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"Traduire et Introduire" - Tracés Hors-Série 2014

2014

Revu e d e Sc i en c es h u m ai n es Traduire et introduire Calveiro / Smail / Strathern Coordonné par Olivier Allard, Guillaume Calafat et Natalia La Valle 2014 | hors-séri e Revue de Sciences humaines Traduire et introduire Calveiro / Smail / Strathern Coordonné par Olivier Allard, Guillaume Calafat et Natalia La Valle 2014 | hors-série Présentation éditoriale de Tracés. Revue de sciences humaines Comité de rédaction Anaïs Albert, Olivier Allard, Thomas Angeletti, Guillaume Calafat, Sonia Goldblum, Samuel Hayat, Yaël Kreplak, Natalia La Valle, Cécile Lavergne, Marc Lenormand, Éric Monnet, Christelle Rabier, Pierre Saint-Germier, Lucie Tangy et Barbara Turquier Remerciements Damien Boquet, Jean-Baptiste Eczet, Maxence Gaillard, Greta Lindquist, Chloé NahumClaudel, Piroska Nagy, Anne-Christine Taylor Comité scientifique Howard S. Becker, Sacha Bourgeois-Gironde, Olivier Cayla, Olivier Christin, Jacques Commaille, Jean-Charles Darmon, Philippe Descola, Vincent Descombes, Georges Didi-Huberman, Didier Fassin, Ian Hacking, Bernard Lahire, Paul Lichterman, Bertrand Marchal, Jacques Morizot, Paul-André Rosental, Jean-Claude Schmitt, Quentin Skinner et Isabelle Sommier Rédacteur en chef Marc Lenormand Secrétaires de rédaction Sonia Goldblum et Lucie Tangy Fondateurs Paul Costey et Arnaud Fossier Ce numéro a été coordonné par Olivier Allard, Guillaume Calafat et Natalia La Valle Seule l’association Tracés, constituée en personne juridique en vertu de la loi de 1901 sur les associations, est responsable du contenu de cette revue. Pour contacter la rédaction : redactraces@ens-lyon.fr © ENS ÉDITIONS École normale supérieure de Lyon BP 7000 – 69342 Lyon cedex 07 Tél. + 33 4 26 73 11 94 Fax + 33 4 26 73 12 68 Editions@ens-lyon.fr www.ens-lyon.fr/editions/catalogue ISSN 1763-0061 ISBN 978-2-84788-584-2 Directeur de la publication : Jean-François Pinton Sommaire Avant-propos Traduire et introduire les sciences humaines 7 Pilar Calveiro Introduction. Pilar Calveiro : la violence et la mémoire Par Natalia La Valle et Marc Lenormand Politique et/ou violence. Une approche de la guérilla des années 1970 Par Pilar Calveiro (traduction : Natalia La Valle) Autour de l’intervention de Pilar Calveiro Par Alejandra Oberti et Roberto Pittaluga (traduction : Marie-Laure Stirnemann et Natalia La Valle) Quand le phare illumine de mille feux. Promesses et naufrage de l’héritage guévariste Par Vera Carnovale (traduction : Simon Hecht) Penser la violence politique, de l’Argentine à l’Europe. Entretien croisé avec Fanny Bugnon, Isabelle Lacroix et Isabelle Sommier Par Natalia La Valle, Cécile Lavergne, Marc Lenormand et Lucie Tangy 11 17 43 57 73 Daniel L. Smail Introduction. Daniel L. Smail et la « neuro-histoire » Par Guillaume Calafat 85 Civilisation et psychotropie Par Daniel L. Smail (traduction : Marc Lenormand et Christelle Rabier) 87 L’historien, le cerveau et l’ivresse des profondeurs Par Rafael Mandressi 113 Aux paradis artiiciels de l’historien Par Alexandre Vincent 127 Comment la psychologie pourrait être utile aux historiens Par Olivier Morin 139 Retour sur On Deep History and the Brain Par Daniel L. Smail (traduction : Guillaume Calafat) 151 Marilyn Strathern Introduction. Marilyn Strathern et l’anthropologie française Par Olivier Allard 167 Le brevet et le malanggan Par Marilyn Strathern (traduction : Olivier Allard) 175 Marilyn Strathern en Mélanésie : un regard critique sur le genre, les objets et les rituels 203 Par Pascale Bonnemère Vadrouiller dans Partial Connections de Marilyn Strathern Par André Iteanu 223 La théorie sociale après Strathern : une introduction Par Alice Street et Jacob Copeman (traduction : Victor Cova, Barbara Turquier et Olivier Allard) 235 Avant-propos AVAN T- P RO P O S Traduire et introduire les sciences humaines A-t-on encore vraiment besoin de traduire des textes de sciences humaines en français ? La question se pose parfois, et certains soulignent une asymétrie fondamentale : si les auteurs francophones doivent traduire leurs travaux pour espérer avoir une inluence mondiale, l’inverse ne serait pas ou plus vrai. Le monde de la recherche serait uniié par une langue véhiculaire – l’anglais –, la mobilité internationale des universitaires, ou encore l’accès immédiat aux publications électroniques. Publier en français les textes d’auteurs étrangers pourrait avoir un intérêt pour le grand public, mais très peu pour les chercheurs eux-mêmes, puisqu’ils auraient déjà les compétences et les moyens techniques (légaux ou pirates) de lire tout ce qui compte – c’està-dire tout ce qui est disponible en anglais. Sans nier aucunement l’existence d’un espace intellectuel et universitaire mondialisé (en a-t-il jamais été autrement ?), ce hors-série de Tracés repose sur l’idée qu’un tel espace est cependant loin d’être homogène : si beaucoup de travaux étrangers sont (plus ou moins) accessibles aux chercheurs français, ils ne sont pas tous également lus et discutés. Il y a donc un intérêt à débattre spéciiquement de l’œuvre d’auteurs étrangers, qui occupent une place centrale dans leur sphère d’inluence mais n’ont pas suscité l’attention qu’ils ou elles méritent en France. Nous avons choisi de le faire en réunissant plusieurs commentaires qui permettent de présenter et de discuter le travail d’un auteur, dont nous traduisons également un texte signiicatif. Pour ce hors-série, nous avons choisi la politiste argentine Pilar Calveiro, l’historien américain Daniel L. Smail et l’anthropologue britannique Marilyn Strathern. Aucun des trois n’a été complètement ignoré en France, au moins dans leurs disciplines respectives, mais les traduire aujourd’hui nous semble pertinent pour ouvrir la discussion à un auditoire plus large et soulever certains enjeux liés à la réception des textes de sciences humaines. T R A C ÉS 2 01 4 / HORS-SÉRIE PAGES 7-8 AVANT-PR O P O S La qualité et l’originalité des recherches hors des pays francophones et anglophones sont souvent méconnues, alors que la portée du travail de Calveiro dépasse largement le cadre d’un pays ou d’une aire régionale. Analysant l’escalade de la violence qui a marqué l’Argentine dans les années 1970, elle a montré comment la militarisation du conlit entre un État répressif et des organisations révolutionnaires a conduit à l’écrasement d’un mouvement populaire large et radical ; ses travaux interrogent aussi en miroir l’escamotage de la violence politique dans l’histoire récente des démocraties européennes. Smail, pour sa part, est sans doute connu en France pour ses travaux en histoire médiévale. En revanche, son livre On Deep History and the Brain, en partie dirigé contre le créationnisme dont les thèses sont en pleine expansion aux États-Unis, n’a eu qu’un très faible écho en France – sans doute pour cette raison même. Or, les perspectives interdisciplinaires que Smail propose – entre histoire et sciences cognitives – nous semblent y mériter un droit de cité. Le dossier sur Strathern, enin, aborde plusieurs facettes d’une œuvre très variée : anthropologue de la Mélanésie, elle s’est fait connaître en critiquant certains concepts des sciences sociales à partir de son analyse des conceptions locales de la socialité et de la personne, puis elle s’est engagée dans un travail comparatif fondé sur des rapprochements souvent inattendus entre la Mélanésie et l’Euro-Amérique. Son style ardu et sa posture analytique expliquent peutêtre que les Français la reconnaissent (un peu) sans la connaître (vraiment) – état auquel nous espérons remédier. Olivier Allard, pour le comité de rédaction de Tracés 8 Pilar Calveiro INTR O D U CT I O N Pilar Calveiro : la violence et la mémoire N ATALI A L A VAL L E ET MAR C L ENO RMAND Cinquante ans se sont écoulés depuis les premières expressions de violence contestataire en Argentine et en Amérique latine, et pourtant en Argentine, l’étude et l’analyse des organisations qui ont choisi le chemin des armes restent à faire. Historiennes et historiens, politistes, protagonistes de l’histoire récente et tragique du pays, mais aussi de plus en plus de jeunes Argentin-e-s cherchent à comprendre ce passé proche qui a eu de très importantes conséquences sur la société argentine. Timidement, des textes, des numéros de revue et des colloques ouvrent la voie à une réévaluation historique critique, visant à retrouver la richesse politique et culturelle des expériences de lutte armée et laissant de côté une histoire dominante jusqu’à récemment, faite de stéréotypes ou de récits mythiques, qui avait pour but l’autolégitimation. Une des raisons de ce retard argentin est sans doute la défaite brutale et sans appel des organisations révolutionnaires : entre 1973 et 1975, sous des gouvernements constitutionnels, des milliers de militant-e-s de base et plus encore de dirigeant-e-s d’organisations révolutionnaires ont été tué-e-s. Au moment du coup d’État de mars 1976, les groupes armés étaient déjà pour bonne partie anéantis1. Ainsi, ce que la dernière dictature argentine, notamment la junte de Videla, a appelé « lutte contre la subversion »2, représentait en fait une parade discursive pour occulter le plan criminel d’élimination d’une génération entière de militant-e-s des organisations estudiantines, syndicales, politiques ou territoriales, un projet dont le but était d’imposer 1 2 Sous la présidence d’Isabel Perón, entre juillet 1974 et mars 1976, les militaires, la police et les paramilitaires ont obtenu de larges pouvoirs légaux – et illégaux – pour contrôler et réprimer les groupes armés : des zones d’exception pouvaient être instituées, où se tenaient des procès sommaires, et la peine de mort était appliquée. Selon le général Videla, tout individu prétendant bouleverser les valeurs fondamentales de la société, « motivé par des idées contraires à notre civilisation occidentale et chrétienne », était un subversif, un terroriste. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 1-16 NATALIA L A VA LLE E T MA RC LE N O RMA N D le projet néolibéral dans toute l’Amérique latine : ouverture totale aux capitaux étrangers, démantèlement de l’État social, asymétrie des relations entre travailleurs et patronat, inanciarisation de l’économie, transfert de la dette privée vers les inances publiques, etc. Dans Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine, le seul de ses livres jusqu’ici traduits en français, Pilar Calveiro3 souligne que la dernière dictature militaire argentine a tenté de vider la société de tout ce qui dérangeait, anéantissant ses forces vitales et interdisant toute sorte d’activité, de la politique à l’art. Les centres clandestins de détention et de disparition constituaient un double dispositif d’absorption, de disparition et d’oubli : dedans, oubli de l’individu et des lois du monde, et dehors, disparition des détenus et des centres eux-mêmes, par la négation systématique de leur existence (Calveiro, 2006). Cette analyse du pouvoir « disparaisseur », terme forgé par Calveiro pour rendre compte de l’axe central des pratiques étatiques et militaires de lutte anti-insurrectionnelle de la dictature argentine, demeure une orientation structurante de sa rélexion (2012). Elle a notamment appliqué ce paradigme à la « guerre contre le terrorisme » menée sous la houlette du gouvernement américain depuis 2001, mettant en avant la pratique centrale de la « disparation » – à demi dissimulée sous le nom nouveau de rendition – et le réseau de centres de détention secrets qui en assure l’infrastructure logistique. Comme pour la « lutte contre la subversion » menée par les militaires et les paramilitaires argentins, il s’y joue une double logique d’invisibilisation des pratiques et des personnes en regard du droit international, et de mise en visibilité de l’arsenal de la terreur à la disposition des États, à des ins de dissuasion (Calveiro, 2012). Les extraits de Política y /o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años setenta que nous traduisons et publions constituent le prolongement et le complément du travail de Calveiro sur les camps de concentration : si la décennie 1970 est marquée par la violence de la répression étatique, elle l’est aussi par la radicalité du mouvement social argentin, sans laquelle on ne peut comprendre, selon l’auteure, la modalité choisie par l’État argentin de l’époque (avec le soutien des États-Unis, soit dit en passant). Dans Política y/o violencia, l’objet des analyses de Calveiro est l’escalade de violence dans laquelle de nombreuses organisations politiques se sont engagées, pour 3 12 Argentine, résidant depuis 1979 au Mexique où elle s’est exilée, Calveiro est docteure en science politique de l’Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM). Elle travaille désormais comme professeure et chercheuse à la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla (BUAP) et fait partie du Système national de chercheurs du Mexique. Ses travaux portent principalement sur la violence politique, l’histoire récente et la mémoire (Calveiro, 2003, 2006, 2007, 2012, 2013, entre autres). IN TR O D U C T I O N . P I L A R C A LVE I R O n’y trouver au inal que la mort, la disparition ou l’exil. Ce livre s’emploie à récupérer la mémoire de l’action des militants pour reconnaître qu’audelà de l’indéniable – et principale – responsabilité du pouvoir militaire, il existe des zones grises qui doivent être analysées pour comprendre l’histoire argentine récente. Ce travail a connu une réception compliquée en Argentine, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, au tournant des années 1980, les rares militant-e-s qui arrivaient à réchapper des camps et de la torture, lorsqu’ils rejoignaient leurs organisations, n’étaient pas bien accueillis et rarement entendus. Comme cela arriva aux survivants des camps nazis, les survivants des camps argentins se sont d’abord confrontés au déni de leurs expériences de captivité. La spéciicité du cas argentin est que non seulement les survivants étaient dérangeants, mais qu’ils pouvaient être vus comme des traîtres, car il existait une intransigeance de l’organisation selon laquelle il fallait aller jusqu’au bout de la lutte armée, sans possibilité de renoncer à la cause, d’essayer de se protéger ou de changer de stratégie. C’est cette logique propre aux organisations politico-militaires que Vera Carnovale restitue dans son texte intitulé de manière provocante « Quand le phare illumine de mille feux. Promesses et naufrage de l’héritage guévariste ». Carnovale y souligne la fascination exercée par le modèle révolutionnaire cubain et les conclusions qu’en a tirées Ernesto Che Guevara dans La guerre de guérilla (2010), et la façon dont la propagation en Amérique latine du modèle de la « guerre populaire prolongée » a conduit les militant-e-s à penser que la lutte armée pouvait constituer le fondement et le moteur de la transformation sociale. Un deuxième facteur, décisif, qui explique la résistance aux analyses de Calveiro sur la relation entre politique et violence, réside dans les termes dans lesquels, jusqu’au début des années 2000, les luttes politiques des années 1970 – et tout particulièrement la lutte armée – et sa répression ont été abordées en Argentine. Selon la théorie dite « des deux démons », promue par le premier gouvernement démocratiquement élu, après la in de la dictature, le conlit s’était limité à un afrontement entre guérillas et militaires, le reste de la société étant « pris en otage » entre deux forces maléiques qu’on renvoyait dos à dos. Cette théorie a constitué le soubassement de l’impunité accordée aux militaires. En efet, si des procès après la sortie de la dictature, en 1985-1986, ont condamné la haute hiérarchie militaire, ils ont été suivis, sous divers gouvernements, de lois d’amnistie en 1986 et 1987, puis de grâces présidentielles en 1989. Les rares condamnés qui restaient en prison à la in des années 1980 ont tous été libérés, et entre ce moment-là et 2003, quinze années d’impunité absolue se sont écoulées pendant lesquelles tous les tortionnaires, les responsables des camps étaient libres, la justice ne 13 NATALIA L A VA LLE E T MA RC LE N O RMA N D pouvant les juger ou les rejuger, malgré le combat incessant des organismes de défense des droits de l’homme (Mères et Grand-mères de la place de Mai, enfants de disparus et exilés…) et de nombreux secteurs de la population. Une telle situation a rendu très diicile une lecture historique critique des expériences politiques armées des avant-gardes militantes. Airmer, comme le fait Calveiro, que les groupes armés ont été anéantis aussi à cause de choix politiques erronés et des fonctionnements qui étaient les leurs, représentait non seulement une diiculté morale pour les survivants mais aussi un danger pour la lutte pour les droits de l’homme. À partir de 2003, les procès ont pu reprendre grâce à l’annulation des lois d’impunité : rendre la justice était à nouveau possible. C’est ce qui explique sans doute que Calveiro ait pu publier deux ans plus tard, en 2005, Política y/o violencia. Cette question centrale des conditions matérielles, scientiiques et idéologiques de réception des travaux sur la violence politique, dans des contextes proches géographiquement et temporellement, constitue d’ailleurs le il rouge de l’entretien croisé avec Fanny Bugnon, Isabelle Lacroix et Isabelle Sommier, intitulé « Penser la violence politique, de l’Argentine à l’Europe », qui clôt ce dossier consacré à Calveiro. Ces trois politistes, qui se penchent sur le militantisme radical et le recours à la lutte armée en Europe de l’Ouest depuis la in des années 1960, reviennent sur les spéciicités comparées de l’Europe et de l’Argentine dans la place et la perception de la lutte armée dans la vie politique. Elles traitent aussi des éléments qui ressortent du fonctionnement des organisations de lutte armée, depuis les questions de genre jusqu’aux formes de justiication du recours aux armes. Aujourd’hui, les rélexions de Calveiro s’inscrivent dans un contexte éditorial, scientiique et mémoriel plus large, porté notamment entre 2005 et 2009 par la revue Lucha Armada en Argentina4, qui a accueilli des textes de formats et d’ambitions divers : entretiens, mémoires, analyses livrés notamment par des militant-e-s portant un regard critique sur la lutte armée, à l’image d’Oscar Terán (2004, 2006), un des premiers à avoir ouvert cette polémique. Les dix dernières années ont vu également la publication d’ouvrages proposant une histoire documentée des organisations engagées dans la lutte armée, aussi bien les trotskistes de l’ERP que les péronistes de Montoneros (Carnovale, 2011 ; Vezzetti, 2009). Enin, le travail de mémoire a pu s’engager à travers des projets comme Memoria Abierta. Alejandra Oberti et Roberto Pittaluga (2006), qui tous deux participent au volet « archives orales » de Memoria Abierta, se sont penchés sur les diverses formes artis4 14 On pourra consulter la revue [en ligne], [URL : http://www.ejercitarlamemoria.com.ar/lucha/ index.html], consulté le 11 mai 2014. IN TR O D U C T I O N . P I L A R C A LVE I R O tiques, notamment ilmiques, d’interprétation et de réappropriation de la militance des années 1970. Dans leur texte « Autour de l’intervention de Pilar Calveiro », que nous publions à la suite des extraits de Política y/o violencia, ils ofrent une rélexion sur les enjeux et les modalités du travail réalisé par Calveiro : celle-ci se livre, selon Oberti et Pittaluga, à une « intervention », à un exercice de réhistoricisation qui vise à rendre intelligibles des logiques et des événements que le temps et le travail d’efacement mené par la dictature ont pu rendre « incompréhensibles ». Il s’agit de rouvrir ce passé, pour restituer les logiques contradictoires et la richesse de l’expérience militante des années 1970. Si le style de Calveiro est incisif, et sa démonstration souvent à charge contre les directions autoritaires, bureaucratiques et avant-gardistes des organisations lancées à corps perdu dans la lutte armée sans perspective de victoire militaire, son ouvrage ne constitue pas un reniement des ambitions transformatrices du mouvement social radical des années 1970. Bien au contraire, c’est en raison des efets délétères de la lutte armée sur un mouvement social à large assise populaire que Calveiro, en tant qu’ancienne militante de Montoneros, en propose un bilan critique. Revenir de manière critique et autocritique sur le militantisme des années 1970, c’est aussi rappeler la possibilité d’un projet politique que la dictature s’est employée à faire disparaître. Si les militaires ont gagné, en ce sens qu’ils ont imposé leur modèle, ils n’ont jamais pu produire une pensée unique, airmait Calveiro dans un entretien accordé à la in des années 1990. On tend à raconter l’expérience des disparus comme celle d’une masse inerte aux mains d’un pouvoir absolu, mais, selon Calveiro, qui s’appuie sur de nombreux témoignages, « il n’y a pas de pouvoir absolu. Il faut récupérer la résistance et ses vertus quotidiennes », ce qui va de pair avec « l’examen des responsabilités du passé » chez les militant-e-s et les organisations armées5. Bibliographie Calveiro Pilar, 2003, Redes familiares de sumisión y resistencia, Mexico, UACM. — 2006, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine, Paris, La Fabrique. — 2007, « Torture : new methods and meanings », South Central Review, vol. 24, no 1, p. 101-118. 5 María Moreno, « Fisuras del poder » [entretien avec Pilar Calveiro], Página12 [en ligne], [URL : http://www.pagina12.com.ar/2000/suple/las12/00-01-21/nota1.htm], consulté le 11 mai 2014. Nous traduisons. 15 NATALIA L A VA LLE E T MA RC LE N O RMA N D — 2012, Violencias de Estado. La guerra antiterrorista y la guerra contra el crimen como medios de control global, Buenos Aires, Siglo XXI. — 2013, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años setenta, Buenos Aires, Siglo XXI. Carnovale Vera, 2011, Los Combatientes. Historia del PRT-ERP, Buenos Aires, Siglo XXI. Guevara Ernesto Che, 2010 [1960], La guerre de guérilla, Paris, Flammarion. Oberti Alejandra et Pittaluga Roberto, 2006, Memorias en montaje. Escrituras de la militancia y pensamientos sobre la historia, Buenos Aires, El cielo por asalto editores. Terán Oscar, 2004, « Lectura en dos tiempos », Lucha Armada en la Argentina, no 1, p. 12-15. — 2006, « La década del 70 : la violencia de las ideas », Lucha Armada en la Argentina, no 5, p. 20-28. Vezzetti Hugo, 2009, Sobre la violencia revolucionaria. Memoria y Olvidos, Buenos Aires, Siglo XXI. 16 Politique et/ou violence. Une approche de la guérilla des années 1970 PILAR CALV EI RO TRADUI T D E L’ ESPAG NO L ( ARG ENT I N E ) PA R N ATA L I A L A VA L L E Mémoires Tout acte de mémoire s’interroge sur sa idélité, sans jamais trouver de réponses déinitives1. Bien loin d’être une archive, qui ixe une fois pour toutes son contenu, la mémoire fait et défait inlassablement ce qu’elle évoque. Toutefois, elle ne cesse de s’inquiéter, à juste titre, de la idélité de son souvenir. La répétition ponctuelle d’un même récit, sans variation au il du temps, peut représenter non pas le triomphe de la mémoire mais sa défaite : d’une part, parce que toute répétition « assèche » le récit et les oreilles qui l’entendent ; d’autre part, parce que la mémoire est un acte de recréation du passé à partir de la réalité du présent et d’un projet de futur. C’est depuis les urgences actuelles que l’on interroge le passé, en le remémorant. En même temps, c’est sur la base des particularités du passé, en respectant ses coordonnées spéciiques, que nous pouvons construire une mémoire idèle. Il s’agit donc d’un double mouvement : récupérer l’historicité de ce dont on se souvient, en cherchant à reconnaître le sens que lui ont attribué les protagonistes à ce moment-là, et revisiter un passé chargé de sens pour le présent. Dans ce texte, j’entends réaliser un exercice de mémoire – et non pas une histoire –, sur les circonstances qui ont conduit à la période de violence la plus extrême de l’histoire contemporaine de l’Argentine, c’est-à-dire aux années de la dictature – de ce que le pouvoir en place a appelé « Proceso de 1 Ce texte est la traduction, selon un principe convenu avec l’auteure, d’extraits de l’ouvrage de Pilar Calveiro, 2013, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años setenta, Buenos Aires, Siglo XXI. Nous publions cette traduction avec l’aimable autorisation de l’auteure et des éditions Siglo XXI. Notre traduction se concentre surtout sur la seconde partie du livre. Pour des raisons de confort de lecture, nous n’avons pas laissé les coupes apparentes. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 7-42 PILAR C ALV E IRO Reorganización Nacional »2 – et au rôle qui revient aux organisations armées. La politique [étatique] fondée sur la disparition de personnes comprenait aussi la tentative de faire « disparaître » crimes et responsables. Grâce à un efort immense, notre société a réalisé un grand acte de mémoire collective – unique en Amérique latine, par son envergure – aboutissant à la reconnaissance publique des crimes et de la responsabilité de l’État et, surtout, à des procès en justice contre les coupables. L’infamie des lois de « Devoir d’obéissance » et de « Point inal », et, plus que tout, des grâces présidentielles3 ne peuvent obscurcir le travail de mémoire réalisé, avant et après, par la société argentine. Identiier et condamner les responsables du terrorisme d’État a été réparateur à plusieurs niveaux, mais je crains aussi que cela ne nous ait amenés à diférer l’analyse d’autres responsabilités. Tous les États sont potentiellement assassins mais pour qu’une politique de terreur puisse s’instaurer, à travers un pouvoir concentrationnaire et « disparaisseur » (desaparecedor), il faut quelque chose de plus qu’une poignée de militaires cruels et avides de pouvoir. Tout autoritarisme d’État crée et potentialise l’autoritarisme social qui, à son tour, le soutient. Or, on ne peut pas non plus penser l’autoritarisme en termes de responsabilité difuse que tous partageraient au même titre. Bien que personne n’y soit complètement étranger, il existe des acteurs dont le degré de participation et d’engagement est plus ou moins important. Je crois que dans ce long exercice de récupération de la mémoire – déployé sur plus de trente ans, et qui prendra toute la vie – il est nécessaire de percer d’autres zones d’ombre, peut-être plus complexes, mais inéluctables. Je parle des responsabilités des acteurs politiques nationaux : partis, syndicats et organisations. 2 3 18 N.d.t. C’est l’expression choisie par la première junte de la dictature pour se déinir elle-même. En Argentine, on fait souvent référence à cette période sous le simple terme el Proceso. N.d.t. Approuvées à l’initiative du premier gouvernement démocratique post-dictature, sous la présidence de Raul Alfonsin, la loi du « Point inal » de 1986 limitait fortement la possibilité de déposer des plaintes, ixant un délai temporel, alors que celle dite de « Devoir d’obéissance » de 1987 exemptait de leurs responsabilités dans la répression les militaires ayant obéi aux ordres de la hiérarchie. Les grâces présidentielles de 1989 et 1990, imposées par le président Carlos Menem, ont pour leur part amnistié l’ensemble des militaires condamnés lors du procès contre la junte (1985). Ces dispositifs ont empêché de poursuivre en justice plus de 1 000 militaires et policiers impliqués dans la répression politique sous la dernière dictature argentine (1976-1983), parmi les plus sanglantes de celles qui, dans les années 1970 et 1980, dominaient l’Amérique latine : 30 000 personnes (11 000 selon les sources oicielles) ont été tuées ou sont toujours portées disparues. En juin 2005, sous le gouvernement de Néstor Kirchner, la Cour suprême argentine a déclaré inconstitutionnelles les deux lois susmentionnées, permettant l’ouverture de très nombreux procès contre des militaires, des policiers, et, plus récemment, certains civils. À l’heure actuelle, plus de 500 personnes ont été condamnées pour assassinat, séquestration, torture, viol ou appropriation de bébés, dont quelques cas « dans le cadre d’un génocide ». P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E La désobéissance armée Des nombreuses formes de désobéissance pratiquées dans la société, la plus radicale et la plus agonistique a été celle des groupes armés, dont l’action peut se comprendre à la fois comme réponse et comme continuation de la logique violente qui a prédominé dans la politique argentine au cours du xxe siècle. En 1976, au début du Proceso de Réorganización Nacional engagé par la dictature, il existait en Argentine deux grandes organisations guérilleras : l’Armée révolutionnaire du peuple (Ejército Revolutionario del Pueblo – ERP)4 et Montoneros. La première avait pour origine le Parti révolutionnaire des travailleurs (Partido Revolucionario de los Trabajadores – PRT), d’orientation trotskiste, et s’était constituée formellement le 28 juillet 1970, lors du cinquième congrès du PRT. Ses fondateurs étaient une poignée d’une cinquantaine de jeunes, si jeunes que l’âge moyen était de 25 ans (Seoane, 1991, p. 134). Arrêtons-nous sur ce terme d’Armée, qui répondait à une conception centrale pour les groupes d’avant-garde de l’époque : il s’agissait de mener une guerre populaire prolongée, à partir de l’expérience victorieuse d’un des peuples les plus pauvres du monde face au colosse militaire des États-Unis : les Vietnamiens. Les jeunes fondateurs de l’ERP supposaient qu’il se livrait une bataille semblable en Argentine, contre l’impérialisme et ses alliés nationaux, dont le protagoniste était le peuple, conçu comme une alliance de paysans, d’étudiants, de secteurs urbains marginaux et de classe moyenne inférieure, « portés » par la classe ouvrière industrielle. Pour cette raison, il fallait constituer une force militaire capable de diriger le peuple, en qualité d’avant-garde. Les aspirations à diriger une guerre populaire et prolongée n’étaient pas l’exclusivité de l’ERP, bras armé du PRT, dans la mesure où les organisations de guérilla péronistes partageaient cette intention. Pourtant, il y avait une diférence substantielle entre les deux organisations : la position vis-à-vis du socialisme et du péronisme. Si pour l’ERP l’objectif du socialisme était irrévocable, et ne soufrait aucune atténuation, la gauche péroniste se cantonnait à prôner un fumeux « socialisme national ». Aussi bien l’ERP que Montoneros ont mené, entre 1970 et 1975, des actions armées5 dans une tactique d’attaques indiscriminées contre les Forces armées régulières. Ces actions ont favorisé la cohésion des 4 5 N.d.t. Sur l’ERP, voir Carnovale (2011). N.d.t. Sur cette période, néanmoins, une diférence tactique importante est à souligner entre les deux organisations : si Montoneros prend part activement aux processus électoraux, l’ERP s’y oppose. 19 PILAR C ALV E IRO institutions militaires autour d’un projet de coup d’État visant à mettre in à la subversion. En réalité on pourrait dire que, dès la mi-1975, aussi bien la guérilla (et pas seulement les trotskistes) que les Forces armées régulières s’accordaient, pour des raisons diférentes, sur l’inéluctabilité d’un coup d’État. C’est pourquoi, immédiatement après le putsch du 24 mars 1976, le PRT déclare : « Le pas franchi par les militaires clôt déinitivement toute possibilité électorale et démocratique, et initie un processus de guerre civile ouverte qui signiie un saut qualitatif dans le développement de notre lutte révolutionnaire. »6 Pourtant, une semaine plus tard, au lieu du saut qualitatif attendu, l’ERP perdait douze de ses cadres les plus importants, dont quatre de la direction nationale. La destruction commençait. On estime qu’en 1975, malgré la perte de plus de 200 membres actifs, l’ERP comptait 600 militants, 2 000 sympathisants et, encore plus important, une aire d’inluence qui s’étendait à 20 000 personnes (Seoane, 1991, p. 262). Or, vers la in de 1976, moins de neuf mois après le coup d’État, seulement une cinquantaine de militants – le même nombre qui avait assisté au Congrès de fondation – avaient réussi à sauver leur vie en s’exilant. Vers la mi-1977, l’ERP, l’une des organisations de guérilla bénéiciant des efectifs les plus importants en Argentine, avait disparu. L’évolution des organisations péronistes, bien qu’elle présente quelques diférences importantes, montre aussi des coïncidences signiicatives avec la trajectoire de l’ERP. Ce qu’on appelait les Organisations armées péronistes (Organizaciones Armadas Peronistas – OAP) incluait diférents regroupements guérilleros : Forces armées révolutionnaires (Fuerzas Armadas Revolucionarias – FAR), Forces armées péronistes (Fuerzas Armadas Peronistas – FAP), Descamisados 7 et Montoneros. Le point culminant du processus d’uniication de ces diférentes organisations a été atteint en 1974 sous le nom de Montoneros, après un long efort de conluence et de fusion qui a abouti à la constitution d’une méga-organisation de guérilla. Montoneros s’est formé en 1970 et sa première action publique a été, le 29 mai de cette même année, le kidnapping du général Pedro Eugenio Aramburu, et son assassinat ultérieur. Le général Aramburu était, outre la igure centrale du coup d’État de 1955 contre Péron, le responsable de la séquestration du corps embaumé d’Eva Péron8 et de l’exécution sans pro6 7 8 20 ERP, El Combatiente, 30 mars 1976. N.d.t. « Sans-chemise », qu’on pourrait aussi traduire par « Sans-culotte ». N.d.t. Après la destitution et l’exil de Juan Perón, en 1955, le corps de sa femme Evita, conservé depuis sa mort prématurée en 1952, passe aux mains des militaires et disparaît jusqu’en 1971. Pendant seize ans, le corps est occulté pour ne pas donner lieu à une résurgence du peuple péroniste, qui aurait pu faire du corps d’Evita son étendard. P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E cès de vingt-sept péronistes, militaires et syndicalistes, impliqués dans une tentative de sédition contre le régime d’Aramburu, auto-dénommé Revolución Libertadora. Cette première apparition publique de Montoneros, qui en 1970 ne comptait que douze membres, avait eu un fort impact en raison de sa violence ainsi que de sa déinition péroniste claire, bien que peu élaborée. Un des communiqués par lesquels l’organisation assumait le kidnapping disait : « Notre organisation est une union d’hommes et de femmes profondément argentins et péronistes, prêts à se battre armes au poing pour la prise de pouvoir pour Péron et son peuple et pour la construction d’une Argentine juste, libre et souveraine. » On peut comparer cette pauvreté conceptuelle avec la complexité des résolutions du Congrès fondateur du PRT. Les FAR, nées en juillet 1970 avec la prise de Garín9, venaient du guévarisme et de secteurs dissidents de la gauche nationale. Les premiers groupes s’étaient formés pour soutenir les projets du « Che » en Bolivie, en 1966. Les FAR sont indéniablement le groupe guérillero qui a élaboré le travail théorique le plus approfondi autour de la relation entre un projet révolutionnaire de type socialiste et les caractéristiques d’un mouvement populaire tel que le péronisme. Bien plus que Montoneros, les FAR avaient une appréhension critique et distante de l’idée selon laquelle Perón pourrait diriger un projet révolutionnaire. Les FAP, quant à elles, issues de la gauche du péronisme, avaient mené une des premières tentatives de guérilla rurale, en 1968, dans la province de Tucumán. À la suite de l’échec de cette expérience, les militants promouvaient la pratique de la guérilla urbaine. Ils avaient des liens importants avec le syndicalisme indépendant et revendiquaient un péronisme qu’ils concevaient comme étant proche de la révolution cubaine. Leur nationalisme était clairement de gauche, inspiré de dirigeants comme John W. Cooke10, si bien qu’ils constituaient sans doute le groupe le plus proche de la pratique et de la tradition du mouvement péroniste. Descamisados, enin, était une petite organisation, fondée en 1968 mais dont l’apparition publique date de 1970, issue du nationalisme catholique et de la jeunesse démocratechrétienne. Dans un pays très catholique comme l’Argentine, l’inluence du Mouvement des prêtres pour le tiers-monde sur les jeunes a été très importante comme voie d’accès aux projets révolutionnaires et armés. 9 N.d.t. Il s’agit d’une petite ville de la province de Buenos Aires. L’opération des FAR, très bien préparée, a consisté en la prise d’une banque, du centre local de télécommunications et du commissariat de police, avec l’objectif, réussi, de repartir avec de l’argent, des armes et des uniformes. 10 N.d.t. Cooke a été député entre 1946 et 1952. Perón le nomme comme son représentant plénipotentiaire en Argentine entre 1955 et 1959. Cooke est ensuite destitué car trop proche de la révolution cubaine : il pensait que le péronisme devait se transformer en un mouvement révolutionnaire qui conduirait les masses contre les classes dominantes nationales et l’impérialisme. 21 PILAR C ALV E IRO Une partie non négligeable des membres fondateurs de Montoneros venait à son tour du christianisme progressiste, de groupes nationalistes et péronistes. Rappelons aussi que certains d’entre eux, comme Fernando Abal Medina ou Carlos Gustavo Ramus, avaient fait partie de Tacuara, un groupe nationaliste violent qui admirait le phalangisme espagnol, l’action directe, les uniformes et les cérémoniels. Néanmoins, leur adhésion au péronisme a fait en sorte que, sans entrer véritablement en contradiction avec ces valeurs, ils ont mis l’accent sur un nationalisme populaire, et non pas sur un nationalisme catholique, élitiste et oligarchique, selon le style consacré de la vieille droite. Malgré ces diférentes conceptions, les organisations armées péronistes ont développé des pratiques analogues consistant en des opérations armées visant, tout d’abord, à obtenir des ressources économiques et militaires qui leur permettent de croître. Il s’agissait de petits groupes agissant selon des mesures de sécurité strictes pour garantir le caractère clandestin des organisations et des militants. Jusqu’à un certain point, leur force reposait sur leur petite taille. Une caractéristique qui, plus tard, est devenue leur point le plus faible. Les actions militaires de guérilla ont été adoptées aussi bien dans les organisations péronistes que dans les organisations de gauche. Il s’agissait surtout de réaliser des opérations d’« expropriation » d’armes, d’argent et de documentation (braquage de banques, de camions blindés, de casernes, de commissariats, d’administrations), d’actions de propagande armée et de ce qu’on appelait opérations de « justice populaire » (assassinat de personnes impliquées dans la répression, en particulier dans les tortures et les exécutions de prisonniers). En même temps que le braquage de banques, la prise de casernes ou le vol de voiture leur permettaient de réunir l’argent, les armes et les biens nécessaires à leur fonctionnement, les actions plus « politiques » des organisations cherchaient à leur gagner la sympathie de la population. Il pouvait s’agir de distributions de nourriture dans des quartiers pauvres, d’actes de publicisation de leurs propositions dans des milieux populaires, en particulier dans les usines, d’actions de soutien à des conlits sociaux ou syndicaux, par exemple. La première époque des guérillas a été clairement marquée par un esprit romantico-justicier et par une relation de proximité et de solidarité entre les diférents groupes armés, indépendamment de leur posture politique ou de leur importance relative. L’articulation la plus signiicative a sans doute été celle qui a eu lieu entre les Organisations armées péronistes (OAP), la plus remarquable en termes politiques, en particulier entre 1972 et 1976, en raison du fait qu’elles s’identiiaient dans leur ensemble comme partie active du mouvement péroniste. Cela les relie, dans leur pratique et leur conception, à des postures populistes qui, 22 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E par leur revendication de constituer des mouvements de masse et par leur contact avec la base populaire, a contrebalancé, au moins pendant certaines périodes, la composante foquiste et militaire11. Dans ce processus, le fait d’être reconnus par Perón comme des « formations spéciales » du mouvement a garanti leur intégration « oicielle » dans le péronisme : ils pouvaient mener aisément une pratique politique enracinée dans les secteurs populaires, politique à laquelle une bonne partie des militants armés était totalement étrangère. En 1975, Montoneros réalise près de cinq cents opérations militaires, dont des actes de propagande armée, des assassinats d’ennemis politiques et de membres de l’appareil de sécurité – notamment des policiers – et des attaques contre les Forces armées (Gillespie, 1987, p. 240). Ces actions, ainsi que celles de l’ERP, loin de créer des contradictions au sein des forces de sécurité, les ont soudées autour du besoin d’annihiler les groupes guérilleros. C’est même le cas de la police, une force qui aurait pu être moins impliquée dans la lutte antisubversive mais qui, devenant une cible privilégiée de la guérilla (soixante-quinze morts en un an), init par être solidaire des postures les plus agressives des Forces armées. La direction de Montoneros a su, comme le pays tout entier, que le coup d’État de 1976 était proche ; de plus, par le biais de ses informateurs, elle a accédé à des détails et précisions sur le projet des militaires. Elle n’a pourtant pas accordé l’attention nécessaire à ces informations et a poursuivi ses actions qui ont favorisé l’uniication encore plus grande des Forces armées autour d’un projet répressif sans précédent. Mario Eduardo Firmenich, l’un des fondateurs et dirigeants de Montoneros, airmait ainsi, avec le ton d’un stratège froid et stupide : Fin octobre 1975, encore sous le gouvernement d’Isabel Perón, nous savions déjà que le coup d’État aurait lieu moins d’un an plus tard. Nous n’avons rien fait pour l’empêcher [sic] parce que, en déinitive, le coup d’État faisait aussi partie de la lutte interne au sien du mouvement péroniste. En revanche nous avons fait nos calculs, nos calculs de guerre, et nous nous sommes préparés à supporter, lors de la première année, un nombre de pertes humaines non inférieur à mille cinq cents.12 À partir du putsch, Montoneros a mené son action militaire jusqu’au degré le plus haut dont l’organisation était capable. Il n’y a pas eu un seul moment de rélexion, de remise en question. Au cours de l’année 1976, 11 12 N.d.t. Le foquisme a pour notion centrale le foco, le « foyer insurrectionnel » rural au cœur de la théorie de la guérilla révolutionnaire formulée par Ernesto Che Guevara à partir des pratiques de la guérilla cubaine. Mario Eduardo Firmenich, L’Expresso, 9 juillet 1977. 23 PILAR C ALV E IRO malgré des conditions exceptionnellement adverses en termes de contrôle et de sécurité, Montoneros réalise quatre cents opérations militaires de diverse ampleur. Entre le 11 mars et le 10 mai, c’est-à-dire pendant les jours préalables et postérieurs au coup d’État, alors que les rues étaient couvertes d’hommes en uniforme, l’organisation lance une campagne militaire dans le cadre de laquelle – uniquement à Buenos Aires – quatre-vingt-sept exécutions (ajusticiamientos) sont réalisées et de très nombreuses armes sont récupérées. L’année suivante, en 1977, Montoneros mène six cents opérations (Gillespie, 1987, p. 287-289), ce qui représente une moyenne de 1,5 opération chaque jour. Les militants mouraient ou disparaissaient à la même vitesse, se volatilisant dans les recoins des nombreux camps de concentration. Malgré les pertes subies jusqu’alors, estimées à 4 500 en août 1978 (ibid., p. 290), les dirigeants de Montoneros décident de lancer une contre-ofensive militaire en 1979. En réalité ils espéraient provoquer, par ce moyen, un éclatement insurrectionnel qu’ils avaient prophétisé, et qui n’a jamais eu lieu : « Ils ont ouvert un feu nourri, sont revenus à la une des journaux, mais on leur a abattu six cents cadres, le dernier soule qui leur restait en tant que force organisée » (Gasparini, 1999, p. 179). Politique et violence Comment arrive-t-on à ces niveaux de violence ? Partout dans le monde, et pendant des décennies, la gauche associée aux partis communistes avait airmé que, dans les processus révolutionnaires, les conditions subjectives, ou de conscience, dérivaient des conditions objectives, ou matérielles. Dans les années 1960, à partir de la révolution cubaine et de la guerre du Vietnam, certains cercles de gauche ont commencé à questionner l’infaillibilité de cet énoncé, et ont proposé l’idée que la lutte révolutionnaire elle-même pouvait générer la conscience per se, sans besoin d’attendre que les conditions objectives, matérielles, économiques « mûrissent », ou, plutôt, qu’on pouvait accélérer ce processus de maturation. Cela permettrait à une génération impatiente de produire les changements sociaux considérés comme nécessaires dans le tiers-monde, d’accélérer les conditions révolutionnaires pour en inir avec l’injustice sociale. Ainsi est née la théorie du foco. Le foquisme a pris beaucoup d’importance, surtout pour les mouvements de libération des pays du tiers-monde. Ceux-ci considéraient la lutte anti-impérialiste comme condition de possibilité de la révolution sociale dans des pays dépendants comme les pays d’Amérique latine. Dans cette région, le développement des forces productives, et donc des « conditions 24 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E objectives », était trop faible pour pourvoir envisager un passage vers le socialisme à travers les voies proposées par la gauche traditionnelle. C’est ainsi qu’ont proliféré divers mouvements armés latino-américains, palestiniens, asiatiques. Même dans certains pays centraux, comme l’Allemagne, l’Italie et les États-Unis, ont émergé des mouvements porteurs d’une telle conception de la politique, qui mettait l’accent sur la création des conditions révolutionnaires à travers l’accélération des conlits et de l’action directe. Le foquisme n’a pas été un phénomène marginal. Plus globalement, l’usage de la violence est presque devenu une condition sine qua non des mouvements radicaux de l’époque. Dans les cercles révolutionnaires, seules les gauches staliniennes et orthodoxes se sont soustraites à l’inluence de la lutte armée. En Argentine par exemple, le PRT soutenait les actions de l’ERP, son bras armé, tout en continuant à être membre de la Quatrième Internationale, dont la trajectoire, bien que radicale, n’avait jamais été violente. La guérilla argentine a fait partie de ce processus, en dehors duquel elle serait incompréhensible. Beaucoup de ses militants se sont entraînés militairement dans des pays du bloc socialiste et ont tissé des liens étroits avec, entre autres, le MIR chilien, les Tupamaros uruguayens, le M19 colombien, l’OLP palestinienne ou encore le Frente Sandinista nicaraguayen. La conception foquiste adoptée par les organisations armées, qui supposait que la conscience nécessaire au déclenchement de la révolution sociale naîtrait de l’action militaire, les amenait à donner la priorité à la dimension militaire par rapport à la dimension politique. Cette prééminence, qui a eu des manifestations diverses mais un dénominateur commun, a contribué au développement de pratiques et de conceptions militaristes et autoritaires au sein des organisations. Leur expression la plus claire consistait dans le fait de considérer la politique comme une question de force et de confrontation entre deux camps : amis et ennemis. Cette conception s’assoit sur un soubassement solide déjà existant, qui n’ofrait aucune contradiction mais qui, au contraire, soutenait cette conception autoritaire du politique. Je fais référence à la formation politique de cette génération et à l’histoire même du pays depuis le début du siècle dernier. Les premiers groupes politiques avec lesquels sont entrés en contact les jeunes, presque adolescents, vers la in des années 1960 – fussentils de gauche ou de droite – revendiquaient ces pratiques autoritaires. Le groupe nationaliste Tacuara ou la Fédération de jeunes communistes (FJC), organisations par lesquelles sont passés bon nombre de « fondateurs » de la guérilla, aichaient, chacune à sa manière, les traits les plus nets de l’autoritarisme et des conceptions binaires du xxe siècle : dans un cas l’antisémitisme, dans l’autre le stalinisme. L’une comme l’autre avaient engendré en 25 PILAR C ALV E IRO Europe des processus dont les camps de concentration constituaient un mode de répression central. Ces idéologies ont été le cadre de référence initial de cette génération, qui a essayé de les dépasser avec un succès relatif. De manière presque indistincte, des militants trotskistes et péronistes étaient passés par l’un ou l’autre groupe dans leurs premières années de pratique politique. Des péronistes qui venaient de la FJC, des trotskistes issus de Tacuara : voilà certains des étranges phénomènes qui ont donné naissance aux « formations spéciales ». L’idée de considérer la politique essentiellement comme une question de force, bien que renforcée par le foquisme, n’était donc pas une nouveauté apportée par la jeune génération de guérilleros, fussent-ils d’origine péroniste ou guévariste. Cette idée avait fait partie de la vie politique argentine au moins depuis 1930. Les coups militaires successifs, dont celui de 1955, qui a inclus des exécutions de civils et des bombardements contre une manifestation de rue sur la Plaza de Mayo13 ; la proscription du péronisme entre 1955 et 1973, qui laissait hors des processus électoraux les secteurs populaires, notamment ceux qui manquaient de tout ; la suppression de la démocratie par le régime de 1966, dont la politique répressive a déchaîné des mobilisations de type insurrectionnel dans les principales villes du pays – Córdoba, Tucumán, Rosario et Mendoza – entre 1969 et 1972, ont été certains des faits violents du contexte politique dans lequel avait grandi cette génération. Pour cette raison, la guérilla considérait qu’elle répondait à une violence déjà installée dans la société. Mais cette logique ne lui était pas exclusive : au début des années 1970, beaucoup de voix, d’hommes politiques, d’artistes, d’intellectuels se sont levées, en Argentine et ailleurs, en faveur de la violence. Parmi ces voix, celle de Perón avait un écho particulièrement fort chez les jeunes. Perón, qui pourtant qualiiera quelques années plus tard les guérilleros de « mercenaires » « inadaptés » et d’« agents du chaos », n’hésitait pas, en 1970, à déclarer : « La dictature qui lagelle la patrie ne cédera dans sa violence que devant une violence majeure »14, ou encore « la subversion doit progresser »15. Le leader reconnu et admiré approuvait chaleureusement l’usage des armes à ce moment-là, dans la mesure où elles étaient favorables à son projet de retour au pays. D’un autre côté, la pratique initiale de la guérilla et les réponses reçues de la part d’amples secteurs de la 13 N.d.t. Sur cette place se trouve la Casa Rosada, siège de la Présidence de la nation. Lieu central de la capitale, il est le symbole par excellence du pouvoir et des rassemblements politiques. C’est là qu’ont choisi de se réunir publiquement les mères des disparus, devenues les Madres de Plaza de Mayo, les « Mères de la place de Mai ». 14 Juan D. Perón, lettre à J. H. Arregui, 5 novembre 1970 (Gasparini, 1999, p. 39). 15 Juan D. Perón, lettre aux FAP, 12 février 1970 (ibid.). 26 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E société ont consolidé la coniance dans la lutte armée comme moyen pour aborder les conlits politiques. Des jeunes qui avaient pour la plupart entre dix-huit et vingt-cinq ans ont réussi à concentrer l’attention du pays avec toute une gamme d’actions armées. « Oui, oui, Messieurs, nous sommes des terroristes… » scandent en 1973, sous le drapeau de la Juventud Peronista, des dizaines de milliers de jeunes qui n’ont jamais été terroristes, mais, à la rigueur, militants armés. Pendant les premières années d’activité, entre 1970 et 1974, la guérilla avait sélectionné de manière très politique les cibles des actions armées, mais au fur et à mesure que la pratique militaire s’intensiiait, les efets visibles de la violence ont multiplié peridement son poids politique réel. La lutte armée est devenue l’expression la plus haute de la politique, dans un premier temps, pour devenir plus tard la politique elle-même. L’inluence du péronisme dans les OAP et sa pratique de base grandissante, entre 1972 et 1974, avaient donné lieu à une conception nécessairement métisse entre foquisme et populisme, plus riche et complexe que la version guévariste initiale. Mais cette ouverture s’appauvrissait et se biaisait au fur et à mesure que grandissaient l’écart entre Montoneros et le mouvement péroniste et, avec cet éloignement, l’isolement politique généralisé de l’organisation armée. L’ERP, en revanche, a toujours été davantage lié à un foquisme « classique » : se méiant de toute lutte électorale et légale, il a fait, de la constitution d’une armée dont l’axe serait un foco rural, une proposition centrale. C’est peutêtre pour cela que sa pratique politique a été encore plus restreinte, et sa coupure de la réalité nationale, avec son annihilation ultérieure, plus accélérée. À sa décharge, il faut signaler que l’ERP a eu une vision politique possiblement plus rigide mais aussi beaucoup moins naïve dans l’appréciation des contradictions internes du péronisme, adoptant notamment une posture claire de méiance vis-à-vis des intentions « révolutionnaires » de Perón. Les jeunes radicalisés des années 1970 étaient donc le produit conforme de leur société et des polémiques politiques de leur époque. On ne peut les considérer comme pris d’un « accès de folie » soudain, car ils ont constitué un phénomène cohérent avec leur époque et leur pays, dont ils ont réuni les traits les meilleurs comme les pires. Piégés Le processus de militarisation croissante des organisations, et le détachement conséquent des luttes par rapport aux masses, a eu deux versants principaux, étroitement liés l’un à l’autre : 1) d’un côté, la tentative de construire, 27 PILAR C ALV E IRO comme activité prioritaire, une armée populaire devant réunir les mêmes caractéristiques que l’armée régulière, pour pouvoir l’afronter avec succès ; 2) de l’autre, l’escalade répressive qui les a obligés à abandonner le travail de base, particulièrement important dans le cas de Montoneros en raison de sa très forte extension entre 1972 et 1974. L’extension qu’avait connue son aire de résonance politique dans les années précédentes fait de Montoneros un cas particulièrement illustratif pour observer le glissement du politique vers le militaire et ses caractéristiques singulières, même si un tel glissement a été le dénominateur commun des groupes armés de l’époque. 1) L’idée de construire une armée populaire est née vers 1974, immédiatement après la rupture avec Perón et en pleine avancée répressive de la droite, lors du passage dans la clandestinité décidé de son plein gré par Montoneros et les groupes rassemblés dans la Tendencia Revolucionaria de l’organisation. Une fois l’idylle avec le mouvement péroniste inie, et avec elle l’illusion d’accéder au gouvernement par des voies non violentes, la structure de l’organisation – qui jusque-là s’était déinie comme politicomilitaire – commence à se spécialiser. Sur les presque 5 000 militants, formellement encadrés, on a distingué deux niveaux : miliciens et combattants. Tous les membres de plein droit de l’organisation appartenaient à cette seconde catégorie, c’est-à-dire que leur pratique comprenait la participation à l’activité militaire. Les miliciens, pour leur part, réalisaient des tâches politiques, bien qu’elles aient eu tendance à se militariser progressivement. Au cours de l’année 1975 a été lancée la formation de l’Armée montonera, avec des troupes de combat organisées en pelotons et un service de renseignement qui a atteint un niveau assez élevé d’eicacité. D’autres services, tels que la falsiication de pièces d’identité et la fabrication de certaines armes (explosifs, grenades de fragmentation, etc.), révélaient la capacité technique et économique, non négligeable, à laquelle était arrivée l’organisation. Tout cela a conduit au remplacement de la coniance en la politique par la coniance en la puissance militaire. Ce processus de militarisation croissante a isolé les organisations de leur entourage, mais pas seulement. En renforçant les liens d’autorité au détriment des liens de camaraderie, qui avaient cimenté historiquement le militantisme, la militarisation a aussi favorisé l’afaiblissement interne des organisations. Un ensemble de phénomènes collatéraux, non moins importants, sont apparus. Ainsi, le manque de participation des militants dans les décisions et dans la déinition de la ligne politique a abouti à l’émergence de directions installées à vie, inamovibles et bureaucratiques. La promotion des cadres se fondait sur leurs aptitudes belligérantes et disciplinaires. L’intérêt pour le militant en tant qu’individu était en chute libre, entraînant 28 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E une dépersonnalisation propre aux institutions militaires. Ces éléments expliquent le fait que, au moment du coup d’État de 1976, la décomposition interne des organisations se trouvait dans un état assez avancé. La guérilla avait commencé à reproduire en son sein les formes et les techniques du pouvoir établi, au lieu de les mettre en question et de développer des variantes alternatives de pratique et de participation politique. Potentiellement, les armes rendent fou : elles permettent de tuer et créent donc l’illusion d’un contrôle sur la vie et la mort. Il semble évident qu’elles ne portent, en elles-mêmes, aucun sens politique. Cependant, mises entre les mains de gens très jeunes qui, pour la plupart, manquaient d’expérience politique substantielle, elles sont devenues un mur d’arrogance qui, dans une certaine mesure, masquait une certaine ingénuité politique. Face à une armée régulière, les guérilleros ne se proposaient plus – comme au début – d’être des francs-tireurs, d’afaiblir, de diviser et d’ouvrir des brèches chez l’ennemi : à présent, ils voulaient construire une armée de puissance semblable ou supérieure, pareillement homogène et structurée. C’était pouvoir contre pouvoir, l’un comme l’autre ayant des prétentions d’unicité. Leur arrogance, en un sens et malgré eux, était proche de celle qui s’exerçait depuis le pouvoir. Ils étaient nés comme une forme de résistance et de harcèlement contre la structure militaire monolithique et inissaient par aspirer à lui ressembler, lui disputant sa place. En reconnaissant le déi extraordinaire qui prétendait usurper son monopole dans l’usage de la force institutionnelle, le pouvoir centralisateur, toujours armé, unitaire et répresseur, a répondu avec toute la violence dont il disposait. 2) Après le bref « printemps démocratique »16, la répression qui s’est déchaînée contre les organisations sociales et politiques de gauche en général, et contre les organisations armées en particulier, est partie d’abord de la droite du mouvement péroniste, liée à d’importants secteurs des Forces armées. En juillet 1973, à l’occasion du retour de Perón au pays, ces groupes ont tiré sur les cortèges de la Juventud Peronista, faisant au moins vingtcinq morts et plus de quatre cents blessés. En octobre de la même année, 16 N.d.t. On appelle ainsi la présidence de Héctor Cámpora. En 1973, après dix-huit ans de proscription du péronisme et une longue succession de régimes dictatoriaux, la force croissante des organisations sociales et des luttes populaires accule le régime de Lanusse à organiser une élection présidentielle à laquelle les péronistes puissent se présenter, bien que Perón lui-même – toujours exilé à Madrid – reste proscrit. Le 11 mars 1973, Cámpora, le plus proche collaborateur de Perón, triomphe. Il gouverne quelques mois à peine : le 13 juillet, il renonce pour obtenir la convocation d’une nouvelle élection à laquelle Perón se présente et gagne. Sous le court mandat de Cámpora, une loi d’amnistie libère tou-te-s les prisonniers et prisonnières politiques, les relations diplomatiques avec Cuba sont rétablies et on fait aux jeunes révolutionnaires une large place au sein du gouvernement. 29 PILAR C ALV E IRO émerge sur la scène publique l’Alliance anticommuniste argentine (AAA) sous la forme d’un attentat contre le sénateur du Parti radical – centre droit – Hipólito Yrigoyen17. Depuis le début on suspectait que l’AAA était constituée d’éléments qui avaient déjà opéré à l’aéroport d’Ezeiza, lors du retour de Perón. « La terreur blanche, fasciste, est promue par des groupes para-policiers et par les Forces armées. La Triple A, ce sont les trois armes », déclarait à raison l’ERP18. Ensuite, il a été démontré que cette organisation terroriste était dirigée, en lien étroit avec les organismes de sécurité, par le policier et ministre des Afaires sociales, José López Rega, clairement protégé par le gouvernement péroniste. En tant que groupe paramilitaire, la Triple A s’est attelée à l’assassinat de tout militant de gauche qui aurait une activité politique publique, même sans lien direct avec les organisations guérilleras. Un grand nombre de dirigeants et d’activistes des groupes qui composaient la Tendencia et les autres, correspondant à la gauche traditionnelle, ont été assassinés et leurs locaux dynamités. À partir de la mort de Perón, et étant donné le conlit qu’impliquait la « succession politique » au sein du mouvement péroniste, les agissements des para-policiers s’accélèrent. Entre juillet et août 1974, on compte un assassinat commis par l’AAA toutes les dix-neuf heures (Seoane, 1991, p. 242). En septembre 1974, près de deux cents personnes sont mortes lors d’attentats perpétrés par cette organisation. Pour sa part, au cours des années 1975 et 1975, la guérilla multiplie les actions armées, parmi lesquelles des assassinats menés en représailles. Commence une véritable escalade de violence entre la droite et la gauche, qui fait apparaître le conlit politique comme une « bataille technologique entre spécialistes en violence clandestine, avec les masses comme spectatrices autour d’un ring où se battent les professionnels » (Gillespie, 1987, p. 249). Or, derrière les coups de feu, la lutte était sans doute politique. Des projets diférents pour le pays étaient en lutte, ainsi que la direction du péronisme en tant que mouvement majoritaire. Celui qui vaincrait dans l’afrontement 17 N.d.t. L’Alianza Anticomunista Argentina (AAA) est un groupe para-policier qui a exercé une féroce répression illégale, entre 1973 et 1976, visant à mater la contestation populaire grandissante. L’AAA a fait de l’assassinat politique, des listes noires et des bombes son modus operandi. En 1974, elle tue des centaines de personnes. L’année suivante, le chifre augmente de manière vertigineuse. Les cibles de prédilection de l’AAA étaient les dirigeants syndicaux antibureaucratiques, les avocats défenseurs des prisonniers politiques, les militants de renom ou de base de diférentes organisations, des journalistes participant au débat politique, des étudiants et des prêtres tiers-mondistes. Puisque l’AAA agissait avec la connivence de l’État et au moyen de ressources étatiques, beaucoup considèrent cette période comme le début du terrorisme d’État. 18 ERP, El Combatiente, 30 janvier 1974. 30 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E violent aurait atteint la légitimité et la légalité nécessaires pour déterminer lequel des projets politiques et économiques s’imposerait, et qui en serait exclu, ain d’assurer la stabilité nécessaire. La violence de la droite a fait 2 000 morts jusqu’en mars 1976, lorsque les membres des commandos paramilitaires intègrent majoritairement les rangs des forces répressives de la dictature. L’AAA a ainsi été l’embryon de ce qui serait ensuite le terrorisme d’État et la « communauté » répressive du plan Cóndor. L’AAA a inauguré la pratique de la « disparition » de personne, la séquestration de militants latino-américains transférés illégalement vers leurs pays d’origine – Chili, Brésil – et livrés aux forces répressives ; il a aussi mené une campagne d’assassinats contre les familles des guérilleros reconnus. Soulignons aussi le fait, signiicatif, que, depuis 1974, l’objectif de l’AAA était déjà de terroriser la population. L’idée de créer et de répandre la terreur était déjà présente. Le coup d’État de 1976 a impliqué la répression massive non seulement de la guérilla, à travers une violence inédite, mais aussi de toute opposition. La participation politique a été interdite, et toute action en lien avec la subversion – concept très lâche qui couvrait toute opposition ouverte – était punie de mort. Le putsch se produit à un moment où, à l’épuisement interne des organisations et à leur isolement, viennent s’ajouter de nombreuses pertes dues aux actions des paramilitaires. Mais l’ERP ainsi que Montoneros se considéraient comme indestructibles et concevaient la victoire inale comme faisant partie d’un destin historique. À partir du 24 mars 1976 la politique de disparition de personnes devient la principale modalité répressive de l’État, ouvrant une nouvelle étape dans la lutte anti-insurrectionnelle. Certaines enquêtes, comme celle de Juan Gasparini, ainsi que des informations provenant des cercles militants ont attribué la in accélérée de l’ERP à la présence d’iniltrés issus des services de renseignements. Des versions proches, comme celle de Maria Seoane mais surtout celles de sources journalistiques, suggèrent que la direction nationale de Montoneros était elle aussi iniltrée par les renseignements. On ne pourrait pas sinon comprendre comment, à chaque fois, Montoneros ait pris précisément les décisions qui conduisaient de manière directe à son extermination. Une telle idée suppose que Firmenich, dirigeant suprême et indiscuté de Montoneros, n’a pu agir comme il l’a fait que parce qu’il était un agent double. Ou alors que certains de ses proches, au sein du très réduit noyau de la direction nationale, ont livré les informations nécessaires à la destruction de l’organisation. Bien que les faits permettent aisément de soutenir cette thèse, je crois que la réalité est, le plus souvent, plus complexe qu’une simple conspiration d’agents simples et doubles. Surtout, je crois que la destruction d’un projet 31 PILAR C ALV E IRO politique et organisationnel ne peut pratiquement jamais être expliquée par des processus d’iniltration, quand bien même ceux-ci auraient existé. Il est nécessaire de chercher dans la logique et la dynamique de Montoneros les raisons de sa défaite politique et de sa disparition. Le désastre politique et militaire subi par l’organisation résulte de son enfermement dans des conceptions et des pratiques militarisées, bureaucratiques, pragmatiques et autoritaires qui ont été décrites jusqu’ici et qui, de manière grandissante, l’ont privée de la compréhension la plus élémentaire de la réalité. Une logique fermée La guérilla a été étranglée aussi bien par la répression que par sa propre dynamique interne. Ces deux facteurs l’ont conduite à un isolement croissant de la société. Pour comprendre le processus qui a eu lieu sur la période 1976-1980, considérons le cas de Montoneros. L’ERP disparaît précocement, dès juillet 1976, ses militants « disparaissent » dans les camps de concentration, comme tous ceux qui ont été capturés pendant ces moislà. Vers la in 1976 – date de la capture des premiers survivants des camps dont on a le témoignage – les dirigeants encore vivants de l’ERP partent en exil. Ainsi, les principaux prisonniers des camps de concentration entre in 1976 et 1980, en particulier la plupart des survivants qui puissent témoigner, appartiennent à Montoneros et à sa périphérie. Dans cette section, je propose de retracer les mécanismes politiques, militaires et organisationnels qui, de pair avec l’élan répressif de l’État, ont asphyxié la pratique de Montoneros et conduit l’organisation à une véritable déroute politique et militaire qui, dans le cas de l’ERP, s’était déjà produite. Dimension politique Pragmatisme. Ce trait s’est vu favorisé par une construction théorique de plus en plus déicitaire, surtout après la mort de certains dirigeants des FAR. On peut même reconnaître un certain mépris pour l’élaboration intellectuelle, remplacée par quelques vérités jamais questionnées. Certaines s’expriment dans les idées suivantes : la principale contradiction en Argentine est celle qui existe entre le camp de l’impérialisme et celui de la nation ; la seule résolution possible à cette contradiction est la construction du socialisme ; la classe qui doit diriger le processus révolutionnaire est la classe ouvrière, dont l’identité politique est le péronisme. Ce « catéchisme » politique aurait mérité d’être l’objet de quelques doutes à partir 32 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E des contradictions posées par le processus politique en cours, comme le fait que la classe ouvrière ne se montrait pas particulièrement sensible au projet socialiste, et que les socialismes réellement existants ne semblaient pas très bénéiques à leurs classes ouvrières respectives (ce qui était parfaitement clair à ce moment-là). De plus, le pragmatisme se manifestait à travers un appel hasardeux à la réalité, comme si celle-ci n’était pas multiple, et donc, comme si elle ne pouvait pas donner lieu à d’innombrables lectures. Ces deux limitations étaient l’héritage du péronisme, de son vieil antagonisme avec l’intellectualité argentine, ainsi que du truisme de Perón, maintes fois repris par le militantisme de gauche : « La seule vérité est la réalité. » L’emphase dans la pratique et l’action a donné lieu à de sévères contradictions dans la ligne politique, bousculée en toutes directions, selon les conjonctures. Ainsi, dans une publication de 1976, Montoneros airmait : « Le péronisme est épuisé. »19 Sans explication ou rectiication compréhensibles, quelques mois après, une circulaire de 1977 de la direction nationale signalait que considérer le péronisme comme ini et devant être remplacé par les Montoneros était une erreur avant-gardiste. Ainsi, en une du numéro 22 d’Evita Montonera 20, on pouvait lire : « Le triomphe de la résistance des travailleurs forgera l’unité du péronisme. » Deux années et beaucoup de morts séparaient les deux airmations, mais aucune caractérisation du mouvement péroniste en tant que tel n’était proposée qui puisse les justiier : toutes étaient le produit de la pratique et de l’action, soutenues par « la réalité ». Indéniablement, ce pragmatisme a mené à une compréhension insuisante et schématique aussi bien de Perón que du mouvement péroniste. La confusion entre la dimension déstabilisante, franc-tireuse et même combative du péronisme – qui de fait avait empêché l’assise de tout projet politique à partir de 1955 – et un caractère supposément révolutionnaire identiié dans le questionnement des formes et de la distribution du pouvoir capitaliste, a conduit à attendre une conduite révolutionnaire de la part du gouvernement péroniste. Alors que Perón avait pour ambition une « communauté organisée », Montoneros attendait des mesures de type socialiste telles que la nationalisation d’entreprises et de ressources, et même la formation de milices populaires, étendards incontestables sur le chemin d’une libération nationale et sociale. Désinsertion des secteurs populaires. Cette brèche entre d’une part les attentes et les propositions politiques de Montoneros, et de l’autre les réalisations de ce gouvernement péroniste du « troisième âge », les a conduits à 19 Montoneros, « Las contradicciones políticas existentes y su forma de resolución » [Les contradictions politiques existantes et la manière de les résoudre], document interne, septembre 1976. 20 N.d.t. L’organe oiciel de l’organisation, publié clandestinement entre 1975 et 1979. 33 PILAR C ALV E IRO connaître un isolement grandissant et à réduire leur zone d’inluence aux seuls secteurs liés directement à la structure de l’organisation. Une partie importante de la force qu’avait conservée le péronisme entre 1955 et 1972 était due au succès d’un syndicalisme péroniste uniié, conduit par une bureaucratie généralement maieuse mais capable d’afecter l’appareil productif national. La capacité de pression, de négociation et de concertation du péronisme résidait en grande partie dans le pouvoir de cet appareil syndical auquel Montoneros n’a jamais pu accéder. Par ailleurs, bien que l’action répressive, légale et clandestine, y compris avant la mort de Perón, se soit employée à détruire les organisations guérilleras, ce sont surtout les organisations de base, plus visibles, qui ont été atteintes. En conséquence, la désinsertion de Montoneros s’est approfondie avec l’avancée de l’AAA et plus tard du gouvernement militaire. Mais les raisons ultimes de la désinsertion sont à chercher dans un travail de base très récent et donc peu consolidé, ainsi que dans une perspective politique avant-gardiste qui s’attribuait une douteuse représentativité du « peuple » et impulsait, parmi ses propositions « populaires », des actions que les bases du mouvement ne regardaient comme ni viables ni désirables. L’appel à la construction d’une armée populaire, la déclaration d’une guerre qui n’était claire pour personne et la persistance dans une pratique qui tendait à accroître les niveaux de violence ne coïncidaient pas avec les pratiques développées jusque-là par le mouvement péroniste, ni ne pouvaient s’y assimiler facilement. Le péronisme, certainement pas étranger à l’usage de la violence, avait toutefois été très prudent dans ses confrontations. La désinsertion a favorisé la résurgence d’un avant-gardisme dont les sources venaient du foquisme initial. Avec la destruction des groupes de base, Montoneros perd ses canaux de communication et commence à tourner dans le vide de sa logique propre, de plus en plus déconnectée et autosuisante. Ce processus s’aiguise à partir de 1977 avec la sortie du pays des dirigeants, des cadres moyens et enin de tous ceux qui ont pu le faire. Si, jusque-là, la distance avec de larges secteurs sociaux avait afecté la perspective politique, à partir de ce moment une brèche s’ouvre vis-à-vis du pays dans son ensemble, désormais de l’autre côté d’un océan et dont peu d’informations parviennent encore. Les multiples contacts et relations internationales – avec le gouvernement de Cuba, l’OLP, le Front sandiniste et le Parti socialiste français –, s’ils ont ofert un espace politique à l’extérieur, n’ont jamais pu contribuer à compenser l’énorme distance avec le pays : une distance qui, désormais, était aussi géographique. Même si Montoneros reconnaissait une désinsertion de la base en termes organisationnels, surtout après les nombreuses détentions et disparitions 34 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E subies entre 1976 et 1977, jamais l’organisation n’a pensé que cela était dû à un authentique décrochage politique. Ainsi, Montoneros prétendait remédier à cette déicience en superposant son « espace » militaire et celui de la lutte des masses. « Notre action militaire doit coïncider avec la lutte des masses dans les objectifs, le temps et l’espace », airmait l’organisation21. Cette idée a non seulement éloigné les militants de la lutte politique de base, mais a aussi porté préjudice à celle-ci : les activistes syndicaux, par exemple, craignaient l’organisation, car quand celle-ci opérait militairement sur une aire de conlit, elle attirait une répression beaucoup plus forte et faisait avorter toute possibilité de victoire ou de négociation. À mesure qu’augmentait l’isolement, augmentait aussi la pratique « interniste ». En conséquence, une logique fermée a prospéré, autoalimentée et sans instances de confrontation politique avec d’autres secteurs. Prédominance de la logique révolutionnaire sur le sens de la « réalité ». En raison de la faible relation avec le milieu social et politique qu’elles prétendaient modiier, les organisations ont remplacé l’analyse politique, relative à des circonstances concrètes, par une logique interne appuyée sur un ensemble de « principes » révolutionnaires qui ne parvenaient pas à construire une théorie. La cohérence logique a remplacé la recherche d’une certaine adéquation du discours avec une réalité changeante. Une inversion a eu lieu à travers laquelle, plutôt que d’établir un dialogue entre les présupposés théoriques et la réalité phénoménale, cette dernière devenait de plus en plus un appendice modelable et modelé aux « principes » d’une conception irrévocable, plus dogmatique que théorique. Un glissement s’est produit, commençant par de légères distorsions pour aboutir à un discours véritablement aberrant, sans aucun contact avec ce que l’on pourrait appeler « réalité existante ». Ainsi, après la mort de Perón, Montoneros airmait qu’elle était la seule branche du mouvement possédant une stratégie de pouvoir, et donc qu’elle était « clairement hégémonique », y compris aux yeux de ses ennemis22, méconnaissant le projet pourtant très clair de la droite, « élargissant » de manière injustiiée le concept d’hégémonie et déformant de toute évidence la perception politique. Par la suite, on atteignait le délire. Conviction du triomphe inexorable. Cette conviction, enracinée dans les organisations qui se sont attribué le rôle d’avant-garde, les pousse à penser que toute situation est, à la longue, favorable à leurs ins stratégiques. On présuppose qu’il existe une ligne d’évolution historique qui conduit inexorablement au triomphe. Cette conception ne permet pas d’analyser sérieusement la 21 Montoneros, Estrella Federal, no 3, 1978, p. 16. 22 Montoneros, « Autocrítica » [Autocritique], première partie, document interne, 1974, p. 25. 35 PILAR C ALV E IRO possibilité de la défaite, et déforme chez les militants la vision de la situation politique réelle dans laquelle, y compris à des moments très proches de la prise du pouvoir par une force insurrectionnelle, la possibilité de la défaite est toujours beaucoup plus importante que celle de la victoire. Dimension militaire Militarisation du politique. Comme évoqué plus haut, la conception foquiste présupposait que l’action militaire générait la conscience. Bien que cette forme de pensée se soit transformée et enrichie pendant la période d’existence légale des organisations – en raison de leur relation avec d’autres formes du politique, dont la politique de masse – l’équilibre recherché entre les dimensions militaire et politique commence, à partir de la clandestinité, à se briser, en faveur de la première. Une des clés de la militarisation a été l’idée que la dimension militaire était le pilier fondamental et pratiquement unique du pouvoir politique : non pas une extension du politique mais sa principale assise. L’airmation, en principe incontestable, selon laquelle le pouvoir politique dépend de l’existence du pouvoir militaire qui le soutient, conduisait à une autre, plus douteuse : « Toute notre action politique est conditionnée par notre action militaire »23, dans laquelle apparaît déjà la réduction du politique au militaire. La diférence entre reconnaître le soubassement violent et militaire sur lequel repose tout pouvoir politique et airmer que la politique se réduit au militaire repose sur le fait que le pouvoir présuppose le militaire, mais ne s’y réduit pas. En raison de l’intérêt disproportionné qu’elle a suscité, la question militaire a occupé l’espace politique jusqu’à ce qu’une véritable confusion et réduction se produisent entre l’un et l’autre. Ainsi, les documents politiques de la direction nationale et du conseil national de Montoneros ont adopté, à partir de novembre 1976, une modalité originale ; ils analysaient les conjonctures nationales à partir du modèle suivant : 1) la stratégie de l’ennemi (espace, temps, armes) ; 2) la stratégie propre de l’organisation (espace, temps, armes) ; 3) la relation de forces (aspects économiques, politiques, militaires, en synthèse) ; 4) les cours d’action probables. Comme on le voit, la réalité sociopolitique était réduite à des variables militaires, parfaitement insuisantes et même contradictoires entre elles. Les notions étaient celles de deux forces : les siennes et celles de l’ennemi. La pensée, strictement binaire, comprenait l’élimination de l’ennemi. Rien n’existe en dehors de l’afrontement, tout appartient à l’un ou l’autre des 23 Montoneros, « Autocrítica » [Autocritique], deuxième partie, document interne, août 1976. 