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Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d'une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.) - F. Kirbihler

2016

Cet ouvrage étudie le devenir d’une cité grecque, Éphèse, durant la période de transformations qui correspond à l’époque tardo-hellénistique et aux début du Principat. Les années entre 133 a.C. et 48 p.C. voient l’intrusion de Rome en Asie Mineure, l’acceptation par les Grecs de la domination romano-italique, et l’entrée des immigrants italiens dans les subdivisions civiques d’une ville devenue entre-temps capitale provinciale. Il s’agit donc de l’histoire d’une intégration croisée, à l’intersection de la création d’un empire « mondial » et d’une provincialisation réussie. L’ouvrage s’interroge également sur la place de Rome dans une grande cité portuaire grecque ouverte aux influences extérieures et sur l’intégration des immigrants dans la cité locale. Une cité grecque devient ainsi la ville d’Asie Mineure dans laquelle l’influence et la présence de Rome sont les plus visibles : les institutions et l’urbanisme évoluent pour traduire cette nouvelle réalité dans la vie politique locale, les pratiques religieuses ainsi que les constructions. Éphèse en sort durablement transformée.

Des Grecs et des Italiens à Éphèse Illustration de couverture : Portrait masculin, Selçuk, Efes Müzesi Inv.Nr. 1064 (© ÖAI Wien, N. Gail) Ausonius Éditions — Scripta Antiqua 88 — Des Grecs et des Italiens à Éphèse Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.) François Kirbihler — Bordeaux 2016 — Notice catalographique : Kirbihler, F. (2016) : Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.), Scripta Antiqua 88, Bordeaux. Mots clés : Grecs, Italiens, Éphèse, intégration, romanisation, culte de Rome et César, culte impérial, Sylla, César, Auguste, Claude AUSONIUS Maison de l’Archéologie F - 33607 Pessac cedex http://ausoniuseditions.u-bordeaux-montaigne.fr Directeur des Publications : Olivier Devillers Secrétaire des Publications : Célia Joseph et Stéphanie Vincent Pérez Graphisme de Couverture : Stéphanie Vincent Pérez Tous droits réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © AUSONIUS 2016 ISSN : 1298-1990 ISBN : 978-2-35613-160-7 Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie Gráficas Calima Avenida Candina, s/n E - 39011 Santander Juin 2016 Sommaire Remerciements........................................................................................................................................... 9 Introduction ................................................................................................................................................ 11 1. Des Grecs sous influence romaine croissante Chapitre 1. Une cité libre démocratique à côté d’une nouvelle province (134/3-89/8) .. 21 Chapitre 2. Éphèse cité stipendiaire entre Mithridate et Marc Antoine (89/8 a.C.-31 a.C.) .................................................................................................................. 61 Chapitre 3. Une évolution des institutions entre Sylla et Tibère/Claude ..................... 103 2. Des Italiens dans une cité marchande Chapitre 4. Une cité marchande. Quelques activités économiques à Éphèse et leur contexte (133 a.C.-48 p.C.) ..................................................................................... 169 Chapitre 5. Les modalités d’installation des Italiens (133 a.C.-48 p.C.) .......................... 217 Chapitre 6. L’origine des Italiens ............................................................................................. 267 3. Deux communautés en voie d’intégration Chapitre 7. Du culte des rois au culte de l’empereur .......................................................... 359 Chapitre 8. Une cité dominée par quelques familles ? Grecs et Italiens entre Auguste et Claude ...................................................................... 403 Conclusion ...................................................................................................... 459 Abréviations ............................................................................................................................................... 467 Bibliographie .............................................................................................................................................. 469 Index ............................................................................................................................................................. 507 À Anne-Marie, qui m’a déjà tant apporté À mes parents Robert Kirbihler et Anne Haag-Kirbihler, qui m’ont tant soutenu À Céline Borello, historienne moderniste à l’énergie infatigable et amie très chère Remerciements Arrivé au terme d’un travail de longue haleine, il reste à remercier tous ceux qui, à un titre ou à un autre, ont contribué, par leurs relectures, conseils, discussions ou aides de toute sortes, à la bonne réalisation de cet ouvrage. Ma reconnaissance s’adresse tout d’abord à ceux qui ont aidé de manière décisive à la réalisation du livre : Marianne Coudry, qui avec patience, a relu les différents chapitres de ce travail et en a suivi pas à pas les étapes ; mais aussi Sabine Ladstätter, qui depuis 2012 encourage mes recherches et m’a proposé une convention de coopération avec l’ÖAI, facilitant ainsi un séjour annuel à proximité du site