapport à l’appartenance nationale française.
Utilisés comme un indicateur saisi de manière forcément réducteur, les séjours dans le
pays d’origine sont alors associés – de manière plus ou moins affirmée – à une moins grande
intériorisation de l’appartenance à la société française. Une interprétation qui semble aller à
contre-courant des études s’inscrivant dans un autre paradigme de la sociologie de
l’immigration, qui met davantage l’accent sur le maintien d’activités en lien avec le pays
d’origine parmi les migrants – et les descendants d’immigrés.
Les pratiques transnationales des descendants d’immigrés : une réaction aux
discriminations ou un catalyseur d’assimilation ?
Pour contrer ou contrebalancer une vision de l’immigration dominée par les questions
d’intégration, des travaux théoriques et empiriques se sont développés – surtout à partir des
années 1980 – sur la question des circulations et du maintien de relations des migrants avec leur
pays d’origine autour de notions telles que le « transnational » (Basch, Glick-Schiller, SzantonBlanc, 1992 ; Portes, 1999) ou la « diaspora » (Dufoix, 2006.). On pourrait voir en Abdelmalek
Sayad un précurseur de ce mouvement, lui qui a longtemps appelé à étudier le phénomène
migratoire à la fois du point de vue du pays d’immigration mais également de celui du pays
d’émigration (Sayad, 1999, 2006a). Regarder comment les migrants maintiennent un lien avec
leur pays et leur société d’origine, c’est remettre en cause la vision de l’émigration comme
coupure définitive. La focale n’est plus sur la place de l’immigré dans la société d’accueil et sa
plus ou moins grande adaptation, elle est sur la création, l’activation, le maintien de « champs
migratoires », de « territoires circulatoires », d’ « espaces transnationaux »,… par les migrants
(Simon, 2008). Quand Sayad mettait l’accent sur la « double absence » du migrant (Sayad,
1999) – à la fois absent de sa société d’origine mais aussi absent de la société d’accueil tant lui
et la société d’accueil elle-même sont bercés par l’illusion du caractère provisoire de son séjour
–, les travaux plus récents se réclamant du « transnationalisme » insistent davantage sur les
compétences des migrants à créer et activer des réseaux leur permettant de tirer profit de leur
situation d’entre-deux, d’être à la fois là-bas et ici, d’être doublement présents.
La notion de « transnationalisme » a été popularisée dans le domaine des migrations par
les anthropologues américaines Linda Basch (travaillant alors sur les migrations caribéennes),
Nina Glick Schiller (sur les Haïtiens) et Cristina Szanton-Blanc (sur les migrations asiatiques)
désignant par ce terme :
« a process by which transmigrants, through their daily activities, forge and sustain
multistranded social, economic and political relations that link together their societies of origin
and settlement, and through which they create transnational social fields that cross national
borders » (Basch, Glick-Schiller et Szanton-Blanc, 1992, p. 7)
Les liens tissés par ces « transmigrants » entre pays d’origine et pays d’accueil peuvent
être de différentes natures : économiques (envoi de remises à la famille, investissements
immobiliers, développement d’activités économiques, aide humanitaire) ; politiques (partis
politiques du pays d’origine qui font campagne auprès des émigrés) ; sociaux (maintien des
liens familiaux ou des solidarités locales au-delà des liens familiaux). Quand le paradigme
intégrationniste s’intéresse aux formes plus symboliques de lien avec le pays d’origine (à
travers la pratique de la langue, de la religion, les formes de conjugalité, etc.), le paradigme
« transnational » s’intéresse avant tout aux pratiques matérielles effectivement maintenues en
relation avec le pays d’origine des migrants. Cette approche transnationale se retrouve dans les
travaux français comme ceux d’Alain Tarrius sur les « fourmis d’Europe » (1992), les « Arabes
de France dans l’économie souterraine mondiale » (1995, avec Lamia Missaoui) ou « la
mondialisation par le bas » (2002) ou ceux dirigés par Michel Peraldi sur les « cabas et
containers » (2001) et les « réseaux migrants dans les économies marchandes en
Méditerranée » (2002). Ces travaux se concentrent essentiellement sur les activités
économiques informelles développées à cheval sur la Méditerranée. En géographie, ce sont les
travaux de Gildas Simon sur les Tunisiens de France (1979) qui ont mis en évidence les liens
reliant espace d’origine et espace d’installation, à un niveau plus fin que l’Etat-nation. Le
géographe y reconstitue les filières migratoires et montre que ces filières ne sont pas
simplement alimentées par des départs en émigration et des retours définitifs mais par des vaet-vient constants de personnes et d’argent.
Tous ces travaux mettent l’accent sur la capacité des migrants à se jouer des frontières, à
tirer parti des différences de niveau de vie (à l’image des immigrés maghrébins de Marseille
étudiés par Missaoui, « petits ici, notables là-bas », 1995). Les migrants sont présentés comme
acteurs de leur migration, et plus seulement comme des agents fuyant une situation économique
ou politique défavorable (effet push) ou attirés par des emplois plus sûrs et mieux rémunérés
(effet pull). Cette « mondialisation par le bas » (Portes, 1999 ; Tarrius, 2002) remet en question
l’approche assimilationniste de la migration et relativise l’allégeance que les migrants devraient
prêter à leur nouveau lieu de vie : le mot « transnational » désigne une activité qui transcende
les frontières étatiques (contrairement à l’international qui ne fait que réunir les autorités de
chaque Etat), le transnationalisme des migrants est alors vu comme une remise en cause du rôle
central de l’Etat-nation dans l’étude des migrations. Si les premiers travaux ont mis d’abord
l’accent sur le développement d’activités économiques voire politiques entre deux espaces
nationaux, des recherches plus récentes ont mis l’accent sur des pratiques d’ordre plus privé, en
particulier familial, tout aussi intenses et incluant généralement des dimensions économiques
(par exemple Mazzella et Boubakri, 2011, sur une famille tunisienne transnationale). L’étude
de « familles transnationales » ou des manières de faire famille au-delà des frontières étatiques
a alors donné plus de visibilité au rôle joué par les femmes dans ces réseaux tissés entre
plusieurs pays (Razy, Baby-Collin, 2011).
Malgré une inflation de l’usage de l’adjectif « transnational » (critiquée notamment par
Portes, 1999) et un certain présentisme des travaux affirmant la nouveauté complète du
phénomène (nouveauté remise en question par des historiens des migrations, Waldinger, 2006),
les études transnationales appliquées aux migrations ont eu le mérite d’extraire les recherches
sur les migrations du cadre national des pays d’installation et de sortir de la vision linéaire du
modèle classique de l’assimilation. Elles ont également insisté sur les capacités d’adaptation
des migrants et sur la dimension collective des processus migratoires, quand le modèle
assimilationniste tend à présenter l’intégration comme un processus de changement individuel
imposé par la société d’accueil. Les deux approches semblent ainsi s’exclure l’une de l’autre :
l’approche intégrationniste qui se focalise sur les Etats d’installation et la particularité de leurs
« modèles d’intégration » s’inscrit plutôt dans une sociologie de l’immigration ; l’approche
transnationale a pour ambition de dépasser les frontières étatiques et s’inscrit davantage dans
une sociologie des migrations internationales. Mais il s’agit justement maintenant de réfléchir à
la manière dont ces deux modèles, plutôt que de s’opposer, peuvent se compléter, et comment
ils permettent alors d’intégrer et d’interroger l’expérience des descendants de migrants.
On l’a évoqué, dans le modèle assimilationniste le plus simple, le maintien de relations
trop intenses avec le pays d’origine par les parents – notamment à travers les séjours passés sur
place – constitue un frein à la « bonne intégration » de leurs enfants dans la société française13.
En revanche, dans les modèles plus élaborés, développés notamment dans la sociologie étatsunienne, assimilation et transnationalisme constituent les deux faces d’une même pièce. Ainsi,
comme on l’a vu plus haut dans la typologie de Beate Collet (2006) sur les conjoints de couple
mixte, le maintien de relations fortes avec le pays d’origine (à travers le maintien de la
nationalité et la transmission culturelle aux enfants) n’est pas incompatible avec l’intégration au
pays d’accueil mais est précisément UNE des formes que cette intégration peut prendre ; quant
au cas de l’intégration par participation citoyenne, l’appartenance nationale au pays d’accueil
se combine avec le maintien de liens culturels avec le pays d’origine. Dans la société
américaine, Alejandro Portes et Min Zhou (1993) identifient trois modes d’incorporation des
populations issues de migrations : l’assimilation classique (mobilité sociale ascendante et
acculturation) ; l’assimilation descendante (acculturation sans mobilité sociale) ; l’assimilation
sous le mode du pluralisme culturel (maintien d’une spécificité culturelle combinée à une
bonne intégration socio-économique). Les auteurs mettent l’accent sur le troisième de ces
modes consistant en une intégration économique dans la classe moyenne qui s’accompagne
d’une préservation délibérée de la spécificité ethnique par la pratique de l’endogamie et la
solidarité communautaire. Cette « intégration sur le mode du pluralisme culturel » s’appuie sur
le maintien de relations fortes avec la culture d’origine et non pas sur l’abandon des relations
avec le pays d’origine :
« Ce mode d’incorporation – appelé parfois intégration sur le mode du pluralisme culturel –
est de plus en plus possible dans un monde globalisé où les contacts avec la culture et le pays
d’origine sont accessibles à tous et où l’« immigration rupture » ne fait plus règle » (Safi,
2011, p. 157)
Portes, cette fois en compagnie de Ruben Rumbaut (2001), a poussé plus loin ce modèle
en étudiant de quelle manière s’articulent l’assimilation des parents et celle de leurs enfants nés
dans le pays d’accueil : les trois trajectoires d’incorporation des descendants d’immigrés
proposées se définissent alors par la combinaison des processus d’acculturation vécus par les
parents et par les enfants. Ainsi, dans le cas de l’acculturation dissonante, les descendants
adoptent rapidement les manières et la langue des Américains, contrairement à leurs parents –
ce qui provoque une inversion des rôles (les enfants doivent prendre en charge leurs parents
dans l’interface avec les institutions par exemple) et une relation conflictuelle entre
générations. Quand l’acculturation est consonante, parents et enfants s’adaptent à la même
vitesse ; ceci est surtout le cas pour des migrations issues de classes moyennes. Enfin, cette
acculturation est dite sélective quand les enfants sont pris dans une communauté ethnique qui
aide leurs parents et ralentit la perte de la langue et des normes parentales. Ce groupe ne
13
Un exemple : « De nombreux récits de vie montrent que, lorsque les parents sont fortement orientés vers le pays
d’origine, les enfants risquent de subir, en conséquence, de plus grandes difficultés à s’intégrer ou à se mobiliser
pour leurs études ou leurs carrières. Nous avons pu mettre en évidence un phénomène statistique du même ordre :
les rapports intergénérationnels se révèlent plus tendus avec des parents dont l’intention est de retourner au pays.
Le repli des parents sur le passé et sur leur pays d’origine risque d’entraver l’insertion des enfants dans leur
environnement et de les détourner de leurs efforts pour conquérir leur place dans une société que leurs parents
rejettent » (Attias-Donfut, Wolff, 2009, p. 283-284 ; souligné par nous).
connaît pas de conflit ouvert avec ses parents, fréquente des amis partageant la même
appartenance ethnique et maîtrise tout autant la langue d’origine des parents que l’anglais.
Sortant momentanément de leur rôle de sociologues, les auteurs promeuvent cette troisième
modalité d’acculturation des descendants d’immigrés en ce qu’elle leur permettrait d’éviter
l’assimilation descendante ou segmentée qu’ils décrivent dans d’autres travaux. On assiste alors
à l’inversion de l’idée présentée précédemment selon laquelle le maintien de liens forts avec le
pays et la culture d’origine serait un frein à la bonne intégration dans le pays d’accueil : ici, il
s’agit plutôt de promouvoir ces liens comme condition de possibilité d’une bonne intégration.
« Concepts such as second-generation decline, segmented assimilation, and selective
acculturation all stress that, for the second generation, becoming America could lead to
downward mobility and maintaining ties to their parents’ culture and homeland could facilitate
upward mobility » (Levitt, Waters, 2002, p. 17)
En effet, constatant l’incapacité du modèle assimilationniste à expliquer la situation des
Noirs américains ou celle des nouvelles générations de descendants d’immigrés (issus de
migrations en provenance d’Amérique du Sud par exemple plutôt que de pays européens), la
notion d’assimilation segmentée (Portes, Zhou, 1993) a permis de caractériser des processus
non linéaires combinant « une assimilation forte sur le plan linguistique et culturel » et « une
infériorisation marquée et persistante sur le plan socio-économique » (Silberman, Fournier,
2006). Dans le cas français, sont alors généralement opposés les descendants d’immigrés
maghrébins ou sub-sahariens – connaissant une profonde assimilation sur le plan culturel mais
une marginalisation sociale et économique – et les descendants d’immigrés européens,
notamment portugais – qui eux connaissent une bonne insertion socio-économique tout en
préservant un lien fort avec la communauté portugaise en France et avec le pays d’origine (voir
par exemple Beauchemin, Lagrange, Safi, 2011). Pour les premiers, le maintien ou plutôt la
redécouverte de pratiques liées aux origines des parents serait une réaction à un sentiment et à
un vécu d’une discrimination socio-économique, la mise en avant de particularismes culturels
ou la revendication d’une ethnicité commune correspondant à une inversion du stigmate
ressenti. C’est notamment ainsi qu’a pu être analysée l’évolution des pratiques religieuses se
revendiquant de l’islam parmi les descendants d’immigrés (Venel, 2004 ; Kakpo, 2005).
L’étude des pratiques transnationales des descendants d’immigrés s’inscrit alors
généralement dans cette réflexion sur le lien entre assimilation et maintien de liens
(symboliques et/ou matériels) avec le pays d’origine. Ainsi, dans leur ouvrage collectif
réunissant des spécialistes des études transnationales et des chercheurs intéressés au devenir de
descendants d’immigrés dans la société états-unienne, Peggy Levitt et Mary Waters (2002)
soulèvent bien la problématique d’ensemble qui guide les différents travaux : le maintien de
pratiques transnationales avec le pays d’origine de ses parents vient-il compromettre une bonne
assimilation à la société dans laquelle on vit ? Ou au contraire, ce maintien de liens avec le pays
d’origine est-il une ressource pour s’assurer une bonne insertion dans cette société ?
« Does access to a global diasporic consciousness create opportunities for young people to
acculturate selectively (to use Portes and Rumbaut’s terms) ? Or does the maintenance of ties
to the parents’ sending country cause second-generation young people to disengage from
American society and become politically and socially isolated ? » (Levitt, Waters, 2002, p. 18)
Prenant la question dans un sens légèrement décalé, Cris Beauchemin, Hugues
Lagrange et Mirna Safi (2011) étudient les pratiques transnationales d’immigrés et de
descendants d’immigrés en France, à partir des données de l’enquête TeO. Ils s’interrogent
alors sur l’interprétation à donner au maintien de certaines pratiques transnationales parmi les
descendants d’immigrés. S’agit-il d’un transnationalisme réactif : en réaction à un sentiment de
discriminations subies dans la société française, les individus investiraient et mettraient en
avant des appartenances alternatives ? Ou au contraire, les pratiques transnationales ne sontelles pas plus développées parmi la fraction la plus stable socialement et économiquement des
descendants d’immigrés, ceux-ci mettant alors à profit leurs compétences et leurs ressources
économiques pour investir dans le pays d’origine de leurs parents ?