36 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E camps. Analyser l’opposant-ennemi et soi-même à partir des variables d’espace, temps et armes relète clairement la simpliication et l’évacuation du politique à la faveur du militaire, selon le modèle clausewitzien. Guerre et ennemi. La militarisation du politique a transformé l’adversaire en ennemi et la lutte politique en guerre. Tout l’appareil répressif, la bureaucratie syndicale sans exception, la droite du péronisme et la bourgeoisie, industrielle du moins, étaient caractérisés comme ennemi. De manière analogue, le déplacement du politique conduit à insister sur l’idée de guerre, à partir de laquelle on déduit celles d’armée, d’ofensive, de bataille, de combat. Les publications de Montoneros se sont alors remplies de récits d’opératifs violents, d’afrontements, d’indications sur la manière dont on pouvait utiliser des armes ou fabriquer des explosifs. La revue Evita Montonera d’octobre 1976, par exemple, dédiait 18 pages à l’analyse politique et 49 aux activités militaires. Ce qui semble curieux est que, étant inalement si fortement traversé par une logique dans laquelle le militaire déterminait le politique, Montoneros n’ait pas perçu que les innombrables défaites militaires que l’organisation subissait depuis 1976 étaient, en dernier ressort, une erreur d’évaluation politique qui devenait chaque jour plus évidente. Dimension organisationnelle et politique interne Simpliication du politique comme problème organisationnel. L’évacuation du politique s’exprimait, par-delà la seule militarisation, dans ce que l’on pourrait appeler son « organisationnite ». On cherchait à résoudre les diférentes crises politiques à travers des réorganisations de type administratif, ce qui s’est produit de manière ininterrompue à partir de 1975. Ces réorganisations étaient présentées comme des solutions miraculeuses aux maux de plus en plus nombreux de l’organisation. Les problèmes de représentativité étaient également abordés comme des simples phénomènes organisationnels. L’objectif étant de « gagner la représentativité de la classe ouvrière industrielle, il faut ajuster la structure et le fonctionnement pour permettre que les plus hauts niveaux de conscience du prolétariat industriel aient l’opportunité d’une pleine participation dans l’organisation », airmait un document interne de août 1975, dont le nom n’était rien de moins que « Actualisation de la structure organisationnelle ». Le texte semblait dire que, pour résoudre le problème de la représentativité, il suisait d’ouvrir l’opportunité d’incorporation au prolétariat industriel, qui attendait impatient le moment de s’unir à la guérilla. Malgré la réduction des questions politiques à leur dimension organisationnelle, il existait des critiques internes de cet « appareillisme », c’est-à-dire de la tentative de résoudre depuis l’appareil de l’organisation les questions 37 PILAR C ALV E IRO qui demandaient une analyse et des eforts plus larges. La direction saisit la critique au vol et la transforma en une politique d’« avarice », laissant sans ressources et, donc, sans défense des militants populaires qu’elle aurait pu protéger. Manque de participation aux mécanismes de promotion et à la prise de décisions. Le centralisme dans la prise de décisions a été caractéristique du fonctionnement de Montoneros, entre autres à cause de sa forte composante militaire. Ce processus s’est intensiié à partir de 1974, à travers des restructurations qui ont favorisé la centralisation des décisions et ont afecté explicitement le fédéralisme antérieur qui permettait une certaine autonomie des directions régionales. À partir de ce moment et davantage encore avec la création de la structure de parti, toute tentative d’indépendance régionale a disparu. Les secrétaires de zone n’étaient pas considérés comme représentatifs face à la direction : c’était l’inverse, car ils étaient nommés par la direction dans des zones désignées. En 1976, le centralisme et la méiance vis-à-vis de tout mécanisme démocratique étaient parmi les signes d’une direction de plus en plus despotique. Lorsque toutes les décisions d’un corps collectif se prennent par « consensus » – terme proposé par la direction de l’organisation –, mais un consensus si large qu’il ne mérite guère de consultation, il est évident qu’il n’y a aucune place pour la dissension. Discipliner le désaccord. La militarisation du politique, déjà analysée, a conduit à utiliser les normes disciplinaires des structures militaires dans toute la pratique organisatrice. Avec le temps, la discipline a remplacé la participation, déjà peu développée. Les conditions répressives ont « justiié » l’impossibilité d’élargir la discussion. Dans la pratique, il existait un simple centralisme continuel entre les mains d’une direction inamovible et despotique. Rendre transparent l’être humain, éliminer les diférences, récupérer et normaliser les sujets, ne pas laisser de place au doute sont des formes de discipline qu’utilise le pouvoir et contre lesquelles résistent les mouvements insurrectionnels. Un des signes les plus clairs de la défaite politique de Montoneros réside dans le fait de ne pas avoir pu se constituer en alternative de résistance à ces formes de pouvoir, en une possibilité d’y échapper, et, qui plus est, d’avoir généré leur reproduction. Logique ami/ennemi. La direction de Montoneros se croyait capable de déinir avec une précision totale la démarcation entre ami et ennemi, entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Au regard de la gigantesque « responsabilité historique » que s’arrogeait l’organisation, on ne pouvait vaciller. Ainsi, la direction partageait le bon et le mauvais, justiiait en termes de in ultime – la révolution populaire et sociale – toute action qui aurait facilité cet objectif, et cherchait à annihiler tout ce qui s’y serait opposé. 38 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E Infaillibilité et irrévocabilité de la direction. Au cours de la longue histoire d’erreurs dont la direction de Montoneros a été le protagoniste sur la période 1976-1980, aucun faux pas n’est reconnu. Les documents internes et la presse adressée à l’extérieur insistaient inlassablement sur les réussites politiques et militaires. Lorsqu’une erreur était évidente, on la reconnaissait uniquement en termes tactiques ou circonstanciels, en allant même jusqu’à créer la catégorie de « déviations correctes de l’époque », une sorte de moindre mal. Il serait absolument injuste de dire que la guérilla a été le revers de la médaille du pouvoir militaire, disparaisseur et concentrationnaire. Montoneros et ERP ont représenté des tentatives réelles de résistance et de rébellion contre un pouvoir autoritaire qui existait dans le pays depuis la création de la nation argentine. Ils se sont confrontés à ce pouvoir et bien des fois ont visé juste, mettant à nu la violence qui se nichait dans son noyau. S’ils ne l’avaient pas fait, ils ne seraient pas devenus la cible favorite de la répression et la principale population des camps de concentration. Ils ont osé déier le pouvoir en usant de la violence et sur cela s’est fondée une partie de leur puissance, ainsi que leur plus importante ligne d’impuissance. En déiant le monopole de l’État dans l’exercice de la force, ils ont pris pour cible des centres névralgiques du pouvoir autoritaire, et sont restés piégés, hypnotisés en quelque sorte, par leurs propres feux d’artiice. Ils ont essayé de construire une alternative et y sont parvenus en partie, mais ils ont ini par reproduire des logiques et des mécanismes autoritaires parfaitement internalisés qu’ils n’ont pas été capables de briser. La discipline, la violence et la rigidité dans lesquelles ils ont grandi ont ini par gagner la bataille interne, dans le contexte d’une lutte extraordinairement inégale. En déinitive, ils ont fait partie de la trame autoritaire mais aussi de l’action subversive et de la désobéissance qui se sont battues pour un pays diférent. Encerclement et anéantissement On cohabitait avec la mort depuis 1975, moment à partir duquel la possibilité d’être anéanti était devenue plus grande que celle de survivre. Malgré l’éclat de lucidité ou l’instinct de survie d’un nombre important de militants, partis ou cachés, la plupart sont restés jusqu’au bout. Pourquoi ? Certainement en raison de la idélité vis-à-vis des principes énoncés cidessus ; la sensation d’avoir entrepris un chemin sans retour a fait le reste. Dans bien des cas, ce chemin était dessiné par un pacte de sang scellé avec son sang et celui des autres. Le pacte avec les camarades morts, avec la responsabilité collective dans la spirale de violence, avec les complicités 39 PILAR C ALV E IRO secrètes qui unissent un groupe structuré autour de la transgression de la légalité et des normes sociales en vigueur ont eu un poids spéciique sur des personnes qui, dans leur immense majorité, n’avaient pas renoncé à leurs principes éthiques. Les militants tombaient épuisés. Le maniement de conceptions politiques dogmatiques qui s’efritaient au premier contact des camps de concentration ; la sensation d’encerclement grandissant au cours de longs mois où fut vécue la perte de camarades, d’amis, de sa propre maison, de tous ses repères ; la méiance latente vis-à-vis de la direction ; la solitude personnelle à laquelle les soumettait la clandestinité, de plus en plus dure ; le maintien du lien politique avec l’organisation par crainte, dans bien des cas, de la solitude, plutôt que par conviction ; le ressentiment de celles et ceux qui avaient rompu leurs liens mais qui, faute de soutien des organisations, n’avaient pu quitter le pays ; les causes de la capture, généralement associées à la délation, y compris à la délation des supérieurs hiérarchiques détenus, étaient certaines des raisons qui expliquent que les militants, quand ils tombaient, étaient déjà vaincus. Ils n’avaient pas la possibilité de résister, ils ne le voulaient plus. Ces faits ont facilité et rendu possible la modalité répressive de la séquestration (chupadero)24. Les militaires disaient qu’il fallait juste « attraper un bout et tirer le il ». On pourrait dire que les facteurs de décomposition interne – essentiellement politiques – ont renforcé l’action répressive, au même temps que celle-ci les a favorisés. Mais il ne s’agit pas d’une question organisationnelle – du côté de la guérilla – ou d’une technologie répressive « à succès » – du côté des Forces armées. La défaite politique de la gauche, et de la gauche péroniste en particulier, précède la défaite militaire et la rend possible. Il 24 N.d.t. Les chupaderos (« aspirateurs ») étaient ce que le jargon militaire appelait des centres clandestins de détention (CCD). Il y a eu près de 500 CCD dans le pays. Les prisonniers y étaient amenés après leur séquestration, réalisée par des commandos de militaires ou de policiers habillés en civil qui utilisaient des voitures banalisées. À partir de l’arrivée du prisonnier dans le premier CCD on décidait, par l’arbitrage exclusif des tortionnaires et de leur hiérarchie, son transfert dans d’autres CCD, son extermination ou, plus rarement, sa libération. Contrairement à la dictature chilienne de Pinochet, la torture et l’assassinat étaient occultés en Argentine : les familles des disparus parcouraient les commissariats, les tribunaux, voire les églises à la recherche de leurs proches, mais les autorités niaient systématiquement avoir une quelconque information. La dictature a cependant conservé des informations sur ses actions, à travers un système bureaucratique d’archivage. La plupart de ces archives ont probablement été microilmées et conservées à l’étranger, après avoir été conisquées par les renseignements militaires en 1983 (décret 2726/83). Dans un efort institutionnel pour contrer cette situation, une Archive nationale de la mémoire (ANM) existe depuis 2003. Elle permet l’accès à toute la documentation disponible. L’ANM a fourni des pièces qui ont révélé l’existence de nouveaux CCD et permis d’identiier des personnes, jusqu’alors inconnues, impliquées dans la répression et jugées depuis. 40 P O L I T I Q U E E T /O U V I O L E N C E y a là des responsabilités diverses. La cause de l’anéantissement, quant à elle, ne peut être cherchée ailleurs que dans le terrorisme d’État et dans son institution centrale, le camp de concentration. Mais l’accent mis sur le militaire et les deux contre-ofensives menées par Montoneros ont servi sur un plateau les militants aux militaires. Il y a là d’autres responsabilités. Il importe de retracer la manière dont les pratiques politiques des organisations y ont contribué, non pas pour atténuer la responsabilité militaire, mais pour reconnaître l’autre, celle qui nous concerne nous, qui sommes ceux qui avons été militants et avons participé au désastre, dans certains cas en l’encourageant, dans d’autres en étant incapables de l’éviter. Ou est-ce que nous n’avons aucune responsabilité ? Une dernière réflexion Cette analyse des mouvements guérilleros des années 1970 en Argentine s’articule avec une autre, publiée il y a plusieurs années, sous le titre Poder y desaparición, orientée vers la compréhension et l’élaboration de quelques clés interprétatives à l’égard de la politique répressive du Proceso fondée sur une institution étatique : les camps de concentration. De mon point de vue, parler des camps implique nécessairement de parler des mouvements armés dont la destruction a été obtenue à travers ce moyen répressif. Je ne prétends pas airmer que les victimes des camps appartenaient uniquement à la guérilla. Au contraire, une vaste gamme de militants de diférentes orientations politiques, partisans ou pas de la lutte armée, y ont trouvé la soufrance, la mort et la disparition. Néanmoins, je pense que la création de ce dispositif comprenant des centaines de camps dans tout le pays, en tant que politique d’État, ne peut s’expliquer que si on tient compte de la puissance militaire et économique, ainsi que de la forte inluence obtenue vers la moitié des années 1970 par un mouvement révolutionnaire large, radical et formellement décidé à prendre le pouvoir politique. Si l’on ne comprend pas qu’ont existé des possibilités avérées pour qu’un projet de type national-populaire exerce une inluence importante sur le système politique, voire prenne le contrôle de l’État, on ne peut comprendre la modalité répressive qui s’est développée. Peut-être est-ce un phénomène extranational qui, toutefois, fournirait les clés de compréhension décisives. Dans le contexte de la guerre froide, les États-Unis devaient assurer leur hégémonie sur le continent américain, comme premier pas indispensable pour atteindre l’hégémonie mondiale. Dans cette optique, on ne peut séparer les dénommées « guerres sales » dans 41 PILAR C ALV E IRO beaucoup de pays d’Amérique latine, de la course états-unienne visant à gagner l’autre guerre. Cette scène mondiale n’admettait aucune possibilité de projets alternatifs qui auraient pu empêcher une emprise complète des États-Unis sur l’Amérique latine. Ni le socialisme démocratique d’Allende, ni un péronisme de racine nationale-populaire inluencé par des secteurs radicalisés, ni l’alliance politique de la gauche uruguayenne avec une présence forte des communistes n’étaient « tolérables » aux yeux du projet étatsunien d’ouverture et de pénétration profonde des économies, des sociétés et des systèmes politiques. Ainsi, on a coupé à la racine, exterminant sans recours possible tout germe d’organisation qui aurait pu déier le monopole sur l’usage de la force détenu par l’État. On pourrait dire que ce pouvoir « correctif » de l’État demeure comme mémoire d’une peur gigantesque, si gigantesque qu’aujourd’hui elle ne permet toujours pas de reconsidérer la relation dificile et décisive entre politique et violence. Les « guerres sales » ont été une bataille décisive de la guerre froide ; la victoire dans cette bataille, obtenue grâce à la terreur, a permis l’ouverture inconditionnelle de notre continent, en même temps qu’elle l’a marqué dans ses formes économiques, politiques et, de manière encore plus importante, dans ses horizons de pensée, en « découpant » ce qui est pensable de ce qui est déinitivement à exclure de toute considération. Bibliographie Calveiro Pilar, 2003, Redes familiares de sumisión y resistencia, México, UACM. — 2006a, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine, Paris, La Fabrique. — 2006b, Familia y poder, Buenos Aires, Libros de la Araucaria. — 2012, Violencias de Estado, Buenos Aires, Siglo XXI. — 2013, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años setenta, Buenos Aires, Siglo XXI. Carnovale Vera, 2011, Los Combatientes. Historia del PRT-ERP, Buenos Aires, Siglo XXI. Gasparini Juan, 1999, Montoneros, inal de cuentas, Buenos Aires, Editora De la Campana. Gillespie Richard, 1987, Soldados de Perón, Buenos Aires, Grijalbo. Seoane María, 1991, Todo o nada, Buenos Aires, Planeta. 42 Autour de l’intervention de Pilar Calveiro ALEJAN D RA O BERT I ROB ERTO P I T TAL UG A TRADUI T D E L’ ESPAG NO L ( ARG ENT I N E ) PAR MARI E- L AURE ST I RNEMANN ET N ATA L I A L A VA L L E En 2005, la publication du livre de Pilar Calveiro, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años 70, depuis réédité (2013), a été perçue comme l’opportunité pour établir une nouvelle donne autour du débat sur les organisations armées des années 1970 en Argentine, comme l’ont démontré les nombreux textes et commentaires qui ont accompagné la sortie de l’ouvrage1. Dans celui-ci, l’auteure de l’excellent Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine et de nombreux articles sur la mémoire et l’histoire (Calveiro, 2001, 2004-2005, 2005, 2006) ofre incontestablement une intervention qui s’inscrit dans un courant d’écrits critiques, encore incomplet à ce moment-là, sur le passé récent de la gauche argentine. Selon la mise en garde de l’auteure, cette tâche implique d’abandonner les discours qui, sous diférents prétextes, avaient suspendu toute évaluation critique possible de l’expérience militante. Qu’il s’agisse des versions héroïques du militantisme ou de celles tendant à réduire les activistes à la seule condition de victimes du terrorisme d’État, toutes empêchaient une compréhension véritablement politique de ce passé récent. Pour son intervention, car c’est bien de cela qu’il s’agit, comme l’auteure l’airme dans la préface, Calveiro choisit un genre que l’on pourrait qualiier d’hybride, puisqu’il relève apparemment de l’essai mais qu’il est très bien documenté, tant en sources primaires que secondaires, et qu’elle n’hésite pas à qualiier d’« exercice de mémoire » (Calveiro, 2006, p. 12)2. Ce choix découle du double propos du texte. D’un côté, il s’agit d’appréhender de manière critique l’objet annoncé dans le titre, c’est-à-dire les relations qui existent entre politique et violence dans l’Argentine des années 1960 et 1 2 Le présent essai se fonde sur le chapitre « Ejercicio de memoria, ejercicio de transmisión » [Exercice de mémoire, exercice de transmission] de Oberti et Pittaluga (2006). Nous traduisons les extraits des travaux de Pilar Calveiro. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 4 3-56 ALEJANDRA O BE RTI E T RO BE RTO P ITTA LU G A 1970, en se focalisant sur « la constitution des groupes guérilleros comme un phénomène inséparable et protagoniste de cette histoire » et en analysant leurs pratiques politiques et « leurs responsabilités spéciiques dans le désastre inal » (ibid., p. 13). D’un autre côté, le livre est en lui-même une proposition d’exercice de la mémoire critique, une modalité du « faire mémoire » qui surgit sur le terrain partagé des critères spéciiques à la critique historique et des mécanismes de la capacité humaine au souvenir. C’est pourquoi il établit des liens productifs – voire libérateurs – entre les diférentes dimensions de la temporalité, articulant « les nécessités du présent, l’expérience du passé et le besoin d’ouvrir un futur toujours diférent » (Calveiro, 2004-2005, p. 72). D’une manière générale, peu d’attention a été portée sur ce dernier aspect du travail de Calveiro, bien que ce soit sous cet éclairage qu’il convienne d’évaluer son contenu critique. Car, en tant que « travail de mémoire », il s’agit d’un mode d’inscription de la remémoration dans l’espace culturel : un travail de construction de ponts, de liens brisés ou inexistants entre le présent et le passé récent. Si le fait d’établir de tels liens exige un travail de repositionnement des signiications de ce passé, qui implique nécessairement son examen critique, la possibilité même de ce travail dépend des capacités inhérentes à l’action remémorative ; de sorte que les signiications recomposées dépendent des modalités d’exercice de la mémoire et de cette action remémorative elle-même3. C’est pour cette raison que l’auteure expose la manière dont elle a procédé pour construire ces connexions de sens. Elle fait référence non seulement aux procédés, événements ou igures que l’on recherche dans le passé, mais aussi, et surtout, à la manière dont ces pièces sont assemblées, processus qu’elle assimile au jeu du Lego. La mémoire, dit Calveiro, n’est pas quelque chose qui vient du passé mais plutôt une interrogation qui surgit des nécessités, des impératifs du présent, et c’est la raison pour laquelle il s’agit toujours d’un acte de reconiguration du passé. Le risque de transformer le passé en une simple extension du présent avec des habits anciens est moindre si l’on considère que « le sens » contextuel est « récupérable » et si ce qui fait l’objet d’un regard rétrospectif est réinscrit dans le contexte de 3 44 On peut dire que Calveiro place son travail dans une zone de compatibilité, d’ainité, entre histoire et mémoire, entre les processus historiographiques et les opérations du souvenir, en particulier autour des témoignages qui manifestent une faculté interprétative spéciique du passé. Dans un texte de 2008, à propos d’un débat qui avait cours en Argentine sur les relations entre histoire et mémoire, elle faisait un lien avec la faculté que Walter Benjamin attribuait à certaines narrations dans son texte « Le conteur. Rélexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » (2000, p. 114-151). L’ IN TE RV E N T I O N D E P I L A R C A LV E I R O son époque. Il en découle, alors, que « l’exercice de mémoire » se trouverait à l’intersection des deux mouvements : celui de l’urgence actuelle à interroger le passé, en l’ouvrant, et celui de la récupération des signiiés du passé par leur mise en « contexte » (Calveiro, 2013, p. 20-22). Sous cet éclairage, et avec l’objectif de comprendre les sens de la politique dans les années 1970, l’auteure propose une exploration aiguë et franche des modes de conception et de mise en œuvre du politique par les organisations armées dans l’Argentine de l’époque. Quelles sont les urgences du présent, les nécessités actuelles depuis lesquelles « on interroge le passé, en le remémorant » (ibid., p. 11) ? Il est évident qu’elles sont de diférents ordres et qu’elles se rattachent à diférentes questions, depuis la justice jusqu’à la vérité. Mais ce qui motive la nécessité de se rapprocher des pratiques politiques des années 1970 – une prise en compte des guérillas, dit le sous-titre –, ce qui façonne cet « exercice de mémoire », c’est la résurgence de certaines pratiques qui nécessitent de faire une « analyse de la défaite » des années 1970. Ces impératifs amènent Calveiro à demander aux acteurs politiques d’alors de « reprendre la parole, une parole critique », ain de léguer aux générations futures « un peu plus que les lambeaux d’une histoire » (ibid., p. 21-22). On comprend ce qui représente un risque pour l’auteure : le fait que les traces de ces années-là ne soient que des « lambeaux », des fragments, des chutes, à partir desquels il ne serait pas possible de recomposer le sens de la pratique politique de l’époque. Ces restes déconnectés n’ont pas permis de faire « réapparaître » la politique « au sens fort et résistant du terme, comme un déi pour inventer un monde commun » (Calveiro, 2005, p. 7)4. La récupération du sens n’est possible que si l’on regarde le passé militant de façon critique, si on l’examine pour comprendre les attentes mais également les modes opératoires et leurs conséquences, en fonction de ce qui a été réalisé et de ce qui ne l’a pas été, en intégrant des conséquences qui n’avaient pas été envisagées : un regard critique assumé non pas comme « un châtiment, mais comme une manière d’être dans le vrai pour, vraiment, tourner la page » (Calveiro, 2013, p. 19). Ce regard nécessite que l’on assume publiquement et explicitement les responsabilités des diférents membres 4 Cette fouille critique du passé est, pour l’auteure, incontournable en tant que contribution à la réapparition du politique, capable de résister à la reconiguration hégémonique et de portée planétaire des violences faites par certains États à l’heure actuelle. Selon elle, ces États, sous les modulations discursives de la guerre contre le terrorisme international et le crime organisé, étendent « l’état d’exception », aussi bien au niveau global qu’au niveau interne des États nationaux, par le biais de formes concentrationnaires dont certains traits se sont déjà manifestés dans les pratiques répressives étatiques des années 1970 en Amérique latine (Calveiro, 2012). 45 ALEJANDRA O BE RTI E T RO BE RTO P ITTA LU G A des organisations, car c’est l’exposition de cette responsabilité qui permettra de contrecarrer les alibis, les obstacles à l’examen approfondi du passé récent argentin. Scruter minutieusement le passé, cette « mémoire politique » que propose Calveiro, permettrait de tisser des ponts entre ce passé et les urgences du présent. Mais pour ce faire, il est nécessaire d’analyser les pratiques politiques dans leur propre contexte. C’est ce que fait la première moitié du livre qui, dans un acte de repositionnement, tend à « réhistoriciser le passé ». En laissant de côté les versions qui ont présenté le militantisme politique des années 1970 à partir des igures des héros ou des victimes, Política y/o violencia redéinit et réarticule les dimensions analysées de ce passé, en même temps qu’il établit de nouveaux points d’observation à partir desquels se souvenir et historiciser5. Politique et/ou violence : l’emploi combiné des conjonctions de coordination « et/ou » révèle une continuité entre politique et violence, continuité chargée de tensions, d’oppositions et de superpositions ; une continuité conlictuelle mais, selon l’auteure, inéluctable dans la mesure où elle reconnaît la dose de violence impliquée dans le politique. Cette même combinaison nous parle aussi d’une discontinuité, d’une substitution, d’une potentielle prédominance de l’une sur l’autre. Et c’est précisément sur cette thèse que repose l’interprétation de Calveiro : la défaite des années 1970 n’est pas due à un excès de politique – comme cela a été maintes fois airmé, depuis diverses perspectives – mais à son absence, à son déplacement et/ou sa suppression, à l’abandon de « la politique » – ou « du politique » – de la part des organisations armées. Si la politique à laquelle fait référence Calveiro se rattache « au collectif, au commun et au public », à l’organisation du pouvoir social, à la prise de décisions et aux relations de force, et pour cela à « une politique qui ne s’efraye pas devant la violence mais la reconnaît comme une dimension qui peut et doit se subordonner aux consensus aussi longtemps que possible » (Calveiro, 2013, p. 24), ce qui est arrivé dans les années 1970 a été un débordement de la violence sur le politique, au point de l’annuler totalement. Ce déplacement, cette absence de politique, aurait eu comme conséquence l’anéantissement, avant 1976, de « la tentative de construire un projet révolutionnaire » (ibid., p. 21). 5 46 Pour une vision plus large des formes d’écriture sur le militantisme des organisations armées en Argentine (sur des supports aussi diférents que l’essai, le témoignage, le cinéma ou l’historiographie), on peut consulter Oberti et Pittaluga (2006). L’ IN TE RV E N T I O N D E P I L A R C A LV E I R O Le premier mouvement dans l’exercice de mémoire, dès lors, consiste à revenir sur les sens de la politique et de la violence dans les années 1970. « Réhistoriciser le passé », titre de l’une des deux parties du livre, signiie « restituer » les cadres historiques à l’intérieur desquels étaient pensées et exécutées la politique et la violence. Sans ce repositionnement, la formulation politique et/ou violence ne pourrait servir comme outil d’intelligibilité. Il s’agit de plonger dans ces relations historiques entre politique et violence, de revenir sur leurs signiications contextuelles. C’est la place prédominante occupée par la violence qui déinit ce cadre historique, rendue manifeste par la coniguration particulière du champ politique et de l’État. La longue crise d’hégémonie subie par la classe dominante argentine a eu comme résultat la « militarisation de l’État » et la lente institution d’un pouvoir desaparecedor, un pouvoir qui fait disparaître. Tels sont les principaux aspects de la constitution d’une « logique totalitaire » du politique, c’est-à-dire d’une conception du conlit en tant que guerre, de sa résolution au moyen de l’élimination de l’autre et de l’intolérance envers le non-identique, constitué immédiatement en ennemi. Cette coniguration conduit à une réduction de la politique aux signiications produites par une logique ami/ennemi, soutenue par un langage et une pratique du conlit dominés par des visions guerrières et des oppositions binaires. De plus, Calveiro souligne les ancrages sociaux de l’autoritarisme, les racines plus profondes de la violence dans la société argentine, car la logique totalitaire et la militarisation d’un État nécessitent un sujet capable d’exercer le mandat disciplinaire sur une société qui s’est plus ou moins ouvertement révoltée contre l’ordre établi : un sujet qui, avant d’imposer la discipline, a dû être discipliné ; un sujet capable de torturer pour soutenir l’ordre, capable de faire disparaître les autres pour protéger une certaine société. Calveiro traque la construction de ce sujet militaire ain d’expliquer comment tout cela a été possible, comment et de quelle manière s’est construit ce « soldat-citoyen ». Elle pointe également l’existence de son complément, sans lequel ce sujet n’aurait pu exister : cette autre subjectivité enracinée non pas dans les institutions militaires mais au sein même de la société, « le citoyen-soldat ». Il s’agit là d’une subjectivité conigurée au croisement de la crainte et du consensus vis-à-vis du maintien de l’ordre, qui a validé les pratiques autoritaires, la torture et même la disparition forcée de personnes. Calveiro voit juste lorsqu’elle soutient que sans ce contexte historique la violence guérillera est incompréhensible. Elle va au-delà en étendant ce contexte national à un contexte mondial, également dominé par la logique de guerre : Première Guerre mondiale, entre-deux-guerres, Seconde Guerre mondiale et guerre froide, dont les versions latino-américaines furent les 47 ALEJANDRA O BE RTI E T RO BE RTO P ITTA LU G A « guerres sales ». En Amérique latine, ces ofensives sous hégémonie étatsunienne ont été contrées par des mouvements qui, de manière plus ou moins cohérente, se sont caractérisés par leur proil « national-populaire », et dont les mouvements guérilleros ont constitué une des composantes. Sur la scène argentine des années 1960, la militarisation de l’État et la logique totalitaire imposées par la dictature de 1966-19736 – et ses précurseurs – avaient prétendu éliminer la politique, la faire disparaître. Mais celle-ci revient, soutient Calveiro, dans des événements tels que le Cordobazo7, ou l’émergence des formations guérilleras. La politique fait irruption de manière violente avec le Cordobazo. Il s’agit d’un retour, sous le signe de la transformation, de la mutation : la politique revient sous « d’autres formes d’organisation et de politisation », parmi lesquelles se détachent les groupes armés, organisations qui se donnent pour but de disputer à l’État le monopole de la violence légitime (ibid., p. 37). Mais que signifie « la politique portée disparue » par la dictature d’Onganía, « réapparue à coup de pierres et de tirs d’armes à feu », « réapparue, qui plus est, mutée en d’autres formes d’organisation et de politisation » (ibid., c’est l’auteure qui souligne) ? La violence militaire, celle d’un État qui se militarisait, poursuit Calveiro, commençait « à trouver une réponse, également de nature violente, de la part d’autres secteurs de la société » (ibid.), et d’énumérer quelques actions des « organisations politico-militaires » – comme elles se désignaient elles-mêmes – en train d’émerger : prise d’assaut de petits villages, assassinat de militaires et de syndicalistes de droite. L’auteure n’assimile pas les actions guérilleras au Cordobazo, mais, puisque les organisations armées sont son objet d’étude, elle ne s’attarde pas à expliquer leurs diférences. Ces divergences entre la politique qui émerge d’événements comme le Cordobazo et autres puebladas8, d’un côté, et celle qui se nourrit de certaines actions avant-gardistes émanant des formations guérilleras, d’un autre côté, sont décrites par Calveiro sous la forme d’un conlit entre les tendances 6 7 8 48 À la suite du renversement du gouvernement Illia en 1966 par un coup d’État militaire, l’Argentine est dirigée entre 1966 et 1973 par une dictature militaire qui se donne le nom de « Révolution argentine ». La junte militaire a successivement à sa tête Juan Carlos Onganía de 1966 à 1970, Roberto Levingston de 1970 à 1971, enin Alejandro Lanusse de 1971 à 1973, lorsque des élections démocratiques sont convoquées de nouveau. Il s’agit d’un soulèvement populaire qui débute le 29 mai 1969 dans la ville de Córdoba, en Argentine, et qui fait suite à des manifestations et soulèvements dans d’autres villes argentines depuis le début du mois de mai. La répression du Cordobazo par le régime dictatorial d’Onganía conduit à une intensiication des luttes populaires, si bien que cet épisode a pu être interprété comme un moment décisif dans le processus de désintégration du pouvoir d’Onganía, qui aboutit au remplacement de celui-ci un an plus tard. Terme que l’on peut traduire par « révoltes populaires urbaines ». L’ IN TE RV E N T I O N D E P I L A R C A LV E I R O « foquistes »9 et « populistes » au sein même de ces organisations. C’est ainsi qu’elle pose les fondements de la distinction entre deux types d’actions menées par les organisations politico-militaires : celles qu’elle regarde comme étant militaires et celles qu’elle considère comme plus « politiques ». Les opérations d’expropriation d’armes, d’argent ou de papiers d’identité, les actions de propagande armée ou les opérations dites de « justice populaire » appartiennent au répertoire des actions « militaires » que l’auteure oppose à un autre ensemble : la distribution de nourriture, la propagande dans les usines et dans les quartiers populaires, les actions de soutien aux conlits syndicaux, qui, destinées à « conquérir le soutien de la population », relèvent d’un caractère plus « politique », c’est-à-dire, selon l’argumentation de Calveiro, qu’elles sont moins subordonnées à la logique militaire et davantage orientées vers la construction de bases sociales populaires pour les organisations. Cette distinction entre pratiques « militaires » et « politiques » sert l’analyse par Calveiro de la tension entre politique et violence dans les organisations politico-militaires. En posant l’existence de cette tension, l’auteure soutient que le « foquisme » et l’« avant-gardisme » des origines se sont vus contrecarrés, dans le cas des groupes armés identiiés avec le péronisme, par leur immersion dans les eaux du populisme. Cela a en efet promu « le contact avec les groupes de militants de base étudiante, professionnelle, territoriale et, dans une moindre mesure, syndicale, par lequel les militants des OAP – les Organisations armées péronistes – ont goûté à d’autres dimensions de la politique que celles qu’ils avaient connues jusqu’alors » (ibid., p. 114-115)10. Ainsi, leur forme de pensée se transforme, mais « l’équilibre recherché entre les dimensions militaire et politique commence, à partir de la clandestinité, à se briser, en faveur de la première », jetant « par-dessus bord une grande partie du travail préalable » (ibid., p. 23). Ce foquisme ou avant-gardisme des origines, jamais véritablement abandonné, toujours latent, aurait repris le dessus et impulsé, dans un contexte répressif accentué à partir de 1974, l’abandon de la politique au proit de l’action militaire et de la logique guerrière. Le raisonnement de Calveiro fournit un éclairage sur le type de réponse initialement proposé par les foquistes et avant-gardistes des organisations armées face à la disparition du politique promue par le régime dictatorial, dans la mesure où ce foquisme était l’envers du populisme – entendu dans 9 Le foquisme (de foco, le foyer en espagnol) est une politique militaire, forgée notamment par Ernesto Che Guevara, consistant à implanter des « foyers » de guérilla dans les zones rurales. 10 C’est à cause de cette sorte d’équilibre entre populisme et foquisme, ainsi qu’en raison de sa propre expérience personnelle, que l’auteure restreint son analyse aux organisations armées associées au péronisme, en particulier à Montoneros. 49 ALEJANDRA O BE RTI E T RO BE RTO P ITTA LU G A l’économie du texte comme politique fondée sur l’apparition du peuple sur la scène. Le caractère spéculaire des actions des organisations armées par rapport à celles du régime militaire semble montrer que, bien que se donnant comme une réponse au régime, ces actions s’inscrivaient pleinement dans des pratiques hégémoniques, c’est-à-dire dans le développement de la logique totalitaire qui essayait de faire « disparaître » la politique. Il est également possible de lire cette tension entre « foquisme » et « populisme » à l’intérieur des organisations armées comme une façon de penser aussi bien les formes émergentes de la politique révolutionnaire dans la période que la manière dont l’apparition du peuple – qui était une des formes de la politique – s’articule avec l’avant-gardisme des organisations et leurs pratiques au sein du mouvement de masse, ou au sein des organisations de base qui étaient associées à ces organisations. Ainsi, la politisation, qui se développait partout et prenait forme dans les mouvements de masse, entre en contact, bien que de manière conlictuelle, avec les pratiques des organisations politiques qui cherchaient à intégrer dans leurs rangs cet activisme nouveau. Devenus des sujets politiques dans l’ambiance conlictuelle croissante des années 1960 et 1970, ces activistes sont entrés en relation avec les organisations armées, grossissant leurs rangs et apportant ces dimensions « plus enrichissantes » de la politique que signale Calveiro. Au-delà des multiples motivations attribuables à ces rapprochements, ce nouveau lien déclenchait une « militarisation » des pratiques des nouveaux militants : les activités au sein des groupes de base étaient transformées en travail de soutien aux activités militaires conçues comme plus importantes, ce qui générait une structure difuse mais efective à l’intérieur de laquelle les décisions stratégiques étaient toujours subordonnées aux raisons militaires. C’est la raison pour laquelle le lieu exclusif de la prise de décisions stratégiques demeurait la direction exécutive de Montoneros11, comme pour le cas emblématique du passage à la clandestinité en 1974. Dans cette relation entre avant-garde et mouvements de masse, deux questions ont, de notre point de vue, renforcé cet « abandon de la poli11 50 Montoneros est une organisation politico-militaire qui s’est auto-déinie comme péroniste. Elle entre en scène publiquement en 1970 avec l’enlèvement et l’assassinat du général Pedro Eugenio Aramburu, responsable du coup d’État ayant destitué le président Juan Perón en 1955 et des exécutions de péronistes en 1956. Montoneros croît rapidement dans la première moitié de la décennie : elle concentre la sympathie de larges secteurs du péronisme et de la jeunesse, s’érigeant comme principal référent du péronisme de gauche. Par sa capacité d’organisation et de mobilisation, ainsi que par son positionnement sur l’échiquier politique, on peut la considérer comme l’organisation armée la plus importante de la période. L’organisation entre dans la clandestinité en 1974, avant d’être rapidement décimée, à partir de 1976, par la dictature militaire. L’ IN TE RV E N T I O N D E P I L A R C A LV E I R O tique » signalé par Calveiro. La première concerne une conception de la politique qui interprétait l’émergence du populaire à travers le prisme du populisme, c’est-à-dire faisant entrer en jeu la verticalité et le paternalisme qui caractérisaient ce dernier ; cette vision, au lieu de contrecarrer un foquisme jamais abandonné, a nourri un lien utilitaire entre l’avant-garde et les masses populaires, lien au sein duquel « les masses » constituaient un groupe de soutien, un terrain de manœuvre, des troupes de choc, un lieu de recrutement où s’exprimait « l’accumulation de forces » du parti ou de l’avant-garde. La seconde question concerne cette déinition ontologisée de l’avant-garde, qui caractérise comme telle non pas une action politique, mais le groupe qui la réalise, établissant immédiatement un lien de suprématie. Chez une grande partie des militants, s’est renforcée l’échelle de valeur des actions entreprises en fonction de qui les exécutait. Ce n’est pas un hasard si c’est l’image du guérillero héroïque que l’on essayait d’imiter, dressée au plus haut d’une stratiication hiérarchique de fonctions et d’actions, où les plus « politiques » se trouvaient généralement situées en bas de l’échelle. Dans un entretien avec Ana Amado, qui porte sur les questions de genre dans le militantisme, Pilar Calveiro explique qu’entre une femme dotée d’un excellent talent politique et de capacités militaires médiocres et un homme qui se serait fait remarquer militairement mais possédant une vision politique pauvre, on sélectionnait ce dernier, entre autres parce que les capacités politiques auraient permis la remise en question d’une direction assez limitée sur ce terrain (Amado, 2006). La dernière partie de Política y/o violencia s’attache précisément à décortiquer le fonctionnement de ces mécanismes sélectifs qui, selon les termes de l’auteure, ont encouragé un abandon de la politique au bénéice des conceptions militaristes du conlit qui, « de pair avec l’élan répressif de l’État, ont asphyxié la pratique de Montoneros » (Calveiro, 2013, p. 144). L’asphyxie est due à la « logique fermée » sur laquelle s’est inalement bâti le fonctionnement de l’organisation, logique que l’auteure examine au croisement du « politique », du « militaire » et de « l’organisationnel ». Calveiro souligne, parmi les principaux mécanismes combinés de la « logique fermée » et des pratiques internes : un pragmatisme qui réduisait la théorie à un dogmatisme simpliié ; la « confusion » des dimensions protestataires du péronisme avec des présumées prédispositions révolutionnaires du peuple argentin ; la lecture des événements comme une série de conirmations des prévisions de Montoneros ; la croyance dans l’inexorabilité de la victoire ; la « désinsertion des secteurs populaires », due à la plus grande répression militaire et paramilitaire mais également à l’entrée en clandestinité 51 ALEJANDRA O BE RTI E T RO BE RTO P ITTA LU G A de Montoneros ; la vision du politique comme un simple problème organisationnel ; le manque croissant de démocratie interne caractéristique des organes de direction et de la manière dont se prenaient les décisions ; le formatage du désaccord intérieur dans les mêmes termes que la logique binaire et violente amis/ennemis. Dans ce cadre, la réalité sur laquelle on était censé agir était décryptée en fonction de l’action militaire et de l’organisation (ibid., p. 144-176). De ce point de vue, tout était disposé pour que le foquisme domine dans la relation politique et/ou violence. La réduction de la politique à l’action militaire a également signiié que, face à la prédominance des logiques du camp politique autoritaire argentin, les militants sont restés désarmés. Le militarisme des organisations armées péronistes – dont les racines sont à chercher selon Calveiro dans un secteur de la tradition autoritaire argentine, celle qui se rapproche du stalinisme et du nationalisme antisémite – se combine de manière harmonieuse avec la logique binaire et guerrière de la politique argentine évoquée plus haut. L’« ennemi » de la guérilla, dit Calveiro, ressemble trop au « subversif » du discours militaire. L’exposition de ces mécanismes et de leurs résultats fait du texte de Calveiro une porte d’entrée menant à une variété de thèmes centraux dans le nécessaire débat sur les années 1970 ; un texte où l’on met l’accent sur le caractère « libertaire et subversif » de la désobéissance armée, sans craindre d’énoncer que les pratiques guérilleras furent aussi « une constituante de la trame autoritaire » de l’Argentine. Si l’on recherche à comprendre le passé récent et à renforcer de nouvelles pratiques et conceptions politiques, appréhender les aspects aberrants de ces anciennes pratiques militantes est une tâche qui ne peut plus être reportée. Ce travail conduit nécessairement à la question des responsabilités, thème qui ouvre et clôt le livre. Inclure les différentes responsabilités dans le bilan critique, donc compréhensif, devient indispensable (Calveiro, 2004-2005, p. 77). Calveiro ne fait pas uniquement référence aux responsabilités relatives à l’action militaire, mais aussi aux responsabilités politiques. Exposer ces responsabilités ne signiie pas « atténuer la responsabilité » des forces armées, de l’État et des classes dominantes mais « reconnaître l’autre [responsabilité], celle qui nous concerne nous, qui sommes ceux qui avons été militants et qui avons participé au désastre, dans certains cas en l’encourageant, dans d’autres en étant incapables de l’éviter. Ou est-ce que nous n’avons aucune responsabilité ? » (Calveiro, 2013, p. 298). La question de la responsabilité est intimement liée aux possibilités de construction d’une mémoire critique. Au-delà du vieux précepte stipulant que se souvenir permet de ne pas répéter les mêmes erreurs, le lien entre responsabilité et mémoire se nourrit selon nous de cette référence commune 52 L’ IN TE RV E N T I O N D E P I L A R C A LV E I R O à la responsabilité et à la mémoire critique en relation à la dette, à l’obligation de réparer les conséquences des actions réalisées librement. Ce que demande Calveiro aux instances dirigeantes des organisations mais aussi à chaque militant, c’est d’afronter ses propres responsabilités, celles de tout un chacun, non pas une responsabilité générale et abstraite de la gauche ou des organisations. Cette question des responsabilités nous amène sur un terrain très proche : celui des subjectivités. Car si Calveiro analyse les mécanismes qui réduisirent la politique au point de l’annuler, il convient de s’interroger sur l’autre face du processus : les sujets qui argumentaient et incarnaient ces mécanismes politiques et organisationnels. Il s’agit alors d’examiner les proils subjectifs, de fouiller dans les subjectivités générées par les dispositifs militants, et de s’interroger sur les résistances à ces mécanismes, sur les déplacements réalisés vis-à-vis des lieux assignés par l’organisation, résistances très souvent passées sous silence, implicites, larvées, et pour cela même de la plus haute importance. Les dispositifs politico-organisationnels des groupes armés promouvaient une image du militant qui jouait le rôle de norme, un idéal duquel chacune et chacun devait se rapprocher dans une sorte de mouvement asymptotique. Cette normalisation de la subjectivité militante à laquelle chaque activiste devait adhérer reproduisait de manière acritique des aspects cruciaux du régime de domination qu’on cherchait à combattre. La verticalité, le sexisme, la hiérarchie, l’anti-intellectualisme, l’homme nouveau conçu comme un guerrier, etc., non seulement ont perduré dans les nouvelles organisations, mais ont véhiculé le remplacement du politique par le militaire pointé par Calveiro. Si ces attributs autoritaires parcouraient le répertoire des pratiques militantes, parfois expressément, parfois implicitement, cela n’empêche pas l’auteure de conceptualiser « la désobéissance armée » comme étant « la plus radicale et la plus agonistique des désobéissances » (ibid., p. 97). Au-delà des diicultés qui présideraient à une comparaison entre la radicalité des diférentes pratiques politiques, ce qui nous intéresse est de réléchir à quoi elle fait référence quand elle pose cette radicalité et ces qualités subversives de la gauche armée. Dans un premier temps, ce caractère « radical » se dégage, pour Calveiro, du fait que ces expériences se sont proposé de disputer à l’État le monopole de la violence légitime, et ont agi en conséquence. Toutefois, cette caractéristique ne suit pas à attribuer un caractère radical, si nous entendons par là une praxis de l’émancipation, c’est-à-dire une désintégration des trames sociales de domination et l’émergence, dans cette praxis, d’autres alternatives. Le livre fournit une variété d’arguments pour comprendre que, en Argentine, la pratique militarisée des groupes armés et 53 ALEJANDRA O BE RTI E T RO BE RTO P ITTA LU G A leurs modes – autoritaires – de compréhension et de réalisation du politique ont participé d’un même logos, concevant ainsi le politique à partir d’une même raison instrumentale. Une seconde question surgit du raisonnement de Calveiro, capable d’analyser les logiques autoritaires des organisations armées et, en même temps, de proclamer qu’elles cohabitaient avec une critique radicale du pouvoir. Les productions de sens sur le passé récent qui prennent pour objet le militantisme des organisations armées doivent aborder la question en se demandant qui étaient ces militants, à défaut de quoi elles risquent d’ofrir une image homogène, unidimensionnelle de cette militance. Bien au contraire, on pourrait penser ces années à travers la trace laissée par l’émergence d’une diversité d’actions et de discours qui attestaient l’extension des processus de subjectivation, et à travers eux, de l’avènement du processus démocratique. Ces subjectivations prenaient des noms divers et se constituaient dans les interstices des classiications sociales : par leur existence, elles remettaient en question politiquement et culturellement les nomenclatures et les ordres ; de là découle toute la diiculté à les déinir. Leur nouveauté et leur capacité à produire des articulations partielles de plus ou moins grande portée à l’intérieur de ce qui se révélait, sans pour autant s’homogénéiser dans une organisation ou identité spéciique, sont les facteurs qui poussent à les appeler, de manière certainement imprécise, « nouvelle gauche ». Et si ce mouvement de subjectivation s’exhibait aussi bien dans ce que nous appelons mouvements sociaux et formations politiques, tel que l’a souligné Cristina Tortti (1998), c’est aussi parce que ces frontières ont été en crise, remises en question. En même temps, on observe que nombre de ces formes d’organisation qui assumaient ces nouvelles subjectivités avaient tendance à « encadrer » la militance émergente, c’est-à-dire à lui attribuer un espace, en limitant la variabilité et la mobilité de ces formes plurielles qui allaient des mœurs à l’habillement et des idées politiques aux re-groupements collectifs. Mais il convient de souligner que là où la discipline et l’encadrement, l’adhésion inconditionnelle à une militance caractérisée par des paramètres rigides, se faisaient plus stricts, se manifestait également l’existence de transgressions, indisciplines, écarts de la conduite dite révolutionnaire. Les mêmes militants qui faisaient l’éloge des organisations verticalistes et certainement autoritaires les perturbaient avec leurs incorrections, leurs infractions plus ou moins déclarées. Car il ne faudrait pas penser ces mouvements de subjectivation comme des instances en elles-mêmes homogènes qui obéiraient à des forces situées au-delà de leurs propres actions et trajectoires. Au contraire, il s’agit de penser ces mouvements de subjectivation en termes de champ de forces polaires, soumis à des tensions entre l’alignement 54 L’ IN TE RV E N T I O N D E P I L A R C A LV E I R O disciplinaire à un ordre – celui du parti, de l’organisation armée – et la désobéissance qui, la plupart du temps, n’était pas perçue comme telle par les contemporains. En 2006, un an après la publication de Política y/o violencia, dans l’entretien déjà évoqué, Calveiro airme que les femmes ont été plus critiques envers la ligne oicielle, plus critiques des directives et des hiérarchies internes, plus ines pour percevoir les contradictions entre le discours des organisations et la réalité politique environnante, moins disciplinées que les hommes. L’histoire de Calveiro permet de prêter attention à cette dimension critique déjà présente au sein des organisations, mais généralement invisible aux yeux des protagonistes eux-mêmes. L’intervention de Calveiro incite à penser la coexistence d’une « logique fermée » et de regards critiques envers cette logique, au sein des organisations armées, raison pour laquelle les sujets se décalaient des rôles que les organisations leur imposaient. Il sufit d’écouter avec attention les nombreux récits à la première personne des militants des diférentes organisations pour trouver, en même temps qu’est décrit le fonctionnement normatif, l’exposition même de sa transgression. Or, identiier ces capacités critiques, pointer la survivance de dimensions émancipatrices dans les processus de subjectivation politique récupérées ensuite par les règles hétéronomisantes du parti et de la guérilla, n’est pas une tâche que l’on puisse réaliser uniquement par la mise « en contexte ». Calveiro écrit à partir du présent, ce présent qui, par les expériences accumulées, permet de développer des outils qui rendent compte d’une histoire non encore écrite, comme le dit aussi Walter Benjamin en utilisant la métaphore de la plaque photosensible (1991, p. 354). Entre autres qualités, le livre de Calveiro a celle de l’ouverture, car il cherche à dépasser les images idéalisées du militantisme pour s’interroger sur les dispositifs politiques et organisationnels des structures qui ont été vaincues avant 1976, comme l’auteure le soutient avec certitude. Cela nous permet d’interroger les subjectivités et les projets qui (se) façonnaient (dans) les organisations politico-militaires des années 1970. Mais à la diférence d’une grande partie de l’historiographie et de la politologie académique, le livre de Calveiro refuse de réduire le militantisme à un trait unique, résiste à le penser comme un. L’auteure creuse également la question du potentiel de transformation qui a nourri les formations guérilleras, même lorsque leurs dispositifs organisationnels et conceptions politiques inissaient par réduire cette potentialité à sa portion congrue. Le livre permet d’envisager, dans leur hétérogénéité, les processus de subjectivation politique là où les imaginaires de la révolution et de la discipline partisane ne semblaient pas laisser d’interstices. 55 ALEJANDRA O BE RTI E T RO BE RTO P ITTA LU G A Le texte de Calveiro va dans le sens de la transmission, de l’ouverture et de la possibilité d’un héritage. C’est un livre dont la principale valeur ne réside pas, comme on a pu l’entendre, dans le fait de réclamer aux anciens dirigeants Montoneros de reconnaître leurs responsabilités, mais dans la production d’un geste qui expose l’auteure elle-même et qui établit les conditions du dialogue, de la discussion sur ce qui est arrivé. Là réside aussi sa profonde teneur politique profonde. Calveiro a écrit un texte qui ouvre les thèmes, qui tend à la construction d’une problématique, qui prétend déconstruire les mythes, un texte qui s’écrit contre la seule répétition. Voilà pourquoi, à nos yeux, il s’inscrit sur le terrain potentiel de l’héritage. Bibliographie Amado Ana, 2006, « El orden de los cuerpos en los años 70. Entrevista a Pilar Calveiro », Mora. Revista del instituto Interdisciplinario de Estudios de Genero, no 12, p. 57-67. Benjamin Walter, 2000, Œuvres III, Paris, Gallimard. Calveiro Pilar, 2001, « La memoria como futuro », El Rodaballo. Revista de política y cultura, no 13, p. 2-7. — 2004-2005, « Puentes de la memoria, terrorismo de Estado, sociedad y militancia », Lucha Armada en la Argentina, no 1, p. 71-77. — 2005, « Antiguos y nuevos sentidos de la política y la violencia », Lucha Armada en la Argentina, no 4, p. 4-19. — 2006, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine, Paris, La Fabrique. — 2008, « El testigo narrador », Los puentes de la memoria, no 24, p. 50-55. — 2012, Violencias de Estado. La guerra antiterrorista y la guerra contra el crimen como medios de control global, Buenos Aires, Siglo XXI. — 2013, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años 70, Buenos Aires, Siglo XXI. Oberti Alejandra et Pittaluga Roberto, 2006, Memorias en montaje. Escrituras de la miltancia y pensamientos sobre la historia, Buenos Aires, El cielo por asalto editores. Tortti Cristina, 1998, « Protesta social y Nueva Izquierda en la Argentina del Gran Acuerdo Nacional », Talle. Revista de sociedad, cultura y política, vol. 3, no 6, p. 11-39. 56 Quand le phare illumine de mille feux. Promesses et naufrage de l’héritage guévariste VERA CARNO VAL E TRADUI T D E L’ ESPAG NO L ( ARG ENT I N E ) PA R S IM O N H E C H T Mieux que deux cents discours, la liquidation d’un camion de transport de troupes ou l’exécution publique d’un policier tortionnaire font plus de propagande efective, hautement et profondément politique, sur la population avoisinante. […] Après, le discours est possible : il sera plus certain d’être entendu. […] Détail signiicatif : en deux ans de guerre Fidel n’a pas tenu un seul meeting dans son aire d’opérations. Régis Debray, 1967, Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, p. 53. L’ouvrage célèbre du jeune philosophe français Régis Debray, Révolution dans la révolution ? paru en 1967, conjuguait populisme, anti-intellectualisme, jeunisme, ruralisme et anti-réformisme dans des formules et des maximes qui pourraient aujourd’hui sembler quelque peu rudimentaires. Debray s’était donné pour objet de populariser les enseignements tirés de la révolution cubaine, en particulier ceux liés au potentiel du foco, le foyer insurrectionnel rural au cœur de la théorie de la guérilla révolutionnaire proposée par Ernesto Che Guevara à partir des pratiques de la guérilla cubaine. Cet ouvrage devait circuler largement dans le contexte latino-américain qui voyait leurir çà et là, par intermittence, guérillas et groupes révolutionnaires. Il disait ce qu’il disait, et peut-être aurait-il pu dire autre chose, mais l’aura de ce texte […] rendait irréfutables tous ses raisonnements les plus arbitraires. Ce qui conférait à ce texte sa profonde autorité n’était évidemment pas la parole d’un jeune intellectuel français, mais l’extraordinaire prestige de la révolution cubaine, phare qui irradiait comme un modèle de révolution et de construction du socialisme, dans le climat de l’époque où une armée de Vietnamiens en haillons défaisait celle du pays le plus puissant du monde. (Terán, 2004, p. 14)1 1 Nous traduisons les extraits de textes cités et publiés en espagnol. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 5 7-72 VERA C ARNO VA LE En efet, le précédent de Cuba, qui moins de trois ans après la prise du pouvoir par l’« Armée rebelle » avait airmé le caractère socialiste de sa révolution, ne pouvait que bouleverser profondément le monde des gauches latinoaméricaines, et s’ériger en modèle de référence pour les diférentes organisations révolutionnaires qui, au nom des victimes outragées de la faim et du pouvoir, se lançaient dans la lutte. L’exemple cubain était, en toute rigueur, une promesse et une garantie : il signait le début d’une nouvelle ère, où la « grande humanité », celle des pauvres, des opprimés, des « exploités et méprisés d’Amérique latine », s’était enin engagée pour de bon sur la route d’une histoire inexorable qui commençait à se déployer. Cette « marche de géants », dont l’histoire commençait à s’écrire « en lettres de sang »2 et qui n’avait besoin que de volonté et d’armes, ne s’arrêterait plus, comme l’assurait le líder maximo de la révolution cubaine avec son fascinant sens du verbe. Mais quelque deux décennies plus tard, la marche de la révolution était en déclin dans le monde entier ; et avec elle, les certitudes et les valeurs qui l’avaient portée et caractérisée. En Argentine, le naufrage du pari révolutionnaire fut suivi de l’installation d’un système de domination politique qui, en même temps qu’il exerçait des représailles criminelles d’une férocité aberrante contre celles et ceux qui avaient osé déier son pouvoir, faisait de la terreur l’instrument fondamental de la discipline sociale. L’échec et la défaite des révolutionnaires, ou plus précisément l’inimaginable abîme ouvert entre leurs espérances et leur destin, rendent ardue la rélexion sur un problème majeur : celui de la responsabilité que l’on peut imputer à l’agrégat de conceptions et de pratiques propres à la révolution dans l’engrenage qui scella tragiquement son sort. À partir du milieu des années 1990, le thème de l’engagement dans les années 1970 a commencé à acquérir une place de plus en plus importante dans le champ de la mémoire sociale. Parallèlement toutefois, peut-être en raison de la nature testimoniale de la majorité des récits qui furent les plus difusés, s’est construite et consolidée une sorte de mémoire militante dans laquelle semblent prévaloir les regards auto-complaisants : récits revendicatifs, nostalgiques, ou prétendument critiques, mais qui reproduisent en dernière analyse les histoires oicielles provenant des organisations armées. Dans ce contexte, l’ouvrage de Pilar Calveiro, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años 70, publié pour la première fois en 2 58 « Discurso pronunciado por el comandante Fidel Castro Ruz, primer secretario de la direcciona nacional de las ori y primer ministro del gobierno revolucionario, en la segunda asamblea nacional del pueblo de Cuba, celebrada en la plaza de la Revolución, el 4 de Febrero de 1962 », 4 février 1962 [en ligne], [URL : http://www.cuba.cu/gobierno/discursos/1962/esp/f040262e. html], consulté le 9 mai 2014. L’ H É R I TA G E G U É VA R I ST E 20053, constitue sans aucun doute un précieux apport. L’auteure s’y livre à un exercice mémoriel sur la grande intrigue historique qui a conduit à l’apogée de la violence politique qu’a connu l’Argentine, et en particulier sur le rôle tenu par les organisations armées dans l’exercice de cette dernière. Elle déinit l’exercice mémoriel comme la récupération d’un sens : une opération capable de capter et de réinscrire des sens révolus dans le contexte de leur époque, et trace des chemins vers de nouveaux horizons à venir. Le sens qu’elle s’eforce de replacer pour dévoiler ce terrible passé, c’est celui du lien toujours intime entre politique et violence dans les années 1970. Dès le titre du livre, son postulat de départ est présenté : cette intimité d’alors fut moins le fruit d’une tension ou d’une imbrication que du déplacement d’un des termes au proit de l’autre. C’est dans la suppression de la politique, dans son abandon, que l’on peut trouver les clés de la défaite des organisations révolutionnaires armées. Cette défaite « n’est pas due à un excès de politique mais à un manque de politique. Le militaire et la logistique ont étoufé la compréhension et la pratique politiques » (Calveiro, 2005, p. 23). Ce manque ne peut être compris qu’au prisme d’une histoire longue, en remontant au moins aux années 1930, que l’auteure se propose de démêler : celle de la place qu’a occupée la violence dans la dynamique politico-institutionnelle de l’Argentine. Une présence militaire croissante et le recours à la violence pour que le pouvoir étatique impose ce qui ne faisait pas consensus politiquement ont été des éléments clés dans l’installation progressive d’un pouvoir desaparecedor, un pouvoir qui fait disparaître. Le coup d’État de 1966 retient l’attention de Calveiro : à partir de cette date, les forces armées deviennent le noyau même de l’État, le reconigurent à leur image, en projetant et en plaquant sur le champ social les principes et la discipline de l’ordre des casernes. Il en a résulté une nouvelle coniguration à la logique totalitaire : le conlit compris comme guerre, le non-identique comme ennemi et, partant, la résolution du conlit par l’annihilation totale de l’autre. Cette violence militaire « commençait à se reproduire et à rencontrer une réponse, également violente » de la part d’autres secteurs de la société (ibid., p. 37). Les résistances au pouvoir disciplinaire n’ont pas tardé à se manifester. Rébellions populaires, apparition et activisme de mouvements de guérillas qui disputaient à l’État son monopole de la violence, ni plus ni moins, rendent compte pour Calveiro d’une réapparition : celle de la politique « muée en ses formes les plus radicales » (p. 42). Politique et violence : mutation, continuité et lien. Plongés 3 Dans cet article Vera Carnovale s’appuie sur cette première édition du livre de Calveiro. Les numéros de page référencés correspondent donc à cette version. 59 VERA C ARNO VA LE dans un contexte international caractérisé par son vent de rébellion, ainsi que dans un univers de sens ordonnés par la logique binaire de la guerre, les jeunes révolutionnaires argentins ont appris la valeur politique de la violence dans une société qui en usait depuis de nombreuses années, et ont militarisé leur pratique révolutionnaire, sous l’inluence des théories foquistes du Che, nec plus ultra des cercles révolutionnaires des années 1960-1970. Ils étaient donc le produit conforme de leur société et des polémiques politiques de leur temps. (p. 130) Pour l’auteure, entre le surgissement des organisations armées et leur défaite inale, il y a eu, dans ce rapport entre politique et violence, déplacement, remplacement et suppression : « La lutte armée est devenue l’expression la plus haute de la politique, dans un premier temps, pour devenir plus tard la politique elle-même » (p. 129). En centrant son analyse sur l’expérience des Montoneros4, l’auteure situe le basculement en 1974, lors de leur passage à la clandestinité. S’enclenche alors un processus de militarisation, selon la thèse largement répandue dans les cercles militants. Calveiro en recherche les causes et met en exergue deux versants majeurs, étroitement liés : d’un côté la tentative de construire une armée populaire semblable à l’armée régulière, de l’autre l’escalade répressive qui a obligé peu à peu à abandonner le travail de fond, tâche particulièrement importante chez les Montoneros, selon l’auteur, au moins entre 1972 et 1974. L’œuvre de Pilar Calveiro prend en compte l’ensemble des contributions venues du champ académique qui abordent de manière critique l’expérience des organisations armées, aussi bien celles qui inscrivent l’apparition de ces dernières dans le contexte d’une culture politique autoritaire caractérisée par la crise globale du système politique, que celles qui démêlent et analysent leur mode d’action à partir d’une série de lieux communs sur le problème de la militarisation, de la réduction de la politique aux vocables de la guerre, ou du repli dans la logique de la guerre. Laissant de côté les débats qui sont apparus tôt dans le contexte de l’exil (Vezzetti, 2009, p. 80-90), 4 60 N.d.t. Montoneros est une organisation politico-militaire qui s’est auto-déinie comme péroniste. Elle entre en scène publiquement en 1970 avec l’enlèvement et l’assassinat du général Pedro Eugenio Aramburu, responsable du coup d’État ayant destitué le président Juan Perón en 1955 et des exécutions de péronistes en 1956. Montoneros croît rapidement dans la première moitié de la décennie : elle concentre la sympathie de larges secteurs du péronisme et de la jeunesse, s’érigeant comme principal référent du péronisme de gauche. Par sa capacité d’organisation et de mobilisation, ainsi que par son positionnement sur l’échiquier politique, on peut la considérer comme l’organisation armée la plus importante de la période, en Argentine. L’organisation entre dans la clandestinité en 1974, avant d’être rapidement décimée, à partir de 1976, par la dictature militaire. L’ H É R I TA G E G U É VA R I ST E elle met en avant parmi l’ensemble de ces contributions le travail pionnier de Claudia Hilb et Daniel Lutzky sur la nouvelle gauche (1984)5, ainsi que celui de María Matilde Ollier sur deux organisations du péronisme révolutionnaire, les Forces armées péronistes - Péronisme de base et les Montoneros (Ollier, 1986)6. Parmi toutes ces contributions, c’est bien l’œuvre de Pilar Calveiro qui a connu la plus large difusion aussi bien à l’intérieur qu’en dehors du monde académique, devenant une référence incontournable dans les débats historiographiques ou strictement politiques. Peut-être doit-on cette situation aux diférents contextes de production et de réception de ces textes, peut-être également au fait que son regard critique se passe de condamnations et rend justice à la volonté d’émancipation à l’origine des expériences des années 1970. Partant de ce constat, je souhaiterais analyser la façon dont violence armée et politique se présentent comme des termes nettement reconnaissables – et éventuellement opposés –, en montrant le potentiel explicatif d’une telle approche, pour ensuite revenir sur quelques traits des guérillas qui, à mon sens, pourraient apporter des clés pour comprendre leur échec. Pour rétablir ces signiications datant d’une autre époque, il faut analyser la particularité du lien entre violence et politique dans l’expérience de la guérilla argentine. Or, le faire à partir d’une évaluation de la prééminence ou de la subordination de l’un des deux termes, c’est-à-dire savoir s’il y eut plus de politique que de violence ou plus de violence que de politique, comme s’il 5 6 Écrit dans le contexte du retour de la démocratie des années 1980, le texte de Hilb et Lutzky livre une analyse toujours reconnue de la logique binaire et des formules auto-légitimantes de la Nueva Izquierda (NI), la nouvelle gauche. Ses auteurs inscrivent l’apparition de la NI dans le contexte de déclin des valeurs démocratiques et de crise globale du système politique. Ils expliquent que dans ce contexte le jeu politique et les mécanismes institutionnels sont considérés par la NI comme une imposture, une façade. Au mensonge de la politique, la NI a opposé la vérité de la « guerre ». Le langage de la NI fut pour une grande part, signalent-ils, un miroir de la société de laquelle elle avait émergé : une société dans laquelle l’autre était l’ennemi. Il semblerait que le problème pour la NI a été de ne pas pouvoir penser l’efectivité de autres formes de légitimation et de représentation qui ne soient pas celles de la guerre, problème plus pressant à partir du rétablissement des mécanismes institutionnels en 1973 d’abord, puis après l’apparition des groupes para-policiers. Cette conception, niant toute possibilité de penser le politique comme champ de formulation d’un consensus, aurait été au fondement de son isolement progressif. Dans ce travail, Ollier déinit la période étudiée comme celle où la réduction des vocables de la politique à ceux de la guerre atteint son expression la plus achevée. Elle déroule la logique de la pensée révolutionnaire avec une remarquable acuité, inscrit le surgissement de la guérilla dans le contexte d’une culture politique autoritaire, et trouve dans le changement du cadre politico-institutionnel de 1973 un point d’inlexion à partir duquel la guérilla commence à s’alimenter de sa propre logique guerrière, se détachant des aspirations et des inquiétudes de ceux qui jusqu’alors lui apportaient justiication et légitimation. Finalement, elle pointe la forme propre au péronisme armé de faire de la politique. Pour Ollier, cette modalité particulière revient à mépriser la politique et les institutions démocratiques. Son objectif : la disparition de la politique et son remplacement – et non sa poursuite – par la guerre. 61 VERA C ARNO VA LE s’agissait d’une somme algébrique, nous placerait face à des problèmes théoriques et historiques diiciles à résoudre. Approfondissons : qu’est-ce qui détermine le caractère plus ou moins politique d’une action armée menée par une organisation révolutionnaire ? Le type d’action ? Son envergure ? Sa fréquence ? Ses répercussions ? Le contexte de sa mise en œuvre ? L’expropriation d’un convoi alimentaire, par exemple, est-elle un acte plus politique qu’une exécution présentée comme une façon de rendre la justice ? L’enlèvement avec demande de rançon d’un chef d’entreprise ou le désarmement d’un policier sont-ils plus politiques que l’attaque d’une garnison ? Si l’on mesure le politique à l’aune des réactions extérieures, c’est-à-dire de la réception d’une action déterminée dans diférents secteurs de la population, est-ce la fameuse sympathie des masses qui détermine le caractère politique de l’action armée ? Ou devons-nous mesurer la dimension politique d’une action armée en fonction de la reconiguration des rapports de force qu’elle entraîne ? Les organisations armées argentines ont mené un grand nombre d’actions militaires, dont l’envergure, la nature et la fortune ont varié. Les objectifs immédiats de ces actions ne sont pas clairement identiiables. Certaines se signalent par leur objectif pragmatique et immédiat, c’est-à-dire approvisionner l’infrastructure organisationnelle : expropriation d’armes, de médicaments, d’ustensiles de chirurgie et de santé, d’argent pour l’entretien des militants vivant dans la clandestinité ou pour la préparation de nouvelles actions, etc. D’autres, indépendamment de leur nature et de leur envergure, furent d’une certaine manière des actions de propagande armée, dans la mesure où elles cherchaient avant tout à exposer l’organisation en question sur la scène publique, à l’ofrir aux masses comme une autre option politique possible. C’est par exemple le cas des distributions alimentaires, des prises d’usines ou de municipalités accompagnées de harangues, des attentats avec distribution de tracts, etc. Les attaques contre les casernes et les garnisons militaires ou policières, menées principalement par le PRT-ERP7, pourraient se situer à l’intersection des deux objectifs, puisqu’elles représentaient la possibilité tant de s’approvisionner en armes que de démontrer l’audace des guérilleros, la puissance de feu de l’organisation et la faiblesse de l’ennemi. Dans d’autres types d’actions, comme la prise d’otages ou la demande de rançon pour la libération de chefs d’entreprise enlevés, il semble qu’ait primé la volonté plus spéciique 7 62 N.d.t. L’ERP (Ejército Revolutionario del Pueblo) était la branche armée de l’organisation trotskyste PRT (Partido Revolucionario de los Trabajadores). L’ H É R I TA G E G U É VA R I ST E de forcer les négociations au proit des travailleurs. Il est néanmoins indéniable que, dans ces deux cas, on recherchait également une répercussion politique sur les mouvements de masses, sans compter que les demandes de rançons ménageaient la possibilité d’obtenir de fortes sommes d’argent, et par conséquent n’étaient pas étrangères à la recherche de ravitaillement. Sans faire cas des diicultés méthodologiques que nous rencontrerions pour mesurer « la sympathie des masses » envers chacune de ces actions, et en choisissant par conséquent de prêter foi à certains témoignages, nous nous apercevrions certainement qu’un même type d’action armée, les exécutions judiciaires par exemple, a donné lieu à des réactions et à des résultats diférents selon les circonstances. Ces disparités furent liées à l’identité de la personne exécutée et/ou au cadre politico-conjoncturel dans lequel est survenue cette action ; mais cela n’éclairerait pas beaucoup notre tableau dans la mesure où le choix de la personne traînée devant la justice était en général orienté par la recherche d’efets politiques, à l’exception peut-être des exécutions aveugles (Carnovale, 2007). Un problème similaire apparaît avec les enlèvements contre rançon de cadres d’entreprises en conlit. Certains d’entre eux ont probablement été célébrés en raison du succès des négociations alors que d’autres, en nuisant au dialogue entre travailleurs et patronat ou en conduisant à une répression, ont connu un large rejet. Doit-on inalement réduire la dimension politique d’un acte armé à son caractère opportun ? Si nous options pour l’airmative, le problème ne résiderait plus dans le type d’actions et de pratiques, ni même dans leur fréquence ou leur amplitude, mais dans les contextes particuliers dans lesquels elles se manifestent. C’est dans cette voie que semble s’orienter la contribution de Calveiro, quand elle signale que la désobéissance armée fut, dans un premier temps, la principale expression de la politique, dans la mesure où elle la faisait réapparaître face à un État et à un pouvoir qui l’avaient fait disparaître. Mais, poursuit Calveiro, les organisations armées ont par la suite fait de la violence la politique elle-même8. Un problème surgit inévitablement : cette perspective se fonde sur le présupposé que la violence 8 C’est aussi dans une semblable direction que se situe le travail de Claudia Hilb sur « la responsabilité comme héritage » (2003), bien qu’elle soutienne une airmation quelque peu diférente en signalant le caractère essentiellement antipolitique de l’exercice de la violence armée, travaillant à partir de la pensée de Hannah Arendt. L’auteure y diférencie une violence purement réactive, qui jaillit immédiatement devant l’absence de pouvoir, et une violence instrumentalisée, pensée rationnellement comme un moyen en vue d’une in. La première, que l’auteure fait coïncider avec la période des rébellions populaires, peut apparaître comme la seule façon de restituer à la politique une possibilité d’existence, lorsqu’elle est niée et rendue impossible par les dirigeants. La seconde, en revanche, s’ofre comme un substitut de la politique, et non plus comme une réaction face à l’impossibilité de la politique. 