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DOSSIER Article illustré par Kim Roselier. La technique n’a pas tenu ses promesses de liberté Gianni Vattimo 78 DOSSIER En 1989, dans son essai La Société transparente, Gianni Vattimo annonçait que les nouvelles technologies nous aideraient à lutter contre les pouvoirs et les idéologies dominantes. Quelque vingt-cinq ans plus tard, le philosophe italien modère son enthousiasme. Certes, la multiplication des canaux d’information permet d’échapper à la vision unique imposée d’en haut. Mais plusieurs Big Brothers valent-ils mieux qu’un seul ? Tout dépend de nos choix politiques, conclut Vattimo. Entretien. On a beaucoup parlé de WikiLeaks comme d’un modèle pour le développement de la transparence. Qu’en pensez-vous ? mutations technologiques qui semblent permettre une libération de certaines pratiques humaines. Selon Nietzsche, l’homme doit s’élever à la hauteur de ses possibilités techniques et pratiques. Autrement dit, nous pourrions vivre dans un monde meilleur, mais nous n’y arrivons pas, parce que nous ne sommes pas capables de le faire. Pas encore. Il s’agit d’un phénomène, de mon point de vue, fondamentalement positif. Quand j’ai écrit La Société transparente je rêvais d’une mutation technologique qui puisse mener à davantage de liberté, en reprenant l’idée marxienne selon laquelle un changement des modes de production implique un changement des rapports de production. Les mutations technologiques rendent ainsi caduc le vieux régime. J’ai appliqué cette idée à propos des droits d’auteur et du copyright sur le web, par exemple. Comme député européen, j’ai souvent été confronté à cette problématique. [Ancien membre du Parti radical italien, Gianni Vattimo a été de 1999 à 2004 membre du Parlement européen, élu sous les couleurs des Démocrates de gauche et il a été réélu en 2009 comme indépendant.] Certaines formes de communication échappent techniquement au contrôle du copyright. Et les peines prévues pour ceux qui ne respectent pas la loi ne sont que symboliques, puisque, finalement, il est impossible de trouver tous ceux qui téléchargent des films illégalement. C’est-à-dire que les nouvelles technologies offrent une promesse de liberté dans les rapports interpersonnels que nous devrions réussir à rendre effective. Pour l’instant, les choses avancent d’une manière assez peu satisfaisante : le copyright existe toujours, par exemple, mais les gens ont des moyens pour le violer. Ces mutations demandent une société différente. La société, en d’autres termes, n’est pas encore adaptée aux Certaines innovations répondent donc au rêve de libération de La Société transparente. Cependant, l’idée même de transparence n’a-t-elle pas des limites ? J’avais l’illusion que, grâce à la multiplication des sources d’information ou des centres de recueil de données, nos moyens de communication allaient connaître des mutations importantes et positives. Posons les choses de la manière suivante : notre monde n’est pas très différent de celui décrit en 1949 par le livre de George Orwell 1984, où un Big Brother nous espionne et nous fournit toute l’information. Mais la différence importante c’est que, contrairement à ce qui se passe dans 1984, nous n’avons pas un seul Big Brother mais plusieurs, et de plus en plus nombreux. Non plus une seule chaîne de télévision mais dix, pour prendre un exemple banal. Nous avons ainsi la possibilité d’écouter dix sujets différents, dix points de vue différents sur la société, ce qui devrait impliquer la possibilité, de la part du spectateur, de se faire sa propre idée sur les événements. Mais cela n’a pas eu lieu. Dans La Société transparente, j’étais assez progressiste et optimiste. Après la victoire de Berlusconi aux élections 79 DOSSIER Un essai prophétique Le philosophe italien Gianni Vattimo, célèbre pour sa théorisation de la « pensée faible », a écrit en 1989 un essai prophétique intitulé La Società transparente, paru en français en 1991 sous le titre La Société transparente, aux éditions Desclée de Brouwer. Dans ce livre, il envisageait d’une manière assez optimiste un monde où les nouvelles technologies appliquées aux médias étaient censées nous aider à nous émanciper d’une vision monolithique de la réalité. Vattimo affirmait intervenir dans le débat public. Devant cette évidence de la multiplicité du réel, le spectateur ne peut qu’adopter une attitude critique envers toute version proposée : il est amené à comparer les visions du monde au lieu d’aller chercher une réalité