Face au constat d’une nette diminution des pratiques transnationales des descendants
d’immigrés par rapport aux primo-migrants (Beauchemin, Lagrange, Safi, 2011 ; Levitt,
Waters, 2002), les travaux sur le transnationalisme des descendants d’immigrés accordent alors
une plus grande place à un transnationalisme d’ordre plus symbolique, c’est-à-dire au maintien
d’une attache avec le pays d’origine non pas tant par des pratiques matérielles mais par
l’entretien – à distance – d’une certaine fidélité à la « culture » du pays d’origine à travers par
exemple le maintien (voire l’apprentissage) de la langue. Les auteurs parlent alors de
« sentiment d’appartenance transnational » (Glick-Schiller, Levitt, 2004) et abandonnent la
dimension matérielle qui faisait pourtant l’intérêt du paradigme transnational :
« There are people with few or no actual social relations with people in the sending country or
transnationally but who behave in such a way as to assert their identification with a particular
group. […] These individuals have some sort of connection to a way of belonging, through
memory, nostalgia or imagination » (Glick-Schiller, Levitt, 2004, p. 1011 ; souligné par nous)
Le lien au pays d’origine des descendants d’immigrés est alors – comme dans le
paradigme intégrationniste – à nouveau saisi à travers des pratiques symboliques plutôt que
matérielles.
Des recherches restent malgré tout centrées sur l’analyse des liens matériels entretenus
avec le pays d’origine. Ainsi, par exemple, Emmanuelle Santelli a étudié les formes de
relations économiques et professionnelles maintenues ou créées par des descendants
d’immigrés algériens dans le pays de naissance de leurs parents : elle analyse l’évolution dans
le temps des modes d’investissement économique en Algérie de descendants d’immigrés
algériens nés à des époques différentes. Les liens étudiés ici sont définis comme correspondant
à « toutes les formes d’engagement qui ont conduit les individus à aller en Algérie pour des
raisons scolaires, professionnelles, conjugales, familiales, politiques, militaires, sportives,
affectives, culturelles…durant une période plus ou moins longue » (Santelli, 1999, p. 144).
L’auteure introduit aussi une dimension temporelle dans son analyse : elle compare les liens
entretenus dans les années 1980 et ceux tissés ou projetés une décennie plus tard (fin des
années 1990) : elle met alors à jour le poids des contextes politiques, économiques et sociaux
dans chacun des pays sur les comportements transnationaux des individus. Elle identifie alors
chez les entrepreneurs transnationaux de l’époque la plus récente la volonté de constituer une
élite dont une des missions serait de lutter contre la stigmatisation de ce qu’ils considèrent
comme la « communauté maghrébine » de France. Selon les représentants d’associations
économiques franco-algériennes, leur intégration et leur reconnaissance dans la société
française suppose l’intégration de tout le groupe, « sans reniement de leurs origines et de la
richesse sociale et culturelle » (p. 16) : pour eux, « l’intégration postule la reconnaissance du
groupe dans son entier, sinon cela contribue à les exclure du groupe et à présenter la réussite
d’une minorité comme exceptionnelle, au sens de rare, ce qui contribue finalement à les
marginaliser » (p. 17). On retrouve là très nettement un des modes d’incorporation, mis en
lumière par Portes et Zhou, qui combine intégration économique et sociale à la société
d’accueil et maintien de traits culturels et de solidarités internes au groupe d’origine.
L’avantage d’une telle approche, centrée sur les liens concrets, est d’éviter les approximations
que sont susceptibles d’apporter les études portant sur les relations à la « culture » d’origine qui
n’impliquent pas nécessairement une présence physique dans le pays d’origine mais désignent
un lien plus métaphorique (à travers le rapport à la langue, à la religion, à certaines traditions).
A un autre niveau de la hiérarchie sociale, les séjours passés en Algérie ont pu être
interprétés davantage comme un recours face à une situation sociale difficile en France. Ainsi,
dans son travail ethnographique sur une première génération de bacheliers dans un quartier
populaire de l’est de la France, Stéphane Beaud analyse longuement la trajectoire sociale d’un
jeune d’origine algérienne, Nassim (Beaud, 2002). Après sa réussite au baccalauréat, Nassim
essuie une série d’échecs à l’université. Pour Beaud, c’est en réaction à cet échec ainsi qu’à
l’évolution de son quartier (départ de familles immigrées du quartier, par des retours « au
bled » ou par des déménagements dans les quartiers pavillonnaires) et de manière plus générale
à la stigmatisation croissante des immigrés et de leurs enfants dans la société française (avec
notamment la montée du Front National) que Nassim retourne en Algérie après huit ans
d’interruption, qu’il s’y marie et en revient animé de ce que Beaud appelle « une ethnicité
symbolique »14.
La confrontation de ces travaux amène à penser que plutôt que d’opter pour l’une ou
l’autre des grilles d’analyse cherchant à associer « pratiques transnationales » avec « fort/faible
niveau d’assimilation », il convient de prendre en compte la diversité des trajectoires sociales
des descendants d’immigrés et, par là, la diversité des ressorts expliquant le développement de
pratiques transnationales.
Dans l’acception la plus rigoureuse (et donc la plus étroite) du concept de
transnationalisme, les vacances (de courte durée, sans visée professionnelle, économique ou
politique, sans relation familiale de premier degré15) passées dans le pays d’origine ne doivent
pas être considérées comme des pratiques transnationales véritables. Ainsi, quand Alejandro
14
Valorisant les relations sociales qu’il y noue et y renouant avec certaines pratiques culturelles, comme l’écoute
de musique traditionnelle de sa région d’origine – la chanson staifia – plutôt que l’écoute d’une musique d’origine
algérienne très répandue dans l’immigration algérienne en France, ainsi que plus largement dans la société
française, le raï.
15
C’est-à-dire, dans un modèle de famille conjugale, sans la présence de parents, de frères et sœurs, ou d’enfants
vivant dans le pays visité (car, pour les descendants d’immigrés, parents, frères et sœurs et enfants vivent
généralement en France).
Portes appelle à la rigueur dans l’usage de ce concept, il prend précisément l’exemple des
vacances au pays comme contre-exemple :
« la soudaine popularité du terme pourrait laisser croire que tout le monde aujourd'hui est
devenu « transnational », ce qui est loin d'être le cas (...) le négociant salvadorien qui rentre
périodiquement se réapprovisionner au pays ou l'industriel dominicain qui vient régulièrement
à New York faire de la publicité auprès de ses compatriotes sont des entrepreneurs
transnationaux ; en revanche, l'immigré qui achète une de ces maisons ou qui rentre chez lui
une fois par an, les bras chargés de cadeaux pour ses parents et amis, n'en est pas un »
(Portes, 1999, p. 22 ; souligné par nous)
Emmanuelle Santelli, étudiant les relations professionnelles ou économiques
entretenues par des descendants d’immigrés algériens avec l’Algérie, balaie elle aussi
rapidement la question des séjours de vacances comme forme la plus évidente certes mais la
plus faible d’un maintien de relations avec le pays d’origine des parents. Mais précisément, si
c’est l’expression la plus évidente, c’est parce qu’elle est la plus massive : il est clair que les
descendants d’immigrés sont plus nombreux à entretenir un lien matériel avec l’Algérie à
travers des séjours (plus ou moins réguliers) de vacances qu’à travers des investissements
économiques16. L’enjeu est alors de voir comment ce signal – peut-être plus faible en intensité
mais plus lourd en volume global – peut être analysé et interprété. Qu’est-ce qu’il dit des
relations entretenues par les descendants d’immigrés avec le pays d’origine et la migration des
parents ?
16
D’après l’enquête TeO, 4% des descendants d’immigrés possèdent une maison ou un terrain dans le pays
d’origine de leurs parents et 7% apportent une contribution financière à un projet collectif dans la région d’origine,
quand 84% des descendants d’immigrés effectuent des visites ponctuelles dans le pays d’origine, Beauchemin,
Lagrange, Safi, 2011, p. 7.
Les vacances au bled, « tourisme ethnique », « tourisme généalogique » ou « tourisme des
racines » ?
Symbole du maintien de relations concrètes avec le pays d’origine au même titre que
l’envoi d’argent, les retours temporaires au pays de groupes immigrés apparaissent
régulièrement dans les travaux d’historiens ou de sociologues, mais davantage comme
indicateur que comme objet central des recherches (par exemple les travaux de Janine Ponty
(1988) sur les Polonais de France ou de Marie-Claude Blanc-Chaléard (2000) sur les Italiens de
France). Yves Charbit, Marie-Antoinette Hily et Michel Poinard (1997) innovent dans ce
domaine en plaçant les retours de vacances des immigrés portugais au centre de leur recherche
dans leur ouvrage Le va-et-vient identitaire. Dans ce travail, l’étude des retours vacanciers –
ainsi que des retours définitifs – des émigrés et les modalités d’insertion de ces vacanciers
particuliers dans la société locale a vocation à déconstruire la vision linéaire du processus
d’émigration comme déracinement, établissement définitif dans un autre pays et coupure avec
la société d’origine. Les auteurs montrent que, malgré leur départ, les émigrés gardent des
relations intenses avec leur village d’origine dont ils contribuent à faire évoluer les
infrastructures et la vie locale. Les auteurs n’abordent que rapidement le cas de la génération
suivante, née à l’étranger, dont les pratiques de « retour au pays » contrastent avec celles des
parents car davantage orientées vers le tourisme balnéaire que les visites familiales. Des
travaux davantage issus du champ de la sociologie de l’habitat se sont quant à eux intéressés au
double ancrage résidentiel des migrants, et aux réalisations immobilières des migrants dans leur
pays d’origine (Villanova, Leite, Raposo, 1994 ; Bonnin, Villanova, 1999) : centrés sur la
dimension résidentielle, ces travaux ne s’intéressent pas directement aux pratiques de loisirs
déployées sur place pendant les séjours de vacances dans le pays d’origine et portent eux aussi
principalement sur les primo-migrants, et moins centralement sur leurs descendants.
Par ailleurs, des chercheurs spécialisés en études touristiques ont cherché à cerner ce
phénomène à travers la catégorie statistique d’enregistrement des flux touristiques
internationaux intitulée « Visiting Friends and Relatives » ou VFR – catégorie étroitement
associée aux populations issues de migration (Jackson, 1990). En France, on parle davantage de
« tourisme affinitaire » particulièrement dans les publications qui s’intéressent au
développement touristique des Départements d’Outre Mer où ce segment de clientèle est
important, voire majoritaire (Dabet, 2004). Ces travaux ont alors souvent une visée
pragmatique puisqu’ils cherchent à produire des recommandations à destination de
professionnels du tourisme pour mieux prendre en compte ce segment de l’activité touristique,
longtemps négligé (dans son intensité et dans ses retombées économiques) (Jackson, 1990 ;
Morrison, Hsieh et O’Leary, 1995 ; Butler, 2003). Mais la catégorie « VFR » – en plus d’être
très hétérogène (aller visiter sa famille ne recouvre pas les mêmes réalités et logiques qu’aller
voir des amis à l’étranger par exemple) – est uniquement descriptive et ne permet pas
d’approfondir la question des enjeux sociaux des voyages effectués dans le pays d’origine.
Objet marginalisé dans les recherches sur les migrations et étudié d’abord à des fins
pragmatiques dans les études touristiques, les pratiques touristiques liées aux phénomènes
migratoires n’ont suscité – jusqu’à une période très récente – qu’assez peu de travaux. La
recherche anglo-saxonne est pionnière dans ce domaine, notamment à travers la synthèse
qu’ont proposée deux chercheurs britanniques spécialisés dans le domaine du tourisme sur les
liens entre « tourisme » et « diaspora »17 (Coles, Timothy, 2004). Dans leur ouvrage collectif,
les auteurs identifient quatre types de flux unissant tourisme et diaspora : les séjours dans le
pays d’origine ; les séjours à l’étranger dans la famille émigrée de personnes vivant dans le
pays d’origine ; les séjours dans des espaces de transit importants dans l’histoire des diasporas
ou des migrations (par exemple Ellis Island comme lieu de mémoire pour les Etats-Uniens
d’origine européenne) ; et enfin les séjours passés dans des espaces de vacances produits par les
groupes diasporiques au sein de la société d’accueil 18 . Plus récemment, une série de
publications francophones – pour certaines ancrées dans l’étude du tourisme (la revue
québécoise sur le tourisme Teoros qui publie en 2010 un numéro spécial « tourisme des
racines »), pour d’autres dans l’analyse des phénomènes migratoires (la revue française
Diasporas qui publie en 2009 un numéro « Tourismes ») voire des revues généralistes
s’intéressant aux relations internationales (la revue Critiques internationales qui propose en
2010 un numéro sur les « voyages des racines ») – ont permis d’apporter de nouveaux
éclairages sur ce phénomène à partir de nouvelles monographies, principalement centrées sur
les séjours passés dans un pays conçu comme terre d’origine. Le vocable large et discutable de
« diaspora »19 permet à ces revues de regrouper des cas extrêmement variés de « tourisme des
racines » en fonction des histoires migratoires concernées. Première variation : l’ancienneté de
la dispersion. Ainsi, l’éclatement des Acadiens (population francophone d’Amérique du Nord)
date du 18e siècle (Lamarque, 2009), l’émigration des Irlandais s’est surtout déroulée au cours
du 19e siècle (Legrand, 2002), l’exil massif des Cambodgiens (Ponrouch, 2009) ou des
Vietnamiens (Peyvel, Vigne, 2009) plutôt dans la deuxième moitié du 20e siècle. Cette
ancienneté rend alors plus ou moins probable l’existence d’un lien direct ou non avec la « terre
des origines ». Elle doit être combinée ensuite avec l’éloignement causé par l’émigration.
L’éloignement peut être lié à une distance physique mais aussi au caractère forcé et traumatique
de l’émigration : les migrants sont-ils restés coupés du pays d’origine pendant une longue
période, à l’image des Vietnamiens émigrés dans les années 1970 et qui n’ont pu revenir qu’à
partir des années 1990, une fois qu’ils n’étaient plus complètement indésirables pour le
gouvernement vietnamien ? Ou le contexte politique et géographique leur a-t-il permis de
revenir régulièrement, à l’image des migrants italiens installés en France ? Autre différence :
étudie-t-on les retours aux origines des migrants eux-mêmes ou de leurs descendants ? Si les
travaux de Caroline Legrand sur les Américains d’ascendance irlandaise portent sur des
descendants d’immigrés de nième génération (Legrand, 2002), ceux de Francesca Sirna (2009)
sur les Piémontais et les Siciliens portent sur les migrants eux-mêmes. D’autres encore comme
ceux de Julia Ponrouch sur les Cambodgiens (2009) ou d’Antoine Goreau-Ponceaud (2010) sur
les Indiens mettent la lumière sur les variations de pratique entre les primo-migrants et leurs
17
La notion de « diaspora » est ici utilisée dans son acception minimaliste de communautés se définissant par
référence à un pays d’origine lointain d’où ils sont originaires et non d’après les définitions les plus maximalistes
(sur ce point, voir Dufoix, 2006 ; Dufoix, 2011).
18
Ils citent comme exemple les Catskills Mountains, dans l’état de New-York, comme lieu de vacances des Juifs
du Nord-Est des Etats-Unis.
