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Energie combative

2023, Etudes littéraires africaines

Document généré le 17 oct. 2023 06:28 Études littéraires africaines Énergie combative Justine Feyereisen Numéro 55, 2023 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1106468ar DOI : https://doi.org/10.7202/1106468ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Association pour l'Étude des Littératures africaines (APELA) ISSN 0769-4563 (imprimé) 2270-0374 (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Feyereisen, J. (2023). Énergie combative. Études littéraires africaines, (55), 126–130. https://doi.org/10.7202/1106468ar Tous droits réservés © Association pour l'Étude des Littératures africaines (APELA), 2023 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ 126) poésie qui surgit des lieux, qui jaillit lors d’un événement in-situ de défense et/ou de célébration d’un lieu, à l’instar, par exemple, du travail d’Emily McGiffin concernant la puissance poétique de la toponymie dans la littérature xhosa 7 (voir p. 138), ou encore au numéro des Cahiers de littérature orale consacré aux « Éc(h)opoétiques » 8. En conclusion, si quelques passages fortement axés sur de puissantes métaphores – tel celui qui concerne les éblouissements, par exemple – m’ont donné l’impression de nous faire perdre un peu de vue la perspective écopoétique, il reste que l’une des premières vertus de cet essai est de nous inciter à l’écoute particulière qui est requise par l’écopoétique, et surtout de nous inviter à nous mêler à la stimulante conversation ouverte ici avec les auteur·e·s et les critiques. Maëline LE LAY Énergie combative Sous le nouveau régime climatique de Gaïa, les discours de la catastrophe annoncent l’abolition du temps. Le présent est sans avenir, le futur prévisible, le passé préférable. L’idée d’Anthropocène 9 repose sur la production d’un temps de l’urgence 10, dans lequel l’action humaine devrait intervenir afin de prévenir la catastrophe dont elle est à l’origine. Elle nourrit l’hypothèse que la nature, comme entité indépendante, a été dépassée par le pouvoir techno-industriel de l’humanité. Et que seule l’humanité, devenue force tellurique, est en mesure de reconstruire la nature. Cette urgence de l’action implique un futur conservateur puisqu’elle vise à préserver les modes de production du présent, voire à les décupler pour développer la technologie (la géo-ingénierie) adéquate au sauvetage. Face au spectacle grandiose de sa propre puissance de destruction, l’Homo 7 8 9 10 MCGIFFIN (Emily), Of Lands, Bones and Money : Toward a South African Ecopoetics. Charlottesville : University of Virginia Press, 2019, 249 p. BOURLET (Mélanie), LORIN (Marie), MORAND (Katell), éd., Éc(h)opoétiques. Paris : INALCO, 2020, 254 p. (= Cahiers de Littérature orale, n°87). En ligne : https://journals.openedition.org/clo/8278 – c. 21-06-2023. Nom attribué, à l’initiative du chimiste Paul Crutzen, à une nouvelle époque géologique, l’Anthropocène est une proposition stratigraphique encore en débat parmi la communauté scientifique. « La société du risque est une société de la catastrophe. L’état d’exception menace d’y devenir un état normal », écrivait déjà Ulrich Beck en 1986 (La Société du risque : sur la voie d’une autre modernité. Trad. de l’allemand par Laure Bernardi. Paris : Flammarion, coll. Alto, 2003, 521 p. ; p. 43). En 2020, l’historien François Hartog, auteur du néologisme « présentisme », propose une prise en compte de l’Anthropocène en tant que nouveau régime d’historicité (Chronos : l’Occident aux prises avec le Temps. Paris : Gallimard, 2020, 344 p. ; p. 307). À propos… des Écopoétiques africaines (127 naturans ne peut se tenir que médusé 11. Or, le risque est que l’effet de sidération (sidus, sideris, étoile) implique la clôture du politique. Tel est le chiasme : la société omnipotente transforme radicalement la nature, mais il serait impossible de modifier la société 12. Ce biais fixiste présuppose un monde horizontal, avec des sociétés qui ne changent guère, voire subissent uniformément les périls climatiques 13. Le capitalisme charrie cet impératif d’immanence qui conduit à un aplatissement