DOSSIER
Article illustré par
Kim Roselier.
La technique
n’a pas tenu
ses promesses
de liberté
Gianni Vattimo
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En 1989, dans son essai La Société transparente,
Gianni Vattimo annonçait que les nouvelles technologies nous aideraient à lutter contre les pouvoirs et
les idéologies dominantes. Quelque vingt-cinq ans
plus tard, le philosophe italien modère son enthousiasme. Certes, la multiplication des canaux d’information permet d’échapper à la vision unique imposée d’en haut. Mais plusieurs Big Brothers valent-ils
mieux qu’un seul ? Tout dépend de nos choix politiques, conclut Vattimo. Entretien.
On a beaucoup parlé de WikiLeaks comme d’un
modèle pour le développement de la transparence.
Qu’en pensez-vous ?
mutations technologiques qui semblent permettre une libération de certaines pratiques
humaines. Selon Nietzsche, l’homme doit s’élever
à la hauteur de ses possibilités techniques et pratiques. Autrement dit, nous pourrions vivre dans
un monde meilleur, mais nous n’y arrivons pas,
parce que nous ne sommes pas capables de le faire.
Pas encore.
Il s’agit d’un phénomène, de mon point de vue,
fondamentalement positif. Quand j’ai écrit La
Société transparente je rêvais d’une mutation technologique qui puisse mener à davantage de liberté,
en reprenant l’idée marxienne selon laquelle un
changement des modes de production implique
un changement des rapports de production. Les
mutations technologiques rendent ainsi caduc
le vieux régime.
J’ai appliqué cette idée à propos des droits
d’auteur et du copyright sur le web, par exemple.
Comme député européen, j’ai souvent été confronté à cette problématique. [Ancien membre du
Parti radical italien, Gianni Vattimo a été de 1999
à 2004 membre du Parlement européen, élu sous
les couleurs des Démocrates de gauche et il a été
réélu en 2009 comme indépendant.] Certaines
formes de communication échappent techniquement au contrôle du copyright. Et les peines prévues pour ceux qui ne respectent pas la loi ne sont
que symboliques, puisque, finalement, il est impossible de trouver tous ceux qui téléchargent des
films illégalement. C’est-à-dire que les nouvelles
technologies offrent une promesse de liberté dans
les rapports interpersonnels que nous devrions
réussir à rendre effective. Pour l’instant, les choses
avancent d’une manière assez peu satisfaisante :
le copyright existe toujours, par exemple, mais les
gens ont des moyens pour le violer. Ces mutations
demandent une société différente. La société,
en d’autres termes, n’est pas encore adaptée aux
Certaines innovations répondent donc au rêve
de libération de La Société transparente. Cependant,
l’idée même de transparence n’a-t-elle pas des
limites ?
J’avais l’illusion que, grâce à la multiplication des
sources d’information ou des centres de recueil de
données, nos moyens de communication allaient
connaître des mutations importantes et positives.
Posons les choses de la manière suivante : notre
monde n’est pas très différent de celui décrit en
1949 par le livre de George Orwell 1984, où un Big
Brother nous espionne et nous fournit toute l’information. Mais la différence importante c’est que,
contrairement à ce qui se passe dans 1984, nous
n’avons pas un seul Big Brother mais plusieurs,
et de plus en plus nombreux. Non plus une seule
chaîne de télévision mais dix, pour prendre un
exemple banal. Nous avons ainsi la possibilité
d’écouter dix sujets différents, dix points de vue
différents sur la société, ce qui devrait impliquer
la possibilité, de la part du spectateur, de se faire
sa propre idée sur les événements.
Mais cela n’a pas eu lieu. Dans La Société transparente, j’étais assez progressiste et optimiste.
Après la victoire de Berlusconi aux élections
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Un essai prophétique
Le philosophe italien
Gianni Vattimo, célèbre pour
sa théorisation de la « pensée
faible », a écrit en 1989
un essai prophétique intitulé
La Società transparente,
paru en français en 1991
sous le titre La Société
transparente, aux éditions
Desclée de Brouwer.
Dans ce livre, il envisageait
d’une manière assez optimiste
un monde où les nouvelles
technologies appliquées
aux médias étaient censées
nous aider à nous émanciper
d’une vision monolithique
de la réalité. Vattimo affirmait
intervenir dans le débat public.
Devant cette évidence
de la multiplicité du réel,
le spectateur ne peut
qu’adopter une attitude
critique envers toute version
proposée : il est amené
à comparer les visions du
monde au lieu d’aller chercher
une réalité extérieure unique.