19
Sur ce débat, voir par exemple Dufoix, 2011, ou l’introduction au numéro de la revue Tracés paru en 2012 sur le
thème « Diasporas », Calafat, Goldblum, 2012.
descendants. Et certains posent explicitement la question de la durabilité de ce type de tourisme
au fil des générations mais de manière essentiellement prospective (Sintès, 2010 ; Heyman,
2010). Enfin, c’est l’espace de référence qui peut prendre des formes variées : pays de
naissance pour les migrants où leurs descendants peuvent trouver des traces directes de leur
présence ou terre d’origine mythique reconstruite a posteriori à l’image du Ghana pour les
Africains-Américains qui se définissent comme descendants d’esclaves (Bruner, 1996 ; Holsey,
2010), ou la République Soviétique d’Arménie pour la diaspora arménienne issue du génocide
des années 1910 et de la chute de l’empire ottoman, Etat qui ne correspond qu’à une infime
partie des territoires d’origine des membres de cette diaspora mais qui est vue dans les années
1950 comme terre de référence (Atamian, 2009).
Les travaux portant sur des pratiques touristiques motivées par des sentiments
d’appartenance liés à des migrations très anciennes (émigration irlandaise ou déportation
d’esclaves africains vers l’Amérique du Nord par exemple) ont pour intérêt de mettre l’accent
sur la promotion de ce type de séjours par des acteurs publics (gouvernement, Ministère du
tourisme, offices du tourisme). Depuis le début des années 1980, les gouvernements irlandais
successifs ont par exemple explicitement misé sur le développement d’une industrie de
« tourisme des racines » afin de relancer l’économie du pays, en promouvant notamment les
recherches généalogiques des visiteurs venus principalement d’Amérique du Nord (Legrand,
2007)20. Les visiteurs n’étant le plus souvent d’ascendance irlandaise que lointaine en raison de
l’ancienneté de l’émigration irlandaise, l’Etat irlandais vient suppléer l’absence de liens
familiaux directs pour susciter la venue de ces touristes aisés. A partir des années 1990, le
Ghana a, de la même manière, essayé d’instrumentaliser la mémoire de l’esclavage pour attirer
les classes moyennes africaines-américaines des Etats-Unis (Bruner, 1996 ; Holsey, 2010). La
visite des lieux de mémoire liés à l’esclavage (comme les donjons où étaient enchaînés les
esclaves) mais aussi l’instauration en 1994 d’un festival de musique et de danse panafricain
ayant pour vocation de retracer l’histoire du commerce des esclaves doivent alimenter la quête
mémorielle de ces touristes. En dehors de ces démarches actives de développement touristique,
les Etats gardent la mainmise sur la liberté de circulation des personnes : visa, passeport,
double nationalité définissent le cadre juridique qui permet – ou non – les séjours touristiques
dans les terres d’origine. Les Vietnamiens de l’étranger, souffrant de l’image du « traître »
alimentée par le régime communiste vietnamien au moins jusqu’en 1986, ont du attendre les
années 2000 pour bénéficier de visas spéciaux pour entrer dans le pays (et sortir du régime de
droit commun du visa « tourisme ») et pour obtenir la double nationalité. Aujourd’hui, l’Etat
vietnamien encourage activement les séjours touristiques de ses ressortissants de l’étranger ; il
s’appuie pour ce faire sur un discours identitaire basé sur la nostalgie du pays natal, sur des
repères culturels ancestraux et des périodes historiques non conflictuelles et gomme les
événements et les éléments les plus litigieux (Peyvel, Vigne, 2009). Ces différents travaux ont
20
En 1987, le gouvernement irlandais crée le Irish Genealogical Project ; puis, dans les années 1990, l’autorité de
développement du tourisme national (Bord Fáilte) publie un guide de généalogie intitulé Tracing your Irish
Ancestor in Ireland. L’auteure souligne à quel point il est commun, aujourd’hui, de trouver, dans les centres
commerciaux de Dublin, des magasins de généalogie où l’on peut acheter un arbre généalogique vierge, des
manuels pour les novices du domaine et des livres retraçant succinctement l’histoire de noms de famille irlandais
(Legrand, 2007).
le mérite d’insister sur le rôle des Etats dans la production d’un tel « tourisme des racines »21
ainsi que sur les enjeux mémoriels (pour légitimer une version de l’histoire nationale plutôt
qu’une autre par exemple) et économiques d’un tel tourisme.
Ces différentes publications permettent aussi de comparer les pratiques touristiques à
l’œuvre dans chacun des cas, suivant les caractéristiques des groupes étudiés. Les visites
familiales concernent d’abord des groupes dont la migration n’est pas trop lointaine pour avoir
rendu possible le maintien de liens directs : les Siciliens et les Piémontais de Francesca Sirna
(2009), les Cambodgiens de Julia Ponrouch (2009), les Vietnamiens d’Emmanuelle Peyvel et
Christophe Vigne (2009) rendent visite à leur famille, les premiers sans véritable coupure
depuis la migration, les autres dans un mouvement de « retour » après plusieurs années (parfois
plusieurs décennies) d’exil. Pour d’autres groupes, le tourisme d’histoire familiale prend un
détour plus indirect : il s’agit de faire des recherches généalogiques, qui peuvent mener in fine à
la rencontre de parents éloignés habitant la « terre des origines » (Legrand, 2002, 2007 ;
Lamarque, 2009). Le tourisme d’histoire familiale ne consiste pas seulement à retrouver des
personnes mais aussi des lieux et des paysages, soit les paysages réels de la jeunesse pour les
migrants (notamment la maison de l’enfance), soit les paysages mythiques transmis par les
récits ou les photographies pour les descendants de migrants, à l’image de ce que Gökce
Bayindir Goularas (2010) observe chez les descendants des Turcs de Grèce.
Quand le voyage est motivé par un sentiment d’appartenance à un groupe plus large
que simplement le groupe familial, les visites vont se porter sur des symboles renvoyant à
l’histoire du groupe concerné. Le groupe de référence peut se définir en termes d’appartenance
nationale (dans notre cas, il s’agit par exemple de visiter l’Algérie, ses sites romains, ses villes
façonnées par la colonisation ottomane et française) mais aussi dans des acceptions plus larges
(référence à une « culture arabe » ou une « culture musulmane » par exemple) ou plus étroit
(référence à une « culture kabyle » ou une « culture chaouia22 »). Ainsi, ces touristes vont alors
visiter les hauts lieux du patrimoine national, à l’image des émigrés Piémontais pour qui
« connaître le patrimoine et l’histoire nationale développe en effet le sentiment de filiation
directe avec son propre pays d’origine » (Sirna, 2009, p. 38-39). Les Cambodgiens de
l’étranger eux visitent volontiers les symboles de la grandeur passée du Cambodge comme le
temple d’Angkor. Les lieux visités peuvent aussi renvoyer à la mémoire de l’exil ou de la
persécution qui y a mené : ainsi en est-il des visites de camps de concentration en Pologne
organisées par l’Etat d’Israël ; de celles des donjons aux esclaves au Ghana ; ou encore des
centres de tortures ou des charniers des Khmers Rouges au Cambodge. Si ces touristes
cherchent souvent à retrouver les traces de leur passé, certains cherchent également à voir les
réalisations nouvelles, les changements de leur pays d’origine : ainsi les Arméniens
sympathisants de la cause soviétique se rendent-ils en République soviétique d’Arménie dans
les années 1950-1960 non seulement pour y rechercher des racines mythiques arméniennes à
travers le paysage ou le patrimoine religieux mais aussi pour se confronter à la modernité des
21
Nous désignons ainsi, pour l’instant, la catégorie institutionnelle utilisée par exemple par les Etats, et non une
catégorie scientifique.
22
Kabyles et Chaouias sont des sous-groupes rattachés aux cultures berbères ; les Kabyles se concentrent
historiquement dans la région de la Kabylie, au centre Nord de l’Algérie ; les Chaouias à l’Est, dans la région
montagneuse des Aurès.
réalisations soviétiques (Atamian, 2009), dans la tradition du tourisme militant prosoviétique
(Pattieu, 2009b).
Enfin, ces visites familiales ou culturelles se combinent avec des activités plus proches
du tourisme balnéaire : les Camerounais de France, s’ils vont surtout voir leur famille, en
profitent pour profiter quelques jours des plages de Kribi (Elamé, 2009) ; Cambodgiens
(Ponrouch, 2009) et Vietnamiens (Peyvel, Vigne, 2009) de l’étranger agrémentent leurs séjours
de journées passées à la plage, parfois en compagnie de leur famille vivant sur place.
Plutôt que d’opposer les tourismes des racines selon qu’ils soient motivés par la
mémoire familiale ou la mémoire d’un groupe d’appartenance plus large, il faut voir comment
ces différentes identifications se combinent. Ce n’est pas tant par exclusion mutuelle que ces
différentes pratiques définissent les catégories de touristes des racines que par variation des
combinaisons possibles. Ainsi, les Siciliens et les Piémontais rencontrés par Francesca Sirna
vont-ils tous rendre visite à leur famille dans le village d’origine où ils sont assez fréquemment
propriétaires d’une résidence secondaire. Mais les Piémontais profitent de leur séjour en Italie
pour aller visiter d’autres régions et s’approprier l’italianita (le sentiment d’appartenance à la
nation italienne), tandis que les Siciliens restent centrés sur le village d’origine comme « lieu
exclusif où se ressourcer et renouer les liens avec les parents et les voisins » (Sirna, 2009, p.
46). De même, si les émigrés cambodgiens et leurs enfants consacrent une part importante de
leur temps de séjour aux visites familiales et qu’ils visitent également des lieux touristiques
comme Angkor, les descendants d’émigrés eux vont également chercher à mieux connaître
l’histoire récente du pays en visitant les lieux de mémoire des massacres perpétrés par les
Khmers rouges, alors que leurs ascendants éviteront ces visites (Ponrouch, 2009). Sur certains
aspects, les touristes des racines ne se distinguent finalement pas tellement des autres touristes :
fréquentation des sites balnéaires et visite du patrimoine culturel reconnu les amènent à croiser
les chemins du tourisme d’agrément, en particulier dans les pays ou régions à forte vocation
touristique.
Mais au-delà de la description des activités, que disent ces travaux sur l’impact de ces
séjours sur les touristes considérés ? Comment ces séjours modifie-t-il leur sentiment
d’appartenance à un groupe national, ethnique ou religieux ? D’un côté, ces voyages permettent
de concrétiser un sentiment d’appartenance à travers la pratique d’une langue commune ou la
confrontation matérielle aux traces d’un vécu personnel ou familial : ainsi, une descendante
d’Arménien retient-elle de son voyage en République soviétique d’Arménie la surprise
ressentie en entendant parler arménien autour d’elle, et notamment en écoutant les symboles
par excellence de la souveraineté d’un Etat que sont les policiers pratiquer cette langue auprès
de son père (Atamian, 2009). Dans un travail sur les séjours en Chine ou en Corée de jeunes
Américains d’origine chinoise ou coréenne, Nazli Kibria (2002) souligne le sentiment de
familiarité dont témoignent plusieurs de ces jeunes à leur arrivée dans le pays d’origine de leurs
parents. Le fait d’être entourés de personnes partageant les mêmes caractéristiques physiques et
de retrouver des traditions qu’ils ne connaissaient, aux Etats-Unis, que limitées au cercle
familial provoque une certaine identification immédiate venant renforcer l’idéologie
primordialiste23 transmise par leurs parents. Au-delà de ce sentiment d’identité (au sens ici de
mêmeté), l’ensemble des travaux se rejoignent plutôt pour constater le décalage ressenti par les
visiteurs avec leurs attentes initiales, l’altérité ressentie par ces visiteurs par rapport à la
population locale. Ce décalage s’exprime particulièrement dans les relations liées avec les
résidants de la région visitée, relations qui renvoient les visiteurs à leur statut d’étranger. Ainsi,
malgré l’identification physique et culturelle, les Etats-Uniens descendants d’émigrés coréens
et chinois rencontrés par Kibria ont ressenti la coupure avec la société locale : mal vus quand
ils ne parlaient pas la langue, ils sont aussi identifiés par leur habillement ou leur maintien. Le
comportement des jeunes filles notamment contraste avec les normes en vigueur dans ces pays :
elles y sont alors vues comme agressives et manquant de déférence pour les hommes.
Finalement, leur voyage les a amenés à se sentir plus Américains que Chinois ou Coréens. Les
contacts avec la population locale sont restés limités, ces voyages organisés pour étudiants ont
en fait été plutôt l’occasion de rencontrer d’autres Américains d’origine chinoise ou coréenne,
en particulier pour les jeunes qui avaient grandi aux Etats-Unis en dehors de groupes
communautaires. Si le décalage est fort pour des descendants d’immigrés qui se rendent pour la
première fois dans le pays d’origine de leurs parents, il est réel aussi pour les émigrés euxmêmes qui, au fil des ans, ne sont plus vraiment considérés comme des membres à part entière
de leurs villages d’origine (voir par exemple Sirna, 2009). Pour dépasser ce constat du
décalage, certains travaux se sont plutôt focalisés sur les combinaisons de pratiques entre
émigrés ou descendants d’émigrés et sédentaires : ainsi, les Vietnamiens de l’étranger
apportent-ils à leur famille restée sur place les moyens économiques de profiter du tourisme
balnéaire, mais la famille vietnamienne leur fait découvrir les stations fréquentées par les
touristes domestiques, à l’écart des stations balnéaires concentrant les touristes internationaux
(Peyvel, Vigne, 2009).
Si la comparaison de ces monographies a le mérite de désingulariser des analyses
produites sur des cas particuliers24, elle amène parfois à comparer des situations difficilement
comparables et à tirer des conclusions très générales trop éloignées des contextes particuliers de
chaque migration. D’où l’indétermination sur le concept à employer pour désigner cet
ensemble de voyages : doit-on parler de « tourisme ethnique », de « tourisme généalogique »
ou de « tourisme des racines » ? L’adjectif « ethnique » renvoie ici à un sentiment
d’appartenance ou d’identification avec un mode de vie représenté par l’espace visité qui
n’implique pas nécessairement de relations familiales (King, 1994). L’adjectif « généalogique »
rappelle quant à lui la dimension familiale de ce retour aux sources. L’expression « tourisme
des racines » viendrait en fait subsumer ces deux sous-catégories, soulignant la polysémie du
terme « racines » pouvant renvoyer aussi bien à des origines familiales que des origines
23
C’est-à-dire que pour leurs parents, l’appartenance à la communauté chinoise ou coréenne est avant tout une
affaire de sang (« a matter of blood »), d’hérédité biologique. (Kibria, p. 299).
24
La stigmatisation des jeunes Etats-Uniennes d’origine coréenne ou chinoise en visite dans le pays de naissance
de leurs parents (Kibria, 2002) vient par exemple relativiser le poids de la religion musulmane comme mode de
domination sur les jeunes filles descendantes d’immigrés en visite au bled sur leur tenue vestimentaire ou leur
manière d’être. On voit là que plus que l’effet d’une pratique religieuse particulière, les jeunes filles se heurtent
plus largement à des rapports sociaux de sexe plus traditionnels et patriarcaux que dans la société dans laquelle
elles vivent.
géographiques auxquelles seraient associées des modes de vie, des coutumes, des croyances,
etc.