extérieure unique. Ce phénomène, Vattimo l’appelle « déréalisation » ou émancipation du réel. On pourrait voir dans ce concept une notion purement abstraite, antimétaphysique selon la tradition de la philosophie postmoderne. Mais l’ancrage des théories de Vattimo est toujours en lien direct avec la société. Affirmer la multiplicité du réel (dans une démarche apparemment relativiste) est en réalité un choix politique et historique, qui vise à échapper aux idées dominantes. Relue aujourd’hui, La Société transparente n’est pas sans rappeler ce que, d’une manière certes moins élaborée que l’idée selon laquelle il existerait une seule réalité ne servait qu’à une chose : occulter les situations de domination, car cette « réalité » est la version que décide d’en donner le pouvoir. Cela semblait évident à une époque où des médias sous contrôle diffusaient des informations manipulées afin de défendre les intérêts des gouvernants. Une chaîne de télévision unique ne peut montrer qu’une seule version des faits, alors que, grâce à la multiplication des chaînes, nous pouvons adopter plusieurs points de vue. C’est le principe de réalité lui-même qui est alors mis en question par la multiplication des visions du monde. L’arrivée des nouvelles technologies aurait dû permettre un changement encore plus important car, grâce à la Toile, non seulement les centres de pouvoir mais les citoyens aussi peuvent italiennes de 2001, j’ai cependant ajouté un nouveau chapitre au livre, que j’ai intitulé « Les limites de la déréalisation ». Le but était d’affirmer que la liberté du réseau a finalement des limites. Manifestement, ce qui devait se passer ne s’est pas passé : la vision que nous avons du monde reste restreinte et la multiplication des sources n’a pas aidé les gens à y voir plus clair, au contraire. Finalement, l’idée même de transparence est problématique. D’un côté, cette notion relève d’un rêve qui existait déjà chez Kant : l’idée d’effacer tout élément de secret dans les traités politiques, par exemple. On pourrait affirmer que c’est ce qui se passe aujourd’hui. Sauf que WikiLeaks, notamment, est hors la loi. C’est comme avec la contrebande : nous pensons que le monde est sans frontières, mais les frontières existent toujours. D’un autre côté, la transparence semble exacerber des possibilités de domination qui existaient déjà. Le contrôle par caméras de vidéosurveillance, par exemple, qui permet de trouver un assassin, est un procédé qui finit par effacer toute idée de vie privée. Ou, encore, dans nos recherches d’information nous passons toujours par des serveurs qui sont contrôlés et tous nos mouvements sont ainsi filtrés et scannés par les et théorique, Michel Serres affirme dans Petite Poucette (2012). Les médias ou Internet auraient le pouvoir de nous émanciper d’une vision unique du monde. Aujourd’hui, alors que la transparence est devenue une forme d’idéologie, utilisée souvent comme élément démagogique, la vision de Vattimo semble beaucoup moins optimiste, comme le montre la dernière édition de son livre, en 2011. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le philosophe turinois revient sur ses positions pour exprimer une vision plus mitigée et, sans doute, désenchantée. Les avancées technologiques semblent aider les médias à multiplier les points de vue sur le monde mais ces merveilleux procédés restent finalement au service du capital. Ce qui, selon Vattimo, demeure le vrai problème. M.T. services de renseignement qui, de cette manière, nous surveillent. Nous avons des moyens, mais ils sont utilisés d’une manière perverse. Mon optimisme est donc limité : je ne vais plus affirmer que les technologies de la communication modifient notre existence et la rendent plus libre ; cette possibilité existe mais elle dépend des choix politiques. La métaphysique de Heidegger affirme que nous ne pouvons pas nous libérer facilement. Il est inutile de croire que nous allons éradiquer définitivement la pauvreté, par exemple. Comme le dit le dicton populaire, « la mère des crétins est toujours enceinte ». En outre, les logiques actuelles font apparaître de nouveaux phénomènes que nous ne pouvions pas prévoir. L’un des rêves de la postmodernité était la disparition des frontières. Avec les nouvelles technologies, Bush pouvait tout savoir de moi, mais moi je ne savais rien de lui et cela est inadmissible. Nous voudrions donc un monde où je sache tout de tout le monde. Mais cela risque de devenir invivable. Il y a une limite à la quantité d’informations que la société peut tolérer. Aujourd’hui, nous avons une tendance inflationniste, mais plus on diffuse et multiplie l’information, moins elle a de valeur. 