63 VERA C ARNO VA LE révolutionnaire a été réactive, défensive et que par conséquent, une fois la politique rendue de nouveau possible avec la réouverture démocratique, elle devrait s’être repliée, abolie. Il n’en a évidemment pas été ainsi. À ce titre, l’exercice de la violence armée durant la période ouverte en 1973 est considéré comme l’une des erreurs les plus néfastes de la guérilla. Mais s’agissait-il en toute rigueur d’une violence exclusivement défensive ? Il semble plus judicieux de penser que non, du moins si l’on fait cas des discussions pleines d’espoir que la révolution cubaine avait suscitées dans les cercles de gauche. Il est évident que sans la dictature installée en 1966 et sans la mobilisation sociale et politique à son encontre, les conditions de l’expansion de guérillas fortement soutenues dans la société n’auraient probablement pas été réunies. Mais la scène, les igures et un certain imaginaire étaient préformés avant l’arrivée du général Juan Carlos Onganía9. Comme l’a signalé Hugo Vezzetti : Certains traits de la coniguration des guérillas laissaient entrevoir, à partir de la révolution cubaine, le chemin d’une radicalisation armée, décision qui n’était pas seulement la réaction à des événements conduits par d’autres, mais qui se proposait de forger un monde à sa mesure. (2009, p. 62) C’est cet agglomérat idéologique et politique qui est entré en collision avec la dictature de 1966. Oscar Terán abonde dans le même sens lorsqu’il rappelle la nature révolutionnaire du mode d’action de la guérilla : Il est vrai que, dans le paysage national, le climat évoqué découlait de la fermeture des canaux démocratiques de la participation politique. Cependant, cela ne veut pas dire que l’Argentine n’aurait pas été confrontée à l’insurrection de guérillas si ces canaux étaient restés ouverts, puisque ces mouvements étaient efectivement révolutionnaires, et qu’ils combattaient entre autres la démocratie représentative et son sufrage universel comme partie prenante du système bourgeois de domination. (Terán, 2006, p. 27) De sorte que si l’on s’attache au caractère essentiellement révolutionnaire de l’activité de la guérilla ou, ce qui est plus important encore, aux conceptions et aux formulations idéologiques spéciiques qui la nourrissaient, il faut en conclure que la poursuite du mouvement armé après 1973, loin d’avoir été une erreur, un mauvais écart ou une dérive résultant d’aveuglements ou d’inepties politiques, a plutôt été la conséquence, peut-être inévitable, de ces conceptions et de ces formulations. Il est vrai, pourrait-on alléguer, que l’idéologie révolutionnaire elle9 64 Il n’est pas inutile de rappeler que la première expérience de guérilla guévariste, l’Ejército Guerillero del Pueblo, l’Armée de guérilla du peuple, menée par Jorge Masetti, a eu lieu en 1963-1964, sous le gouvernement constitutionnel d’Arturo Illia. L’ H É R I TA G E G U É VA R I ST E même prescrivait avec insistance à l’activité militaire de prendre en main la « conduite des masses ». Cependant, dans la mesure où une telle conduite restait déterminée non seulement par la question de la sympathie des masses mais aussi par le degré de mobilisation de ces dernières, nous sommes confrontés à un vrai problème : les indices de la mobilisation de la société argentine ne semblent pas avoir enregistré de brusques changements jusqu’aux mobilisations qui ont suivi le Rodrigazo de juillet-août 197510, après lesquelles on note un net recul. Dans le même temps, c’est entre 1973 et 1975 que l’on recense les actions de plus grande envergure et le début de la régularisation des forces des guérillas, d’abord dans le Parti révolutionnaire des travailleurs - Armée révolutionnaire du peuple (PRT-ERP) à partir de 1974, et plus tard chez les Montoneros. En outre, c’est justement entre 1973 et 1975 qu’est intervenue la plus importante croissance des organisations armées, ce qui a conirmé à leurs propres yeux la pertinence et le bien-fondé de leur ligne politique. Dès lors, il faut admettre qu’aborder le mode d’action des organisations armées à partir du postulat d’une militarisation du politique ou d’un déplacement du politique en faveur du militaire, sans être forcément fallacieux, est du moins peu éclairant. Si un tel postulat est opérant pour mettre en lumière des phénomènes et des événements dont les conséquences ont indubitablement participé à la défaite des révolutionnaires, il n’élucide pas l’origine ou les causes premières de ces phénomènes. En d’autres termes, l’intensiication de l’activité militaire des organisations armées, notamment à partir de 1974, et la place centrale qu’ont occupée les igures guerrières dans leur imaginaire et leurs discours sont à ce stade des phénomènes indéniables. Mais si l’on rejette l’idée que ces phénomènes ont été le fruit de la maladresse humaine, d’une prédisposition à la violence, d’un penchant prononcé pour l’usage des armes ou d’une folie déclenchée par ces dernières, alors il faut, pour percer les causes de ce processus, reporter le regard sur le noyau originel des déclarations politico-idéologiques qu’ont embrassées les révolutionnaires des années 1970, sur leurs connotations, leurs signiications et leurs implications les plus profondes. Parce que c’est là que violence et histoire, guerre et révolution se trouvaient nouées d’un lien indissoluble ; et dans ce nœud de signiications, la diférence ou l’opposition entre 10 Le Rodrigazo est le choc économique provoqué par un ensemble de mesures libérales – réduction du déicit iscal, hausse des prix des services publics et des combustibles, très forte dévaluation du peso, etc. –, appliquées en un bref laps de temps par Celestino Rodrigo, ministre de l’Économie d’Isabel Perón. Dans un contexte de crise économique et de conlictualité politique accrue, le Rodrigazo a provoqué un déchaînement aussi massif que spontané de grèves générales, occupations d’usines et mobilisations, qui a conduit à la démission forcée du ministre de l’Économie. 65 VERA C ARNO VA LE politique et violence perd en épaisseur. Il devient plausible de postuler que ladite militarisation a été, pour une grande part, le résultat terriblement idèle de ces signiications. Pour une grande part, parce que derrière tout cela étaient des hommes, avec leurs grandeurs et leurs misères, leurs certitudes et leurs égarements, avec leur efervescence émancipatrice... et donc bien sûr avec leurs décisions malheureuses, leurs malentendus irréparables, leurs erreurs de jugement, etc. Toujours est-il que l’agrégat d’idées, de croyances et d’impératifs que portait en lui l’horizon de la révolution a impulsé l’activité des partisans ; dès lors, l’interrogation centrale est de savoir si là, au cœur de cet agrégat, existait un autre destin possible, un autre avenir qui ne s’est pas accompli. On pourrait dire que les dispositifs qui, tout au long de la période qui va du surgissement des guérillas à leur défaite, ont fondamentalement formé cet agrégat conceptuel sont la guerre populaire prolongée comme stratégie de conquête du pouvoir, l’inébranlable croyance foquiste selon laquelle l’activité armée des révolutionnaires produit les conditions subjectives nécessaires à la révolution, et une poignée d’impératifs moraux au cœur de cet être révolutionnaire qu’est le militant des années 1970. Dans cette Argentine en guerre, la politique devient fondamentalement armée. Par conséquent, partout où le Parti est représenté dans les masses, il faut encourager les actions militaires. Combattre, former les troupes dans la pratique de la lutte armée : celui qui ne combat pas n’existe pas. (PRT, 1973, p. 71) Une Argentine en guerre : telle est la façon dont les organisations révolutionnaires comprenaient le cadre dans lequel leur action s’inscrivait. L’organisation de l’espace politique comme champ de bataille n’avait rien de capricieux ni d’arbitraire. Au contraire, elle se nourrissait non seulement d’images, de discours et de représentations issues de l’histoire et de la culture politique argentine, mais aussi, pour être plus précis encore, des théories et doctrines révolutionnaires spéciiques qui ofraient à un tiers-monde en ébullition un langage et une méthode. En efet, si après le triomphe de la révolution d’Octobre s’est imposé dans le monde des gauches le modèle insurrectionnel de la prise du pouvoir par le prolétariat industriel, après les expériences révolutionnaires chinoises et vietnamiennes c’est un nouveau modèle stratégique qui s’est propagé : la guerre populaire prolongée. Si les deux modèles appelaient à la lutte armée dans leur stratégie de conquête du pouvoir, leurs diférences restent importantes. Le modèle insurrectionnel issu de la révolution russe combinait le soulèvement des masses et l’activité organisationnelle des cadres du parti. L’apogée de cette combinaison était la grève générale révolutionnaire, menée de concert avec l’insurrection armée contre le pouvoir de la bourgeoisie. Parce 66 L’ H É R I TA G E G U É VA R I ST E qu’il cherchait la destruction de l’appareil gouvernemental et la prise du pouvoir, le modèle insurrectionnel exigeait un plan militaire. Cependant, celui-ci restait circonscrit au contexte de l’avènement des masses, c’est-àdire à l’étape inale de la confrontation entre les classes pour la prise du pouvoir. En revanche, dans le cas des expériences asiatiques évoquées, la structure socio-économique caractérisée par une écrasante population paysanne largement soumise à des rapports de domination précapitalistes, et la lutte contre l’adversaire colonialiste ou l’envahisseur sont à l’origine du rapprochement entre guerre de libération et guerre révolutionnaire, stratégie qui reçut le nom de guerre populaire prolongée. Une des caractéristiques premières de ce modèle est liée à la préparation à la confrontation armée avec un ennemi techniquement supérieur. Il comportait donc la construction d’une force militaire qui monterait en puissance « du plus petit vers le plus grand, du faible au fort », après « mille batailles tactiques », comme l’annonçaient les maximes du dirigeant chinois Mao Zedong. La « guerre du peuple » n’était formellement rien d’autre que le chemin d’une lente accumulation de forces politiques et militaires – identiiées simultanément à la nation et au peuple –, jusqu’à faire preuve d’une nette supériorité face aux forces de l’ennemi. La igure de la guerre ne servait pas de révélateur à l’étape culminante de la situation révolutionnaire caractérisée par le soulèvement des masses, comme c’est le cas dans le modèle insurrectionnel ; ici, elle était au contraire son premier moteur, et l’armée, quoique sous la direction du parti, son grand protagoniste. Cet essor « du petit au grand » était directement corrélé aux modalités de l’afrontement militaire. La « guerre du peuple » passait nécessairement par plusieurs étapes : elle commençait sous la forme de guerre de guérillas pour devenir peu à peu une guerre de mouvements, qui se combinait en partie dans sa dernière phase avec une guerre de positions. L’enchaînement de ces étapes exigeait la transformation de l’« armée du Peuple » en une véritable armée régulière. Pour les organisations révolutionnaires du monde entier, l’appel au modèle insurrectionnel de prise du pouvoir ou à celui de la guerre populaire prolongée, pour ne mentionner que ces deux modèles, comportait forcément des diférences sensibles, liées tant à des orientations politicoorganisationnelles qu’à la déinition de stratégies politiques et militaires, et jusqu’aux structures qui, puisant dans un univers symbolique, traçaient le contour des subjectivités partisanes. En Amérique latine, l’adoption du modèle de la guerre populaire prolongée s’est fort bien conjuguée avec « l’extraordinaire prestige de la révolution cubaine ». Le guévarisme ofrait la possibilité d’englober la lutte révolutionnaire locale dans une stratégie continentale, en même temps qu’il 67 VERA C ARNO VA LE ciblait les pays du tiers-monde comme terrain privilégié des changements à venir. La forme concrète, politique et militaire, que devait adopter la stratégie continentale devait se construire, insistait-il, à partir des conditions particulières de chaque pays et de chaque région. Toutefois, les enseignements du foquisme étaient sans appel : les forces populaires pouvaient gagner une guerre contre l’armée d’oppression, et le principal pilier de cette guerre était constitué des troupes de guérilleros ; de sorte que la guerre de guérillas n’était pas seulement la bonne voie pour le continent mais bel et bien « l’axe central de la lutte » (Guevara, 2010). Au même moment, l’air du temps touchait jusqu’à l’Église catholique, surtout à partir du concile Vatican II de 1962-1965 et de la Conférence épiscopale latino-américaine de 1968. Christianisme et révolution commençaient à entrer en concurrence, dans un débat imprégné de notions et d’images guerrières. Vers 1968 se formait en Argentine le Mouvement des prêtres pour le tiers-monde. Dans le même temps, Juan García Elorrio, le directeur de la revue Cristianismo y Revolución, très inluente dans les cercles militants, s’exclamait depuis sa geôle : Est-il nécessaire de répéter que nous sommes en guerre ? Le combat libérateur se livre sur tous les fronts, dans toutes les nations, dans l’humanité tout entière […]. Notre devoir de chrétiens et de révolutionnaires est de nous engager complètement en faveur de cette lutte de libération […]. Car il est proche le jour du carnage ! (1969, p. 12) Comme toute théorie de la guerre, la guerre révolutionnaire implique une théorie de l’ennemi. Dans sa héorie du partisan, Carl Schmitt montre que, à la diférence de la guerre classique, conventionnelle et limitée, la guerre révolutionnaire est authentique, précisément parce qu’elle repose sur un antagonisme absolu, et que par conséquent elle ne connaît pas de bornes. L’absolutisation de l’ennemi provient précisément du caractère politique du partisan, qui le diférencie des autres types de combattants. Le partisan est au centre d’un nouveau genre de conlit, ou de guerre, dont l’intention et la inalité sont la destruction de l’ordre social existant (Schmitt, 1992). Le caractère politique du partisan, dans le cas du révolutionnaire, revêt la forme d’une adhésion, d’un engagement total envers son idéal, son parti, sa cause. Cet engagement total n’implique pas seulement la disposition à donner sa vie, c’est-à-dire sa mort. Il demande de se conformer à une éthique combattante qui ignore tout repli, toute capitulation, toute négociation. Au sens propre, la guerre du partisan ne connaît pas de quartier : La haine comme facteur de lutte ; la haine intransigeante de l’ennemi, qui pousse au-delà des limites naturelles de l’être humain et en fait une eicace, violente, sélective et froide machine à tuer. Nos soldats doivent être ainsi ; un 68 L’ H É R I TA G E G U É VA R I ST E peuple sans haine ne peut triompher d’un ennemi brutal. Il faut mener la guerre jusqu’où l’ennemi la mène : chez lui, dans ses lieux d’amusements ; il faut la faire totalement. Il faut empêcher d’avoir une minute de tranquillité, une minute de calme hors de ses casernes, et même dedans. Il faut l’attaquer là où il se trouve ; qu’il ait la sensation d’être une bête traquée partout où il se trouve ; qu’il ait la sensation d’être une bête traquée partout où il passe.11 En ce qui concerne les subjectivités collectives, on constate donc que la coniguration de l’action politique comme guerre totale ne pouvait que marquer les diférentes facettes du discours révolutionnaire d’une sémantique guerrière. Des mots, des symboles, des images et des impératifs propres à une culture traversée par la igure de la guerre ont ainsi occupé une place décisive dans la construction identitaire de ces organisations. En in de compte, la volonté de bâtir une armée populaire qui réunirait les mêmes caractéristiques qu’une armée régulière, ainsi que l’identiication de l’adversaire à l’ennemi absolu, deux phénomènes identiiés par Calveiro comme respectivement la cause et la caractéristique de la militarisation des organisations révolutionnaires, ont formé le noyau originel de l’imaginaire des années 1970. Il s’est agi là d’une tentative de mettre en pratique les enseignements tirés de la théorie de la guerre révolutionnaire. La promesse guévariste était un gage de réussite. En efet, de la pensée de Che Guevara provenait l’héritage qui devait habiter l’imaginaire des organisations armées jusqu’à leur défaite inale : le fait de ne pas toujours attendre que soient remplies toutes les conditions pour la révolution dans la mesure où le foyer insurrectionnel pourrait les créer (Guevara, 2010) Ainsi, le foquisme liait au sort des armes la réalisation d’une histoire inexorable : en créant les conditions subjectives, l’action armée était le moteur de la constitution d’un sujet collectif, d’un peuple pour soi qui, en éveillant sa conscience, pouvait assumer sa mission historique. De cette promesse et de ce lien émergeaient non seulement la conviction que la guerre de guérillas est d’essence politique et que, de ce fait, on ne peut opposer le politique et le militaire » (Debray, 1967), mais aussi la conviction de la dimension fondamentalement émancipatrice de la violence exercée ; une violence qui ouvrait les portes d’un avenir orienté vers la construction de l’homme nouveau. Cet homme nouveau semblait déinir ses traits en anticipant sur la igure de Guevara, le guérillero héroïque. Son héroïsme ne reposait pas uniquement sur la témérité guerrière, il apparaissait dans le don de sa vie, dans le sacriice ofert à cette marche qui accélérait l’histoire. 11 Ernesto Che Guevara, « Mensaje a los pueblos del mundo a través de la Tricontinental », 1967 [en ligne], [URL : http://www.marxists.org/espanol/guevara/04_67.htm], consulté le 9 mai 2014. 69 VERA C ARNO VA LE Le futur socialiste réunissait en lui l’image de l’émancipation et celle du sacriice ; à la convergence entre un imaginaire caractérisé par la igure de la guerre et la force symbolique de ce « modèle d’homme des temps futurs […] à la conduite irréprochable », versant généreusement leur sang « pour la rédemption des exploités et des opprimés, des humbles et des pauvres »12, s’installe progressivement « une instruction politique et morale combattante », selon les mots de Vezzetti (2009). Cette morale ne pouvait que dicter des commandements aux implications tragiques : l’éthique sacriicielle s’articula avec l’impératif combattant. Le militant tombé est érigé en héros dont la mort glorieuse pousse les autres à se joindre à cette guerre révolutionnaire dont le triomphe imminent ne fait nul doute. Le héros montre une voie à suivre, électrise les volontés, enseigne par son exemple. La célébration de la mort au champ d’honneur renforce les liens symboliques du groupe et renouvelle le pacte de sang des compagnons, pacte qui est tout à la fois dette et promesse. Liés par cette dette et épousant cette promesse, les jeunes révolutionnaires argentins prirent le chemin de ce qu’ils croyaient être la confrontation inale entre les forces de l’histoire et celles de la réaction13. Je veux une nouvelle fois dire que c’était un beau dimanche d’été, parce que l’on comprendra mieux ainsi qu’il était tout naturel que passent dans la rue de nombreux jeunes couples, en direction du parc tout proche. Le jour commençait à tomber. C’est alors que Javier me regarda ixement, avec sérieux, et me dit : « Et dire qu’ils n’ont pas idée du monde qu’on leur prépare. » Je ne trouvai rien à répondre, peut-être parce que j’étais d’accord avec cette assertion, et cependant cette phrase resta gravée à jamais dans un coin de mon esprit… (Terán, 2004, p. 15) La scène de cet après-midi d’été se déroule in 1966, peut-être début 1967. Le jeune Oscar Terán, alors étudiant en philosophie, était sorti dans la rue, les yeux humides et l’âme en émoi après avoir lu, dans une pauvre mansarde étudiante du quartier portègne de Barracas, Révolution dans la révolution ? L’ouvrage, tout juste arrivé en microilms depuis Cuba, avait été aiché sur l’un des murs de la chambre de Javier, son compagnon d’études, puis compagnon de lutte dans ce passionnant et féroce parcours qui les mènerait bientôt des lettres aux armes. Convaincus des vérités irréfutables qu’assénait ce texte, se faisant les relais des impératifs que ces vérités prescrivaient, les 12 13 70 « Discurso pronunciado por el comandante Fidel Castro Ruz, primer secretario del comité central del partido comunista de Cuba y primer ministro del gobierno revolucionario, en la velada solemne en memoria del comandante Ernesto Che Guevara, en la plaza de la Revolución, el 18 de Octubre de 1967 » [en ligne], [URL : http://www.cuba.cu/gobierno/discursos/1967/ esp/f181067e.html], consulté le 9 mai 2014. Sur cette thématique en particulier, voir le chapitre « Hombres nuevos, héroes y mártires » de Vera Carnovale (2011). L’ H É R I TA G E G U É VA R I ST E deux jeunes gens méditaient ce jour-là, avec l’inébranlable volonté de transformer pour toujours ce monde d’injustices et d’humiliations. C’est alors que Javier prononça sa phrase inoubliable et bouleversante. Fût-ce en raison de tous les sens implicites qu’elle contenait, ou parce que s’y cristallisaient beaucoup des paris de son existence, ou peut-être aussi parce qu’il pensait trouver là une partie de la clé de la tragédie… ce qui est certain, c’est qu’au il des années Terán allait revenir « avec une émotion teintée de crainte » sur ce dimanche-là. Si lors de cet après-midi, comme lors de tant d’autres, commençait à germer la graine de la promesse guévariste, qui sait si la phrase de Javier, qui devait mourir quelques années après, lors de l’échec d’une opération ratée et sans aucune répercussion, ne renfermait pas les prémices de son naufrage ? Demeure en tout cas une douloureuse interrogation, qui porte moins sur la défaite des révolutionnaires que sur leur échec plus global. Peut-être n’est-il pas absurde d’envisager que l’un des aspects les plus malheureux de l’histoire de la révolution réside, simplement et tragiquement, en ce que ces jeunes pleins d’espoir voulaient construire un monde meilleur pour « ceux qui peut-être ne le demandaient pas et n’en voulaient pas ». Ou, pour reprendre les mots de Terán, « entre le monde que nous voulions préparer et celui qui emplissait de bruit et de fureur les années 1970 il y a la distance à la fois courte et ininie séparant ceux qui terminaient ce dimanche les yeux rougis, et les couples qui se promenaient dans le parc » (2004, p. 15). Bibliographie Calveiro Pilar, 2013, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años 70, Buenos Aires, Siglo XXI. Carnovale Vera, 2007, « En la mira perretista : las ejecuciones del “largo brazo de la justicia popular” », Lucha Armada en la Argentina, no 8, p. 4-31. — 2011, Los Combatientes. Historia del PRT-ERP, Buenos Aires, Siglo XXI. Debray Régis, 1967, Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, Paris, Maspero. Ellorio Juan García, 1969, Cristianismo y Revolución : Teología para el Tercer Mundo. Los cristianos, la violencia y la revolución, Buenos Aires, Cristianismo y Revolución. Guevara Ernesto Che, 2010, La guerre de guérilla, Paris, Flammarion. Hilb Claudia, 2003, « La responsibilidad como legado », La política en consignas. Memoria de los setenta, C. Tcach éd., Rosario, Homo Sapiens. Hilb Claudia et Lutzky Daniel, 1984, La Nueva Izquierda argentina : 1960-1980, Buenos Aires, CEAL. Ollier María Matilde, 1986, El fenómeno insurreccional y la cultura política (1969-1973), Buenos Aires, CEAL. 71 VERA C ARNO VA LE PRT, 1973, Resoluciones del V Congreso y de los Comité Central y Comité Ejecutivo Posteriores [Résolutions du Ve Congrès et des Comité central et Comité exécutif postérieurs], Buenos Aires, PRT. Schmitt Carl, 1992, La notion du politique. héorie du partisan, Paris, Flammarion. Terán Oscar, 2004, « Lectura en dos tiempos », Lucha Armada en la Argentina, no 1, p. 12-15. — 2006, « La década del 70 : la violencia de las ideas », Lucha Armada en la Argentina, no 5, p. 20-28. Vezzetti Hugo, 2009, Sobre la violencia revolucionaria. Memoria y Olvidos, Buenos Aires, Siglo XXI. 72 Penser la violence politique, de l’Argentine à l’Europe. Entretien croisé avec Fanny Bugnon, Isabelle Lacroix et Isabelle Sommier FANNY BUG NO N, I SABEL L E L AC RO I X E T IS A B E L L E S O M M I E R PROPOS REC UEI L L I S, RET RANSC RI T S E T P R É S E N T É S PA R N ATALI A L A VAL L E, C ÉC I L E L AV ERG N E , M A R C L E N O R M A N D ET LUC I E TANG Y Cet entretien part d’une interrogation sur la réception tardive de l’œuvre de Pilar Calveiro en France, aussi bien de Pouvoir et disparition (2006), qui examinait la violence de l’État argentin pendant les années 1970, que le plus récent Política y/o violencia, dont de larges extraits sont traduits et publiés dans ce numéro de la revue Tracés. Dans ce dernier ouvrage, Calveiro explore, au-delà de l’indéniable – et principale – responsabilité du pouvoir militaire, les logiques et les pratiques des groupes guérilleros, dont Montoneros dont elle a été membre, pour éclairer des responsabilités spéciiques dans la délagration de violence qui les a détruits (2013). La préparation par les politistes Fanny Bugnon et Isabelle Lacroix d’une journée d’étude sur le thème « Ce que la violence politique fait aux carrières militantes (France, 1962-2012) », le 7 février 2014 au Centre Émile Durkheim à Sciences-Po Bordeaux, a été l’occasion de réunir trois chercheuses en science politique pour un entretien croisé 1. Fanny Bugnon a récemment soutenu une thèse d’histoire sur la violence politique telle qu’elle s’est construite médiatiquement en France dans les années 1970, 1980 et 1990, travail dans lequel elle propose une lecture genrée du phénomène (2011). Isabelle Lacroix, quant à elle, a écrit une thèse sur le monde militant basque français (2009). Si elle n’a pas spéciiquement abordé la question de la violence, elle s’est depuis penchée sur la place des femmes dans la lutte armée au Pays basque (2011) ; elle a accédé par ce biais à des trajectoires biographiques de militants entrés en lutte armée, à ETA mais aussi à Iparretarrak2. Isabelle Sommier, enin, a soutenu une thèse en 1993 sur la question de la violence ouvrière et au nom de la classe ouvrière, en France et en Italie, au sortir 1 2 Entretien réalisé le 17 décembre 2013 au Centre de recherches politiques de la Sorbonne, équipe du Centre européen de sociologie et de la science politique (Paris 1 et CNRS, UMR 8209). « Ceux du Nord » en basque. Cette organisation de lutte armée, fondée dans les années 1970, a été principalement active dans les années 1980. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 7 3-82 ENT RETIEN de 1968 (1993, 1998). Ses travaux sur la violence se sont notamment poursuivis, dans les années 1990 et 2000, sous la forme d’un travail portant sur des oiciers communistes envoyés comme sous-marins dans les guerres coloniales, de l’Indochine à la Tunisie et à l’Algérie (Sommier et Brugié, 2005). Un des enjeux de l’entretien avec ces trois politistes françaises était d’examiner la faible réception de l’œuvre de Calveiro en France, en se demandant notamment si celle-ci pouvait s’expliquer par une éventuelle singularité de son objet, ou bien en raison d’enjeux méthodologiques : existe-t-il une spéciicité de l’Argentine par rapport aux violences politiques européennes ? Le travail de Calveiro porte-t-il sur des violences politiques radicalement diférentes de celles sur lesquelles travaillent les politistes français ? Ou bien la rareté des emprunts et comparaisons tientelle davantage à des choix méthodologiques et disciplinaires – l’approche de Calveiro, également politiste, s’inspirant aussi de l’histoire et de la philosophie, par exemple dans un dialogue avec Hannah Arendt 3, est une des premières à mobiliser la catégorie de camp de concentration pour penser la violence politique en Argentine, et plus particulièrement les mécanismes « disparaisseurs » mis en place par la dernière dictature ? Comparaisons Europe-Argentine Tracés : Comment expliquez-vous la traduction et la réception très tardives de l’œuvre de Pilar Calveiro en France, et plus largement en Europe ? Isabelle Lacroix : La lecture de Pilar Calveiro m’a beaucoup fait penser à des auteur-e-s qui ont travaillé sur la violence politique en Espagne. En Espagne, on parle d’ailleurs de Guerra Sucia, en référence à la « guerre sale » menée par la dictature argentine, pour nommer tous ces groupes soutenus par l’État qui ont procédé à des assassinats de militant-e-s. Je ne sais pas si Calveiro a été difusée en Espagne, mais il y a des points comparables, tant en ce qui concerne la violence politique appréhendée du point de vue des militant-e-s que par rapport à ce qui s’est passé ensuite, entre les 3 74 Si Calveiro s’appuie sur les rélexions d’Arendt autour de la diiculté à dire, et surtout, à entendre l’expérience des survivants des camps, elle difère de sa vision de la politique comme forme d’exclusion de la violence. « Dans la politique il existe toujours un noyau violent et ce qu’il faut interroger, c’est : quelle est la place occupée par ce noyau violent, quelles sont les formes de violence, comment opèrent-elles vis-à-vis du pouvoir institué et avec les résistances à ce pouvoir ? Donc, analyser l’expérience des années 1970 peut aider à penser cette relation nodale entre politique et violence, qui est loin d’avoir disparu au sein des démocraties actuelles », María Moreno, « Fisuras del poder » [entretien avec Pilar Calveiro], Página 12 [en ligne], [URL : http://www.pagina12.com.ar/2000/suple/las12/00-01-21/nota1.htm], consulté le 22 mai 2014. Nous traduisons. ENTRETIEN années 1975 et 1987, à savoir une violence répressive de l’État exercée à travers des groupes paramilitaires. Donc on peut bien relever des rapprochements ; ce qui m’a interpellée, c’est la question de la valeur politique de la violence, dont Calveiro décrit l’intériorisation par les jeunes tout au long de leur parcours et qu’ils ont retraduite en violence politique en Argentine. Pourrait-on voir un phénomène semblable dans les parcours militants de celles et ceux qui sont entré-e-s en violence politique en France à travers des événements comme la guerre d’Algérie ? Calveiro parle beaucoup d’une radicalisation parallèle à la radicalisation de l’État, mais aussi d’une radicalisation intériorisée depuis les années 1930, en Argentine, une sorte de culture politique de la violence, en somme. Tracés : En Argentine, cette culture politique est en efet liée à l’interdiction du péronisme dans les années 1950. Même si énormément de familles péronistes ont continué à agir politiquement, la radicalisation est souvent venue à la deuxième, voire à la troisième génération chez les enfants de ces péronistes. Calveiro va plus loin que d’autres auteurs pour expliquer la violence politique comme liée à cette interdiction du péronisme et à ce que les diférentes dictatures ont fait à ce mouvement populaire au départ. C’est en efet diicile à transposer, et c’est ce qui rend peut-être l’importation des travaux de Calveiro en Europe complexe, en raison de la diférence fondamentale des conjonctures et des cultures politiques : l’Europe n’a pas connu, comme l’Argentine, un phénomène tel que le péronisme, un national-populisme spéciique aux pays dépendants, ni la mise en place de dictatures militaires reposant sur des régimes de terreur. Isabelle Sommier : Bien sûr, la répression en France dans les mêmes années a été beaucoup plus légère, c’est même incommensurable. Cependant, dans les travaux de Calveiro, je trouve des points de rapprochement, en particulier les efets de radicalisation provoqués par les alliances et compétitions entre groupes armés, et celle de l’isolement favorisé par le choix ou par la contrainte de la clandestinité. J’ai travaillé sur les efets psychologiques et cognitifs de l’entrée en clandestinité, notamment sur la coupure avec l’extérieur mais aussi sur l’unidimensionnalité des sphères de vie, qui est propice à la pauvreté cognitive et qui protège les militant-e-s de tous les signes qui viennent contrarier leur croyance. J’ai également analysé d’autres efets comme la dépendance totale induite par la clandestinité des militant-es à l’égard de leur organisation : une dépendance psychologique et afective ; une dépendance inancière et matérielle ; une dépendance également à l’égard de la protection fournie par le groupe, que l’on perd dès qu’on quitte ce dernier. C’est quelque chose qu’explique très bien Tore Bjørgo, un psychologue du terrorisme qui travaille sur les groupes néonazis et néofascistes 75 ENT RETIEN en Europe du Nord. Il dit qu’un des facteurs qui expliquent que ces jeunes ont du mal à quitter ces organisations, même quand elles et ils aimeraient bien le faire, c’est qu’elles et ils savent bien qu’en quittant l’organisation, on perd la protection de celle-ci (Bjørgo et Horgan éd., 2009). J’ai retrouvé chez Calveiro ces efets de la clandestinité, et il y a tout un pan de recherche à construire sur cette question, sur laquelle on sait peu de choses : les résistant-e-s ont très peu parlé des efets de la clandestinité, et ce qu’elles et ils en disent va à l’encontre de l’imaginaire populaire que l’on en a. Ils parlent de l’ennui, de l’attente. Je pense que c’est vraiment important pour comprendre les processus de radicalisation et le fait que l’individu s’enferre dans une voie qu’il sait pourtant parfois être sans issue. J’ai vu ça avec des militant-e-s de groupes armés italiens qui disent : « À telle période j’ai commencé à ne plus y croire », mais il a fallu des années avant qu’elles et ils ne s’en détachent ou, le plus souvent d’ailleurs, ne soient arrêté-e-s. Le désengagement dans ce type de groupe n’est pas le même qu’un désengagement dans un groupe ordinaire. C’est souvent de l’extérieur qu’il est imposé. Ça s’explique aussi par la dynamique propre à des petits groupes en situation d’adversité : ils sont structurés par une forme de sur-afectivité. À celle-ci s’ajoute une pauvreté cognitive, propice au huis clos, qui peut prendre une proportion très diférente, par exemple dans les groupes d’extrême gauche : voyez le ilm United Red Army de Kōji Wakamatsu sur l’armée rouge uniiée japonaise. Il est vraiment terriiant sur les efets du huis clos de ce groupe dont les membres se retirent dans la montagne pour éprouver leur ferveur révolutionnaire et qui inissent par s’autodétruire en battant à mort leurs propres camarades de lutte. C’est un cas cependant et heureusement extrême… Pour revenir à votre question initiale, à savoir les raisons de la nonréception des travaux de Calveiro dans le champ français, il me semble que cela a aussi et simplement à voir avec un milieu académique très francocentré : on traduit très peu, on est très peu ouvert sur l’extérieur, on est en général très mauvais en langues. Il existe quantité d’auteurs qui ne sont pas connus parce qu’ils ne sont pas traduits. L’autre raison, c’est que la question de la violence intéresse peu en France. Il existe très peu de travaux, même si c’est en train de changer parmi les jeunes chercheurs et chercheuses. Il y a des thèses récentes ou des travaux en cours mais, pour ce que j’en sais, ils portent souvent sur des espaces géographiques lointains : Proche-Orient, Afrique… Il existe très peu de choses sur la violence politique en Europe, que ce soit en sociologie ou en science politique. En 1993, quand j’ai soutenu ma thèse, nous étions un petit groupe à soutenir, dans ces années-là, des travaux sur la violence politique. Il faut se rappeler que nos recherches étaient très mal accueillies par les collègues qui trouvaient cela « exotique ». 76 ENTRETIEN C’est un élément essentiel, me semble-t-il, pour comprendre à la fois les débats en cours et la diiculté qui a persisté longtemps à reconnaître la légitimité de travailler sur la violence, ce qui a conduit à un développement séparé des études sur les mouvements sociaux et des études sur la violence. Le genre et la question du corps Tracés : Pilar Calveiro ne thématise pas spéciiquement la question du genre, en tout cas ce n’est pas un prisme épistémologique. Elle souligne cependant que quand la violence prend le pas sur la politique, dans les processus de militarisation des groupes politiques, les femmes, qui occupaient des places très importantes dans les organisations, y compris hiérarchiques, deviennent moins nombreuses et, surtout, dévalorisées car moins « aptes » aux activités belligérantes. I. Lacroix : Sarah Benton a démontré ce même phénomène au sujet de l’Irlande (1995), que l’on retrouve aussi dans les travaux sur la Résistance : à partir du moment où la lutte se militarise, les femmes passent de plus en plus dans les coulisses. Pour ETA, il y a eu une progression numérique des femmes, y compris dans les fonctions les plus combattantes, mais l’accès au comité exécutif est demeuré diicile. I. Sommier : Le développement des groupes qu’elle évoque, dans les années 1970, est concomitant du développement du féminisme. Au même titre que les femmes se mobilisent alors davantage dans l’engagement ordinaire, elles se mobilisent davantage dans l’engagement radical ; même si c’est une transgression bien supérieure pour une femme de rejoindre un groupe armé. À la Fraction armée rouge et aux Brigades rouges, on trouve des chefs de colonnes qui sont des femmes. Et le discours des militants, des hommes – est-ce un pur fantasme ? – consistait à dire qu’elles étaient plus dures : dès lors qu’elles avaient pris une décision, elles étaient beaucoup plus déterminées. Ce qu’on sait avec certitude, c’est que dans les attentats suicides, il y a une très forte implication des femmes. C’est le cas par exemple chez les Tigres tamouls, ou dans le conlit en Tchétchénie, souvent parce que les hommes ne sont plus là. Dans le FLN algérien aussi, beaucoup de porteuses de bombes étaient des femmes. I. Lacroix : Dans les mouvements nationalistes basques, il y a aussi beaucoup de femmes, et c’est vrai que cette idée d’une dureté des militantes revient souvent. Il faudrait l’analyser en lien avec leur transgression de l’ordre sexué. J’avais rencontré, dans des entretiens avec des policiers, l’idée que quand ils arrêtaient des femmes d’ETA, il fallait faire beaucoup plus attention : c’étaient elles qu’il fallait d’abord neutraliser. 77 ENT RETIEN F. Bugnon : Elles sont en efet perçues comme plus dures, parce qu’elles sont à une place où on les attend moins. On peut d’ailleurs faire un parallèle avec les travaux de sociologie du travail, qui présentent les femmes comme très dures là où on attendrait plus d’empathie4. En politique comme dans la sphère professionnelle, les femmes doivent en faire plus que les hommes pour pouvoir s’imposer. Or, même si elles sont rares dans des positions de pouvoir dans les organisations de lutte armée, les femmes trouvent souvent insupportable d’être ramenées au fait qu’elles sont des femmes. Elles préfèrent promouvoir l’idée selon laquelle « le militant n’a pas de sexe ; nous sommes des militants de la cause, peu importe qui tient l’arme ». I. Lacroix : Dans mon travail de recherche, j’ai pu rendre compte de la progression numérique des femmes dans les organisations que j’étudiais, et de la division sexuelle du travail militant. Et j’ai pu voir fonctionner des représentations et des stéréotypes essentialisants que Fanny Bugnon avait mis en lumière, comme la igure de la compagne du militant, celle de l’innocente victime, ou encore celle de la femme dotée d’un pouvoir sexuel. Mais j’ai aussi noté des transgressions importantes sur les questions du corps et de la maternité. J’ai pu constater que des femmes dans ETA avaient eu des enfants, ce qui opère une retraduction de l’ordre sexué au sein de l’organisation. Pour les hommes aussi, la question du corps est fondamentale : mais le problème, c’est que ces aspects de la vie en clandestinité sont peu évoqués et encore plus diiciles à obtenir de la part des militants hommes. Les stratégies de justification des violences politiques Tracés : Pour tenter un nouveau parallèle entre les violences politiques européennes et la situation argentine, les discours de justiication des groupes armés se focalisent-ils aussi en Europe sur la violence d’État ? Même s’il faut noter que la situation n’est pas si claire dans le cas argentin, puisque les organisations, Montoneros, par exemple, avaient tendance à poser une chape de silence sur les expériences des militants qui avaient subi la torture, donc à euphémiser la terreur vécue dans les camps… I. Sommier : Les groupes qui choisissent la violence comme répertoire d’action expliquent leur violence comme une contre-violence par rapport à la violence d’État, à la violence du capital ou à la violence impérialiste occidentale. C’est un procédé extrêmement classique : la recherche d’une violence première qui se situe toujours chez l’adversaire. Les groupes que j’ai 4 78 C’est notamment le cas dans la police, si l’on suit le travail de Geneviève Pruvost (2008). ENTRETIEN étudiés pouvaient ofrir de nombreuses justiications normatives de la violence, qu’ils puisaient dans leur culture marxiste, dans la référence à Mao, Fanon ou à la théologie de la libération. Cependant, on trouve au inal peu de choses dans les textes d’extrême gauche sur la légitimation de la violence, tellement celle-ci paraît aller de soi. Là où il y a des débats et des oppositions entre les groupes, c’est sur les tactiques, à travers notamment l’opposition entre violence ofensive et violence défensive. I. Lacroix : Pour les groupes indépendantistes, c’est une question fondamentale : la violence révolutionnaire est une réponse à la violence d’État. Aussi, les militant-e-s qui rentrent dans les organisations sont socialisé-e-s à cette mémoire de la répression d’État. Il existe des livres qui répertorient les cas de tortures sur les militant-e-s, dans le but de créer de l’émotion et de la révolte, et d’inciter les militant-e-s à s’engager et à se maintenir dans l’engagement. La socialisation passe aussi par le biais de vidéos, facilement accessibles en ligne : des vidéos de militant-es arrêté-es et frappé-es violemment. On a donc afaire à une mise en scène de cette violence d’État. Concernant les lectures, il y avait autrefois une focalisation sur Fanon et sur la décolonisation – des lectures anti-impérialistes qui datent plutôt des années 1970. Il me semble que ces lectures et cette formation « idéologiques » ont été remplacées par une socialisation aux efets de la violence d’État. Il faudrait voir cela aussi à une échelle plus large, puisqu’il y a une circulation des militante-s, et des rencontres avec des militant-e-s de Colombie ou de Palestine, par exemple. Violence politique et autocritique Tracés : Qu’observez-vous, dans vos travaux, en termes de critique de la violence chez les militant-e-s ou celles et ceux qui l’ont été, donc en termes d’autocritique ? C’est un point sur lequel Calveiro insiste énormément. Alors que la violence est légitimée comme contre-violence en réaction à une violence étatique, selon elle, chez les Montoneros, les militant-e-s ont mené une escalade de la violence. Il y a eu une absence totale de rélexion, à l’inverse des stratégies de légitimation de la violence, abondantes dans les discours. I. Lacroix : Je n’arrive pas à voir pour le moment d’autocritique des organisations armées sur le terrain indépendantiste5. Par contre, je pense à des 5 Depuis 2003, le Code pénal espagnol exige trois types de conditions pour qu’un prisonnier puisse voir sa détention s’améliorer ou entrer en régime de semi-liberté : une lettre de pardon, un rejet de toute violence, et l’indemnisation des victimes. Fin 2010, quelques igures d’ETA ont rempli ces exigences mais ce type de repentir se fait dans la discrétion, ne condamne pas 79 ENT RETIEN sorties, à des exits qui se font par des entrées dans des parties plus consensuelles du monde militant, ou alors des soutiens aux prisonnières et aux prisonniers, mais à ma connaissance il y a peu de discours autocritique de l’organisation : il n’y en a pas par exemple du côté d’Iparretarrak. Et au niveau d’ETA non plus. L’idée reste très forte selon laquelle la violence vient seulement de l’État : à partir du moment où l’on rentre en autocritique de cet espace militant, on a peur d’efacer la critique de la violence étatique. I. Sommier : Dans l’extrême gauche, cette autocritique existe, en aval de l’expérience mais aussi en amont, ce qui explique la rétraction des rangs des « combattants » potentiels. C’est pourquoi j’avais choisi d’inverser complètement la question : alors qu’en général on se demande pourquoi il y a eu passage à la lutte armée en Italie, je me suis demandé au contraire pourquoi ce ne fut pas ou peu le cas en France. Je me suis inspirée de Howard S. Becker qui dit que plutôt que de nous poser la question de pourquoi certains sont déviants, nous devrions nous demander pourquoi celles et ceux qui ont des tentations déviantes ne passent pas à l’acte. En France, les plus disposé-e-s à passer à la lutte armée étaient les militants de la gauche prolétarienne, dont beaucoup ont ensuite participé à la critique antitotalitaire. Au départ, elles et ils étaient très choqué-e-s que je les étudie avec les brigadistes italiens, sur le registre : « Mais nous n’étions pas des terroristes ! », « Nous avions une conscience morale, donc nous n’allions pas basculer dans le terrorisme, etc. » La terroriste ou le terroriste était devenu une igure repoussoir avec l’idée selon laquelle faire la révolution par les armes, c’est être un dictateur potentiel, un Pol Pot potentiel – une référence souvent utilisée. En Italie, c’est un enjeu très fort. Toni Negri a inventé, à côté de la igure de la repentie ou du repenti – qui donne des noms et collabore avec les policiers –, une nouvelle igure, celle de la dissociée ou du dissocié. Ici, les militant-e-s négocient une remise de peine, en échange de laquelle elles et ils signent une lettre reconnaissant d’une part tous les délits ou crimes qu’on leur reproche – mais sans donner de noms –, d’autre part airment qu’elles et ils se sont trompé-e-s et que le recours à la violence en démocratie est totalement inacceptable. La dissociation a véritablement semé la zizanie au sein des groupes et contribué à leur démantèlement. Elle a eu des efets l’organisation et son histoire en tant que telle et ne divise pas le collectif des prisonniers. Le 28 décembre 2013, dans un contexte de « processus de paix » engagé par ETA depuis le 20 octobre 2011, le collectif des prisonniers d’ETA a envoyé au journal bascophone Berria une vidéo dans laquelle l’organisation exprime son rejet de la violence et laisse les militants négocier individuellement des remises de peine. Elle renonce ainsi à leur revendication majeure d’un rapprochement collectif dans les prisons du Pays basque et d’une amnistie générale pour les prisonniers. Ce communiqué est une première pour ETA mais il est encore trop tôt pour dire si une autocritique massive se produira. 80 ENTRETIEN immédiats et en exerce toujours sur la mémoire de ces années-là. Au cœur de ce conlit de mémoire, il y a la question de l’évaluation du recours à la violence. C’est un sujet très sensible. Il va sans dire que pour les dissocié-e-s, c’était clair : elles et ils s’étaient trompé-e-s. Il existe deux autres catégories : les « irréductibles », parmi lesquels pas mal de femmes, qui disent « non seulement je ne me suis pas trompé, mais dans les mêmes circonstances, je le referai », et puis celles et ceux qui n’avaient pas de nom. Parmi eux – mais ils ont peut-être changé en vingt ans, depuis le moment où j’ai fait mon enquête –, beaucoup disaient que dans les circonstances de l’époque, elles et ils ne voyaient pas d’autre solution. Mais beaucoup ont aussi, malgré tout, un discours et un regard critiques, pas seulement sur le recours à la violence et les efets qu’elle exerce, mais au moins autant, et peut-être même plus, sur le poids de l’organisation, sa structure hiérarchique, la diiculté de critiquer en interne. On retrouve donc des choses évoquées par Calveiro, notamment chez les autonomes, une forte critique des efets de la clandestinité. I. Lacroix : En Argentine, il y a une sorte de consensus autour de la construction d’un roman national post-dictatorial, qui désigne le terrorisme d’État comme unique responsable de la violence. Du coup, on ne peut pas entendre d’autocritique, comme le dit Calveiro. C’est diicilement transposable, mais cela donne des outils par rapport au fait qu’en France, on voit ces mêmes processus de mise en silence de cet objet de recherche, ce pourquoi il y a si peu de travaux sur la violence politique. Dans quelle mesure cela participe aussi de la construction d’un roman national autour d’un espace paciié, c’est ce que nous cherchons à montrer avec Fanny Bugnon, notamment à travers la journée d’étude à venir. On peut le constater à travers les processus d’exotisation de la violence : les travaux se concentrent essentiellement sur le Proche-Orient, l’Irlande, ou encore le Kurdistan, mais rarement sur l’espace national. En même temps, si l’on fait une sociologie rapide de la traduction, on constate que des travaux anglophones sont traduits en France parce que des chercheurs et des chercheuses sont allé-e-s à l’étranger dans les universités américaines. Dernièrement, j’ai pu aussi lire un livre sur la violence politique publié au Québec (Carel et al., 2013), où il est question de la violence en Colombie, en Argentine. Par ce biais québécois et par la langue française, on arrive à découvrir des auteurs. Ou encore par des manifestations scientiiques : au colloque « Penser la violence des femmes » organisé en juin 2010 à Paris 8, il y avait une chercheuse qui travaillait sur la violence des femmes au Pérou, Maritza Felices-Luna (2012). Les travaux se difusent donc par le biais de colloques ou de publications québécoises, mais en France, on publie peu. Ce qui amène à se questionner sur l’espace éditorial, ce qui est considéré comme vendable ou pas. 81 ENT RETIEN Bibliographie Arendt Hannah, 2005, Les origines du totalitarisme, t. 3, Le système totalitaire, Paris, Le Seuil. Benton Sarah, 1995, « Women disarmed : he militarization of politics in Ireland 191323 », Feminist Review, no 50, p. 148-172. Bjørgo Tore et Horgan John éd., 2009, Leaving Terrorism Behind. Individual and Collective Disengagement, Londres, Routledge. Bugnon Fanny, 2011, La violence politique au prisme du genre à travers la presse française (1970-1994), thèse de doctorat, Université d’Angers. Calveiro Pilar, 2006, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine, Paris, La Fabrique. — 2013, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años 70, Buenos Aires, Siglo XXI. Carel Ivan, Comeau Robert, Warren Jean-Philippe, 2013, Violences politiques : Europe et Amériques, 1960-1979, Québec, Lux. Felices-Luna Maritza, 2012, « Stigmatisation du quotidien des femmes engagées dans la lutte armée au Pérou et en Irlande du Nord : transformation et continuité des rapports sociaux », Penser la violence des femmes, C. Cardi et G. Pruvost éd., Paris, La Découverte. Lacroix Isabelle, 2009, Actions militantes et identités basques : trajectoires d’engagement, socialisations militantes et constructions identitaires dans les organisations nationalistes (et non nationalistes) au Pays basque français, thèse de doctorat, Université de VersaillesSaint-Quentin-en-Yvelines. — 2011, « Les femmes dans la lutte armée au Pays basque : représentations, division sexuelle du travail et logique d’accès à la violence politique », Champ pénal / Penal Field, Nouvelle revue internationale de criminologie, vol. 8, [en ligne], [URL : http:// champpenal.revues.org/8076], consulté le 12 mai 2014. Pruvost Geneviève, 2008, De la « sergote » à la femme lic. Une autre histoire de l’institution policière, 1935-2005, Paris, La Découverte. Sommier Isabelle, 1993, La forclusion de la violence politique : ouvriers/intellectuels en France et en Italie depuis 1968, thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. — 1998, La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Sommier Isabelle et Brugié Jean, 2005, Oicier et communiste dans les guerres coloniales, Paris, Flammarion. 82 Daniel L. Smail INTR O D U CT I O N Daniel L. Smail et la « neuro-histoire » G UILLA UME C AL AFAT Professeur à Harvard University, l’historien Daniel L. Smail est surtout connu en France pour ses travaux sur les émotions et la culture juridique européenne du Moyen Âge (Smail, 2003)1. Depuis une petite dizaine d’années cependant, Smail est également considéré comme l’un des pionniers de ce que l’on appelle aujourd’hui la « neuro-histoire » et, partant, l’un des principaux artisans d’un dialogue renouvelé entre sciences sociales et sciences de la nature, et notamment entre histoire, anthropologie et biologie. Son second livre, On Deep History and the Brain (2008), a en efet été conçu comme un essai historiographique et un programme de recherche individuel et collectif plus vaste, que Smail n’a cessé de poursuivre depuis (Shryock, Smail et al. éd., 2011 ; Smail, 2014). Pour le résumer à gros traits, l’historien plaide pour un élargissement radical des bornes chronologiques traditionnelles de l’historiographie : l’histoire « profonde » qu’il défend englobe la préhistoire et tous les savoirs liés à l’étude de l’espèce humaine et de son évolution. À ce titre, Smail s’appuie sur les neurosciences et les sciences cognitives en tenant compte tout particulièrement des découvertes qui ont permis de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain. Autrement dit, l’étude du cerveau est une porte d’entrée privilégiée pour accéder à la profondeur de l’histoire humaine. Ces propositions historiographiques n’ont guère retenu l’attention des chercheuses et des chercheurs en France. À l’exception d’une note fouillée de Rafael Mandressi, parue dans la Revue d’histoire des sciences humaines (2011), l’ouvrage de Smail n’a au mieux qu’alimenté des conversations de couloir, quand il n’est pas tout simplement passé inaperçu. Ce silence s’explique sans doute par l’accusation fréquente de réductionnisme qu’on porte 1 Je tiens à remercier grandement Pierre Saint-Germier pour son travail déterminant dans l’élaboration et la confection de ce dossier. Merci également à Marc Lenormand et Christelle Rabier pour leur aide extrêmement précieuse. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 8 5-86 GU ILLAU ME CA LA FAT bien souvent aux sciences cognitives. Il s’explique également, de manière plus générale, par la frontière très hermétique qui existe entre sciences sociales et sciences de la nature dans la plupart des cursus et des laboratoires de recherche. On Deep History and the Brain (ODHB) a suscité en revanche aux États-Unis de nombreux et vastes débats qui rendent tout à fait frappant le contraste avec sa (non-)réception française. Un historien des sciences, Steve Fuller, est même allé jusqu’à comparer l’ouvrage au Metahistory de Hayden White (1972) en termes de choc critique pour l’historiographie. Alors que le livre de White allait ouvrir la voie à toute une littérature postmoderne sur l’écriture de l’histoire, celui de Smail invite quant à lui les historiens à repenser les fondements de leur chronologie et de leurs objets, à sortir d’un dialogue interdisciplinaire cantonné aux seules humanités et à se tourner davantage vers les neurosciences et la biologie de l’évolution (Fuller, 2009, p. 389). Va-t-on débattre du « tournant cognitif » comme on a débattu du « tournant linguistique » ? Il est évidemment bien trop tôt pour le savoir ou le mesurer, mais il n’en reste pas moins intéressant de donner à lire d’ores et déjà certains termes et coordonnées de la discussion, à travers une lecture croisée d’un ouvrage rapidement devenu une référence en la matière. Tracés ouvre ce dossier par la traduction d’un chapitre d’ODHB, « Civilisation et psychotropie », dans lequel Smail met à l’épreuve ses propositions analytiques. Rafael Mandressi (historien des sciences, de l’anatomie et de la médecine), Alexandre Vincent (historien de l’Antiquité et spécialiste du son), Olivier Morin (philosophe des sciences sociales dont les travaux se situent à l’intersection de l’anthropologie et de la psychologie) ont tous accepté de lire attentivement ODHB et de réagir à ses principales thèses. Smail, enin, a accepté de répondre à ces lectures et de revenir, plus globalement, sur ses perspectives de recherche. Au lecteur de se faire maintenant une idée. Bibliographie Fuller Steve, 2009, « Review », Interdisciplinary Science Review, vol. 34, p. 389-392. Mandressi Rafael, 2011, « Le temps profond et le temps perdu : usages des neurosciences et des sciences cognitives en histoire », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 25, p. 165-202. Shryock Andrew, Smail Daniel L. et al. éd., 2011, Deep History. he Architecture of Past and Present, Berkeley, University of California Press. Smail Daniel L., 2003, he Consumption of Justice. Emotions, Publicity, and Legal Culture in Marseille, 1264-1423, Ithaca, Cornell University Press. — 2008, On Deep History and the Brain, Berkeley, University of California Press. — 2014, « Neurohistory in action : Hoarding and the human past », Isis, vol. 105, p. 110-122. 86 Civilisation et psychotropie DANIEL L . SMAI L TRADUI T D E L’ ANG L AI S ( AMÉRI C AI N ) PA R M A R C L E N O R M A N D ET PAR C H RI ST EL L E RABI ER Dans la vie quotidienne, nous faisons fréquemment des choses qui altèrent nos humeurs et nos sentiments1. Ces altérations sont traduites par des messages chimiques qui ne cessent de varier et qui sont transmis à nos tissus et à notre cerveau. En principe, un observateur omniscient des humeurs humaines pourrait être capable de suivre tous ces changements, tel un technicien dans un studio d’enregistrement face à une pléiade d’instruments de mesure luctuant. Chaque indicateur sur le tableau enregistrerait un agent neurochimique diférent : sérotonine, dopamine, tous les androgènes et les œstrogènes, ainsi qu’une douzaine d’autres encore. Toutes les aiguilles suivraient un rythme de variation assez lent, mesuré à l’échelle de plusieurs heures, jours, voire semaines. Certaines, comme celles qui enregistrent l’adrénaline, la noradrénaline ou encore la corticolibérine, laisseraient voir de temps en temps des pics et des chutes rapides, correspondant à des chocs soudains ou à des accès de rage dont on fait parfois l’expérience. À force d’études, on pourrait dégager des modèles : ainsi du trader de Wall Street, par exemple, dont la testostérone prend un rude coup face à un marché en baisse mais se rétablit grâce aux visites dans les sex-shops. Ainsi de l’adolescent, dont les pics et les chutes frénétiques montrent autant de variations en l’espace d’une semaine qu’une personne plus âgée et plus sage en connaîtrait en plusieurs mois. Ainsi enin de groupes sociaux entiers dont les niveaux de dopamine ou de sérotonine, mesurés sur un mois, se révèlent clairement plus bas et les hormones de stress – les glucocorticoïdes – plus hautes que chez d’autres groupes plus favorisés. Des études comme celles-ci pourraient montrer – de fait, elles 1 N.d.t. Ce texte est la traduction de « Civilization and psychotropy », cinquième chapitre du livre de Daniel L. Smail, On Deep History and the Brain, Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 2008, p. 157-189. Nous publions cette traduction avec l’aimable autorisation de l’auteur et d’University of California Press. T R A CÉS 201 4 / HORS-SÉRIE PAGES 87 -1 12 DANIEL L. S MA IL l’ont montré – la corrélation entre les privilèges sociaux, qui découlent des modèles culturels et des conjonctures historiques, et les niveaux d’hormones de stress (Sapolsky, 2004, p. 364-383). Cette pléiade d’instruments de mesure pourrait également révéler la manière dont les neurotransmetteurs et les hormones présents dans nos corps pourraient en théorie produire un éventail inini d’émotions et de sentiments diférents. En pratique toutefois, on apprend tôt à reconnaître comme familiers certaines combinaisons et certains accords, à la fois en nous-mêmes et chez les autres. Nos cultures ont jugé bon de donner des noms à ces combinaisons fréquentes : joie, dépression, tristesse, impatience. Vos humeurs et vos sentiments peuvent être teintés d’une gamme d’émotions légèrement diférente de la mienne, et nous ergotons sur ces variations ain de faire correspondre le mieux possible les descriptions de nos humeurs aux sentiments que nous ressentons bel et bien. En raison de notre génome, notre corps est capable de nous ofrir toute une palette de sons. Mais ce sont nos propres histoires, les variations entre les allèles que nous transportons, et peut-être, encore plus, les cultures dans lesquelles nous vivons, qui composent véritablement la musique. Ces données sont apparues clairement grâce aux récents travaux en neuropsychologie, bien que nous soyons très loin de comprendre tous les détails des aspects neurochimiques des humeurs et des sentiments, et bien que l’omniscience de l’ingénieur du son se situe bien au-delà de la capacité technologique des neurosciences – peut-être à notre grand soulagement. Pourtant, savoir tout simplement que l’humeur et les sentiments n’échappent pas à la mesure est en soi une révélation. C’est une révélation pour la communauté des médecins et des psychologues qui essaie de trouver des thérapies médicamenteuses pour des personnes qui soufrent de sautes d’humeur ou de troubles de la personnalité. Mais c’est également une révélation pour tous les chercheurs qui s’intéressent à la société humaine. C’est une chose d’airmer, comme je l’ai fait dans le chapitre précédent, que la culture est comme raccordée au cerveau. C’en est une autre de mesurer la physiologie de l’honneur sudiste à l’aide de frottis buccaux. Rien de génétique ne peut expliquer en efet les résultats des expériences menées par Richard E. Nisbett et Dov Cohen (1996) qui montrent que les hommes originaires du sud des États-Unis, lorsqu’ils font face à des afronts, connaissent une augmentation rapide des niveaux de testostérone et de cortisol, ce qui n’est pas le cas des hommes dans le nord du pays. La culture est bel et bien codée dans la physiologie humaine. Une telle donnée crée un nouvel outil surprenant pour les sociologues et les anthropologues désireux d’explorer les diférences entre cultures. Il ne change pas nécessairement la nature des choses étu88 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E diées, parce que l’on observe depuis longtemps qu’il existe quelque chose comme un honneur sudiste. Ce qui change, en revanche, c’est le cadre de nos explications et le centre de notre attention, qui glisse inexorablement vers une étude des dispositifs culturels qui ont évolué pour instiller le sentiment de l’honneur dans les corps humains. La pertinence de ces données pour l’histoire est sans doute moins évidente, puisque beaucoup d’hypothèses dérivant de la neuropsychologie ne pourront jamais être testées en contexte. Mais là n’est pas la question. Le fait est que, de toute façon, les historiens fondent déjà leurs rélexions sur la psychologie. Nous sommes enclins à faire des suppositions irréléchies à propos des états psychologiques des gens que nous trouvons dans nos sources. En 1970, un historien étudiant les origines de l’État dans l’Europe médiévale tenait ainsi pour acquis que ses sources étaient suisamment révélatrices pour lui permettre de distinguer les températures émotionnelles des formes médiévale et moderne de nationalisme (Strayer, 1970, p. 10-11). Des œuvres entières peuvent être façonnées par des hypothèses psychologiques. Commentant une étude importante sur la mémoire dans l’après-Seconde Guerre mondiale, l’historien Alon Conino souligne « les principales métaphores du livre – syndrome, névrose, refoulement, obsession, pathologie » (Conino, 1997, p. 1396). Les historiens doivent faire des hypothèses psychologiques. Ce chapitre suggère à quoi peut ressembler une histoire écrite à la lumière des très récentes découvertes en psychologie. Ainsi, le simple fait de savoir que les choses que nous faisons, voyons et expérimentons ont pour efet d’altérer notre humeur ; que la culture empiète sur la psychologie – et réciproquement – doit nous encourager à nous demander pourquoi. La réponse à cette question nous emmène dans le passé profond, puisque le cerveau a une histoire et que l’histoire a une histoire profonde aussi ancienne que l’humanité elle-même, voire plus ancienne. Tous les animaux, après tout, se livrent à des activités qui altèrent leur humeur. Ils consomment des fruits fermentés et mâchonnent de l’herbe aux chats. Ils font des câlins, se toilettent et jouent. Certains chats domestiques, et peut-être la plupart des golden retrievers, ont été élevés pour apprécier la sensation d’être caressés et chatouillés derrière les oreilles ; ils ont, en un sens, développé une dépendance à l’alux d’ocytocine ou de dopamine ou de ce qui est généré par les caresses. Comme d’autres primates, les êtres humains aiment aussi recevoir des soins corporels, même si, dans ce domaine comme dans d’autres, certains l’aiment plus que d’autres. Comme les bonobos, nous aimons les plaisirs et le rapprochement émotionnel générés par l’acte sexuel récréatif. Mais, à ces comportements, les sociétés humaines paléolithiques ont ajouté une nouvelle gamme de pratiques altérant l’humeur : la chanson, la danse, les rituels, et 89 DANIEL L. S MA IL une variété de substances, souvent consommées dans le cadre de rituels. La gamme des substances et des pratiques altérant l’humeur a continué à croître à la faveur de la révolution agricole ; au cours des siècles passés, elle s’est élargie à une vitesse prodigieuse, cependant que les moyens de modiier son humeur devenaient accessibles à une part de plus en plus importante de la population. Grâce aux merveilles de la consommation de masse, nous sommes désormais entourés d’une quantité étourdissante de pratiques qui stimulent la production et la circulation de nos messagers chimiques. Pensez à l’accès direct à la pornographie et au sexe virtuel désormais possible sur Internet. Pensez au thriller hollywoodien à la sortie duquel les spectateurs, dont le cerveau a reçu des doses massives et répétées d’épinéphrine, de norpinéphrine et autres hormones, sont pantelants, désorientés, et ont la chair de poule. Pensez aux centres commerciaux qui désorientent les chalands et induisent la production d’hormones de panique, état corporel que les achats aident à faire disparaître. L’achat lui-même est devenu relativement addictif pour l’état temporaire d’euphorie qu’il génère chez certains. Et cela, sans parler des aliments, des médicaments et des drogues, licites ou non, qui fournissent une dose régulière de caféine ou d’opioïde, ou qui stimulent le système endocrinien humain, l’amenant à produire ses diverses substances neurochimiques. Les accords, les mélodies, ont, il est vrai, changé au cours de l’histoire humaine. J’appelle mécanismes psychotropes l’ensemble des pratiques, comportements et institutions générés par la culture humaine et qui altèrent l’humeur. Psychotrope est un mot fort mais pas complètement inadapté, car ces mécanismes ont des efets neurochimiques qui ne sont pas du tout dissemblables à ceux produits par les drogues normalement qualiiées de psychotropes. On note souvent, à raison, que l’économie moderne est organisée autour de la distribution de marchandises dotées d’une forte valeur symbolique. On peut se demander, pourtant, si ce qui est le plus important pour l’économie moderne est la valeur symbolique ou psychotrope d’une marchandise. Les ilms, les émissions de télévision sur la vie des personnes célèbres, les romans, la musique, les achats, le sport, le café, l’alcool, les drogues, le sexe, la pornographie – toutes ces institutions, ces pratiques et ces marchandises, et bien d’autres encore, ont des efets psychotropes. Nous ressentons leurs propriétés légèrement addictives, les changements d’humeur qu’elles provoquent ou au contraire qu’elles adoucissent, la coniance ou le dynamisme qu’elles nous donnent quelquefois, et, surtout dans le cas des jeux que nous perdons, l’impression d’être à plat. Toutes ces situations feraient monter et descendre les aiguilles sur la console du studio d’enregistrement. Nous avons tous des corps diférents, tant pour des raisons génétiques que pour des raisons liées à notre histoire personnelle. Mais l’économie psychotrope répond aux besoins 90 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E de tout le monde. La psychotropie est une des conditions originelles de la modernité, et en expliquer la trajectoire historique est un des résultats les plus précieux qu’une perspective d’histoire profonde peut nous donner. Comment alors aborder l’histoire au prisme de la psychotropie ? Pour des raisons inscrites au plus profond de notre histoire biologique, le système nerveux central des êtres humains est très sensible à l’alux de neurotransmetteurs provoqué par nos expériences et nos interactions quotidiennes. L’apparition de la civilisation et de la sédentarité a apporté avec elle une économie et un système politique progressivement organisés autour de la distribution d’un ensemble de pratiques, d’institutions et de biens qui altèrent ou subvertissent la chimie du corps humain. C’est ce qui donne aux civilisations leur couleur et leur texture. L’émergence d’une économie spéciiquement psychotrope, une caractéristique du siècle dernier ou du précédent, est un des aspects saillants de l’histoire que le prisme de la neuro-histoire met en évidence. Ce n’est pas nécessairement une histoire qui aurait pour trait principal l’adaptation, qui raconterait comment les institutions culturelles humaines répondent à une logique d’adaptation biologique. Une telle logique ne peut tout simplement pas expliquer de nombreux mécanismes psychotropes, depuis les drogues psychoactives jusqu’à la pornographie et autres formes de loisirs récréatifs. Ces choses sont mauvaises pour nous. Mais ce n’est pas davantage une histoire guidée par le changement intentionnel ou par le progrès orienté vers une in. Du fait que personne n’a jamais compris les processus chimiques qui sous-tendent les mécanismes psychotropes, ceux d’entre eux qui se sont transformés ou ont disparu au cours des cinq ou des dix derniers milliers d’années ont nécessairement émergé par expérimentation et ont ensuite évolué grâce à une série de sauts de puce adaptatifs, tels que nous les avons décrits précédemment. Au cours des quelque cinq derniers millénaires, il y a eu une illusion de direction, une impression de progrès, pour ainsi dire, dans le sens d’une concentration toujours plus grande de mécanismes altérant l’humeur. Mais c’est la même illusion créée par la phylogénie du pouce du panda, car il n’y a pas d’esprit directif ni de matériel génétique qui guide la phylogénie de la psychotropie. Ce chapitre est un essai sur les possibilités de la psychotropie. Dans les pages qui suivent, je propose quelques repères sur la façon dont cette histoire pourrait être écrite. A minima, nous avons besoin de reconnaître le rôle crucial que les mécanismes psychotropes jouent dans notre histoire de la civilisation. Pour des raisons évidentes, la psychotropie n’est pas nécessairement compatible avec une histoire profonde. Si, de quelque manière, nous pouvions quantiier et modéliser la production, la distribution et l’usage des mécanismes psychotropes, leur courbe ressemblerait 91 DANIEL L. S MA IL beaucoup à la courbe qui représente les dépenses énergétiques dans les sociétés humaines : croissant tout doucement au cours du paléolithique, s’accélérant sous le néolithique et décollant de façon exponentielle au cours des siècles derniers. À mon sens, ces deux courbes sont intimement liées : on a capturé cette énergie pour l’utiliser, au moins en partie, à la recherche de la psychotropie. Voilà qui est peu susceptible de rassurer le paléoanthropologue. Pour autant, l’histoire profonde demeure essentielle à l’élaboration d’une telle histoire, puisque c’est la seule manière de comprendre vraiment pourquoi notre cerveau fonctionne comme il le fait. Notre sensibilité aux mécanismes psychotropes repose, en dernière instance, sur le fait que nous sommes des êtres sociaux. Au cours de notre évolution, nous avons appris à évaluer notre statut et notre réputation au sein du groupe à travers des indices chimiques, et nous sommes devenus dépendants de ces indices comme marqueurs de notre estime de soi et de notre sentiment d’appartenance, deux paramètres qui étaient vitaux pour survivre au paléolithique, et qui le demeurent aujourd’hui. La psychotropie se présente sous diférentes formes : les choses que nous faisons qui inluencent l’humeur des autres ; les choses que nous nous faisons à nous-mêmes ; les choses que nous ingérons. Plus loin dans ce chapitre, j’esquisse une sorte de taxinomie. Mais la taxinomie doit s’appliquer à un matériau ; aussi voudrais-je commencer par une étude de cas pour clariier les hiérarchies de domination et le stress qui peut être généré dans un contexte de domination. Quand les Européens rendirent visite aux communautés de chasseurscueilleurs de la côte paciique de l’Amérique du Nord pour la première fois, ils remarquèrent que chacun, dans des villages peuplés de plusieurs centaines d’habitants, connaissait avec une précision arithmétique l’endroit exact où il ou elle prenait place dans la hiérarchie politique (Flannery, 2001, p. 242). Mais, si la précision caractérisait de façon inhabituelle ce système hiérarchique, les sociétés humaines modernes fabriquent communément et reconnaissent des hiérarchies de domination. Quelquefois, celles-ci sont formelles et arithmétiques, comme dans le cas des mondes de l’entreprise et de l’université, où les hiérarchies peuvent être mesurées en termes de titres, de salaires, voire par la surface ou la localisation de l’espace de bureau. Quelquefois, elles sont informelles, mais non moins puissantes, comme dans le cas des sociétés adolescentes des collèges et lycées. L’étude des hiérarchies de domination ofre des perspectives particulièrement prometteuses à l’histoire profonde, pour deux raisons. D’abord, la politique reste centrale dans le récit proposé par l’histoire telle qu’elle est généralement pratiquée : on conti92 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E nue d’utiliser les États-nations modernes comme unité naturelle de l’analyse historique générale et, dans les départements d’histoire des universités, comme unité naturelle de distribution des personnes nouvellement recrutées. Ensuite, de nombreuses rélexions ont été menées sur les formes politiques des sociétés paléolithiques, ce qui permet de se livrer précisément à ces sortes de comparaisons à travers le temps qui justiient une histoire profonde pour laquelle le néolithique se trouve au cœur de la grande transformation. Les hiérarchies de domination sont profondément enracinées dans notre phylogénie. C’est du moins ce que l’on peut inférer de la centralité des hiérarchies précisément établies chez nos cousins les plus proches, les chimpanzés, comme en ont rendu compte Frans de Waal et d’autres (de Waal, 1982). On peut proposer comme scénario probable que notre ancêtre commun, un primate qui vivait il y a cinq à sept millions d’années, a formé une société caractérisée par les hiérarchies de domination. L’ancrage des hiérarchies de domination, chez les êtres humains, dans l’histoire profonde de l’évolution est aussi suggéré par la façon dont les expressions de domination et de soumission se sont inscrites dans nos cerveaux et nos corps. Toutes les émotions sociales associées aux hiérarchies de domination, telles que la colère, la peur, le mépris, le dégoût, la pitié et la honte, sont rendues publiques par les expressions faciales qui comportent une dimension politique (Tooby et Cosmides, 1992). La plupart de ces signaux sont contrôlés par un système nerveux automatique et échappent donc à notre contrôle conscient. Confronté à un supérieur, on peut s’eforcer d’empêcher sa voix de monter dans un registre plus aigu et, avec un certain entraînement, apprendre à le faire de façon constante, mais ce n’est pas facile (Pinker, 1997 ; Plotkin, 1997). Une telle diiculté nous rappelle ce point tout à fait essentiel : le cerveau aime souvent communiquer par lui-même, et ce n’est qu’avec réticence qu’il accorde à l’esprit une place dans le processus (T. Wilson, 2002). Le fait que les hiérarchies de domination se trouvent enchâssées dans la neurophysiologie humaine suggère que la domination elle-même est ancrée profondément dans plusieurs millions d’années de phylogénie humaine. Mais que les hiérarchies de domination aient des racines profondes ne signiie pas nécessairement que les relations spéciiques de domination et de soumission soient inamovibles – que les femmes, par exemple, soient naturellement subordonnées aux hommes parce que leurs voix montent parfois dans des registres plus aigus pendant qu’elles conversent avec les hommes. On peut facilement enseigner aux serviteurs masculins l’expression faciale et la posture de la soumission devant leurs maîtres féminins. C’est la culture, et non la biologie, qui inscrit des relations de domination spéciiques à une culture dans la neurophysiologie, de façon que 93 DANIEL L. S MA IL domination et soumission soient ressenties et reconnues. Compte tenu de cette labilité, nous ne pouvons pas toujours prendre les schémas actuels de domination et de soumission et les projeter dans le passé profond. De plus, nous ne pouvons supposer que la capacité neurophysiologique de structurer la société sous la forme d’une hiérarchie de domination igée soit nécessairement activée dans une société donnée. Dans des travaux fascinants, très discutés dans les cercles anthropologiques au cours des dix dernières années environ, Christopher Boehm a suggéré que les sociétés humaines de l’ère paléolithique étaient marquées par des hiérarchies de domination inverses, dans lesquelles les faibles contrôlaient les puissants en formant des coalitions contre quiconque menaçait de s’élever au-dessus des autres (Boehm, 1999 ; voir aussi Erdal et Whiten, 1994). Si Boehm a raison, alors les êtres humains ont vécu pendant des centaines de milliers d’années sans les hiérarchies de domination qui caractérisent les sociétés chimpanzées. Puis, avec la révolution agricole, une capacité neurophysiologique de reconnaître et d’accepter les hiérarchies de domination dans les sociétés humaines, en sommeil depuis longtemps, a pris le dessus. Dans le nouvel environnement des ères néolithique et postlithique, des dispositifs sont apparus qui ont accentué la capacité neurophysiologique humaine de « sentir » leur soumission. Le sentiment réel de soumission, en tant que dispositif permettant de motiver le comportement des subordonnés, est bien plus eicace que la simple connaissance de la soumission. Les pratiques qui instillent une capacité à ressentir la soumission peuvent être trouvées dans les sociétés primates. Les études portant sur les sociétés matriarcales babouines, par exemple, établissent que les femelles babouines de haut rang terrorisent couramment les femelles subordonnées (Hrdy, 1999, p. 333-334). Comme avec les chimpanzés, une caractéristique importante de ce terrorisme tient à ce qu’il se produit de façon aléatoire et imprévisible. Puisqu’elles ne peuvent prévoir les mauvais traitements, les femelles subordonnées subissent de très hauts niveaux de stress, qui, en retour, réduisent leur fertilité. Cela génère un avantage biologique clair pour les femelles dominantes. De façon remarquable, les femelles subordonnées en situation de stress sont plus susceptibles de donner naissance à des mâles. Les groupes babouins sont matriarcaux, et le rang est transmis par la lignée maternelle. Puisque les babouins mâles quittent leur groupe natal après leur adolescence pour rejoindre un autre groupe, ils représentent une meilleure option pour les femelles subordonnées. Les hormones de stress qui façonnent la société babouine sont présentes dans les corps humains et ont des résultats similaires, mais non identiques. Les sociétés postlithiques ont vu un accroissement de la gamme et de la densité des dispositifs et des mécanismes générant 94 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E le stress dans le corps des subordonnés. Les élites politiques ne pouvaient pas avoir connaissance des conséquences physiologiques précises de leurs actions et de leurs comportements. Bien plutôt, les comportements politiques ont convergé vers ces solutions parce que c’est ainsi qu’ils maintenaient efectivement leur pouvoir. On peut imaginer une culture politique donnée générant une gamme de types de comportements. Dans une telle écologie, ceux qui arrivent à générer, par leur comportement, des hormones de stress de la manière la plus eicace démontrent une meilleure capacité d’adaptation. Cet argument est apparu à d’autres personnes, qui font plus autorité dans ce domaine que je ne saurais y prétendre. Selon le neurophysiologiste Robert Sapolsky, « l’agriculture est une invention humaine relativement récente, et, en un sens, ce fut l’un des changements les plus stupides de tous les temps ». L’agriculture a créé des surplus stockables, et cela signiie une hiérarchie fondée sur la pauvreté et la richesse. « Quand les êtres humains ont inventé la pauvreté, ils ont découvert une façon de soumettre les subordonnés comme jamais il n’en avait existé dans le monde des primates » (Sapolsky, 2004, p. 383). Ainsi l’invention de la pauvreté n’était pas, en fait, stupide du tout. Neutralisant des dizaines de milliers d’années de hiérarchies de domination inverses, elle fut un élément crucial dans la création de la domination. Il s’agit d’hypothèses spéculatives, puisqu’on ne peut manifestement pas les éprouver dans des contextes historiques. Cependant, des recherches physiologiques futures indiqueront peut-être certains domaines où l’on pourra s’autoriser certaines extrapolations. Les sources historiques fournissent quelquefois des indices éclairants que l’on peut lire à la lumière nouvelle de la neuro-histoire. Quand j’ai commencé à lire des