Mais associer le mot « tourisme » à cette quête des racines vient souligner la dimension
économique et nécessairement organisée de cette activité : l’expression « tourisme des
racines » est-elle alors adaptée pour désigner des séjours dominés par des visites familiales
menées en dehors de circuits touristiques organisés ? De plus, utiliser cette expression
de « tourisme des racines » comme concept scientifique pour désigner les vacances passées en
Algérie par des descendants d’immigrés algériens amène à considérer comme un présupposé de
départ que ces voyages ont nécessairement (et uniquement) une dimension explicitement
identitaire, mémorielle. En réalité, ces vacances passées dans le pays d’origine des parents pour
des descendants d’immigrés prennent un sens et des formes différentes suivant leur fréquence.
À propos des émigrés cambodgiens de retour dans leur pays natal après plusieurs années d’exil,
Julia Ponrouch (2009) précise que les activités ne sont pas les mêmes entre le premier retour, et
les retours suivants : le premier séjour est consacré aux retrouvailles familiales, alors que les
suivants occasionnent davantage de visites touristiques. Ce constat se transpose facilement à la
génération suivante : ainsi, l’expérience analysée par Antoine Goreau-Ponceaud (2010) à
propos des enfants d’émigrés indiens à l’occasion de leur première visite dans leur famille en
Inde au moment de leur adolescence est bien différente de celle de descendants d’immigrés
maghrébins habitués depuis l’enfance à passer tous les ans, ou très régulièrement, leurs étés
dans leur famille algérienne ou marocaine. Or, d’après l’enquête TeO, 82,6% des descendants
d’Algériens interrogés sont partis dans leur enfance en Algérie (dont 34% tous les ans) ; c’est le
cas de 95,1% des descendants de Marocains (65% précisent y être allés chaque année)25.
Si les retours vacanciers au bled (c’est-à-dire des populations issues des migrations en
provenance des pays d’Afrique du Nord) sont très présents dans l’imaginaire national français,
ils n’ont pas pour autant souvent été l’objet central de recherches. Dans un article, Abdelhafid
Hammouche (2003) propose une analyse longitudinale de l’évolution des séjours de vacances
d’une femme algérienne immigrée en France dans les années 1960 et montre comment
l’évolution des vacances de cette femme rend compte de l’évolution du projet migratoire des
immigrés algériens au fil de leur installation en France et d’une progressive acculturation des
familles immigrées populaires à la pratique des loisirs. Riche en matériau ethnographique et en
analyse, cet article reste essentiellement programmatique, n’étant qu’un appendice d’une
recherche au long cours portant plus largement sur l’immigration algérienne à Saint Etienne et
en particulier sur l’évolution des logiques matrimoniales au sein de cette immigration
(Hammouche, 1994, 2007).
Dans la continuité de sa recherche doctorale sur l’hétérogénéité des trajectoires sociales
de « jeunes de cité » (Marlière, 2005), Eric Marlière s’est également ponctuellement intéressé
aux vacances passées « au bled » de jeunes descendants d’immigrés marocains, algériens et
tunisiens, résidant en cités en France (Marlière, 2006). Dans cet article, Marlière s’intéresse
surtout aux relations entre jeunes de cité en vacances et Algériens fréquentant les espaces
25
Résultats tirés d’un retraitement de l’enquête INED/INSEE Trajectoires et origines (TeO) - version réduite 2008 - (2008) [fichier électronique], INED et INSEE [producteur], Centre Maurice Halbwachs (CMH) [diffuseur].
Pour en savoir plus : http://teo.site.ined.fr/en/
touristiques, mais sans rendre compte des relations familiales nouées sur place ni de la diversité
des pratiques des descendants d’immigrés en vacances dans le pays d’origine de leurs parents.
L’intérêt de son analyse est alors de rendre compte des relations entre vacanciers de France et
vacanciers locaux sur le mode de rapports sociaux de classe plus que de rapports
interethniques, entre « descendants d’immigrés » et non émigrés : les descendants d’immigrés
sont davantage vus sous l’angle de leurs appartenances sociales (classes populaires) que
nationales (Français/Algériens).
C’est en fait une jeune chercheuse états-unienne – Lauren Wagner – qui propose, en
2011, une thèse centrée sur les pratiques de vacances au Maroc de descendants d’immigrés
marocains vivant en France, en Belgique ou aux Pays-Bas (Wagner, 2011). Dans un travail
basé sur l’analyse des interactions de face-à-face observées dans le cadre de relations
commerciales ou dans des espaces touristiques balnéaires, Wagner rend compte des microdécalages dans les manières d’être (dans l’usage de la langue arabe, dans l’habillement, dans le
choix des lieux de sortie) des descendants d’immigrés par rapport aux Marocains résidants. En
privilégiant les interactions dans les lieux publics, elle s’intéresse principalement aux jeunes
vacanciers plus nombreux dans les espaces touristiques (au détriment de descendants
d’immigrés – notamment plus âgés, ayant fondé leur propre famille – privilégiant d’autres
types de pratique pendant leurs séjours au Maroc) et se détourne largement des interactions
familiales observables dans les espaces privés des villes ou villages d’origine. Contrairement à
Eric Marlière qui se concentre sur les rapports de classe, Lauren Wagner analyse la manière
dont ces vacanciers se sentent Marocains ou Français/Belges/Néerlandais, en fonction des
situations, dans la continuité d’une sociologie des rapports interethniques inspirée des travaux
de Fredrik Barth (1969).
A la croisée de ces littératures, entre sociologie de l’immigration (encore dominée par
ses problématiques intégrationnistes) et sociologie des migrations (dans laquelle le paradigme
transnational s’est solidement installé), nous proposons de porter un regard neuf sur la
population des descendants d’immigrés – ou en tout cas d’adopter un angle de vue décalé, en
les considérant non pas depuis le pays d’immigration de leurs parents, mais depuis la terre
d’émigration. Dans la continuité des réflexions et recherches menées sur les trajectoires
sociales de descendants d’immigrés, nous proposons de décrire et d’analyser les pratiques de
vacances dans le pays d’origine des parents pour saisir les formes d’appartenance qu’elles
mettent en jeu chez des descendants d’immigrés.
Vacances au bled de descendants d’immigrés algériens : trajectoires, pratiques,
appartenances
Vacances au bled
Plutôt que de reprendre l’expression « tourisme des racines » – une catégorie peu
stabilisée et décalée par rapport aux pratiques qui nous intéressent –, nous assumons de
nommer notre objet de recherche d’après les catégories de nos enquêtés et de parler de
« vacances au bled ». « Vacances » plutôt que « tourisme » pour ne pas présupposer à l’avance
du contenu de ces séjours passés en Algérie à l’occasion des congés (vacances scolaires, congés
payés) dans la mesure où le terme « tourisme » renvoie trop vite à la dimension économique de
cette activité, à la fréquentation d’infrastructures dédiées ou aux typologies distinguant
tourisme balnéaire et tourisme culturel. Dans le cas des séjours passés dans le pays d’origine,
parler de tourisme revient à se concentrer sur un type particulier d’activités, effectuées en
dehors de la sphère familiale, et réduit donc la focale de l’étude. Nous préférons par ailleurs
parler de « vacances » que de « retour » pour ne pas entretenir la confusion sur notre objet de
recherche. D’une part, la notion de « retour » est plutôt impropre pour désigner les mobilités
amenant les descendants d’immigrés nés en France à se rendre dans le pays de naissance de
leurs parents – même si, de manière symbolique, ils sont pris dans le « mythe du retour » de
leurs parents. D’autre part, il ne s’agit pas ici d’étudier les migrations de retour et de
réinstallation de descendants d’immigrés, c’est-à-dire des migrations de long terme vers le pays
d’origine des parents avec des projets d’installation d’ordre matrimonial, résidentiel et/ou
économique. Nous nous intéressons aux séjours de vacances, c’est-à-dire des séjours courts,
temporaires, à visée récréative c’est-à-dire que nous excluons aussi par là les séjours courts à
visée uniquement professionnelle ou n’ayant que pour seul objet l’enterrement d’un proche.
Parler de vacances « au bled », plutôt que de vacances « au pays » ou de vacances
« dans le pays d’origine des parents » permet de mettre l’accent sur l’espace à géométrie
variable désigné par ce mot arabe signifiant, initialement, « pays ». L’utilisation du mot
« bled » associé au mot français de « vacances » illustre d’abord la manière dont peut être
mobilisée la langue arabe dans le langage quotidien des descendants d’immigrés vivant en
France26, mais plus largement aussi l’influence de ce langage sur le vocabulaire de la société
française en général tant le terme « bled » est entré dans la langue française. Il désigne alors
plus souvent une « contrée reculée ou petit village isolé, sans commodités ni distractions »27,
une sorte de « pays » au sens de sous-découpage spatial, à l’intérieur d’un département, avec sa
connotation rurale. En arabe algérien, le mot « bled » peut paradoxalement également être
utilisé pour désigner le centre-ville d’une agglomération urbaine. Dans le discours des
personnes rencontrées, le mot « bled » peut renvoyer aussi bien à la maison familiale, au village
ou à la ville d’origine des parents, ou encore à d’autres espaces non familiaux du pays. Le
terme renvoie aussi bien à la réalité spatiale du pays d’origine qu’à sa réalité sociale : par
métonymie, le mot désigne aussi bien l’espace géographique (dans ses multiples dimensions)
26
Pour une analyse socio-linguistique de la pratique de l’arabe dialectal par les descendants d’immigrés
maghrébins, et notamment sur le mélange des langues à disposition (français, arabe, kabyle) dans le langage
quotidien, variable suivant les sphères de la vie sociale traversées, se référer à Alexandrine Barontini, 2013.
27
Définition donnée par le Trésor de la Langue Française Informatisé, http://atilf.atilf.fr/
que l’espace social traversé (les différentes catégories de « blédards » – désignation plutôt
péjorative des habitants du bled – fréquentés). Enfin, le mot « bled » constitue un référentiel
commun à des individus issus d’histoires migratoires différentes venus notamment des deux
pays voisins en Afrique du Nord.
Descendants d’immigrés
Utiliser l’expression « deuxième génération » pour désigner une population constituée
de descendants d’immigrés peut se justifier par différents aspects, à condition de poser comme
un préalable l’évidence selon laquelle cette expression ne postule pas un caractère héréditaire
de l’immigration et ne confère pas un statut de citoyen de 2nde zone28 à ces enfants d’immigrés
nés en France et donc (presque) 29 automatiquement français. Autre inconvénient de
l’expression « deuxième génération » utilisée au singulier : elle a tendance à désigner comme
un groupe homogène et uniforme (si l’on parle de LA deuxième génération) un ensemble
d’individus partageant certes en partie une histoire migratoire commune (nés en France de
parents immigrés) mais ayant connu des trajectoires et situés dans des contextes sociaux très
différenciés (critique développée par Noiriel, 1988, et reprise par Santelli, 2004).
Le terme « génération » peut être intéressant s’il amène à réinscrire l’étude des
trajectoires de ces individus nés en France dans les trajectoires de leurs parents immigrés,
trajectoires débutées dans le pays d’origine et continuées dans le pays d’installation. Le mot
« génération » au sens familial (ou « généalogique » (Galland, 1991)) permet alors de
comprendre les manières d’être et de penser des individus rencontrés à partir notamment de
leur socialisation familiale. C’est ainsi en tenant compte de la trajectoire des parents migrants
dans le pays d’origine et le pays d’installation que les sociologues de l’école ont pu comprendre
la meilleure réussite à l’école – toutes choses égales par ailleurs – d’enfants d’immigrés par
rapport à des enfants de natifs de France (Ichou, 2013) : la prise en compte de la situation
sociale des parents AVANT la migration permet d’expliquer ce résultat, notamment quand la
migration a entraîné une mobilité sociale descendante pour les parents migrants. Seulement,
cette question de l’héritage familial des enfants d’immigrés a plus souvent été traitée sous le
mode d’un héritage « culturel » (transmission de la langue, de la religion, des valeurs, des
traditions) vu de manière monolithique et potentiellement essentialiste (les ouvrages récents
d’Hughes Lagrange, 2010, illustrent ainsi le risque d’ethnocentrisme simplificateur de telles
analyses) que d’une socialisation comparable à celle étudiée pour d’autres milieux sociaux.
28
La controverse des démographes a pris précisément sa source autour d’une prévision de l’INED sur « la
population issue de la population étrangère à une date t » : une telle prévision prétendait cerner, dans l’avenir, un
groupe de population qu’on pourrait définir comme « d’origine étrangère ». Pour Hervé Le Bras, « la distinction
qui tente de s’imposer dans les années quatre-vingt-dix entre, d’une part, des "Français de souche" et, de l’autre,
les descendants des "première", "seconde" et autres "générations" numérotées de migrants n’est pas la
conséquence d’idées multiculturalistes venues des Etats-Unis, ni d’un goût récent pour les classifications
ethniques, mais elle est inscrite au cœur du modèle démographique traditionnel. Par une sorte d’exclusion
symbolique, les immigrants ne participent pas au remplacement démographique national tel qu’il est défini par les
taux de fécondité. » (Le Bras, 1998, p. 60-61).
29
« Presque » seulement car les enfants d’étrangers nés en France ne deviennent en réalité français qu’à leur
majorité, ou par anticipation à partir de l’âge de 13 ans – sauf pour quelques exceptions, comme les enfants
d’Algériens, qui sont véritablement Français de naissance quand ils sont nés après le 1er janvier 1963 d’un parent
né en Algérie avant le 3 juillet 1962 (Weil, 2004).
Le terme « génération » pris cette fois dans son sens sociologique (Mannheim, 1990
[1928]) (ou « historique », dans la classification de Galland, 1991) est intéressant dans la
mesure où il consiste à inscrire un groupe dans les conditions structurelles historiques précises
dans lesquelles ce groupe émerge et se déploie. Les travaux états-uniens qui se sont intéressés à
la « nouvelle deuxième génération » (Portes, Zhou, 1993) mettent précisément en avant le
changement de contexte qui fait que cette deuxième génération (issue des pays d’Amérique
latine, des Caraïbes ou encore d’Asie) prend des formes sociales bien différentes des deuxièmes
générations issues des migrations européennes plus anciennes. En France aussi, Stéphane
Beaud et Olivier Masclet identifient « deux générations d’enfants d’immigrés », mettant en
lumière les différences de contexte qui ont construit deux générations de descendants
d’immigrés maghrébins en France, entre la « génération beur » et la « génération des cités »
(Beaud, Masclet, 2006). Cette manipulation du concept de génération offre un pendant au point
précédent : si les trajectoires sociales des descendants d’immigrés doivent être réinscrites dans
celles des parents, elles doivent aussi être rapportées plus largement aux conditions sociales,
économiques et culturelles de la société dans laquelle ils sont socialisés.