80 DOSSIER DOSSIER Plusieurs processus sont aujourd’hui possibles électroniquement grâce aux nouvelles technologies. Est-ce mieux ou pire qu’avant ? Autre exemple : dans les bibliothèques américaines, le chercheur va chercher lui-même les livres dans les rayons et cela permet une série de connexions qui n’étaient pas forcément envisageables avant qu’il ait arpenté les rayonnages. Un certain désordre dans la recherche des données peut donc être productif et créatif. Nous vivons dans un monde où les limites sont oppressives au lieu d’être libératrices. Cela me fait penser au concept de déterritorialisation avancé par Gilles Deleuze [dans son ouvrage L’Anti-Œdipe écrit avec Félix Guattari, publié en 1972 aux editions de Minuit]. Je crois qu’il s’agit d’un idéal intéressant. Cela montre comment pas mal de nos pensées visent à la libération des flux. C’est l’un des objectifs de la pensée humaine : la libération, le dépassement des obstacles et l’abattement des barrières. Or, avec tous les flux qui circulent aujourd’hui, on se rend compte que les innovations qui les ont libérés finissent par imposer d’autres rigidités par un effet pervers. Finalement, j’ai l’impression que, quand on parle de technique, en réalité on parle du capitalisme. Heidegger craignait le monde technique, non pas en raison de la technique, mais parce qu’il craignait un monde de domination. Les grands centres de recueil de données comme Google sont des systèmes qui exercent des pressions économiques. La technique n’est pas la question la plus importante, de mon point de vue. Le problème, ce sont ceux qui l’utilisent et la produisent. Le fait central, c’est que la technique se développe dans un système social basé sur la domination. Le vrai problème, c’est la domination. Propos recueillis par Doit-on se méfier des évolutions technologiques actuelles, avec leur portée en termes de transparence ? Dans le développement de la technique, on peut voir des phases d’évolution et de danger. Mais les nouveaux systèmes de contrôle que nous avons mis en place sont une conséquence des lois que nous avons votées, et non pas de la technique. Le problème, c’est qu’il est assez difficile de penser concrètement une nouvelle société. Personnellement, je n’arrive pas à me figurer une société où théorie et praxis iraient de pair. Avec les nouvelles technologies, nous avons eu l’illusion de bâtir une nouvelle société, mais ces technologies ont produit aussi d’autres pratiques. On accuse souvent les projets sociaux alternatifs de ne pas savoir ce qu’ils veulent, mais il est évidemment difficile d’imaginer en pratique ce qui peut se passer. Eugenio Montale affirmait qu’on ne peut pas demander au poète de dire le vrai. Nous ne pouvons que dire ce que nous ne voulons pas et ce que nous ne sommes pas 1. Finalement, on se cogne toujours au principe de réalité. Et le principe de réalité est un principe de domination. Comme la langue nationale : elle nous impose des règles à l’intérieur desquelles nous pouvons dire certaines choses et pas d’autres. Imposer un principe de réalité signifie imposer des règles selon lesquelles on peut affirmer des choses. Dire la vérité signifierait mentir selon les règles établies. Si une vision du monde se donne comme la seule possible, c’est cela le vrai problème. Nous aimerions un monde sans ce principe de réalité imposé par les pouvoirs. L’idée que les limites puissent disparaître nous rend le réel plus léger : c’est un processus de la pensée dont nous avons besoin pour vivre. La seule possibilité de l’émancipation humaine est celle de se demander ce que nous voulons : nous souhaitons une capacité accrue de production de biens, d’œuvres d’art ? Nos espoirs vis-à-vis des nouvelles technologies visent les mêmes rêves d’émancipation. Mais nous ne pouvons pas prévoir ce qui se passera concrètement dans la pratique. Comme on peut le voir aujourd’hui, ce qui devait nous permettre de nous libérer des obstacles à la communication et au partage du savoir est finalement en train de nous limiter encore plus. Matteo Treleani. Note Entre les techno-enthousiastes et les technophobes, existe-t-il une troisième voie ? 1 Prenons un exemple : l’informatique est utilisée dans la police et l’administration de la justice. 82 « Aujourd’hui, nous pouvons seulement te dire ce que nous ne sommes pas et ce que nous ne voulons pas. » Os de seiche, Eugenio Montale, 1925.