études sur les agressions imprévisibles dans les sociétés primates, par exemple, j’ai été comme frappé par la foudre, reconnaissant immédiatement, dans ce que décrivaient les auteurs, des comportements assez similaires à celui des seigneurs dans l’Europe des xie et xiie siècles (Bisson, 1994). Les seigneurs ou castellans sont exactement ce que leur nom implique : des hommes qui construisaient ou contrôlaient des châteaux et qui s’entouraient de hordes de brutes, les protochevaliers de l’Europe médiévale, dans le but de terroriser la paysannerie et d’en exiger tribut. Vilipendés par la presse d’alors, qui était largement contrôlée par des moines qui n’aimaient pas voir leurs propres serfs opprimés de cette façon, les seigneurs se sont fait une réputation assez déplorable, pas complètement imméritée. Quelques-unes des histoires qu’on rapporte sur eux, comme celle du tristement célèbre homas de Marle, qui avait l’habitude de pendre ses captifs par les testicules jusqu’à ce que le poids de leur corps les arrache, peuvent même contenir un semblant de vérité (Guibert of Nogent, 1984, p. 185). La même chose vaut pour la violence commise 95 DANIEL L. S MA IL par les aventuriers vikings et normands partout où ils se rendaient. Une histoire fameuse raconte un incident au cours duquel un chef normand du xie siècle, sans que l’on puisse en comprendre les raisons, frappe soudainement le cheval d’un diplomate byzantin grec d’un seul coup sur l’encolure. En plus d’excuses civiles, il donne à l’homme éprouvé un nouveau cheval. Robert Bartlett, un des interprètes modernes de cette histoire, la décrit comme un exemple d’« usage contrôlé de l’incontrôlable » (Bartlett, 1993, p. 89). Compte tenu des sources à notre disposition, nous ne pouvons mesurer les efets physiologiques de tels comportements aujourd’hui, bien qu’on puisse comprendre aisément l’horreur que cette anecdote attribue au diplomate byzantin. Cependant, ces sortes de comportements ont généré de façon quasi certaine des réponses émotionnelles puissantes, mesurables. Leur répétition régulière, à son tour, est susceptible d’avoir induit la formation de cartes ou d’ensembles de récepteurs spéciiques dans les neurones. C’est ce que suggèrent les études contemporaines sur la violence domestique, qui indiquent à quel point la violence aléatoire crée une dépendance psychologique de la part de l’épouse maltraitée. La similarité entre les modèles de comportement des seigneurs, des chimpanzés mâles et les babouines soulève la question de savoir comment nous l’expliquons. On peut être tenté de supposer l’existence d’une sorte de mémoire de race, comme si les seigneurs et les maris violents étaient et restaient contrôlés par les gènes de leurs lointains ancêtres primates qui avaient été « mis en veilleuse » pendant la période boehmienne où les hiérarchies de domination étaient inversées. Mais les gènes n’agissent pas de cette façon. Il est plus productif d’expliquer la similarité de ces comportements comme le produit d’une évolution convergente. Ce sont des écologies semblables, et non des liens de parenté, qui déterminent souvent la similarité du comportement (Buller, 2005, p. 96). Dans les sociétés et les relations dans lesquelles certaines conditions sont remplies – où les ressources sont rares, le pouvoir distribué de façon asymétrique et la capacité à former des coalitions n’existe plus – les individus dominants réussissent à réinventer le modèle de la violence aléatoire parce qu’il s’agit d’un outil psychotrope vers lequel certains comportements politiques adaptatifs peuvent converger. Dans les écologies paléolithiques, comme le soutient Boehm, quelques-uns des ingrédients fondamentaux manquaient, en particulier parce que le pouvoir était distribué de manière homogène et parce que rien n’entravait la formation de coalitions politiques : un équivalent paléolithique de l’espace public tel que le décrit Jürgen Habermas (1989). La révolution néolithique a provoqué un retour à l’écologie des sociétés primates animales, et, par conséquent, aux hiérarchies de domination, bien que leurs formes soient diférentes des hiérarchies 96 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E strictement concurrentielles des sociétés primates. La pratique de la violence aléatoire, en tant qu’accessoire utile de la domination n’était, et ne demeure que l’un des nouveaux mécanismes psychotropes qui se sont développés pour instiller de nouveau le sentiment de la domination et de la soumission parmi les subordonnés dans les sociétés humaines néo- et postlithiques. Le cas des hiérarchies de domination politique donne un exemple de développement de mécanismes psychotropes qui afectent les états corporels des autres. De tels mécanismes constituent une catégorie centrale dans la taxinomie de la psychotropie. Les dominants, chez les babouines comme chez les seigneurs, développent des types de comportement qui, de toute évidence, ont des efets sur les humeurs et les sentiments des femelles subordonnées et des paysans. Choisissons, pour décrire ce phénomène, le concept de « télétrope » : une catégorie de la psychotropie embrassant les diférents outils utilisés dans les sociétés humaines pour créer des changements d’humeur chez les autres – à travers l’espace, pour ainsi dire, d’où tele. La télétropie est assez connue dans le monde de la biologie. Dans certaines pâtures, par exemple, vous pouvez trouver un parasite, la petite douve du foie (Dicrocoelium dendriticum) qui passe une partie de son cycle de vie dans des fourmis (Sober et Wilson, 1998, p. 18). Chacune des fourmis infectées abrite en gros cinquante parasites appelés cercariae dans son estomac. Une des cercariae monte dans le cerveau de la fourmi et libère des hormones qui ont un efet étonnant sur le comportement de la fourmi. Tel un zombie, la fourmi passe une quantité de temps disproportionnée au bout des brins d’herbe, qui sont plus susceptibles d’être mangés par les vaches ou les moutons, qui sont la destination inale du parasite. En un sens, ce comportement est plus intéressant que celui de la guêpe ichneumon, qui se contente de paralyser son hôte, sans induire de modiications comportementales. Ces deux sortes de mécanismes télétropes sont suisamment courantes dans le monde animal. Comme a pu l’écrire Richard Dawkins, « tout système nerveux peut être subverti s’il est traité de la bonne façon » (1999, p. 69). Parmi les êtres humains, cette subversion peut être efectuée par l’ingestion de produits chimiques. Dans Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley (2004) imagine un monde dans lequel le gouvernement distribue du soma, une drogue psychotrope conçue expressément pour rendre les gens heureux et satisfaits de leurs rôles sociaux respectifs. Nous n’agissons pas diféremment, quoique de façon moins sinistre. Il est conseillé à l’hôte d’un dîner de fournir du vin en quantité. Un ami irresponsable peut introduire en cachette de la marijuana dans votre brownie. Un parent emmène un enfant désobéissant chez le docteur et lui fait prescrire du Prozac ; plus tard, les adolescents 97 DANIEL L. S MA IL vendent ces pilules à leurs amis qui passent des examens. Les dispositifs télétropes les plus communs, cependant, n’impliquent pas l’insertion de substances chimiques dans le corps des autres. Au contraire, cette catégorie est largement composée d’actions ou de comportements qui inluencent directement la chimie du corps et du cerveau d’autres personnes en altérant la production ou la recapture des neurotransmetteurs dans leur cerveau d’une manière qui échappe largement à leur contrôle volontaire. Ces actions peuvent être grossièrement subdivisées en deux types de télétropie : symbiotique et abusive. Les campagnols des prairies et les êtres humains pratiquent la télétropie symbiotique chaque fois qu’ils font à leur partenaire des choses qui stimulent la production d’ocytocine, de dopamine et d’autres messagers chimiques, ce qui les rend réceptifs sexuellement, un état qui ne les force pas nécessairement à agir contre leur propre intérêt. Allaiter les enfants stimule la production d’ocytocine chez les mères. Quand j’enseigne l’histoire médiévale européenne, je m’eforce d’amuser, de choquer, de titiller, de révulser, d’aiguillonner mes étudiants à intervalles relativement réguliers, puisque la seule humeur peu propice à l’apprentissage est l’ennui. Dans l’Europe du Moyen Âge, les enseignants battaient leurs élèves de manière régulière, sachant confusément que la douleur soigneusement distillée peut être particulièrement eicace comme outil de mémorisation. L’autre catégorie de télétropie comprend des mécanismes qui semblent encore plus abusifs, comme ceux qu’ont perfectionnés les seigneurs, les babouins femelles et les publicitaires. Mais bien que les catégories de symbiotique et d’abusif semblent assez claires, il peut exister en fait une certaine confusion entre elles. Prenez l’exemple de la liturgie et du rituel. La religion a suscité une grande attention de la part des théoriciens de l’évolution culturelle, précisément parce que la religion constitue un cas d’étude plutôt intéressant. Les travaux récents ont présenté des perspectives tant fonctionnalistes qu’exaptationnistes (D. S. Wilson, 2002 ; Atran, 2002). Dernièrement, cependant, des neurophysiologistes armés d’IRM se sont lancés dans la bataille, en utilisant des moines tibétains pour démontrer comment la méditation produit des changements mesurables dans l’activité cérébrale. Bien qu’il puisse être diicile, en utilisant la technologie actuelle, d’étendre cette sorte d’études aux liturgies d’église et aux autres rituels, il est pourtant facile d’imaginer que les liturgies puissent avoir les mêmes efets réconfortants pour bien des membres de l’auditoire. Les intérêts mutuels des croyants et du clergé semblent clairement symbiotiques. Étant donné les bénéices psychologiques de la liturgie, il est aisé de comprendre pourquoi bien des croyants s’astreignent à payer une dîme. Cependant, ce qui peut sembler symbiotique dans une perspective peut apparaître comme très diférent dans une 98 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E autre. Un marxiste, interprétant exactement les mêmes résultats, parviendrait à la conclusion que les membres du clergé ne valent guère mieux que les petites douves ou les guêpes ichneumon qui détournent les conduits nerveux des autres organismes, ain de les exploiter. Dans ce modèle, le fait que les profanes sont conduits à apprécier d’être dupés – nous parlons, après tout, de l’équivalent neurologique des idées marxistes sur la fausse conscience – n’amoindrit pas le caractère inexcusable de cette pratique : il peut même la rendre plus détestable encore. Ce qui est symbiose pour une personne peut clairement apparaître comme exploitation à une autre. L’approche psychotrope elle-même est neutre vis-à-vis de ces interprétations. En réalité, l’efet apaisant de la religion pose un problème pour le modèle que j’ai présenté précédemment, qui associe stress et assujettissement politique. Le problème est que les dirigeants et leurs acolytes soutiennent nombre de liturgies, de cérémonies et de spectacles qui, de toute évidence, réduisent le stress des subordonnés. Dans la mesure où ces rituels sont encouragés par l’État ou les dirigeants, on peut avoir des soupçons à l’égard de leurs motivations. Dans son Discours sur la servitude volontaire, Étienne de La Boétie constatait que « [l]es théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie » (2010, p. 62). De nombreuses études menées au cours des dernières années par des psychologues et des physiologistes démontrent que cette airmation de La Boétie était assez juste. Ces types de spectacles peuvent efectivement modiier les humeurs de ceux qui les regardent, et il est possible que certains de ces changements d’humeur, comme La Boétie en faisait l’hypothèse, soient liés à l’exercice de la tyrannie et d’autres formes de gouvernement. En leur donnant le nom de « drogueries », La Boétie anticipait ainsi le scénario d’Huxley, fondé plus explicitement sur les drogues. En réléchissant à ce système, on ne peut s’empêcher de penser au comportement de l’un des chimpanzés étudiés par Jane Goodall dans le parc national de Gombe Stream en Tanzanie. À plusieurs reprises, Passion, aidée en cela par sa ille Pom, kidnappe et dévore les bébés d’autres mères. Une fois son macabre repas ini, Passion va consoler les mères éplorées à l’aide d’embrassades et de caresses (Goodall, 1986, p. 283-284). Ce comportement semble véritablement pathologique. En tant que comportement politique cependant, il fait complètement sens : qu’y a-t-il de mieux, pour obtenir et conserver le pouvoir, que de créer du stress tout en fournissant le moyen de le diminuer ? Ce principe ne s’applique peut-être pas si bien que ça à Passion, qui n’était pas une femelle au rang particulièrement élevé et qui, 99 DANIEL L. S MA IL probablement, avait juste faim. Néanmoins, c’est par l’entremise de comportements comme celui-ci qu’une dépendance psychologique à l’égard de la hiérarchie peut être créée et imposée. Si les mécanismes télétropes sont ceux qui inluencent la chimie corporelle des autres, alors leur contrepartie réside dans les mécanismes qui inluencent la chimie corporelle de chacun. Nous les appelons mécanismes autotropes. C’est le cas tout d’abord des produits chimiques et des aliments que nous ingérons en raison des transformations de l’esprit qu’ils induisent. L’alcool est le plus évident de ces produits chimiques autotropes, et celui qui est culturellement le plus répandu. Les opiacés et d’autres produits chimiques qui modiient les fonctionnements cognitifs ne sont pas loin derrière. Nombre d’entre eux, y compris les opiacés, sont psychotropes au sens commun du terme, en ce qu’ils reproduisent ou modiient les efets de la dopamine, de la sérotonine, de la norépinephrine et d’autres messagers chimiques. D’autres comme la caféine, le sucre, le tabac et le chocolat n’incluent pas nécessairement les précurseurs chimiques des neurotransmetteurs, mais inluencent néanmoins le corps à leur manière, habituellement en causant un ensemble de changements en cascade, qui génèrent en dernière instance des niveaux élevés – quoique temporaires – de dopamine dans les synapses. On sait par exemple que le chocolat stimule la production de dopamine par le corps, et il est possible que la capsaïcine fasse de même pour la sérotonine. Une deuxième catégorie de mécanismes autotropes consiste dans les comportements qui stimulent la production de nos propres messagers chimiques. Les coureurs de fond peuvent soufrir de symptômes de manque s’ils arrêtent de courir, parce qu’il manque à leur corps sa dose quotidienne d’endorphines. Un vaste éventail d’activités de loisir, du sport à la musique en passant par la lecture de romans, le cinéma, le sexe et la pornographie afectent le corps de manière semblable. Mais plutôt que d’évoquer ces exemples évidents, analysons plutôt un sujet qui l’est moins : la pratique du bavardage. Le bavardage, en tant que forme de communication, est l’objet d’études sociologiques et anthropologiques sérieuses depuis les années 1960. Les historiens se sont également pris au jeu, de même que les psychologues, les littéraires, les politistes et même un mathématicien (Fenster et Smail éd., 2003). Mais c’est la primatologie qui a produit certains des travaux récents les plus intéressants : grâce au travail de Robin Dunbar (1996), le bavardage a été déconnecté de la communication et relié plutôt au toilettage (grooming). Chez les primates, le toilettage n’est pas seulement une pratique hygiénique. C’est aussi ce qui permet de créer, conserver et réparer les liens sociaux. Le toilettage produit un tel efet parce qu’à la manière du massage 100 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E de dos, il stimule la production de dopamine, d’ocytocine et d’endorphines chez la personne qui en bénéicie. Un des aspects centraux du modèle complexe et stimulant présenté par Dunbar est que le bavardage, dans les sociétés humaines, joue exactement le même rôle que le toilettage dans les sociétés primates. À mesure que les premiers groupes humains se sont agrandis, la quantité de toilettage nécessaire à la préservation d’un éventail complet de relations sociales a atteint un coût prohibitif, si bien que les premiers humains sont passés au bavardage, ou du moins à cette forme de bavardage social insigniiant dont la seule fonction est la stimulation mutuelle des hormones de la paix et de la satisfaction. Selon ce modèle, le bavardage demeure important en tant que moyen de communication. La diférence entre Dunbar et les autres spécialistes du bavardage est l’airmation que ce ne sont pas avant tout des mots et des signiications qui sont communiqués, mais plutôt des messagers chimiques. Envisagé de cette manière, le bavardage semble davantage télétrope qu’autotrope. Il faut être deux pour bavarder, et les gens bavardent en partie parce qu’ils espèrent gagner la loyauté d’autres personnes – une loyauté qui peut être mesurée en termes de production d’ocytocine. Mais on peut aussi envisager le bavardage comme légèrement addictif pour celles et ceux qui le pratiquent. C’est le caractère addictif du bavardage, par exemple, qui explique probablement le besoin que ressentent de nos jours certaines personnes d’utiliser leur téléphone portable pour parler à leur famille et à leurs amis régulièrement, lorsque leur niveau de sérotonine et d’ocytocine est bas et qu’il faut le faire remonter, à la manière d’un technicien du son ajustant les aigus sur la console audio. Il y a eu, pour l’heure, peu d’études scientiiques sur les éventuelles propriétés addictives du bavardage, même si « l’addiction au bavardage » est devenue une catégorie de la psychologie populaire et semble assez forte à celles et ceux qui l’éprouvent. Faisons donc la supposition que le bavardage se révèle avoir les mêmes propriétés légèrement addictives que la course de fond. Quelle perspective historique pourrait-on développer sur la base d’un tel constat ? On peut partir du sens commun qui dit que les femmes bavardent plus que les hommes – ou, pour être plus précis, du fait que la forme de langage catégorisée comme « bavardage » est genrée comme une forme féminine de langage. Il se peut qu’il y ait des raisons psychologiques profondes à cela : comme l’a airmé Shelley Taylor, les femmes réagissent souvent au stress différemment des hommes, et une réaction typiquement féminine impliquera la production d’ocytocine, l’hormone de la paix et du lien social. Cela fait partie de ce que Taylor appelle la réaction « du soin et de l’amitié », la contrepartie féminine à la réaction masculine stéréotypique « du combat ou de la 101 DANIEL L. S MA IL fuite » (Taylor et al., 2000). Nous ne savons pas si cette réaction est, en fait, ancrée dans la phylogénie humaine ou si elle est le résultat des dynamiques de genre dans les sociétés postlithiques. Quoi qu’il en soit, il est frappant de voir avec quelle régularité le bavardage des femmes a été soumis à une régulation sociale et morale dans les sociétés postlithiques (Tebbutt, 1995 ; Kamensky, 1997). Cela peut être dû à de multiples raisons, parmi lesquelles la plus intéressante tient au fait que le bavardage s’apparente au toilettage et qu’il sert à maintenir ou à renforcer les liens et les réseaux sociaux. On peut facilement imaginer pourquoi les autorités pourraient vouloir réguler une telle chose. Mais la capacité du bavardage à modiier l’humeur ajoute un niveau de complexité. Comme je l’ai souligné plus tôt, dans les sociétés humaines et plus généralement primates, les individus alpha se livrent fréquemment à des activités qui induisent des sensations de stress chez les subordonnés. Puisque le bavardage est, comme le toilettage, une pratique qui atténue le stress, le dénigrement du bavardage féminin dans les sociétés humaines ressemble à un artiice culturel visant à empêcher la réduction du stress chez les femmes, ain de mieux les contrôler de la manière décrite par Sapolsky. Peu nous importe que la police de la moralité qui régule le bavardage dans certaines sociétés soit consciente de ce qu’elle fait ou non, et l’ait jamais été. Il faut plutôt voir le dénigrement du bavardage comme quelque chose qui s’est développé grâce à un processus de variation aveugle et de conservation sélective. Ainsi le bavardage, réprimé ou non, rejoint un large éventail d’autres pratiques légèrement addictives qui sont un trait si saillant de nombreuses sociétés postlithiques. Les États, les sociétés et les religions consacrent un temps et une énergie considérables à réguler précisément ces pratiques. Le christianisme, par exemple, a une tendance particulièrement marquée à transformer en péchés un ensemble de pratiques autotropes – la sexualité ludique, la masturbation, le bavardage, l’alcool. Ces mécanismes autotropes sont en concurrence, d’une certaine manière, avec les efets de certaines pratiques télétropes chrétiennes comme la liturgie, les rituels, la prière et la confession. Une dépendance aux mécanismes télétropes de la religion est favorisée lorsque les gens inissent par se persuader d’abandonner leurs propres outils autotropes, par lesquels ils modulent leurs états corporels. Les conséquences délétères du bavardage ont été mises en avant récemment dans des travaux de vulgarisation sociologique visant à diagnostiquer les maladies de la société adolescente (Simmons, 2002). Je pense que le bavardage est probablement délétère au lycée, du moins dans certains contextes, notamment parce que les adolescents sont notoirement mal équipés, sur le plan neurobiologique, pour contrôler les soubresauts émotionnels typiques du corps adolescent et sont, pour cette raison, beaucoup plus 102 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E sujets aux comportements de toutes sortes induisant une modiication de l’humeur. Il serait illusoire, bien entendu, d’imaginer expliquer la pratique du bavardage au lycée par le seul fait qu’un pourcentage élevé d’adolescents sont sensibles à ses propriétés légèrement addictives. Le bavardage a de nombreuses autres fonctions au lycée. Une perspective historique profonde sur ces questions présente, cependant, deux intérêts. Tout d’abord, comme le modèle de Dunbar le montre si clairement, il est impossible de comprendre la fonction du bavardage dans les sociétés humaines sans appréhender les racines généalogiques profondes du bavardage. Deuxièmement, la pratique du bavardage au lycée est un exemple de ce qui se passe lorsque des institutions produites par les sociétés postlithiques interagissent avec la neurophysiologie humaine de manière imprévisible. En ce qui concerne l’école, les sociétés occidentales expérimentent depuis près de deux siècles la pratique, biologiquement sans précédent, consistant à socialiser les enfants dans des classes d’âge étroites plutôt qu’au sein des générations des sociétés familiales. Nous commençons tout juste à nous rendre compte du caractère incroyablement pathologique d’une telle pratique. Les hiérarchies politiques et le bavardage sont des exemples importants pour ce livre, parce qu’ils proposent des façons stimulantes de relier les longs millénaires du paléolithique au postlithique. Cependant, la neuro-histoire est utile par-delà ce qu’elle apporte à l’histoire profonde. Mes rélexions sur le xviiie siècle ont, je l’espère, déjà fait apparaître que le passage de la civilisation européenne du Moyen Âge à la modernité a consisté en une expansion considérable de l’éventail des mécanismes autotropes disponibles sur le marché. Le café, le sucre, le chocolat, le tabac : tous ces produits ont des propriétés légèrement addictives ou susceptibles de modiier l’humeur. Ce sont tous des produits africains, arabes ou issus du Nouveau Monde, qui commencent à circuler largement en Europe aux xviie et xviiie siècles. À ceuxci on peut ajouter l’alcool qui, s’il n’est pas une nouveauté dans le « long xviiie siècle » (1660-1820 environ), circule désormais plus librement sous la forme de vins et de spiritueux à la teneur en alcool plus élevée. Peter Burke cite un passage célèbre de l’historien allemand August Ludwig Schlözer, mort en 1809, qui airme que « la découverte des spiritueux et l’arrivée du tabac, du sucre, du café et du thé en Europe ont été la cause de révolutions aussi grandes, sinon plus grandes, que la défaite de l’Invincible Armada, les guerres de Succession d’Espagne, le traité de Paris, etc. » (Burke, 1990)2. Voici un contemporain conscient du fait que son siècle a été le grand siècle 2 N.d.t. Nous traduisons les textes cités non publiés en français. 103 DANIEL L. S MA IL de l’invention d’une économie orientée, en grande partie, vers la production et la circulation de substances addictives et attrayantes. On peut ajouter d’autres produits caractéristiques du long xviiie siècle qui ont des efets psychotropes, dont les romans et la littérature pornographique, ainsi qu’un ensemble de nouvelles pratiques, comme les modes de consommation, les exécutions particulièrement sanglantes, et même l’environnement propice au bavardage des salons et des cafés, qu’on peut considérer comme susceptible de modiier l’humeur. En neuro-histoire, le long xviiie siècle, le siècle des Lumières, a une résonance particulière3. La distribution et la consommation de café en Europe sont emblématiques de l’économie psychotrope émergente. Le café, produit presque exclusivement du xive au xvie siècle dans ce qui est aujourd’hui le Yémen, était consommé largement dans le monde islamique (Pomeranz et Topik, 1999, p. 87). Chez les Européens, l’association du café au paganisme a d’abord limité son attrait. On le considérait comme une curiosité ou, dans le meilleur des cas, comme un médicament utile pour le traitement de la goutte, du scorbut et des maladies oculaires. C’est seulement dans les dernières décennies du xviie siècle que le café explose comme un produit de consommation de luxe. Les cafés, le cœur de la sphère publique émergente, se multiplient dans les grandes villes de toute l’Europe (Brennan, 2003, p. 267). Il y a des milliers de cafés à Londres au début du xviiie siècle. En 1739, ils dépassent le nombre de tavernes. Perçu comme un stimulant de l’esprit, du corps, de la conversation et de la créativité, le café est associé aux classes oisives, notamment en France (Roche, 1997, p. 264-265). Les importations en Angleterre et au pays de Galles connaissent une augmentation spectaculaire après 1790, lorsque « le café devient l’horloge qui donne son rythme au temps industriel » (Pomeranz et Topik, 1999, p. 91)4. Sur le plan social, la consommation de café au sein de la bourgeoisie commerçante et de la noblesse fait écho à celle du gin et d’autres spiritueux dans les classes populaires. Dans l’Europe médiévale, l’alcool était consommé dans toutes les classes sociales, principalement sous la forme de vin ou de bière. Il y avait cependant une limite à ce que l’économie européenne pouvait consacrer à l’alcool, dans la mesure où la production de bière et de vin réduisait nécessairement la surface des terres disponibles pour l’alimentation. Cependant, au début de l’époque moderne, la production de sucre dans les plantations esclavagistes des Antilles et du Brésil permet d’envisager la dis3 4 104 Merci à Morgan Sonderegger d’avoir rassemblé l’essentiel des informations pour cette section. Pomeranz et Topik font ici référence aux États-Unis, mais cela représente bien également la situation en Angleterre. CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E tillation de rhum, dont les importations, en Angleterre du moins, s’envolent entre 1720 et 1750. Durant ce qu’on a appelé la « folie du gin » au milieu du xviiie siècle, les céréales de basse qualité sont transformées en gin, consommé en grande quantité par les classes populaires. Ainsi, les deux groupes sociaux sont chacun associés fortement à une seule marchandise légèrement psychotrope : l’aristocratie au café, le peuple à l’alcool. Cependant, dès la in du xviiie siècle, la caféine entre dans le régime de la classe ouvrière sous la forme du thé sucré. Les importations de thé dans les îles Britanniques, qui connaissent une croissance constante au cours du xviiie siècle, s’envolent pour cette raison dans la première décennie du xixe siècle. Il faudrait ajouter, à la liste des nombreux produits psychotropes, le tabac, le chocolat, le piment, l’opium et le protoxyde d’azote5. Mais ce n’est pas seulement par l’intermédiaire de la nourriture et de la drogue que nous pratiquons l’autotropie : l’une des caractéristiques les plus remarquables du xviiie siècle est la façon dont l’émergence de marchandises autotropes est le pendant de pratiques comme la lecture pour le plaisir. Comme Roger Chartier l’a souligné : Les récits de voyage comme les tableaux des mœurs insistent sur l’universalité nouvelle de la lecture, présente dans tous les milieux sociaux, dans toutes les circonstances, tous les lieux de l’existence quotidienne. À les entendre, une véritable « manie de la lecture », muée en une « ièvre de la lecture » ou en « rage de lire » (les textes allemands parlent de Lesesucht, de Leseieber ou encore de Lesewut), s’est emparée de la population. (Chartier, 2003, p. 399) Les observateurs voient dans cette manie une maladie ou une épidémie, l’associant à la fatigue physique, au rejet de la réalité et à l’immobilité du corps. Une imagination excitée par la lecture peut être facilement attirée par d’autres pratiques solitaires, dont la masturbation. En Angleterre, les observateurs constatent que les supports de lecture ont « un pouvoir remarquable sur le corps comme sur l’esprit » (Johns, 1996, p. 140). Les romans, qui se multiplient comme des champignons au cours du xviiie siècle, se singularisent par leurs qualités semblables aux drogues. Les observateurs soulignent le caractère addictif et irrépressible de la lecture et la capacité des romans à transformer leurs lecteurs (Warner, 1998, p. 105 et 137). Comme le rapporte William Warner, « on les jugeait particulièrement dangereux pour les jeunes femmes, à l’esprit malléable faute d’une éducation classique, qui développeraient une dépendance aux plaisirs romanesques, se détourneraient des lectures sérieuses, éveilleraient leurs sens et formeraient des attentes inadéquates envers la vie » (ibid., p. 5). On avertit les jeunes lectrices 5 N.d.t. Aussi connu sous le nom de gaz hilarant. 105 DANIEL L. S MA IL de se tenir à distance des romances, des romans et du chocolat qui, pense-ton, contribuent tous à enlammer les sens (ibid., p. 136). D’autres formes d’écrits se révèlent tout aussi captivants. Will Slauter a souligné comment l’intérêt pour la politique manifesté à travers les journaux est décrit par les observateurs comme une manie, une ièvre ou encore une maladie comparable à la tuberculose6. Ce que Morgan Sonderegger a résumé à mon proit comme « l’énorme profusion de la littérature érotique au xviiie siècle » dans de nombreuses régions d’Europe occidentale me semble avoir une importance toute particulière : Le développement de la littérature érotique est semblable à d’autres phénomènes culturels de l’époque moderne : elle connaît un essor tout d’abord dans l’Italie du xvie siècle, puis dans la France du xviie siècle, avant de se répandre dans toute l’Europe, au début sous la forme de traductions, grâce à l’explosion de la lecture et de l’imprimerie licite et illicite au xviiie siècle. Le marché de la littérature érotique est vaste, lucratif, et relativement peu régulé, du moins jusqu’au milieu du xviiie siècle. Cette littérature érotique, quoique souvent très explicite, est principalement textuelle. La demande est énorme, tant pour les romans explicitement érotiques que pour d’autres genres. Des textes semi-érotiques et paramédicaux traitent de la nymphomanie, de l’onanisme, du léau de la masturbation en général, de l’homosexualité, des techniques sexuelles et de la santé. Ces textes s’inscrivent dans un appétit général pour les savoirs paramédicaux au xviiie siècle. Les peurs contemporaines concernant la lecture, et la lecture de la littérature érotique en particulier, sont étonnamment semblables aux craintes contemporaines concernant la télévision : les jeunes et les vieux tous accros, la littérature qui devient une addiction, la première étape vers des activités de plus en plus licencieuses. La littérature érotique, en particulier, symbolise le pouvoir qu’a la lecture de contrôler l’esprit.7 Les craintes d’une forme de contrôle des esprits apparaissent fréquemment dans les écrits de contemporains inquiets. Comme les États et les dirigeants s’intéressaient depuis longtemps aux choses et aux pratiques qui modiient la chimie corporelle des sujets et des citoyens, il n’est pas surprenant que les États du xviiie siècle se soient rapidement employés à réguler ce marché émergent, de la même manière que les cafés se sont progressivement vu imposer un système de licences par les gouvernements au début du xviiie siècle. Comme tous ces éléments le suggèrent, le long xviiie siècle a été le siècle de l’addiction. Les dimensions psychotropes de ce siècle sont révélées par le fait que le mot même d’addiction a pour la première fois acquis ses signiications modernes à la in du xviie siècle8. Auparavant, le mot suggérait un 6 7 8 106 Échanges avec l’auteur. Échanges avec l’auteur. « Addict », « Addiction », Oxford English Dictionary. CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E état d’endettement ou d’asservissement à une personne – à un seigneur, par exemple, ou au diable. Au xviie siècle, les objets de l’addiction s’étendent aux sentiments et aux activités. Une transformation décisive se produit au cours du xviie siècle, lorsque les usages transitifs et intransitifs laissent place à des usages rélexifs dans tous les dérivés du mot : l’« addiction », jusqu’alors action accomplie par soi-même ou par d’autres sur soi-même, devient quelque chose qu’on s’inlige à soi-même, sans qu’on le veuille nécessairement, comme dans « un génie l’a rendu dépendant (addicted ) à l’étude de l’Antiquité » (1662). L’addiction, qui est l’état de dépendance à l’égard d’une habitude ou d’une activité, ou la propension à s’y livrer, émerge comme nom commun dans la seconde moitié du xviie siècle. En 1675, il est devenu possible de dire que quelqu’un a une addiction aux livres. L’alcool et le tabac sont très vite ajoutés à la liste des substances addictives, et d’autres suivent rapidement. Comme Roy et Dorothy Porter le font remarquer en ce qui concerne la Grande-Bretagne au xviiie siècle : Il n’y a absolument rien de nouveau à ce que les gens négligent leur santé ou se tuent à force de boire ou de manger. Ce que beaucoup jugeaient être radicalement nouveau à l’époque géorgienne résidait dans la tendance croissante à se médicamenter jusqu’à s’en rendre malade ou à en mourir ; ou à tout le moins, à absorber les abondants stimulants et analgésiques, nouvellement disponibles, pour calmer leurs maux, ce qui les rendait seulement accoutumés à leur usage, jusqu’aux conséquences les plus funestes. Ce siècle est fondateur en termes à la fois de perception, et de réalité de l’addiction. (Porter et Porter, 1988, p. 217) Le protoxyde d’azote et l’opium deviennent les nouvelles drogues récréatives. Comme le café, le thé et le tabac, ces substances étaient autrefois utilisées comme médicaments. Mais dans la nouvelle économie de la consommation, les frontières entre usages médicinaux et récréatifs se dissipent (ibid., p. 220). Toutes sortes de produits, et pas seulement les psychotropes, circulent sur les marchés européens au xviiie siècle. Peut-être la présence croissante des produits psychotropes est-elle seulement un efet accessoire de l’expansion économique. Mais il est possible de discerner un processus historique plus profond et plus signiicatif. Le long xviiie siècle, après tout, a été le siècle de la déchristianisation, le siècle de la baisse du nombre de participants à la messe et à la confession (Vovelle, 1973). On peut raisonnablement suggérer que les deux processus vont de pair : là où les individus avaient auparavant recours à la religion et aux rituels comme sources de dopamine et d’autres messagers chimiques, ils se tournent de plus en plus vers les biens de consommation, abandonnant Dieu au proit de Mammon. On peut aller plus loin dans la rélexion économique. L’anxiété sur 107 DANIEL L. S MA IL leur propre statut dont soufrent de nombreuses personnes au xxie siècle induit, de manière plus ou moins permanente, des niveaux élevés d’hormones de stress, comme notre console audio le révélerait. Si, comme je le suppose, le fait d’acheter des biens stimule le système nerveux parasympathique, débarrassant le corps de l’épinéphrine et de la norépinéphrine et induisant la production de neurotransmetteurs qui réduisent le stress, comme la dopamine, alors les exigences de l’autotropie, le désir de modiier sa propre chimie corporelle, sont au cœur de la société de consommation moderne. Quelles que soient les conséquences d’une telle rélexion, il me semble que ce qui importe, c’est qu’une compréhension de la neurochimie peut nous permettre de jeter un regard radicalement neuf sur les trois cents dernières années. Une approche neuro-historique ne transforme pas les objets d’étude, mais elle fournit un nouveau cadre interprétatif, dans lequel la neurophysiologie humaine est l’un des facteurs environnementaux du changement macro-historique. Ces observations partielles sur la situation en Europe et aux États-Unis à l’époque moderne et contemporaine ne suggèrent en rien que d’autres périodes ne disposent pas de leurs propres mécanismes psychotropes. Des études futures démontreront certainement que chaque société postlithique présente un proil psychotrope caractéristique. Ce qui m’intéresse concernant le long xviiie siècle en Europe, c’est que les Européens ont capté des outils psychotropes qui circulaient dans d’autres sociétés depuis longtemps : le café dans le monde musulman ; le thé et l’opium en Asie orientale et en Inde ; le piment, le chocolat et le tabac dans le Nouveau Monde. Les cultures précolombiennes de la Mésoamérique, par exemple, consommaient le chocolat depuis des millénaires comme stimulant, stupéiant, hallucinogène et aphrodisiaque, souvent sous forme de pâte ou de boisson (Pomeranz et Topik, 1999, p. 82). L’Europe, en retour, a exporté l’alcool, le christianisme et autres produits et pratiques psychotropes. La modernité est apparue lorsque des mécanismes psychotropes autrefois isolés ont été réunis. Ce processus a eu un efet transformateur puissant. Dans les sociétés modernes, par exemple, les proils psychotropes ont cessé d’être associés à des régions géographiques du monde et sont liés davantage à des identités de classe ou des statuts sociaux. Un tel phénomène est particulièrement apparent dans le cas des drogues aux efets psychoactifs importants comme l’ecstasy, la marijuana, la méthamphétamine, le crack et l’alcool sous ses diverses formes, qui tous sont en étroite correspondance avec des identités de classe, du moins au États-Unis. Il sera peut-être possible un jour de proposer un récit global et d’airmer qu’entre le xiie et le xixe siècle, les sociétés européennes ont connu 108 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E un glissement tectonique, les mécanismes télétropiques manipulés par les élites dirigeantes reculant pour laisser place à un ordre nouveau dans lequel les télétropies de la domination ont été remplacées par l’éventail croissant des mécanismes autotropes disponibles sur un marché de moins en moins régulé9. De ce point de vue, l’importance de l’autotropie pour l’économie et la société modernes et contemporaines n’a fait que croître depuis le xviiie siècle. Dans un tel métarécit, les mécanismes psychotropes que les Européens ont découverts à l’époque coloniale ont fait l’efet d’un solvant sur l’Ancien Régime. Une telle formulation apparaîtra irrémédiablement eurocentrée, mais cet eurocentrisme relète mes propres limites en tant qu’historien, me semble-t-il, plutôt que les limites du modèle. J’accueillerai avec bonheur toute tentative de transposer un tel paradigme neuro-historique à toutes les autres aires et périodes de l’histoire mondiale. Du point de vue de la neuro-histoire, le progrès de la civilisation est une illusion produite par la psychotropie. Une telle airmation constitue une réplique délibérée de ma part à des modèles d’histoire générale ou universelle qui cherchent à expliquer la direction apparente de l’histoire. Les théologiens historiens voyaient se dérouler devant eux un projet divin. L’emploi commun au xxe siècle de la métaphore de la racine dans les travaux sur la civilisation occidentale suggère une forme d’ontogénie semblable, guidée par une sorte de logique interne qui s’est cristallisée à une certaine époque et qui, depuis, a orienté la croissance d’une institution ou de l’ensemble de la société. D’autres modèles, trop connus pour mériter d’être présentés ici de manière plus détaillée, proposent une vision mécanique du progrès et du changement. Un modèle neuro-historique fournit un paradigme explicatif tout aussi ambitieux, en suggérant que la direction que nous semblons détecter dans l’histoire récente résulte de l’expérimentation continue de nouveaux mécanismes psychotropes qui se sont eux-mêmes développés avec pour arrière-plan l’évolution de la neurophysiologie humaine. La révolution néolithique, qui s’est déroulée il y a entre 10 000 et 5 000 ans, a transformé l’écologie humaine et conduit à des changements fondamentaux et irréversibles de la démographie, de la politique, de la société et des économies. Dans cette écologie transformée, de nouveaux mécanismes de modulation des états corporels ont émergé par l’intermédiaire de processus d’évolution culturelle indirecte. Au cours des siècles derniers, l’éventail 9 La simplicité téléologique de ce modèle doit probablement être nuancée à la lumière de la montée en puissance de régimes fascistes au xxe siècle, ce qui nous rappelle que l’histoire est toujours complexe et jamais linéaire. 109 DANIEL L. S MA IL des mécanismes psychotropes s’est élargi considérablement, donnant à la modernité son ressenti diférent et si caractéristique, et des sources d’énergie de plus en plus importantes ont été dévolues à une économie orientée vers la psychotropie. Les mécanismes psychotropes, une fois inventés, ne demeurent pas nécessairement ancrés dans une culture. Certains, comme les exécutions publiques sanglantes, sont probablement moribonds. D’autres atteignent une certaine longévité. On peut douter de la disparition prochaine de la pornographie et de l’alcool, même si de nouvelles modes comme le sexe virtuel et l’ecstasy surgissent et capturent une partie du marché. La nuance qu’on pourrait vouloir apporter ici réside dans la crise culturelle que nous traversons, à savoir l’homogénéisation croissante de la société mondiale. L’universalité de la physiologie humaine fondamentale aura peut-être pour efet que tous les humains seront, au inal, tentés par le même assemblage de messages sensoriels et de stimulations du corps, et que le marché capitaliste, évoluant à sa façon, c’est-à-dire de manière darwinienne vers des solutions optimales, inira par trouver le parfait assemblage de produits et de mécanismes psychotropes. C’est cela, et non pas la liberté, que Francis Fukuyama aurait dû appeler « la in de l’histoire » (1992). Pour ma part, je ne pense pas qu’il faille s’inquiéter. Le système est fondé sur une demande d’énergie impossible à maintenir dans la durée, ce qui veut dire que le simple fait de l’entropie nous préservera de « la in de l’histoire ». Par ailleurs, nous devenons insensibles aux mécanismes qui stimulent quotidiennement nos humeurs et nos sensations. Cette insensibilité neurochimique explique peut-être pourquoi ce qui provoque l’engouement d’une décennie n’est plus qu’ennui la décennie suivante. À mon avis, la psychotropie produit le changement continu. Reconnaître le rôle des mécanismes psychotropes dans le développement des sociétés humaines, c’est comprendre que ce qui apparaît comme un progrès de la civilisation humaine n’est souvent rien de plus qu’une évolution dans l’art de modiier la chimie corporelle. Les travaux néolamarckiens nous incitent à envisager l’histoire et à l’enseigner comme une succession d’idées de plus en plus intelligentes qui s’appuient les unes sur les autres : le crescendo du progrès civilisationnel. Ces idées intelligentes peuvent avoir des conséquences bénéiques, comme la médecine, la sécurité et l’émancipation des femmes. Mais elles peuvent aussi avoir des conséquences néfastes, comme les génocides, le fascisme et la destruction de l’environnement. Je ne veux pas forcément rejeter en bloc une telle explication des transformations historiques. Cependant, l’évolution des mécanismes psychotropes a eu un impact majeur sur la forme et la nature de l’évolution humaine. Et parce que cette évolution n’a pas de direction et n’en a jamais 110 CIV I L I SAT I O N E T P SY C H O T R O P I E eu, de nombreux aspects de l’histoire peuvent sembler arbitraires et hasardeux. Nous ne faisons que suivre le cours des choses qui sont apparues à mesure que nos physiologies interagissaient de manière imprévisible avec la nouvelle écologie créée par nos ancêtres du néolithique. Bibliographie Atran Scott, 2002, In Gods We Trust. he Evolutionary Landscape of Religion, Oxford, Oxford University Press. Bartlett Robert, 1993, he Making of Europe. 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Cette airmation n’implique en rien un jugement de valeur, mais un constat : parmi les travaux abondants de cet historien, où l’Europe médiévale – le contexte marseillais aux xive et xve siècles, notamment – occupe une place de choix (Smail, 1997, 1999, 2001, 2003a, 2003b, 2005a, 2005b et 2007), cet ouvrage paru en 2008 a connu une réception dont la surface est particulièrement vaste, dépassant de très loin le cercle plus ou moins restreint de la communauté des historiens médiévistes. Cela s’explique aisément : d’une part, par les propositions fortes avancées par Smail dans ce livre, qui concernent la pratique de la recherche historique dans son ensemble, et d’autre part par leur inscription dans une mouvance que l’on pourrait assimiler à une galaxie en expansion, celle des neurosciences sociales, voire des neuro-humanités, à savoir des entreprises, diverses, de constituer une « nouvelle interdisciplinarité » en alliant – alliance et alliage – les sciences humaines et sociales et les savoirs contemporains sur le cerveau et l’esprit, les neurosciences en particulier. On ne s’attardera pas longuement ici sur ce territoire « neuro-historien », dont on a dressé la cartographie ailleurs (Mandressi, 2011). On se bornera à rappeler qu’il émerge – il devient repérable – dans la seconde moitié des années 1980, mais qu’il ne prend son véritable essor que dans les années 20002. On indiquera également qu’il est pluriel, au sens où des 1 2 Ain d’éviter la multiplication des notes renvoyant à ce livre, la pagination des citations qui en sont tirées igure entre parenthèses à la suite du passage cité, dans le corps du texte. Dans tous les cas, il s’agit de ma traduction de l’original en anglais. Il convient de préciser que cette référence chronologique ne concerne que les formes d’« histoire cognitive », puis de « neuro-histoire » proprement dite, qui se sont développées en fonction des savoirs contemporains sur le cerveau et sur l’esprit ; le recours aux sciences de la vie lato sensu en sciences humaines et sociales est en revanche beaucoup plus ancien. En ce sens, la neuro-histoire T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 13 -1 26 RAFAEL MA N DRE S S I moments diférents peuvent être identiiés dans cette courte histoire, au gré des choix qui sont faits dans les neuro-savoirs à mobiliser et dans la manière de s’y prendre. Aussi convient-il de considérer les propositions avancées par Smail sans les isoler du contexte de production historiographique auquel elles appartiennent. Elles y occupent d’ailleurs, au vu des suites et des discussions auxquelles elles ont donné lieu, une place de choix. En efet, On Deep History and the Brain est devenu une référence, sans doute parce qu’il exprime mieux et de façon plus nette et organique que d’autres écrits un certain nombre de questionnements et d’approches ; sans doute aussi parce que le moment était venu de leur cristallisation sous une forme déinie et identiiable par une dénomination disciplinaire – ou sous-disciplinaire, ou interdisciplinaire, on y reviendra. C’est la neuro-histoire, que Smail introduit dans le quatrième chapitre de son livre, « he new neurohistory » (p. 112156), en donnant à ce mot une signiication diférente de celle qui avait cours depuis le début des années 2000, à savoir l’histoire des neurosciences telle qu’elle peut être entendue, voire pratiquée, dans des milieux neuroscientiiques institutionnellement organisés en sociétés savantes3. Cette neurohistoire-là, qui n’a jamais été qu’un exercice de faible densité et marginal comme peut l’être une histoire dominicale, a vécu. Depuis 2008, l’espace de la neuro-histoire est pleinement occupé par des thèses, des arguments, des enjeux qui relèvent de la « synthèse » que présente et promeut le livre de Smail, et qui intéressent au premier chef les historiens professionnels. Le deep Intéressons-nous donc à cette « synthèse », pour tenter d’en dégager les attendus heuristiques, les objectifs visés, les objets qu’elle entend faire exister, les éclairages promis, les méthodes à mettre en œuvre pour y parvenir, les présupposés théoriques. Intéressons-nous aussi, on n’y insistera jamais assez, à son cadre de production, au contexte – historique, géographique, institutionnel – qui a permis ou favorisé son apparition et son installation 3 114 représente une réactualisation de pratiques intellectuelles ayant connu par le passé d’autres manifestations, sous d’autres formes. C’est le cas de l’International Society for the History of Neurosciences (ISHN), et de son organe oiciel, le trimestriel Journal of the History of the Neurosciences – voir [URL : http:// www.neurohistory.nl], consulté le 7 mai 2014, site web de l’actuel éditeur en chef de la revue, le neurologue néerlandais Peter J. Koehler. Citons encore l’European Federation of Neurological Societies (EFNS), qui depuis 2002 organise, dans ses congrès annuels, des « Neurohistory Tours », voir [URL : http://www.efns.org/ EFNS-Congresses.262.0.html], consulté le 7 mai 2014. Notons au passage que l’expression deep history avait été employée avant Smail aussi bien dans le domaine de l’archéologie que par l’économiste marxiste David Laibman (2007). L’ H I ST O R I E N E T L E C E R VE A U comme mouvance historiographique ayant atteint un seuil de visibilité et un périmètre d’inluence non négligeables. En d’autres termes, la neuro-histoire dont On Deep History and the Brain représente l’expression la plus aboutie est un phénomène intellectuel situé, qu’on ne saurait examiner en laissant de côté ses ancrages dans un contexte de production singulier ; il s’agit avant tout, en efet, d’un « nouveau paradigme » qui s’élabore dans les milieux académiques et para-académiques états-uniens, qui s’écrit en anglais et qui s’adresse en priorité à des interlocuteurs qui agissent dans ce même champ de forces. En ce sens, la neuro-histoire est en partie une réaction. La première partie du titre de l’ouvrage de Smail – l’« histoire profonde » – évoque des aspects qui éclairent bien ce dernier point. La profondeur en question, dans son acception la plus immédiate au moins, est chronologique. Smail plaide pour un recul vers le passé des limites usuellement retenues pour circonscrire l’intervalle de temps sur lequel se concentre la recherche historique. Il s’agit de faire éclater les bornes d’une chronologie tributaire de « l’histoire sacrée », qui ne s’étend que sur quelque six mille ans, pour embrasser une durée beaucoup plus longue ; l’« histoire disciplinaire », argue Smail, reconduit tacitement le récit judéo-chrétien de la création du monde et délaisse par conséquent les immensités temporelles de ce qu’on appelle, précisément, la préhistoire. Il faut au contraire, selon Smail, « déchirer le voile de la préhistoire », sortir de la « chronologie courte », et intégrer le paléolithique au champ de la recherche historienne. Cette contestation de l’emprise de l’histoire sacrée et de la « chronologie mosaïque » n’a pas fait sa première apparition dans On Deep History and the Brain ; Smail l’avait déjà exposée dans un article publié trois ans auparavant dans he American Historical Review (2005c)4. Les arguments développés en faveur de la « chronologie longue » et ses avantages sont sensiblement les mêmes dans l’un et l’autre texte ; certains d’entre eux relèvent, pour reprendre le terme employé plus haut, d’une réaction ou, si l’on préfère, d’un combat. Ainsi par exemple, l’« histoire profonde » devrait permettre de contrer le « littéralisme biblique » : à une époque, écrit Smail, « où les présidents mettent en doute la vérité de l’évolution, où l’enseignement de la biologie évolutionniste aux États-Unis se voit dévalué et où les school boards parlent de la science de la création et d’intelligent design avec sérieux, il est d’autant plus important que les historiens soutiennent leurs collègues des sciences biologiques. Nous pouvons le faire en construisant une histoire humaine qui s’afranchisse de l’emprise de l’histoire sacrée » (p. 11). 4 L’introduction et les deux premiers chapitres de l’ouvrage de 2008 reprennent assez largement le texte de cet article. 115 RAFAEL MA N DRE S S I Un deuxième combat pour lequel l’« histoire profonde » peut s’avérer une arme utile concerne une partie de la communauté historienne ellemême. Selon Smail, on assiste, dans un nombre croissant de départements universitaires et à l’intérieur même de la « chronologie courte », à une contraction de la place qu’occupent les périodes les plus anciennes, partant à la marginalisation progressive de ceux qui en sont des spécialistes : antiquisants, médiévistes, modernistes. L’Antiquité, écrit-il, « est déjà tombée de la falaise, qui ne cesse de reculer, et qui représente la limite du temps historique. L’histoire médiévale de l’Europe vacille dangereusement sur son bord, et les modernistes s’en approchent avec anxiété en voyant le sol se issurer sous leurs pieds ». L’histoire profonde devrait contribuer à neutraliser ce rétrécissement du temps historique, en réintégrant les pans disciplinaires en voie de mutilation au moyen d’une dilatation massive de l’horizon chronologique ; on gagnerait ainsi de l’espace « non seulement pour l’histoire profonde mais aussi pour notre histoire moyenne, cette époque qu’on en est arrivé à appeler “prémoderne” » au fur et à mesure que le temps se contractait vers le xxe siècle (p. 9). On ne saurait mettre en question la légitimité de ces combats ; on peut d’ailleurs en partager l’inspiration et les objectifs. Mais on peut faire aussi le constat qu’ils sont en grande partie propres – par la façon de les mener, par leur intensité – au contexte états-unien. Vus sous cet angle, les bienfaits présumés de l’entreprise neuro-historienne profonde assument des accents inévitablement provinciaux. On pourrait en dire autant des attentes que Smail entend satisfaire auprès de son lectorat. Il a écrit son livre, en efet, à l’intention de lecteurs « intéressés par les origines et qui croient que l’histoire devrait commencer au commencement » (p. 1-2) et là où elle a commencé, en Afrique : « En nous déplaçant du sacré vers l’humain, d’un temps historique encadré par la chronologie mosaïque à un temps déini par le cerveau et la biologie, nous apprenons à penser à l’Afrique comme notre patrie » (p. 10). Est-on nécessairement intéressé par les origines ? Doit-on en rendre compte pour apporter une intelligibilité quelconque au sujet des phénomènes qu’on vise à éclairer ? L’Afrique a-t-elle véritablement besoin d’être pensée comme patrie de l’humanité pour avoir droit de cité dans la recherche historique ? Sur le fond, la réponse à ces questions est non. Il s’ensuit que la deep history n’est pas indispensable pour satisfaire à des visées qui, de surcroît, ne s’imposent pas d’elles-mêmes comme une évidence, il s’en faut. Ce ne sont donc pas des arguments contraignants, mais plutôt des raisons issues d’une rhétorique de l’utilité. Le propos de la « profondeur », tout situé qu’il est, n’est évidemment pas pour autant réductible à une histoire pavée de bonnes intentions. Il 116 L’ H I ST O R I E N E T L E C E R VE A U pose, au-delà du sort inégal des spécialisations historiennes dans les départements universitaires, au-delà de la solidarité avec les professeurs de biologie harcelés par les mouvements créationnistes, au-delà aussi de la place de l’Afrique et des Africains dans la recherche historique, d’autres questions. En premier lieu celle des échelles, notamment temporelles – c’est le noyau d’une démarche qui consiste à entreprendre un « récit qui reconnaisse la chronologie complète du passé humain » (p. 3). La deep history a en ce sens des points de convergence avec des travaux se revendiquant d’une « bio-histoire », appellation dont fait usage le vétérinaire et immunologiste britannique Stephen Boyden (1987, 1992, 2004), à laquelle on rattache souvent les écrits de Jared Diamond, et que l’on retrouve également chez des historiens comme Robert McElvaine, auteur d’un ouvrage intitulé Eve’s Seed. Biology, the Sexes, and the Course of History, où il s’attache à expliquer la domination masculine en réunissant dans son enquête « la biologie évolutionniste néo-darwinienne et l’histoire ain de former une nouvelle manière de comprendre l’expérience humaine » (2001, p. 6 ; 2002)5. Des zones de contact en matière d’échelles existent aussi avec la big history telle qu’elle se fait depuis les années 19906, elle-même ancrée dans une perspective de croisements disciplinaires avec les sciences de la vie et de la Terre et apparentée, à certains égards, à la world history 7. Toutes ces histoires – neuro-, bio-, big, world – non seulement ne sont pas superposables mais chacune d’entre elles pourrait par ailleurs faire l’objet de caractérisations ines montrant qu’elles ne sont pas homogènes non plus. Il n’en reste pas moins qu’elles ont en commun, entre autres, la même volonté d’élargir drastiquement les cadres temporels de l’enquête historienne. Cela s’accompagne d’un mouvement analogue en termes spatiaux, qui obéit dans une certaine mesure à une logique propre mais répond aussi en partie à l’explosion de la chronologie. Or l’accord sur l’étendue de la durée historique qu’il convient de retenir n’est pas unanime, et si Smail prend ses distances avec les ouvrages de synthèse disponibles sur la world history, car on n’y traite pas de façon signiicative du paléolithique8, David 5 6 7 8 Voir aussi le site web consacré à cet ouvrage, [URL : http://evesseed.net/], consulté le 7 mai 2014. Sur la big history, voir entre autres les travaux de David Christian (2004, 2014) et de Fred Spier (1996, 2010), président et vice-président respectivement de l’International Big History Association, [URL : http://ibhanet.org], consulté le 7 mai 2014. Sur les rapports entre big et world history, voir les articles de David Christian (1991, 2003) publiés dans le Journal of World History. Christian est également un des directeurs de la Berkshire Encyclopaedia of World History, publiée en 5 volumes, Great Barrington, Berkshire Publishing Group, 2005. Il en excepte toutefois David Christian et son Maps of Time, même si le sous-titre de ce livre fait référence à la big history (voir supra). 117 RAFAEL MA N DRE S S I Christian donne à sa big history une portée coextensive à l’âge de l’univers, au regard de laquelle celle du paléolithique ne pèse pas lourd. Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces propositions sont impliquées dans une réactualisation de la rélexion sur les échelles en histoire, au sein de laquelle le mouvement se fait en direction des macroanalyses, qui semblent concentrer l’essentiel des interrogations, voire des pratiques, sinon des prescriptions9. Ce n’est pas sans conséquences sur la déinition des objets d’investigation ; tout changement d’échelle impliquant, en principe, un déplacement du niveau auquel se situe l’observation, partant un redécoupage des entités observées. Des questions demeurent, cependant, à commencer par celle des seuils, à savoir s’il en existe à partir desquels le déplacement du regard historien sur l’axe de l’échelle temporelle continue de produire des unités d’intelligibilité diférentes ou si, au contraire, la déinition des objets devient insensible au changement d’échelle. Autrement dit, il s’agit de savoir si la progression vers le big connaît des points de saturation heuristique : la brûlure à cent mille degrés Celsius est-elle discernable de celle à un million de degrés ? L’afaire est beaucoup moins abstraite qu’il n’y paraît, puisqu’elle a trait, en déinitive, à ce que l’on est en droit d’attendre de la « profondeur » historique en termes de rafraîchissement des éclairages sur la structure même du passé, c’est-à-dire au sens même de la démarche d’« approfondissement » : produiton du nouveau concernant l’intelligence des phénomènes du passé, ou se satisfait-on d’une image moins pixélisée à la faveur de l’éloignement ? Le doute est d’autant plus permis que ni dans la deep history ni dans ses cousines tout autant vertébrées par le grand soule chronologique on n’assiste à un véritable « jeu d’échelles »10. Point de trajectoires entre le micro et le macro, point de dynamique autre que celle d’une durée massive, aucune lecture non linéaire du temps, qui n’est plus le temps des individus ni même celui des groupes sociaux mais bien celui de l’espèce – comment sinon rendre compte de « nos origines » (même si on n’est pas précisément renseigné sur qui est « nous », profondément nous) ? Le pur épaississement des tranches de temps à mettre sous la dent de l’historien ne complexiie ni n’enrichit nécessairement la vision du passé ; celui-ci peut au contraire se montrer sous son jour le plus grossier, soumis à des macro-causalités à la mécanique intime essentiellement inefable, scandé par des déterminations imperméables à la contingence, qu’on avait pourtant pu croire inhérentes à la production de l’histoire. 9 Voir à ce sujet la dernière des « Conversations » publiée par l’American Historical Review, réunissant des contributions de Sebouh David Aslanian, Joyce E. Chaplin, Ann McGrath et Kristin Mann : « How size matters : the question of scale in history », vol. 118, no 5, 2013, p. 1431-1472. 10 L’allusion ici sert aussi à renvoyer à l’ouvrage dirigé par Jacques Revel (1996). 118 L’ H I ST O R I E N E T L E C E R VE A U Le brain Voilà qui conduit au deuxième terme évoqué dans le titre du livre de Smail : le cerveau, substrat par déinition de la neuro-histoire. On Deep History and the Brain est en efet organisé autour de deux thèses, qui sont aussi deux plaidoyers interconnectés : celui ayant trait à la chronologie et aux périodisations, le deep, est censé trouver ses moyens de réalisation par l’adoption d’une approche interdisciplinaire faisant appel aux sciences de la vie et tout particulièrement aux neurosciences. Voilà la seconde thèse : le cerveau est l’objet le mieux à même d’ouvrir les portes de l’histoire profonde, le plus adapté à en embrasser les largeurs. En efet, le cerveau serait, selon Smail, « l’instrument (device) le plus évident pour rendre intelligible le passé profond », celui qui permettrait de mettre au jour la « connexion » entre les mondes paléolithique et « postlithique » (p. 3). Et Smail d’évoquer, dans son introduction, la « décennie du cerveau » des années 199011, au cours de laquelle « on a appris [que] de nombreuses caractéristiques du cerveau et de la chimie cérébrale et corporelle sont profondément enracinées dans notre histoire évolutive et ont été placées là par la sélection naturelle » ; de ces enseignements, les historiens ont tiré des convictions qui se sont traduites sous la forme d’un « tournant biologique ou cognitif » (p. 7). On sait à quel point les « tournants », par la fréquence avec laquelle ils sont proclamés, par leur multiplication et leur existence parfois éphémère sinon virtuelle, sont à considérer avec circonspection. En l’occurrence, qu’il s’agisse ou non d’un « tournant », il est certain qu’on a assisté, depuis les années 1990, à l’émergence d’un continent intellectuel globalement marqué par la volonté de s’attaquer à la question de la « nature humaine », de réintroduire le transculturel (cross-cultural dans la littérature anglophone12) et les invariants de 11 12 Le 17 juillet 1990, le gouvernement des États-Unis proclamait oiciellement, à l’initiative du Congrès, la « Décennie du cerveau ». Le texte de la proclamation, signé par le président George Bush, rappelait que la connaissance de « cet incroyable organe » s’était considérablement développée au cours du temps, mais qu’il restait encore beaucoup à apprendre sur ce que l’on n’hésitait pas à déinir comme « une des plus magniiques – et mystérieuses – merveilles de la création ». Le texte de la proclamation peut être consulté en ligne sur le site web de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis, [URL : http://www.loc.gov/loc/brain/proclaim.html], consulté le 14 mars 2014. La langue prédominante dans cette littérature est l’anglais, sans doute de façon plus marquée que pour l’ensemble de la production en sciences humaines et sociales. On peut aussi noter la rareté des références à des textes publiés dans d’autres langues ou à des auteurs non anglophones. Mais cela n’équivaut pas à enfermer sommairement ces courants historiographiques à l’intérieur de frontières linguistiques. Voir, pour une synthèse sur les approches tributaires des sciences de la vie dans le contexte francophone, l’ouvrage de Sébastien Lemerle (2014). 119 RAFAEL MA N DRE S S I l’espèce en tant que problématiques non seulement légitimes mais cruciales dans la recherche en sciences humaines et sociales, dont l’histoire. Là aussi, cette intention aichée apparente la neuro-histoire à d’autres mouvances historiennes axées sur les échelles macro-chronologiques comme la big history ou la bio-history ; on y mobilise, de façon plus ou moins intensive, les neurosciences, les sciences cognitives, la biologie moléculaire, la psychologie évolutionniste, la génétique, l’éthologie, la primatologie, la paléontologie. Dans l’échafaudage théorique de la « nouvelle neuro-histoire », auquel Smail consacre le quatrième chapitre de son ouvrage, on retrouve plusieurs de ces disciplines, dont les praticiens, selon Smail, sont « aussi des historiens, au-delà des archives qu’ils consultent » (p. 11). On retrouve aussi des noms régulièrement invoqués dans l’ensemble de la production des neurosciences sociales : les neurobiologistes Antonio Damasio, Joseph LeDoux et Gerald Edelman ; il en est de même pour la sociobiologie d’Edward O. Wilson, qui entre en ligne de compte comme antécédent, dans un geste peut-être de construction d’une autorité généalogique. Le paléontologue Stephen J. Gould occupe pour sa part une place importante en tant qu’introducteur du concept d’exaptation, « central pour l’idée de neuro-histoire », qui désigne « un trait, comme le gros cerveau cognitif, ayant évolué pour servir une fonction mais qui est ensuite devenu disponible pour des inalités totalement diférentes » (p. 127). Hormones, neurotransmetteurs, « câblages » neuronaux, structures cérébrales, la chimie de l’organisme, sont au cœur des « développements récents en biologie, en neurophysiologie et en sciences cognitives » que l’histoire, selon Smail, gagnerait à s’approprier (p. 118). Le chapitre suivant de l’ouvrage, « Civilisation et psychotropes », sert à mettre à l’épreuve, à illustrer aussi, ce qu’une démarche neuro-historienne telle que Smail l’envisage est en mesure d’ofrir : des hypothèses d’abord, élaborées à partir de ce que l’on sait, ou croit savoir, sur la grande sensibilité à l’input culturel que présente la chimie du cerveau associée aux sentiments, à l’humeur et aux émotions ; il est ainsi question, dans ce chapitre, des activités et de la consommation de substances capables d’altérer les états afectifs – les « techniques psychotropes » – en agissant sur l’économie neurochimique de telle sorte que des changements collectifs durables peuvent en être induits. Un dossier spéciique donne de la chair à ces hypothèses, le xviiie siècle européen, espace-temps de ce que Smail estime avoir été un développement considérable des techniques psychotropes disponibles, du thé et du café aux pratiques érotiques. Ce n’est qu’une esquisse, bien entendu, d’une enquête qui reste à mener, certes sur la base d’une idée séduisante, mais qui nécessiterait néanmoins de creuser plus avant le degré auquel une spéciicité du xviiie siècle en Europe est efectivement repérable 120 L’ H I ST O R I E N E T L E C E R VE A U en la matière, et en fonction de quels termes de comparaison. Des études précises sur les circulations géographiques mais aussi sociales de ces techniques psychotropes seraient par ailleurs importantes, ne serait-ce que pour savoir à quoi on fait allusion exactement quand on parle de « l’Europe ». La notion de techniques psychotropes, enin, recouvre potentiellement un vaste éventail de pratiques dont il conviendrait de dresser l’inventaire, à moins qu’il ne soit préférable, au contraire, de le resserrer par une déinition plus restrictive de la notion elle-même. Le cœur du propos est pourtant ailleurs, il est d’ordre théorique, et réside dans l’idée que le cerveau et la culture interagissent constamment, se façonnent réciproquement, que la culture, en somme, « en un certain sens fondamental » est « un phénomène biologique. Câblée (wired ) dans la neurophysiologie, se modelant sous la forme de réseaux neuronaux et de récepteurs, [elle] peut agir d’une manière relativement mécanique, quasi biologique ». En un mot, « la culture est rendue possible par la plasticité de la neurophysiologie humaine ». Ainsi, si les historiens de l’Europe des xviiie et xixe siècles – note Smail, qui ne l’est pas – « avaient une meilleure connaissance de l’efet de la consommation de caféine sur le développement fœtal, ils pourraient être capables de suggérer quelques-unes des conséquences neurophysiologiques à grande échelle, quoique entièrement involontaires, de la croissance rapide de la consommation de thé et de café » (p. 154). L’afirmation est peut-être juste quant à l’ignorance des historiens, mais peu éloquente sur les avantages d’y remédier. Dans son ensemble, cet exercice de neuro-histoire appliquée est peu convaincant – et certainement bien peu deep au regard des trois millions d’années posés par le repère chronologique du paléolithique. Or ce sont les principes généraux avancés et non pas les dossiers de recherche concrets qui sont principalement mis en avant. L’enjeu est en efet programmatique, ramassé et assertif : il y a « un substrat biologique universel qui ne peut tout simplement pas être ignoré ». Il faut donc en tenir compte, sur le mode de ses interfaces avec le social et le culturel, le tout fonctionnant dans un régime d’interdépendance et de coproduction. Les émotions de base, rappelle Smail, sont très probablement universelles, mais les comportements qui leur sont associés sont souvent plastiques : ainsi, « une perspective neuro-historique de l’histoire humaine se construit autour de la plasticité des synapses qui relient une émotion universelle, comme le dégoût, à un objet ou un stimulus particulier, une plasticité qui permet à la culture de s’incorporer (embed ) elle-même dans la physiologie » (p. 115)13. Il en est tout autant pour les « normes de genre 13 Une certaine histoire des émotions, qui ne recouvre pas, il s’en faut, la totalité du champ, a été 121 RAFAEL MA N DRE S S I (gender), comme constructions culturelles », qui sont embedded dans la physiologie, et c’est « l’existence d’un tel câblage qui a fait que de nombreux observateurs ont commis l’erreur de croire que les caractéristiques de genre sont génétiques plutôt que culturelles » (p. 153). Les historiens doivent, par conséquent, être attentifs aux modiications dans l’« écosystème neurophysiologique », à l’émergence de « nouvelles conigurations neuronales » ; ils doivent également, s’ils s’engagent dans la voie d’une histoire profonde, reconnaître « un legs génétique et comportemental du passé » (p. 118). On l’aura compris : à travers cette série d’injonctions à l’intention des historiens, le profond et le (neuro)biologique vont de pair, ils se présupposent l’un l’autre. La neuro-histoire n’est pas seulement profonde, cependant. Elle est également une « world history, dès lors que l’équipement [neuronal] est partagé par tous les humains, même s’il est construit, manipulé, et orienté de façon diférente par des cultures diférentes ». L’histoire profonde, enin, est une histoire avec laquelle « beaucoup d’entre nous pouvons nous connecter. Nous voudrons toujours savoir d’où viennent nos nations et nos économies. Nous voulons connaître les origines aussi bien des droits de l’homme que de l’intolérance. Nous voulons suivre les histoires d’hommes et de femmes et leurs modèles de sexualité. Mais nous voulons aussi comprendre pourquoi nos cerveaux et nos corps fonctionnent comme ils le font. Cette compréhension est impossible sans l’histoire » (Smail souligne). Bref, « en introduisant la neurophysiologie dans l’histoire, nous introduisons l’histoire dans la neurophysiologie » (p. 201). Ruptures Ces dernières citations sont extraites de l’épilogue du livre de Smail, péroraison excellemment réussie, au risque néanmoins de se voir reprocher un propice aux questionnements neuro-historiques, d’une manière que l’itinéraire intellectuel de Smail illustre singulièrement. Avant d’en venir à sa proposition générale sur la neuro-histoire, Smail a en efet consacré nombre d’études aux émotions dans le cadre de la Marseille médiévale (voir supra, note 2). On reconnaît, par exemple dans ses travaux sur la haine, l’embryon des idées qu’il développera par la suite, non seulement les références à des disciplines comme la psychologie, les sciences cognitives ou l’anthropologie cognitive à l’heure de rappeler, par exemple, que « la haine et la colère sont des traits caractéristiques normaux et même souhaitables de la conscience et de la société humaines », mais aussi à certains psychologues évolutionnistes qui soutiennent que « les sentiments moraux de la haine et de la colère ont évolué dans l’environnement ancestral de l’homo sapiens pour des raisons spéciiques qui ont à voir avec la formation de groupes, la punition des parasites non coopératifs, et la recherche du prestige ». Aussi « la haine sert-elle, comme toutes les émotions, d’importantes fonctions politiques et sociales dans les sociétés primates » (Smail, 2001, p. 93). 122 L’ H I ST O R I E N E T L E C E R VE A U cumul de présupposés sur les objectifs de connaissance de la recherche historique – le topos des origines reste aux commandes. Or le but est de persuader le lecteur, au premier chef le lecteur-historien, qui doit s’adresser lui-même à un lectorat dont l’horizon d’attente aurait intégré les « révolutions neuroscientiique et génétique des années 1990 » – révolutions envers lesquelles ce lectorat serait « largement bien disposé ». Une conclusion s’impose que Smail formule en guise d’avertissement envers ses collègues : « Les historiens risquent de s’aliéner ce public s’ils continuent d’ignorer cette partie de notre histoire qu’est le passé profond » (p. 10). Le fond et la forme de ce genre de propos ne sont pas l’apanage de Smail, loin s’en faut : l’ensemble de l’historiographie bio- ou neuro-orientée s’écrit sous le signe de l’enthousiasme militant que semble susciter le sentiment d’être les acteurs d’un basculement intellectuel. Une promesse de rupture traverse, sous-tend et caresse ces discours, inlassablement ponctués de proclamations de tournants en train d’être pris ou de paradigmes radicalement nouveaux. Les historiens n’en ont pas le monopole : toute la littérature des neurosciences sociales et des neuro-humanités est colorée par cette rhétorique de l’annonciation, à l’instar de ce qui est devenu coutumier dans une certaine écriture des neurosciences elles-mêmes, principalement dans des ouvrages de vulgarisation composés par des spécialistes. À l’heure de construire la « nouvelle interdisciplinarité » que la « nouvelle neuro-histoire » impose, ces publications sont précisément celles vers lesquelles on se tourne en vue d’acquérir une culture biologique et neurocognitive. On assiste ainsi à une sorte de traduction en langage neuronal, neuroscientiique ou cognitivisant de propos qui pourraient être formulés – ou qui l’ont déjà été – sans y faire appel. Les sciences du cerveau et de la cognition paraissent ne remplir, à ce sujet, qu’une fonction de marqueur sans inluence aucune sur les modes d’analyse, le découpage des objets ou le traitement des sources. D’où l’intérêt de s’interroger sur la manière dont cette interdisciplinarité est organisée et sur ses limites. On s’interrogera aussi sur les vertus intrinsèques d’une approche interdisciplinaire, dès lors que celle-ci est présentée comme une in en soi. Un « nouveau type d’interdisciplinarité réunissant les humanités et les sciences sociales avec les sciences physiques et les sciences de la vie », écrit Smail, est « quelque chose que nous aimerions tous viser » (p. 8-9). Faut-il rappeler toutefois qu’on n’est pas obligé d’adhérer au credo interdisciplinaire, dont l’invocation rituelle noircit les pages de la littérature grise du New Public Management appliqué à la recherche scientiique. L’interdisciplinarité ne rend pas des fruits juteux par défaut, et le choix intellectuel de s’en passer reste non seulement légitime, mais parfois pertinent. 123 RAFAEL MA N DRE S S I L’engagement interdisciplinaire en question mérite d’autant plus d’être soumis à un examen critique qu’il est une des composantes de la vocation néo-paradigmatique de la neuro-histoire. Toute opération de mise en place d’un paradigme nouveau requiert le dépassement des paradigmes anciens, qu’il est par conséquent indispensable d’identiier, sinon de désigner. Il s’agit, en l’occurrence, d’entités dont les écrits du « tournant biologique ou cognitif » égrènent les noms ; cela s’appelle poststructuralisme, postmodernisme, tournant linguistique, tournant culturel, relativisme, new historicism, constructivisme. L’attitude à leur égard n’est pas un rejet massif, mais la distinction en leur sein du bon grain et de l’ivraie, la modération de leurs excès, la réintroduction du biologique auquel ces anciens paradigmes refusaient d’accorder un droit de cité, bref, la réorientation forte de leurs bases épistémologiques sous les efets de la nouvelle interdisciplinarité. La neurohistoire se veut capable de digérer ses ancêtres. La réussite de l’opération s’avère cruciale pour faire face à des objections qui ne sauraient manquer, la principale étant l’anhistoricité dont soufrirait inévitablement un propos traitant les phénomènes et les objets étudiés à la lumière, voire en fonction de propriétés biologiques, « câblées », enracinées dans les structures et les mécanismes cérébraux. Ainsi formulé, le reproche est grossier, et les réponses sont disponibles par avance dans les textes des tenants de la neuro-bio-histoire : le « câblage », les structures, les mécanismes et les propriétés en jeu sont soumis au changement, partant inscrits dans l’histoire et travaillés par elle. Ils interagissent avec l’environnement culturel, les liens entre biologie et culture comportent des inluences réciproques, la dimension neurobiologique humaine s’insère dans une temporalité. On récuse le « présentisme » et la téléologie, on souligne, comme Smail, que « reconnaître la réalité physique ou neuronale des humeurs et des prédispositions n’est pas adopter un déterminisme génétique cru », et qu’il s’agit encore moins de « la quête illusoire d’une nature humaine essentielle mise en place par la sélection naturelle dans le passé lointain, une position qui ne peut conduire qu’à une histoire-sans-changement naïve » (p. 114). Ces assertions sont éminemment recevables, même si des travaux non programmatiques plus nombreux et plus achevés restent nécessaires ain d’évaluer la fécondité de la mise en œuvre de ces principes. La défense anticipée face aux griefs éventuels de non-historicité contient malgré tout un point aveugle. Si le cerveau et ses fonctions, leur codétermination avec l’environnement physique et social, les igures individuelles et collectives de l’humain qui en résultent sont historiques, pris dans une historicité singulière et irréductible, il ne semblerait pas en être de même pour les savoirs contemporains sur le cerveau et l’esprit dont on fait usage. Alors 124 L’ H I ST O R I E N E T L E C E R VE A U qu’on historicise le cerveau, la neuro-histoire fait curieusement l’impasse sur l’historicité des outils interprétatifs fournis par des théories scientiiques que rien n’autorise à considérer en dehors de l’histoire, sauf à prétendre qu’elles disent la vérité du réel. Or les neurosciences, les sciences cognitives, les sciences de la vie traduisent, comme n’importe quelle science, un état du savoir qui est par déinition instable, appelé à se recomposer, situé, en tension avec les forces de sa propre obsolescence. Il est historique, en somme, tant et si bien qu’on peut en écrire l’histoire. Bibliographie Boyden Stephen V., 1987, Western Civilization in Biological Perspective. Patterns in Biohistory, Oxford, Clarendon Press. — 1992, Biohistory. he Interplay between Human Society and the Biosphere, Paris Carnforth, Lancs et Park Ridge, UNESCO - Parthenon Publishing Group. — 2004, he Biology of Civilisation. Understanding Human Culture as a Force in Nature, Sydney, UNSW Press. Christian David, 1991, « he case for big history », Journal of World History, no 2, p. 223-238. — 2003, « World history in context », Journal of World History, vol. 14, no 4, p. 437-458. — 2004, Maps of Time. An Introduction to Big History, Berkeley, University of California Press. Christian David et al. éd., 2014, Big History. Between Nothing and Everything, New York, McGraw Hill Education. Laibman David, 2007, Deep History. A Study in Social Evolution and Human Potential, Albany, State University of New York Press. Lemerle Sébastien, 2014, Le singe, le gène et le neurone. 