Si la notion de « génération » semble renvoyer à une forme d’hérédité et impose une
vision uniformisante d’une population en réalité hétérogène, elle a l’intérêt de renvoyer aussi
bien à la dimension familiale de la socialisation qu’aux conditions structurelles plus larges de
socialisation d’un groupe. Mais parler d’ « une » deuxième génération, même quand on ne
travaille que sur des descendants d’immigrés d’une même origine nationale, est une
simplification de la réalité et empêche de voir les évolutions au sein d’une immigration qui
s’est étalée sur plusieurs décennies et a pu changer de formes. Les travaux sur les mobilisations
quant à eux proposent l’emploi de l’expression « héritiers de l’immigration » qui a le mérite de
souligner à la fois l’héritage et en même temps l’absence d’hérédité automatique (Boubeker,
Hajjat, 2008) : les héritiers mobilisent à leurs fins propres (et en y faisant le tri) la mémoire de
l’immigration, ils reconstruisent l’héritage et refusent l’hérédité directe. Mais pour une
compréhension claire de notre propos, nous prenons le parti de l’expression plus descriptive de
« descendants d’immigrés », rappelant l’importance du lien familial et n’enfermant pas dans
une vision trop uniformisante de la génération. La dimension familiale sera prise en compte à la
fois par le poids des trajectoires migratoires particulières des parents et par les effets de la
socialisation primaire, mais aussi dans ses dimensions présentes à travers l’analyse des
relations familiales impliquées dans les séjours étudiés. Travailler sur les séjours dans le pays
d’origine des parents rend plus légitime d’isoler cette catégorie de population : sans postuler
une signification particulière et univoque de ces séjours, l’objet de la recherche conduit
automatiquement à définir les individus rencontrés par rapport à la trajectoire migratoire de
leurs parents. Le fait de s’intéresser aux relations matérielles avec le pays de naissance des
parents amène à s’intéresser à la migration comme héritage (comment est-il transmis par les
parents et appropriés par les enfants ? par quels mécanismes concrets ?) et non comme hérédité.
Trajectoires
Premier parti pris dans l’étude des vacances passées dans le pays d’origine de
descendants d’immigrés algériens : prendre en compte le temps long, à la fois à l’échelle de la
biographie individuelle et familiale et au niveau des contextes politiques et institutionnels de
ces séjours.
La fréquence des séjours d’enfance dans le pays d’origine relevé dans l’enquête TeO
des descendants d’immigrés maghrébins invite à rapporter les séjours actuels des descendants
d’immigrés adultes aux séjours passés en compagnie de leurs parents, pendant leur enfance.
Plus qu’une découverte effectuée par des adultes n’ayant jamais ou que peu eu l’occasion de
rencontrer leur parenté algérienne et de visiter le pays (à l’image des touristes Etats-Uniens
d’origine coréenne ou chinoise rencontrés par Kibria, 2002), les vacances passées aujourd’hui
en Algérie par nos interlocuteurs s’inscrivent très souvent dans la continuité de séjours
d’enfance fréquents. De la même manière qu’Hammouche analysait l’évolution des vacances
d’une immigrée algérienne comme un révélateur des étapes de son installation définitive en
France (Hammouche, 2003), il s’agira de voir comment les vacances d’enfance, et surtout les
souvenirs qu’elles ont laissé chez les personnes rencontrées, s’inscrivaient dans le « mythe du
retour » ou « l’illusion du provisoire » dans lequel pouvaient vivre leurs parents émigrés
algériens (Sayad, 2006a). La dimension biographique permet également d’analyser la
diversification des trajectoires sociales d’un ensemble de descendants d’immigrés,
diversification des trajectoires sociales (en fonction de l’âge, du sexe, du niveau d’études, de la
profession exercée, du statut conjugal, etc.) qui est susceptible d’avoir une influence directe sur
l’évolution des vacances passées en Algérie. Le récit de vie a enfin l’intérêt de proposer aux
personnes interrogées de construire leur propre narration des vacances successives passées en
Algérie (Bertaux, 2010). Ce mode d’approche permet de voir dans quelle mesure certains
enquêtés rendent compte de ces séjours dans un discours mobilisant le registre identitaire,
mémoriel, faisant appel à leurs « racines » et d’autres enquêtés présentent ces séjours comme
des « vacances comme les autres ». Sans tomber dans le piège subjectiviste des récits de vie,
ceux-ci permettent aussi un accès aux discours sur soi, sur les conceptions individuelles des
appartenances – discours que la sociologue doit bien sûr réinscrire dans leur contexte
d’énonciation et surtout dans l’espace social dans lequel sont pris les individus (Bourdieu,
1986).
La perspective synchronique s’applique aussi à la compréhension du contexte plus
général dans lequel s’inscrivent ces vacances au bled de descendants d’immigrés aujourd’hui
adultes. Les travaux sur le « tourisme des racines » ont mis en avant la nécessité de prendre en
compte le rôle de l’Etat récepteur de ce type de « tourisme » à la fois dans la mise en scène
d’un discours nationaliste, dans la définition d’une population cible et dans l’évolution des
conditions matérielles d’entrée sur le territoire (douanes, papiers d’identité, etc.). Pour saisir les
évolutions des vacances au bled, il ne suffit pas de retracer et d’analyser des trajectoires
individuelles ou même familiales mais il faut pouvoir rendre compte du contexte politique et
social dans lequel elles s’inscrivent. Alors que l’évolution des politiques d’immigration en
France est largement documentée dans les sciences sociales françaises (Blanc-Chaléard, 2001),
celle des politiques de l’Etat algérien à destination de ses émigrés est moins étudiée et
connue 30. Cadre structurant des projets migratoires des migrants, les discours et mesures
diverses promulguées par l’Etat algérien à destination de ses expatriés pèsent sur la forme
(réglementation des circulations) et le sens (entretenir l’illusion du provisoire chez les émigrés)
des séjours d’agrément passés au pays par les émigrés et leur famille. L’analyse longitudinale
des discours et mesures de l’Etat algérien en rapport avec les séjours passés en Algérie des
émigrés et de leur famille nous permet de situer les potentielles évolutions matérielles et
symboliques des séjours algériens tels qu’ils sont racontés par nos enquêtés. Inversement, ce
« petit » objet des vacances au bled est un bon analyseur de l’évolution des discours de l’Etat
algérien à l’égard de son émigration, depuis l’indépendance du pays promulguée en 1962
jusqu’à aujourd’hui.
Pratiques
Deuxième parti-pris de cette recherche : une description fine et une analyse des
pratiques matérielles de vacances des personnes rencontrées. Le choix de notre objet est en
effet fortement guidé par l’ambition de rompre avec une approche des appartenances et des
rapports au pays d’origine des descendants d’immigrés principalement basée sur des questions
de représentation (« vous sentez-vous Algérien ? ») et/ou des pratiques symboliques et
indirectes en lien avec le pays d’origine (pratique de la langue, de la religion, des formes
d’union conjugale, etc.). Plutôt que de ne voir dans la fréquence des séjours algériens qu’un
indicateur d’une forte intériorisation des valeurs de la culture d’origine ou une revendication
d’appartenance au pays d’origine en réaction à un sentiment de discrimination en France, ces
séjours seront étudiés dans le détail de leurs évolutions et de leur déroulement, de la place
qu’ils occupent dans les trajectoires sociales des enquêtés, des relations sociales qu’ils
occasionnent sur place.
Les pratiques de vacances seront d’abord analysées comme des pratiques socialement
situées. Ainsi, sans que le tourisme et les vacances ne soient réellement des objets reconnus de
la sociologie (à part quelques exceptions, voir Cousin, Réau, 2009), des enquêtes statistiques
ont établi de longue date la persistance d’inégalités sociales dans l’accès aux vacances
(Rouquette, 2001). Ce constat peut être illustré par la variation des taux de départ en vacances
dans l’année en fonction de la catégorie sociale (46,2% des ménages dont la personne de
référence est ouvrier ne sont pas partis en vacances en 2004 contre 10,6% des ménages dont la
personne de référence est cadre, Le Jeannic, Ribera, 2006), ou par la part occupée par les
dépenses de vacances dans le budget des ménages (faible pour les ouvriers, forte pour les
cadres, Chauvel, 1999). En plus d’être une pratique socialement sélective, les vacances sont
aussi une pratique socialement distinctive : une approche qualitative des styles de vacances
aurait ainsi entièrement sa place dans La Distinction de Pierre Bourdieu tant les goûts et les
dégoûts de vacances se rapportent, comme d’autres pratiques culturelles, aux habitus de classe.
Dans le fameux diagramme présentant l’espace social des pratiques culturelles (Bourdieu,
30
Dans ses publications, Abdelmalek Sayad n’y fait référence que de manière rapide et non explicitement
documentée. Par ailleurs, une thèse d’histoire sur les politiques d’émigration de l’Etat algérien entre 1962 et 1988
est en cours à l’Université de Nice : Jean-Charles Scagnetti, L’Algérie et ses émigrés, 1962-1988.
1979), les pratiques renvoient précisément à des activités de temps libre donc potentiellement à
des activités de vacances : ski nautique et voile pour les fractions dominantes de la classe
dominante (plus de capital économique que culturel) ; marche, camping et montagne pour les
fractions dominées de la classe dominante (fort niveau de capital culturel mais moindre niveau
de capital économique) ; pêche, bricolage, bicyclette (toutes activités peu coûteuses qui
impliquent nettement moins souvent de quitter son domicile) pour les catégories présentant un
volume faible de capital global. Dans un article de 1975, Patrick Champagne offre quant à lui
une approche ethnographique des différences de styles de vie à la plage selon les catégories
sociales. Il prend alors pour objet le lent développement des pratiques de loisir chez les paysans
d’un village de Mayenne – et notamment leurs visites dominicales sur les plages proches de
leur lieu de vie. Champagne décrit leurs manières d’être en les comparant à l’hexis corporelle
de vacanciers plus favorisés passant de plus longs séjours sur place et bien plus familiers de ce
type de loisir. Sur la plage, les activités (tricot vs. tennis), les styles vestimentaires (costume du
dimanche vs. chemisette, chapeau de paille et lunette de soleil), l’apparence et le degré
d’exposition des corps (gêne, forte corpulence, bronzage irrégulier lié aux travaux manuels
extérieurs vs. aisance, corps mince, bronzage homogène acquis sur la plage) viennent tous
témoigner des positions sociales respectives des différents usagers de la plage31. Dans la
continuité de ces travaux, il s’agit d’analyser les pratiques de vacances observées ou racontées
par nos enquêtés en les rapportant à leur position sociale, et pas seulement à leurs origines
nationales ou à une supposée « culture d’origine ».
Une grande attention sera donc accordée à la description et à l’analyse des manières
d’habiter les différents espaces de vacances fréquentés pendant les séjours algériens. Ces
manières d’habiter seront saisies à travers un ensemble d’indicateurs tels que le style
vestimentaire, l’emploi du temps de la journée, le type d’alimentation privilégié, le mode
d’hébergement ou encore les sociabilités. Plutôt que de reprendre des indicateurs renvoyant à
des spécificités culturelles potentiellement entretenues ou activées pendant ces séjours (pratique
de la langue arabe, pratique de la religion musulmane), ces pratiques sont réinscrites dans une
description plus large des manières d’être de nos vacanciers, manières d’être qui se rapportent
autant à la trajectoire sociale globale de ces personnes (origine sociale, niveau de diplôme
atteint, sexe, âge,…) qu’à leurs origines nationales ou ethniques. Ces manières d’habiter seront
réinscrites dans les contextes spatiaux dans lesquelles elles se déploient, entre espaces de la
famille (principalement la maison des parents sur place) et espaces de loisir (en particulier les
espaces balnéaires). Elles seront ponctuellement mises en regard avec les manières d’habiter
(formes de sociabilité, types de mobilité quotidienne) dans les espaces du quotidien, en France.
Dans chacun de ces espaces, des sociabilités spécifiques se déploient – entre amis de France ou
avec des amis d’Algérie, en famille conjugale ou élargie, au contact d’anonymes fréquentant
les mêmes espaces publics.
31
« L’hétérogénéité des groupes sociaux qui se trouvent ainsi rassemblés en ce lieu impose la comparaison entre
les classes et crée une situation propre à susciter notamment un sentiment de honte culturelle chez les paysans, peu
familiarisés avec les techniques dominantes d’utilisation de la plage importées par les membres des classes
moyennes et avec les techniques corporelles qui leur sont liées » (Champagne, 1975, p. 23)
Appartenances
Face aux limites constatées des enquêtes cherchant à saisir les sentiments
d’appartenance des enfants d’immigrés à travers des questions de représentation ou des
pratiques symboliques, notre projet est de saisir cette question des appartenances des
descendants d’immigrés à travers les rapports matériels entretenus avec le « pays d’origine »32
pendant les vacances algériennes. Notre méfiance à l’égard des déclarations d’appartenance ne
nous amènera pas pour autant à négliger les interprétations proposées par les enquêtés à propos
du rapport qu’ils entretiennent avec leur pays d’origine. Le discours produit autour de ces
vacances et de leurs évolutions potentielles nous permettra d’étudier, à travers un analyseur
matériel et circonscrit (les vacances passées en Algérie), les sentiments d’appartenance
explicitement mis en avant par les enquêtés. Nous soulèverons notamment la dimension
mémorielle que peuvent avoir ces séjours, particulièrement pour une partie des enquêtés – dans
la continuité des travaux sur le « tourisme des racines ». Mais au-delà de cette dimension
mémorielle explicite, nous chercherons à analyser ce qui se joue dans ces vacances en Algérie
en termes d’appartenance sans pour autant que cela se rapporte à la mémoire et au passé, mais
renvoie bien aux appartenances présentes des individus, aux manières présentes de prendre part
à la société algérienne pendant les séjours sur place.
Contrairement à leurs parents nés en Algérie, socialisés pour la majorité jusqu’à l’âge
adulte dans la société algérienne, les descendants d’immigrés n’ont qu’un rapport indirect avec
cette société et ce pays. S’ils héritent juridiquement de l’identité algérienne (au sens
d’identification par l’Etat algérien), l’appropriation d’un sentiment d’appartenance à ce pays
n’a rien d’automatique pour ces descendants d’immigrés ayant vécu toute ou majeure partie de
leur enfance et de leur vie adulte en France. Pour éviter l’imprécision et le caractère discutable
du terme « identité » (Brubaker, 2001), nous reprenons à notre compte la distinction proposée
par Martina Avanza et Gilles Laferté entre identification et appartenance (Avanza, Laferté,
2005). Quand l’identification renvoie à l’identité attribuée par un Etat, un parti, des syndicats,
des entreprises, etc. à des individus (au sens où un Etat identifie comme « étranger » ou
« immigré » certains individus), l’appartenance est définie comme relevant « de la
participation des individus à la chose collective, au groupe, qu’il soit politique, syndical,
familial, amical, participation à la fois produite et productrice des socialisations multiples des
individus » (Avanza, Laferté, 2005, p. 144). Appartenir c’est donc prendre part à des univers
sociaux, à des groupes sociaux souvent divers, qui ne se superposent pas nécessairement en
fonction des moments de la journée, de la semaine, de l’année.