général : « Comment se soulève-t-on s’il n’y a plus qu’un seul plan ? » 14, s’interroge le philosophe afropéen Dénètem Touam Bona. Imaginons, non plus la catastrophe, comme un récit eschatologique ou un événement global survenant à un instant T, mais les catastrophes 15. La multiplicité des bouleversements extrêmes se replace alors dans un vaste réseau spatio-temporel de processus, écologiques et sociaux, selon la trajectoire historique d’une entité en révolution autour du Soleil depuis 4,54 milliards d’années. Dans ce « trajet inconstructible » 16 se lisent perturbations, fluctuations, divagations, improbables bifurcations d’une planète qui ne peut être ni contrôlée ni dominée. C’est à ce travail d’analyse et d’imagination que nous convie l’écrivain congolais Sony Labou Tansi 17 pour « contourner le cosmocide » 18. Infiltrées dans la matérialité du monde, dans les lieux, les littéra11 12 13 14 15 16 17 18 Pour Jean-Baptiste Fressoz, la force de l’idée d’Anthropocène n’est pas conceptuelle, scientifique ou heuristique : elle est avant tout esthétique. Dans « L’Anthropocène et l’esthétique du sublime », il revient sur les ressorts réactivés de l’esthétique du sublime et la fonction idéologique de ce nouveau récit sublime au XXIe siècle (Mouvements ; en ligne : https://mouvements.info/sublime-anthropocene – mis en ligne le 16-09-2016 ; c. 21-06-2023). Ce texte est une adaptation d’un article du même titre paru dans : GUENIN (Hélène), dir., Sublime : les tremblements du monde. Catalogue d’exposition, Centre Pompidou-Metz, 11 février-5 septembre 2016. Metz : Centre Pompidou-Metz, 2016, 223 p.. CHOLLET (Antoine), FELLI (Romain), « La catastrophisme écologique contre la démocratie », VertigO : temporalités, action environnementale et mobilisations sociales, vol. 15, n°2 ; en ligne : https://id.erudit.org/iderudit/1035830ar – mis en ligne le 02-09- 2015 ; c. 21-06-2023. Le dernier rapport du Groupe de travail II du GIEC : Changement climatique 2022 : impacts, adaptation et vulnérabilité démontre bien la « vulnérabilité » différenciée des populations au changement climatique. BONA (Dénètem Touam), « Après la nature : propos recueillis par Iris Deniau et Aïnhoa Jean-Calmettes », Mouvement, mai 2023, n°118, p. 96-101 ; p. 99. NEYRAT (Frédéric), « Biopolitique des catastrophes », Multitudes, n°24-1, 2006, p. 107-117 ; STENGERS (Isabelle), Au temps des catastrophes : résister à la barbarie qui vient. Paris : Les Empêcheurs de tourner en rond : la Découverte, 2009, 204 p. NEYRAT (F.), La Part inconstructible de la Terre : critique du géo-constructivisme. Paris : Le Seuil, 2016, 378 p. ; p. 307. Voir : GARNIER (Xavier), Sony Labou Tansi : une écriture de la décomposition impériale. Paris : Karthala, coll. Lettres du Sud, 2015, 252 p. SONY LABOU TANSI, « Lettre fermée aux gens du Nord et Compagnie », première publication dans L’Événement européen : dialogues eurafricains, n°19, septembre 1992 ; reprise dans : Encre, sueur, salive et sang. Édition établie et présentée par 128) tures africaines opposent une résistance esthétique, culturelle et politique aux discours hégémoniques de fin du monde, c’est-à-dire une écopoétique, « ce moment de grande intensité politique où un texte se noue à un lieu pour poser un acte de résistance » 19. Xavier Garnier en déroule l’histoire. Traversées par la question de l’énergie, celle qui jaillit du gouffre, remonte des souterrains, déborde de la forêt, palpite sur les trottoirs, les écopoétiques africaines nous invitent à une expérience décoloniale. L’approche phénoménologique que les littératures africaines mènent, avec leur critique de la vision objectiviste et cartésienne de l’espace, est sans doute celle qui permet le mieux de cerner la nature du déséquilibre profond qui caractérise la relation de la société industrielle avec la Terre. En faisant retour aux lieux concrets expérimentés par les sens, à l’espace subjectif que le corps propre perçoit, ces littératures s’éloignent de la représentation absolutiste de la « nature » et de « l’environnement ». Et cela commence par repenser l’habiter 20. Habiter n’est plus le verbe habitare – dont l’étymologie latine, habere, signifie