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Smail est un militant : pour une intégration de la « préhistoire » à l’histoire oicielle de l’humanité, pour une modiication des barrières académiques, pour un neurologic turn en histoire, pour l’étude de la psychotropie ; contre la présence rampante du créationnisme dans les manuels de civilisation, contre la « sociobiologie pop »1. Son livre publié en 2008 aux Presses de l’Université de Californie stimule, provoque, et, parions-le, a suscité chez plus d’un lecteur une de ces profondes modiications chimiques du rapport cerveau-corps qui font l’objet du dernier chapitre2. On Deep History and the Brain est un livre composite, qui fait passer le lecteur par une gamme variée d’émotions. Composite dans son objet d’une part : le titre relète parfaitement la structure duale d’un ouvrage qui s’intéresse d’abord à ce passé tellement lointain qu’on ne sait comment l’appeler (préhistoire ? histoire éloignée ? histoire profonde ?), puis se concentre sur les apports potentiels des sciences du vivant à la discipline historique. Composite dans les publics visés : par conséquence logique du clivage structurel, archéologues, historiens, paléontologues, éthologues, psychologues peuvent trouver de quoi alimenter leurs rélexions dans ces prolégomènes philosophiques à l’écriture d’une histoire profonde (préface, p. x). Composite enin dans la nature même du texte : tour à tour essai épistémologique, synthèse bibliographique et étude de cas, On Deep History and the Brain ravit le lecteur autant qu’il peut l’agacer, en fonction de ses propres intérêts et connaissances. Ce n’est pas ici le lieu de faire un compte-rendu de lecture en bonne et due forme. L’ouvrage en a par ailleurs suscité un certain nombre, alternant 1 2 Je remercie chaleureusement Élisa Nicoud (École française de Rome) de m’avoir apporté ses lumières de paléolithicienne pour la rédaction de cette note. Traduit ici aux pages 87-112 du présent numéro. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 27 -1 38 ALEXANDR E V IN CE N T superlatifs et déiance3. Je reprendrai l’articulation de l’ouvrage en cherchant avant tout à pointer les arguments les plus à même de provoquer la discussion, que ce soit autour de l’histoire profonde ou de la neuro-histoire. Je tenterai par la suite de répondre sommairement à l’appel de Smail en lançant quelques pistes de rélexion autour de l’histoire des émotions, de l’histoire des sens, plus particulièrement auditif, dont les questionnements paraissent susceptibles de prendre place dans le questionnement général. Le temps élastique Le premier temps de la démonstration (chap. 1-3) vise à inclure formellement dans le champ de l’histoire les périodes antérieures au néolithique, généralement exclues de la formation universitaire des historiens. En se fondant sur un survol historiographique rendu rapide par la forme synthétique de l’ouvrage (et par un tropisme anglo-américain qui gêne la démonstration, j’y reviendrai), Smail brosse le tableau diachronique des réponses apportées à la question : mais quand l’histoire commence-t-elle donc ? Il s’agit pour lui de revenir sur ce rendez-vous raté entre les sciences du vivant et l’histoire, à la in du xixe siècle, qui aurait dû conduire à détendre considérablement l’élastique chronologique (l’image est de l’auteur) au fur et à mesure que s’accumulaient les preuves de l’ancienneté de l’espèce humaine. C’est donc quasi à une thérapie collective que Smail invite les historiens, cherchant par un projet qu’il n’hésite pas à rapprocher de celui des Lumières (p. 15) à éclairer une part ombragée de l’inconscient historien, en chassant les résistances qui retiennent d’étendre le champ de l’histoire au paléolithique. Deux « théories fantômes » ( ghost theories) sont alors à combattre : d’une part, le poids de l’histoire sacrée dont l’auteur trouve des traces parfois vivaces dans des manuels américains de civilisation lirtant avec le créationnisme ; d’autre part, une déinition trop étroite de ce qu’est un document historique, réduit au texte, justiiant ainsi traditionnellement l’entrée des hommes dans l’histoire au moment où apparaît l’écriture. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre de ces menaces fantômes, la démonstration de Smail pose problème. Non pas évidemment sur le fond, puisque ses positions sur l’histoire sacrée et le statut des documents historiques ne peuvent que susciter l’adhésion, mais plus sur sa vision des historiens contemporains. Chez 3 128 Voir notamment ceux de Steven Mithen, London Review of Books, vol. 30, no 2, 2008, p. 24-25 ; Stephen T. Casper, Medical History, vol. 53, no 2, 2009, p. 318-319 ; Daniel O. Larson, Evolutionary Psychology, vol. 7, no 1, 2009, p. 133-141. A UX PA RA DIS A R T I F I C I E L S D E L’ H I ST O R I E N quel historien sérieux peut-on aujourd’hui encore imaginer lire une négation de la chronologie évolutionniste de l’espèce humaine ? Qui airmera encore, comme James Ussher dans la première moitié du xviie siècle, que l’homme fut créé 4004 ans avant la naissance du Christ, alors que le Vatican lui-même n’ose énoncer une telle énormité4 ? Pour un Européen du moins, l’idée semble grotesque et l’on se demande si le survol historiographique des derniers tenants de l’histoire sacrée, par ailleurs passionnant, ne tourne pas à vide faute de combattant. Il en va de même du deuxième argument, même si j’ai conscience que ma pratique d’historien de la middle history précoce (jusqu’à présent encore appelée en France histoire ancienne) me rend peut-être plus sensible à l’apport évident de l’archéologie dans notre connaissance du passé. Quelle que soit la période considérée, il est bien rare de rencontrer un historien de profession niant l’historicité de la documentation non écrite. Les déinitions de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos auxquelles renvoie Smail appartiennent à un temps de construction de la discipline historique aujourd’hui dépassé, si tant est qu’il corresponde à un relet général de l’historiographie au tournant du xxe siècle. En efet, il n’est même pas besoin d’invoquer l’autorité de l’école des Annales ain de revendiquer le statut de document pour tout type de support, entendu non textuel. Si besoin était, on s’en convaincrait aisément en relisant la leçon inaugurale au Collège de France prononcée par l’historien de la Gaule Camille Jullian, dans laquelle il s’exclame : De grâce, n’opposons pas les uns aux autres les faits et les idées, le livre et la ruine. L’histoire a besoin de tout ce qui a survécu ; et dans le moindre des fragments elle analyse parfois autant de travail humain et de pensées anciennes que dans la splendeur d’une œuvre éternelle. Laissez-moi, à titre d’exemple, comparer deux choses très dissemblables : un axiome de philosophe grec, un débris d’édiice gallo-romain. (Jullian, 1930, vol. I, p. 4) L’afaire est entendue, et depuis longtemps : les vestiges archéologiques sont des documents historiques et les tessons du Testaccio valent bien Cicéron. Dès lors, la vertu de la démonstration de Smail consiste avant tout à mettre les historiens devant leurs responsabilités. Puisque les sources archéologiques sont des témoignages iables sur les sociétés du passé, puisque ces sources attestent des groupements humains importants dès le paléolithique, alors il faut déplacer le terminus post quem de l’histoire. La révolution à laquelle appelle l’auteur semble donc au moins autant administrative 4 Voir par exemple la présentation du colloque Via humanitatis qui s’est tenu à l’Académie pontiicale des sciences en avril 2013 [en ligne], [URL : http://www.casinapioiv.va/content/accademia/en/ events/2013/viahumanitatis.html], consulté le 16 janvier 2014. La rhétorique générale ne manque pas de sel et on pourra lire avec curiosité la synthèse de Gereon Wolters (2009). 129 ALEXANDR E V IN CE N T qu’épistémologique : proto- et préhistoriens devraient abandonner leur préixe pour rejoindre la cohorte des historiens de l’Antiquité. Les départements des sciences de l’Antiquité devraient donc se préparer à une inlation subite de leur personnel. Prudemment, Smail ne ixe pas de date précise pour le nouveau point de départ de l’histoire humaine : comment le faire pour une période aussi vaste ? Deux passages de son livre convergent toutefois pour suggérer une fourchette pertinente. Les premières pages de la conclusion décrivent l’homo ergaster, le premier hominidé à s’être mis debout il y a environ 1,7 million d’années, comme un parent que l’on reconnaîtrait sans trop de problème, un être avec qui l’on n’aurait pas de mal à s’identiier, soit, dans les termes de l’ouvrage, un être qui serait de notre côté de la frontière de l’empathie. Quelques pages auparavant, c’est la formation de l’os hyoïde qui était suggérée comme une étape fondamentale, il y a environ 2 millions d’années5. On permettra au lecteur de regarder avec la plus grande prudence la première époque suggérée, qui repose beaucoup trop, in ine, sur l’empathie des contemporains, car nombre des arguments avancés par l’auteur sont réfutables : l’absence de dimorphisme sexuel peut diicilement être pris comme un argument d’humanité, car on le retrouve chez nombre d’animaux ; les animaux vivent eux aussi très majoritairement en bandes, hordes ou bancs ; l’association entre grosse boîte crânienne et petit bassin chez les femmes comme signe assuré d’un plus grand investissement maternel et plus encore paternel est une hypothèse pour le moins spéculative. On serait donc plein d’empathie pour homo ergaster qui, coifé d’un chapeau, passerait inaperçu à Manhattan6. Soit, car homo ergaster, comme avant lui homo habilis, se déplace sur ses pattes arrière. Mais est-ce là un critère suisant que cette empathie dont Rousseau soulignait déjà en son temps combien on la rencontrait chez… les animaux (1755, p. 69) ? La deuxième hypothèse, celle de l’os hyoïde, interpelle plus particulièrement, car, outre le bond radical dans le temps qu’elle implique par rapport aux pratiques historiennes actuelles, elle propose un pendant fort aux théories qui ont contribué à la déinition de l’histoire depuis la in du xixe siècle. Ce ne serait plus la naissance de l’écriture qui ixerait l’entrée dans l’histoire mais la possibilité physique de création d’un langage articulé, premier pas vers un langage symbolique. Une fois encore, derrière sa dimension révolutionnaire, cette révision de la chronologie ne fait que tirer les conclusions de 5 6 130 L’os hyoïde est situé au-dessus du larynx, dans la partie antérieure du cou. Plusieurs muscles lui sont rattachés et son rôle est important dans l’émission de sons articulés. C’est donc essentiellement à cet os que fait référence l’expression voice box employée à la page 57. Smail reprend ici la mise en situation utilisée par Carleton S. Coons (1939) et reprise récemment par Claudine Cohen (2007). A UX PA RA DIS A R T I F I C I E L S D E L’ H I ST O R I E N la méthodologie historienne. La possibilité de voir chaque phonème comme sujet d’histoire, comme produit d’une évolution lexico-cognitive impose de remonter, de il en il, aux premiers temps de la prononciation. Cerveau, drogue et musique à l’âge de pierre On comprend alors mieux, dans ces circonstances, l’articulation entre la deep history et the brain, le cerveau et son évolution devenant le lien entre les étapes plus ou moins profondes du passé. La neuro-histoire que convoque Smail suppose un outillage bibliographique dans les sciences du vivant dont l’auteur donne un large aperçu dans le chapitre 4. Soulignons toutefois que bien rares sont les historiens à pouvoir en juger véritablement la pertinence : c’est là une limite importante à la transdisciplinarité radicale que Smail appelle de ses vœux. Le panorama dessiné est très vaste, de la sociobiologie et son usage critiqué dans les années 1970 aux débats entre exaptationnistes et adaptationnistes, en passant par les apories de la psychologie évolutionniste dont le nom masque bien la dimension ixiste (rien ou bien peu de choses auraient changé dans le cerveau humain depuis 140 000 ans selon John Tooby et Leda Cosmides). Si une partie de nos actions est déterminée par la biologie et son fonctionnement hérité, il reste à trouver le gradient que les dosages hormonaux de notre sang laissent à la capacité humaine de réaction et de création, comme au fonctionnement social. Dans l’opposition entre l’inné et l’acquis, Smail propose une voie intermédiaire. Selon lui, la culture est un phénomène fondamentalement biologique puisqu’elle dépend du fonctionnement de cerveaux humains, eux-mêmes analysables en termes de biochimie. Toutefois l’évolution conduit à l’activation et la sélection des seules synapses qui auront été activées par les stimulations environnementales et donc sociales7. La culture aurait donc une codiication physiologique : le cerveau humain enregistre et traduit matériellement sa réalité. Smail se défend bien d’airmer que toutes les réactions et émotions humaines procèdent d’un déterminisme génétique ou biologique, conscient qu’il est des lourdes implications philosophiques et politiques de cette position. Cependant, non sans déranger, sa méthode attire l’attention sur l’existence de ces fondements chimiques de la pensée humaine. 7 C’est là la position du darwinisme neurologique que rapporte Smail, à travers l’exemple de la meilleure réussite scolaire des enfants à qui les parents ont régulièrement lu des livres ou fait faire de la musique, activant par ces processus cognitifs davantage de synapses. 131 ALEXANDR E V IN CE N T L’exemple qu’il développe dans le dernier chapitre, sur la psychotropie, est un essai. Par « psychotropie », l’auteur entend la modiication du rapport cerveau-corps, volontaire ou non, subie en douceur ou de manière agressive. La prise de drogue, cocaïne comme caféine, ou encore la consommation d’alcool sont les raisons les plus évidentes, mais le développement voit plus large, incluant la lecture d’un bon roman et même le prêche du prêtre qui apporte au idèle un réconfort qu’un scientiique pourrait mesurer en termes de dosages hormonaux. Dire que l’objectif est ambitieux est un euphémisme, car, déinies de manière aussi large, les sources de modiications de l’état de conscience sont innombrables. Décuplées aujourd’hui où qui le souhaite peut fumer de la marijuana tout en buvant un café devant un ilm pornographique sur Internet, les modiications du rapport corpscerveau trouvent selon Smail un premier âge d’or dans un long xviiie siècle. Pêle-mêle, l’accès plus large aux « produits exotiques » comme le café et le chocolat, la démocratisation du gin parmi les couches populaires ou encore le développement des pratiques de lectures privées conduisent à une explosion de la psychotropie dans les sociétés européennes. À dire vrai, ces pages suscitent bien des questionnements, que ce soit sur la particularité du siècle en question, la pertinence du rapprochement de tous ces phénomènes ou encore la possibilité de les vériier. Bien qu’il ne soit pas question d’ouvrir une stérile compétition entre périodes historiques, il me paraît nécessaire de faire preuve d’un peu plus de prudence dans l’attribution de la palme de la psychotropie à la période moderne, à tel point que la psychotropie serait même « une condition fondamentale de la modernité » (p. 162). L’auteur feindrait-il d’ignorer l’importance de la consommation de vin dans les sociétés anciennes, dont témoignent abondamment les vases grecs igurant des scènes de retour de banquets ou encore l’ivresse d’Encolpe, le narrateur de la cena Trimalcionis de Pétrone, pour ne prendre que deux exemples dans un corpus immense ? Et que dire des scènes de psychotropie généralisée que rapportent les Anciens lors des cérémonies en l’honneur de Cybèle, durant lesquelles les acteurs s’inligeaient des punitions corporelles multiples allant jusqu’à l’émasculation, tandis que les spectateurs supportaient un puissant délire acoustique, dans les fumées de l’encens ? Cas isolé ? Phénomène exceptionnel ? Dans un autre registre, quid de la poussée d’adrénaline connue par le spectateur d’une course de chars dans le circus maximus du ier siècle avant notre ère, lorsqu’il s’époumonait avec 150 000 de ses concitoyens pour que sa faction favorite l’emporte ? Quid des changements de dosages hormonaux des spectateurs du Colisée assistant aux combats mortels de gladiateurs, tout en humant les parfums que des machines aspergeaient dans les gradins ? 132 A UX PA RA DIS A R T I F I C I E L S D E L’ H I ST O R I E N Autant que l’inexactitude de la chronologie psychotropique, ces quelques remarques veulent souligner la fragilité intrinsèque d’une méthode s’afranchissant de toute référence aux sources, où la littérature secondaire tient lieu de citation des faits du passé. Le passage le plus incarné de ce chapitre, consacré à la difusion du café dans l’Angleterre du xviiie siècle, est symptomatique de ce fait (p. 180-191). On y assiste à une multiplication du nombre de notes de bas de page, fruit des travaux de Morgan Sonderegger, sans qu’une seule fois une source primaire de l’époque soit citée. On peut évidemment supposer que cette occultation des sources est une conséquence bien prévisible de la nature d’un ouvrage destiné à un public dont j’ai déjà souligné la diversité et l’ampleur recherchée. Elle semble en réalité plus signiiante que cela et révélatrice d’une diiculté potentielle de la nouvelle neuro-histoire à laquelle appelle Smail. Un détour par l’un des champs émergents de l’historiographie contemporaine, l’histoire des émotions, permettra de s’en convaincre8. A priori, l’histoire des émotions devrait être particulièrement concernée par les nouveautés attendues de la neuro-histoire smailienne. En efet, comme le rappelle bien l’auteur, les émotions ont une déinition neurochimique. Elles correspondent à des dosages hormonaux qui varient suivant la condition des sujets. Un accès de colère extrême peut ainsi être décrit comme la libération rapide par l’hypothalamus d’une dose importante d’ocytocine, de vasopressine et de corticolibérine. Nier une telle évidence physico-chimique est bien diicile et aucun historien n’osera s’y risquer, ce qui ne revient pas pour autant à dire qu’ils acceptent de se limiter à cette déinition clinique des émotions. Damien Boquet et Piroska Nagy dans un bilan récent sur l’histoire des émotions rappellent ainsi qu’une émotion ne signiie rien sans son contexte interprétatif (2011). Contre la prétendue universalité des émotions, y compris pour les plus primaires d’entre elles, comme la joie ou la colère, avancée par des psychologues dont Paul Ekman est le porte-étendard, Boquet et Nagy airment une position plus clairement socioconstructiviste : la signiication des émotions n’est valable que dans un contexte culturel et social historiquement déini9. Ils sont rejoints sur ce point par Smail, qui accepte pour sa part l’idée d’une universalité des émotions primaires tout en reconnaissant que ce qui les provoque est 8 9 Plutôt que de résumer en une note nécessairement tronquée et fautive la vitalité éditoriale d’un courant en pleine efervescence, on se contentera de renvoyer au carnet en ligne tenu par D. Boquet et P. Nagy, dont la consultation permet de survoler la production internationale, [URL : http://emma.hypotheses.org/], consulté le 16 janvier 2014. Sur le test de reconnaissance des « émotions universelles » d’Ekman et ses nombreuses limites, y compris protocolaires, voir les premières pages de Barbara H. Rosenwein (2010). 133 ALEXANDR E V IN CE N T au contraire contextuel historiquement (p. 115). La marge de manœuvre de l’historien semble donc se situer dans ce décalage contextuel, que Smail retranscrit immédiatement en termes physiologiques : « Une perspective neuro-historique de l’histoire humaine se fonde sur la plasticité des synapses, qui lie une émotion universelle, comme le dégoût, à un objet ou un stimulus particuliers, une plasticité qui permet à la culture de s’ancrer dans la physiologie » (ibid.). Mais en réalité s’arrêter à ce stade de la rélexion reviendrait à ignorer la spéciicité de la matière historique, confondant sans nuance l’historien et l’ethnologue. L’éternelle et insoluble dépendance de l’historien à sa source le condamne à pouvoir saisir non les émotions passées mais uniquement leurs représentations. Le dégoût suscité par Catherine de Sienne lorsqu’elle léchait le pus de plaies, référence transparente utilisée par Smail dans sa démonstration, n’a pu nous parvenir que par la médiation de textes comme celui de son confesseur et premier hagiographe Raymond de Capoue. Cette conscience de la distance fondamentale des émotions du passé, saisies uniquement en tant que représentations, appelle à un retour sur la proposition de l’ouvrage concernant la psychotropie. De la même manière que les « émotions pures » sont déinitivement hors d’atteinte, comment saisir les efets concrets de la psychotropie sur la population européenne du xviiie siècle, si ce n’est par d’éventuels récits distanciés d’acteurs du temps ? Comment mesurer les efets du gin sur un ouvrier londonien des années 1750 ? Doit-on supposer une inamovibilité des réactions des corps à l’alcool, quelles que soient les conditions de fabrication dudit alcool, quelle que soit la condition physique dudit individu, elle-même socialement déterminée ? De même, doit-on supposer que les modiications hormonales que l’on doit actuellement pouvoir mesurer sur une jeune ille lisant Fifty Shades of Grey sont les mêmes que celles que l’on aurait pu constater à la in du xviie siècle chez une jeune aristocrate découvrant la littérature érotique ? Doit-on supposer aussi qu’elles étreignaient le cerveau des premiers admirateurs des vénus et autres créatures callipyges sculptées ou peintes qui nous sont parvenues du paléolithique ? Et que dire de la psychotropie télétropique telle que l’apaisement du prêche sur une âme torturée ? En d’autres termes, comment poser les conditions d’évaluation d’une telle hypothèse si ce n’est en présupposant l’anhistoricité du cerveau humain ou du moins la lenteur extrême de son évolution, à l’instar de cette psychologie évolutionniste à la Tooby et Cosmides dont Smail ne cesse pourtant de critiquer l’approche ? L’impossibilité d’efectuer des mesures sur des sujets du passé ne doit-elle pas ainsi conduire à préciser clairement que toute étude sur le cerveau humain, fût-elle sur des bases cognitivistes, ne peut porter que sur les représentations 134 A UX PA RA DIS A R T I F I C I E L S D E L’ H I ST O R I E N de l’activité cérébrale et non sur l’activité elle-même ? Comme le rappelle Edward O. Wilson (1975, p. 569), des changements neurologiques substantiels peuvent avoir lieu en cent générations : l’évolutivité cérébrale ne complique-t-elle pas sérieusement l’ambition de la neuro-histoire ? On notera que ces remarques n’enlèvent rien à la dimension novatrice de l’objet « psychotropie » déini par Smail, qui garde un intérêt profond en tant qu’il est révélateur de pratiques sociales qui doivent être inement contextualisées. Il semble bien diicile de mettre sur le même plan la mastication de feuilles de laurier par la pythie de la Delphes antique et la démocratisation de l’ecstasy dans les années 1980, bien qu’il s’agisse de deux pratiques psychotropiques autotropiques. Parmi la multitude de pistes qui s’ouvrent pour qui veut creuser le sillon ouvert par Smail à propos de la psychotropie, je me contenterai d’en signaler une, qui pourrait présenter l’avantage de concilier les objectifs de la neuro-histoire et les impératifs d’une histoire plus historienne : l’histoire des sons. Comme l’histoire des émotions, l’histoire des sons (à distinguer de l’histoire de la musique dans une approche musicologique d’histoire des formes) est avant tout une histoire distanciée. Intégrée à l’histoire des sens (c’est la sensory history anglo-saxonne, très en vogue, à laquelle participent les sound studies), elle s’intéresse aux sonorités émises en contexte, combinaison de facteurs matériels (les sons ont une description physique au même titre que les émotions ont une traduction biochimique) et humains (les sonorités sont perçues par un être historiquement marqué et par ailleurs lui-même producteur de sons). Au même titre que les émotions, les sons du passé appartiennent à un monde sensoriel disparu : les nombreuses sources qui les attestent ne sont que les représentations que s’en sont faites les témoins du temps (historiens, chroniqueurs, philosophes…). L’histoire des perceptions auditives ne peut a priori être que celle d’une représentation des sons du passé. Pourtant, une catégorie comme les sons musicaux, par la diversité des sources à disposition, permet d’égratigner l’écran de la perception. En efet, des artefacts musicaux datant de la deep history ont traversé les âges et nous ofrent la possibilité de reconstitution10. Ainsi la grotte de Hohle Fels, dans le Jura souabe, près d’Ulm, a livré une lûte taillée dans un os datant de l’Aurignacien, soit environ 35 000 ans avant notre ère (Conard, Malina et Münzel, 2009). Non loin de là, la grotte de Geißenklösterle recelait deux lûtes taillées respectivement dans un os de cygne et une défense de mammouth, que des datations récentes ont situées 10 Je ne m’arrête pas, à dessein, sur les périodes postérieures au néolithique qui ont, elles aussi, livré leur lot d’artefacts musicaux et pour lesquelles la même démonstration peut être menée. 135 ALEXANDR E V IN CE N T aux alentours de 42 000 ans avant notre ère, tandis que les instruments découverts dans la cave slovène de Divje Babe I datent de la in du paléolithique moyen, c’est-à-dire de 50 000 – 35 000 ans (Altenmüller, 2002). Face à de tels vestiges du passé, la tentation est grande d’emboucher les lûtes, d’imaginer que l’on est un homme des cavernes et de réléchir sur ce « cerveau musicien » qui a suscité des études récentes (Lechevalier, Platel et Eustache, 2006). Nous aurions enin le moyen de cerner les efets d’une psychotropie télétropique symbiotique (puisque telle est la déinition de l’efet de la musique selon la catégorisation de Smail) venue directement de l’histoire profonde. L’intérêt de ces artefacts qui témoignent des premières tentatives humaines de pratique musicale est grand, aussi bien pour les historiens que pour des spécialistes des sciences du vivant. Eckart Altenmüller a ainsi montré que la lûte à trois trous de Divje Babe I nécessitait de la part de celui qui en jouait la capacité motrice d’exécuter certains mouvements complexes et précis, ce qui était loin d’être une évidence (2002, p. 12)11. Pour autant il serait illusoire de croire qu’ils sont un moyen d’accès aux perceptions paléolithiques. En supposant qu’elle était jouée dans la grotte et qu’elle était écoutée par les hommes et les femmes de Geißenklösterle, que savonsnous de ce qu’elle suscitait en eux ? L’ouïe est formée historiquement et les anthropologues savent depuis longtemps que l’on n’entend pas de la même manière dans la forêt amazonienne et à Vancouver12. Par conséquent, quel efet ces sonorités avaient-elles sur le rapport corps-cerveau des hommes du passé profond ? Il nous est en réalité impossible de le savoir : ces sons bruts ne nous diront jamais la manière dont ils étaient perçus par les hommes de l’Aurignacien, même si les artefacts du paléolithique permettent de diminuer la distance entre l’histoire profonde et nous13. Finalement, sommes-nous prêts à faire le grand bond en arrière ? On l’aura compris, la lecture de cet ouvrage foisonnant oblige à rester nuancé. Franchir le Rubicon néolithique en intégrant théoriquement le passé lointain dans le champ de l’histoire ne paraît pas être la plus grande diiculté, et la démonstration de l’auteur est salutaire en ce qu’elle place clairement les historiens face 11 12 13 136 Aujourd’hui encore, environ 2 % de la population ne sait pas réaliser de manière coordonnée lesdits gestes avec les trois doigts centraux de la main. Il serait illusoire de vouloir résumer en une note de bas de page l’importante littérature consacrée à l’anthropologie des sens. On en trouvera une bonne entrée en matière dans Howes (2010). Voir aussi le tout récent article de Wathelet et Candau (2013). C’est quasi le cas de Marcel Otte (2000), qui projette naïvement l’horizon d’attente d’un contemporain sur les sonorités musicales paléolithiques. A UX PA RA DIS A R T I F I C I E L S D E L’ H I ST O R I E N aux conclusions que leur indiquent leurs sources, essentiellement archéologiques. Le changement dans la terminologie, passant de la préhistoire à l’histoire, est un combat que Smail entend mener et qui devrait trouver nombre de supporters. Dès lors, la question qui se pose est de savoir si la neuro-histoire est la meilleure arme pour le mener. On peut attendre encore beaucoup des progrès techniques pour aider à la démonstration de l’ancienneté et de la continuité de la formation du cerveau humain (on pense notamment aux études des drainages sanguins des diférentes aires du cerveau, qui laissent des traces endocrâniennes), des progrès qui sont avant tout liés à la connaissance du cerveau humain contemporain. Mais une neuro-histoire telle que l’entend Smail pour la psychotropie ne pourrait trouver un sens qu’au sein d’une immense entreprise collective dans laquelle chacun des acteurs garderait fermement actifs les critères de scientiicité de sa discipline. Car s’il est un fait que la lecture de On Deep History and the Brain rappelle bien souvent de manière vivace à chacun, c’est qu’aucune des sciences, qu’elle soit sociale ou du vivant, préhistorienne ou purement historienne, ne peut s’afranchir de ses normes de production, au risque de perdre toute crédibilité. Bibliographie Altenmüller Eckart O., 2002, « From Lateoli to Carnegie : Evolution of the brain and hands as prerequisites of music performances in light of music physiology and neurobiology », Studienzur Musikarchäologie, t. 3, Archäologiefrüher Klangerzeugung und Tonordnung, E. Hickmann, A. D. Kilmer, R. Eichmann éd., Rahden, Verlag Marie Leidorf, p. 9-23. Boquet Damien et Nagy Piroska, 2011, « Une histoire des émotions incarnées », Médiévales, no 61, p. 5-24. Cohen Claudine, 2007, Un Néandertalien dans le métro, Paris, Le Seuil. Conard Nicholas, Malina Maria et Münzel Susanne, 2009, « New lutes document the earliest musical tradition in southwestern Germany », Nature, no 460, p. 737-740. Coons Carleton S., 1939, he Races of Europe, New York, he Mac Millan Company. Howes David, 2010 [2003], Sensual Relations. Engaging the Senses in Culture and Social heory, Ann Arbor, University of Michigan Press. Jullian Camille, 1930, Au seuil de notre histoire. Leçons faites au Collège de France (chaire d’Histoire et Antiquités nationales), t. 1, 1905-1914, Paris, Boivin. Lechevalier Bernard, Platel Hervé et Eustache Francis, 2006, Le cerveau musicien. Neuropsychologie et psychologie cognitive de la perception musicale, Bruxelles, De Boeck. Otte Marcel, 2000, « Regard sur la musique paléolithique », Studienzur Musikarchäologie, t. 1, Saiteninstrumente im archäologischen Kontext, E. Hickmann et R. Eichmann éd., Rahden, Verlag Marie Leidorf, p. 97-102. Rosenwein Barbara H., 2010, « Problems and methods in the history of emotions », Passions in Context. International Journal for the History and heory of Emotions, 137 ALEXANDR E V IN CE N T no 1, [en ligne], [URL : www.passionsincontext.de/index.php?id=557], consulté le 27 février 2014. Rousseau Jean-Jacques, 1755, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Amsterdam, Chez Marc Michel Rey. Smail Daniel L., 2008, On Deep History and the Brain, Berkeley, University of California Press. Wathelet Olivier et Candau Joël, 2013, « Considérations méthodologiques en anthropologie sensorielle : pour une ethnographie cognitive des perceptions », Paysages sensoriels. Essai d’anthropologie de la construction et de la perception de l’environnement sonore, J. Candau et M.-B. Le Gonidec éd., Paris, Éditions du comité des travaux historiques et scientiiques, p. 213-239. Wilson Edward O., 1975, Sociobiology. he New Synthesis, Cambridge, Harvard University Press. 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Smail propose au contraire d’élargir considérablement le domaine de l’histoire (jusqu’à y englober l’archéologie, l’anthropologie comparée, et la préhistoire) et de la mettre en contact avec l’anthropologie et la psychologie darwiniennes qui se sont développées durant les trente dernières années. L’ouvrage de Smail n’est pas seulement stimulant par ce qu’il airme ; il est rafraîchissant dans ce qu’il omet. Jusqu’à récemment, aucune discussion académique des liens entre psychologie et histoire ne pouvait faire l’économie d’une longue discussion de plusieurs notions vénérables, quoique contestées : les mentalités, les représentations sociales, la mémoire collective. En mettant le cerveau au premier plan de son enquête, Smail court-circuite les débats qui ont eu lieu avant lui. Beaucoup de lecteurs trouveront ce geste cavalier – ce fut souvent mon cas –, mais j’insisterai ici sur les renouvellements qu’il pourrait apporter. La vision de la vie mentale que reprend Smail, celle que proposent les sciences cognitives et la psychologie d’inspiration darwinienne, est à mon avis plus complète et plus variée que celle que les théoriciens de la discipline ont longtemps proposée aux historiens. Pourquoi ? Parce qu’elle échappe à une tentation commune à beaucoup de sciences humaines : réduire la vie mentale à la production et à l’interprétation de messages. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 39 -1 49 O LIVIER M O RIN La réduction herméneutique et l’histoire des mentalités Je m’explique. Une grande part du matériau qu’étudient les historiens est faite de messages qui demandent à être interprétés. Leurs auteurs ont voulu transmettre des idées à un destinataire plus ou moins bien délimité. Parfois ce destinataire se limite à l’auteur écrivant pour lui-même ; il est le plus souvent plus large. Parfois l’auteur a implicitement inclus l’historien dans les destinataires de son message (comme César écrivant pour la postérité) ; le plus souvent, il n’en est rien. Il importe peu que l’historien fasse partie ou non des destinataires anticipés par les auteurs. L’interprétation fonctionne de la même façon dans tous ces cas : nous utilisons le même outillage mental pour comprendre une conversation qui nous est destinée et une conversation que nous surprenons. Dans le second cas, cependant, il peut nous manquer des éléments de contexte que les participants de la conversation connaissent et qui leur permettent d’en comprendre davantage que celui qui la surprend. Ce second cas de igure a quelque chose à voir avec le métier d’historien. Les messages étudiés par l’historien s’appuyaient, en leur temps, sur un fonds commun de connaissances, d’attentes et d’attitudes, que l’auteur partageait ou croyait partager avec son auditoire : des présupposés que nul ne songeait à rendre explicites. La phrase « César franchit le Rubicon pour assassiner la République » n’est compréhensible que si l’on tient pour évident que César passe de la rive nord à la rive sud, chose illégale ; que l’on voit généralement dans sa guerre civile le commencement de la in de la République comme forme de gouvernement ; et tant d’autres choses. Ce « tant d’autres choses » est un signe distinctif du fonds commun qui permet la communication : il est diicile de lui assigner des limites nettes. Impossible d’énumérer tous les éléments de contexte qui nous permettent de comprendre « César franchit le Rubicon » : le Rubicon est un leuve, franchir un leuve implique de passer d’un endroit à un autre, l’armée de César traverse le leuve avec lui, donc chacun de ses soldats passe d’un point à un autre, etc. Tant que ce fonds commun va sans dire, la communication fonctionne ; elle est appauvrie, ou impossible, lorsqu’il n’est pas suisamment partagé. L’intention de l’auteur du message n’est pas correctement reconstruite (Sperber et Wilson, 1989). Bien entendu, l’historien n’est pas seulement un interprète de textes – c’est d’ailleurs l’un des acquis les plus précieux de l’histoire des mentalités que d’avoir laissé derrière elle la vieille histoire des grands textes. Reste que faire comprendre une culture ou une époque à des cultures ou des époques diférentes consiste en grande partie à acquérir et à inculquer ce fonds com140 PSY C H O L O G I E E T H I ST O R I E N S mun qui nous permet de nous compter parmi les auditeurs capables d’interpréter ses messages. Cette tâche a laissé son empreinte, et sur l’agenda professionnel des sciences humaines, et sur leur conception de l’esprit humain ; il vaut donc la peine de rappeler trois propriétés de ce fonds commun. Il est holiste – je veux dire que son contenu n’a pas de limite a priori. Il me serait diicile d’énumérer à l’avance tous les éléments de contexte qui me seraient nécessaires pour comprendre un livre d’histoire romaine (par exemple). Certaines de mes lacunes me sont invisibles du fait même de mon ignorance. De ce fait, on sait que l’enquête herméneutique ne se terminera vraiment jamais – du moins ne s’achèvera-t-elle pas comme un problème se résout. La meilleure façon d’aborder le fonds commun consiste donc à s’imprégner, sans trop faire le tri, d’un grand nombre d’idées et de faits pertinents qui semblent tenir ensemble. Le fonds commun est également relatif à un groupe : certains le partagent, d’autres non. Pour être loues, les limites de ce partage n’en sont pas moins infranchissables au-delà d’une certaine distance. Sans doute pourrait-on montrer que certains éléments de ce fonds implicite sont universels (par exemple, que tout être humain qui sait ce que franchir un leuve veut dire comprend implicitement que cela implique de se déplacer d’un point à un autre). Mais ces éléments accessibles à tous ne demandent pas d’étude particulière ; ils sont donc naturellement négligés par les professionnels de la compréhension. Enin le fonds commun n’existe que pour interpréter ou émettre des messages : il est interprétatif. Tout cela est bien connu ; j’insiste sur ce point parce qu’il me semble que beaucoup d’auteurs, même ceux qui ne l’ont pas dit explicitement, ont pensé les mentalités et les représentations culturelles sur le modèle de ce fonds commun. On a cru que la psychologie humaine était comme lui : holiste, relative à une culture ou à une époque, et interprétative (Geertz, 1973). Cette conception de l’esprit (qu’il ne faut pas confondre avec la méthode herméneutique elle-même) constitue ce que l’on pourrait appeler la réduction herméneutique. Pourquoi pose-t-elle problème ? Parce que le cerveau humain n’est pas seulement une machine à produire et à absorber de la signiication. Lorsque nous prenons une décision, lorsque nous regardons par la fenêtre, nous intégrons une somme d’informations, parfois très diverses ; nous n’interprétons pas un message qui nous serait adressé par un émetteur dont il nous faudrait deviner les intentions. Notre monde n’est pas seulement fait de messages – et quand bien même il le serait, ces messages ne sont jamais seulement interprétés. Les lettres qui composent ces mots ont été lues avant d’être comprises, perçues avant d’être lues, décomposées en traits avant d’être perçues, et ainsi de suite. Ce processus perceptif n’est pas une 141 O LIVIER M O RIN interprétation : il n’attribue pas d’intention à l’émetteur d’un message, sur la base d’un savoir commun que nous partagerions avec cet émetteur. Les mécanismes qui en sont responsables ne ressemblent en rien au fonds commun qui permet l’interprétation : ils ne sont ni holistes, ni relatifs à un groupe. Là où le fonds commun brassait les informations les plus diverses, la perception visuelle des lettres ne prend en compte qu’un type d’information très précis, à l’exclusion de tout le reste ; et son fonctionnement comme sa localisation cérébrale sont d’une constance remarquable d’une culture à une autre (Dehaene, 2007). La lecture est, bien sûr, une pratique datée et située ; pour autant les mécanismes cognitifs qui la permettent ne sont pas des accidents de l’histoire culturelle. La plupart des problèmes qui afectaient la notion de mentalité en histoire – problèmes dont Geofrey E. R. Lloyd (1996) dressait la liste –, et qui ont conduit les historiens à l’abandonner, me paraissent découler de la réduction herméneutique. Venues de l’anthropologie, les mentalités ont été le signe de ralliement d’une histoire intellectuelle informée par l’anthropologie et la sociologie, qui dépassait le commentaire des grands textes pour atteindre des attitudes, des façons de penser communes à toute une société (Vovelle, 1985) ; du moins était-ce son ambition. On a essentiellement reproché aux mentalités d’être des objets vagues. Vagues, les théories que l’on en proposait, qui se faisaient de moins en moins construites et de moins en moins ambitieuses à mesure que s’éloignait l’œuvre fondatrice de Lucien Lévy-Bruhl. Vagues, les frontières des mentalités elles-mêmes : où sont leurs limites dans le temps ? Dans l’espace ? Quels groupes sociaux englobent-elles ? Il n’y avait pas de bonne réponse à ces questions : soit on les esquivait, et l’on afaiblissait l’hypothèse, soit l’on érigeait les mentalités en monolithes cohérents et fermés, au risque d’être aussitôt démenti par l’hétérogénéité des sociétés – comme le notait Alain Boureau (1995). L’échec scientiique des mentalités aussi bien que l’attrait qu’elles ont continué d’exercer s’éclairent, à mon sens, si l’on considère que les historiens ont bien souvent appelé « mentalité » une certaine part du fonds commun permettant aux gens d’une certaine époque de se parler et de se comprendre – plus précisément, cette part du fonds commun dont l’historien a pour tâche de s’imprégner. Si on les conçoit de cette façon, on comprend pourquoi les mentalités sont impossibles à déinir avec précision (elles changent avec le contexte, le lieu, l’endroit, mais aussi avec le présent des historiens) ; pourquoi leur pouvoir explicatif est faible ; mais aussi pourquoi elles sont un outil indispensable aux sciences humaines. De fait, des décennies après que les mentalités sont tombées en désuétude, on n’aperçoit pas vraiment de solution de remplacement qui évite142 PSY C H O L O G I E E T H I ST O R I E N S rait les écueils de la réduction herméneutique. Lorsque l’on veut penser le statut du mental en histoire, par exemple avec les « représentations » d’inspiration durkheimienne qui ont succédé aux mentalités (Chartier, 1989 ; Brilli, 2010), c’est toujours en postulant des faits collectifs qui intègrent en un tout cohérent des croyances, des institutions, des attentes ou des récits propres à un groupe particulier. Comme le note Florence Hulak dans une défense de l’histoire des mentalités (2008), les modèles théoriques qui s’y rattachent ont tous en commun de prêter une forte spéciicité et une grande cohérence interne aux idées qui circulent dans une société à un moment donné. On voit bien pourquoi : sans ces axiomes de cohérence et de spéciicité, la pratique interprétative se justiie diicilement. Dans bien des cas cette réduction herméneutique ne pose que des problèmes virtuels ; elle s’est même avérée très féconde. Elle masque pourtant une myriade de conceptions alternatives des rapports entre le mental, le culturel et le social. C’est tout le mérite de l’ouvrage de Smail que d’explorer l’une d’entre elles. L’esquisse d’une psychologie historique des opiums du peuple L’un de ses apports les plus originaux est sans doute son chapitre « Civilisation et psychotropie »1. Il illustre ce que pourrait être une vision diférente de celle qu’a imposée la réduction herméneutique, et ce qu’une telle vision pourrait apporter. La plupart des phénomènes qui intéressent Smail dans ce chapitre – le café, la pornographie ou l’alcool – sont en efet des inventions culturelles qui ont pour principes actifs des mécanismes mentaux relativement précis et relativement invariables. Les bases neurochimiques de l’ivresse ou des efets de la caféine ne sont certes pas des lois d’airain de la nature humaine : il n’empêche que, dans une myriade de contextes fort diférents, les mêmes causes produisent des efets robustes qui, pour n’être pas complètement identiques, n’en sont pas moins reconnaissables. Ces mécanismes ressemblent fort peu à ce que la réduction herméneutique nous dit du fonctionnement de l’esprit humain : le mécanisme moléculaire qui déclenche les efets de la caféine est relativement isolé du reste de notre vie mentale. Bien sûr, les efets de la molécule se fondent dans le continuum chaque fois unique, chaque fois coloré par des circonstances particulières, de notre expérience consciente ; mais la tonalité qu’elle lui imprime et surtout le besoin qu’elle crée ont quelque chose d’invariable que notre culture n’a pas créé de toutes pièces. 1 Traduit ici aux pages 87-112 du présent numéro. 143 O LIVIER M O RIN On nous rétorquera sans doute qu’il s’agit là d’une vision bien sommaire de l’expérience humaine – une vision qui semble faire i des acquis de la sociologie et de l’anthropologie de la consommation. Ne retenir des efets de la caféine que ce qu’ils ont de commun chez à peu près tout le monde, quelle pauvreté ! En réalité chaque tasse de café est quelque peu diférente de toutes les autres ; chacune est goûtée dans un contexte particulier. Cette remarque ne dit rien que de très vrai, mais elle passe à côté de ce qui importe vraiment. Certes, la consommation du café ou du tabac a eu des connotations sociales diférentes selon les endroits et les époques, et leur difusion s’en est trouvée ralentie ou accélérée (de Vries, 2008, p. 157 et suivantes). Il reste que le moteur le plus constant et le plus puissant de leur difusion était un mécanisme neurobiologique indépendant de la signiication sociale qu’on leur prêtait. C’est presque une trivialité ; pourquoi la souligner ? Parce que les inventions culturelles qui plaisent à (presque) tout le monde en vertu de mécanismes (grossièrement) identiques, dans une grande variété de contextes, me semblent avoir joué un rôle crucial dans l’histoire de la consommation. D’admirables travaux d’historiens ont montré comment, au cours d’une période qui s’étend grossièrement du xviie au xixe siècle, l’économie domestique avait été bouleversée par l’arrivée de biens issus de l’hégémonie coloniale de l’Europe et de l’accroissement de la division du travail (Roche, 1997). Apparaissent sur les vêtements des couleurs vives que beaucoup n’entr’apercevaient jusque-là qu’à l’Église ; sur d’autres vêtements des noirs intenses ou des dentelles blanches ; sur la table, des sucreries, de la vaisselle brillante en porcelaine ou en faïence ; de nouvelles formes d’éclairage ; des livres ; des images imprimées ; de nouveaux alcools et de nouvelles drogues. C’est l’un des grands mérites de l’histoire culturelle que d’avoir montré à quel point la difusion de ces « nouveaux luxes » avait dépassé les couches aristocratiques. L’irruption de ces innovations est bien plus qu’une accumulation de petits plaisirs, car l’économie qu’elle alimentait n’était pas n’importe quelle économie – c’était une économie de plus en plus intégrée, parfois déjà mondialisée. C’est tout particulièrement le cas pour les drogues, thé, café, ou tabac, massivement importés ; même l’alcool cesse d’être de fabrication locale (vin, cidre) pour rejoindre le marché global des alcools de grain et de sucre. Jan de Vries voit dans tout cela le moteur d’un bouleversement de l’économie domestique et des relations familiales, entraînant à son tour une révolution du travail (de Vries, 2008 ; Grenier, 2010). Reprenons la liste des « nouveaux luxes » qui vient d’être esquissée : couleurs, images, lumières, saveurs, excitants, addictions. Deux choses frappent. D’abord, ils créaient des besoins qui ne iguraient pas dans l’inventaire des 144 PSY C H O L O G I E E T H I ST O R I E N S besoins habituels ou légitimes. Les contempteurs du luxe ne manquaient pas de le relever : la consommation des commodités traditionnelles laissait derrière elle des efets faciles à décrire, dont chacun pouvait comprendre l’utilité – un corps nourri, une âme au paradis, un toit. La consommation des nouveaux luxes, en revanche, semblait n’avoir d’autre in qu’elle-même : elle ne laissait derrière elle qu’un état mental. Cela ne veut pas dire qu’elle était complètement dépourvue d’utilité : on sait que Sydney Mintz, par exemple, a montré comment le thé, combiné au sucre, avait amélioré la santé et le bilan calorique des ouvriers anglais, avec de lourds efets sur l’économie coloniale (1986). Toutefois cet accident n’était ni anticipé, ni connu des consommateurs, moins encore des lanceurs de mode. Les nouveaux luxes qui ont révolutionné l’histoire de la consommation sont, si l’on peut dire, pour la plupart des « biens de consommation mentale ». Ensuite – on l’a dit à propos du café –, ces biens de consommation mentale sont un peu particuliers : ils ont, pour la plupart, le don de plaire à tout le monde de la même façon. À l’exception des livres et (peut-être) des images imprimées, notre esprit peut en jouir sans les rapporter à un contexte, sans chercher à les interpréter. Ceci, encore une fois, ne veut pas dire qu’ils soient dénués de signiication sociale ; simplement le plaisir que l’on en tire, qui explique leur succès, ne se réduit pas au sens qu’on leur prête. Il me semble que ce sont des objets comme ceux-ci – des biens de consommation mentale qui plaisent à tout le monde – que Smail tente de capturer sous l’étiquette de « psychotropes ». Si c’est le cas, la déinition qu’il en donne n’est peut-être pas la meilleure qui soit. Smail s’intéresse aux pratiques culturelles (la pornographie, la drogue) ou sociales (le sexe, la domination, la crainte) qui suscitent des efets neurochimiques – et il suggère que tout, dans le comportement et donc dans l’histoire des humains, peut se ramener à la recherche de ces efets neurochimiques. C’est, je crois, vrai – mais d’un intérêt fort discutable. Il est facile d’admettre que la cognition humaine n’existe que grâce aux mécanismes neurochimiques qui permettent à notre cerveau de fonctionner – même lorsqu’on se refuse à dire qu’elle s’y réduit. Il n’en est pas pour autant utile ou intéressant de tout décrire en termes neurochimiques. Ainsi, tout ce que nous faisons et disons est « psychotropique » au sens de Smail – de la même façon que tout ce que nous pensons est, entre autres choses, matériel, ou corporel, ou terrestre. Seule l’illusion que certains processus mentaux n’auraient pas besoin de notre cerveau pour exister donne quelque semblant de nouveauté à la thèse « tout est neurochimique ». Elle me semble aussi triviale qu’évidente. Peu importe pourtant cette déinition trop large : en liant l’histoire des civilisations à celle des « psychotropes » – en un sens élargi – Smail me semble 145 O LIVIER M O RIN toucher du doigt une question captivante. D’excellents historiens de la longue durée ont déjà pris pour objet l’émergence de ces biens de consommation mentale qui plaisent à tout le monde ; des anthropologues aussi. En plus du célèbre Sweetness and Power, de Sydney Mintz, déjà cité, il faudrait mentionner, parmi d’autres, l’histoire mondiale du verre transparent d’Alan MacFarlane et Gerry Martin (2002). Plutôt que de passer ce champ de recherche en revue, demandons-nous comment la psychologie peut y contribuer. Il faut d’abord dire l’évidence : dans bien des cas, la boîte à outils des psychologues et chercheurs en sciences cognitives ne sera pas d’une grande utilité aux historiens. Les diférences d’échelle, les diférences dans la pratique de la généralisation et de la théorisation, sont trop importantes pour que l’on puisse simplement transposer méthodes et concepts d’un champ à un autre – sans parler des résistances justiiées que suscite ce genre d’impérialisme disciplinaire. Le risque est que le mot « cerveau » ne devienne une invitation à redécrire en termes biologisés des réalités déjà bien connues, sans y ajouter davantage qu’un jargon emprunté. De ce point de vue, les perspectives de collaboration réciproque me semblent plus mûres entre la psychologie et l’archéologie ou l’anthropologie (biologique mais aussi culturelle). Ce sont d’ailleurs leurs domaines que Deep History and the Brain arpente la plupart du temps. L’« histoire profonde » dont il y est question est surtout celle de l’évolution des cultures humaines, celle de l’histoire biologique, puis culturelle, de la parenté ou du langage. Smail puise ici dans un courant de recherche qui mêle psychologie, primatologie et anthropologie comparée (Sarah Hrdy, Christopher Boehm, Bernard Chapais, Michael Tomasello…). Pourtant, sur la question précise que l’on vient d’esquisser – l’émergence des biens de consommation mentale qui plaisent à tout le monde – les échanges entre historiens et psychologues paraissent prometteurs. Voyonsen quelques exemples. Dans un livre récent, l’archéologue David Wengrow (2013) tente d’expliquer la vogue des images de monstres dans l’art décoratif de l’âge du bronze, de l’Égypte prédynastique à la Chine des Shang : grifons, dragons, gorgones. Son enquête part d’une insatisfaction envers les théories qui ont cours en anthropologie et en psychologie. Celles de l’équipe de Leda Cosmides et John Tooby qui a, grâce à une expérience ingénieuse, montré que les silhouettes animales sollicitaient davantage l’attention et la mémoire que d’autres formes pourtant aussi familières ou porteuses d’informations (New et al., 2007) ; celles de Dan Sperber, qui a proposé une hypothèse pour rendre compte de la fascination qu’exercent monstres et animaux hybrides dans un grand nombre de cultures (1975). Sans vraiment contester ces théories, Wengrow note qu’à elles toutes seules, elles ne peuvent expliquer pourquoi les animaux hybrides, restés selon lui 146 PSY C H O L O G I E E T H I ST O R I E N S très rares dans l’art pariétal prénéolithique, voient leur nombre exploser en même temps que les liens commerciaux à longue distance entre États. Il note – comme avant lui Jean-Pierre Vernant (1991) – que l’imagerie monstrueuse est presque toujours importée, et liée à l’incorporation d’une culture étrangère. Pour expliquer son essor, Wengrow est amené à étofer des théories cognitives qu’il trouve trop générales et trop peu contextualisées ; sa propre hypothèse ne convaincra peut-être pas tous ses lecteurs, mais son livre a le mérite de poser le problème plus large des liens entre l’émergence des marchés, des États, et de ces images qui plaisent par-delà les frontières culturelles. Plus près de nous dans le temps, il serait intéressant de documenter les mille et un changements par où sont passées les inventions culturelles qui ont fait la révolution de la consommation moderne (l’imagerie, la couleur, les excitants, les drogues). Dans bien des cas sans doute, l’attrait psychologique de ces nouvelles inventions est assez évident (des lumières plus vives, des alcools plus forts, etc.) et ne requiert pas un regard psychologique pour qu’on le remarque. D’autres changements sont un peu plus subtils. Par exemple, dans l’art du portrait du xve au xviie siècle, le regard du modèle tend à changer (sans que l’orientation du visage change) : si le regard direct, dirigé vers le spectateur, était presque absent aux débuts de cet art, on l’observe dans l’écrasante majorité des portraits baroques, et il ne sera plus jamais minoritaire (Morin, 2013). Cette mutation du regard des portraits coïncide avec une transition économique et sociale : d’art aristocratique, le portrait devient un « nouveau luxe » que le marché (par opposition au mécénat) met à la portée de nouvelles bourses. La psychologie nous donne des raisons de penser que cette évolution a rendu les portraits plus attirants, en sollicitant une préférence innée. Le regard direct (comparé au regard détourné) attire en efet l’attention des nouveau-nés dès trois jours ; il active un circuit cérébral spéciique et provoque des réactions physiologiques caractéristiques ; il est typiquement décrit comme plus beau, plus attirant, etc. (Morin, 2013 ; Senju et Johnson, 2009). La réduction herméneutique nous pousserait à croire que le regard des portraits plaît (ou ne plaît pas) à cause de l’interprétation qu’on en fait – interprétation qui prend en compte des normes picturales, des faits sociaux, des attentes esthétiques. Les analyses d’Alfred Gell sur le regard des idoles et des peintures illustrent bien ce point de vue (1998). La psychologie du regard suggère au contraire qu’il s’agit de réactions prérélexives déclenchées par une gamme de stimuli très pauvre. Elles ne requièrent pas, pour se produire, que nous ayons identiié l’image comme une production humaine, ni que nous lui ayons attribué une signiication. 147 O LIVIER M O RIN Ce ne sont là que des avant-goûts de ce que pourrait révéler un regard psychologique posé sur des questions d’histoire culturelle. Des avant-goûts modestes et sans doute destinés à le rester longtemps ; l’outillage de l’historien, qui convient parfaitement à ses fonctions, lui fait considérer avant tout ce qui, dans l’esprit humain, est relatif à une époque ou une culture. Les hypothèses des psychologues, de leur côté, sont taillées beaucoup trop large pour coller à la réalité historique ; dès que l’on se risque à les utiliser pour éclairer des changements historiques, on est vite contraint à l’exercice périlleux qui consiste à expliquer des variables avec des constantes. Il nous faut de nouveaux outils pour articuler des contraintes cognitives très générales – la fascination des animaux hybrides, l’attrait du regard direct, ou le pouvoir addictif du café – à des faits sociaux plus singuliers. Ce que Smail nomme les « psychotropes de la civilisation » constitue un objet prometteur pour commencer d’imaginer cette synthèse. Bibliographie Boureau Alain, 1995, « La compétence inductive. Un modèle d’analyse des représentations rares », Les formes de l’expérience : une autre histoire sociale, B. Lepetit éd., Paris, Albin Michel, p. 23-38. Brilli Elisa, 2010, « L’essor des images et l’éclipse du littéraire. Notes sur l’histoire et sur les pratiques de l’“histoire des représentations” », L’Atelier du Centre de recherches historiques. Revue électronique du CRH, no 6, [en ligne], [URL : http://acrh.revues. org/2028], consulté le 20 janvier 2014. Chartier Roger, 1989, « Le monde comme représentation », Annales HSS, vol. 44, no 6, p. 1505-1520. Dehaene Stanislas, 2007, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob. Geertz Cliford, 1973, he Interpretation of Cultures. Selected Essays, New York, Fontana Press. Gell Alfred, 1998, Art and Agency. Towards a New Anthropological heory, Oxford, Clarendon Press. Grenier Jean-Yves, 2010, « Travailler plus pour consommer plus. Désir de consommer et essor du capitalisme, du xviie siècle à nos jours », Annales HSS, vol. 30, no 3, p. 787-798. Hulak Florence, 2008, « En avons-nous ini avec l’histoire des mentalités ? », Philonsorbonne, no 2, p. 89-109. Lloyd Geofrey E. R., 1996 [1990], Pour en inir avec les mentalités, Paris, La Découverte. Macfarlane Alan et Martin Gerry, 2002, Glass. A World History, Chicago, University of Chicago Press. Mintz Sidney W., 1986, Sweetness and Power. he Place of Sugar in Modern History, New York, Penguin Books. Morin Olivier, 2013, « How portraits turned their eyes upon us : Visual preferences and demographic change in cultural evolution », Evolution and Human Behavior, no 34, p. 222-229. 148 PSY C H O L O G I E E T H I ST O R I E N S New Joshua, Cosmides Leda et Tooby John, 2007, « Category-speciic attention for animals relects ancestral priorities, not expertise », PNAS, vol. 104, no 42, p. 16598-16603. Roche Daniel, 1997, Histoire des choses banales : naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVIIe-XIX e siècle), Paris, Fayard. Senju Atsushi et Johnson Mark H., 2009, « he eye contact efect : Mechanisms and development », Trends in Cognitive Sciences, vol. 13, no 3, p. 127-134. Smail Daniel L., 2008, On Deep History and the Brain, Berkeley, University of California Press. Sperber Dan, 1975, « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? », L’Homme, vol. 15, no 2, p. 5-24. Sperber Dan et Wilson Deirdre, 1989, La pertinence : communication et cognition, Paris, Minuit. Vernant Jean-Pierre, 1991, La mort dans les yeux. Figure de l’autre en Grèce ancienne : Artémis, Gorgô, Paris, Pluriel. Vovelle Michel, 1985, Idéologies et mentalités, Paris, La Découverte. de Vries Jan, 2008, he Industrious Revolution, Cambridge, Cambridge University Press. Wengrow David, 2013, he Origins of Monsters. Image and Cognition in the First Age of Mechanical Reproduction, Princeton, Princeton University Press. 149 Retour sur On Deep History and the Brain DANIEL L . SMAI L TRADUI T D E L’ ANG L AI S ( AMÉRI C AI N ) PA R GU IL L A U M E C A L A FAT Je suis très heureux d’avoir ici l’occasion de revenir sur mon livre On Deep History and the Brain (ODHB ), six ans après sa publication, et je tiens à remercier Rafael Mandressi, Olivier Morin et Alexandre Vincent pour leur lecture attentive et pour leurs commentaires stimulants. Rétrospectivement, je me rends compte à quel point ce livre était le produit de son temps. Comme Mandressi le souligne avec une grande maîtrise, les essais qui composent ce travail se situent à la conluence de deux grands courants des sciences humaines et des sciences naturelles. Grâce aux premières, dans des champs comme l’archéologie, la génétique humaine et la biologie de l’évolution, notre connaissance sur la profondeur du passé humain est aujourd’hui incomparablement plus riche que tout ce que l’on pouvait savoir il y a un siècle, lorsqu’on en était encore à élaborer les formes narratives de l’historiographie moderne. La proposition contrefactuelle que je fais dans les premiers chapitres du livre invitait ainsi le lecteur à imaginer à quoi l’histoire pourrait aujourd’hui ressembler si elle n’était pas engoncée dans ses habitudes. Si l’historiographie était capable de se débarrasser des structures narratives et chronologiques léguées par un siècle d’écriture de l’histoire, on pourrait aisément imaginer une histoire où toute l’épaisseur du passé humain ne serait plus morcelée en grands blocs temporels séparés en fonction des méthodologies propres à l’histoire, à l’archéologie, et à la biologie de l’évolution humaine. À ce titre, il est important de rappeler que les objectifs d’ODHB étaient en réalité plutôt limités. Le livre était surtout destiné à interroger les formes narratives de l’historiographie, et non pas à ofrir quoi que ce soit qui puisse s’y substituer. J’ai poursuivi ailleurs ce second projet, en collaboration avec des collègues en histoire, en anthropologie, en archéologie, en primatologie, en linguistique et dans d’autres disciplines encore (Shryock, Smail et al. éd., 2011). T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 51 -1 63 DANIEL L. S MA IL J’ai plus de diiculté en revanche à déinir l’autre courant qui a inluencé l’écriture d’ODHB il y a dix ans de cela, et qui est davantage lié à des domaines comme la génétique ou les sciences cognitives. Ce courant intellectuel découle – en partie tout du moins – d’un échec fécond du Projet génome humain (Human Genome Project), en l’occurrence l’incapacité d’établir une cartographie faisant correspondre un à un les gènes à leurs efets. Par suite de cet échec, on s’orienta alors davantage vers les modèles où la communication intracellulaire est susceptible d’activer ou de désactiver l’expression génétique. Par un mécanisme que mon manque de compétence en la matière m’empêche de décrire ici avec précision, toute une série de domaines furent alors inluencés par le principe dit de la « plasticité phénotypique », c’est-à-dire, pour l’expliquer à gros traits, l’idée que les circonstances liées au développement, à la culture ou à l’environnement ont des répercussions spéciiques sur la formation des organismes. Aujourd’hui, la psychologie du développement et l’épigénétique constituent les fers de lance de ce domaine. Parallèlement, un courant d’une grande importance mais qui est toujours très mal compris, en tout cas dans les humanités, concerne la manière d’envisager la causalité ; dans de nombreux domaines, on s’écarte aujourd’hui d’une simple causalité aristotélicienne pour se tourner plus volontiers vers une causalité probabiliste. Plutôt que de dire, par exemple, qu’un allèle donné « cause » un cancer du sein ou bien un trouble d’accumulation compulsive, les chercheurs diront désormais qu’il y a tel ou tel pourcentage de chances que la présence d’un allèle augmente la probabilité d’un résultat. Dans une recension d’ODHB, l’historien William Reddy (2010) a critiqué certains passages du livre où transparaît un langage lié à la psychologie évolutionniste – en particulier à la thèse de la modularité massive. Ce langage était certes naïf et imprécis, comme Reddy l’a montré avec justesse. Toutefois, en relevant ces passages, Reddy n’a pas pleinement répondu à ce que je considère comme la thèse la plus importante des deux derniers chapitres, à savoir qu’il est sensé de considérer le cerveau humain et le système endocrinien non pas comme des entités biologiques déconnectées de l’histoire, mais plutôt comme des entités plastiques dotées précisément d’une histoire. Pour reprendre les termes de Mandressi, « le cerveau et la culture interagissent constamment, se façonnent réciproquement ». Je ne serais pas surpris d’apprendre que le professeur Reddy marque son désaccord vis-àvis de cette thèse, mais j’aurais aimé que la discussion puisse à tout le moins reposer sur une compréhension partagée de mes arguments. Parce qu’ODHB était le produit de son temps, il m’a semblé inutile, dans les années qui ont suivi sa parution, de réécrire ou de réparer certaines des erreurs qui l’émaillaient. Par exemple, j’ai peu à peu été convaincu que 152 RE TO UR S UR O N DEE P H I ST O R Y A N D T H E B R A I N la métaphore du câblage que j’utilisais sans recul critique en 2008 se révélait inadaptée pour expliquer la manière dont le cerveau fonctionnait. J’ai essayé en revanche, dans des publications successives, de pousser certains arguments dans diférentes directions (Smail, 2010, 2012a). La piste de recherche qui me paraît la plus prometteuse envisage notamment d’harmoniser les approches que je prône avec le champ de l’histoire environnementale (Smail, 2012b, 2012c)1. Je me suis également intéressé à la connexion entre la matérialité et la cognition, un domaine tout à fait passionnant que Morin aborde également dans ses remarques (Smail, 2012d ; 2014). Je considère ces travaux, eux aussi, comme des essais, écrits dans l’espoir d’éveiller la curiosité. Le temps de l’histoire Pour répondre aux remarques de Mandressi, Morin et Vincent, commençons par revenir à la proposition que je formule dans la première partie du livre et qui consiste à étendre les bornes chronologiques de l’histoire. Contrairement à l’anthropologie ou à la sociologie, où l’on discute des modèles ou des mécanismes qui ne sont pas directement liés au temps mais que l’on peut retrouver dans toute société humaine, l’histoire tend à attribuer des dates aux mouvements qu’elle cherche à décrire. En acceptant la primauté des dates, nous afaiblissons toutefois notre capacité à discerner le caractère universel de pratiques telles que les échanges de cadeaux ou l’hospitalité… En contrepartie, nous avons, avec les paléontologues et les historiens de la nature, une compréhension plus ine de la manière dont le changement advient ou pas. Or, des problèmes émergent potentiellement dans l’historiographie chaque fois qu’un historien ou une historienne assigne une date d’origine, puisqu’une date d’origine génère une préhistoire. Ce problème est particulièrement marqué aux États-Unis, où l’on a jadis expliqué à des générations d’écoliers que toute histoire sérieuse commençait en 1492. Pour tous ces enfants – et je parle en connaissance de cause, car j’étais l’un d’eux – il était clair que les Amérindiens n’avaient aucune espèce d’histoire, au moins jusqu’à ce que les Européens ne viennent à eux. En l’expliquant ainsi, j’espère éclairer l’un des nombreux objectifs politiques implicites d’ODHB, en l’occurrence ici donner une voix aux Amérindiens et aux peuples aborigènes à qui l’on a dénié toute justice en leur 1 Voir également le travail important de Lambros Malafouris et Colin Renfrew (éd., 2010). 153 DANIEL L. S MA IL déniant toute histoire2. Mandressi a décrit avec précision d’autres conséquences politiques auxquelles conduit une perspective historique profonde. Depuis la rédaction du livre, l’une des plus évidentes touche au réchaufement climatique. Comme Dipesh Chakrabarty (2009, 2012) l’a montré, la position dite de la « justice climatique » – selon laquelle l’Inde et la Chine et d’autres économies émergentes ont le droit d’émettre autant de dioxyde de carbone que l’Occident depuis l’âge de l’industrialisation – n’a de sens qu’à la lumière d’une lecture de l’histoire et de l’identité cantonnée au seul cadre de l’État-nation. En d’autres termes, l’absence d’une prise de conscience au niveau de l’espèce tout entière ouvre inévitablement la voie à l’impasse politique dans laquelle on se trouve aujourd’hui. Il apparaît sans doute fantaisiste de penser qu’une histoire profonde de l’humanité pourrait remplacer bientôt l’histoire de France ou l’histoire des États-Unis dans les programmes des écoles primaires et secondaires. Mais si cela se produisait, l’on pourrait au moins reconnaître que ce serait une bonne chose pour l’humanité, même si ça ne le serait pas forcément pour les pays en question. L’année 1492 est une date très spéciale, cela va de soi, et la seule date analogue dans l’historiographie européenne pourrait être la date lointaine de 4004 avant notre ère, la date identiiée par James Ussher comme l’année de naissance de la Terre. Il semble ici nécessaire d’éclaircir un malentendu potentiel à propos du chapitre qui a pu donner l’impression à Alexandre Vincent que je pensais que les historiens européens continuaient d’utiliser la date de 4004, ce qui serait bien entendu tout à fait grotesque. Je suis désolé de ce malentendu. Ce que je souhaitais souligner était en fait plus subtil, à savoir que, malgré la disparition du créationnisme dans le discours historien à partir de la seconde moitié du xixe siècle, les cadres narratifs du créationnisme ont survécu par le biais d’une traduction dans des formes sécularisées. À partir des années 1930, les historiens se sont partout mis à dépeindre les origines de l’agriculture et des cités de Sumer dans des termes équivalents aux récits décrivant l’Éden. Je pense que ce glissement narratif a été plus prononcé dans l’historiographie nord-américaine, et à ce titre Vincent a bien raison de douter que ce modèle puisse s’appliquer pleinement à l’historiographie européenne. Je crois malgré tout que l’idée générale demeure, mais ce sujet attend toujours sa propre historienne ou son 2 154 Ce point est extrêmement important. Au Canada et aux États-Unis, acquérir un statut tribal permet l’obtention d’un certain nombre de privilèges légaux particuliers. De manière pernicieuse, le statut tribal est seulement octroyé à ceux qui peuvent prouver l’existence d’une culture inchangée voire d’une pureté génétique. En d’autres termes, le système juridique nord-américain continue de tenir les Amérindiens à l’écart du cours de l’histoire. RE TO UR S UR O N DEE P H I ST O R Y A N D T H E B R A I N propre historien3. Les cadres narratifs qui s’appuient sur les métaphores de la naissance ou des origines, des récits qui génèrent inconsciemment une préhistoire statique ou immuable, continuent de tenir une place importante dans nombre de travaux historiques – y compris, justement, dans la littérature sur la consommation que cite Morin. De ce point de vue, l’héritage des origines résonne encore dans l’historiographie, bien après l’abandon de l’idée de 4004 avant notre ère (Crowston et al., 2011). Vincent a bien raison de pointer un autre problème lié à toute proposition d’étendre le territoire du passé. Après tout, on ne résout rien si l’on ne fait que déplacer les dates de 1492 ou 4004 à 1,7 ou 2,4 millions d’années. La seule solution logique à cette impasse, semble-t-il, serait de suivre la voie tracée par David Christian (2004) et Fred Spier (2010), pour qui l’histoire commence avec le big bang. Or, j’ai travaillé depuis avec mon collègue anthropologue Andrew Shryock, ain de proposer une façon d’écrire l’histoire qui n’ait guère besoin de prendre appui sur une origine. Dans la mesure où nous avons déjà publié un article sur ce sujet, je ne m’y attarderai pas plus ici (Smail et Shryock, 2013). Avec du recul, lorsque je réléchis à ma proposition d’étendre les bornes chronologiques de l’historien-ne, je me rends compte à quel point ODHB puisait dans les courants qui favorisaient l’émergence des histoires globales, mondiales ou transnationales. Pour reprendre les termes de Chakrabarty, ces courants ont grandement contribué à « provincialiser » l’Europe. Comme Shryock et moi l’avons défendu, une perspective historique profonde s’apparente, par bien des aspects, à une perspective postcoloniale ou subalterne transposée de l’espace au temps. Et ce glissement de perspective nous permet en conséquence de provincialiser la modernité. Mais quel serait l’avantage d’un tel renversement de perspective chronologique ? Mandressi a, pour sa part, des doutes sur son utilité, et l’on voit aisément d’où vient le problème. Puisque la recherche a des ressources limitées, l’extension de toute dimension, à l’instar de l’espace ou du temps, réduit forcément les autres. Les histoires transnationales, par exemple, limitent leur objet à un seul produit comme le pétrole ou le coton (Frank, 2005 ; Beckert, à paraître) et aux lettres d’une seule famille (Rothschild, 2011). Les histoires qui en résultent sont structurellement métonymiques et extrapolent le tout à partir des parties. Dans cette veine, Mandressi fait plusieurs remarques extrêmement perspicaces à propos des échelles, et depuis la parution d’ODHB, je suis peu à peu parvenu à en mesurer l’importance. Nous vivons dans un ordre de grandeur donné, 101. Il faut beaucoup d’imagination pour envisager les choses 3 Sur l’Angleterre, voir Doris Goldstein (2004). 155 DANIEL L. S MA IL en fonction d’autres ordres de grandeur. Les échelles qui apparaissent sur des cartes ou sur des plans sont littéralement des outils de traduction qui nous permettent de penser et de voyager aisément d’un ordre de grandeur à un autre. Les échelles englobent une série de chifres ascendants et de fractions décroissantes impossibles à saisir autrement et elles les relient en des paquets de décimales commodément emboîtées. Comme Mandressi le suggère, la plupart des historien-ne-s ont une perception assez intuitive du jeu d’échelles : la plupart cherchent à développer des arguments qui vont du général au particulier et inversement. Quand l’observateur zoome, les acteurs et les contingences sautent aux yeux. Quand en revanche il fait un zoom arrière, aleurent des modèles et des lois que l’on ne saurait apercevoir de près. En histoire, l’un de ces modèles est la téléologie ou la marche de l’histoire. Ce modèle est bien réel mais il n’existe que lorsqu’on prend de la distance. Prenons un exemple bien connu : l’expansion humaine à travers le globe semble inexorable lorsqu’on l’observe de loin, lorsque l’échelle se mesure en milliers ou en dizaines de milliers d’années. Vu de près, toutefois, on perçoit à peine ce mouvement. De même, la capacité d’action (agency) est visible à l’échelle des jours ou des années, et elle aussi est bel et bien tangible ; mais l’agency disparaît lorsque l’échelle augmente. Diférentes sortes de causalité apparaissent donc selon les diférentes échelles d’observation que l’on choisit. Lorsqu’on observe les conditions du traic routier, on voit se former des sortes d’ondes stationnaires. De près, elles semblent dues à des chaufeurs qui décident d’appuyer sur la pédale de frein. De loin, l’onde peut être modélisée en utilisant les règles mathématiques de la mécanique des luides, parce que la somme des actions individuelles produit un cadre qui transcende l’action. Une onde stationnaire dans la circulation, en d’autres termes, est la propriété émergente d’un système. Elle n’existe pas dans les muscles qui actionnent la pédale de frein. Il y a bien vingt ans, les débats entre l’école des Annales et la microstoria italienne ont démontré combien il était dénué de sens de privilégier les mérites d’une seule perspective (Revel éd., 1996). Ce point est déterminant. Nous faisons tous, peut-être inconsciemment, un choix à propos de nos échelles d’observation préférées et des schémas d’interprétation qui résultent de ce choix. Et ce qui détermine ce choix est une décision esthétique. Charles Darwin le disait très bien dans l’un des passages les plus souvent cités de L’origine des espèces : « Il y a de la grandeur dans cette vision de la vie […]. » Il parlait d’une vision de la vie où la providence et l’agency disparaissaient et où la complexité jaillissait simplement à partir de la répétition de règles simples. Or, tout le monde ne répond pas à cette esthétique, comme l’on pourrait pourtant s’y attendre. 