La sociologie des rapports à l’espace s’est intéressée aux changements des manières
d’être en fonction des espaces traversés (plutôt que des groupes), c’est-à-dire aux socialisations
différenciées en fonction des lieux. Ainsi, en reprenant à Pierre Sansot la distinction entre
espaces de primarité et de secondarité (Sansot et al., 1978), Jean Remy a voulu théoriser la
32
Nous verrons, au fil du texte, que cette expression toute faite de « pays d’origine » renvoie en réalité à des
échelles différentes : on peut se sentir détaché de la nationalité algérienne par exemple, et garder des liens étroits
avec sa famille résidant sur place. Nous utilisons l’expression « pays d’origine » comme un raccourci englobant la
pluralité des relations possibles entretenues en Algérie.
rupture introduite dans la vie quotidienne par les vacances (hors de chez soi) et montrer en quoi
l’expérience touristique dans un espace secondaire pouvait permettre à l’individu de
s’affranchir des contraintes qui marquent les espaces de la vie quotidienne :
« Les espaces de primarité sont ceux où se réalisent les activités structurant la vie quotidienne,
tandis que ceux de la secondarité permettent d'être ailleurs. Ces derniers espaces sont
importants parce qu'ils concrétisent la distance au rôle, condition de réflexivité » (Remy,
1996)
Les vacances seraient un espace-temps permettant à l’individu de s’affranchir
momentanément des contraintes matérielles mais aussi symboliques de la vie sociale du
quotidien. Elles lui offriraient la possibilité d’être quelqu’un d’autre, d’habiter un autre rôle. Le
déplacement matériel n’amène pas le vacancier à « jouer un nouveau rôle » – comme si on
pouvait distinguer une « vraie identité » dans les espaces de la vie quotidienne, et une « identité
factice » dans l’espace-temps des vacances. La variation des contraintes normatives et des
ressources (économiques mais aussi sociales) mobilisables suivant les espaces traversés amène
les individus à agir différemment suivant les scènes dans lesquelles ils évoluent. Les individus
déploient des « identités à la carte » (Authier, 2001) – la carte ne désignant pas ici la carte du
restaurant où l’individu pourrait faire un choix conscient, mais la carte du géographe où chaque
contexte spatial autorise des manières d’être contrastées. Dans son travail sur les personnes
âgées en maison de retraite, Isabelle Mallon (2005) met à jour l’importance des espaces
« secondaires » (en fait les espaces extérieurs à l’établissement) pour les résidents : les sorties
de l’institution, dans les lieux de la famille ou même les espaces publics extérieurs, permet aux
personnes âgées de mettre à distance l’institution et ses règles et facilite le maintien des liens
familiaux en leur permettant de recréer une intimité familiale difficile à assurer dans
l’institution. Plutôt que de découper de manière binaire les types d’espace fréquentés et les
manières d’être associées, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Philippe Mathy, Anne Mejean et
Florence Weber ont développé l’analyse d’une situation de multi-appartenance d’un cadre
d’entreprise, fils de gros agriculteurs du Châtillonnais (1984). Ainsi, Marcel est cadre moyen
sur son lieu de travail, ouvrier et émigré dans son lieu de résidence, fils d’une famille
localement reconnue dans le village de ses parents : pour les auteurs, la multiplication des
scènes sociales où Marcel est pris dans des appartenances différentes vient relativiser
l’importance du statut professionnel et vient complexifier l’analyse des appartenances des
individus.
Ces analyses nous permettent d’interroger les manières d’être de nos vacanciers pendant
leurs vacances algériennes avec des outils conceptuels utilisés pour d’autres types de
population et d’objets, sans essentialiser une supposée « identité algérienne » questionnée
pendant ces vacances. Elles doivent nous inviter à aller plus loin que les déclarations de
« double absence » (Sayad, 1999) que l’on croise fréquemment dans le discours des
descendants d’immigrés à propos de leurs séjours en Algérie : « on est immigrés ici, on est
immigrés là-bas, on est chez nous nulle part ». Au contraire, il s’agit de voir de quelles
manières (c’est-à-dire à travers quel type de pratiques) nos enquêtés prennent part à la société
algérienne pendant leurs séjours sur place, quel « rôle » ils endossent sur place, quelle nouvelle
combinaison de possibilités/contraintes s’imposent à eux. Il faudra d’ailleurs se demander dans
quelle mesure parler d’ « appartenance à l’Algérie » peut avoir du sens pour les personnes
rencontrées, et si les appartenances en jeu pendant ces séjours ne se déclinent pas en fait à
différentes échelles au sein même du territoire algérien, entre famille et amis, à l’échelle
nationale, régionale, voire de la ville, du quartier ou du village, entre espaces de la famille et
espaces de loisir.
Historiciser, faire raconter, observer les vacances au bled : partis-pris méthodologiques
Décrire les pratiques de vacances dans le pays d’origine des parents pour saisir les
formes d’appartenance qu’elles mettent en jeu chez des descendants d’immigrés, tel est donc
l’enjeu de notre sujet de thèse. Pour répondre à cet objectif, plusieurs choix méthodologiques
ont été pris, dans la construction de la population de référence (combinaison de critères
d’homogénéisation et de diversification de la population), dans le mode opératoire de l’enquête
(enquête ethnographique, basée sur des entretiens et des observations) et dans les outils de
contextualisation (historique et statistique) choisis.
La population : des descendants d’immigrés, mais lesquels ?
Notre premier choix fut de ne faire porter l’étude que sur un seul pays d’origine,
l’Algérie. Ce choix répond d’abord à l’objectif de mener un travail de contextualisation
institutionnelle des pratiques individuelles et familiales : réinscrire les vacances au bled dans
l’histoire des politiques et discours étatiques du pays d’origine supposait de se concentrer plus
précisément sur un seul pays. Cette option a également un enjeu pratique relatif au travail de
terrain : la conduite d’observations approfondies dans un pays étranger non familier, sans relais
préexistants sur place, a supposé la répétition de terrains successifs dans le même pays. Eric
Marlière (2006) compare les vacances au bled de « jeunes de cité » originaires des trois pays du
Maghreb. La dimension comparative qu’il propose est riche dans la mesure où les relations
entre descendants d’immigrés en vacances et locaux varient suivant le niveau de
développement économique du pays visité. Mais lui-même n’a pas mené un vrai travail de
terrain comparatif, puisque, s’il s’est rendu en Tunisie ou au Maroc pour de courts séjours avec
certains de ses enquêtés issus de terrains précédents dans une cité de région parisienne, il ne
traite le terrain algérien qu’à travers des entretiens, sans observation directe sur place. De plus,
il ne s’intéresse qu’à une sous-catégorie particulière des descendants d’immigrés, des « jeunes
de cité » – jeunes, hommes et de milieu populaire.
Le choix du pays d’origine s’est rapidement arrêté sur l’Algérie pour plusieurs raisons.
D’abord parce qu’en France, la population issue de l’immigration algérienne est la plus
nombreuse (avant l’immigration portugaise), comptant (on l’a évoqué plus haut) environ
480000 immigrés algériens et 617000 descendants directs d’immigrés algériens (dont 411000
de deux parents immigrés algériens) (Beauchemin, Hamel, Simon, 2010).
Ensuite, parce que – si l’immigration portugaise avait pu occasionner plusieurs travaux
sur les rapports entretenus avec le pays d’origine (Charbit, Hily, Poinard, 1997 ; Villanova,
Leite, Raposo, 1994) –, l’immigration algérienne restait surtout étudiée dans le contexte
français, d’immigration, malgré les travaux précurseurs et programmatiques d’Abdelmalek
Sayad. Ce décalage peut être expliqué par le constat, dans des enquêtes quantitatives, d’une
apparente plus grande coupure avec le pays d’origine pour les populations issues des
migrations algériennes que par exemple pour les migrants et descendants de migrants portugais.
Ainsi, dans l’enquête MGIS, les Portugais et descendants de Portugais déclaraient se rendre
plus régulièrement au Portugal que les Algériens et surtout les descendants d’Algériens en
Algérie (Tribalat, 1996). L’évolution des transferts monétaires vers l’Algérie semblait elle aussi
indiquer un amenuisement du lien entre migrants et pays d’origine puisque, contrairement aux
émigrés marocains et tunisiens, les émigrés algériens semblaient transférer de moins en moins
d’argent vers l’Algérie entre 1970 et 1990 (Musette, 2007). Mais ce constat n’est réellement
valable que jusqu’au début des années 2000, époque à laquelle les transferts vers l’Algérie se
mettent à augmenter, et de manière rapide (Musette, 2007).
Enfin, parmi les trois pays du Maghreb les plus associés à l’imagerie populaire des
« vacances au bled », l’Algérie était un cas à part du point de vue du développement
touristique : alors que le Maroc et la Tunisie sont des destinations très prisées par les touristes
européens, l’Algérie reste un pays peu visité par les touristes et jusqu’à récemment davantage
associé à l’image de guerre civile que de farniente ou de visites culturelles. Les séjours passés
sur place étaient alors moins susceptibles d’être confondus avec de simples séjours
d’agréments, comme cela peut être le cas de descendants d’immigrés marocains profitant d’un
vol charter à prix cassé pour passer une semaine sur la plage à Agadir. Par ailleurs, au début de
mon investigation, un travail de thèse était déjà en cours sur les séjours passés au Maroc par des
descendants d’immigrés marocains (Wagner, 2011). Ce travail a permis de proposer de manière
ponctuelle des éléments de comparaison entre ces deux populations33.
Le choix d’un pays d’origine ne garantissait pas pour autant une plus grande
homogénéité de la population de référence : les migrations en provenance d’Algérie étant
anciennes (Stora, 2009), elles ont donné lieu à des trajectoires diversifiées – comme la
construction idéaltypique des « 3 âges de l’émigration algérienne » par Abdelmalek Sayad le
met nettement en lumière (Sayad, 1999). Plus récemment, on constate que les migrations des
années 1990 se démarquent par exemple de celles des périodes précédentes : quand ces
dernières sont davantage le fait de migrants relativement modestes et peu qualifiés, l’Algérie
des années 1990 voit émigrer une fraction nettement plus qualifiée de sa population,
notamment en réaction à la situation politique et sécuritaire du pays (Bouklia-Hassane, 2010).
Afin de pouvoir comparer des trajectoires familiales et individuelles, nous avons opté pour une
combinaison précise de critères d’homogénéisation et de diversification du corpus.
Sur les points communs choisis, nous avons décidé de travailler sur des descendants
directs de deux immigrés algériens, immigrés qui se sont installés en France à une époque de
forte émigration vers la France, autour de la guerre d’indépendance (Stora, 2009). On constate
bien sûr un décalage entre les dates d’arrivée des hommes et des femmes, l’immigration
33
Comparaison actualisée dans un article écrit à quatre mains, voir Bidet, Wagner, 2012.
algérienne étant d’abord (chronologiquement) une immigration masculine. Les pères de notre
corpus se sont installés en France entre 1948 et 1972 ; les mères entre 1948 et 1985.
Connaissant des parcours diversifiés dans le pays d’origine, ces immigrés partagent cependant
une condition sociale proche à l’arrivée en France : une grande partie des pères sont alors
ouvriers, et les mères très souvent femmes au foyer. Les années passant, certaines mères ont
progressivement occupé un emploi, et des pères ont connu une petite promotion sociale en
devenant par exemple ouvrier qualifié ou employé de service. Pour quelques exceptions, l’un
des deux parents est arrivé en France de manière très précoce (en étant mineur, en compagnie
de ses propres parents).
Pour faciliter encore la comparaison et rendre possible un travail de terrain
ethnographique, nous avons également pris le parti de concentrer notre investigation sur une
région d’Algérie choisie d’abord pour l’importance des flux migratoires la reliant avec la
région d’enquête en France – la région lyonnaise34. Nous avons décidé de concentrer notre
travail sur des familles originaires de la région de Sétif, forte région d’émigration en particulier
à destination de la région lyonnaise (Montagne, 1954 ; Massard-Guilbaud, 1995). Cette
focalisation sur une région d’origine a permis de construire un terrain à cheval entre la France
et l’Algérie, en concentrant les terrains estivaux en Algérie (2009, 2010 et 2011) sur les
vacanciers de la région de Sétif. Cette région a de plus pour intérêt et particularité d’être située
à l’écart de la zone littorale (à 80 km de la mer, par une route de montagne), situation
géographique qui nous a permis de distinguer plus aisément la dimension « familiale » et la
dimension « balnéaire » des vacances passées en Algérie35.
Enfin, parce que l’objet de notre recherche n’est pas tant de comprendre pourquoi
certains partent et pourquoi d’autres ne partent pas mais plutôt de saisir la diversité des
pratiques sur place, nous avons essentiellement interrogé des descendants d’immigrés qui sont
effectivement parti au moins une fois en Algérie à l’âge adulte. La fréquence de ces différents
séjours reste, quant à elle, bien plus variable (plusieurs fois par an ou une fois tous les 5-10 ans
par exemple). Aussi notre corpus qualitatif n’a pas vocation à statuer sur les raisons de ne
pas/plus partir en Algérie, et encore moins de calculer la proportion des partants et des non
partants parmi les descendants d’immigrés.
Parallèlement à ces critères d’homogénéisation, nous avons tenu à rendre compte de la
diversité de la population ainsi délimitée. Nous avons d’abord choisi d’élargir la tranche d’âge
retenue pour aller contre les représentations sociales ou les catégories de l’action publique
selon lesquelles il semblerait que « les jeunes issus de l’immigration se cachent pour vieillir »
(Simon, 2000). Entre les aînés et les benjamins de fratries souvent nombreuses issus
d’immigrés des années 1950-1970, il peut souvent y avoir une dizaine d’années d’écart. Aînés
et benjamins connaissent alors des socialisations très différentes, aussi bien dans la famille
(avec l’évolution des modes d’éducation au fil de l’installation en France) qu’à l’école (avec
l’évolution du système scolaire, notamment la démocratisation de l’enseignement secondaire
général à partir des années 1970-1980), et plus largement dans le pays d’immigration
34
Si la région lyonnaise a d’abord été choisie pour des raisons pratiques (thèse conduite au sein de l’Université de
Lyon), elle constitue un terrain d’enquête pertinent pour un travail sur l’immigration algérienne en raison de
l’ancienneté et de l’importance des migrations issues d’Algérie (Massard-Guilbaud, 1995).
35
Des cartes de situation sont présentées en annexe 1.
(évolutions politiques et sociales en France) et dans le pays d’émigration. Des études de cas
telles que celles proposées par Sayad sur Zahoua, « enfant illégitime », brillante étudiante et
fille de parents immigrés algériens (Sayad, 2006b) ou par Stéphane Beaud sur Amin « un
ouvrier fils d’immigré pris dans la crise » (Beaud, 1996), montrent à quel point les trajectoires
des membres d’une même fratrie peuvent varier – selon l’âge et la position dans la fratrie, mais
aussi selon le sexe. Notre corpus réunit donc des descendants d’immigrés nés entre 1961 et
1992, regroupant plusieurs générations (au sens sociologique) d’enfants d’immigrés – pour
reprendre l’analyse de Beaud et Masclet (2006) déjà citée plus haut sur les différences entre la
« génération beur » et la « génération des cités ». Les différences d’âge sont souvent corrélées
avec des différences de situation dans le cycle de vie et donc des variations dans les situations
conjugales rencontrées (célibat, union avec ou sans enfant). Notre corpus est également
diversifié du point de vue du sexe, là encore pour mettre à distance les représentations
dominantes où les « enfants d’immigrés » sont d’abord les jeunes hommes visibles dans les
espaces publics des cités, et pour rendre compte des différenciations sexuées à l’œuvre dans les
pratiques de vacances en Algérie comme dans d’autres sphères de la vie sociale (voir
notamment Guénif Souilamas, 2000). Pour sortir d’un autre cliché associant « enfant
d’immigré » aux formes urbaines des cités, nous avons également préféré diversifier les lieux
de résidence actuels et passés de nos enquêtés en France plutôt que de produire une
monographie centrée sur des lieux de forte concentration de population immigrée. Enfin, et de
manière un peu corrélée au point précédent, nous avons voulu interroger des descendants
d’immigrés ayant connu des trajectoires sociales variées, mobilité très ascendante pour certains
(à l’image de la population enquêtée par Emmanuelle Santelli dans sa thèse sur les itinéraires
de réussite d’enfants d’immigrés algériens, 2001), mobilité surtout structurelle pour d’autres (à
l’image des « premières générations » de bacheliers, enfants de la démocratisation scolaire,
étudiés par Beaud, 2002) ou de petite mobilité sociale (à l’image des « jeunes en voie
d’insertion », un des six groupes identifiés par Eric Marlière au sein des « jeunes de cité »
rencontrés dans sa recherche, Marlière, 2005), ou en situation de maintien dans les classes
populaires voire de marginalisation sociale (à l’image, par exemple, des « galériens » ou des
« délinquants » dans Marlière, 2005).