Ce phénomène, Vattimo
l’appelle « déréalisation »
ou émancipation du réel. On
pourrait voir dans ce concept
une notion purement abstraite,
antimétaphysique selon
la tradition de la philosophie
postmoderne. Mais l’ancrage
des théories de Vattimo est
toujours en lien direct avec la
société. Affirmer la multiplicité
du réel (dans une démarche
apparemment relativiste) est
en réalité un choix politique et
historique, qui vise à échapper
aux idées dominantes.
Relue aujourd’hui, La Société
transparente n’est pas sans
rappeler ce que, d’une manière
certes moins élaborée
que l’idée selon laquelle
il existerait une seule réalité
ne servait qu’à une chose :
occulter les situations
de domination, car cette
« réalité » est la version que
décide d’en donner le pouvoir.
Cela semblait évident
à une époque où des médias
sous contrôle diffusaient
des informations manipulées
afin de défendre les intérêts
des gouvernants. Une chaîne
de télévision unique ne peut
montrer qu’une seule version
des faits, alors que, grâce
à la multiplication des chaînes,
nous pouvons adopter
plusieurs points de vue.
C’est le principe de réalité
lui-même qui est alors mis en
question par la multiplication
des visions du monde.
L’arrivée des nouvelles
technologies aurait dû
permettre un changement
encore plus important car,
grâce à la Toile, non seulement
les centres de pouvoir mais
les citoyens aussi peuvent
italiennes de 2001, j’ai cependant ajouté un nouveau chapitre au livre, que j’ai intitulé « Les limites
de la déréalisation ». Le but était d’affirmer que
la liberté du réseau a finalement des limites.
Manifestement, ce qui devait se passer ne s’est pas
passé : la vision que nous avons du monde reste
restreinte et la multiplication des sources n’a pas
aidé les gens à y voir plus clair, au contraire.
Finalement, l’idée même de transparence est
problématique. D’un côté, cette notion relève
d’un rêve qui existait déjà chez Kant : l’idée d’effacer tout élément de secret dans les traités politiques, par exemple. On pourrait affirmer que c’est
ce qui se passe aujourd’hui. Sauf que WikiLeaks,
notamment, est hors la loi. C’est comme avec la
contrebande : nous pensons que le monde est sans
frontières, mais les frontières existent toujours.
D’un autre côté, la transparence semble exacerber des possibilités de domination qui existaient déjà. Le contrôle par caméras de vidéosurveillance, par exemple, qui permet de trouver
un assassin, est un procédé qui finit par effacer
toute idée de vie privée. Ou, encore, dans nos
recherches d’information nous passons toujours
par des serveurs qui sont contrôlés et tous nos
mouvements sont ainsi filtrés et scannés par les
et théorique, Michel Serres
affirme dans Petite Poucette
(2012). Les médias ou Internet
auraient le pouvoir de nous
émanciper d’une vision unique
du monde.
Aujourd’hui, alors que
la transparence est devenue
une forme d’idéologie,
utilisée souvent comme
élément démagogique,
la vision de Vattimo semble
beaucoup moins optimiste,
comme le montre la dernière
édition de son livre, en 2011.
Dans l’entretien qu’il nous
a accordé, le philosophe
turinois revient sur
ses positions pour exprimer
une vision plus mitigée et,
sans doute, désenchantée.
Les avancées technologiques
semblent aider les médias
à multiplier les points
de vue sur le monde mais
ces merveilleux procédés
restent finalement au
service du capital. Ce qui,
selon Vattimo, demeure
le vrai problème.
M.T.
services de renseignement qui, de cette manière,
nous surveillent.
Nous avons des moyens, mais ils sont utilisés
d’une manière perverse. Mon optimisme est donc
limité : je ne vais plus affirmer que les technologies
de la communication modifient notre existence et
la rendent plus libre ; cette possibilité existe mais
elle dépend des choix politiques. La métaphysique
de Heidegger affirme que nous ne pouvons pas
nous libérer facilement. Il est inutile de croire que
nous allons éradiquer définitivement la pauvreté,
par exemple. Comme le dit le dicton populaire,
« la mère des crétins est toujours enceinte ».
En outre, les logiques actuelles font apparaître de nouveaux phénomènes que nous ne pouvions pas prévoir. L’un des rêves de la postmodernité était la disparition des frontières. Avec les
nouvelles technologies, Bush pouvait tout savoir
de moi, mais moi je ne savais rien de lui et cela
est inadmissible. Nous voudrions donc un monde
où je sache tout de tout le monde. Mais cela risque
de devenir invivable. Il y a une limite à la quantité
d’informations que la société peut tolérer.