156 RE TO UR S UR O N DEE P H I ST O R Y A N D T H E B R A I N Je mentionne ce point parce que Mandressi, tout au long de son texte, fait comme si les goûts de l’historien-ne allaient de soi. Il me reproche doucement de ne pas accepter l’idée selon laquelle les outils de la connaissance scientiique sont également des constructions historiques. Or, en naturalisant le goût des historien-ne-s, je crois que Mandressi commet une erreur similaire, car il ne parvient pas à envisager que la discipline historique soit elle-même conditionnée par la reproduction de ses propres recrues. Pour le dire autrement, les étudiant-e-s qui s’intéressent au passé humain et à l’histoire sur le temps long – là où l’agency disparaît et où ressortent des tendances apparentées à des lois – ne trouvent pas toujours un accueil chaleureux dans les départements d’histoire, en tout cas là où l’agency et la contingence sont des maîtres-mots. Par conséquent, ils cherchent refuge dans des domaines comme la sociologie historique, l’écologie comportementale et les études sur l’évolution des cultures4. Si la possibilité d’une perspective historique plus profonde devait échouer à toucher nombre d’historien-nes, peut-être est-ce moins dû à la discipline en elle-même qu’à la façon dont la discipline est aujourd’hui conigurée. Le cerveau est-il dans l’histoire ? Abordons un second aspect du livre. Comme je l’ai noté plus haut, ODHB est né au moment où le principe de la plasticité phénotypique se répandait dans les sciences de la vie, et en particulier au moment où le domaine de l’épigénétique commençait à faire irruption (Jablonka et Lamb, 2005 ; Carey, 2011 ; Francis, 2011). La vision épigénétique soutient que l’expression d’un gène résulte, au moins en partie, du contexte environnemental de ce gène. Ce contexte environnemental ne comprend pas uniquement le voisinage immédiat du gène (les autres gènes), mais un environnement encore plus extérieur, qui inclut l’environnement utérin et l’environnement social et physique. Les études sur les traumas historiques (historical trauma studies) ont révélé des cas remarquables où l’on peut observer les efets à long terme de l’environnement social sur l’expression des gènes, même s’il faut bien reconnaître que de telles études ont besoin d’être reproduites avant que l’on ne puisse aboutir à des conclusions sérieuses (Niewöhner, 2011 ; Walters et al., 2011). Dans le sillage de l’approche épigénétique, les découvertes en microbiologie proposent aujourd’hui de concevoir le corps humain non pas comme 4 Cela est vrai du monde anglophone ; je laisse le lecteur juger de la pertinence de ce modèle pour le cas français. 157 DANIEL L. S MA IL une entité construite simplement par l’ADN, mais plutôt comme un récif de corail, habité non seulement par « notre » ADN, mais aussi par une foule de microbes et d’autres particules vivantes, dont certaines ont directement pris place dans notre machinerie cellulaire5. Pour le dire avec Scott F. Gilbert, Jan Sapp et Alfred I. Tauber, « nous n’avons jamais été des individus » (2012)6. Ces approches peuvent être pensées comme des analogies, dans le domaine des sciences de la nature, à la théorie de l’acteur-réseau en sociologie ou à l’idée d’enchevêtrement en archéologie (Latour, 2005 ; Hodder, 2012). Tous ces moyens de compréhension sont holistes dans le sens où ils considèrent que l’assemblage ou le réseau, fait de nœuds et d’arêtes, est plus grand que la somme de ses parties. Comme Ian Hodder l’a soutenu de manière provocante, on peut même penser à l’assemblage lui-même – il l’appelle « enchevêtrement » – comme une entité façonnée par la sélection naturelle ou culturelle. À la lumière de cette littérature émergente, on peut mesurer aisément à quel point les deux derniers chapitres du livre ont paru trop tôt, avant que les efets de l’approche épigénétique et de la compréhension microbiomique du corps humain n’aient une chance de trouver un quelconque écho en sciences humaines. On ne trouve pas dans ODHB de résumé détaillé de l’épigénétique et de ses diférents courants, et les lecteurs méconnaissent d’ordinaire ce champ d’études ; il était par conséquent diicile d’éviter les malentendus, certains m’étant directement imputables, d’autres davantage liés aux caractéristiques propres à l’essai. Mandressi a raison, selon moi, de prendre ses distances avec le ton triomphaliste de certains passages du livre, même si je me permettrais de lui rappeler que l’enthousiasme pour la « neuro-vulgarisation » n’était pas si évident en 2006 et en 2007, lorsque j’écrivais ces chapitres. Ce que je voudrais rappeler à certains de mes détracteurs, c’est que s’ils lisent mon livre avec attention – comme l’a fait Mandressi –, ils découvriront qu’ODHB se veut une critique substantielle de certains pans des sciences cognitives qui tendent à tout réduire à la seule biologie. Pour le dire sans détours, les arguments d’ODHB s’accordent tout à fait avec une vision constructionniste du corps humain et de l’identité. La principale diférence réside dans le fait que je ne considère pas la culture comme un facteur souverain dès qu’il s’agit d’étudier la manière dont se forgent les corps et les identités. Je préfère plutôt une conception qui mette l’accent sur l’interaction constante entre la culture d’une part, et le cerveau et le système endocrinien de l’autre. 5 6 158 La métaphore du « récif du corail » circule chez les microbiologistes, tel David Relman. Je dois cette référence à Julia Adeney homas (à paraître). Je remercie Jeremy Burman pour cette référence. RE TO UR S UR O N DEE P H I ST O R Y A N D T H E B R A I N Vincent et Morin ont tous deux réagi attentivement à une proposition que j’ai faite au cinquième chapitre du livre, selon laquelle toute culture donnée peut être déinie en fonction de son proil psychotropique. Par déinition, il s’agit d’une entreprise heuristique, car rien ne permet véritablement de mesurer cela. Ce n’est certes pas le seul point problématique de ce chapitre, mais, comme Morin l’a justement (et charitablement) rappelé, il n’existait que très peu de modèles disponibles à l’époque pour imaginer ce genre d’histoire particulier. Bien que ceci n’apparaisse pas clairement dans le livre, je dois cette inspiration à un argument que le biologiste Richard Dawkins avance dans he Extended Phenotype (1982), et d’après lequel les organismes ont la capacité de s’étendre et de s’immiscer, par des moyens chimiques, dans d’autres organismes. L’enjeu était notamment de dire que l’inluence d’un gène ne s’arrête pas aux limites d’un corps. De ce point de vue, le barrage du castor fait partie du phénotype du castor. L’argument peut même être étendu à des structures physiques, voire à des cadres comportementaux : un comportement manifesté par un organisme A à l’instigation d’un organisme B devrait être considéré comme le produit du génotype de B. Mon propre usage du concept de phénotype étendu ne disait rien des objectifs de Dawkins, qui cherchait à comprendre les gènes. Pour ma part, je cherchais surtout à comprendre le pouvoir. Contrairement à ce qu’avance Vincent dans sa note, je ne considère pas la modernité comme étant « plus » psychotropique que les époques passées, même si je me rends bien compte que quelques remarques imprudentes ont pu donner lieu à une telle interprétation. Je cherchais plutôt à suggérer que toute culture a un régime psychotropique particulier. Si c’est bien le cas, des transformations historiques connues peuvent également avoir impliqué de manière simultanée le passage d’un régime psychotropique à un autre. Quant à la modernité européenne, je n’éprouve pas d’inclination particulière pour cette période, mais j’ai tenté de défendre l’idée (et je continue de le croire) que l’un de ses traits distinctifs réside dans la marchandisation de « packs » psychotropiques. Ici, ma dette à l’égard des approches marxiennes apparaît sans doute évidente. La discussion minutieuse que Vincent consacre à la littérature des émotions mérite qu’on s’y arrête en détail. Il existe en efet un vrai problème lié au fait que les sources écrites dont on dispose pour accéder à nos états intérieurs se révèlent aujourd’hui très peu satisfaisantes7. Dans le futur, on pourra probablement extraire des informations sur la testostérone endogène ou sur les efets du stress chronique à partir des ossements humains. Toutefois, je ne 7 Voir entre autres, sur ce sujet, la note critique de Jeremy Burman (2012). 159 DANIEL L. S MA IL suis pas sûr que cela puisse nous apprendre beaucoup. Comme d’autres historien-ne-s, j’ai cherché à contourner ce problème en tentant de dépouiller les textes du passé non pas pour y chercher des termes liés aux émotions, mais plutôt pour y trouver des descriptions de réactions somatiques. Je l’ai fait tout particulièrement dans un article peu lu sur la grande chanson de geste des révoltés, Raoul de Cambrai, où j’ai recensé scrupuleusement toutes les réactions somatiques trouvées dans le texte (Smail, 2005). Si les auteurs de cette épopée observaient avec précision les gens qui les entouraient et s’ils n’étaient pas trop contraints par leur genre littéraire – deux hypothèses, je l’admets, qui peuvent prêter à discussion –, alors on peut se faire une petite idée de ce qui se passait dans les corps de cette époque. Comme Morin l’a suggéré avec inesse, l’on ne devrait pas réduire « la vie mentale à la production et à l’interprétation des messages ». Je me suis justement intéressé ici à la manière d’explorer les messages que les corps s’envoient de manière autonome, sans me référer aux intentions des individus. Cela étant, les diicultés méthodologiques soulignées par Vincent sont bel et bien importantes. Mais sa critique ressemble à un cri de désespoir, car elle revient à airmer en somme que cela ne sert à rien de réléchir à ce que l’on ne pourrait tenir pour certain. L’argument de l’inconnaissable fut avancé il y a un siècle pour exclure la préhistoire des études historiques. Les nouveaux horizons sont-ils à ce point terribles qu’il ne faudrait même pas oser les contempler ? Qu’ODHB ait pu susciter une controverse me déconcerta au premier abord8. Je crois – c’est du moins ma conception de la recherche – que les idées sont là pour être creusées ; si elles ne font guère de bien, alors on s’en débarrasse et l’on passe à autre chose. Je dis cela avec une fausse naïveté, car je suis parfaitement conscient que la recherche est un monde tissé de luttes de pouvoir, et peut-être même de peur. Cette peur m’apparut clairement il y a quelques années, lorsque j’ai pris conscience que les personnes qui s’inquiètent par rélexe dès qu’on prononce le mot « biologie » sont les mêmes qui utilisent à tout-va le mot « danger ». Après une conférence que j’avais donnée à Ottawa, une collègue francophone avait fait cette remarque tout à fait caractéristique : « Ces idées-là seraient dangereuses dans les mains d’autrui », ou une phrase dans ce ton. J’ai un peu de peine pour ceux qui ferment leur esprit, mais je ne peux en aucun cas les libérer de leurs propres peurs. Le vrai problème, bien entendu, est que certaines critiques procèdent d’une lutte manichéenne contre des caricatures de la sociobiologie, un mal 8 160 Pour un aperçu de ces débats, voir Burman (2012) ; ainsi que le numéro 105 de la revue Isis (2014). RE TO UR S UR O N DEE P H I ST O R Y A N D T H E B R A I N qu’ils voient dans le livre parce qu’ils n’en font qu’une lecture rapide et supericielle9. Or, ce qui me surprend, c’est que je suis, dans une très large mesure, de leur côté. Mais plutôt que de formuler des arguments en faveur de « notre » position en utilisant le langage de la critique culturelle, je choisis d’utiliser le langage des sciences naturelles, non pas parce que je pense qu’il ofre un accès privilégié à la vérité, mais parce que le meilleur moyen d’atteindre des collègues spécialistes d’autres domaines est d’essayer de parler leur langage. Voilà ce que signiie l’interdisciplinarité, même si un travail de ce type n’est pas forcément du goût de tout le monde. À ce titre, l’un des objectifs majeurs du livre était de montrer combien certains courants théoriques des humanités et des sciences sociales pouvaient bien se combiner avec des courants théoriques dans les sciences de la vie. Le constructivisme culturel trouve une analogie dans la plasticité développementale. L’épigénétique rappelle les idées de Foucault sur le biopouvoir. Le rapprochement n’est pas parfait en tous points, mais je croyais – et je continue de le croire encore plus fort aujourd’hui – que l’efort que l’on fait pour harmoniser ces langages pourra porter ses fruits dans les deux camps. Bibliographie Beckert Sven, à paraître, Empire of Cotton. A Global History, New York, Alfred A. Knopf. Burman Jeremy, 2012, « History from within ? Contextualizing the new neurohistory and seeking its methods », History of Psychology, vol. 15, p. 84-99. Carey Nessa, 2011, he Epigenetics Revolution. How Modern Biology Is Rewriting Our Understanding of Genetics, Disease and Inheritance, Londres, Icon. Chakrabarty Dipesh, 2009, « he climate of history : Four theses », Critical Inquiry, vol. 35, p. 197-222. — 2012, « Postcolonial studies and the challenge of climate change », New Literary History, vol. 43, p. 1-18. 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Social Science Research on Race, vol. 8, p. 179-189. 163 Marilyn Strathern INTR O D U CT I O N Marilyn Strathern et l’anthropologie française OLIVIER AL L ARD Marilyn Strathern est une des anthropologues les plus importantes du monde anglophone, mais elle reste largement méconnue en France : quelques auteurs la discutent ou s’en inspirent, certains la citent du bout des lèvres, et la plupart l’ignorent. Le plus souvent, les francophones font référence à son chef-d’œuvre, he Gender of the Gift (1988), où elle s’attache à saisir les formes de la vie sociale en Mélanésie en élaborant un langage conceptuel compatible avec les conceptions des Mélanésiens eux-mêmes. Elle joue de la tension entre le féminisme, l’anthropologie et les idées mélanésiennes, pour déstabiliser les perspectives occidentales, mettre au jour leurs présupposés, et proposer des conceptualisations alternatives : c’est ainsi un ouvrage d’une immense portée critique, qui est loin de se réduire à une synthèse sur une aire régionale. Mais il n’a globalement eu qu’un impact supericiel sur l’anthropologie française, et a pu faire de l’ombre au reste d’une œuvre riche et variée : les travaux de Strathern sur la parenté anglaise, puis son intérêt pour la procréation médicalement assistée, l’ont ainsi conduite à aborder la technologie, la science et le droit – en faisant toujours jouer un rôle productif aux divergences ou aux rapprochements possibles avec la Mélanésie. Pour expliquer la faible inluence de Strathern en France, qui contraste avec le poids qu’elle a dans d’autres pays, on invoque souvent son style peu accessible et ses constructions tortueuses. C’est probablement juste, et le lecteur est soulagé d’apprendre que ce diagnostic est partagé par l’un de ses meilleurs exégètes : Alfred Gell dit ainsi avec humour que les voyants d’alerte du cerveau s’afolent au bout d’une page et demie du Gender of the Gift (1999, p. 30). Ce n’est donc sans doute pas un hasard si, jusqu’à ce jour, son unique texte en français était une courte note où elle revenait sur son parcours intellectuel, de surcroît publiée dans une revue canadienne T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 67 -1 73 O LIVIER A LLA RD (Strathern, 1987). Ce dossier consacré à Strathern vise à remédier à cette situation, en réunissant une traduction de « he patent and the malanggan » (2001), une mise en perspective de l’approche strathernienne du genre par Pascale Bonnemère, une exploration de Partial Connections (2004) par André Iteanu, et une présentation de la « boîte à outils conceptuelle » de Strathern par Alice Street et Jacob Copeman. Il est bien entendu impossible d’embrasser toutes les facettes de l’œuvre de Strathern, mais on peut espérer amorcer ainsi un débat. Ce dialogue inabouti ne s’explique pas seulement par une barrière linguistique et stylistique, mais aussi par des raisons d’un autre ordre, qui relèvent de la posture théorique et analytique de Strathern : le lectorat français a pu être gêné par des similitudes non explicitées ou des divergences trop marquées avec les recherches menées en France, comme si l’anthropologie strathernienne s’y déployait en parallèle, ou inversement, s’y heurtait perpendiculairement. Sans prétendre à l’exhaustivité, il semble important, en introduction de ce dossier, d’évoquer les thèmes qui sont au cœur du malentendu entre Strathern et la France. Une anthropologie relationnelle Un des traits distinctifs de l’anthropologie de Strathern est probablement son approche radicalement relationnelle, notamment dans sa conceptualisation de la Mélanésie. Comme le montre Bonnemère, Strathern récuse la pertinence de la paire conceptuelle individu/société pour penser les formes de socialité mélanésiennes : dans cette région du monde, les personnes ne sont pas des individus qui préexisteraient aux relations et devraient être socialisés, ce sont dès l’origine des microcosmes de relations sociales, le « site composite » des relations qui les ont produites. Ainsi, dans les îles Trobriand, un enfant est le produit des relations (qui correspondent à différentes formes d’échange) entre sa mère, son père et son oncle maternel : l’enfant réiie ces relations et les rend visibles ; il « est » un ensemble de relations. De cette approche découle l’idée que le genre n’est pas un attribut essentiel des personnes, mais un aspect des relations et de l’action : pour Strathern, les personnes mélanésiennes sont fondamentalement androgynes, et sont alternativement masculinisées et féminisées, dans des relations de sexe croisé (cross-sex) et de même sexe (same-sex). En quoi une telle approche peut-elle être problématique par rapport à l’anthropologie française ? Je pense que le cœur du problème n’est pas vraiment sa reconceptualisation radicale de certaines notions clés, par exemple 168 IN TRO DUC T I O N . M A R I LY N ST R AT H E R N l’idée qu’existent en Mélanésie des personnes « dividuelles » ou divisibles (plutôt que des « individus ») qui sont susceptibles de détacher des parties d’elles-mêmes sous la forme d’artefacts ou de substances corporelles. Si certaines implications de l’analyse de Strathern ont été contestées, comme le souligne Bonnemère, son approche relationnelle me semble dérangeante non pas parce qu’elle aboutit à des résultats trop étranges, mais parce qu’elle nous paraît bizarrement familière : l’idée que les relations préexistent aux termes (ici, aux personnes et aux choses), et les déinissent, ne peut guère sembler novatrice à un chercheur français, tant c’est pour nous un acquis – notamment du structuralisme. Or Strathern n’y fait jamais référence et, aux yeux des lecteurs francophones, elle peut sembler être structuraliste sans le savoir. Street et Copeman notent qu’un tel rapprochement a été fait par plusieurs auteurs, et qu’il renvoie aussi à la conception même du Gender of the Gift, travail comparatif qui traite les diférences internes à la Mélanésie comme des variations autour d’un même thème : les initiations masculines de certains groupes sont une « transformation structurale » de l’échange cérémoniel qui existe ailleurs, même si Strathern n’emploie pas un tel terme. Ce projet est inalement très comparable à celui des Mythologiques (Lévi-Strauss, 1964-1971), et tend à provoquer le même étourdissement chez le lecteur. Strathern n’est cependant pas une simple structuraliste, et je voudrais souligner l’originalité de son approche relationnelle. Selon elle, « les anthropologues utilisent des relations pour dévoiler des relations » (2005, p. vii) : elle s’est donc aussi attachée à problématiser le rapport entre la relation comme outil scientiique (mettre en relation des phénomènes, par exemple dans un rapport de causalité) et comme objet d’étude (analyser les relations sociales, par exemple la parenté). Ce retour rélexif l’a amenée à discuter les ambiguïtés et les discordances qui peuvent s’établir entre diférentes conceptions de la relation – par exemple comme connexion d’entités distinctes ou comme processus duel d’identiication et de diférenciation (2014, p. 58). En efet, comme le montre Iteanu, la « coupure » et la diférenciation sont au cœur de l’anthropologie strathernienne. En Mélanésie, on observe en efet des « relations qui séparent » (1988, chap. 8) : la réciprocité n’a pas pour simple objet de créer du lien, elle n’est pas intégratrice, car en même temps l’échange « détache » les personnes les unes des autres en les diférenciant (ibid., p. 191). Pour prendre un seul exemple, dans une société de la région de Massim, une sœur doit être « séparée » de son frère (en épousant un autre homme) pour que leur relation devienne productive, et qu’il puisse recevoir le fruit du travail de sa sœur sous la forme d’un objet kula – et d’enfants qui, dans un système matrilinéaire, appartiennent au même 169 O LIVIER A LLA RD clan que lui (ibid., p. 194-195). L’échange ne peut relier qu’en séparant en même temps. Mais, pour poursuivre la mise en rapport de l’activité scientiique et de la socialité mélanésienne, on peut relever avec Street et Copeman que c’est aussi une caractéristique du travail comparatif de Strathern : elle privilégie les diférences et les écarts, et met l’accent sur les « bifurcations » entre phénomènes et entre perspectives disciplinaires. Des comparaisons fragmentées Dans he Gender of the Gift, Strathern s’appuie sur une opposition massive entre la Mélanésie et le monde « euro-américain » : ainsi, la première serait caractérisée par une économie du don, où les choses et les personnes sont traitées comme des personnes ; et le second par une économie de marchandises, où les choses et les personnes sont traitées comme des choses (Gregory, 1982). Néanmoins, comme le souligne Bonnemère, l’opposition élaborée dans he Gender of the Gift correspond avant tout à un « exercice de pensée ». Strathern fait un portrait de la socialité mélanésienne qui est l’inverse de ce qu’elle semble être à des yeux occidentaux, et on peut se demander si son objectif est d’analyser cette région du monde ou de critiquer nos préjugés conceptuels. À partir des années 1990, certains écrits de Strathern prennent cependant une autre forme, notamment à mesure que s’accroît son intérêt pour des phénomènes « euro-américains » tels que la procréation médicalement assistée ou la culture du contrôle de gestion : elle ne se contente plus d’opposer deux systèmes dans leur globalité, mais multiplie des juxtapositions inattendues dont l’objectif est de créer la surprise, comme le notent Street et Copeman. Ces « bifurcations » incessantes dans l’analyse, et le rapprochement de phénomènes malgré leur caractère disparate et leurs diférences d’échelle – qu’analyse aussi Iteanu – sont donc déconcertants pour des lecteurs habitués aux ancrages ethnographiques rassurants et aux comparaisons réglées. Si nous peinons à saisir le sens de cette forme d’écriture et d’analyse, c’est aussi parce qu’elle constitue en partie une réponse à une critique qui a eu beaucoup moins d’impact en France que dans le monde anglophone : celle du courant postmoderne. Gildas Salmon (à paraître) a suggéré que he Gender of the Gift pouvait déjà être lu de cette manière, car Strathern joue de la tension entre perspective féministe et perspective anthropologique pour refuser toute totalisation théorique (tout grand narrative). Mais ce principe devient beaucoup plus explicite à partir de Partial Connections où, comme le montre Iteanu, Strathern utilise l’image du 170 IN TRO DUC T I O N . M A R I LY N ST R AT H E R N « cyborg » pour exprimer son alliage hétérogène de féminisme et d’anthropologie. Une section de l’ouvrage s’intitule d’ailleurs « Writing anthropology », en réponse directe au Writing Culture de James Cliford et George Marcus (éd., 1986) : si Strathern n’est aucunement postmoderne, elle s’impose de produire une forme de savoir qui ne tombe pas sous le coup de leurs critiques, ce qui passe notamment par une manière particulière d’écrire et de composer ses textes. L’article traduit pour ce dossier, « Le brevet et le malanggan », est très représentatif des recherches menées par Strathern depuis cette époque : elle y compare des sculptures funéraires mélanésiennes, les malanggan – qui sont également connus en France grâce aux travaux de Brigitte Derlon (1997) –, aux diférents outils du droit de la propriété intellectuelle. La comparaison repose certes sur un contraste, mais Strathern ne le postule pas comme une dichotomie stable, et cherche au contraire à l’ainer et à le fragmenter en faisant de constants allers-retours entre la Mélanésie et l’EuroAmérique, en produisant des échos et des réverbérations. Un autre regard sur la domination masculine Un dernier point de contentieux (latent) peut expliquer la faible inluence de Strathern en France : son approche de la domination masculine et des relations de pouvoir. Bonnemère et Iteanu discutent tous les deux la relation ambivalente que Strathern entretient avec le féminisme : elle s’est appuyée sur ce mouvement (notamment pour déstabiliser l’anthropologie), mais a aussi remis en cause la pertinence de la plupart de ses outils conceptuels pour comprendre la socialité mélanésienne. Ainsi, Strathern refuse de considérer que les femmes sont cantonnées à une sphère domestique qui serait moins sociale que la sphère publique occupée par les hommes, et qu’on les dévaloriserait en les renvoyant à des capacités naturelles telles que la procréation. Une telle opposition entre la nature et la culture (ou la société) n’existe pas plus en Mélanésie que dans d’autres régions du monde (Descola, 2005), et Strathern veut utiliser à sa place la distinction entre « deux types de socialité » : les actions collectives, dans le cadre de relations de même sexe, et les relations particulières, de sexe croisé, fondées sur l’interdépendance (1988, p. 92-97, p. 274-288). Toute la première partie du Gender of the Gift est construite comme une critique des concepts courants employés par les auteures féministes. Strathern ne nie pas la violence que les hommes peuvent exercer sur les femmes, mais refuse d’en rendre compte en des termes incompatibles avec les conceptions mélanésiennes de la réalité, 171 O LIVIER A LLA RD telles qu’elle présente ces dernières : ici, elle utilise l’anthropologie (comme critique de l’ethnocentrisme intellectuel) pour déstabiliser le féminisme. Cette critique a été prise au sérieux dans le monde anglophone, serait-ce pour la contester, alors que les auteurs français ont eu tendance à la disqualiier hâtivement, en taxant Strathern de culturaliste aveugle à la réalité des rapports de domination. Son refus de traiter les institutions mélanésiennes comme un appareil idéologique – permettant aux hommes de légitimer leur domination – est presque irrecevable en France. D’une part parce que les approches « matérialistes » ont historiquement été prépondérantes dans le mouvement féministe (Delphy, 1998). D’autre part parce que, comme le relève Bonnemère, la réinterprétation par Strathern des rites d’initiation masculine en Mélanésie s’oppose directement à l’analyse qu’en avait proposée Maurice Godelier (1982) dans un ouvrage qui a eu de grands échos en France. En efet, Strathern met en avant un principe radical pour critiquer, à partir des conceptions mélanésiennes, les analyses en termes d’idéologie et de légitimation : « On ne peut pas se cacher à soi-même ce qu’on ne sait pas » (1988, p. 326). À l’opposé, elle suggère que la violence exercée par les hommes peut simplement être expliquée par une asymétrie entre les modalités d’action que les hommes et les femmes ont à leur disposition : les premiers peuvent « faire corps » de manière collective, constituant une « unité plurielle » où leurs actions sont répliquées, multipliées et agrandies par celles des autres, alors que les femmes restent isolées avec leur corps « singulier » (ibid., p. 327-328). Pour Strathern, c’est toutefois très diférent de l’idée que les hommes contrôlent « la société », car il ne s’agit que d’une forme de socialité ou d’action qui leur ofre un avantage, et qu’il faut comprendre dans le cadre d’une approche du pouvoir comme capacité à « extraire » des actions d’autrui, plus qu’à les gouverner ou les contrôler (Street et Copeman, 2014, p. 14). De manière quelque peu paradoxale, on peut donc dire que l’idéalisme de Strathern est profondément ancré dans la pratique : tout d’abord parce qu’il est construit de manière comparative à partir de l’analyse de pratiques sociales concrètes (et non pas du discours d’informateurs), mais surtout parce qu’il est orienté vers l’élucidation de l’action – de ses conditions, de ses formes et de ses efets. Bibliographie Clifford James et Marcus George éd., 1986, Writing Culture. he Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press. Delphy Christine, 1998, L’ennemi principal, t. 1, L’économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse. 172 IN TRO DUC T I O N . M A R I LY N ST R AT H E R N Derlon Brigitte, 1997, De mémoire et d’oubli. Anthropologie des objets malanggan de Nouvelle-Irlande, Paris, CNRS Éditions - Éditions de la MSH. Descola Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard. Gell Alfred, 1999, « Strathernograms, or the semiotics of mixed metaphors », he Art of Anthropology. Essays and Diagrams, E. Hirsch éd., Londres, Athlone, p. 29-75. Godelier Maurice, 1982, La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard. Gregory Chris, 1982, Gifts and Commodities, Londres, Academic Press. Lévi-Strauss Claude, 1964-1971, Mythologiques, Paris, Plon. Salmon Gildas, à paraître, « De la délégation ontologique : naissance de l’anthropologie néo-classique », Métaphysiques comparées. La philosophie à l’épreuve de l’anthropologie, P. Charbonnier, G. Salmon et P. Skaish éd., Actes du colloque de Cerisy, 26 juillet 2 août 2013. Strathern Marilyn, 1987, « L’étude des rapports sociaux de sexe : évolution personnelle et évolution des théories anthropologiques », Anthropologie et sociétés, vol. 11, no 1, p. 9-18. — 1988, he Gender of the Gift. Problems with Women and Problems with Society, Berkeley, University of California Press. — 2001, « he patent and the malanggan », heory, Culture & Society, vol. 18, no 4, p. 1-26. — 2004 [1991], Partial Connections, Walnut Creek, AltaMira Press. — 2005, Law, Kinship, and the Unexpected. Relatives are always a Surprise, Cambridge, Cambridge University Press. — 2014, « Kinship as a relation », L’Homme, no 210, p. 43-62. Street Alice et Copeman Jacob, 2014, « Social theory after Strathern : An introduction », heory, Culture & Society, vol. 31, no 2-3, p. 7-37. 173 Le brevet et le malanggan MARILY N ST RAT H ERN TRADUI T D E L’ ANG L AI S PAR O L I V I ER A L L A R D L’impression que la technologie est « partout » – à l’intérieur de nous et autour de nous – vient entre autres choses de la manière dont les modernes se décrivent1. Nous (les modernes de type euro-américain) amalgamons toutes sortes d’appareils, d’exemples d’ingéniosité et d’aides à la vie, comme s’ils avaient ensemble une existence supérieure à celle que n’importe quel engin pourrait avoir par lui-même. Ce conglomérat est cimenté par deux principes majeurs. Dans la langue courante, la « technologie » renvoie à la dimension contemporaine et innovante de la modernité ; elle renvoie également à une inventivité créative qui en vient par elle-même à exister. Une partie importante du droit de la propriété intellectuelle, par exemple, a pour objet les producteurs d’un engin, lorsque ces producteurs peuvent aussi montrer qu’ils en furent les innovateurs et les inventeurs originaux. Je voudrais tirer proit des discours dominants sur la technologie et de ceux (de plus en plus dominants) sur la propriété intellectuelle, ain de décrire une partie du monde que l’on n’inclut habituellement pas dans le champ d’application de ces constructions discursives. Cela nous permet de poser la question suivante. Si l’on s’intéresse à la manière dont nous acquérons une familiarité avec la technologie, alors comment faisons-nous de la technologie quelque chose d’étranger en premier lieu ? Ma boîte à outils est composée de quelques manuels sur le droit de la propriété intellectuelle, du catalogue d’une exposition de sculptures en bois, et de quelques rélexions anthropologiques sur l’enchantement. 1 N.d.t. Ce texte est la traduction de « he patent and the malanggan », paru dans heory, Culture and Society, vol. 18, no 1, 2001, p. 1-26 (reproduit avec l’autorisation de Sage Publications). Je m’appuie sur la version ultérieurement publiée par l’auteur dans Kinship, Law and the Unexpected. Relatives Are Always a Surprise, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 92-110. Je remercie vivement Matthew Carey et Marc Lenormand pour leur relecture attentive. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 1 75 -2 02 MAR ILYN S TRATHE RN Introduire le corps La Nouvelle-Irlande, au large de la côte de Papouasie-Nouvelle-Guinée, est célèbre pour ses délicates sculptures colorées, qui sont appelées « malanggan ». En efet, la possibilité de faire voyager ces dernières loin de ces îles est inscrite dans leur technologie. Dans l’ensemble, elles sont à la fois portatives et durables, tout en étant éphémères au plus haut point dans l’esprit de leurs producteurs. Les malanggans sont produits ain d’être jetés. On leur accorde une grande attention lorsqu’on les fabrique, mais ils peuvent n’être exposés que pendant quelques jours, voire quelques heures, avant de devoir être détruits ou jetés. Une façon de les détruire consiste à les mettre entre les mains des négociants européens : ils sont par conséquent l’un des types d’œuvre d’art les plus prisés de toutes les régions ethnographiques du monde. Les malanggan viennent du nord de la Nouvelle-Irlande, où ils circulent entre plusieurs groupes linguistiques distincts2. On peut les imaginer comme des corps, même si ces corps apparaissent sous de nombreuses formes et apparences diférentes. Les plus courants (et portatifs) prennent l’aspect d’êtres humains et animaux : un masque, par exemple, qui possède l’apparence générale d’une tête, est fait de nombreuses petites sculptures, de serpents, d’oiseaux, de poissons, d’ailes de perroquet3. Il est censé contenir la force vitale d’une personne décédée : les habitants de Nouvelle-Irlande disent qu’il fournit aux défunts un « corps » ou une « peau », maintenant que leur autre corps n’existe plus4. Des corps présents peuvent à la fois se substituer à des corps absents (suivant l’exégèse oferte en Nouvelle-Irlande de la sculpture comme un corps pour le défunt), et (suivant mon exégèse) être présentés comme étant composés d’autres corps, comme une tête est composée d’oiseaux et de poissons. Il est délicat de déterminer si on devrait considérer que les corps plus petits sont à l’intérieur du plus grand ou qu’ils 2 3 4 176 Les conceptions de base du malanggan sur lesquelles je m’appuie ici sont partagées à travers la région, voir Küchler (1987, p. 239, et note 4), qui renvoie notamment à Lewis (1969). Les « clans » matrilinéaires sont dispersés à travers toute la zone ; ils se concentrent localement comme des groupes de parenté fondés sur des villages, et sont conceptuellement rassemblés sous un nom commun à toute la région. On verra plus tard l’importance de la remarque de Küchler (1987, p. 249), suivant laquelle la « relation entre les unités locales d’un clan matrilinéaire est appréhendée en termes de lieux et de mouvements des personnes entre les lieux ». Il y a plusieurs illustrations chez Lincoln (1987) et, postérieurement à la rédaction originelle de ce texte, chez Küchler (2002). Il n’y a ici qu’un seul terme (« peau », tak ; Küchler, 1992, p. 100) ; le malanggan remplace temporairement le corps en décomposition du défunt, avant qu’on le laisse lui-même pourrir d’une façon ou d’une autre. Une excellente présentation des approches anthropologique du « corps » est faite par Csordas (1999). L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N sont attachés à sa surface – dans l’une ou l’autre perspective, pour parler en termes visuels, des images sont composées d’images. Quel type d’espace habitable est donc créé ici ? Imaginer des entités qui « contiennent » des entités est une manière de rendre concrètes les notions d’habiter et d’occuper. Mais, bien sûr, une telle stratégie prend au sens littéral5 la conception phénoménologique de base suivant laquelle on ne peut décrire le monde tel qu’il apparaît aux personnes, sans décrire le caractère de l’être des personnes qui fait du monde ce qu’il est6. Par conséquent, les personnes sont autant dans le monde que le monde est en elles. Avec cette formulation vient ma question : plutôt que d’être surpris qu’il y ait quoi que ce soit de spécial quant au fait d’« habiter la technologie », pourquoi pensons-nous que la technologie requiert des techniques d’habitation particulières, et par conséquent pourquoi, en fait, la mettons-nous à distance de nous-mêmes7 ? De ce point de vue, on peut commencer à trouver de l’intérêt aux diférentes conceptions culturelles de l’idée qu’il y a des mondes à l’intérieur des mondes. Ce masque n’est pas l’esprit de la personne défunte, c’est une peau ou un corps pour l’esprit de cette personne. L’esprit est sur le point de devenir un ancêtre, et on sculpte ce corps pour lui donner une forme faisant partie du répertoire ancestral du clan de la personne. C’est un contenant temporaire pour recevoir le pouvoir ancestral, et il est aussi contenu dans le pouvoir ancestral. Qu’y a-t-il donc de si particulier dans le fonctionnement de ce pouvoir, pour qu’il faille le placer dans un corps avant de pouvoir le libérer ? Pourquoi, comme les Euro-Américains qui réléchissent à la technologie, les habitants de Nouvelle-Irlande font-ils tant d’eforts pour se séparer eux-mêmes – le contenu par opposition avec le contenant – de ce qu’ils considèrent comme les enveloppant ? Nous y reviendrons. Des observateurs euro-américains feraient sans aucun doute des commentaires sur le savoir-faire technique nécessaire à la fabrication des 5 6 7 Casey (1996, p. 39) note l’insistance de Heidegger, qu’on devrait à mon avis prendre au pied de la lettre, sur l’idée que c’est « dans des habitations que nous sommes le plus sensibles aux efets des lieux sur nos vies » (« lieu » renvoie ici à l’incorporation). J’hésite à emprunter des termes aux développements philosophiques généraux sur les orientations corporelles et conceptuelles qui préigurent le monde perçu (Heidegger, Merleau-Ponty), notamment « habiter », pour les appliquer ensuite à des contextes ou à des environnements culturellement perçus. L’emprunt nous permet, peut-être, de poser une question intéressante : comment les gens fabriquent-ils l’idée d’un monde qui « contient » en lui les choses et les personnes ? Des anthropologues se sont appuyés sur l’idée d’habiter pour développer une dialectique non pas avec la technologie mais avec le voyage (Battaglia, 1999, p. 129, citant Feld et Basso, 1996), ou, explicitement en référence à Heidegger, avec la construction (Ingold, 1995). Pour une monographie qui explore de manière merveilleuse quelques-unes de ces idées, voir Weiner (1991). 177 MAR ILYN S TRATHE RN malanggan8. Ils pourraient également être tentés de lire les motifs animaux comme des références à la nature, ce qui parlerait aux sensibilités euro-américaines : des populations en apparence non modernes seraient en efet plus proches qu’eux-mêmes de leur environnement, dans la mesure où il leur manque la médiation des appareils de la haute technologie. Toutefois, pour les habitants de Nouvelle-Irlande, les oiseaux et les poissons ne peuvent posséder une telle signiication. Ils ne pensent pas qu’ils sont dans la nature ou que la nature est en eux9, pas plus qu’ils ne pensent qu’il y a une quelconque opposition entre la nature et cette application du savoir que les Euro-Américains appellent la technologie. L’enchantement À l’inverse, une telle distinction est profondément ancrée dans les modes de pensée euro-américains, et elle est sans cesse réinventée, tout comme l’est un de ses équivalents, la distinction entre le social et le biologique (Pottage, 1998, p. 741). Considérons la façon dont la « technologie » habite la langue anglaise. En renvoyant à une entité substantive, elle rassemble de nombreuses choses sous cette seule rubrique, de telle sorte que les anglophones discernent partout les produits de la technologie et les distinguent d’autres produits. Dans la langue courante, un lave-vaisselle est un artefact d’un monde technologique, alors qu’un évier de cuisine n’en est simplement pas un. La technologie, suivant le sens culturel qu’elle possède couramment dans cette langue [anglaise], ne se contente pas de réiier l’efort ou la production ; elle réiie, donne une forme tangible à une créativité qui est vue comme revigorante. Ainsi, la technologie incorpore plus que la reconnaissance des techniques manuelles de l’homme ; elle ofre une preuve de l’esprit continuellement créatif qui cherche à accroître les capacités de la société10. De plus, elle fait 8 La virtuosité technique renvoie au contrôle absolu qui est nécessaire pour produire de tels efets à partir de ces matériaux : des structures légères, aériennes et luides faites de bois massif (mais elles ne sont pas plus miraculeuses que la cathédrale faite d’allumettes, voir Gell, 1999, p. 167, note 10). Avant l’arrivée de l’acier, une grande partie du travail de sculpture était réalisée grâce au feu. 9 En partie parce que ce n’est pas un concept réiié dans leur pensée, en partie parce qu’ils n’ont pas une conception écologiste de ce que les Euro-Américains appelleraient le monde naturel « dans lequel » ils semblent être situés. 10 Le rôle culturel que la technologie en est venue à jouer dans les perceptions qu’ont les EuroAméricains de leur place dans le monde, à son tour, a donné une impulsion au concept de propriété intellectuelle ; les droits de propriété intellectuelle présentent un miroir à la créativité éblouissante. Car la « propriété intellectuelle » renvoie simultanément à un objet ou une technique qu’on a rendu accessible à la connaissance, en autorisant son usage et sa circulation, et à 178 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N intervenir des agents dont les eforts sont socialement augmentés, de la manière non seulement dont un outil permet d’augmenter l’efort humain, mais dont des innovations se substituent aux anciens labeurs (la machine à laver est supposée permettre à la plongeuse de consacrer son temps à d’autres choses, pour prendre une image radicalement plus sympathique que la description bouleversante que fait Gell [1998] des mines terrestres comme l’agentivité [agency] dispersée d’un commandant militaire). Mettons tout cela ensemble, et nous aurons énuméré quelques-unes des valeurs associées à ce type particulier de créativité que les Euro-Américains reconnaissent dans une invention. Car, de tous les produits de la créativité humaine, les inventions sont déinies par le pouvoir qu’a la technologie de leur donner vie. Lorsque l’on considère qu’elle trouve sa source dans l’inventivité, on pourrait dire que la technologie vit parmi nous dans un état enchanté. Je prends ici mes libertés avec l’essai de Gell (1999) sur l’enchantement de la technologie. L’enchantement de la technologie repose sur « le pouvoir qu’ont les processus techniques de nous envoûter » (ibid., p. 163)11, sur notre interprétation de la manière dont les artefacts en sont venus à exister, et donc sur notre émerveillement face à la possibilité même de traduire une idée en invention et une invention en un appareil qui fonctionne. Les artefacts eux-mêmes semblent recueillir du pouvoir, en captant l’énergie humaine qu’ils augmentent12. Par-dessus tout, ils représentent des 11 12 la connaissance, sur laquelle on peut émettre des revendications, qui en a fait un objet ou une technique. Les inventions sont impuissantes s’il y a un trop grand écart technologique entre l’idée et son application (Phillips et Firth, 1990, p. 42). La virtuosité technique lamboyante (l’enchantement de la technologie) joue un rôle important dans les efets que les processus techniques produisent. Les termes employés par Gell sont délibérément récursifs. Au sujet de l’art et de la magie, il écrit : « Il me semble que l’eicacité des œuvres d’art comme composantes de la technologie de l’enchantement […] est elle-même le résultat de l’enchantement de la technologie, le fait que les processus techniques, tels que la sculpture de proues de pirogues [qui ont des propriétés magiques], sont [notoirement] interprétés de manière magique, de telle sorte que, en nous enchantant, ils font apparaître les produits de ces processus techniques comme les réceptacles enchantés du pouvoir magique » (Gell, 1999, p. 166). Au sujet de la maquette en allumettes de la cathédrale de Salisbury, qui l’avait impressionné lorsqu’il était enfant, il écrit pareillement : « La maquette en allumettes, qui fonctionne essentiellement comme une publicité, fait partie de la technologie de l’enchantement, mais elle atteint cet efet via l’enchantement projeté par ses moyens techniques, la manière dont elle est venue à exister, ou, plutôt, l’idée que l’on se forme de la manière dont elle est venue à être » (ibid., p. 167). En tant que concept, la technologie « renvoie essentiellement aux principes rationnels [logos] qui gouvernent la construction des artefacts et elle indique un abandon de la production artisanale ou manuelle [techne] en faveur de la possibilité d’incorporer des compétences dans des machines qui peuvent ensuite être “manipulées” par des travailleurs relativement non qualiiés » (Harvey, 1997, p. 6, d’après Ingold, 1988, 1997). Comme le remarque Ingold (1997, p. 131), la part créative de la fabrication ne se trouve plus dans l’application des compétences de l’artisan, mais « dans l’élément de conception ou de planiication » qui a permis de concevoir la machine elle-même. 179 MAR ILYN S TRATHE RN manifestations physiques de la virtuosité technique et de la créativité de leur concepteur. Dans un monde industriel, de tels créateurs peuvent se faire reconnaître à travers des marques, qui produisent leurs propres efets d’envoûtement (Coombe, 1998), mais ils peuvent tout aussi bien se perdre dans l’anonymat. Ces inventeurs sans nom pourraient être nommés, mais – et c’est important – lorsqu’on ne les connaît pas, ils peuvent renvoyer l’aura d’une capacité difuse ou généralisée, qui augmente notre sentiment d’être les héritiers d’une créativité collective13. L’enchantement repose sur une dimension supplémentaire, l’accroissement de l’agentivité sociale. Et ici nous rencontrons la technologie de l’enchantement. La séparation est une technique essentielle qui permet de créer un espace enchanté. Comme je l’ai déjà dit, on ne devrait pas être surpris qu’il y ait quelque chose de particulier dans le fait d’habiter la technologie, mais on devrait plutôt se demander comment on la met à distance. Une manière évidente de produire cette distance consiste à séparer la technologie des autres aspects de la vie. L’efet magico-puriicatoire de la séparation conceptuelle (Latour, 1993) suggère qu’il y a quelque chose de spécial dans l’agentivité inventive des humains ; l’accès à la technologie est à son tour valorisé, car c’est ce qui permet à l’individu d’étendre une telle capacité générale. Comment fonctionne cette séparation puriicatrice ? Si la technologie habite la langue anglaise comme une entité substantive, elle peut aussi faire penser à d’autres entités auxquelles elle s’oppose : parfois la société14, parfois la nature. Quand c’est la nature qui lui sert de contrepoint, la technologie et la société peuvent converger comme ce qui, ensemble, élargit la sphère de l’activité humaine aux dépens de la nature. La nature met la technologie à une certaine distance de son propre monde. Ainsi, ce qui est catégorisé comme relevant de la nature fournit simultanément une mesure de l’efectivité de la technologie, en relétant des degrés d’activité humaine. De plus, grâce à la magie de la logique du jeu à somme nulle, cette mesure semble fonctionner automatiquement : plus il y a d’activité humaine, moins il reste de nature vierge ou de processus naturels dans le monde. On peut le voir dans n’importe quelle avancée médicale, ou dans tout dénombrement du déclin des oiseaux. La nature, en ce sens, est l’enveloppe ultime, qui contient la technologie et la société. 13 Sur le pouvoir que donne l’anonymat, voir Konrad (1998). La créativité peut être conçue comme individuelle et particulière, et par là méritant une récompense personnelle (voir Khalil, 1995, p. 243), mais les Euro-Américains imaginent aussi que leur civilisation est caractérisée par l’innovation technologique en général. 14 Dans le champ de la procréation médicalement assistée, on entend fréquemment l’idée que la technologie fournit un moyen, et que c’est à la société de déterminer les ins auxquelles il faut l’appliquer (voir Edwards et al., 1999). 180 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N Les anglophones en particulier, et les Euro-Américains en général, ont de nombreuses manières de faire de tout cela une évidence à leurs yeux15. J’en note une : les Euro-Américains peuvent revendiquer que leur culture a une capacité particulière à se globaliser, car leurs technologies de l’information leur permettent d’être à plusieurs endroits au même moment16, ofrant une eicacité d’une portée spatiale inégalable. Le rétrécissement du monde à travers les communications et le recul des espaces (naturels) vierges en fournissent la mesure. Les Euro-Américains peuvent même dire qu’ils habitent un espace rendu possible par une technologie qu’ils sont les seuls à savoir créer. Dans cette revendication de créativité, par une sorte de logique inversée qui suppose que les personnes qui n’ont pas l’assistance des technologies de l’information doivent vivre dans un monde moins étendu, ils peuvent supposer que les autres populations ont une manière diférente d’habiter. Il suit de penser aux stéréotypes des sociétés comme formant des communautés. C’est le cas des habitants de Papouasie-Nouvelle-Guinée : peut-être qu’ils n’ont aucun concept de la nature, mais ils doivent bien avoir un concept de la communauté, c’est-à-dire des villages qui ne bougent pas et un mode d’habiter qui, ensemble, produisent des identités stables, des origines, et tout ce qui va avec ? Retour en Nouvelle-Irlande – 1 Un tel stéréotype serait trompeur pour la Nouvelle-Irlande. Ce n’est pas seulement dû à la fréquence des contacts avec les Européens venus depuis cent cinquante ou deux cents ans comme navigateurs, négociants ou recruteurs de main-d’œuvre17, mais c’est aussi parce que ses habitants ont depuis 15 Par exemple, en établissant des barrières entre la technologie et d’autres choses, nous créons le matériau sur lequel la technologie doit œuvrer. Une langue qui met la technologie, comme forme marquée d’activité humaine, à l’écart de tout le reste, va de pair avec une langue qui oppose l’observateur scientiique et l’observé, la culture et la nature, la modernité et la tradition, pour ne pas parler du mécanique et de l’organique, de l’intervention humaine et de la reproduction autonome, etc. Il n’y a pas de in à la liste des soubassements conceptuels par lesquels chaque division se perpétue dans des divisions apparentées mais distinctes (voir Pottage, 1998, p. 745). Certaines parties de cet ancien enchantement du monde euro-américain sont constamment détruites (par les critiques), pour toujours resurgir (dans de nouveaux contextes). 16 Voir Miller (2000) au sujet des sites web à Trinidad. On peut considérer qu’ils créent des « pièges esthétiques qui expriment l’eicacité sociale de leurs créateurs et tentent d’attirer d’autres personnes dans un échange social ou commercial avec ceux qui se sont objectivés par le moyen de l’Internet. [Comme dans l’échange mélanésien…] ces sites web tentent d’étendre leurs créateurs en les projetant dans un monde plus grand d’échange avec des lieux distants » (2000, p. 6). 17 Les baleiniers, les recruteurs de main-d’œuvre et les négociants ont suivi Cartaret, qui a démontré en 1767 que la Nouvelle-Irlande était une île, et les interactions avec les habitants de Nouvelle-Irlande furent fréquentes. Après 1885, la colonisation par l’Allemagne y a ajouté une 181 MAR ILYN S TRATHE RN longtemps leurs propres manières de se déplacer, et dans une dimension à la fois spatiale, temporelle et virtuelle. Les personnes vivantes ne sont jamais à un seul endroit. Et chaque personne vit au sein d’un lux de personnes qui bougent de lieu en lieu au il du temps, et dont on se souvient de manière assez détaillée. Ici, les techniques de fabrication du corps des malanggan commencent à présenter les caractéristiques d’une technologie. Les malanggan ne prennent pas uniquement la forme de masques ; ils peuvent aussi être des piliers, des frises ou des constructions verticales18. Et ils ne se contentent pas non plus d’apparaître au moment de la mort, même si tous les malanggan impliquent de donner corps à personnes décédées19. Ce qui est constant, c’est que de tels artefacts sont brièvement exposés le temps que durent les cérémonies – qui se compte en jours ou en heures – avant qu’on ne s’en débarrasse de manière délibérée. La force vitale de la personne défunte est alors libérée de son contenant. Mais, comme Gell l’a remarqué (1998, p. 226), on pourrait tout aussi bien parler de la vie de la personne, car ce qui est momentanément ixé en un endroit, c’est une identité constituée par les liens de cette personne avec de nombreuses autres, que ce soit à travers les terres horticoles qu’elles ont travaillées ou à travers les groupes qu’elles-mêmes et leurs parents ont rejoints par le mariage. De plus, l’identité en question n’est pas seulement celle du défunt, mais aussi celle du propriétaire vivant du malanggan, qui l’a fait fabriquer d’une manière particulière. Le propriétaire va produire les motifs auxquels lui donne droit son appartenance à un clan ou à une unité locale du clan20. Mais les motifs voyagent également, tout autant que les personnes. intense activité commerciale et missionnaire (Bodrogi, 1987, p. 17 ; Lincoln, 1987, p. 35). Mais la région était connue depuis le voyage de Tasman en 1643, et la présence de sculptures (il ne s’agissait pas de malanggan) a été notée dès le début, au xviie siècle (Gunn, 1987, p. 74). 18 Küchler (1987) explique que les malanggan verticaux et horizontaux peuvent se comporter comme arbre et branche l’un par rapport à l’autre, alors que dans d’autres régions (par exemple les îles Tabar) les maisons prennent la place des arbres. C’est sur ces structures que se fondent les procédés mnémotechniques nécessaires à la mémoire des motifs. 19 Pour les îles Tabar, Gunn (1987, p. 75) donne une liste de diverses occasions qui fournissent la raison immédiate de l’exposition, mais la logique de celle-ci est toujours fondée sur le postulat qu’une personne honore les morts du groupe de parenté de son conjoint (de la moitié opposée), lorsqu’elle expose un malanggan dans le contexte approprié. À travers la région où on fabrique des malanggan, ces occasions incluent l’initiation, les cérémonies efectuées pour réconcilier des factions à la suite d’une dispute, la validation de transactions territoriales, le fait de lever des interdits sociaux, de même que toute une foule de nouveaux événements (Sykes, communication personnelle). J’abrège et j’omets des informations et des analyses relatives à plusieurs traditions sociales distinctes ; mes principales sources publiées sont le travail de Küchler (1987, 1992), l’interprétation par Gell (1998) de ses données, ainsi que les exemples décrits par Lincoln (1987). 20 Les malanggan peuvent être faits pour des hommes ou des femmes décédés, mais ce sont des hommes qui les fabriquent et en sont les mécènes ; le propriétaire en question sera quelqu’un qui a partagé avec le défunt des droits sur le malanggan (Küchler, 1987, p. 240). 182 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N Les malanggan sont fabriqués de manière à suggérer de multiples identités. Lincoln (1987) montre un malanggan (numéro 40 du catalogue) qui est composé de poulets et d’un oiseau frégate tenant la queue d’un serpent qui ondule à travers un feuillage stylisé, suivant la description du catalogue. Dans une autre constellation d’éléments (numéro 13 du catalogue) on distingue clairement des serpents et des oiseaux – dont des poulets – ainsi que des guirlandes de feuillage surmontées d’un oiseau de la famille des calaos. La variation est nécessaire pour que les gens n’empiètent pas sur les motifs des autres, et il n’y a pas deux sculptures qui sont identiques. Dans certaines traditions de malanggan, une variation de deux ou trois centimètres peut être acceptable (Gunn, 1987, p. 81). Ainsi, les motifs voyagent entre ces sculptures, et chaque nouveau malanggan est un composite d’éléments tirés d’autres malanggan. C’est un lieu qui rassemble en lui d’autres lieux, une personne (ce à quoi les malanggan sont souvent comparés) qui rassemble en elle-même les intérêts d’autres personnes21. L’espace social modélisé ici est fait d’un mouvement à travers le temps et l’étendue22. Car, lorsqu’une personne décède, ses liens sont toujours dispersés en plusieurs endroits : Les jardins et les plantations du défunt, dispersés en plusieurs endroits, continuent de produire, ses biens sont entre les mains de diférents partenaires d’échange, sa maison tient toujours debout […]. Le processus de fabrication de la sculpture coïncide avec le processus [consécutif ] de réorganisation et d’ajustement […]. (Gell, 1998, p. 225) En même temps, l’espace social est un espace virtuel, dans lequel le défunt est enveloppé dans le personnage plus ample que constituent les connexions claniques. Le clan représente un environnement qui est toujours présent23. Toutefois, si nous disons qu’en un sens une personne habite 21 De manière assez similaire aux coifes de Hagen (Strathern, 1999, chap. 2), toute sculpture de ce type, toute construction d’identité, est un amalgame de sculptures ou d’identités sociales qui viennent d’autres personnes. Sur la déinition des lieux comme des événements plutôt que comme des choses, ou comme site plutôt que comme géographie, et sur l’importance générale de l’emplacement comme ce qui rassemble des perceptions, voir Casey (1996). 22 Weiner (1991, p. 71) fait référence à une des premières observations anthropologiques sur les langues mélanésiennes, selon laquelle les manières de parler (en employant des locatifs et ainsi de suite) impliquent que toute personne ou toute chose est en train de venir ou de partir, un instant à un endroit et l’instant suivant à un autre. 23 En tant que corps virtuel, le clan contient toutes les personnes et les actions – passées et futures – qui le constituent, et l’appartenance au clan signiie pour tout individu à la fois la possibilité de vivre à travers toutes ces autres personnes et la possibilité de bénéicier des nombreux liens du clan : ce n’est pas le clan comme unité distincte, mais le clan et ses relations aux autres, qui enveloppent la personne (Wagner, 1991). Notez que, pour simpliier, j’utilise le concept d’appartenance au clan pour évoquer la dimension collective des droits à produire des malanggan. La réalité est rendue plus compliquée par l’identité des sous-clans locaux et des segments de clans, 183 MAR ILYN S TRATHE RN un clan et que le clan habite la personne, alors nous devons inclure les relations extérieures au clan que l’appartenance au clan implique aussi. Tout le monde a des relations actives avec d’autres groupes, et les actions d’une personne vivante sont orientées dans diférentes directions. Dans la mesure où les malanggan les rassemblent, on a dit qu’ils concentraient une agentivité qui serait autrement dispersée24. L’élément crucial dans la destruction du malanggan funéraire est que l’agentivité rassemblée du défunt doit être dispersée à nouveau, que ce soit ain de revitaliser de vieilles relations sous une nouvelle forme, ou de restituer les pouvoirs du défunt au clan de manière plus générale25. Quand une sculpture est assemblée, elle peut en récapituler d’autres créées pour d’anciens membres du clan, et elle contient ainsi des éléments qui sont passés de génération en génération, alors que d’autres motifs peuvent avoir voyagé de groupe local en groupe local, de telle façon que des éléments viennent aussi de sculptures qui proviennent d’ailleurs26. Les dimensions sont à la fois spatiales et temporelles, et ici nous tombons sur ce qu’on peut uniquement qualiier de technologie de l’enchantement. Car les sculptures sont construites de telle sorte qu’elles réunissent en un lieu des références simultanées au passé, au présent et au futur. Le moment où on se débarrasse du malanggan est aussi celui où ses composantes peuvent être dispersées vers d’autres personnes, celui où des gens d’autres villages qui regardent la sculpture paient pour obtenir la capacité à reproduire les diférents motifs de l’œuvre à un certain moment dans le futur. Küchler (1992, p. 101-102) défend l’idée que c’est anticipé dans les motifs des malanggan : on les prévoit en ayant en tête leurs futurs propriétaires. Le passé est déjà devenu le futur. Quelle est donc la technologie qui produit un tel enchantement ? et par les relations qui s’établissent entre eux. Küchler (1987, p. 251) suggère que les transactions relatives aux malanggan ainsi que leur partage, à travers la région septentrionale de NouvelleIrlande, ofrent leurs propres sources de socialité, qui sont liées au rôle organisationnel joué par les clans matrilinéaires dispersés mais ne s’y confondent pas. 24 La phrase vient de Gell (1998, p. 225) : « Avec sa mort, l’agentivité d’une personne [décédée] se trouve dispersée », et à travers le malanggan l’eicacité sociale dispersée de cette personne devient « quelque chose auquel on peut attacher un unique indice matériel ». 25 « Absorbée dans le système artistique, cette force vitale est ensuite retransmise aux vivants sous la forme de pouvoir. Ce pouvoir est constitutif de l’autorité politique et découle du contrôle sur la réincorporation de l’image mémorisée dans de nouvelles sculptures » (Küchler, 1987, p. 240). Cela s’applique tout particulièrement aux relations entre les groupes qui possèdent la terre, dont les revendications les unes par rapport aux autres sont répertoriées par l’intermédiaire de leurs droits à reproduire des malanggan particuliers. 26 Il y a ici à la fois des relations entre lieux et entre clans, que je ne distingue pas dans mon récit. Le droit de reproduction d’un malanggan peut être transféré entre des parties du même clan matrilinéaire qui habitent dans diférents villages, ou entre des clans qui, dans un rapport d’ainité, sont liés par une histoire de mariages réciproques et de co-résidence (Küchler, 1987, p. 240). 184 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N Les malanggan, en tant que sculptures, présentent deux axes distincts. Les motifs sculptés de la structure en bois en trois dimensions sont recouverts par une surface en deux dimensions qui s’y intègre par ses motifs peints : Les plans sculptés renvoient à l’histoire des échanges de l’image sculptée, ou à son identité « externe » ou « publique », alors que les motifs peints signiient la propriété actuelle de l’image, ou son identité « interne » […]. Ensemble, ces éléments constituent ce qu’on appelle la « peau » (ou tak) de la sculpture. (Küchler, 1992, p. 101) Les relations stratégiques entre les groupes, par-dessus tout à travers les mariages, sont créées par des liens de « peau ». Le contenant de la force vitale est aussi une carte, sur laquelle les participants à une cérémonie malanggan inscrivent les alliances qu’ils anticipent. Car les propriétaires actuels savent déjà qui voudra s’approprier les motifs, et le malanggan est sculpté de manière à prendre acte de ses futurs propriétaires27. Le contenant sculpté, vu comme réceptacle d’une eicacité sociale (dans les mots de Gell) qui se déploie dans le temps, est ensuite recouvert par l’« intérieur » peint correspondant aux relations actuelles, qui sont alors relétées à l’« extérieur ». La forme s’étend simultanément dans le passé et dans le futur, et en même temps elle ixe tout à un unique point du temps et de l’espace : c’est cette technique qui accomplit l’enchantement. Il ne s’agit pas juste de dire que le présent contient le futur ; le futur est projeté comme une remémoration du présent. Car, si les nouvelles relations sont mises en œuvre immédiatement, il se passera des années avant que les motifs ne réapparaissent au grand jour ; et ils émergeront alors comme des composantes dispersées parmi d’autres malanggan. On leur redonnera vie dans de nouvelles sculptures rappelant ce moment d’acquisition. La conjonction de peinture et de sculpture accomplit cela : chaque forme emporte l’autre dans le présent et l’en éloigne. Ce que les propriétaires futurs reçoivent est, disent-ils, une « connaissance » des malanggan (ainsi que la reconiguration des relations sociales qui leur donne des droits territoriaux, etc.). Cette connaissance rend les malanggan efectifs dans le futur, et c’est ce qui les transforme en une sorte de technologie. Pour utiliser une phrase de Sykes (2000 ; voir aussi Küchler, 1992, p. 101), ce sont des transmetteurs ou des intermédiaires, plutôt que des mémoriaux ou des représentations. Ils ne fonctionnent pas seulement pour faire marcher les choses ou donner une plus grande portée à l’action des personnes ; un malanggan convertit des relations existantes en relations virtuelles, de la matière en énergie, une agentivité vivante en agentivité 27 Ce qui permet ainsi, par exemple, d’homologuer de nouvelles revendications quant à la tenure des terres après la mort de la personne. 185 MAR ILYN S TRATHE RN ancestrale, tout en présageant l’inversion de ces transformations à une étape future du cycle reproductif. Le processus technico-rituel de sculpture et de peinture ne produit pas des choses, à la manière des œuvres d’art telles qu’on les conçoit habituellement : on ne permet pas au corps, en tant que chose, de perdurer. À l’inverse, comme la technologie, qui combine des connaissances, une forme matérielle et de l’eicacité, la reproduction du corps du malanggan rend possible de capturer, de condenser et ensuite de libérer du pouvoir pour le restituer au monde28. On pourrait remarquer que cela arrive tout le temps dans la vie sociale : nous rassemblons le passé dans nos divers projets, puis nous cherchons des façons d’agir sur le futur. Toutefois, il y a une manière de présenter la technologie euro-américaine qui produit une sorte d’enchantement comparable, suisamment pour qu’on sente que quelque chose de capital pourrait être en train de se produire. C’est ici qu’interviennent les brevets. Breveter la technologie Si le concept même de technologie crée un champ d’artefacts et d’attentes, la loi prend un chemin parallèle : elle fait de l’application industrielle de nouvelles idées une catégorie générique, de telle sorte que ces idées en viennent à être vues comme des exemples de la créativité humaine29. Comment ? Par l’intermédiaire des brevets. Les brevets font partie du droit de la propriété intellectuelle, qui apporte : […] une contribution vitale à la réserve d’informations techniques de l’humanité. On estime que 80 % des connaissances techniques existant dans le monde sont disponibles dans les archives de brevets, qui sont organisées suivant un système de classiication reconnu de manière internationale. (Tassy et Dambrine, 1997, p. 196) L’idée même qu’on peut breveter quelque chose est doublement puissante. En premier lieu, la procédure de brevetage requiert un corps ; l’idée déclencheuse doit être manifestée ou incorporée dans un artefact ou un appareil quelconque, une invention concrète qui « contient » l’idée, même si le brevet protège l’idée elle-même, l’impulsion créatrice, au moins un certain 28 Sur le rassemblement et la dispersion comme modèle récurrent des conigurations sociales en Papouasie-Nouvelle-Guinée, voir Hirsh (1995). Dans la perspective de la théorie de l’acteur-réseau (Law et Hassard, 1999), le malanggan est un point de passage temporaire (voir Callon, 1986). 29 Tassy et Dambrine (1997, p. 193) sont explicites : « La propriété intellectuelle est un terme générique pour se référer aux droits attachés aux produits de la créativité humaine. » Le droit des brevets est « conçu pour pouvoir s’adapter aux nouvelles technologies » (Phillips et Firth, 1990, p. 273). 186 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N degré d’inventivité. En second lieu, les brevets ne se contentent pas de reconnaître la créativité et l’originalité ; ils transforment la créativité en connaissance utilisable, en l’attachant à l’inventeur et en l’en détachant à la fois. Ce pouvoir de transformation séduit l’imagination. En efet, on a parlé de manière lyrique des systèmes de propriété intellectuelle dans leur ensemble, comme s’ils faisaient partie d’une technologie de l’enchantement. Un auteur dit que les ressources génétiques ont été placées sous le charme du droit de la propriété intellectuelle (Khalil, 1995, p. 232) ; un autre confesse que la propriété intellectuelle a toujours semblé être « la Carmen du droit commercial » – « une matière possédant du charme, de la personnalité et de la force de caractère » (Phillips, dans Phillips et Firth, 1990, p. vii). Et le brevet représente l’archétype des instruments du droit de la propriété intellectuelle, c’est « la forme de propriété intellectuelle par excellence » (Bainbridge, 1999, p. 7, je souligne), car « le droit de la propriété intellectuelle réserve aux inventions un mode de protection très particulier et puissant » (ibid., p. 317). Ce mode est un droit de propriété qui prend la forme d’un monopole : le brevet attache l’invention à l’inventeur de manière exclusive. En faisant cela, il l’en détache aussi sous la forme de la connaissance : l’accord force l’inventeur à céder au monde entier l’information permettant de recréer l’artefact. Les brevets produisent simultanément de la propriété privée et de l’information publique(ment disponible)30. Les régimes de propriété intellectuelle, qui font partie intégrante du projet industrialisateur de l’Occident, exercent aujourd’hui une pression internationale sur des pays tels que la Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui envisage actuellement de mettre en œuvre une législation sur le copyright et les brevets (sous l’impulsion de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle [OMPI] et dans le cadre des accords sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [ADPIC]). En Grande-Bretagne, de manière spéciique, les brevets ont commencé à prendre leur forme actuelle à l’époque de la révolution industrielle, avec l’objectif, parmi d’autres, d’encourager le développement d’idées conduisant à des innovations. Ils ofrent un monopole sur les bénéices attendus d’une invention, sous réserve qu’elle soit nouvelle et que sa description détaillée soit versée au domaine public. La philosophie sous-jacente est qu’à long terme, les inventions puissent contribuer 30 Les spéciications de l’invention doivent être suisamment détaillées pour être intelligibles pour quiconque est dans la position de l’exploiter. La divulgation doit être totale, rien d’important ne devant être tu ; autrement, personne ne pourrait utiliser l’invention après que le brevet a expiré (Bainbridge, 1999, p. 317). (Je parle de l’inventeur, mais le détenteur éventuel du brevet et le propriétaire des droits économiques sur l’invention peuvent aussi être d’autres entités sociales, par exemple un mécène industriel.) 187 MAR ILYN S TRATHE RN au bien commun. En attendant, toutefois, leur bénéice est canalisé par le détenteur du brevet, qui peut en contrôler librement l’accès pour une période donnée (jusqu’à ce que le brevet expire). Toute invention singulière doit s’appuyer sur un grand nombre d’autres31 : […] toutes les inventions peuvent être conçues comme étant faites d’unités d’information [l’information est composée d’informations]. De ce point de vue, ce qui apparaît à nos yeux comme étant une « invention », la création de quelque chose de nouveau, n’est rien de plus qu’une synthèse [un composite] de fragments connus d’informations, ce n’est en fait pas du tout une invention32. (Phillips et Firth, 1990, p. 21, d’après Pendleton) Derrière ces nombreuses inventions, on en trouve bien sûr une multitude d’autres qui participent de notre long processus de développement. Au moment où elle est brevetée, une invention devient un lieu ou un point de passage, où une compétence multiple (toute la connaissance utilisée pour la créer) est rassemblée et condensée en une entité unique (voir Strathern, 1996). En retour, l’efet de cette compétence est étendu et dispersé par son application technologique, typiquement en prenant la forme d’un produit manufacturé : il doit en efet s’agir d’un appareil dont on peut faire une application industrielle. Les procédures de brevetage accélèrent ce rassemblement et cette dispersion. Ce parallèle avec les analyses concernant la Nouvelle-Irlande est délibéré. La fabrication d’un malanggan a pour résultat une forme qui condense toute une histoire d’interactions, et permet ainsi de transmettre les pouvoirs du clan – le clan et ses relations avec d’autres – en vue de bénéices futurs ; on pourrait dire que le brevet a pour résultat une forme – la puissance de l’information transformée en produit – à travers laquelle le pouvoir technologique est également transmis au futur. Le malanggan transforme une agentivité vivante en agentivité ancestrale, et vice versa, suivant le moment du cycle reproductif. Les brevets impliquent une série de conversions plus linéaire, d’idées intangibles en droits de propriété que l’on peut faire valoir. 31 Une impulsion récente est donnée à cette perspective par ce que nous avons tendance à concevoir comme le rythme galopant de la technologisation, la taille de l’investissement commercial, l’émergence de la biotechnologie comme un acteur important, et la cadence accélérée à laquelle la recherche scientiique devient l’objet d’intérêts conçus en termes de propriété (voir Nelkin, 1984). 32 Bainbridge (1999, p. 349) cite deux commentateurs, le premier pour dire que les inventions sont soit de nouvelles manières de produire quelque chose de vieux, soit de vieilles manières de produire quelque chose de nouveau ; le second pour dire que toute invention est une « nouvelle recombinaison de connaissances préexistantes ». En elle-même, une invention unique peut aussi comprendre plusieurs inventions subalternes que l’on accepte de rassembler et de traiter comme relevant d’un unique brevet. 