Le matériau principal : des entretiens ethnographiques multi-situés
Afin de saisir les pratiques actuelles de vacances ainsi que leurs évolutions dans le
temps, nous avons mis en œuvre une méthodologie hybride de type ethnographique, combinant
entretiens approfondis (croisant récits de vie et récits de pratiques) et observations en Algérie
aussi bien au sein des espaces familiaux que des espaces touristiques (essentiellement
balnéaires). Nous nous sommes efforcées de réinscrire une grande partie des entretiens dans
une enquête ethnographique plus large, par observation directe des pratiques de vacances et par
multiplication des contacts au sein d’un même milieu d’interconnaissance. Une partie des
enquêtés ont ainsi été interrogés en France, puis revus en Algérie sur leur(s) lieu(x) de
vacances, et parfois encore revus sur leur lieu de vie en France, de manière plus informelle.
Ainsi, par exemple, j’ai rencontré Dounia (F, 35 ans, CAP, sans activité, mariée, Imm)36 au
printemps 2008 à l’occasion d’une première phase exploratoire menée dans des agences de
voyage spécialisées ver le Maghreb du quartier à centralité immigrée (Toubon, Messamah,
1990) de Lyon – la Guillotière ou « Place du Pont » (Battegay, 2003). Je l’ai revue quelques
mois plus tard, au début de l’année 2009, dans son appartement de Vaulx-en-Velin pour un
entretien approfondi. Dounia m’a ensuite proposé de nous revoir pendant ses vacances
algériennes, et mon premier terrain algérien, l’été 2009. Nous partageons alors une journée sur
la plage, près du village d’origine de son mari, un immigré arrivé en France à l’âge de 20 ans.
Je revois Dounia à son domicile français l’hiver 2010, pour une visite de « courtoisie », afin
d’avoir le récit sur la fin de ses vacances de l’été 2009 – puisqu’elle m’avait annoncé sur la
plage qu’elle avancerait sûrement son retour, en raison d’une mésentente avec sa belle-famille.
Dounia m’invite alors à la revoir une fois de plus l’été suivant dans sa nouvelle maison en
Algérie. Je revois le couple sur Vaulx-en-Velin, entre leur domicile et le centre social où
travaille son mari (je cherche à recruter de nouveaux enquêtés à travers ce centre social), en
juin 2010, avant de nous retrouver en Algérie en juillet de la même année. Dounia et son mari
Ali m’invitent alors à passer une semaine dans leur nouvelle maison sur place. J’y séjourne
donc six jours, en même temps que la famille algérienne de Dounia venue d’une région du sud
du pays pour découvrir cette nouvelle construction et profiter de la plage. Une partie des
enquêtés rencontrés en France n’a pas pu être revue en Algérie pour la simple raison qu’ils n’y
partaient pas dans les périodes où j’étais sur place (notamment parce qu’ils préfèrent partir en
dehors de la saison estivale). J’ai approfondi l’investigation sur certains de ces enquêtés en
rencontrant plusieurs personnes de leur milieu d’interconnaissance, des membres de leur
famille (fratrie, cousins) ou des amis. Ainsi, j’ai d’abord interrogé Leïla (F, 28 ans, doctorante
en Sciences du Langage, célibataire), une jeune doctorante en sciences du langage, qui n’est
retournée qu’épisodiquement en Algérie depuis qu’elle est majeure. Elle m’a mise en contact
avec une de ses amies d’études, Loubna (F, 28 ans, doctorat de sociologie en cours, célibataire),
qui elle est souvent partie en Algérie enfant et continue à s’y rendre régulièrement – mais plutôt
hors saison. Loubna m’a introduite auprès d’une de ses jeunes sœurs, Faïza (F, 22 ans, 2e année
de licence LEA, célibataire). J’ai enfin eu l’occasion d’interroger la cousine éloignée de
Loubna et Faïza, qui a grandi dans la même petite ville de la périphérie lyonnaise que les deux
autres jeunes filles.
Le recrutement de mes enquêtés a suivi des voies très variées, pour répondre à
l’impératif de diversification de mon corpus. Au début de ma recherche, j’ai recruté de manière
aléatoire au sein des files d’attente des agences de voyage spécialisées sur le Maghreb. Ce
mode d’entrée m’assurait de rencontrer des individus susceptibles de partir effectivement en
Algérie, sinon régulièrement du moins ponctuellement au moment où je les rencontrais. J’ai
ensuite diversifié les prises de contact, en recourant à différentes voies possibles : mes propres
réseaux d’interconnaissance (amis, réseau associatif), certains centres sociaux de la région
lyonnaise, le forum de discussion du site internet « Sétif.info » – un site internet consacré à
36
Afin que le lecteur puisse rapidement situer socialement les enquêtés cités, nous proposons une présentation
synthétique de leurs principales caractéristiques sociales tout au long du manuscrit : sexe, âge au moment de
l’entretien, niveau de diplôme, profession, situation familiale, statut migratoire du conjoint (DI = Descendant
d’Immigré ; Imm = Immigré). Le prénom des personnes a été modifié, afin de garantir – dans la mesure du
possible – leur anonymat. Un tableau récapitulatif des enquêtés est disponible en annexe 2.
l’actualité de la région de Sétif hébergeant une partie « forum » où les internautes peuvent
échanger sur différents sujets ayant trait à la vie sétifienne. Les entretiens ainsi menés en région
lyonnaise ont pu donner lieu à la multiplication des contacts avec les mêmes enquêtés, entre la
France et l’Algérie. Mais trop peu de ces enquêtés se rendaient en Algérie aux mêmes périodes
que moi, ou exactement dans les mêmes régions (se limiter aux « Sétifiens » d’origine n’étant
pas toujours évident). J’ai donc encore élargi mon corpus en décidant de recruter mes enquêtés
directement pendant mes terrains algériens, à l’occasion des vacances passées en Algérie par
ces enquêtés.
Le premier séjour de terrain de l’été 2009 a surtout été l’occasion de découvrir l’espace
touristique algérien (villes touristiques, zones balnéaires réputées et cotées, espaces publics
sétifiens) et de revoir quelques enquêtés interrogés précédemment à Lyon. Je l’ai effectué sans
contact institutionnel sur place, mais en compagnie d’une amie elle-même fille d’immigrés, très
diplômée (normalienne et agrégée de l’éducation nationale), étant peu partie en Algérie dans
son enfance et encore moins depuis sa majorité. C’est suite au décès de son père et en rapport
avec mon choix de sujet de thèse, qu’elle me propose de m’accompagner l’été 2009. En sa
compagnie, nous passons quelques temps dans sa famille algérienne, dans un petit village,
avant de retrouver certains de mes enquêtés sur la côte algérienne et à Sétif.
L’année suivante, en 2010, je pars seule en concentrant mon séjour de cinq semaines sur
la ville de Sétif même. J’y retrouve peu d’enquêtés rencontrés à Lyon et décide d’enrichir mon
corpus en recrutant des vacanciers directement dans les espaces publics de la ville. C’est cette
année-là que je fais la découverte des espaces de sociabilité des jeunes descendants d’immigrés
en vacances dans la ville. Je « recrute » quelques enquêtés que je reverrai à Lyon les mois
suivants et qui me mettront en contact avec des membres de leur famille ou de leurs cercles de
sociabilité. Ainsi, l’été 2010, je rencontre Warda (F , 33 ans, BTS Gestion, directrice d’un foyer
Adoma, mariée, DI), jeune femme de 30 ans, mariée et mère de deux enfants. Elle passe ses
vacances entre Sétif – ville d’origine de ses parents – et Boussaâda, ville d’origine de ses
beaux-parents. Sur place, elle me fait visiter la maison de sa famille d’Algérie (de sa famille
maternelle, où vivent encore un cousin marié et des cousines célibataires) dans laquelle elle dit
passer une bonne partie de son séjour ; je découvre aussi la maison construite par ses parents
dans un autre quartier de la ville. Lors de ces visites, je croise bien sûr les cousines algériennes
de Warda, mais aussi ses sœurs également en vacances à la même période, ses parents et ses
enfants. Enthousiaste à l’égard de mon sujet de recherche, Warda m’invite à la recontacter une
fois sur Lyon : elle me met en relation avec deux de ses sœurs (Nora et Karima), un de ses
frères et surtout son épouse (« tu verras, elle c’est encore un cas différent parce que sa mère a
grandi ici [en France] »), un de ses collègues de travail (« lui il part plus du tout, on a pas du
tout la même vision du bled, c’est une autre génération [elle est née en 1977, lui en 1963] »).
Par boule de neige, les sœurs de Warda me renvoient encore vers d’autres enquêtés : Nora me
met en contact avec sa voisine de palier, la jeune Nesrine (F, 19 ans, bac professionnel en
cours, célibataire) que je reverrai en Algérie notamment pour le mariage d’une de ses sœurs
célébré sur place ; Karima me présente une amie très impliquée dans la vie associative de sa
commune. Et c’est Karima qui m’offre un hébergement à Sétif pour mon séjour de trois mois
de l’été 2011, dans son appartement du centre de Sétif – appartement acheté par sa belle-famille
après son mariage puisque Karima s’est mariée en Algérie, au début des années 1990, avec un
natif d’Algérie et a vécu sur place quelques années.
L’année 2011, je cherche à corriger le biais principal de recrutement de l’été précédent
dans la mesure où j’avais concentré mes prises de contact sur les espaces publics de la ville de
Sétif. Je n’avais alors principalement rencontré que des vacanciers basés sur la ville même de
Sétif, et peu de vacanciers séjournant dans les espaces ruraux alentours. Pour diversifier ce
recrutement, après des tentatives infructueuses auprès des autorités municipales de plusieurs
communes de la région administrative de Sétif, j’ai réussi à contacter une bonne partie de mon
corpus de cet été directement à l’aéroport de Sétif, à l’arrivée des vols en provenance directe de
Lyon37. Ce recrutement m’a permis de prendre contact avec des personnes ne passant que peu
de temps dans la ville de Sétif même car basées dans des petites villes ou des villages des
alentours. C’est ainsi que je rencontre par exemple Farès (H, 34 ans, Bac +2, éducateur, marié,
Imm), arrivé à l’aéroport le 27 juillet, avec une de ses jeunes sœurs et un de ses frères. Farès et
sa famille passent leurs vacances dans le village où leur père est né, au sud de la wilaya38 de
Sétif. Farès ne vient que très ponctuellement sur Sétif, et n’y reste que quelques heures. Une
fois le contact pris à l’aéroport, Farès m’invite à venir passer une journée dans leur maison
familiale, pour faire l’entretien et visiter les lieux. J’y rencontre ses parents ainsi que deux de
ses frères et une de ses sœurs. Je revois ensuite Farès en décembre 2011, sur Lyon, chez lui,
pour obtenir des compléments sur son entretien mais surtout pour partager avec lui les photos
de ses vacances en Algérie de différentes époques.
Par ces différents moyens, j’ai donc pu interroger, de manière formelle, 56 descendants
d’immigrés, pour la plupart nés en France de deux parents immigrés, une petite partie étant née
en Algérie mais étant arrivée très jeune en France. Ces 56 entretiens ont été inégalement
exploités dans notre travail d’analyse, en fonction de la richesse des informations collectées
dans et autour de ces entretiens. Si certains chapitres proposent une analyse comparative
relativement exhaustive du corpus (chapitres 2 et 3 par exemple), d’autres chapitres proposent
des focus sur certains cas particulièrement exemplaires des processus étudiés (c’est le cas du
chapitre 4) ou sur certaines sous-catégories de notre population (chapitres 5 et 6). Les profils de
ces enquêtés, ainsi que les modes de leur recrutement, sont présentés en annexe 2. Les
entretiens, guidés sur des grands thèmes mais non directifs, avaient pour but de saisir
l’historique des vacances passées en Algérie – en parallèle avec le récit de la migration des
parents et de leur installation en France. Ils prenaient en partie la forme d’un récit de vie, quand
nous demandions aux personnes interrogées de rendre compte de l’évolution de leurs séjours
algériens en parallèle de leur propre parcours de vie. Parallèlement, la conduite de l’entretien
orientait les enquêtés vers la production de récits de pratique de vacances, passées et présentes.
37
Ayant pris acte de l’importance des flux surtout estivaux entre Lyon et l’Algérie et du potentiel particulier d’une
ligne reliant la métropole rhônalpine à la région sétifienne, l’aéroport de Lyon et la compagnie Air Algérie ont
décidé de mettre en place une nouvelle liaison depuis avril 2006 reliant directement Lyon à Sétif. Une illustration
chiffrée de l’importance des flux estivaux vers l’Algérie, et notamment Sétif, depuis l’aéroport de Lyon : en
janvier 2007, l’aéroport de Lyon enregistre 7339 passagers au départ de l’Algérie dont 1280 pour Sétif,
représentant respectivement 2,9% et 0,5% du total des départs depuis l’aéroport ; en juillet 2007, ce sont 32208
passagers qui partent pour l’Algérie, et 4200 pour Sétif, soit respectivement 8,2% et 1% des passagers au départ de
Lyon ce même mois. Source : http://www.lyonaeroports.com
38
La wilaya correspond au découpage administratif du territoire algérien. Chacune des 48 wilayat du pays est
dirigée à partir de la capitale de la wilaya par un wali (équivalent de préfet) nommé par l’Etat, et subdivisée en
daïrat – regroupements de communes.
Les séjours en Algérie ont permis de comparer ces discours sur les pratiques avec les
pratiques observées sur place et de préciser les modes d’interaction de ces personnes suivant les
situations (dans la famille élargie, dans les espaces publics urbains ou balnéaires, dans les
espaces fermés de consommation). Les modalités de ces observations ont varié en fonction des
circonstances : accueil au sein de la résidence secondaire familiale, partage d’activités de loisir,
rencontre dans les lieux de consommation touristique (complexe balnéaire, plage, parc
d’attraction).