Aujourd’hui, nous avons une tendance inflationniste, mais plus on diffuse et multiplie l’information, moins elle a de valeur.
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Plusieurs processus sont aujourd’hui possibles
électroniquement grâce aux nouvelles technologies. Est-ce mieux ou pire qu’avant ? Autre
exemple : dans les bibliothèques américaines,
le chercheur va chercher lui-même les livres dans
les rayons et cela permet une série de connexions
qui n’étaient pas forcément envisageables avant
qu’il ait arpenté les rayonnages. Un certain
désordre dans la recherche des données peut donc
être productif et créatif.
Nous vivons dans un monde où les limites
sont oppressives au lieu d’être libératrices. Cela
me fait penser au concept de déterritorialisation
avancé par Gilles Deleuze [dans son ouvrage
L’Anti-Œdipe écrit avec Félix Guattari, publié en
1972 aux editions de Minuit]. Je crois qu’il s’agit
d’un idéal intéressant. Cela montre comment pas
mal de nos pensées visent à la libération des flux.
C’est l’un des objectifs de la pensée humaine :
la libération, le dépassement des obstacles et
l’abattement des barrières. Or, avec tous les flux
qui circulent aujourd’hui, on se rend compte que
les innovations qui les ont libérés finissent par
imposer d’autres rigidités par un effet pervers.
Finalement, j’ai l’impression que, quand on
parle de technique, en réalité on parle du capitalisme. Heidegger craignait le monde technique,
non pas en raison de la technique, mais parce qu’il
craignait un monde de domination. Les grands
centres de recueil de données comme Google sont
des systèmes qui exercent des pressions économiques. La technique n’est pas la question la plus
importante, de mon point de vue. Le problème,
ce sont ceux qui l’utilisent et la produisent. Le fait
central, c’est que la technique se développe dans
un système social basé sur la domination. Le vrai
problème, c’est la domination. Propos recueillis par
Doit-on se méfier des évolutions technologiques actuelles, avec leur portée en termes de
transparence ?
Dans le développement de la technique, on peut
voir des phases d’évolution et de danger. Mais les
nouveaux systèmes de contrôle que nous avons
mis en place sont une conséquence des lois que
nous avons votées, et non pas de la technique.
Le problème, c’est qu’il est assez difficile de penser
concrètement une nouvelle société. Personnellement, je n’arrive pas à me figurer une société où
théorie et praxis iraient de pair. Avec les nouvelles
technologies, nous avons eu l’illusion de bâtir une
nouvelle société, mais ces technologies ont produit
aussi d’autres pratiques. On accuse souvent les
projets sociaux alternatifs de ne pas savoir ce qu’ils
veulent, mais il est évidemment difficile d’imaginer
en pratique ce qui peut se passer. Eugenio Montale
affirmait qu’on ne peut pas demander au poète de
dire le vrai. Nous ne pouvons que dire ce que nous
ne voulons pas et ce que nous ne sommes pas 1.
Finalement, on se cogne toujours au principe
de réalité. Et le principe de réalité est un principe
de domination. Comme la langue nationale :
elle nous impose des règles à l’intérieur desquelles
nous pouvons dire certaines choses et pas d’autres.
Imposer un principe de réalité signifie imposer des
règles selon lesquelles on peut affirmer des choses.
Dire la vérité signifierait mentir selon les règles
établies. Si une vision du monde se donne comme
la seule possible, c’est cela le vrai problème. Nous
aimerions un monde sans ce principe de réalité
imposé par les pouvoirs.
L’idée que les limites puissent disparaître
nous rend le réel plus léger : c’est un processus
de la pensée dont nous avons besoin pour vivre.
La seule possibilité de l’émancipation humaine est
celle de se demander ce que nous voulons : nous
souhaitons une capacité accrue de production
de biens, d’œuvres d’art ? Nos espoirs vis-à-vis des
nouvelles technologies visent les mêmes rêves
d’émancipation. Mais nous ne pouvons pas prévoir
ce qui se passera concrètement dans la pratique.
Comme on peut le voir aujourd’hui, ce qui devait
nous permettre de nous libérer des obstacles à la
communication et au partage du savoir est finalement en train de nous limiter encore plus.
Matteo Treleani.
Note
Entre les techno-enthousiastes et les technophobes, existe-t-il une troisième voie ?
1
Prenons un exemple : l’informatique est utilisée
dans la police et l’administration de la justice.
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« Aujourd’hui, nous pouvons seulement te dire ce que
nous ne sommes pas et ce que nous ne voulons pas. »
Os de seiche, Eugenio Montale, 1925.