188 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N À la place du clan, qui enveloppe tout avec sa puissance ancestrale, qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de chacun, les anglophones accordent à la nature un potentiel régénérateur et récursif similaire. En efet, le brevetage fait partie d’un processus qui régénère continuellement la nature aussi rapidement qu’il semble la consommer. Une sorte de technologie à l’intérieur de la technologie, les brevets augmentent ainsi l’enchantement de la technologie. Tout d’abord, les brevets perpétuent le concept même de nature. Si la technologie en général crée la nature comme monde de matériaux prêts à être utilisés ou de processus naturels qui se perpétuent sans intervention humaine, la loi crée un domaine de la nature dans un sens très spéciique. Car selon le principe qui est le leur, les brevets ne peuvent pas s’appliquer à une quelconque interprétation ou manipulation de processus naturels qui ne requerrait pas la contribution spéciique du savoir-faire humain ain de produire quelque chose qui n’existait pas auparavant. L’invention modiie la nature ; la découverte ne le fait pas. Ainsi, on peut dédaigner les oppositions aux brevets qui sont le résultat d’« incompréhensions techniques qui naissent d’un refus obstiné de comprendre la diférence entre une découverte et une invention » (Pottage, 1998, p. 750). La règle est que la nature ne peut être brevetée. Ipso facto, tout ce qui est brevetable est déjà hors du domaine de la nature. Si cela peut être utilisé comme un mécanisme d’exclusion, le problème devient alors de savoir ce qui relève de la nature et ce qui n’en relève pas. De nombreux brevets concernent des rainement apportés à des inventions qui existent déjà dans le monde transformé par la technologie, et les dépôts de brevet peuvent être rejetés pour de nombreuses raisons, par exemple liées au degré d’innovation qu’a apporté un inventeur à des matériaux déjà travaillés, ou au réalisme de l’exploitation industrielle qu’on peut en faire. Mais l’exclusion de tout ce qui existe « naturellement » est une pierre de touche du droit des brevets, ce que les récents développements de la biotechnologie ont souligné. « Trouver seulement une substance jusque-là inconnue, qui existe dans la nature, ne constitue pas une invention » (Phillips et Firth, 1990, p. 35). Inversement, Bainbridge (1999, p. 368) cite le juge Whitford disant en 1987 (au sujet de la technologie de l’ADN recombiné) : « Vous ne pouvez pas breveter une découverte, mais si, en vous fondant sur cette découverte, vous pouvez dire comment elle peut être utilement employée, alors un brevet d’invention peut en résulter. » La nature est redéinie et réinventée, encore et toujours, par de telles exclusions. Ensuite, il y a le problème de la connaissance du monde naturel. Au lieu de penser la nature comme la mesure axiomatique de l’activité humaine, on peut la voir comme une source d’innovations technologiques, à laquelle on ajoute des choses aussi rapidement que l’on en prélève. Dès que de l’information est 189 MAR ILYN S TRATHE RN transformée en produit, de nouvelles sources d’information sur le monde sont mises au jour. Et elles suscitent nécessairement des interprétations novatrices d’éléments ou de processus naturels, jusqu’à ce que ces derniers soient transformés par l’ingéniosité humaine et extraits du règne de la nature33. Ainsi, le domaine de la nature continue de s’accroître. Plus elle croît et plus elle peut être consommée, et plus elle est consommée à travers un régime de brevets, plus la connaissance qu’on a d’elle est susceptible de s’étendre. Néanmoins, pourquoi les Euro-Américains accusent-ils parfois les scientiiques de « breveter la nature » ? Dans la biotechnologie, la manifestation de la nature à laquelle ils s’intéressent est « la vie elle-même » (Franklin, 2000). Ainsi, avec l’opposition au brevetage des êtres humains ou des individus, viennent les choses vivantes et la vie (Strathern, 1998, p. 744 ; 1999, p. 171-172). Cependant, l’acte même de brevetage semble réairmer une disjonction marquée entre la nature, qui ne peut pas être brevetée, et les artefacts, qui le peuvent. Que pourrait-il y avoir de plus explicite que l’exclusion légale des plantes, ou des espèces animales, ou des processus biologiques (Walden, 1995, p. 182, à propos de la Convention sur le brevet européen de 1973), pour ne pas parler du corps humain (dans la Directive du Parlement européen et du Conseil sur la brevetabilité des inventions biotechnologiques de 1998) ? Pourquoi donc les gens parlent-ils comme si la nature ou la vie étaient en train d’être brevetées ? Nul besoin de chercher bien loin pour trouver une réponse. Un brevet donne un droit de propriété, et ce que les personnes font les unes aux autres en revendiquant un droit de propriété est depuis longtemps suspect aux yeux des Euro-Américains. La propriété d’un brevet confère le droit de jouir des bénéices issus de l’investissement du propriétaire dans le processus d’invention. Comme avec tous les droits de propriété intellectuelle, le droit est détenu comme une propriété privée ; bien que d’autres puissent chercher à débloquer l’information (par exemple en obtenant une licence), le propriétaire en régule l’accès. Mais ce que la propriété contient n’est pas toujours clair. On s’inquiète souvent de ce qui est rassemblé dans le brevet. Relevons plusieurs inquiétudes distinctes. La première a déjà été abordée : le réseau de scientiiques à l’origine de l’invention est amputé au proit de ceux qui en revendiquent la dernière étape, qui a conduit à un produit brevetable. La deuxième inquiétude 33 190 « Le fait que [certains] éléments aient déjà existé dans la nature ne les empêche pas d’être brevetés s’ils sont isolés de leur environnement naturel ou produits au moyen d’un processus technique », dit Bainbridge (1999, p. 378) en interprétant l’article 2 de la Directive du Parlement et du Conseil européen sur la brevetabilité des inventions biotechnologiques de 1998. Il y a ici des diférences entre le droit des brevets en Europe et aux États-Unis. Ainsi, aux États-Unis, il est possible d’obtenir un brevet pour une nouvelle race animale (ibid., p. 377). L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N concerne l’ampleur du brevet, et les revendications qui y sont formulées par rapport à des processus et des produits à venir. La troisième est que l’on modiie trop ce que les gens considèrent comme l’ordre des choses, et c’est ici qu’on se met à invoquer la nature. Quand des gens soutiennent que la détention de droits de propriété a extrait de manière inappropriée certains éléments du monde, ils ne se contentent pas de demander ce qui compte comme une invention ou non. Ils mettent en question le processus par lequel l’invention est originellement apparue, depuis le moment où aucun élément n’avait encore été modiié (voir Pottage, 1998, p. 753). Airmer que la « nature » est en train d’être « brevetée » revient à tracer des lignes politiques ou éthiques ain de brider l’agentivité étendue de l’interférence humaine. En efet, la critique des droits de propriété peut aller de pair avec le désenchantement de la technologie : on allègue que la séparation entre la technologie et la nature a été violée parce que des brevets qui s’appliquent à juste titre à la technologie sont maintenant appliqués à la nature. La phrase « breveter la nature » fait partie de la politique du désenchantement. La quatrième inquiétude est très ancienne. Faire valoir sa propriété par un brevet s’insère dans un long débat euro-américain sur la propriété privée : historiquement, on a considéré qu’elle était découpée dans ce qui, sinon, serait disponible pour tous, qu’il s’agisse de la nature ou d’autres connaissances et artefacts humains. Ceux qui critiquent les pratiques actuelles ont réintroduit le langage de l’appropriation des biens communs (enclosing the commons). Phillips et Firth poursuivent ainsi leur analyse de chaque invention comme permutation d’inventions antérieures : Le principe corrélatif est que, si toute information est une ressource de la communauté, une partie du patrimoine de l’humanité, alors aucun édiice construit à partir de tels blocs communaux ne devrait pouvoir constituer une invention dont on a la propriété privée. [Et ils ajoutent :] Le juriste moderne spécialiste de la propriété intellectuelle trouve cela diicile à accepter, sauf s’il peut se persuader qu’il n’y a aucune diférence entre un palais et la pile de briques avec lesquelles on l’a construit. (Phillips et Firth, 1990, p. 21-22) Ce qui est revendiqué au sujet de la société (le patrimoine commun) est ensuite revendiqué au sujet de la nature : […] la brevetabilité des découvertes aurait pour résultat l’expropriation par l’homme de la nature elle-même, et il est diicile de justiier l’expropriation par une personne de ce qui est déjà l’héritage naturel de toutes. (ibid., p. 35) L’expropriation implique une exclusion des autres, dont le propriétaire est séparé. La propriété fonctionne comme une sorte d’agentivité étendue, 191 MAR ILYN S TRATHE RN une extension de la capacité d’une personne (qui peut être une corporation), qui va aussi loin que voyageront les produits. Si ce que l’on possède a le caractère juridique d’une propriété privée, alors la technologie, sous la forme juridique d’un brevet qui représente le droit de l’exploiter, est pour ainsi dire repliée à l’intérieur du propriétaire individuel. Jusqu’ici, je ne dis rien de bien original, mais j’ai une suggestion. Par rapport au concept d’« occuper », celui de « contenir » traduit l’idée qu’une partie de nos vies sociales semble être vécue à l’intérieur des autres, des sculptures dans des sculptures, des connaissances faites de connaissances (autres). Avec l’inlexion apportée par l’idée d’« habiter », il implique plus que la sorte d’adéquation au monde qui le rend confortable et familier ; il renvoie à une orientation existentielle à l’égard du monde. Les Euro-Américains trouvent momentanément refuge dans la nature ou la technologie, qui semblent toutes les deux être à la fois autour d’eux et à l’intérieur d’eux-mêmes, ou alors dans les lieux d’habitation oferts par les notions de communauté ou de village. Mais on peut envisager une autre forme d’habitation, qui n’a rien à voir avec l’environnement ou la communauté, et qui permet aux Euro-Américains d’habiter un monde qui va totalement de soi, une enveloppe qui leur permet de vivre à l’intérieur d’eux-mêmes. Je l’identiie dans la manière dont les Euro-Américains qui se disent modernes s’attachent à un monde qui, selon eux, déborde de choses belles et utiles. Ils imaginent que les gens désirent s’approprier ce monde – qu’ils pensent à des individus détenant la propriété privée de manière exclusive, ou bien au peuple dans son ensemble jouissant du bien commun. La propriété. Ce qui n’est pas possédé a vocation à l’être comme ressource future qui n’est pas encore exploitée, ou bien est théoriquement possédé par l’humanité en général, y compris les générations à venir. La propriété enveloppe tout. Est-ce que la propriété est un mode d’habitation ? La manière dont les Euro-Américains s’attachent les choses leur permet de se sentir chez eux dans le monde qu’ils considèrent être la source de telles choses – qu’ils soient contenus dans la technologie ou dans la nature. La propriété est une sorte de seconde peau pour ces deux contenants, un monde à travers lequel les personnes sont ininiment connectées à travers les inclusions et les exclusions des relations de propriété, et dans lequel la possession est vue à la fois comme une pulsion naturelle et comme la juste récompense de la créativité. La propriété – des droits, des proits – semble être confortablement située à la portée de chacun, n’étant limitée que par une répartition inégale. Il s’agirait là, je pense, d’un monde enchanté, créé notamment par la séparation magico-puriicatoire qui est au cœur des relations de propriété, par le tour de passe-passe culturel qui suggère que, de même que les choses sont 192 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N intrinsèquement séparées des personnes, les choses séparent intrinsèquement les personnes les unes des autres. Les principes de la propriété entraînent leurs propres exclusions et séparations. Notre stéréotype est qu’il faudrait aller dans d’autres cultures pour échapper à cet enchantement particulier. Retour en Nouvelle-Irlande – 2 De nouveau, ce stéréotype est trompeur en ce qui concerne la NouvelleIrlande. On y trouve beaucoup de choses qu’on peut traduire comme de la propriété. Nous avons vu que l’agentivité ou l’énergie située dans de nombreux lieux sociaux devait être rassemblée en un lieu, concentrée dans les malanggan peints et sculptés, puis dispersée à nouveau. Cependant, ce n’est là que la moitié de l’histoire. Tout rassemblement, toute recombinaison de motifs à partir de motifs, implique la revendication d’un droit particulier. Il n’est pas possible d’incorporer des motifs sans en avoir l’autorisation. Il en va ainsi parce que seules certaines personnes ont le droit d’utiliser la connaissance associée à des malanggan particuliers. D’une part, l’autorisation d’exposer l’image revient exclusivement au clan ou au groupe local qui en est le mécène ; d’autre part, réaliser la sculpture requiert une compétence, et les propriétaires de malanggan doivent faire appel à un maître sculpteur. Les mécènes ne possèdent pas tant le droit sur les motifs que le droit de les reproduire, et les objets de la reproduction sont des images que l’on garde en mémoire. C’est le droit de fabriquer des corps, de produire de la matière et de donner une forme physique aux images, qui est transféré entre les générations et entre les groupes. La cession est scellée par un paiement. Maintenant, si les malanggan peuvent être considérés comme une technologie, le savoir-faire requis pour produire la sculpture a un efet captivant, où nous pourrions être tentés de voir l’enchantement de la technologie. L’habileté en question est aussi intellectuelle que manuelle, et elle requiert à la fois le travail du propriétaire et celui du sculpteur. Quand des malanggan sont exposés, le nouveau propriétaire emporte la vision de la forme sur laquelle il a acquis un droit, et la conserve alors en mémoire pour une durée qui peut aller jusqu’à une génération. Il s’ensuit que le mécène à venir d’une sculpture malanggan (son propriétaire) aura vu l’image longtemps avant qu’elle ne soit reproduite34. Il doit alors la décrire 34 Parmi ceux avec qui Küchler a travaillé, le sculpteur aura hérité son savoir-faire en même temps que la connaissance de la magie qui permet de provoquer une vision de l’image à sculpter. La 193 MAR ILYN S TRATHE RN en détail à un maître sculpteur, qui à son tour conçoit la nouvelle forme dans son propre esprit, la magie et le rêve facilitant ce processus. Ce qui éblouit les Euro-Américains, c’est la capacité du sculpteur à reproduire une forme à partir de la description par une autre personne (le propriétaire) du souvenir qu’elle a conservé d’un malanggan vu des années auparavant. Ce qui éblouit les habitants de Nouvelle-Irlande, peut-on imaginer35, c’est la manière dont le corps qui en résulte émerge à partir de deux corps. Je me suis demandé plus haut pourquoi les habitants de NouvelleIrlande mettaient à distance ce qu’ils regardent comme les enveloppant. Peut-être qu’une réponse réside dans l’enchantement de cette technologie particulière, dans la manière dont on conçoit que les artefacts sont venus à exister. La reproduction requiert deux personnes, qui doivent être socialement distinctes. Les techniques par lesquelles de nouveaux malanggan viennent à exister fonctionnent seulement grâce à la jonction réussie d’eforts qui sont nettement séparés (le travail de mémoire et le travail de sculpture)36. En efet, il est important que la forme qui émerge du répertoire du clan ne soit similaire à l’original que sous certains aspects : par nécessité, les malanggan ne peuvent être identiques (voir Küchler, 1987, p. 244), pas plus que la progéniture humaine n’est identique à un seul de ses parents. (Nous pourrions dire que le corps « ancestral » du malanggan est comme l’image que se fait l’enfant du corps parental.) Ce qui est contenu dans la « peau » (corps) du malanggan doit rester distinct de son contenant : la diférence sociale est préservée, au moment même où le défunt fusionne avec les ancêtres. De manière similaire, entre le mécène et le sculpteur, il doit y avoir un travail de jonction qui fait de la reproduction un processus unique et miraculeux. On considère que le travail est au cœur du malanggan (Sykes, communication personnelle ; Lincoln, 1987, p. 33). La manière dont ces droits sont revendiqués a suscité depuis longtemps des comparaisons avec la propriété intellectuelle, et en particulier avec le copyright. Certaines sculptures sont fabriquées avec une langue tendue, dont on dit qu’elle a pour fonction de « menacer tous ceux qui enfreignent personne du clan qui est responsable de la production de la sculpture lui a déjà décrit l’image, et ce qu’on lui dit inclura non seulement ce souvenir mais aussi l’ensemble des modiications que requièrent les transactions actuelles (Küchler, 1992, p. 103). Gunn (1987, p. 74) dit qu’il peut s’écouler trente ans entre l’acquisition des droits et leur transmission ain qu’ils soient de nouveau reproduits par la génération suivante. 35 Pour suivre la manière dont Weiner (1995) et Leach (2004), en discutant Gell, situent la technologie hors de la production. 36 On peut le lire comme une référence à un propriétaire et un sculpteur, au couple procréatif qui porte un enfant, ou au groupe local de parenté au sein duquel les conjoints auront toujours une identité distincte les uns des autres, de telle sorte qu’aucune fratrie n’est la réplique d’une autre. 194 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N le copyright du propriétaire » (Heintze, 1987, p. 53). « Copyright » est bien entendu la glose de l’ethnographe. On pourrait par conséquent voir la sculpture dans son ensemble comme une œuvre d’art sujette au copyright, une sorte de texte littéraire plein de citations (autorisées) d’autres textes, mais qui serait lui-même une forme originale d’expression. Cependant, prenons cette analogie pas à pas. Ce qui est acquis, c’est le droit de reproduire le motif. Et ce qui circule, ce ne sont « pas des objets, mais les images auxquelles ils donnent corps » (Küchler, 1988, p. 629 ; Harrison, 1992, p. 234)37. La question n’est pas celle du texte identique – la forme d’expression qui représente la clef des conceptions euro-américaines du copyright –, mais celle de l’idée qui est derrière : Car lorsque la licence [d’un malanggan] est vendue, ce n’est pas la sculpture elle-même, mais la description de la forme et des rites associés, qui est mise à disposition de l’acheteur. (Bodrogi, 1987, p. 21, je souligne) Quand un malanggan apparaît, d’autres personnes peuvent contester le droit du propriétaire à reproduire un motif particulier, et Gunn parle de gens qui doivent « défendre le copyright détenu par un autre sous-clan », ou des inspections publiques qui ont lieu lors du processus de transmission ain de déceler des « atteintes au copyright » (Gunn, 1987, p. 81, 83). Cependant, la contestation vient de personnes qui détiennent un souvenir ou une idée de l’image qu’ils revendiquent comme étant la leur, et n’ont pas la possibilité de comparer son expression ou sa réalisation sous une forme matérielle. La sculpture n’existe plus. De plus, le propriétaire du prétendu copyright ne peut pas forcément donner à d’autres personnes la permission de fabriquer des copies. Il peut se séparer du copyright, comme d’une propriété, mais dans de nombreuses circonstances une autre personne ne peut fabriquer une copie qu’en acquérant le copyright lui-même. Et par conséquent : « Avec la vente du copyright, le propriétaire antérieur est privé de tout droit de fabriquer le modèle [alors] vendu » (Bodrogi, 1987, p. 21)38. Enin, le motif n’est pas copié en tant que tel ; il est plutôt abrité dans la mémoire comme une image dont on se souviendra à une date future39. 37 Cela renforce la thèse de Harrison (1992, p. 235), selon lequel on possède comme propriété intellectuelle, non pas des choses, mais des catégories de choses (« leurs images ou typiications »). 38 Lincoln (1987, p. 34) l’exprime d’une manière globalement plus positive. Un clan qui épuise ses richesses lorsqu’il paie pour un malanggan est, en fait, en train de convertir de l’argent et du travail en du prestige durable. De plus, ajoute-t-elle, le droit de propriété qu’il a acquis, « qui sera probablement revendu, constitue une sorte d’actif semi-liquide ». 39 Toutefois, Gunn (1987, p. 79-80) distingue deux procédures sur les îles Tabar. Lorsqu’une série importante de malanggan a été montrée et cédée, le propriétaire originel ne peut plus exposer ce malanggan. Cela s’applique aux malanggan transmis entre générations à l’intérieur du même clan ou sous-clan. Cependant, quand les droits relatifs à une unique sculpture ou 195 MAR ILYN S TRATHE RN En efet, en ce qui concerne certains éléments du malanggan, on peut noter que les droits des requérants existent seulement jusqu’au moment où ils sont concrétisés sous une forme matérielle. Ils sont alors cédés à d’autres personnes : on les possède le plus solidement comme des souvenirs qui n’ont pas encore été concrétisés. Reproduits, et non répliqués : l’analogie avec le copyright ne semble pas aller assez loin. Si nous pensions en efet au malanggan non seulement comme à une œuvre d’art ou un texte, mais aussi comme à une technologie, alors nous pourrions dire que les droits en question sont garantis par quelque chose qui est plus proche d’un brevet40. Quelques diférences sont évidentes. Un brevet donne un monopole pour exploiter une idée (qui est incorporée dans un artefact), et est détenu par un seul propriétaire à la fois ; les autres obtiennent l’idée ou l’artefact par licence ou par achat. Par contraste, un malanggan est (habituellement) utilisé seulement par ceux qui possèdent en même temps les droits sur le « brevet », dans la mesure où on ne peut exposer le produit, c’est-à-dire l’image à laquelle on a donné corps, sans avoir également acquis la propriété de l’idée. Cependant, sous un certain angle un malanggan possède une ressemblance avec une invention brevetée. Une telle invention rassemble des compétences (toutes les connaissances requises pour la faire) et ensuite, à travers son application, elle disperse l’efet de ces compétences (à travers des produits largement disponibles). Et ce rassemblement est efectué pour une période donnée : un brevet est fait pour expirer41. Entre-temps, il a condensé de multiples agentivités en lui-même, et les a reproduites au nom des nouveaux propriétaires. De plus, l’article unique avec sa combinaison particulière de motifs représente la matérialisation efective qui est essentielle à la cession à la génération suivante ; le modèle conceptuel détenu par les héritiers n’expire pas, mais il ne peut pas non plus être activé sans qu’on lui donne corps sous la forme d’un à des motifs d’une sculpture sont transférés entre groupes (par exemple de père à ils dans un système matrilinéaire), il est possible d’allouer les seuls droits d’usage et de reproduction, le propriétaire conservant un droit sur ses propres cérémonies. 40 À la diférence du copyright (et de la propriété des dessins et modèles [design right]), qui prend efet automatiquement lors de la publication, les brevets doivent être déposés (les dessins et modèles peuvent l’être), et un tel processus n’a pas d’équivalent dans notre cas. Si on poursuit ces analogies, toutefois, alors des formes de protection de la propriété intellectuelle plus appropriées pourraient être trouvées dans le droit des artistes-interprètes, ou dans le concept relativement nouveau de droit des dessins et modèles. 41 C’est un point qui a la réputation de rendre perplexes quelques juristes : la loi fait exister une chose, et ensuite, à la in d’un terme donné, la chose en question disparaît d’un coup (Phillips et Firth, 1990, p. 24). On prétend que les Euro-Américains ont aussi été mystiiés par la manière dont tant d’eforts sont consacrés à la production des malanggan, alors qu’on s’en débarrasse ou qu’on les détruit si rapidement. 196 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N malanggan particulier. Bien entendu, dans le cas des brevets qui expirent, les droits du propriétaire sont supprimés après un certain nombre d’années, cependant que l’on continue d’utiliser l’invention, alors que les habitants de Nouvelle-Irlande suppriment l’invention particulière (le malanggan individuel), dont les droits sont toutefois conservés. Néanmoins, nous pourrions conclure que les malanggan ne sont pas seulement semblables à une technologie, du point de vue de certains de leurs efets, mais aussi qu’ils sont comme les brevets eux-mêmes : ceux-ci protègent de l’application de la technologie, et décrivent des droits cessibles tout en spéciiant la manière dont ils doivent être matérialisés. Il y a environ 27 000 demandes de brevet par an au Royaume-Uni, dont peut-être 7 000 sont acceptées, et environ 180 000 renouvellements (Bainbridge, 1999, p. 336-337). Cela donne un ordre d’idée des brevets récents, et on a calculé que plus de deux millions de brevets expirés étaient entreposés à l’Institut de la propriété intellectuelle42. La raison pour laquelle les malanggan sont un des types d’œuvres d’art les mieux représentés et les plus prisés, avec environ 5 000 d’entre eux hébergés dans des musées à travers le monde, est précisément que leur fonction – fournir un habitat unique à l’énergie et au pouvoir – aura expiré depuis longtemps. Les droits de reproduction restent actifs jusqu’à ce que l’image ait été correctement reproduite, mais alors elle vient s’abriter dans une nouvelle version dont les pouvoirs sont animés par une nouvelle génération43. C’est une technologie dans un état de transmission perpétuelle. D’après Sykes (2000), les habitants de Nouvelle-Irlande revendiquent les malanggan comme un trait distinctif de leur vie culturelle moderne et coutumière. Pour imparfaite que soit l’analogie avec la technologie, elle attire l’attention sur la manière dont des artefacts tels que les malanggan 42 L’Institut de la propriété intellectuelle détient les spéciications et les résumés de tous les brevets britanniques depuis 1617, c’est-à-dire plus de deux millions d’inventions, ainsi que vingt-trois millions d’annonces de brevets de l’étranger (Bainbridge, 1999, p. 335). Proportionnellement à leurs populations respectives, on peut imaginer qu’il y a eu presque autant de malanggan en Nouvelle-Irlande septentrionale que de brevets en Grande-Bretagne. 43 Le nombre de 5 000 vient de Küchler (1992, p. 92), pour une période qui va approximativement de 1870 à 1990 ; il ne s’agit bien entendu pas de la production totale, car beaucoup plus auront été brûlés ou enterrés loin des regards, dans des grottes avec les morts (Gunn, 1987, p. 74). Lincoln (1987, p. 40) estime à 15 000 l’ensemble des artefacts (essentiellement des masques et des sculptures) qui ont abouti dans des musées européens et américains, pendant la seule période de la colonisation allemande (1885-1914). Elle soupçonne qu’une partie de cette production prodigieuse doit avoir été faite en réponse à la demande extérieure. Il y a eu sans aucun doute des cycles de productivité. Lincoln (1987, p. 39) suggère que l’utilisation du métal, introduit dans la sculpture dans les années 1850, et l’expérience de la colonisation en général, ont stimulé la production de malanggan. 197 MAR ILYN S TRATHE RN produisent des efets sur les personnes, ainsi que sur la connaissance que l’on considère y être incorporée. Et pour impossible que soit l’analogie avec les brevets, la comparaison nous permet peut-être de saisir en partie le potentiel imaginatif et idéologique des conceptions euro-américaines de la propriété intellectuelle, qui représentent une des nombreuses formes que prennent les rationalités modernes (Rabinow, 1996). La recombinaison d’informations, l’alliage de formes anciennes et nouvelles, les variations inimes qui peuvent être suisantes pour démontrer une intervention cruciale, la transmission de connaissances passées en vue d’un efet futur, une période limitée d’eicacité : tout cela pourrait aussi bien décrire un malanggan et un brevet. Néanmoins, leurs soubassements idéologiques respectifs sont séparés par un abîme. Les modernes que l’on trouve en Nouvelle-Irlande ne conçoivent les malanggan ni comme des inventions (l’application d’une technologie)44, ni comme la description de ce qui fait l’originalité d’une invention (les brevets). En efet, on considère que les individus ne produisent des images originales que dans certaines circonstances plutôt dangereuses. Selon la doctrine dominante, les artefacts sont acquis et non pas créés : par conséquent, leur valeur est déterminée de manière cruciale par leurs voies d’acquisition. De manière concomitante, les habitants de Nouvelle-Irlande ne cherchent pas à protéger de nouvelles formes, mais à obtenir le droit de reproduire ce que d’autres ont déjà reproduit avant eux. Une telle représentation de leurs eforts est une représentation déformée (Harrison, 2000), autant que le sont les airmations tout aussi dogmatiques des anglophones, lorsqu’ils placent l’originalité et l’innovation au fondement du progrès technologique. La doctrine euro-américaine est contenue dans la notion même de droits associés à un brevet. Ceux-ci suggèrent que les inventions sont des artefacts créés et non acquis, et ce n’est pas le droit de reproduire l’invention originale qui est protégé, mais le droit d’empêcher les autres d’utiliser librement la capacité que l’invention a créée. Nous avons vu comment le concept de la nature soutient cette doctrine légale : il garantit la distinction entre la découverte (de choses dans la nature) et l’invention (qui est abstraite de la nature par l’ingéniosité humaine). Et il peut le faire à un point absurde. En parlant des tentatives de breveter une lignée cellulaire et des innovations biotechnologiques similaires, Pottage cri44 Comme le rappelle Harrison (2000), la relation dialectique entre invention et convention ainsi que la manière dont nous attribuons ces valeurs sont complexes (Wagner, 1975). Au bout du compte, le malanggan est une invention sans innovation. Bien que chaque nouvelle combinaison reçoive une inspiration inédite, chaque élément individuel est aussi tiré d’un autre, la création d’images totalement nouvelles (par le rêve) étant vue comme un processus dangereux : le répertoire de formes a été remarquablement stable au cours des années (Küchler, 1987, p. 239). 198 L E B R E VE T E T L E M A L A N G G A N tique la manière dont cette « distinction doctrinale banale » (1998, p. 750) est utilisée pour neutraliser des objections politiques ou éthiques. Il fait luimême une double objection à la « permutation sans in de la “nature” et de l’“artefact” » (ibid., p. 753). En premier lieu, on introduit ces distinctions pour écarter de la discussion les implications politiques ou éthiques de ce qui est marchandisable ou non. « Les oppositions politiques ne sont pas le produit d’une confusion doctrinale [et ne peuvent donc pas être négligées à ce titre] » (ibid., p. 753). Au fondement de la prise de décision, la doctrine juridique utilise les distinctions linguistiques et catégorielles, plus que ce qui arrive à tout ce qu’on pourrait vouloir appeler la nature. En second lieu, il y a des situations dans lesquelles il devient de plus en plus mystérieux de savoir comment il faudrait au juste identiier une invention : « […] la production d’une lignée cellulaire immortelle ne requiert guère plus de l’“inventeur” que la maîtrise d’une technique scientiique de routine. Le processus d’“invention” semble se limiter à transcrire un code naturel sur un nouveau support » (ibid., p. 752, note omise). Selon lui, la biotechnologie a rendu transparentes ou improbables les distinctions mêmes qui ixent le droit des brevets sur lequel repose de manière tellement cruciale la biotechnologie (ibid., p. 745). On peut discuter la question de « l’expropriation par l’homme de la nature [… comme] expropriation par une personne de ce qui est déjà l’héritage naturel de toutes » (Phillips et Firth, 1990, p. 35). Mais une question supplémentaire vient de la manière dont on traite ce problème en distinguant la technologie et la nature, l’invention et la découverte, etc. : en efet le droit des brevets déinit ce qui a déjà été exproprié, c’est-à-dire ce qui n’est plus la nature. Les habitants de Nouvelle-Irlande, quant à eux, refont des personnes à partir de personnes, pour ainsi dire, des corps à partir de corps, et la compétition concerne les revendications relatives au pouvoir ancestral, c’est-àdire qu’ils revendiquent ce qui est déjà spéciiquement identiié comme étant à eux. Les détenteurs de brevets, à l’inverse, interagissent avec les personnes par des revendications de propriété, et fabriquent leurs appareils à partir de choses, de matériaux et de connaissances qui, au bout du compte, relèvent d’un « bien commun » qui appartient à tout le monde et à personne. Quand ils pensent aux biens communs comme à une ressource naturelle, les Euro-Américains peuvent l’imaginer comme un domaine d’où l’inventivité des personnes est absente, et, idéalement, peut-être même où il n’y a personne du tout ; en même temps, quand ils pensent à l’habiter, c’est ce site qu’ils évoquent, et ils aimeraient aussi penser que les biens communs constituent un monde que les personnes possèdent « naturellement » et dans lequel elles trouvent leur habitat « naturel ». C’est en raison de cette lexibilité, pourrait-on dire, que notre perspective (sur le monde), qui prend parfois en 199 MAR ILYN S TRATHE RN compte les personnes et parfois pas, a à ce point rendu possible l’innovation technologique en Occident (Eric Hirsh, communication personnelle). Mais j’ai conclu délibérément sur une image de la nature comme ressource – les biens communs – qui renvoie à l’intérêt que les humains peuvent y trouver. Est-ce que notre sentiment d’être à l’aise avec la technologie, d’habiter « avec » elle, ne viendrait pas en partie du fait qu’elle nous donne des choses que nous pouvons posséder, dont nous pouvons donc prendre possession pour nousmêmes ? L’inquiétude que nous éprouvons, lorsque ces extensions de la personne par la propriété semblent inappropriées, fait partie de notre familiarité avec les techniques et les relations de propriété. Les habitants de Nouvelle-Irlande ont subi non seulement le commerce colonial et la législation des droits de propriété intellectuelle, mais aussi le partage même entre la technologie et l’habiter que les organisateurs d’une conférence intitulée Inhabiting Technology ont problématisé en 200045. Les habitants de Nouvelle-Irlande servent à rappeler les débats politiques et éthiques qui entourent l’extraction des ressources, l’extension des régimes de propriété, etc. Mais trop souvent, un Euro-Américain va réinventer le partage entre la technologie et l’habiter, en attribuant à de telles populations les qualités que ses propres conceptions de la technologie donneraient à la nature. À l’inverse, j’ai essayé de donner à ces personnes et leurs idées une présence diférente, en insistant sur les nombreux points où nous pourrions dresser des parallèles, ain de mettre en relief ceux où nous ne le pouvons pas. 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Problems with Women and Problems with Society (1988). Entre ces deux moments, elle identiie un événement qui, d’une part, a déclenché chez elle une rélexion sur les rapports entre les études féministes et l’anthropologie et, d’autre part, l’a conduite à entreprendre une déconstruction systématique aussi bien des paires de notions opposées (culture / nature ; sphère publique / sphère domestique ; sujet / objet) à l’aide desquelles était pensée la relation homme-femme, que de catégories analytiques jamais remises en question dans ce même champ d’étude (femme ; personne ; société). L’événement dont il s’agit est l’accusation d’androcentrisme faite par une autre anthropologue mélanésianiste, Annette Weiner, en introduction de son ouvrage consacré à l’analyse des rituels mortuaires aux îles Trobriand (Weiner, 1983 [1976]). L’androcentrisme (ou male bias) est cette tendance à privilégier le point de vue masculin et à ne pas tenir compte des activités et des discours des femmes dans les analyses des faits sociaux. Dans son livre Women in Between. Female Roles in a Male World (1972), qui fournit les résultats de sa recherche doctorale sur le terrain, Strathern aurait ainsi omis d’accorder suisamment d’attention à l’analyse d’objets confectionnés par les femmes et échangés entre elles. La critique portait plus précisément sur des biens, les ilets de portage, que Weiner considéra d’emblée comme féminins, parce qu’ils étaient fabriqués par les femmes et échangés entre elles, et dont elle supputa que, de ce fait, ils avaient un rôle important dans les échanges relevant de la reproduction de T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 2 03 -2 21 PASC ALE BO N N E MÈ RE la vie et du cosmos. Dans sa réponse, Strathern estima que c’était là supposer que, dans chaque société particulière, les femmes avaient la même valeur et donc raisonner de façon généralisante. Le deuxième volet de sa réaction à la critique concernait la catégorie de femme elle-même qui, selon elle, ne peut être considérée comme une évidence puisque, dans chaque contexte ethnographique, elle revêt des signiications diférentes qu’il faut mettre au jour. Pour le dire rapidement, ce débat opposait une vision essentialiste, qui consiste à penser qu’à une catégorie de personnes – ici les femmes – sont associés des attributs universels, à une vision relativiste selon laquelle chaque système culturel a sa propre manière de penser et de mettre en ordre les éléments du monde. Contester la validité de la catégorie femme faisait partie, on l’a dit, d’une entreprise de déconstruction systématique plus large des catégories analytiques occidentales, que je n’évoquerai pas dans le cadre de cet article mais dont il importe de rappeler le contexte. L’anthropologie et le féminisme Dans les années 1960 et 1970, l’essor des mouvements féministes eut des efets sur le milieu académique anglo-saxon. L’anthropologie fut engagée dans une discussion sur l’origine de la situation de subordination que vivaient les femmes occidentales : en bref, celle-ci était-elle un fait universel ou un produit de l’histoire ? Pour rendre raison de l’universalité de la domination masculine, Sherry Ortner (1974) considérait qu’à la position inférieure des femmes vis-à-vis des hommes devait être rapportée celle de la nature vis-à-vis de la culture ; Eleanor Leacock (1981) défendait en revanche l’idée que la domination masculine était apparue avec l’organisation du travail propre aux sociétés industrialisées. Pour pouvoir tester la validité de la proposition de Leacock, et plus généralement démontrer que la domination masculine n’était pas un fait universel, il fallait se rendre sur le terrain, dans des contextes ethnographiques non encore bouleversés par l’Occident, et recueillir des descriptions ethnographiques de rapports réels entre hommes et femmes. Ayant été contactées par les premiers Blancs dans les années 1930, les Hautes-Terres de NouvelleGuinée constituaient une place de choix pour tenter de relativiser l’androcentrisme supposé des ethnologues de sexe masculin, qui tendaient à montrer que la domination masculine existait bel et bien là aussi : les femmes étaient considérées comme des êtres dont le corps excrétait des substances polluantes (sang menstruel, liquides vaginaux) susceptibles d’amoindrir la force des hommes. Ces représentations étaient au fondement des pratiques 204 ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E de séparation résidentielle des hommes et des femmes et justiiaient l’existence de rituels masculins : pour parvenir à l’âge adulte et devenir de grands guerriers à même de défendre la communauté face aux ennemis, dans un passé récent où les conlits intertribaux faisaient partie du quotidien, les jeunes garçons devaient être retirés du monde des femmes pour rejoindre la maison des hommes et subir les premières étapes de l’initiation. Des femmes ethnologues soupçonnèrent ces travaux, qui mettaient l’accent sur l’existence d’un antagonisme sexuel entre les hommes et les femmes, de ne pas forcément reléter la réalité ethnographique mais d’être le fruit d’un regard masculin qui s’était porté de manière privilégiée sur les activités masculines. Les ethnologues hommes auraient également rapporté les seuls discours des hommes parce qu’ils provenaient d’une société occidentale caractérisée par la domination masculine. Autrement dit, si les femmes étaient peu présentes dans les travaux ethnographiques sur les sociétés de la Nouvelle-Guinée, c’est que les chercheurs n’avaient pas accordé l’attention qu’il aurait fallu aux activités féminines. L’objectif de leurs consœurs fut donc de recueillir des matériaux ethnographiques auprès des femmes pour montrer que celles-ci avaient un pouvoir qui avait été mal évalué et que leur subordination n’était pas un fait forcément marquant de ces sociétés : si la domination masculine n’était pas universelle, il devenait alors possible de faire bouger un ordre social occidental que l’on jugeait oppressif. Or, cette démarche teintée d’une forme, même légère, de militantisme féministe est diicilement conciliable avec l’exigence anthropologique visant à décrire une société dans les propres termes de celle-ci, en s’afranchissant le plus possible de ceux qui nous sont familiers : en soulignant cet écart, Strathern (1987a) se plaçait ainsi en porte-à-faux avec le milieu féministe. Et, de facto, la plupart des recherches entreprises en Mélanésie par des femmes ethnologues témoignent de cette relation malaisée entre militantisme féministe et exigence scientiique, et peu nombreuses sont les monographies qui parvinrent à montrer que les femmes disposaient d’un pouvoir réel (Lepowsky, 1993). La polémique entre Annette Weiner et Marilyn Strathern Dans un tel contexte, les travaux de Strathern et de Weiner se distinguent en ce qu’ils proposent une analyse alternative, au plus près des pratiques et des discours locaux. L’une et l’autre furent parmi les premières femmes à se rendre en Nouvelle-Guinée pour mener des enquêtes auprès des femmes, l’une à Mount Hagen en 1964, avec son époux Andrew Strathern, et l’autre 205 PASC ALE BO N N E MÈ RE aux îles Trobriand en 1971, dans le village où avait séjourné Malinowski cinquante-six ans plus tôt. Les Melpa de Mount Hagen (appelés désormais Hagen dans la littérature scientiique et dans la suite du texte) vivaient dans une société caractérisée par l’existence de big men qui organisaient de grands échanges cérémoniels de porcs et de coquillages (moka) et se constituaient ainsi un réseau de partenaires et de suivants qui les soutenaient, leur assuraient du prestige et leur permettaient d’asseoir leur pouvoir politique. Alors qu’Andrew Strathern (1971) s’intéressait à ces personnages et aux échanges qu’ils organisaient, et plus généralement à l’organisation sociale de cette société, son épouse (à l’époque) réalisa la première étude ethnographique menée par une femme auprès des femmes d’une société de Nouvelle-Guinée. Dans sa thèse de 1968, dont est tiré Women in Between (1972), elle s’attache, avec beaucoup de minutie et un grand souci d’exhaustivité, à décrire et à analyser les rôles des femmes, leurs prérogatives, leurs droits et leurs devoirs, et inalement à essayer de comprendre quelle est leur position dans ce monde masculin : « Je voulais aborder les femmes en tant qu’actrices dans le système. […] Je m’intéressais au pouvoir des femmes et à leurs possibilités de réalisation dans un monde dominé par les hommes et centré sur leurs seules préoccupations » (1987b, p. 10). Quels sont les résultats de cette étude axée sur les rôles sociaux joués par chaque sexe et sur la sphère d’autonomie dont disposaient éventuellement les femmes ? Les domaines d’activité respectivement associés à l’un et l’autre sexe sont diférents mais complémentaires. Les femmes hagen élèvent les porcs qui circulent dans les cérémonies moka organisées par les hommes ; elles sont associées à la sphère de la production alors que les hommes s’illustrent dans celle des échanges. Elles considèrent que leur rôle de productrice des biens échangés leur permet d’inluencer les décisions de leur mari concernant les diverses transactions au centre desquelles ils se trouvent. Les femmes sont également considérées comme les intermédiaires entre les groupes qui sont partenaires de ces grands échanges. Ceux-ci sont en efet constitués d’ains – alliés par le mariage – et les épouses sont donc les personnes à partir desquelles de nouveaux liens de partenariat peuvent être établis, les beaux-pères et beaux-frères avec lesquels un homme échange des porcs et des coquillages étant les pères et les frères de ses épouses, que les big men ont souvent nombreuses, pour précisément multiplier leurs réseaux d’échange et rivaliser avec d’autres big men ain d’acquérir le plus grand prestige. Les femmes représentent ainsi une des pièces fondamentales de l’institution majeure de la société hagen qu’est la cérémonie moka, et pour l’auteure, c’est de cette position d’intermédiaire entre les hommes et les groupes qu’elles tirent leur autonomie d’action. 206 ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E Dès cette époque, Strathern prenait ses distances avec l’idée, courante en anthropologie, que les femmes étaient associées à la vie domestique et les hommes à la sphère publique ; que les femmes étaient du côté de la nature, car elles mettaient au monde les enfants, alors que les hommes étaient associés au monde de la culture (Ortner, 1974). Pour elle, ce qui caractérisait plutôt la position des femmes de Hagen était une position sociale de productrice des biens de valeur et d’intermédiaire entre les groupes qui rivalisaient entre eux en échangeant des biens. Alors que Strathern était partie à Mount Hagen dans l’idée de se consacrer à l’étude des activités féminines, Weiner entendait étudier les productions des sculpteurs des îles Trobriand mais les événements qui se déroulèrent dès son arrivée décidèrent autrement de son objet d’étude. Durant son séjour, plusieurs cérémonies mortuaires orchestrées par les femmes et impliquant des échanges de grande ampleur de biens féminins (jupes de ibres et bottes de feuilles de bananier) se déroulèrent. Alors que les hommes prennent en charge le corps du défunt et dédommagent juste après le décès tous ceux qui occupaient une place cruciale dans son réseau de relations sociales, les échanges des femmes sont organisés plusieurs mois plus tard et permettent de libérer l’essence ancestrale du défunt, dite baloma, de ses attachements. Le départ de l’esprit du défunt étant un préalable obligé à sa réincarnation en un esprit-enfant qui viendra dans le futur féconder une femme (Weiner, 1983, p. 144), les échanges de biens féminins que les femmes efectuent entre les personnes et les groupes reliés au défunt à la in de la période de deuil permettent de régénérer la société et le cosmos. La mort, en efet, ne met pas seulement au jour la vulnérabilité individuelle ; elle est également une rupture dans la vie sociale et cosmique. Pour Weiner, en échangeant des objets qui leur sont propres et selon des modalités diférentes, les hommes œuvrent à remettre de l’ordre au sein des relations sociales et politiques menacées par la mort d’un des leurs tandis que les femmes assurent la continuité de la vie. Dans cette société à iliation matrilinéaire, le pouvoir des hommes s’exerce dans la sphère sociopolitique, mais les femmes, en assurant la régénération des forces ancestrales, sont dotées d’un pouvoir que Weiner qualiie d’anhistorique (ahistorical ) et de cosmique. Cette capacité provient, selon elle, du fait même d’être femme, ce qui expliquerait la tendance universelle à associer la féminité – ou plutôt « le fait d’être femme » (womanness)1 – à la reproduction de la vie et du cosmos. Dans la société trobriandaise, la valeur des femmes surpasse 1 Ce que je traduis par « féminité » correspond aux termes anglais de femaleness, womanness et womankind. 207 PASC ALE BO N N E MÈ RE celle des hommes, car elle n’est pas liée aux contingences historiques ou politiques. Quand les anthropologues cherchaient le pouvoir des femmes dans le monde sociopolitique, ils ne le trouvaient évidemment pas, nous dit l’auteure, et se fourvoyaient donc en en concluant que les femmes étaient subordonnées aux hommes (Weiner, 1983, p. 3). Pour le lecteur, ce reproche s’applique aussi à Strathern qui avait étudié le rôle des femmes dans les échanges qui sont au cœur de la vie politique où rivalisent les big men, mais c’est surtout en raison de son manque d’intérêt pour ces objets féminins que seraient les ilets de portage que Weiner critique le plus fermement Strathern : Dans Women in Between : Female Roles in a Male World – étude d’une femme consacrée aux femmes Melpa des zones montagneuses de Mount Hagen, NouvelleGuinée – Marilyn Strathern commence par une belle description des sacs tressés2 et du rôle important qu’ils jouent dans les échanges dotaux. « Les choses propres aux femmes, précise-t-elle, se partagent entre elles : les hommes ne s’intéressent pas tellement aux sacs tressés » (1972, p. 15). Quoi que les hommes disent à ce sujet, en tout cas, le livre est rempli d’allusions à des échanges de sacs tressés, entre ains, consanguins et générations, mais Strathern ne paraît pas prendre très au sérieux ces transactions qu’elle analyse de façon d’ailleurs incomplète. Elle tombe de ce fait dans le piège masculin traditionnel (traditional male trap), car il va de soi que les hommes de Melpa sont certainement concernés par les rapports pour l’instauration desquels les sacs tressés constituent d’importants objets d’échange. (Weiner, 1983, p. 29) Cette charge de Weiner conduisit d’abord Strathern à engager une discussion sur l’association automatique de signiications universelles à la catégorie « femme ». Dans sa Malinowski Lecture (publiée sous le titre « Culture in a netbag », voir Strathern, 1981), elle remit en cause la catégorie de womanness en mettant au jour deux lourds présupposés contenus dans la critique aussi courte que violente de sa collègue. Selon elle, Weiner considérait que les femmes ont en elles quelque chose qui fait que, partout, elles sont associées à la vie et à la mort et que, pour cette raison, les échanges orchestrés par les femmes sont l’indice d’échanges qui reproduisent la société et le cosmos ; enin, elle assimilait les ilets de portage fabriqués par les femmes à des biens féminins, sans s’interroger plus avant. La remarque de Weiner montrait qu’elle extrapolait ses trouvailles faites aux îles Trobriand au contexte étudié par sa collègue sans prendre en compte les particularités de cette situation ethnographique, en l’occurrence sans prendre au sérieux l’analyse de Strathern, qui avait montré qu’à Hagen 2 208 Il s’agit en réalité de ilets de portage (netbags) et non de sacs tressés, car la technique de fabrication s’apparente à du crochetage et non à du tressage. ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E les femmes étaient valorisées parce qu’elles produisaient des biens précieux et non parce qu’elles mettaient au monde les enfants. Pour cette chercheuse, il s’agissait d’un « mode d’universalisation non contrôlé » caractéristique de Malinowski et auquel les féministes avaient malheureusement elles aussi recours lorsqu’elles posaient comme prémisse qu’« il existait une catégorie sociale dont les dimensions sont susceptibles d’être comprises sur des bases a priori telles que les études de femmes particulières illustrent des attributs d’une féminité (womankind ) universelle » (1981, p. 668). Or, Strathern mettait précisément en doute l’idée qu’il existât des représentations universelles de la catégorie « femme ». Autrement dit, elle reprocha à Weiner de passer trop vite de l’analyse des activités et de la position des femmes dans une société particulière à l’idée d’une association universelle des femmes avec la reproduction de la société et du cosmos fondée sur les liens que les femmes entretiennent avec la vie. Dans « Culture in a netbag », Strathern organisa son argumentation en présentant les résultats d’une étude de deux groupes de Nouvelle-Guinée, les Hagen et les Wiru, où d’autres valeurs sont associées aux femmes. Chez les Wiru, il n’existe pas de grands échanges cérémoniels mais une série de prestations liées à la vie des êtres humains entre les parents proches d’un enfant, dont les maternels sont les premiers bénéiciaires. Souvent associés à des représentations de la fabrication des enfants qui attribuent un rôle important à la mère, ces dons valorisent, selon Strathern, l’aspect reproductif des capacités féminines, qui se manifeste dans ses propres produits, les enfants (ibid., p. 680). Les femmes de cette société ne reproduisent rien d’autre qu’elles-mêmes, à la diférence de celles des îles Trobriand qui, également associées à la reproduction des enfants, assurent, lors des échanges mortuaires dont elles ont la charge, la reproduction de la société et du cosmos. À Hagen, au contraire, les femmes sont associées à l’entretien de réseaux d’échange particuliers, à la production des porcs, ces biens précieux échangés lors des cérémonies moka et aux connexions avec l’extérieur. Le caractère qui est associé au « fait d’être femme », c’est, comme on l’a vu, celui d’être in-between (ibid., p. 678). À partir de cette démonstration que, dans deux sociétés des HautesTerres de Nouvelle-Guinée, le « fait d’être femme » est construit selon des modalités bien diférentes, Strathern montre qu’il ne saurait y avoir d’universalisation possible du genre et que chaque contexte local doit être étudié ain de mettre au jour les représentations spéciiques à chacun. Plus généralement, la position défendue par cette chercheuse est qu’il n’existe pas d’essence universelle, d’attributs ou de capacités féminines propres et que le genre n’est pas une propriété des personnes mais qu’il déinit des 209 PASC ALE BO N N E MÈ RE activités et des modalités d’action3. Une des conséquences de ce point de vue est que si les femmes ne sont pas associées universellement à la vie, les échanges qu’elles orchestrent à la mort ou ceux qu’elles établissent entre elles ne peuvent pas être partout considérés comme des échanges qui reproduisent la société et le cosmos. La charge de Weiner révélait un second présupposé selon lequel les biens produits par les femmes sont des biens féminins4. Sur ce point, Strathern reproche à Weiner de considérer que des objets – ici les jupes de ibres des Trobriand ou les ilets de portage à Hagen – qui ont une signiication dans un contexte auraient la même dans un autre, « y compris dans le cas où ces objets sont déinis comme une richesse féminine corrélée à des manifestations générales (non spéciiées) du pouvoir féminin » (ibid., p. 673). Dans une analyse de ce que représentent les objets échangés à Hagen, elle montrait, à partir de l’exemple des porcs, des coquillages et des ilets de portage, que ceux-ci ne pouvaient être qualiiés de masculins ou de féminins. Contrairement aux jupes des îles Trobriand, qui sont considérées comme des biens féminins, à Hagen, les porcs ne peuvent pas être qualiiés de masculins ou de féminins, car ce ne sont pas ces produits de l’activité humaine qui sont sexués (sexed ), mais l’activité elle-même : leur production est une activité féminine, tandis que les transactions qui les impliquent sont masculines. Quant aux coquillages, ils sont considérés comme appartenant aux hommes, et les ilets de portage aux femmes, mais les échanges de ces biens n’ont lieu qu’entre personnes du même sexe, et ne concernent que ces dernières (ibid., p. 679). Ils ne relèvent pas, comme aux Trobriand, du domaine de la reproduction de la société. Ce sont les porcs qui igurent au sein des échanges entre les sexes : les femmes qui les ont produits les donnent aux hommes, qui les donnent eux-mêmes à leurs ains, mais le produit donné (le porc) n’est pas d’un genre ou de l’autre, il est neutre, il est un médiateur non sexué (unsexed ). S’il représentait quelque chose, ce serait cette complémentarité dans le but recherché (l’échange) et la production qui est un fondement de l’inluence que les deux sexes ont l’un sur l’autre (ibid.). Ainsi, tout comme les hommes et les femmes ne se diférencient pas 3 4 210 Cette approche est aussi celle adoptée par Irène héry dans La distinction de sexe (2007) et par elle et moi dans Ce que le genre fait aux personnes (2008) : « Les sciences sociales doivent appréhender les personnes sexuées (gendered ) non pas à partir d’un ensemble de propriétés et d’attributs substantiels et quintessentiels censés les déinir ontologiquement, mais à partir des modes d’action et de relation caractéristiques de la manière spéciiquement humaine d’agir et de pâtir » (héry et Bonnemère éd., 2008, p. 10). La rélexion entamée en réaction à la critique aboutira dans he Gender of the Gift à une argumentation sur le rapport entre l’identité sexuée du producteur d’un type d’objet et l’association de ce dernier à un sexe ou à l’autre. ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E en fonction d’attributs qu’ils posséderaient mais par leurs actions qui sont, elles, sexuées, les objets qui circulent dans des transactions sont féminins ou masculins en fonction de leur origine et de leur usage et non pas de qualités intrinsèques. L’exercice comparatif portant sur deux sociétés des Hautes-Terres en contrepoint de l’analyse de Weiner sur les îles Trobriand vaut ainsi preuve de l’impossibilité d’accoler aux femmes et à la féminité un ou des caractères invariants. Un concentré de The Gender of the Gift On sait que la réaction à la pique de Weiner poussa Strathern à s’engager dans une opération de déconstruction des catégories analytiques occidentales auxquelles les anthropologues avaient alors recours. Elle aboutit à une théorisation de la façon dont apparaît « la domination masculine dans un système basé sur le don » et de la « forme sociale que peuvent alors prendre “objets” et “personnes” » (1987b, p. 13). he Gender of the Gift devait marquer la discipline pendant plusieurs décennies, au moins dans le monde anglophone. Extrêmement dense et complexe5, ce livre dont le genre est le matériau de rélexion principal visait à produire une théorie de la façon de penser mélanésienne, imaginée comme une sorte de dénominateur commun à toutes les formes de pensées rencontrées dans la région et contrastées avec la façon de penser occidentale, dans « une perspective exploitant pleinement la dichotomie eux/nous entre les sociétés mélanésienne et occidentale » (ibid., p. 12). Selon elle, « nous ne retrouvons pas dans les systèmes symboliques mélanésiens l’équivalent des idées occidentales de société, ou plus encore d’individu » (ibid., p. 14). En Mélanésie, les personnes seraient conçues aussi bien dividuellement 6 qu’individuellement (1988, p. 13). Strathern remplace ainsi une analyse fondée sur un contraste entre masculin et féminin par une approche qui met l’accent sur la distinction entre relations de même sexe (same-sex) et de sexe croisé (cross-sex), et qui souligne ainsi le fait que le genre est un aspect des relations ou de l’action plutôt qu’un attribut des personnes. Celles-ci seraient le site composite des relations qui les ont produites. En conséquence, ce sont ces relations dans lesquelles sont inscrits les individus, plutôt que la société considérée comme un tout ou 5 6 À cet égard, chacun est reconnaissant à Alfred Gell d’avoir écrit un texte essentiel (et illustré !) sur cet ouvrage. Il s’intitule avec humour « Strathernograms » (Gell, 1999). En l’occurrence, et pour dire bref, composées d’apports paternels et maternels. 211 PASC ALE BO N N E MÈ RE que l’individu autonome, qui sont au cœur de l’action sociale. Les éléments qui constituent les mondes sociaux mélanésiens sont des relations et non des choses ou des personnes, celles-ci n’étant que des indices, des cryptages de relations, qui sont ontologiquement premières (Gell, 1999, p. 35). Dans cette théorie où les relations occupent la place principale, Strathern distingue les échanges « non médiatisés » (unmediated ), qui n’impliquent pas d’objets, comme la relation sexuelle, des échanges « médiatisés » (mediated ) qui en comportent. Lorsqu’on associe ces deux types d’échange au genre des termes de l’échange – qui est alors soit « de même sexe », soit « de sexe croisé » –, six combinaisons sont possibles, dont deux sont plus fréquentes que les autres (Gell, 1999, p. 45) : les unmediated cross-sex exchanges, dont l’exemple premier est la procréation humaine, et les mediated same-sex exchanges, tels ces échanges de porcs domestiques entre hommes qui sont au cœur des activités collectives dans les sociétés à big men. Un point essentiel de la position de Strathern sur les échanges est que les seconds (mediated ) produisent des relations en détachant des objets, conçus comme des parties de personnes, de leurs détenteurs originels, pour les attacher à d’autres. Quant aux personnes, elles sont constituées de relations notamment en ce qu’elles sont le produit de relations unmediated crosssex entre leurs géniteurs. Pour devenir reproductrices, elles doivent passer de cet état de personne complète (complete ou cross-sex) à un état de personne incomplète (incomplete ou same-sex), au terme d’un processus qui passe par le détachement d’éléments la constituant, en l’occurrence des éléments masculins si elle est une femme et des éléments féminins si elle est un homme. C’est en ce sens que Strathern parle de partible person, de personne « divisible ». La composition interne des personnes se modiie au cours des événements de la vie (initiation, mariage, procréation, échanges, rituels mortuaires, etc.), en fonction des relations qui y sont impliquées. On retrouve ici l’idée que le genre est déini par une capacité d’agir et non par une propriété. Un gros livre ne suirait pas à rendre compte des dizaines (voire des centaines ?) de travaux qui, de près ou de loin, ont repris l’approche relationnelle construite par Strathern autour de la notion de partible person. La question reste posée du contraste entre le monde anglo-saxon, où ses travaux sont constamment cités, et la recherche française, où ils sont apparus récemment et bien plus rarement (Alès et Barraud éd., 2001 ; Breton, 2006 ; Iteanu éd., 2010 ; héry, 2007). Je ne prétends toutefois pas y répondre, et je vais aborder la question plus raisonnable du domaine d’application de la théorie proposée dans he Gender of the Gift : en quoi cette quasi-expérience de pensée permet-elle de rendre compte de situations ethnographiques particulières ? 212 ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E Des Hagen aux Sambia : un exercice de réinterprétation Pour la Mélanésie, Strathern a elle-même étendu sa grille d’analyse aux sociétés classiquement présentées comme les plus diférentes des sociétés à big men où elle a mené ses enquêtes de terrain, en commentant les travaux consacrés à des rituels initiatiques7. La question du genre des objets a été mise au centre de l’analyse lorsqu’elle a réinterprété la cérémonie et le symbolisme des lûtes qui jouent un rôle important dans les initiations masculines des Sambia, l’une de ces sociétés anga8 où la grande afaire collective est (ou était) les rites masculins, en l’absence de tout échange cérémoniel de richesses (Godelier et Strathern éd., 1991). Alors que les initiations masculines des Anga avaient été présentées comme un mécanisme de fabrication d’hommes et de guerriers à l’écart des femmes et de reproduction de la domination masculine (Godelier, 1982 ; Herdt, 1981, 1987), Strathern considérait qu’une telle interprétation n’était pas satisfaisante9. Pour elle, les initiations masculines ne consisteraient pas, comme une vision occidentale de la socialisation pourrait l’avancer, à ajouter quelque chose aux petits garçons, à les compléter par un apport social ou culturel, mais à modiier leur corps, qui est d’un type particulier, en un autre – type de – corps (Strathern, 1993, p. 44). Plutôt qu’ils ne transforment des êtres immatures en hommes adultes en les dotant des attributs essentiels de leur nouveau statut, ces rituels font des jeunes garçons des êtres « incomplets » (single-sex), capables de se reproduire en complémentarité avec un partenaire également single-sex (ibid., p. 47). Ainsi, contrairement à ce que les analyses précédentes avançaient, pour Strathern, « les personnes [les hommes] ne sont pas masculinisées ; elles masculinisent leurs propres organes et substance sexuelle. […] Et les hommes ne font pas des hommes d’une façon simple car les hommes ne sont pas des hommes d’une façon simple. Ils ont aussi une identité comme êtres androgynes composés d’éléments masculins et féminins » (1988, p. 212-213). C’est avant tout sur les lûtes, ces objets utilisés secrètement par les hommes chez les Sambia, que Strathern concentre son attention. Elle en 7 8 9 « Dans la société hagen d’aujourd’hui, les rites d’initiation et de puberté n’établissent pas la diférence de genre » Strathern, 1988, p. 348, note 4). Les Anga forment un ensemble de douze groupes totalisant environ 80 000 personnes, dont les langues, les cultures et l’histoire sont, à des degrés divers, apparentées (Lemonnier, 1981, 1997). Les Baruya, les Sambia et les Ankave, où je mène des enquêtes de terrain avec Pierre Lemonnier depuis 1987, en font partie. « Que ce soit sur des bases anthropologiques ou féministes, on ne peut, en fait, se contenter de la formule disant que les cultes masculins ont […] pour objet de “faire des hommes” » (1988, p. 58). 213 PASC ALE BO N N E MÈ RE analyse le symbolisme à partir des données ethnographiques présentées par Gilbert Herdt dans les nombreux ouvrages qu’il a consacrés aux rituels masculins de cette population. Il existe deux types de lûtes : les longues, qualiiées de mâles et considérées comme des métaphores du pénis, et les plus courtes et étroites, dites femelles et parfois assimilées au gland du pénis (Herdt, 1982, p. 58). Elles sont toujours jouées par paires et les Sambia disent qu’elles sont mariées et ils les appellent « époux et épouses ». Au cours du rite appelé penis-and-lute ceremony, les lûtes étaient révélées aux novices et servaient de support à l’enseignement des pratiques de fellation qui allaient bientôt s’établir entre les novices et leurs parrains plus âgés mais encore célibataires (ibid., p. 61). Une analogie était d’abord faite entre les lûtes et les pénis : « La lûte entrera dans votre bouche. Plus tard, les hommes feront la même chose avec vous. […] Et vous grandirez et aurez une belle peau » (ibid., p. 61-62). Un peu plus tard, le sperme était associé au lait maternel. Et l’on disait aux garçons qu’ils devaient en consommer régulièrement pour continuer à grandir. Pour Herdt, ce rite a vocation « à transférer l’attachement des garçons à leurs mères sur des activités homosexuelles (fellation) avec des hommes célibataires » (ibid., p. 79). Strathern interprète autrement ce rite. Pour elle, outre qu’une forme unique (ici une lûte) peut représenter à la fois le caractère nourricier masculin (le sperme du pénis) et féminin (le lait maternel du sein), il apprend aux garçons deux choses : que le genre d’un organe (masculin ou féminin) dépend de la personne qui l’active, et aussi que l’activation elle-même crée une distinction de genre ; la relation entre l’aîné et le novice, qui se substitue à celle qui existait auparavant entre le novice et sa mère, est de sexe opposé (cross-sex) en dépit du fait qu’ils sont tous les deux de sexe masculin (Jolly, 1992, p. 144). Cet exemple du novice rituellement engagé dans une relation homosexuelle montrerait que c’est bien la façon d’agir et le comportement adopté dans une situation particulière qui « font le genre » de quelqu’un : assimilé à l’épouse de son partenaire plus âgé, le novice agit, selon Strathern, en tant que femme qui reçoit du sperme de son époux (1988, p. 212). Être d’un genre ou de l’autre devient alors un état qui varie en fonction des situations relationnelles dans lesquelles chacun se trouve impliqué à un moment ou à un autre de sa vie. L’analyse des lûtes sambia que propose Strathern illustrerait donc pleinement sa proposition selon laquelle le genre n’est pas un attribut des personnes mais est déterminé par le type de relations mises en place au sein d’une action particulière. Ici, la relation nourricière est « de sexe opposé », qu’elle engage une mère et son ils et ait pour vecteur le lait maternel ou qu’elle associe un jeune garçon et un aîné encore célibataire par la médiation du sperme de ce dernier. Ce seraient donc bien les relations qui 214 ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E sont sexuées (gendered ), les personnes alternant quant à elles continuellement entre un état d’androgynie (cross-sex) et un état d’incomplétude (same-sex). The Gender of the Gift chez les Ankave-Anga Aujourd’hui, la plupart des anthropologues admettraient volontiers qu’il est diicile d’approcher sous un angle unique ces faits sociaux d’une grande ampleur que sont les rituels : ne s’intéresser par exemple qu’aux objets utilisés (plantes, outils, éléments animaux ou minéraux, etc.), ou qu’au processus de renaissance (clairement repérable, comme l’avait bien montré Arnold Van Gennep il y a plus d’un siècle), ou bien encore ne s’attacher qu’à la fonction du rituel ou aux activités des hommes en forêt. Tout cela réduirait considérablement l’analyse qu’il est possible d’en faire. C’est ici que mon propre travail peut être mis en regard de la théorie de la personne et du genre de Strathern et de sa réinterprétation des analyses de rituels masculins existantes. Il propose en efet une perspective relationnelle sur le cycle rituel des Ankave, qui appartiennent comme les Sambia à l’ensemble anga (voir note 8). Au-delà d’une critique interne qui mettrait peut-être en question l’applicabilité générale de sa théorie à l’ensemble des types de sociétés de la Nouvelle-Guinée10, je vais donc tenter d’évaluer et d’examiner ici la manière dont elle interprète les initiations masculines, ce qui me permettra de fournir un exemple de l’impact qu’ont eu ses travaux sur l’anthropologie de la Mélanésie, vingt-cinq ans après la publication de he Gender of the Gift. En 1994, les Ankave ont organisé les premiers stades, collectifs, de leurs initiations et le travail d’enquête s’est efectué selon des modalités d’observation qui n’avaient jamais été mises en place en Nouvelle-Guinée. J’ai en efet vécu avec les femmes pendant les semaines que durent ces rituels alors qu’un collègue, Pierre Lemonnier, se trouvait en forêt avec les hommes. De telles conditions ont permis de mettre en regard les conduites que doivent adopter au même moment les novices et leurs mères et sœurs aînées. Ce scénario a été répété chaque fois qu’ils organisèrent le dernier stade de ces rituels, à l’occasion de la naissance du premier enfant d’un homme. Selon les études classiques des années 1970-1980, de tels rituels transforment les jeunes garçons en adultes et, dans le passé, en guerriers capables de 10 Par exemple, comme brièvement mentionné ci-dessus, on ne peut réduire le rituel sambia au lute-and-penis ceremony, comme le fait de facto Strathern, et ce même si les lûtes y jouent un rôle important. En efet, dans d’autres groupes anga (les Ankave et les Iqwaye par exemple), ce sont les rhombes et non les lûtes qui sont joués secrètement et manifestent la présence des esprits. Par conséquent, son analyse ne rend pas compte des diférences au sein d’un même ensemble culturel. 215 PASC ALE BO N N E MÈ RE défendre le groupe. Cette maturation masculine ne peut s’opérer que dans un milieu masculin et, a-t-on coutume de dire, hors de la vue des femmes dont l’action sur les petits garçons, de bénéique pendant leur enfance, est devenue incompatible avec leur statut futur et doit être contrecarrée par les actions rituelles mises en œuvre par la communauté des hommes. On a vu que Strathern a mis en doute cette airmation présente chez Maurice Godelier (1982) et Gilbert Herdt (1981), mais aussi dans les travaux de Donald F. Tuzin (1980) ou de Gilbert Lewis (1980), pour ne citer que quelques exemples, que l’objet des initiations est de faire des hommes. Pour elle, « les actions rituelles transforment les enfants en parents potentiels » (1993, p. 46), mais il ne s’agit pas seulement de changer de statut social et d’atteindre celui correspondant à cette étape de la vie, mais de changer de capacité d’action (agency). C’est ainsi que le processus de croissance se manifeste et que s’opère la transformation entre « être le produit de l’action d’autrui » et « avoir la capacité d’agir pour soi-même ou pour un autre », autrement dit devenir un agent11. Or, le résultat de mon analyse du cycle rituel ankave ne difère guère de la proposition de Strathern appréhendant les initiations comme des voies d’accès à la fonction parentale, puisque, à l’issue de la phase publique du rituel organisé lorsque naît le premier enfant d’un homme, un nouveau couple de parents a vu le jour. En deux mots, car la place nous manque pour déployer pleinement l’argumentation (Bonnemère, 2004, 2008, 2009, ms.), les rites collectifs des deux premiers stades agissent sur les garçons en transformant la relation qui les liait à leur mère, selon une modalité particulière : l’état antérieur de la relation sujette au changement est dans un premier temps réitéré, ce qui nécessite la présence des deux termes de celle-ci, qui agissent ou se comportent d’une manière parallèle dans des endroits distincts. Ainsi, les mères et les novices sont chacun reclus dans des espaces différents et efectuent les mêmes gestes, mettant en scène la relation à caractère symbiotique qui les unissait pendant la grossesse et, dans une moindre mesure, au cours de la petite enfance. Dans un second temps, il est signiié, une fois le rituel accompli, que la relation mère-ils a changé de nature, au moyen d’un geste considéré comme spéciique de la nouvelle relation : une fois de retour au village, les garçons ofrent du petit gibier à leur mère, manifestant que, de symbiotique, la relation entre eux est devenue une relation au sein de laquelle 11 216 Si l’on reprend les termes de Strathern utilisés dans he Gender of the Gift, il s’agit de la transformation d’un être composite, complet ou encore cross-sex en une personne incomplète ou same-sex. ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E l’échange est possible. Dans la terminologie de Strathern, on dirait que la relation unmediated qu’ils entretenaient auparavant et qui était caractérisée par une asymétrie entre les deux termes, est devenue une relation mediated au sein de laquelle des objets peuvent circuler. En rendant la participation de certaines personnes (mères, sœurs, épouses) nécessaire à l’accomplissement et à l’eicacité des rituels majeurs du cycle de la vie d’un individu de sexe masculin, les Ankave expriment l’idée que les relations qui l’unissent à ces personnes lui sont extérieures. On l’a vu, pour faire d’un petit garçon un jeune homme, il faut en premier lieu agir sur la relation qui le lie à sa mère. Mais sa seule présence à lui n’est pas suisante, car – c’est mon hypothèse – son corps ne contient pas de trace matérielle, et surtout détachable, de cette relation. Il ne suit pas, par exemple, comme cela peut être le cas ailleurs, que les novices procèdent à une expulsion rituelle de sang pour mettre à distance la relation maternelle qui les empêche d’atteindre une nouvelle étape de leur vie. Pour accéder au même résultat, les Ankave doivent mettre en scène la relation elle-même, et donc faire intervenir les termes qui la constituent. C’est pour eux le seul moyen de la transformer et cette transformation est la condition de leur accession au statut de procréateur et de père. Je souscris donc à l’idée de Strathern selon laquelle les relations sont au cœur de la conception idéale normative qu’ont les Mélanésiens de la personne et de la façon dont ils appréhendent le déroulement de l’existence humaine. Mais l’analyse des matériaux ethnographiques ankave me conduit à mettre en doute l’idée que cette « personne mélanésienne » que sont la femme ou l’homme ankave contiendrait en elle des relations qui pourraient être détachées sous la forme d’objets ou de substances. Il n’existe donc pas dans cette société de pratiques visant, à proprement parler, à détacher des « parties de personnes » lors des initiations. Cela dit, à la in de la vie et une fois le corps mort, les choses changent. En mourant, la personne n’est plus à même, par déinition, d’incarner les relations qui la lient à autrui, encore moins de les activer. À ce moment-là, les membres de sa parenté maternelle reçoivent de la chair d’anguille et un peu d’argent12 de la part du groupe des paternels du défunt, ou du mari dans le cas du décès d’une femme. Tout laisse penser que ces dons compensent la perte que les parents maternels subissent avec la disparition des parties molles du corps (sang, chair, etc.)13. Les objets donnés représentent donc une partie détachable de la personne 12 13 Dans le passé, on donnait des coquillages. En efet, selon les représentations de la procréation, la mère est à l’origine du sang et des éléments mous du corps de ses enfants. 217 PASC ALE BO N N E MÈ RE (Lemonnier, 2006), mais celle-ci n’est devenue détachable qu’au travers de la mort. La vie permet la mise en présence réelle des termes d’une relation, et, pour transformer les personnes, les Ankave privilégient ce mode opératoire qui joue sur la relation en en faisant intervenir les termes. On pourrait alors dire que, selon eux, la personne incarne des relations mais ne les contient pas. Lorsqu’elle meurt, elle n’a plus cette capacité d’incarnation, elle ne peut plus jouer son propre rôle et, alors seulement, la relation peut être compensée sous la forme d’un objet. Autrement dit, une fois qu’elle n’est plus une personne capable d’agir pour elle-même ou pour ses proches, qu’elle n’est plus un agent potentiel, elle devient une entité divisible dont il est possible de compenser des éléments par des objets. Mais tant qu’elle est vivante, elle peut agir en « agent des actes humains », pour reprendre une formule d’Irène héry (2007, p. 227), et elle est donc sollicitée en propre. Comme le disent les Ankave, « si les mères des novices ne sont pas présentes, les initiations masculines ne peuvent avoir lieu, car elles n’auraient aucune eicacité ». Une telle situation révèle la conception d’un monde dans lequel les relations, tout en n’étant pas contenues dans les personnes, participent néanmoins de leur déinition, puisque c’est en agissant sur elles qu’elles se voient transformées. Cette analyse a pour conséquence inévitable de mettre en doute la proposition de Strathern que « l’échange médiatisé par un objet repose sur l’image indigène selon laquelle les personnes sont capables de détacher des parties d’elles-mêmes dans leurs interactions avec les autres » (1988, p. 192). Chez les Ankave, la détachabilité n’est pas une caractéristique des corps vivants14. Conclusion Le décalage entre les analyses de Strathern et les réalités ethnographiques vient sans doute de sa manière de pousser au bout le contraste, qu’elle formalisa et accentua outre mesure, entre une conception supposément propre à la Mélanésie et notre propre vision occidentale. Il me semble que 14 Le don qui ressemblerait le plus à une « partie de personne » est celui qui compense les parents maternels d’un individu ayant perdu du sang accidentellement : par exemple, un initié sous les coups de badine assenés lors du passage dans le corridor de branchages ou une femme lors d’un conlit conjugal. Dans ce cas, les parents maternels sont dédommagés en raison du fait qu’ils partagent le même sang que la victime ; comme elle, ils ont été atteints dans leur intégrité corporelle. Il s’agit donc d’un don qui est considéré comme un équivalent d’une part constitutive de la personne, son sang. Hormis cette situation particulière, le cadavre est le seul corps dont les parties peuvent être compensées, car elles se détachent de facto par suite du phénomène de décomposition. 218 ST R AT H E R N E N M É L A N É SI E le haut degré d’abstraction du modèle de cette auteure tient au fait que son objectif n’était pas tant de mettre au jour une vision mélanésienne de la vie en société et de la personne, comme il est généralement d’usage de le croire, que de déier les approches anthropologiques des systèmes de pensée mélanésiens. D’ailleurs, comme elle l’a indiqué elle-même au début de son ouvrage, sa démarche cherchait à montrer que les présupposés à partir desquels les populations de la Mélanésie étaient appréhendées par les anthropologues participaient d’une façon de penser occidentale et n’étaient valables que pour décrire celle-ci. Le modèle qu’elle a fourni de la « socialité » mélanésienne (1988, p. 357, note 20) est donc bien davantage élaboré en réaction à ces concepts que systématiquement construit à partir de situations sociales concrètes. Alors que, comme on l’a longuement décrit, ses premiers travaux se fondaient sur l’analyse de matériaux qu’elle avait recueillis, que ce soit chez les Hagen ou auprès des Wiru, dans he Gender of the Gift, la mise au jour de différences ethnographiques dans le domaine des représentations de la féminité, par exemple, est renvoyée au second plan au proit d’une théorie de l’action sociale mélanésienne15 qui passe à la moulinette interprétative toutes les analyses produites par les chercheurs à partir de leurs données ethnographiques. Aussi, plutôt que de pointer des micro-diférences culturelles entre groupes mélanésiens pour mieux révéler le caractère ethnocentré et non universel des représentations occidentales, Strathern produit cette fois une théorie qui prend systématiquement à contre-pied les conceptualisations anthropologiques féministes ou « pré-féministes » (1988, p. 58) de ses collègues et dont le résultat apparaît alors comme le plus petit dénominateur commun de toutes les représentations mélanésiennes. Or, un tel plus petit dénominateur commun n’existe pas dans la réalité. he Gender of the Gift fournit donc moins une description de la vie sociale mélanésienne qu’une image de ce que produit la remise en cause systématique et abstraite des fondements sur lesquels les analyses de cette vie sociale sont fondées. Autrement dit, Strathern se livre avant tout à un exercice de pensée qui, par le biais d’un contraste établi entre l’Occident et la Mélanésie, aboutit à l’élaboration d’un nouveau modèle théorique. L’auteure critique toutes les analyses produites sur le genre, les rituels initiatiques et les échanges en Nouvelle-Guinée et en propose une relecture qui met en avant l’idée que les personnes sont des êtres composés de relations et qu’elles alternent selon les moments de leur vie entre des états composites 15 Comme elle l’écrit: « Je ne cherche pas […] à mettre au jour les contextes locaux spéciiques des événements et des comportements, mais à révéler le contexte général de ces contextes mêmes : la nature distinctive de la socialité mélanésienne » (1988, p. 10). 219 PASC ALE BO N N E MÈ RE où elles sont le produit de l’action d’autrui et des états singuliers où elles sont reproductrices et en position d’agent. Que le monde mélanésien de Strathern soit essentiellement un monde d’idées, Gell l’avait bien constaté lorsqu’il avait qualiié le modèle de l’auteure de he Gender of the Gift de « système M », pour Mélanésie ou Marilyn au choix (1999, p. 34) ! 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Ici, je vais déambuler dans un seul de ses livres, Partial Connections (Strathern, 2004 [1991]). Ce travail m’intéresse particulièrement même s’il n’apporte en lui-même aucune nouveauté radicale. Écrit peu après he Gender of the Gift (Strathern, 1988)1, ouvrage essentiel, mais obscur, il éclaire la démarche de Strathern en ofrant une épure de sa position intellectuelle. Il répond du même coup aux critiques adressées à he Gender of the Gift par le courant postmoderne2, d’avoir réiié l’opposition entre la Mélanésie et l’Euro-Amérique. Enin, il précise en quoi l’anthropologie de Strathern représente une rupture par rapport à ceux qui la précèdent. En efet, Strathern, à l’encontre de ses prédécesseurs, refuse d’adopter une position théorique. Pour elle, la démarche anthropologique vise à faire apparaître un « autre » point de vue, alors qu’à l’inverse, la théorie, comprise 1 2 À ma connaissance, la lecture la plus connue de Gender of the Gift est celle d’Alfred Gell (1999), intitulée « Strathernograms or the semiotics of mixed metaphors ». Par exemple, Cliford et Marcus éd. (1986). Oliver Allard me fait justement remarquer que la section intitulée « Writing anthropology » de Partial Connections (Strathern, 2004, p. 1-55) renvoie bien entendu à ce livre. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 2 23 -2 33 ANDR É ITEA N U comme un ensemble d’idées déterminant un mode opératoire, est l’orientation exclusive de celui qui mène l’enquête. En revanche elle se place dans une posture intellectuelle qui lui permet de nous proposer avec Partial Connections une sorte de manifeste anthropologique pour le temps présent. Le cœur de ce positionnement est la conviction profonde que Strathern énonce déjà à la toute première page de he Gender of the Gift (Strathern, 1988, p. 3), que l’opposition radicale entre l’individu, en tant qu’unité close, et la société, en tant que totalité, sur laquelle toute l’anthropologie préalable était fondée, n’est plus tenable : Un monde obsédé par l’unité ainsi que par la multiplication et la division des unités pose problème lorsque l’on veut penser les relations. Se mettre en position de concevoir les personnes comme plus que des individus atomisés, mais moins que les adeptes d’une communauté holiste partageant un sens commun, devrait produire des efets immédiats sur l’analyse comparative. (Strathern, 2004, p. 53) L’idée est ici que la notion de totalité, appliquée à l’individu ou à la société, est analytiquement intenable et qu’elle est la forme sous laquelle l’anthropologie subit le contrôle colonial ou étatique. Car en fait, ni l’individu ni la société ne sont nulle part des totalités. Pour exprimer leur manière d’être, il faut donc trouver une ou des formes intermédiaires qui se tiennent entre l’un et le tout. Cette refondation ne vise pas uniquement l’objet décrit, c’est-à-dire une collectivité de personnes, mais également la posture de l’anthropologue de terrain et la forme des objets, en général des écrits, qu’il fabrique pour en rendre compte. En conséquence, Strathern progresse dans son livre de manière inhabituelle, mais conforme à sa perception de l’anthropologie. Elle ne cherche pas ce qui rend cohérent l’objet étudié et ne le compare pas à d’autres objets similaires. Elle se saisit d’un élément faisant partie de son propre univers scientiique, féministe, intellectuel, juridique… et en utilise les propriétés pour mettre en lumière des caractéristiques cachées de l’objet étudié. Par exemple, elle propose de comprendre les unités sociales de Mélanésie, dont on sait qu’elles échappent toujours à une description systématique (Barnes, 1962), à l’aune du mouvement féministe. Ce dernier n’est pas un groupe, car chacun y est féministe de manière diférente et souvent contradictoire avec d’autres, en fonction de sa position particulière dans le monde. Mais encore, plus loin dans le livre, elle suggère que l’on pourrait concevoir l’unité échangiste mélanésienne comme une sorte de cyborg. Enin, dans un article publié ailleurs (Strathern, 2010), elle soutient que le rapport mélanésien entre la personne et l’objet peut se concevoir sous la forme que nous donnons en droit à la propriété intellectuelle. Dans tous ces cas, comme elle 224 VA DRO UILLE R D A N S PA R T I A L C O N N E C T I O N S le souligne elle-même, sa démarche n’implique aucune relation préalable entre l’objet étudié et le modèle : « Cette relation ne doit être ni d’égalité ni d’englobement. Elle doit être prosthétique comme celle entre une personne et un outil. Compatibilité sans comparabilité ; chacun prolongeant l’autre, mais seulement à partir de la position de l’autre » (Strathern, 2004, p. 38). Entre les deux éléments, on ne présuppose aucune origine ou qualité commune. L’objet et le modèle sont hétérogènes. Seule l’analyse, dans le cas d’un travail anthropologique, ou l’analogie, dans le cas d’une société, les met en relation et en situation de se « prolonger » l’un l’autre. L’anthropologie collecte des données qui sont par nature trop abondantes. C’est la vie ! L’analyse de celles-ci, leur mise en forme, leur rédaction, leur communication consistent en grande partie à les simpliier : certaines sont mises en avant alors que d’autres sont négligées. Le récit anthropologique décrit son objet avec une richesse de détails variable. L’analyse d’un masque initiatique, par exemple, peut se borner à une page ou couvrir plusieurs chapitres. Mais même dans ce dernier cas, l’objet ne sera que partiellement décrit et la complexité du réel restera supérieure à sa représentation. Vues de loin, les cérémonies d’initiation du monde entier se ressemblent, comme le pensait Arnold Van Gennep (1981). À mesure que l’on entre dans le détail, elles s’avèrent de plus en plus dissemblables. Le sens et la comparaison d’un objet anthropologique dépendent donc du niveau de détail choisi (scale). Pourtant, comme le relève l’auteur : « Des opérations intellectuelles similaires doivent être accomplies sur les données, quelle que soit l’échelle retenue – classiication, construction, analyse, discrimination et ainsi de suite » (Strathern, 2004, p. xv). Chacun de ces niveaux est inépuisable et donc aucun d’eux n’est moins complexe que les autres. Il semblerait donc qu’il soit possible de choisir un niveau d’analyse et de s’y tenir. On pourrait alors, par exemple, comparer les cérémonies initiatiques d’une société avec celles d’une autre, pour autant que l’on reste à un niveau de détail comparable. Or ce n’est pas si simple. La comparaison de deux objets qui paraissent a priori similaires est toujours mise en défaut, parce que chaque société accorde une valeur diférente aux multiples éléments qui la composent. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, la cérémonie d’initiation est un fait majeur dans le Sepik, par exemple, mais elle est secondaire ailleurs. Lorsqu’elle disparaît complètement, comme dans certaines sociétés des Hautes-Terres, elle a pour équivalent une institution qui est en apparence très diférente : les discours des grands hommes auxquels on accorde un poids similaire par rapport à la masculinité. La question en jeu est donc de ixer des équivalences d’échelle (scaling). Elle est périlleuse, car des éléments extrêmement ténus peuvent 225 ANDR É ITEA N U rendre hétérogènes deux objets par ailleurs apparemment similaires. Strathern s’appuie ici, comme dans tout son ouvrage, sur la théorie mathématique du chaos dont elle fait une interprétation personnelle métaphorique. Elle en retient que, partis du constat que l’on ne trouvera jamais en un lieu donné deux situations météorologiques absolument identiques, les météorologistes ont établi par la modélisation que de minuscules diférences engendrent à court terme des évolutions atmosphériques radicalement divergentes. Strathern transpose ces situations dynamiques à la complexité des données recueillies. Elle en déduit que toute similarité, entre deux masques papous, par exemple, n’est qu’illusoire, puisqu’en augmentant le niveau de détail, des diférences inimes apparaissent qui rendent les objets en cause radicalement hétérogènes. Strathern appelle cette diiculté une « disproportion ». L’anthropologue féministe comme cyborg Il n’y a donc, en principe, aucune façon d’évaluer la pertinence des niveaux d’analyse retenus sauf à faire référence à une totalité englobante qui est par déinition illusoire, puisque la notion de totalité n’est qu’un artefact suspect. L’anthropologie classique a néanmoins mis en œuvre cette solution par deux voies, qui représentent deux manières de constituer les données traitées et retenues en une sorte de totalité. Ou bien elle progresse par la simple répétition d’un nombre limité d’opérations qu’elle reproduit sur des niveaux sociaux diférents (analyse en termes de pouvoir, par exemple), ou bien elle avance en étudiant des données particulières, que l’on a préalablement séparées de leur contexte selon des critères exogènes à la société concernée (d’un point de vue politique, économique…). Les deux démarches constituent donc d’emblée implicitement les données dont elles traitent en une sorte de totalité. Puis elles lient entre eux les diférents niveaux ou domaines dégagés sous la forme d’un arbre généalogique, d’un système segmentaire ou, en termes ensemblistes, selon des règles de distribution et de fractionnement (avec l’analyse componentielle). En tout état de cause, ces deux façons de pratiquer l’anthropologie requièrent le préalable soit d’une certaine idée de l’identité (au sens d’une permanence ontologique des êtres et des choses, comme dans l’idée d’identité culturelle), soit de celle d’une nature particulière des relations (par exemple, que toutes les relations sont hiérarchiques ou de pouvoir). Or, comme on l’a vu, dès que l’on change de perspective, les identités et les relations luctuent, car elles prennent des valeurs diférentes. Il ne reste donc alors qu’une image « kaléi226 VA DRO UILLE R D A N S PA R T I A L C O N N E C T I O N S doscopique » générée par des efets de disproportion, dans le sens déini plus haut, puisque les mêmes traits et valeurs ont des poids respectifs diférents selon l’« échelle » à laquelle ils prennent sens. Un constat similaire s’applique à la position à partir de laquelle l’anthropologue fait son travail. Pour les postmodernes, l’ethnologue de terrain est iguré par la modernité comme une totalité, c’est-à-dire une unité cohérente et autonome, et c’est pourquoi il s’imagine devoir étudier une totalité sociale possédant les mêmes attributs. Pour éviter cette projection, certains d’entre eux proposent au contraire de igurer l’anthropologue comme un voyageur, femme (ou homme) cosmopolite, culturellement libéré par l’assemblage, en soi, de traits aux origines sociales hétérogènes. Pour Strathern, ces deux points de vue sont également outrés. Ni unité ni totalité, l’anthropologue doit être déini de façon concrète en fonction du contexte dans lequel il opère. Cette posture médiane et pourtant parfaitement radicale ne signe pas, comme on l’aura compris, l’adhésion de Strathern au courant postmoderne. Elle naît de l’intérêt particulier qu’elle porte à deux sujets : le féminisme et les sociétés de Hautes-Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Selon ses dires, ce qui captive Strathern dans le féminisme est sa manière sociale d’exister. En tant que modèle, il constitue un bon candidat de la forme sociale intermédiaire qu’elle recherche : D’abord, le débat [féministe] construit un objet, un centre d’attention, à partir d’intérêts multiples qui n’ont besoin d’être ni opposés ni réconciliés. Il n’y a pas de savoir constitué auquel les individus se croient devoir contribuer. La connaissance féministe ne peut pas être considérée comme cumulative, à l’encontre de ce qu’on pense de l’anthropologie, par exemple, qui produit un matériau ofert à l’examen public. Chaque élément du savoir féministe universitaire – issu de l’histoire, de la psychologie, de la critique littéraire, de la biologie ou de n’importe quelle autre source – émane d’une place particulière. Il croise les autres sur un territoire commun – le souhait de promouvoir la visibilité des femmes –, mais chaque chercheur ou chercheuse y participe par son indépendance. (Strathern, 2004, p. 33) Selon Strathern, le féminisme peut être envisagé de manière comparable à la notion de cyborg. En suivant Donna Haraway (1989), Strathern (p. 36-40) déinit le cyborg comme un être partiellement biologique et partiellement électronique. Ces deux parties hétérogènes sont complémentaires dans le sens où l’une est l’extension de l’autre, et ce, que l’on regarde à partir de la première des parties ou de la seconde. Pourtant, ces deux parties ne forment pas ensemble un tout, dans la mesure où il n’existe aucune logique qui leur soit commune. « Aussi quand “je” pense à moi-même en tant qu’anthropologue, la recherche féministe est une aide ou un outil ; elle propose des pensées que je n’aurais pu avoir autrement » (p. 39). 227 ANDR É ITEA N U Pour l’anthropologue donc, comme pour l’universitaire féministe, quelle que soit sa discipline, le féminisme au sens large est une sorte d’extension d’un soi incomplet, un outil. L’ensemble du mouvement féministe ne forme jamais un groupe, n’a pas d’unité de pensée et ne partage pas de valeur commune. Le féminisme est bien un fait social, mais ce n’est pas un tout. Entrevoir cette forme d’existence sociale peut permettre à l’anthropologue d’écarter la contrainte disciplinaire qui le pousse à construire le monde, les villages, les personnes, et même l’anthropologue sur le terrain dans le cadre d’un contraste entre l’unité, accompagnée des ensembles que la multiplication de ces unités forme, et la totalité, qui dépend de sa croyance en un système global. « Le voyage […] peut avoir des efets en tant qu’outil imaginatif avec lequel penser les relations, pour autant que nous soyons capables de nous dispenser de la présupposition corrélative de l’intégration en unités » (p. 25). La diversité mélanésienne et la coupure créative C’est grâce à l’analogie qu’ofre le féminisme que Strathern se propose donc de comprendre la Mélanésie, un univers où les unités sociales semblent déier toute réduction et les personnes avoir une forme fractale (Gell, 1999). La toute première question que l’on pose souvent aux mélanésianistes est : « Comment se fait-il qu’il existe une telle diversité de langues et de cultures dans la région et qu’elle ait tendance à se maintenir même face à la mondialisation ? » Il s’agit bien entendu d’un des problèmes les plus diiciles à résoudre, tant l’acceptation de la diférence est une question sensible dans nos propres sociétés. Pour nous, Occidentaux, l’élimination du plus faible par le plus fort, et donc la réduction des diversités de toutes sortes, semble être une règle indiscutable de la nature. Cette idée limite étroitement notre pensée et notre imagination sociale. C’est pourquoi, pour se rendre capable de renouveler la pratique de la comparaison en anthropologie, Strathern s’attache tout d’abord à renouveler la vision du « mystère » de la diversité des sociétés de Mélanésie. Pour ce faire, elle met au centre de son raisonnement une idée qui peut paraître paradoxale, celle que la relation naît de la coupure plutôt que du lien comme on le pense généralement. En Mélanésie, on dénombre plus de huit cents langues et cultures diférentes. Les tentatives pour y mettre de l’ordre ont été nombreuses, mais sans grand succès. Selon Strathern, elles soufrent toutes d’un même défaut que notre auteur appelle la « disproportion ». Vus de loin, plusieurs thèmes ou éléments communs semblent rapprocher les nombreuses sociétés de Méla228 VA DRO UILLE R D A N S PA R T I A L C O N N E C T I O N S nésie. De plus près, il s’avère qu’on n’accorde pratiquement jamais à ces thèmes ou éléments la même valeur d’une société à une autre. Les comparer directement ne donne donc aucun résultat signiicatif. Les paires de lûtes qui sont dans certaines sociétés d’importants instruments initiatiques sont ailleurs des objets de détente et de distraction. On sait, depuis longtemps, que les sociétés, aussi isolées soient-elles dans leur environnement, sont en relation les unes avec les autres. Ou plutôt, du point de vue de leurs membres, les unités sociales (la famille, le village, l’unité d’alliance, etc.) sont toujours conçues comme en relation avec d’autres. En Mélanésie, ces relations sont aussi des voies d’échanges – d’hommes, de femmes, d’objets, de coutumes, de pouvoirs, d’ancêtres et de divinités. On ne perçoit les autres, nous dit Strathern, que dans nos propres termes. Aussi, chaque unité sociale pense ses voisins comme une variante de son propre système. La circulation des coutumes, des musiques, des religions, des noms, des idées et des personnes entre les unités sociales s’établit donc dans une sorte d’incompréhension mutuelle. Qu’une société papoue emprunte en cas de besoin un rituel (Schneider, 2011) à un groupe voisin n’a donc rien d’extraordinaire, car l’élément est d’emblée conçu, si je puis dire, à la mode de chez nous. Paradoxalement, l’efet d’exotisme est encore plus atténué lorsque l’on ne comprend pas ou plutôt que l’on comprend mal la langue de ceux à qui l’on emprunte cet élément. Dans ce cas, rien n’empêche qu’une traduction approximative réduise ce qui est conçu ailleurs d’une manière donnée en quelque chose de faiblement diférent et de familier. Ainsi, dans le cas précité, la récitation rituelle se fait dans une langue étrangère que nul ne comprend et les noms des ancêtres invoqués sont inconnus, entendus par les participants pour la première fois. En in de compte dans ce contexte social, l’objet n’existe pas en soi, il est ce que l’on pense qu’il est, aussi sa circulation ne connaît pas de limites. Ce qui est échangé, que ce soit à l’intérieur d’un ensemble social ou à l’extérieur, est donc toujours une image sans rapport strict avec l’objet que celle-ci remplace. C’est ainsi qu’en Mélanésie, où les personnes sont constituées au travers de relations et en particulier de relations d’échanges, la personne se résume à une suite d’images. Cela est vrai, par exemple, dans les rituels où les mêmes acteurs apparaissent successivement avec des masques ou des décorations diférents, mais aussi dans la parenté où chacun occupe des places diférentes par rapport à ses diverses sortes de parents, sans qu’aucune relation de parenté résume jamais l’ensemble de la personne. Là aussi, les relations sont toujours partielles. Du point de vue d’une unité sociale donnée, les unités sociales qui l’entourent et avec lesquelles elle est en relation sont des extensions partielles 229 ANDR É ITEA N U d’elle-même. Cela est vrai dans les deux directions de chaque relation, sans que jamais les points de vue se recouvrent. Par exemple, dans un mariage particulier, on est soit donneur de femme, soit preneur, deux rôles fort diférents et souvent hiérarchisés. Mais l’un ne saurait exister sans l’autre. C’est également vrai en ce qui concerne les partenaires d’échanges où donneur et preneur alternent leurs rôles, sans que leur position se superpose jamais. Chaque fois, de manière inéluctable, l’un adopte un point de vue de donneur et l’autre de preneur, tout en connaissant parfaitement le point de vue de l’autre. Pour Strathern, comme on l’a dit, les positions que l’on vient de décrire ne correspondent pas à un donné, mais chaque position est une image. Aussi l’anthropologue n’est confronté qu’à des situations dans lesquelles une image vient à remplacer une autre. Selon Roy Wagner (1986, p. xv) : « Une image les contient ou les manifeste toutes et tout ce qu’il faut retenir est l’image elle-même » (cité par Strathern, p. 81). De fait, on peut dire que ces images sont des transformations l’une de l’autre, sans qu’il y ait vraiment de relations entre elles. C’est manifeste, par exemple, dans les rituels initiatiques où se succèdent des séries de personnages masqués. Se référant à l’initiation ida des Umeda, décrite par Alfred Gell (1975), Strathern écrit : « Les gens utilisent des images comme extensions d’autres images. Un nombre illimité de signiications est possible » (ibid.). Conformément à ces circonstances, les relations entre soi et autre, entre personnes et entre unités sociales, sont aussi des images. À travers ces images, l’autre, avec qui on constitue un cyborg, apparaît comme une extension prostatique de soi. Mais ce sont aussi ces images diférentes et indépendantes les unes des autres, selon l’unité sociale ou la personne avec qui on est en relation, qui constituent l’univers mélanésien. Car pour Strathern « les Mélanésiens utilisent le mouvement entre personnes pour décomposer leur monde » (p. 81-82) ; il n’y a ici place ni pour l’individu ni pour le tout : C’est de cette manière que, en Mélanésie, la diférence entre les cultures et les langues est conservée. Les communautés communiquent entre elles, mais n’imposent pas leur propre perspective aux autres. Chacune établit sa propre version. Les pratiques des communautés voisines déclenchent des contre-pratiques suivant un processus qui n’est ni dialectique ni strictement causal. La communication est réelle, le circuit, pour ainsi dire, fonctionne, mais les « messages » ne sont que partiellement transmis. (p. 84) Au fond, ce qui crée la relation, ce qui établit le contact et fait naître la communication, c’est la coupure entre deux communautés, deux échangistes, deux personnes. Strathern appelle « pulsation » la répétition de telles coupures. La coupure requiert que la relation apparaisse là où se situe la différence, là où il n’y a pas d’origine commune, de matière corporelle partagée 230 VA DRO UILLE R D A N S PA R T I A L C O N N E C T I O N S ou de valeurs qui se recouvrent. C’est ici l’image du cyborg qui reparaît, avec sa complémentarité entre ses deux parties, mais sans totalisation possible. En Mélanésie, la coupure est donc créative au lieu d’être destructive comme nous le pensons le plus souvent dans nos sociétés. C’est par exemple le cas, lorsque, lors des cérémonies d’initiation, les garçons sont séparés de leur mère et de la condition féminine en général. « Un acte de coupure relie ce qui est séparé : on “ouvre” une relation d’échange pour engendrer des mouvements créateurs de valeur entre donneur et récipiendaire. La coupure révèle la relation, y compris celle que les personnes portent sur leur dos » (p. 113). C’est parce que le garçon est séparé de sa mère avec qui il se trouvait dans une sorte de symbiose qu’il peut établir une relation complémentaire avec son épouse et surtout attribuer à sa génitrice une véritable position de mère. La chose paraît triviale lorsqu’on l’énonce dans sa généralité, mais elle est parfaitement spéciique dans le sens qu’elle recouvre en Mélanésie. La relation se tient donc toujours en lieu et place de la diférence, car cette diférence est donnée d’emblée. « À Hagen, l’ain3 est l’une des formes sous lesquelles un partenaire d’échange peut apparaître, tout comme un partenaire d’échange est l’une des formes sous lesquelles un ain peut paraître. Il n’y a pas d’isomorphie entre l’un et l’autre et l’un n’est pas un sous-type de l’autre. Plutôt, l’un est une version de l’autre » (p. 103). Cette manière d’être en relation partielle n’admet ni l’unité, puisqu’elle a une partie d’elle même en dehors de soi, ni la référence à une totalité, puisque, en l’absence de sous-parties, tous les éléments sont au même niveau. Dans ce contexte, les relations sont toujours faites d’autres relations. Elles apparaissent alors comme un agrandissement, car elles relient un élément à une partie de luimême extériorisée. Dans le même sens, l’outil peut lui aussi constituer un agrandissement des compétences d’une personne. L’anthropologie sans totalité ni unité Les cyborgs, le féminisme, les sociétés de Mélanésie, voilà des modèles pour une anthropologie qui veut se développer entre l’unité et le tout. Mais parmi ces modèles, des diférences restent signiicatives : La distinction entre le cyborg mélanésien et le demi-humain demi-mécanique d’Haraway est que les composantes du cyborg mélanésien sont toutes « découpées » dans le même matériau. Il n’y a aucune diférence entre une rangée de coquillages et un matrilignage, entre un homme et une canne de bambou, entre 3 Dans le sens anthropologique du parent par alliance, donneur ou preneur de femme. 231 ANDR É ITEA N U une igname et un esprit. L’un « est » l’autre dans la mesure où ils évoquent de manière similaire la conception des relations. (Strathern, 2004, p. 118) Voilà donc des sociétés où il n’y a ni diférence de domaines (économique, politique, religieux, etc.), ni distinction radicale entre unités (individus, par exemple), ni totalité, car aucune référence externe ne permet de distinguer des niveaux internes, mais où la coupure est l’opération première toujours génératrice de diversité. Le paradoxe qui émerge de l’abondance des données ethnographiques, dont part Strathern, peut s’appliquer tout aussi bien à ses ouvrages. Il y a une disproportion inhérente à tout commentaire de son travail, car en le faisant, on ne peut éviter de mettre l’accent sur certains passages et d’en laisser d’autres dans l’ombre. Les idées sont foisonnantes et on a envie de suivre toutes les pistes, des plus petites aux plus grandes. Craignant de inir talmudiste, je me suis limité ici à emprunter le chemin qui m’interpellait le plus du fait de mon expérience mélanésienne, mais une ininité d’autres routes est aussi possible. En cela, Partial Connections ressemble quelque peu à ces expositions d’art contemporain où chaque visite diférente ofre au regard un récit particulier. Partial Connections rend accessibles de nombreux aspects de l’œuvre de Strathern qui sont dans d’autres travaux parfois diiciles à saisir. Pourtant une question demeure. Pourquoi Strathern a-t-elle tenu, dans cet ouvrage comme ailleurs, à se passer à la fois de l’unité et de la totalité dans son travail anthropologique ? Ces catégories ne sont-elles pas après tout des signiications communes dont on peut facilement déceler la trace dans nombre de sociétés du monde, sinon dans toutes ? En Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans les sociétés qui pratiquent l’initiation, par exemple, tant les hommes que les femmes considèrent que l’enfant entièrement paré au sortir du rituel initiatique constitue une totalité. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de « réalité », mais d’une image. Dans ce cas, la totalité peut ne pas être parfaitement inclusive de tout ce qui existe. Elle peut igurer une tendance vers la totalisation, une valeur suprême, une relation de supériorité par rapport aux parties qui la composent ou encore, particulièrement en Papouasie-Nouvelle-Guinée, la façon par laquelle les relations sont supérieures à leurs pôles qu’elles constituent : il n’y a pas d’oncle ou de neveu, mais la relation oncle-neveu caractérise les places de ceux qui, à un moment, se rencontrent. La totalité, en tant qu’image, n’a pas non plus besoin d’être exclusive pour exister, mais peut renvoyer à un extérieur plus ou moins indéterminé qui l’englobe : une idée cosmologique qui, dans ce rapport précis, réduit l’ancienne totalité au statut de partie. Selon moi, la radicalité avec laquelle Strathern repousse tant l’individu que la totalité découle de sa conviction que partout dans le monde l’idéo232 VA DRO UILLE R D A N S PA R T I A L C O N N E C T I O N S logie de la cité, au sens large du terme, est désormais postmoderne (p. 8). En Euro-Amérique, comme ailleurs en raison de la globalisation, l’individu en tant qu’unité tend à disparaître ou plutôt il est dépassé par une forme nouvelle d’être, et avec lui, son opposé solidaire, la totalité. Cette transformation pressentie, comme on l’a dit, par les postmodernes, mais aussi par les mathématiques du chaos, remet en cause « l’unité de l’expérience de terrain » qui caractérisait jusque-là l’anthropologie, ravale l’écrit anthropologique à la réitération d’un genre de pastiche et rend impossible la comparaison entre sociétés. Face à cette déroute, Strathern tente donc dans le présent ouvrage de regagner la possibilité de faire de l’anthropologie et de comparer dans un contexte social modiié. Il s’agit là d’une ambition indispensable à la perpétuation de notre discipline. Bibliographie Barnes John A., 1962, « African models in New Guinea highlands », Man, vol. 62, p. 5-9. Clifford James et Marcus George éd., 1986, Writing Culture. he Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press. Gell Alfred, 1975, Metamorphosis of the Casowaries. Umeda Society, Language and Ritual, Londres, Athlone. — 1999, he Art of Anthropology. Essays and Diagrams, Londres - New Brunswick, Athlone. Haraway Donna, 1989, Primate Visions, Gender, Race and Nature in the World of Modern Science, New York, Routledge. Schneider Almut, 2011, La vie qui vient de loin. Échanges et changement social chez les Gawigl des Hautes-Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée, thèse de doctorat en anthropologie, Paris, EHESS. Strathern Marilyn, 1988, he Gender of the Gift. Problems with Women and Problems with Society, Berkeley, University of California Press. — 2004 [1991], Partial Connections, Walnut Creek, AltaMira Press. — 2010, « he tangible and intangible : A holistic analysis », La cohérence des sociétés, A. Iteanu éd., Paris, Éditions de la MSH, p. 53-83. Van Gennep Arnold, 1981 [1909], Les rites de passage. Étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des iançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc., Paris, E. Nourry. Wagner Roy, 1986, Asiwinarong. Ethos, Image, and Social Power among the Usen Barok of New Ireland, Princeton, Princeton University Press. 233 La théorie sociale après Strathern : une introduction ALIC E S T REET ET J AC O B C O P EMAN TRADUI T D E L’ ANG L AI S PAR V I C T O R C O VA ET BARBARA T URQ UI ER ET RÉV I SÉ PA R O L IV I E R A L L A R D Introduction Je ne porte pas de gants, j’aime voir pousser les choses. Je préfère enlever les mauvaises herbes que creuser, cela satisfait mon désir d’ordre. J’ai bien peur que mon jardinage soit en grande partie une façon d’imposer de l’ordre… Je ne plante pas de graines, et j’achète très rarement des plantes en pot. Ce que je fais en fait, c’est désherber, couper, élaguer, enlever les mauvaises herbes pour que les plantes puissent pousser, me réjouir des plantes… Oh, et aussi les tailler… Le jardinage, c’est de l’attention, de l’organisation, de la mise en ordre, et pourtant dans ce que l’on met en ordre… dans ce que l’on fait, rien n’est changé au point de ne pouvoir être réparé. Au contraire, la plante réagit en resplendissant et en poussant. Et je ne vois pas dans quel autre domaine cela se produit. (Strathern dans un entretien avec Janet Carsten, 2014) Puisque Marilyn Strathern est devenue l’emblème d’un certain type d’anthropologie, la question de la théorie sociale après et d’après Strathern porte nécessairement sur la relation qu’entretient l’anthropologie avec la théorie sociale1. Les anthropologues actuels déplorent son manque d’inluence apparent sur les disciplines voisines. On regrette le fait que les anthropologues empruntent largement leurs concepts à la philosophie européenne et que « personne, audelà de l’anthropologie, ne s’intéresse à ce que nous avons à en dire » (Da Col et Graeber, 2011, p. x). À la suite des critiques de la transparence des représentations ethnographiques dans les années 1980, qui ont conduit à théoriser la rélexivité, les anthropologues ont apparemment été contraints d’emprunter 1 N.d.t. Ce texte est la traduction d’une version abrégée de « Social theory after Strathern : An introduction », heory, Culture & Society, vol. 31, no 2-3, 2014, p. 7-37 (reproduit avec l’autorisation de Sage Publications), introduction à un dossier dirigé par les auteurs : [en ligne], [URL : http://tcs.sagepub.com/content/31/2-3.toc], consulté le 5 mai 2014. T R A CÉS 20 14 / HORS-SÉRIE PAGES 2 35 -2 53 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N des concepts théoriques à d’autres disciplines pour analyser leurs matériaux ethnographiques, au lieu de créer à partir de leurs données de nouvelles propositions théoriques susceptibles d’être mises à proit par d’autres. Comment pourrait-on passer de ces débats internes à la mise en œuvre d’une anthropologie qui aurait une pertinence théorique après Strathern ? Certains anthropologues pourraient dire que ce projet est mal conçu dès l’origine. Si l’inluence de Strathern en dehors de l’anthropologie croît (comme le montre le numéro spécial de heory, Culture & Society qui lui est consacré [Copeman et Street, 2014]), son statut demeure controversé au sein de la discipline. Au cours des dernières années, plusieurs personnes se sont réclamées d’une « anthropologie strathernienne ». Cependant, on a souvent relevé les frustrations qui naissent à la lecture de son œuvre, notamment pour discuter dans quelle mesure son style argumentatif est nécessaire à son projet comparatif (voir Gell, 1999 ; Holbraad et Pedersen, 2009). Si Strathern est fréquemment citée aujourd’hui dans les publications universitaires, ses textes sont rarement donnés à lire aux étudiants de première ou deuxième année. Secrètement, des chercheurs de sa propre génération avouent qu’ils n’ont jamais lu certains de ses livres les plus connus ou qu’ils les trouvent incompréhensibles. On craint que ceux qui tirent proit de sa lecture ne deviennent dominants dans la discipline, tout en continuant de ne s’adresser qu’à une petite clique, largement constituée de personnes liées à l’Université de Cambridge. Nous ne cherchons pas à encourager une approche « strathernienne », ni simplement à en adopter une, mais plutôt à explorer la valeur que peut avoir pour les sciences sociales un dialogue critique avec son œuvre. Mais qu’est-ce qu’une approche strathernienne au juste ? Même si Strathern est largement reconnue comme une anthropologue majeure de sa génération, il est diicile de savoir clairement quel sera son héritage au sein de la discipline. Comment mesurer son inluence ? D’une part, Strathern a de vastes connaissances anthropologiques dans de nombreux domaines. Sa comparaison entre les conceptions mélanésiennes et euro-américaines du genre, de la parenté, de la personne et de la propriété ont permis de redéinir la recherche anthropologique dans ces deux régions du monde (Strathern, 1988 ; voir Hirsch, 2014). Son analyse précoce des conséquences de la procréation médicalement assistée a ouvert de nouvelles voies, reviviié l’étude de la parenté et inspiré une génération de chercheurs en sciences sociales travaillant sur les biotechnologies (Strathern, 1992a ; voir Franklin, 2014). En reliant les inquiétudes sociales vis-à-vis des biotechnologies à l’étude du droit comme un lieu de résolution et de reproduction de ces inquiétudes, son travail récent a ouvert de nouvelles directions post-durkheimiennes pour 236 LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N théoriser le droit (Strathern, 2005 ; voir Pottage, 2014 ; Greenhouse, 2014). En s’intéressant à la manière dont la transparence représente de plus en plus le paradigme hégémonique de gestion de la connaissance, elle a amené les chercheurs en sciences sociales à se pencher sur le cadre dans lequel ils travaillent et sur la tendance managériale rampante dans le monde universitaire (Strathern, 2000). D’autre part, ce que veulent savoir ceux qui interrogent l’héritage de Strathern, c’est dans quelle mesure sa pratique de l’anthropologie est diférente, et comment cette diférence peut justiier la complexité de son écriture. Peut-on tirer un programme théorique clair de ses diférents écrits ? Comment un tel programme peut-il transformer les techniques de connaissance à la fois en anthropologie et dans les sciences sociales ? Strathern demanderait sans doute pourquoi la relation entre la théorie sociale et l’anthropologie devrait forcément être rendue visible et quels sont les présupposés analytiques qui soulèvent au fond ce problème. Qu’est-ce que le savoir théorique, et comment imagine-t-on qu’il circule ? D’une part, quand nous imaginons qu’une discipline emprunte un cadre théorique à une autre, cela fait apparaître la théorie sociale comme un tout (comme la société) dont les disciplines seraient des composantes analogues les unes aux autres. D’autre part, on imagine que l’appareil théorique propre à chaque discipline fournit une nouvelle perspective « complète » sur des phénomènes sociaux concrets. Le déplacement du contexte théorique crée de nouvelles connaissances. En ce sens, on imagine les théories, de manière spatiale, comme des cadres : elles organisent des concepts qui peuvent circuler d’une discipline à une autre, dans la mesure où on peut les appliquer à des situations nouvelles. Les théories peuvent être comparées entre elles (une série de données peut être vue sous diférentes perspectives) ou utilisées pour rassembler des choses disparates (ainsi, le concept foucaldien de biopouvoir peut éclairer les pratiques médicales en Angleterre et en Papouasie-NouvelleGuinée). Quand nous pensons à l’échange interdisciplinaire, ces perspectives peuvent elles-mêmes commencer à ressembler à des choses ; les théories deviennent alors des perspectives que chaque discipline « possède » et utilise. Y a-t-il un moyen d’explorer l’avenir de la rélexion anthropologique en faisant jouer un rôle productif à la distinction entre « anthropologie » et « théorie sociale », tout en essayant de penser la circulation entre ces deux domaines au-delà du raisonnement habituel en termes de partie et de tout ? Autrement dit, peut-on esquisser de façon plus précise (plus critique ?) nos hypothèses sur ce que la théorie (anthropologique) pourrait être, et sur la façon dont (et les lieux où) on pourrait la faire circuler ? Nous avançons notamment l’idée que l’œuvre de Strathern fournit une série de techniques essentielles pour produire de nouvelles topologies conceptuelles. 237 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N Par ce terme, nous désignons les relations, imaginées spatialement ou arithmétiquement, qui nous permettent d’organiser le savoir, qu’il s’agisse de relations entre la partie et le tout (Strathern, 1994), le visible et l’invisible, la présence et l’absence (Law, 2002) ou l’un et le multiple (Mol, 2002). Pour faire avancer la rélexivité anthropologique, Strathern utilise comme technique clé la rélexion sur la spatialité de nos concepts et sur la façon dont, à travers ces topologies, nous prenons connaissance de nos catégories d’analyse habituelles. Si nous revenons aux fondements de notre propre travail épistémologique, cela peut-il nous conduire à développer de nouvelles manières de théoriser la théorie ? Nous suggérons que la manière dont Strathern voit le jardinage, comme le montre l’épigraphe de cette introduction, suggère plusieurs stratégies analytiques pour créer de nouvelles topologies du sujet et de l’objet, du particulier et du général, du concret et de l’abstrait. Cet article n’est pas une première introduction à la « théorie strathernienne ». Il s’agit plutôt de passer en revue certaines des techniques originales que Strathern utilise pour « cultiver » sa théorie : on peut ainsi l’utiliser, pour ainsi dire, comme une boîte à outils conceptuelle. Différenciation On conçoit habituellement le travail théorique comme l’activité qui consiste à créer des connexions ; à créer de nouvelles totalités épistémiques à partir de ce qui est divisé (qu’il s’agisse de disciplines, de choses ou de personnes). La théorie sociale crée du sens en assemblant un monde qui, sinon, serait divisé en choses essentiellement distinctes. En tant que représentations, ces cadres théoriques peuvent être détachés du monde qu’ils décrivent (Latour, 1993). Bien évidemment, l’expérience (post)moderne veut qu’une perspective ou une explication théorique ne suise jamais à rendre compte de telles « choses ». Les perspectives sont démultipliées par les déplacements conceptuels, par l’impression qu’un point de vue unique ne peut rendre compte d’un objet, d’un événement ou d’une interaction dans sa totalité. Les choses décrites résistent à notre exégèse, engendrent de l’excès et on ne peut s’en débarrasser totalement (voir Strathern, 1999, chap. 4). Les entités peuvent être reliées dans une perspective donnée (par exemple sous l’angle de la théorie marxiste du travail) mais un changement de cadre fait apparaître des fractures et des diférences (par exemple si on adopte l’angle de la gouvernementalité). Il reste toujours un résidu, qui nous pousse à déplacer encore notre perspective ou à ainer notre théorie : d’où la tentation d’emprunter des cadres théoriques à d’autres disciplines. Strathern appelle connexion méro238 LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N graphique cette façon de produire des connaissances en considérant que les choses font toujours partie d’autre chose (1992b, p. 73). Il nous semble utile de penser les connexions mérographiques de façon topologique, comme une forme spatiale fondée sur la partie et le tout, à laquelle tout nouveau savoir doit se conformer pour pouvoir être reconnu comme tel2. Les anthropologues contribuent à notre appréhension de la complexité mérographique en soulignant la diversité des réactions culturelles aux processus historiques. Les concepts occidentaux de modernité, d’individualité ou de marchandisation, par exemple, sont intégrés à d’autres univers culturels, où ils acquièrent une signiication locale qui peut les transformer à leur tour. En réponse au « déploiement apparemment inini de la complexité » (Schlecker et Hirsch, 2001, p. 70) qui caractérise la pensée mérographique, les modèles dialectiques du changement social, qui élaborent des constructions sociologiques abstraites plurielles, sont progressivement devenus dominants. Une théorie des « modernités multiples », par exemple, permet de comprendre comment la modernité est mise en pratique de manière variable dans la vie quotidienne – et elle implique souvent que l’on s’attache aux relations dialectiques entre des forces « locales » et « globales ». Mais elle préserve une continuité entre ces contextes dans la mesure où ils peuvent tous être considérés comme des formes de modernité. Ces modèles dialectiques des relations entre le particulier et le général, ou le local et le global, régulent la tendance de la discipline à multiplier les perspectives, et donc à relativiser le savoir, en établissant des méta-contextes qui contiennent de manière abstraite la complexité ethnographique. D’un point de vue topologique, il n’y a pourtant pas tant de diférences que cela entre la multiplication ininie des perspectives et le coninement des parties fragmentées dans des métathéories : ils impliquent tous deux la reconiguration sans in de parties et de touts. Strathern se situe résolument au sein d’une culture épistémique euroaméricaine qui repose sur les connexions mérographiques pour produire de nouvelles connaissances. Plutôt que de considérer les limites du savoir représentationnel comme un problème, qui doit être résolu par la synthèse dialectique entre des universaux abstraits et une spéciicité culturelle, elle fait l’éloge de notre capacité à la division conceptuelle et des conditions de possibilité épistémiques qu’elle ouvre. Plutôt que de résoudre les diférences, elle se concentre sur le moment de la diférenciation lui-même, ou de la bifurcation, pour employer ses termes. Pour tirer pleinement parti du potentiel qu’a la bifurcation de se reproduire elle-même, il faut résister à la tentation 2 Sur les relations entre la partie et le tout comme une forme de savoir, voir Strathern (1994, 2004a). 239 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N de placer des données préexistantes dans des catégories habituelles (« ceci est traditionnel et ceci est moderne »), ou de penser que nous échappons à ces dualismes en explorant leurs relations dialectiques (« c’est une synthèse du traditionnel et du moderne, de la culture locale et de la modernité globale »). La bifurcation implique que l’on demeure dans la faille créée par la « relation du langage de la description ou de l’analyse [et de] l’objet d’étude » (2011, p. 88). Nous sommes coninés dans les limites épistémologiques imposées par notre langue, avec son histoire d’associations sémantiques, ses groupements conceptuels et ses agrégats discursifs, mais quand nos rencontres ethnographiques nous empêchent de « maintenir la stabilité de certains termes » (ibid.), nous pouvons aussi rechercher de nouveaux concepts. Nous devons faire attention, nous dit Strathern, de ne pas attribuer des ressemblances apparentes à des concepts qui peuvent en fait provenir de « routes idéationnelles » complètement diférentes (2011, p. 97). Son scepticisme à l’égard des modèles théoriques provient en partie de son expérience en Papouasie-Nouvelle-Guinée dans les années 1960 et 1970 : les anthropologues ne parvenaient pas à appliquer le modèle des systèmes de lignage africains, car le type de parenté qu’ils observaient était caractérisé par de forts liens cognatiques, des campements éphémères et des formes relationnelles luides (Lawrence, 1984 ; Strathern, 1994). Mais les limites de la représentation, le réductionnisme inhérent à toute réiication et l’immobilité de nos concepts sont aussi des opportunités. Cette discordance du savoir anthropologique en Mélanésie a permis de comprendre que les « groupes » ou la « société » sont des constructions anthropologiques plutôt que des entités données d’avance. Strathern a alors cherché dans le lexique anthropologique des termes comme « relationalité » ou « dividualité » pour décrire plus inement (même s’ils sont toujours inadéquats) la façon dont les habitants de la Mélanésie s’imaginent être liés ou non aux autres, ce qui peut bouleverser en retour les conceptions euro-américaines de la socialité. L’utilisation de « totalités » préexistantes ouvre de nouvelles conditions de possibilité pour des relations conceptuelles. L’anthropologie strathernienne est une anthropologie lente. Ses écrits s’attachent à améliorer la description en diférenciant et en spéciiant les termes de manière répétitive. Cette stratégie implique un ainement croissant du langage ; une réduction (plutôt qu’une expansion) du nombre de choses que nos concepts peuvent décrire avec justesse. Plutôt que de multiplier les contextes ou de créer de nouvelles métathéories englobantes, elle « élague » ses contextes de leurs explications intuitives, pour voir quels concepts « réagissent en resplendissant », pour iler la métaphore du jardinage. En efet, on pourrait dire qu’elle se réjouit d’avoir conscience 240 LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N des dommages causés par de tels actes de discrimination, et de révéler la complexité qui existe à toutes les échelles (2004a). Selon nous, c’est cette conscience qui compte. En efet, c’est ce qui distingue les modes de réiication qui sous-tendent les actes de bifurcation de ceux qui sous-tendent les dualismes simplistes, et ce qui caractérise le subtil déplacement opéré par Strathern dans la topologie conceptuelle. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer la description mais de le faire en rendant visibles les manœuvres conceptuelles qui nous permettent de prendre connaissance du monde. Prenons Dealing with Inequality, que Strathern a dirigé et qu’elle introduit en disant que « son caractère [n’est] pas de juger et [que] sa méthode [n’est] pas exclusive. Plutôt que d’anticiper une conclusion sur la prévalence de l’inégalité sexuelle […], il attire l’attention sur des problèmes de la pratique anthropologique. Le fait de considérer que nous traitons d’inégalité implique de prendre position de façon explicite par rapport à l’activité analytique qui nous déinit : comment nous prenons connaissance que l’inégalité existe » (1987, p. 2, nous soulignons). Suivant cela, nous avançons que la plus strathernienne des techniques serait une attention constante à la façon dont nous prenons connaissance de nos catégories d’analyse les plus habituelles, et qu’il peut être productif de considérer cela comme une propriété générale de la théorie sociale d’après Strathern. En tentant de clariier la diférence entre les approches de diférentes disciplines, Eduardo Viveiros de Castro et Marcio Goldman (2009, p. 36) prennent Bruno Latour comme un représentant de la sociologie dans la mesure où, dans son travail sur le fétichisme (1996), l’évocation des pratiques fétichistes pré-modernes – pour brillante qu’elle soit – est une manière de clariier la façon dont les scientiiques « font aussi des objets pour airmer ensuite qu’ils ont toujours existé » (ibid., p. 37). C’est-à-dire que « les fétichistes africains ne servent que de point d’appui, de matériau supplémentaire pour nous permettre de répondre à une question qu’ils n’ont pas posée ». La technique strathernienne serait très diférente : En prenant certaines notions avancées par Latour – réseau et hybride par exemple –, Strathern se demande comment simuler ce qui se produit lorsque ces concepts traversent les données mélanésiennes ou sont traversés par ces dernières. C’est un problème de direction et d’application : ou bien nous appliquons simplement le concept de réseau aux Mélanésiens – c’est la procédure traditionnelle en anthropologie –, ou bien nous faisons ce que fait Strathern, qui est l’exact opposé : appliquer les Mélanésiens à la notion de réseau, c’est-à-dire redécrire le concept de réseau à l’aide des réalités mélanésiennes. Tout se passe (comme si elle disait) ainsi : « Si les Mélanésiens avaient le désir et la patience de lire Latour, que pourraient-ils en dire ? » (ibid., p. 37-38) 241 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N Cette technique de rélexion sur ses propres concepts consiste à appliquer le point de vue de ceux qui sont ostensiblement les sujets de notre description, et qui inissent ainsi par nous décrire. Emprunter à Strathern, c’est emprunter aux sujets de nos analyses (ou échanger notre perspective avec les leurs), en employant le décalage entre nos concepts et « leurs » pratiques sociales comme une manière de rafraîchir et d’« étendre les concepts anthropologiques, plutôt que de les restreindre » (ibid., p. 37). Il ne s’agit pas de l’idée romantique de « ce que nous pouvons apprendre des indigènes », mais d’un test rigoureux des outils conceptuels de l’analyste. Cette technique présuppose la diférence et une forme d’écart, mais puisque aucun de ces phénomènes n’est une chasse gardée, l’anthropologie, en tant que technique, ne doit pas l’être non plus. Comparaison Les actes de bifurcation ne sont pas guidés par le désir d’acquérir un savoir plus complet ou vaste. Ils juxtaposent plutôt, de manière non intuitive, des choses qui viennent d’être diférenciées. Ces « choses » ne sont ni des objets ni des théories, parce que les théories, dans ce mode de production du savoir, restent fermement attachées à leurs objets. Au lieu de donner à voir ses comparaisons à partir d’un point de vue (théorique) extérieur, Strathern les met en œuvre en faisant des déplacements latéraux. Comme Martin Holbraad et Morten Pedersen (2009) l’ont montré, cela rend l’auteure quelque peu insaisissable. Elle semble se déplacer avec ses données. Comme nous l’avons montré, plutôt que de produire une théorie générale qui inclurait deux ou trois choses dans une relation de similarité, Strathern « élimine ce que nous croyons être partagé » (Holbraad et Pedersen, 2009, p. 390) pour créer des comparaisons « inappropriées » (Tsing, 2014) ou « asymétriques » (Pottage, 2001) entre des concepts qui restent attachés à leurs choses. Ces déplacements latéraux n’ont pas nécessairement lieu sur un seul plan. On peut efectuer des comparaisons disjonctives à travers des échelles diférentes. Pour Strathern, la comparaison ne dépend pas de la similarité – ni l’objet analysé ni le cadre théorique utilisé pour l’analyser ne restent stables. Elle essaie plutôt de « recombiner des connaissances qui trouvent leur origine ailleurs » (Edwards et Petrovic-Steger, 2011, p. 3), par exemple en partant des statues funéraires mélanésiennes pour éclairer le droit de la propriété intellectuelle (2005)3, ou des échanges cérémoniels pour explorer 3 242 N.d.t. Une traduction de ce texte est publiée dans ce numéro de Tracés, p. 175-202. LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N les implications de la biotechnologie (1999). Ces juxtapositions ont pour but de créer la surprise : on saisit momentanément le fondement de nos manières de fabriquer le monde, et de celles des autres. La surprise, pour Strathern, est produite par le moment ethnographique – quand le temps de l’observation rencontre le temps de l’analyse. La spéciicité de l’anthropologie ne vient donc pas de la méthode du terrain ethnographique mais de la relation entre terrain et écriture. C’est là, suggère-t-elle, qu’une contribution à la théorie sociale est possible. Les moments ethnographiques sont des moments que l’analyste ne peut se sortir de l’esprit, et qui continuent de produire de la surprise quand ils sont relus à la lumière de nouvelles données : Strathern utilise l’image paradigmatique de l’ethnographe qui aperçoit deux hommes disparaissant avec un mât couvert de coquillages derrière le sommet d’une colline en Papouasie-Nouvelle-Guinée (voir aussi Cross, 2014). Ce sont des images qu’on ne peut épuiser. En d’autres termes, au lieu de comparer des objets tangibles et des constructions analytiques intangibles, le moment ethnographique nous amène à comparer les moments ou les mouvements par lesquels on s’eforce de produire le savoir. Analogie / invention Comme Eric Hirsch (2014) le remarque, la comparaison analogique prend généralement deux formes dans l’œuvre de Strathern : les analogies qu’elle établit entre des sociétés mélanésiennes et celles qu’elle produit entre des modes d’action symbolique mélanésiens et euro-américains. Ses comparaisons entre la Mélanésie et l’Euro-Amérique, selon lui, mettent en avant les limites de l’analogie : il s’agit de « stratégies négatives » (Strathern, 1990). Comme nous l’avons montré ailleurs, cependant, « l’analogie négative est capable d’avoir une force persuasive (c’est-à-dire d’étendre) uniquement en retenant (c’est-à-dire en conservant) l’analogie positive » (Copeman et Street, 2014, p. 193). Les limites analogiques, selon Hirsch, ont notamment permis à Strathern de penser la manière dont les technologies et les institutions occidentales, comme le droit de la propriété intellectuelle, circulent jusqu’à des lieux comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée, où les conventions qui les sous-tendent ne tiennent plus. Ce sont ces limites comparatives qui nous poussent à produire de nouveaux concepts. La limite de l’analogie est précisément le lieu où émergent l’élément de surprise, et par conséquent la possibilité de nouvelles connaissances (bifurcation). Si les comparaisons de Strathern entre la Mélanésie et l’Euro-Amérique mettent en avant le caractère partiel de l’analogie, Hirsch (2014) souligne que 243 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N ses comparaisons à l’intérieur de la Mélanésie mettent en avant l’extension des analogies. C’est là un aspect moins remarqué de la méthode comparative de Strathern, mais nous suggérons qu’il est déterminant pour la manière dont son œuvre pourrait contribuer à la théorie sociale. Hirsch remarque que cette technique est similaire à celle qu’emploie Claude Lévi-Strauss dans ses Mythologiques (1964-1971). Si dans son étude classique Lévi-Strauss « montre que tous les mythes d’Amérique du Nord et du Sud qu’il analyse – plus de 800 – sont des versions ou des transformations les uns des autres » (Hirsch, 2014, p. 58), Strathern argumente de la même manière en disant que les sociétés mélanésiennes peuvent être comprises comme des versions les unes des autres : « Elles partagent une esthétique commune » (1988, p. 340)4. La manière dont les personnes et les actions se font connaître et sont appréhendées est la même partout. Les conventions culturelles ne peuvent pas être comparées entre ces sociétés (par exemple, diférentes conceptions culturelles du genre) parce qu’un ensemble réiié de conventions est réitéré dans des événements et des interactions dans toute la région. Les Mélanésiens, selon elle, tiennent pour acquise la forme esthétique (le genre) sous laquelle ils doivent apparaître pour être reconnus, mais ils doivent cependant se réaliser sous cette forme – par exemple en participant aux processus d’initiation, de reproduction ou de jardinage – pour avoir des efets sociaux. Si, en Mélanésie, Strathern met l’accent sur la nature extensive de l’analogie (la reproduction des conventions sous une forme concrète), c’est parce que c’est là que les Mélanésiens eux-mêmes concentrent leurs eforts. La description des conventions culturelles et des conceptualisations partagées est traditionnellement la chasse gardée des anthropologues. Joel Robbins (2007) a soutenu que cette orientation a donné lieu à une « pensée de la continuité » en anthropologie. Quand les Papous se convertissent au christianisme, par exemple, nous aimons mettre en avant la continuité des concepts culturels traditionnels et des traditions au sein de ce nouveau domaine religieux (ibid.). La pensée de la continuité domine ainsi les approches dialectiques du changement social : nous prenons en compte la manière dont les conventions culturelles sont transformées par ces nouvelles inluences, mais nous avons tendance à mettre l’accent sur la dimension de continuité de l’analogie – la manière dont ces inluences sont ellesmêmes incorporées dans des répertoires culturels établis. Les observations de Strathern en Papouasie-Nouvelle-Guinée l’amènent à remarquer que les chercheurs ne sont pas les seuls à « faire » des analogies. Au xxe siècle, 4 244 Plusieurs chercheurs ont mentionné des correspondances intéressantes entre l’œuvre de LéviStrauss et celle de Strathern (voir par exemple Gell, 1999 ; Viveiros de Castro et Goldman, 2009). LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N le travail anthropologique de production d’analogies consistait à montrer les connexions entre diférents domaines de la société. Par contraste, les anthropologues de la Mélanésie ont noté qu’on tente là-bas de « déstabiliser le conventionnel », en y introduisant intentionnellement des innovations (Wagner, 1975). Quand de jeunes hommes fuyuge, dans les Hautes-Terres de Papouasie, utilisent le répertoire moderne du disco pour réinventer les conventions établies de leur danse rituelle, le gab, c’est la révélation appropriée de la convention, sous une nouvelle forme viscérale, qui fonde le pouvoir anticipé de la représentation (Hirsch, 2004). Nous pourrions considérer ces performances comme des interventions analogiques : plutôt que de construire les conventions par des connexions conceptuelles, elles les étendent et les réinventent pour produire des efets interpersonnels. Si les anthropologues ont eu tendance à mettre l’accent sur la continuité en produisant des analogies conceptuelles, Strathern attire l’attention sur la manière dont les analogies peuvent être mises en œuvre en pratique. C’est là que l’outil anthropologique de la double relation conceptuelle/interpersonnelle devient important. Strathern (2005) place au cœur de la production du savoir anthropologique la technique qui consiste à tenir compte, simultanément, à la fois du conceptuel et de l’interpersonnel. Quand nous parlons de parenté, nous parlons à la fois de la manière dont les gens interagissent les uns avec les autres, et de la manière dont certaines conceptions des relations sont immanentes à ces interactions. Mettre en œuvre des relations en pratique étend, de manière analogique, les conventions qui sont implicites dans ces pratiques. À l’inverse, le travail conceptuel étend et modiie lui aussi nos relations interpersonnelles. Échos Nous avons airmé qu’au cœur du travail de Strathern sur l’analogie se trouve l’idée que la répétition et la reproduction des concepts dans les interactions quotidiennes nous permettent à la fois d’en conserver et d’en étendre le sens. Pour cette raison, Strathern est particulièrement consciente de l’historicité des idées : Je voudrais faire une analogie. De la même manière qu’on peut vouloir comprendre l’organisation capitaliste telle qu’elle s’est développée en Europe, on doit injecter une véritable histoire dans notre compréhension des économies du don mélanésiennes. L’histoire elle-même est peut-être impossible à retrouver, mais nous connaissons sûrement assez le processus historique pour reconnaître une série d’événements connectés. (1988, p. 34) 245 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N Le travail récent de Strathern examine la manière dont les extensions métaphoriques des conceptions de la parenté se sont historiquement déplacées entre diférents domaines, dans la culture euro-américaine postérieure aux Lumières : ce travail apparaît donc comme le pendant de son ethnographie pan-mélanésienne. Si Strathern a été accusée d’essentialisme culturel et d’anhistoricisme, c’est peut-être parce qu’elle ne travaille pas elle-même sur les mécanismes de répétition. Lorsqu’elle identiie des « analogies qui étendent », elle suppose que ces relations historiques existent, mais sans les rendre explicites. Quand Strathern suit les concepts de la personne à travers les institutions et les pratiques euro-américaines ou mélanésiennes, donc, elle suppose que de réelles relations historiques sous-tendent ces continuités. Plutôt que de comparer des cultures ou des sociétés entières, elle compare des concepts qui ont émergé dans l’histoire, tels qu’ils sont cristallisés dans des pratiques sociales et des interactions spéciiques. Les connexions entre ces interactions ne constituent pas des totalités closes. Une des contributions majeures de Strathern à l’anthropologie a donc été de démontrer de quelles manières des « échos » de la pensée biologique – « une distinction primordiale entre processus biologiques d’une part et constructions sociales d’autre part » (citée par Carsten, 2014, p. 267) – peuvent être retracés à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle. Cette manière de mobiliser le travail de l’analogie a des conséquences sur le rôle de l’anthropologie au sein des sciences sociales. Quand Janet Carsten (2014) lui a demandé comment les anthropologues pouvaient contribuer aux débats publics sur la procréation médicalement assistée, Strathern a répondu en critiquant la diversité culturelle. Le problème, lorsqu’on présuppose que le rôle de l’anthropologue est de rendre visibles les variations culturelles, est qu’il s’agit aussi d’une position politique qui nourrit les idéologies contemporaines du choix individuel. Par contraste, « l’autre contribution que les anthropologues peuvent apporter, dit-elle, est de mettre en avant les ramiications et les conséquences [d’actions] qui semblent être des décisions individuelles, mais qui ont en fait des répercussions » (ibid., p. 271). Quand nous agissons, nous reproduisons des idées et nous les transmettons à d’autres : « Les actions des gens ont des conséquences pas seulement […] sur ceux avec qui ils sont en contact immédiat, mais elles ont aussi ce qu’on pourrait appeler, d’une certaine manière, des contre-conséquences, c’est-àdire qu’elles mettent au jour des possibilités, et ces idées font dès lors partie du répertoire avec lequel tout le monde pense » (ibid.). L’écho, selon nous, est un aspect important de l’analogie strathernienne. Un écho qui se répercute n’implique pas la présence d’un principe unique, que l’on pourrait abstraire et dont on pourrait maintenir la stabilité dans 246 LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N diférents contextes, mais un enchaînement d’actions et de paroles qui se répètent et se transforment les unes les autres. Quand Hirsch (2014) compare les analogies qui s’étendent aux analogies limitées, il ne revient pas, par conséquent, à une distinction entre la similarité (à l’intérieur d’une culture) et les diférences (entre des cultures). Les concepts sont conservés par la répétition, mais ce serait une erreur de présupposer que ces concepts se situent « derrière » ou avant les interactions. Hirsch montre plutôt la facilité avec laquelle des conceptualisations partagées traversent les sphères sociales dans certains lieux et bifurquent dans d’autres. C’est toujours empiriquement que l’on peut déterminer si des concepts circulent dans des institutions, des personnes et des technologies diférentes, et comment ils le font. Ici, on trouve donc une autre version de la manière dont les idées et les concepts circulent. Non pas comme des cadres englobants, sous lesquels on subsume momentanément et partiellement des données, mais comme des idées toujours inscrites dans des pratiques, qui sont ensuite empruntées, traduites et réverbérées lorsque d’autres s’en emparent. Aurions-nous ici un nouveau modèle pour penser la circulation des connaissances dans les sciences sociales ? Quelles « routes idéationnelles » l’anthropologie peut-elle partager avec d’autres sciences sociales ou créer activement au moyen d’un dialogue critique avec le travail de Strathern ? On peut parler de théorie strathernienne ou de théorie foucaldienne, mais nous ne possédons réellement ces formulations théoriques que lors de leur mise en œuvre, dans les textes que nous écrivons. Saisissement Strathern a explicité certains des dangers qu’il y a à penser que l’on peut faire passer des connaissances d’une discipline à l’autre. Le risque, quand l’interdisciplinarité est invoquée comme un signe de créativité et de responsabilité, c’est qu’elle devienne son propre critère d’évaluation, sans qu’on prête attention à la spéciicité des techniques de connaissance en jeu (2004b, p. 39). En particulier, quand les disciplines en arrivent à représenter des perspectives distinctes (par exemple, le culturel par opposition à l’économique, ou le social par opposition au scientiique), chaque point de vue est présenté comme étant lui-même complet. La connaissance est déjà en place (ibid., p. 5). Il est possible de la gérer, mais pas de dialoguer avec elle de manière critique (Strathern, 2006). La gestion implique de mettre à l’écart les débats disciplinaires (toujours) inachevés, ain de faciliter l’échange et le mélange des connaissances utiles. Strathern oppose les tentatives interdisciplinaires, qui subordonnent les diférences à la production de résultats 247 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N uniiés, au travail disciplinaire qui consiste à créer des désaccords et des divisions « comme des lieux de croissance » (ibid., p. 199). Ici, ce que Strathern nomme la critique est crucial : « Dans la recherche, le but de la critique est de multiplier et de diviser à nouveau les résultats de chaque thèse particulière […]. La critique opère par bifurcation : elle rend à nouveau multiple une analyse unique » (ibid.). Si nous cherchons quelle est la valeur intellectuelle de la rencontre interdisciplinaire, ni l’image de la tolérance à l’égard de perspectives parallèles ni celle de l’échange ne fournissent selon elle des guides adéquats. Et pourtant, Strathern peut elle-même être considérée comme une praticienne exemplaire de l’interdisciplinarité. Son intérêt pour la bioéthique et la culture du contrôle de gestion, par exemple, l’a amenée à discuter le travail de chercheurs des diférentes sciences de l’homme et de la société. Plutôt que de désespérer face à la nouvelle mode de l’interdisciplinarité, Strathern (2006) nous ofre un modèle de ce à quoi la recherche interdisciplinaire pourrait ressembler. Elle s’appuie sur l’idée que la critique puisse ne pas dépendre d’origines prédéterminées, partagées ou distinctes. Elle considère plutôt que nous pouvons privilégier les moments où la diférence devient un véritable enjeu. Un dialogue et un débat critiques, plus qu’un accord anodin, peuvent naître des diférences ouvertes par une interaction où les interlocuteurs ont des problèmes opposés. Ce dialogue est comparable à l’immersion des anthropologues dans les relations et les intérêts de ceux qu’ils étudient, et il prend la forme d’une volonté d’être « saisi par le travail de quelqu’un d’autre » : « Les critiques se trouvent attirés – précisément par leur propre intérêt – dans les projets d’autres personnes. […] Discuter une idée, c’est être saisi par elle » (ibid., p. 203). L’incertitude de la rencontre, l’absence d’intérêts et de buts prédéterminés ofrent constamment la possibilité d’expliciter de nouvelles distinctions et de nouvelles thèses. Le saisissement, suggère-t-elle, conduit simultanément à délimiter de nouvelles positions. Rechercher explicitement à être surpris, comme propriété afective de la diférenciation analytique, est selon nous l’aspect distinctif de la boîte à outils méthodologique de Strathern. Comme nous avons voulu l’illustrer, les concepts bifurqués ne sont pas tenus à distance des matériaux d’où ils sont « découpés » (Strathern, 2011, voir Holbraad et Pedersen, 2009). Ce ne sont pas des cadres. Ils peuvent circuler uniquement avec les données qu’ils mettent en relation. Le point important pour nous est que cette topologie conceptuelle alternative permet diférents types d’échanges entre les sciences sociales. Les actes de bifurcation ne sont pas propres à l’anthropologie, même si les anthropologues pourraient y être particulièrement sensibles dans la mesure où la rencontre 248 LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N ethnographique ouvre la distinction entre le soi et l’autre, entre l’interaction et l’analyse (car l’anthropologue utilise des relations concrètes pour accéder à des relations abstraites, voir Strathern, 2005). C’est cet objectif de créer de nouveaux concepts tout en se débarrassant des réceptacles théoriques habituels que nous avons voulu souligner ici. Conclusion Nous avons avancé que ces stratégies pouvaient être comparées à la manière dont Strathern aborde le jardinage. Comme le note Strathern (citée dans Carsten, 2014, p. 276), le jardinage implique à la fois de produire de l’ordre et d’être ouvert à la surprise. Les jardiniers ne savent pas ce que leur jardin va donner avant le moment où il leurit. Plutôt que d’acheter de nouvelles plantes, Strathern ne cesse de revenir à des images ethnographiques anciennes fournies par son terrain, ou à des textes que d’autres auteurs ont déjà publiés. L’intérêt de « replanter » de tels textes dans ses propres écrits est qu’ils produisent de nouveaux moments ethnographiques. En les élaguant, en faisant des boutures et en créant de nouvelles juxtapositions, en révélant les analogies cachées qui s’y cachent, ces moments « anciens » peuvent repousser dans des directions nouvelles et imprévisibles. Étant donné le rôle « traditionnel » de l’anthropologue, comme fournisseur de contexte et défenseur du « social », Strathern démontre la coniance d’une jardinière qui utilise ses sécateurs de manière expérimentée, lorsqu’elle coupe de manière « abstensive » la « masse des choses » qui font partie du contexte comme condition d’un mode de comparaison qui révèle des « dénominateurs hors du commun » (Holbraad et Pedersen, 2009, p. 382), ou qu’elle soutient que le concept de société est théoriquement obsolète (Strathern, 1996b). En ce sens les textes de Strathern, comme un jardin vivace, ne se concluent pas sur des arguments résumés, mais produisent des pousses et des connexions conceptuelles nouvelles. Les jardins, comme les écrits de Strathern, ont tendance à ne pas reléter directement ou clairement leurs auteurs – la présence de la jardinière elle-même tend à être largement cachée. Un bon jardin anglais est celui qui démontre la capacité de la jardinière à domestiquer le monde naturel, et en même temps à laisser à la nature suisamment de jeu pour « réagir en resplendissant ». C’est ainsi qu’il ne se contente pas de reproduire un modèle, mais qu’il possède des qualités uniques, particulières et charmantes. Dans un jardin, la surprise nous touche comme l’efet d’une force extérieure : la forêt qui revient s’iniltrer et qui résiste à nos tentatives de la contrôler. 249 ALIC E STR E E T E T J A CO B CO P E MA N Nous ordonnons les jardins, taillons les plantes, arrangeons les leurs et arrosons les pelouses, mais les jardins poussent d’eux-mêmes. Le jardinage, dans le sens anglais du terme, implique de contrôler et de transformer la nature en suivant des conventions esthétiques culturelles (des parterres et des bordures de leurs, des pelouses, du feuillage). Si l’on peut considérer les écrits de Strathern comme des jardins, c’est précisément dans le déploiement de ce genre de conventions que l’auteure semble s’épanouir. Les techniques analytiques qu’elle utilise sont bien établies : des analogies, des images, des comparaisons, des échos. Mais elle n’est sans doute pas naïve lorsqu’elle prétend être entièrement euro-américaine (mérographique) dans son approche du jardinage et de la production de connaissances. À la différence du jardinier anglais typique, dont les eforts se concentrent sur le contrôle de ses matériaux et qui est pris par surprise lorsque la nature réagit en repoussant, Strathern contrôle ses matériaux suivant une chorégraphie précise, ain, semble-t-il, de produire intentionnellement la surprise. On peut le voir, par exemple, dans l’« élagage » presque excessif des images ethnographiques qu’elle opère pour évacuer les similarités habituelles et révéler des analogies non intuitives. En d’autres termes, elle semble contrôler ses matériaux au point de rechercher activement des efets imprévisibles. C’est là que, selon nous, son approche de la production du savoir emprunte des techniques aux jardiniers mélanésiens qu’elle évoque si souvent. Parmi les Daribi de Papouasie-Nouvelle-Guinée, les jardiniers ne cherchent pas simplement à contrôler leurs jardins par une division domestique du travail de jardinage (Wagner, 1975). De tels jardins paraîtraient insigniiants et banals ; ils deviendraient ce que n’importe qui peut en attendre. Le jardinier daribi doit plutôt utiliser des charmes magiques qui lui permettent d’emprunter du pouvoir à d’autres domaines et de le canaliser, comme la capacité de la gallinacée sauvage à ratisser et à nidiier : cela lui permet de « rendre son travail plus eicace » (ibid., p. 63) et de créer un jardin dont le pouvoir générateur est unique (tant par la nourriture qu’il produit que par les relations de parenté qu’il approfondit). De leur côté, les jardiniers garia, dans une autre région de Papouasie-Nouvelle-Guinée, chuchotent sur leurs semis le nom secret des esprits, en vue d’accéder au pouvoir de ces esprits pour faire pousser leurs plants. En d’autres termes, les jardiniers mélanésiens cherchent activement à susciter, à travers les relations qu’ils ont les uns avec les autres ou avec les mondes spirituel et animal, les efets uniques et surprenants que les jardiniers anglais attribuent aux forces externes de la nature. Les textes de Strathern semblent emprunter à ces techniques de jardinage plus « magiques ». Exactement comme les jardiniers daribi « empruntent » à la 250 LA THÉ O RI E SO C I A L E A P R È S ST R AT H E R N gallinacée sauvage, Strathern emprunte explicitement à des matériaux ethnographiques anciens, aux textes d’autres personnes et à des ressources préexistantes, ain de ré-enchanter des contextes (comme la parenté) qui semblaient moribonds d’un point de vue analytique. Si elle n’a pas un contrôle total sur ses plantes (les descriptions ethnographiques faites par d’autres personnes, ses propres souvenirs ethnographiques, les reportages des journaux), c’est parce qu’elles viennent d’ailleurs. Ses textes se déploient et leurissent. Ils ne symbolisent ni ne représentent les relations sociales (comme, par exemple, on a fait des jardins anglais un relet de la structure des classes sociales), mais ils les font comprendre au lecteur par la mise en scène révélatrice d’analogies, exactement comme les jardiniers daribi peuvent espérer que la récolte de leurs jardins produise la connaissance (de leurs capacités) chez ceux qui en mangent. Strathern a souvent déclaré manier l’humour dans son travail (Strathern et Macfarlane, 2009), mais ce peut être diicile à déceler pour ceux qui peinent à suivre sa logique d’exposition. Selon nous, l’humour prend ici une forme « implicite » typiquement anglaise. Ce n’est pas dans le contenu de son travail, mais dans sa forme, qu’on peut le trouver ; dans son engagement honnête à suivre les conventions universitaires euro-américaines, alors même qu’elle met au jour les fondements qui font de ces conventions un simple artiice. La distinction entre igure et fond devient donc inutile. Ses techniques mettent de l’ordre en même temps qu’elles suscitent une croissance conceptuelle. En suivant l’esprit de son propre travail, nous avons ainsi cherché ici – en anticipant des relations analytiques futures – à rendre incomplète une entité qui est déjà présente5. Bibliographie Carsten Janet, 2014, « Interview with Marilyn Strathern », heory, Culture & Society, vol. 31, no 2-3, p. 263-282. Copeman Jacob et Street Alice éd., 2014, numéro spécial « Social heory After Strathern », heory, Culture & Society, vol. 31, no 2-3. 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Smail professeur d’histoire, Harvard University Isabelle Sommier professeure de sociologie à l’université Paris 1 PanthéonSorbonne, Centre de recherches politiques de la Sorbonne (UMR 8057) Marie-Laure Stirnemann directrice artistique de l’association Couleurs latines, chef de projet pour le développement culturel en Amérique latine Marilyn Strathern professeure émérite d’anthropologie sociale, University of Cambridge Alice Street Chancellors Fellow en anthropologie, University of Edinburgh Lucie Tangy docteure en littérature française, CIELAM (Centre interdisciplinaire d’étude des littératures d’Aix-Marseille, Université de Provence) Barbara Turquier docteure en études anglophones, responsable de la recherche à la Fémis Alexandre Vincent chercheur post-doctorant, École française de Rome 256 BULLETIN D’ABONNEMENT 2014 Revue de Sciences humaines 2 numéros par an + 1 hors série Numéro 26 mai 2014 Numéro 27 novembre 2014 Pirater Penser avec le droit Hors série octobre 2014 Traduire et introduire TARIFS DES ABONNEMENTS franco de port Particuliers France Étranger 30 euros 40 euros Institutions 45 euros 55 euros TARIFS DES VENTES AU NUMÉRO 15 euros pour un numéro plus port : 4,40 euros pour 1 numéro, 1,50 euro pour chaque numéro supplémentaire Règlement : Par chèque à l'ordre de M. l’Agent comptable ENS de Lyon Par virement à la T.G. du Rhône : 10071 69000 00001004479 13 IBAN : FR76 1007 1690 0000 0010 0447 913 Nom et prénom (ou Institution) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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Ces numéros rendent compte d’un débat ancien qui a pris un tour nouveau en raison de l’actualité éditoriale ou politique, soumettent à une interrogation croisée une notion que les multiples traditions intellectuelles et disciplinaires abordent habituellement en ordre dispersé, ou explorent un champ de réflexion émergeant. Tracés ne se veut ni confinée ni contrainte en termes d’objets, de positions épistémologiques, ou d’axes de recherche, mais revendique au contraire un véritable pluralisme, dont témoigne la variété des thèmes et des approches publiés. Le comité de rédaction de la revue, composé de jeunes chercheurs issus de diverses disciplines poursuit un projet interdisciplinaire fort, qui se traduit notamment dans le choix des articles, notes, traductions et entretiens composant chacun des numéros. Les textes répondent à un appel à contribution et sont sélectionnés de manière anonyme suite aux avis d’un comité de lecture composé de spécialistes extérieurs au comité de rédaction. En soumettant aux auteurs de larges questions concernant de multiples champs de recherche, nous attendons d’eux qu’ils décloisonnent leurs domaines respectifs de spécialité, et s’affranchissent des frontières institutionnelles qui les séparent. Nous les invitons donc à mobiliser des outils d’analyse et des références qui ne soient pas seulement issus de leur propre discipline. Nous souhaitons aussi qu’ils élaborent une réflexion accessible aux chercheurs d’autres obédiences disciplinaires. L’éditorial, signé par les coordinateurs du numéro, reste le lieu interdisciplinaire par excellence de la revue puisque s’élaborent en son sein les confrontations, les rapprochements, et les comparaisons entre les contributions qui composent chaque numéro. Il propose au lecteur des lignes problématiques transversales, formule des hypothèses sur de possibles convergences disciplinaires, et s’interroge sur d’éventuelles importations d’outils et de méthodes. Les articles publiés dans chaque numéro relèvent de la réflexion théorique et/ou de l’enquête empirique, permettant ainsi à Tracés de présenter des recherches récentes et inédites dans de multiples disciplines. Régulièrement, nos numéros comprennent également des notes qui peuvent porter sur une parution récente, sur une controverse scientifique, en offrant sur celle-ci un point de vue critique, ou sur des travaux peu connus en France, dans le but d’inviter à leur lecture. Les traductions relèvent de ce même objectif, essentiel à nos yeux, de diffusion de textes majeurs mais inédits en français. Enfin, les entretiens font généralement intervenir des universitaires, spécialistes du thème traité, mais aussi des praticiens ou des artistes. Cette diversité de formats reflète l’intention qui est la nôtre d’ouvrir la revue à plusieurs publics. Achevé d’imprimer par Jouve Numéro d'impression Dépôt légal : octobre 2014 Imprimé en France hors-série Traduire et introduire les sciences humaines Pilar Calveiro Natalia La Valle et Marc Lenormand – Introduction. Pilar Calveiro : la violence et la mémoire Pilar Calveiro (traduction : Natalia La Valle) – Politique et/ou violence Alejandra Oberti et Roberto Pittaluga (traduction : Marie-Laure Stirnemann et Natalia La Valle) – Autour de l’intervention de Pilar Calveiro Vera Carnovale (traduction : Simon Hecht) – Promesses et naufrage de l’héritage guévariste Entretien croisé avec Fanny Bugnon, Isabelle Lacroix et Isabelle Sommier, par Natalia La Valle, Cécile Lavergne, Marc Lenormand et Lucie Tangy – Penser la violence politique Daniel L. Smail Guillaume Calafat – Introduction. Daniel L. Smail et la « neurohistoire » Daniel L. Smail (traduction : Marc Lenormand et Christelle Rabier) – Civilisation et psychotropie Rafael Mandressi – L’historien, le cerveau et l’ivresse des profondeurs Alexandre Vincent – Aux paradis artiiciels de l’historien Olivier Morin – Comment la psychologie pourrait être utile aux historiens Daniel L. Smail (traduction : Guillaume Calafat) – Retour sur On Deep History and the Brain Marilyn Strathern Olivier Allard – Introduction. Marilyn Strathern et l’anthropologie française Marilyn Strathern (traduction : Olivier Allard) – Le brevet et le malanggan Pascale Bonnemère – Marilyn Strathern en Mélanésie André Iteanu – Vadrouiller dans Partial Connections de Strathern Alice Street et Jacob Copeman (traduction : Victor Cova, Barbara Turquier et Olivier Allard) – La théorie sociale après Strathern La revue Tracés est publiée avec le soutien de la Région Rhône-Alpes, de l’École normale supérieure de Lyon et de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS http://traces.revues.org ENS Éditions Prix : 15 euros ISSN : 1763-0061 ISBN 978-2-84788-584-2 2014 Avant-propos