posséder, occuper, demeurer – désignant un mode particulier d’habiter le monde dont l’Occident a voulu persuader qu’il serait le mode universel, mais bien plutôt un habiter dissident, créole : « rété, dans la filiation apparente de rester », explique le poète martiniquais Monchoachi, « lui-même venu de ester qui signifie : être debout, se tenir debout, résister, survivre » 21. Il y a de la verticalité dans l’expérience des lieux quand elle combat la colonialité. Si la question de l’habiter présente une dimension politique dans les littératures africaines, c’est en ceci qu’elle se propose de dépasser la vision essentiellement géographique d’un espace circoncis, mesurable ou cartographié. Le blanc des cartes a animé un appétit de conquête : les acteurs de la colonisation ont participé au blanchissement des cartes en effaçant l’inscription du colonisé sur son propre territoire pour créer de toute pièce un espace vide qui devenait alors un espace à conquérir 22. Pourtant, dans ces terrae nullius se dressent des communautés furtives qui proclament leur « droit à l’opacité » 23 et réactivent le droit de fuite des 19 20 21 22 23 Greta Rodriguez-Antoniotti, avec un avant-propos de Kossi Efoui. Paris : Le Seuil, 2015, 195 p. ; p. 163-167 ; ici p. 164-165. GARNIER (X.), Écopoétiques africaines…, op. cit., p. 7. SARR (Felwine), Habiter le monde : essai de politique relationnelle. Montréal : Mémoire d’encrier, coll. Cadastres, 2017, 59 p. ; BONI (Tanella), Habiter. Plaissan : Museo Éditions, 2018, 143 p. MONCHOACHI, « Nha caéra, rété, habiter », in : ID., Retour à la parole sauvage. Paris : Éditions lundimatin [sic], 2023, 276 p. ; p. 101-127. NOUCHER (Matthieu), « Le blanc des cartes : entre soif d’aventure, désir de connaissance et appétit de conquête », in : NOUCHER (M.), POLIDORI (Laurent), dir., Atlas critique de la Guyane. Paris : CNRS Éditions, 331 p. ; p. 292-295. GLISSANT (Édouard), Le Discours antillais. Paris : Gallimard, coll. Folio. Essais, 1997, 839 p. ; p. 14. À propos… des Écopoétiques africaines (129 marrons pour endosser « l’ombre striée des feuillages » 24. Si le geste d’habiter commence par la reconnaissance d’un espace communément vécu, il ne prend sa véritable signification qu’avec l’apparition d’un entrelacs de lignes 25 invisibles et de lianes 26 indociles. C’est alors que la mise en résonance avec d’autres plans invite à considérer une toile étoilée 27 (considerare, la contemplation scrupuleuse des astres). Habiter, plus qu’une résistance commune, est un devenir commun. De là, l’idée de penser un territoire non seulement comme un lieu, mais aussi comme un mouvement, une dynamique et un devenir. Quand il est « écotone » 28, quand il est traversé de frictions 29, de tensions (tonos), le lieu (oïkos) est non seulement propice à la morsure, mais il est aussi le limon de savoirs situés 30. Cette multiplicité des épistémologies correspond à autant de pratiques culturelles se transformant en politique. Loin du terme arabe et exogène de Sahara qui renvoie cette géographie habitée à un lieu désert, la langue touarègue déroule tout un vocabulaire du territoire qui différencie et lie les espaces où l’on ne peut vivre, selon les saisons et les parentés, qu’en les traversant. Ne pas occuper un lieu trop longtemps pour permettre la régénérescence des écosystèmes est, parmi d’autres stratégies, l’une des conditions pour que la terre protège : AmaDal amadal 31. Mais quels mots pour dire le chaos qui morcèle le milieu touareg depuis une soixantaine d’années ? Dès les années 1960, 24 25 26 27 28 29 30 31 BONA (D.T.), « Par-delà le blanc des cartes, l’ombre striée des feuillages », in : NOUCHER (M.), POLIDORI (Laurent), dir., Atlas critique de la Guyane, op. cit., p. 314317. INGOLD (Tim), Une brève histoire des lignes. Trad. de l’anglais par Sophie Renaut. Bruxelles : Zones Sensibles, 2013, 269 p. BONA (D.T.), Sagesse des lianes : cosmopoétique du refuge, 1. Paris : Post-Éditions, 2021, 141 p. ; ID., Fugitif, où cours-tu ? Paris : PUF, coll. Des mots, 2016, 137 p. FEYEREISEN (Justine), « Considérer : utopie, émotions et démocratie », Nouvelles études francophones, vol. 37, n°2, 2022, p. 53-69. MISRAHI-BARAK (Judith), LACROIX (Thomas), « Heterotopia and the Interstitial Ecotones of Migration : Towards a Transdisciplinary Approach », in : FEYEREISEN (J.), BRAGARD (Véronique), PARENT (Sabrina), dir., Utopia and Migration : Renewing the Imagination of Borders in the 21st Century. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, à paraître. LOWENHAUPT TSING (Anna), Friction : délires et faux-semblants de la globalité. Trad. de l’anglais par Philippe Pignarre et Isabelle Stengers ; préface de Natassja Martin. Paris : La Découverte, 2020, 467 p. ESCOBAR (Arturo), Territories of Difference : Place, Movements, Life, Redes. Durham : Duke University Press, 2008, 435 p. ; p. 30. L’article de l’anthropologue franco-touarègue Maïa Tellit Hawad explique en quoi l’on peut parler de la colonialité des administrations actuelles du Sahara central : « Sahara Mining : The Wounded Breath of Tuareg Lands », The Funambulist 44. The Desert, novembre-décembre 2022, p. 26-29. Publication en version française à l’adresse suivante : https://thefunambulist.net/sahara-minier-le-souffle-meurtrides-terres-touareg – c. 21-06-2023. 130) des essais nucléaires, des entreprises d’extraction et des logiques de destruction des modes de vie et des écosystèmes ont drastiquement modifié les circulations nomades. Aux huit concessions d’exploitation minière initiales ont succédé plus de cent vingt-deux parcelles fractionnant le lieu le plus habité de l’Aïr, riche de ressources oasiennes, de nappes d’eau souterraines, de sites sacrés et de trésors préhistoriques. Extraits de la mine d’uranium d’Akouta, vingt millions de tonnes de déchets radioactifs sont actuellement entreposés à l’air libre dans l’attente d’innovations en matière de recyclage nucléaire. Le vent rouge souffle depuis le Sahara jusqu’à Paris où les toits des voitures sont maculés de césium-137. Face à la dislocation de leur géographie, une partie de la société touarègue a choisi une stratégie d’évitement des centralités urbaines qui s’attachent, contre les attentes du nomadisme, à la terre. Dans ces lieux situés dans les marges se poursuivent les pratiques de transmission culturelle, et la langue touarègue continue de se déployer en sémiose 32. Si ces gestes sont les expressions d’autres façons d’être au monde et de le penser, ils sont aussi les outils indispensables d’une résistance offensive. Pour dénoncer la colonialité extractiviste, le poète et peintre Amajagh Hawad déchaîne ses furigraphies 33. Sa frénésie verbale lance la révolte minérale de la terre, dont la fureur réveille les fugitifs, ces personnages historiques ou mythiques de la mémoire des insurrections anticoloniales. Dans ce théâtre d’ombres, les animaux se manifestent au milieu du dérèglement des raz-de-marée et des incendies virevoltant dans le flux poétique. Le poète affirme qu’il n’habite pas seulement cette terre, mais qu’il est aussi habité par elle, et ce lien mérite le combat de l’une et l’autre. C’est la persistance utopique. Telle est la piste que j’entrevois dans ces écopoétiques africaines, des écotopies 34, utopies émergeant d’écotones, de lieux en perpétuelle révolution, qui concernent le non-vivant et le vivant, le non-conscient minéral et les divers niveaux de conscience du vivant en devenir commun, mais ne les opposent pas. Il faut ainsi les imaginer dans une énergie combative. Justine FEYEREISEN 32 33 34 L’anthropologue Eduardo Kohn reprend à Peirce le terme de « sémiose » pour appréhender la forêt comme un complexe de signe multiples, non exclusivement symboliques, mais aussi iconiques et indiciels, permettant d’élargir les problématiques anthropologiques au non-humain – Comment pensent les forêts, op. cit., p. 57, cité par Xavier Garnier, Écopoétiques africaines…, op. cit., p. 242. HAWAD, Vent rouge. Trad. du touareg par Hélène Claudot-Hawad. Paris : Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2020, 282 p. FEYEREISEN (J.), « Utopie et écotone urbain en Afrique subsaharienne, une nouvelle définition de l’écotopie à partir de Rouge impératrice de Léonora Miano », in : ARNOLD (Markus), MISRAHI-BARAK (Judith), LACROIX (Thomas), dir., Urban Ecotones. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, à paraître.