La réalisation d’entretiens dans les résidences secondaires des personnes interrogées (ou
plus souvent de leurs parents) m’a permis d’étudier les formes d’aménagement et d’occupation
de ces espaces, et de partager une partie du quotidien vacancier de mes enquêtés. Certains
enquêtés m’ont de plus invitée à revenir les voir à l’occasion d’une invitation à déjeuner ou à
dîner, ou de la célébration d’un mariage ou d’un baptême. Enfin, certains enquêtés m’ont
hébergée plusieurs jours dans leur résidence secondaire, me permettant de partager quelques
jours leur quotidien. L’été 2009, j’ai par exemple été hébergée par Djamila (F, 47 ans, BEP,
employée de saisie informatique, mariée, Imm) dans la maison secondaire achetée par sa mère
à Sétif pendant cinq jours. Rencontrée précédemment à Lyon dans une agence de voyage,
Djamila était enthousiaste à l’idée de me revoir en Algérie : elle se pose alors en guide
touristique, me faisant découvrir les différents quartiers de la ville, les spécialités culinaires (et
notamment ses « madeleines de Proust »), et le site archéologique de Djemila situé à une
soixantaine de kilomètres de la ville. Dans sa maison d’Algérie, nous cohabitons avec un jeune
cousin et sa famille (son épouse et ses deux jeunes enfants). Djamila de son côté est venue
passer ses vacances avec les deux plus jeunes de ses trois enfants (10 et 14 ans). Ce séjour en
compagnie de Djamila me permet à la fois d’observer les relations familiales au sein de la
maison secondaire, entre famille de France et famille d’Algérie ; il me permet aussi de me
familiariser avec les espaces publics et de consommation de la ville de Sétif, avec notamment
un tout premier aperçu des espaces de sociabilité de certains jeunes vacanciers.
A Sétif, j’ai passé aussi beaucoup de temps au sein des espaces de sociabilité de jeunes
vacanciers venus de France dans la ville de Sétif : j’ai pu y observer les sociabilités amicales
déployées dans ces espaces en passant de nombreuses soirées en compagnie de ces jeunes –
souvent des jeunes garçons (ainsi qu’une minorité de filles) peu diplômés issus de quartiers
populaires en France, catégorie de descendants d’immigrés que j’avais du mal à interroger de
manière trop formelle pendant mes campagnes d’entretien à Lyon en raison peut-être d’un
décalage social (âge, sexe, niveau de diplôme) trop grand entre eux et moi. Une petite partie de
ces enquêtés ont accepté de réaliser des entretiens plus formels, dans leurs espaces familiaux –
mais la plupart étaient plutôt réticents à me faire entrer dans ces espaces (notamment en raison
de mon sexe, plusieurs jeunes garçons étant opposés à l’idée d’introduire une jeune femme
dans leur famille). J’ai pu retrouver une partie de ces jeunes vacanciers dans les espaces
balnéaires les plus proches de la ville de Sétif, dans la région de Bejaïa. L’année 2011, j’ai
aussi revu une partie de ces enquêtés, toujours dans les lieux de sociabilité spécifiques à cette
population.
Enfin, j’ai conduit plusieurs courts séjours d’observation dans des stations balnéaires de
la côte algérienne. Outre un rapide séjour dans la région oranaise, notamment sur des plages
privées des environs d’Oran, j’ai passé plusieurs séjours dans un complexe touristique de la
région de Bejaïa, rencontrant de manière informelle plusieurs vacanciers (Algériens résidant et
descendants d’immigrés) et interrogeant la direction du complexe sur sa clientèle.
Si l’analyse du regard porté par les différentes strates de la population algérienne sur les
vacanciers venus de France ne faisait pas directement partie de mon sujet, mes trois séjours
algériens ont bien sûr été l’occasion de recueillir, de manière annexe, quelques discours
produits par les locaux sur les vacanciers qu’ils appellent « immigrés ».
Pour finir, les entretiens et les observations ont été complétés par la collecte moins
systématique de matériaux secondaires autour de mes enquêtés. J’ai notamment revu une partie
de mes enquêtés chez eux en France pour regarder avec eux les photographies amassées
pendant de longues années de « vacances au bled », photographies d’enfance ramenées de chez
leurs parents et photographies plus récentes. Par ailleurs, j’ai gardé contact avec une partie de
mes enquêtés – essentiellement les jeunes rencontrés dans les lieux de sociabilités « immigrés »
de Sétif – à travers l’ouverture d’un compte facebook après l’été 2010, interface qui m’a permis
d’échanger avec ces enquêtés et de suivre l’évolution – pendant l’année – des formes de
sociabilité observées initialement dans les cafés de Sétif. Ces matériaux seront mobilisés de
manière beaucoup plus ponctuelle, avec les précautions nécessaires à l’utilisation de telles
données collectées a posteriori de manière non systématique.
Nous ne développons pas ici l’analyse réflexive des différentes situations d’entretien et
d’observation, dans la mesure où nous estimons que cette analyse n’a de pertinence que
lorsqu’elle est mobilisée pour affiner la compréhension des phénomènes sociaux observés (à la
manière de ce que propose Gérard Mauger sur son expérience d’enquêteur en milieu populaire,
Mauger, 1991). Pour éviter de faire de cette réflexivité un passage obligé de tout apprenti
sociologue et pour rappeler toute la portée heuristique de l’auto-analyse du chercheur, nous
mobiliserons cette approche réflexive des conditions d’enquête tout au long du manuscrit, au
service de la compréhension des processus étudiés.
Les matériaux de contextualisation : archives, documents institutionnels et bases de
données statistiques
Notre souci d’historiciser l’étude des vacances au bled et de réinscrire les récits de vie
dans l’évolution des discours et pratiques de l’Etat d’émigration à l’égard de ses émigrés nous a
amenée à conduire un travail complémentaire essentiellement basé sur trois types de
matériaux : le journal (hebdomadaire ou bimensuel, suivant les époques) publié entre 1965
et 1991 par l’Amicale des Algériens en Europe, principale courroie de transmission de l’Etat
algérien en France ; des rapports émanant de l’Etat algérien sur ses positions à l’égard de sa
« Communauté nationale à l’étranger » ou sur sa politique touristique dans les années 1990 et
les années 2000 ; des entretiens menés durant l’été 2011 auprès de hauts responsables de la
politique touristique algérienne (directeur de la Communication du Ministre du Tourisme et de
l’Artisanat, directeur de l’Office National du Tourisme, directeur de l’Ecole Nationale
Supérieure de Tourisme, directeur d’un complexe touristique géré par l’Etat) ou chargés des
relations avec l’émigration (député chargé de la commission des affaires étrangères, en charge
de l’émigration)39. Ces sources et les précautions à prendre pour leur exploitation seront
exposées dans le premier chapitre de la thèse.
Enfin, nous avons cherché à inscrire notre enquête ethnographique, essentiellement
qualitative, dans un cadrage statistique plus large. Pour ce faire, deux enquêtes statistiques de
grande ampleur étaient susceptibles de nous fournir des données de cadrage, mais elles n’ont
pas été ici très exploitées en raison d’un manque de recoupement des populations étudiées.
Nous avons d’abord récupéré la base de données de l’enquête « Vacances » de l’INSEE,
correspondant à la partie variable de l’enquête annuelle sur les Conditions de vie des Français,
partie variable réalisée périodiquement. A travers la dernière version en date de cette enquête,
réalisée en 2004, nous avons voulu interroger la particularité des séjours de vacances qui nous
intéressent par rapport aux vacances de l’ensemble de la population française. Si l’enquête offre
des informations intéressantes sur les séjours de vacances de personnes immigrées, elle ne
permet pas de travailler spécifiquement sur les vacances de descendants d’immigrés – cette
catégorie n’étant identifiable que dans certaines enquêtes spécifiques du système statistique
public40. De plus, les populations immigrées ne constituant pas une cible majeure de cette
enquête, elles ne sont pas surreprésentées dans l’échantillon et ne se prêtent donc pas toujours à
une analyse détaillée, pays d’origine par pays d’origine.
Par ailleurs, nous avons pu accéder – mais seulement en fin de thèse41 – à la base de
données de l’enquête Trajectoires et Origines réalisée en 2008, sur les trajectoires sociales
d’immigrés et de descendants d’immigrés. Si cette enquête contient dans sa population cible le
sous-groupe (les descendants d’immigrés algériens) qui nous intéressent, elle n’a pas non plus
été très exploitée dans notre travail en raison de la pauvreté des données recueillies
spécifiquement sur les séjours passés dans le pays d’origine. Ainsi seules deux questions du
questionnaire de l’enquête concernent directement notre objet d’étude : « êtes-vous déjà allé
dans le pays de naissance de vos parents ? Oui/Non » et « quand vous étiez jeune, avant vos 18
ans, y alliez-vous ? Au moins une fois par an/moins souvent/jamais ». Si ces questions
permettent de mesurer de manière globale la connaissance directe du pays d’origine des parents
par des descendants d’immigrés de différentes nationalités à travers les séjours effectués dans
ce pays, elles ne permettent pas une analyse plus fine, ne serait-ce que de la fréquence de ces
séjours. Les modalités de réponse à la deuxième question paraissent assez peu pertinentes –
particulièrement la deuxième réponse « moins souvent » passablement floue et imprécise. Ces
questions ne permettent pas non plus d’analyser les caractéristiques des partants et des non
partants chez des descendants immigrés adultes, dans la mesure où cette dimension n’est pas
vraiment interrogée. Les visites dans le pays d’origine semblent alors davantage saisies comme
une dimension de la socialisation primaire (pendant l’enfance) et donc éventuellement comme
39
L’annexe 3 présente la liste de ces sources institutionnelles consultées, recueillies et exploitées.
En 2006, en plein débat sur les « statistiques ethniques », le Conseil d’analyse stratégique publie un rapport de
synthèse sur cette question, et sur les enquêtes incluant déjà des questions sur le pays de naissance et la nationalité
d’origine des parents, telle l’enquête FQP qui inclut une question sur le pays de naissance des parents depuis 1993
(Cusset, 2006). Plus récemment, l’enquête Famille et logement (2011) – annexée à la collecte des données du
recensement – permet d’isoler la catégorie « descendants d’immigrés » sur un échantillon de grande taille (360000
personnes interrogées) à travers ces mêmes questions sur le pays de naissance et la nationalité de naissance des
parents.
41
Pour des raisons de délai de transmission des données d’enquête par l’INED et l’INSEE.
40
variable explicative, que véritablement comme pratique transnationale de maintien de liens
matériels avec le pays d’origine en tant qu’adulte – contrairement aux autres questions de la
même partie du questionnaire portant sur les « relations transnationales » (sur la lecture de
journaux du pays d’origine ou sur les investissements économiques dans le pays d’origine) et
apparaissant donc davantage comme des variables à expliquer par différents éléments de la
trajectoire sociale des enquêtés42.
Plan de la thèse
La thèse se déploiera en trois parties constituées chacune de deux chapitres.
La première partie propose un regard longitudinal sur les vacances au bled en les
réinscrivant dans le « mythe du retour » ou « l’illusion du provisoire » analysée par Sayad à
propos des familles émigrées d’Algérie. Le chapitre 1 analysera la place occupée par les
séjours de vacances des émigrés dans le discours et les politiques de l’Etat algérien, depuis son
indépendance en 1962 jusqu’à aujourd’hui. Pensées initialement comme une étape préalable
vers un retour définitif de ceux qui sont alors désignés comme les « émigrés » par l’Etat
algérien, ces vacances sont progressivement vues comme une manière de mobiliser, à distance,
les membres de la diaspora ou « Communauté nationale à l’étranger », pour reprendre les
nouvelles catégories de désignation utilisées par l’Etat algérien. Pendant de ce regard porté sur
les institutions du pays d’origine, le chapitre 2 propose d’adopter le point de vue des familles
immigrées sur le lien associant vacances algériennes et « mythe du retour », lien étudié à partir
des souvenirs d’enfance des descendants d’immigrés. Si l’idée du retour est présente dans
l’enfance des personnes rencontrées, et particulièrement des enquêtés les plus âgés, elle s’est
progressivement modifiée au fil des années pour prendre davantage la forme de l’alternance
que de la réinstallation définitive dans le pays d’origine des parents.
La deuxième partie adopte elle aussi une perspective diachronique mais en inscrivant les
vacances passées en Algérie non pas dans une perspective de sociologie de l’immigration mais
dans le cadre d’une sociologie des vacances et des pratiques touristiques. Le chapitre 3 mettra
en lumière la progressive acculturation des descendants d’immigrés et de leur famille aux
pratiques de vacances ainsi que la diversification socialement située (en fonction de l’âge et de
la génération, du sexe, de la trajectoire sociale ou encore de la situation conjugale) des
pratiques de vacances, en Algérie ou ailleurs, des descendants d’immigrés interrogés. Ces
derniers sont alors vus comme des vacanciers à part entière, plutôt que des vacanciers
entièrement à part : leurs pratiques de vacances sont alors réinscrites dans une analyse de type
bourdieusienne des pratiques culturelles. Ce chapitre proposera également une étude de
l’évolution de la forme des séjours algériens, et des formes de rupture et de continuité existant
entre ces séjours et les autres séjours de vacances des personnes rencontrées. Le chapitre 4
42
Dans l’enquête MGIS, les visites dans le pays d’origine des parents étaient abordées à travers des questions plus
nombreuses et plus précises. Ainsi par exemple, le questionnaire incluait une question sur le nombre de séjours
passés dans le pays d’origine les trois dernières années. Le seul inconvénient de cette enquête, outre son
ancienneté, est qu’elle a été réalisée en 1992, c’est-à-dire au beau milieu des troubles politiques qu’a connu
l’Algérie et qui a ralenti le rythme des visites des émigrés et de leur famille. Les résultats obtenus concluant à la
rareté de telles visites peuvent alors souffrir d’un biais important.
propose a contrario de voir dans les vacances passées en Algérie des séjours un peu à part,
venant questionner explicitement les sentiments d’appartenance des personnes rencontrées. En
nous intéressant spécifiquement aux manières qu’ont particulièrement certains enquêtés de
réinscrire l’évolution de leurs séjours algériens dans leur récit de vie, nous explorerons les
dimensions mémorielles de ces séjours alors en partie assimilables à une forme de « tourisme
des racines » – tout en discutant du caractère socialement situé (généralement dans la fraction
la plus diplômée de notre corpus) de ce type de discours produit sur les vacances algériennes.
La troisième partie s’écrit quant à elle au présent et s’intéresse aux pratiques actuelles et
matérielles déployées pendant les vacances algériennes. Plutôt que de limiter l’approche des
appartenances aux déclarations explicites (chapitre 4), nous souhaitons les saisir à travers la
description et l’analyse des manières pratiques de prendre part à ces séjours algériens. Le
chapitre 5 s’intéressera davantage à la dimension familiale de ces séjours, dans l’analyse de
relations familiales à géométrie variable entre famille d’orientation (parents, frères et sœurs) et
famille de procréation (conjoint, enfants), famille proche et famille élargie, famille de France et
famille d’Algérie. Ancrage spatial de ces relations familiales, on verra comment la maison du
bled est le siège de relations familiales différenciées. Le chapitre 6 quant à lui portera sur les
espaces non familiaux des vacances au bled. Nous verrons que les espaces balnéaires,
notamment, offrent d’autres configurations de manières d’être en vacances pour les personnes
rencontrées. Nous analyserons le type de relations sociales qui s’y déploient, et nous étudierons
spécifiquement les sociabilités amicales construites et entretenues dans ces espaces,
particulièrement par une partie des descendants rencontrés – des jeunes (entre 18 et 30 ans)
descendants d’immigrés issus de quartiers populaires peu diplômés ou diplômés de cycles
courts.
Extrait du chapitre 1
Figure n° 2 – Quelques couvertures du journal de l’Amicale des Algériens en Europe consacrées aux
vacances : entre séjours balnéaires, retrouvailles familiales et préparation à la réinsertion
Extrait du chapitre 6
Figure n° 12 – Les plages familiales
Figure n° 13 – Les plages privées