archéologique d’Éphèse ; Helmut Schwaiger, pour la réalisation concrète de ces séjours et un plan du Staatsmarkt, ainsi que Hans Taeuber, avec qui j’aurai passé depuis 2012, à plusieurs reprises, des heures fructueuses au milieu des estampages à Vienne, ou sur le site, au dépôt d’inscriptions : il m’a avec beaucoup de générosité laissé résumer le contenu d’inscriptions encore inédites. Un grand merci également : à mon Maître Maurice Sartre, qui me proposa en 1997 des recherches sur l’histoire sociale d’Éphèse, à un moment où la parution du livre de Riet van Bremen semblait compromettre gravement mes recherches en cours sur l’Asie Mineure ; à Jean Louis Ferrary, dont la grande science aura corrigé plus d’une approximation ou erreur, en particulier dans le domaine onomastique ; à John Scheid, qui bien que très occupé, accepta de relire certaines pages du chapitre VII ; à Michel Amandry qui fit de même pour l’annexe monétaire ; à Ségolène Demougin, qui m’a toujours encouragé, même si ce fut parfois avec une rudesse salutaire ; à Alain Bresson, sensible à mon intérêt pour l’histoire sociale et même économique, y compris des États-Unis ; à Éric Guerber enfin, qui souvent me pressa de publier et prit beaucoup d’intérêt au détail de ce travail. Mais je n’oublie pas non plus mes amis chercheurs, qui m’encouragèrent toujours et me stimulèrent souvent par leurs questionnements et remarques : mes collègues de Nancy, Christophe Feyel, Laetitia Graslin, lecteurs partiels, et Julien Fournier, dont les recherches croisent parfois les miennes, et un temps Claire Fauchon, partie depuis vers des horizons lyonnais ; Nathalie Barrandon, ma partenaire d’organisation de colloques portant sur l’époque républicaine et grande amie, Marie-Claire Ferriès, si savante sur les dernières décennies de la République, ainsi que Fabrice Delrieux pour son aide numismatique ; également Anna Heller à qui me lie une estime réciproque, et Anne Gangloff, qui partage la même passion pour l’Orient grec d’époque romaine. Je remercie également mes amis bordelais : François Cadiou, Jérôme France, Francis Tassaux, Claire Hasenohr, Jacqueline Nélis-Clément, tous intéressés à divers titres par mes recherches. Remerciements, p. 9-10 10 Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.) D’autres Viennois ont mérité ces dernières années ma reconnaissance et mon estime : Martin Steskal, Gerhart Forstenpointner, Niki Gail et Maria Aurenhammer ; j’ajouterai Veronika Scheibelreiter et Ursula Quatember, avec qui j’eus d’intéressantes discussions concernant les premiers Vedii. Mes remerciements s’adressent aussi à des contacts plus lointains maintenant, présents cependant dans les notes : Giuseppe Camodeca, Mireille Cébeillac-Gervasoni et Olli Salomies pour mes premiers pas dans l’onomastique, ou à d’autres Éphésiens partis depuis la soutenance de 2003 vers d’autres horizons : Hilke Thür, qui m’accueillit pour la première fois en visite sur le site en 2001, P. Scherrer, qui apprécia mon travail de thèse, Friedrich Krinzinger, ancien directeur de l’ÖAI pour son accueil chaleureux de 2005, et Claudia LangAuinger. Ma reconnaissance, portée par des souvenirs heureux liés à la thèse, va également à l’École Française de Rome, à André Vauchez, alors Directeur de l’École, et à Catherine Virlouvet, Directrice des Études pour l’Antiquité à cette époque et actuelle Directrice de l’EFR, ainsi qu’à l’École Française d’Athènes et à ses directeurs successifs Roland Étienne et Dominique Mulliez, pour leur accueil et leur intérêt pour mon sujet. Merci aussi à Christelle Müller d’avoir pu profiter alors, à Athènes, de sa thèse inédite sur la Béotie, signe d’une grande ouverture et d’un esprit généreux. Je n’oublie pas non plus mes contacts et soutiens de mon lieu de travail habituel au Centre Édouard Will : Guy Vottéro, Véronique Dieudonné et Patrick Aubry, où je trouvai des conditions de recherches sereines ; ni l’Université de Lorraine, alors Université Nancy-2, qui m’a octroyé une aide à la publication. Merci également aux éditions Ausonius : à Olivier Devillers pour sa patience, et aux personnes en charge de la maquette du livre, Célia Joseph et Stéphanie Vincent. Enfin, je n’ai garde d’oublier Gaëlle Racine, attentive à la progression de ce travail, et Charlotte Alan, dont les questions et remarques furent toujours les bienvenues. Que les personnes oubliées veuillent bien me pardonner. Je reste sensible à l’amitié de tous ceux à qui j’aurai parlé de ce livre. Introduction La thématique du présent ouvrage embrasse la cité d’Éphèse durant l’époque hellénistique tardive et les temps où Auguste et Tibère présidèrent aux destinées de l’Empire romain. La cité ionienne avait déjà une longue histoire derrière elle, mais les circonstances la placèrent face à une situation nouvelle à partir du dernier tiers du iie s. et, surtout, du ier s. a.C. : la mort du dernier roi attalide entraîna après la guerre dite d’Aristonicos la fondation de la province d’Asie, à laquelle la cité n’appartint pas dans un premier temps, ainsi que l’arrivée des Italiques. Cependant, la guerre mithridatique entraîna une nouvelle période de conflits et de bouleversements qui eurent des conséquences sensibles pour l’histoire de la ville. L’époque hellénistique tardive a, depuis les travaux de L. Robert, P. Gauthier et leurs disciples, fini par acquérir son originalité propre et est devenue un champ de recherches spécifiques. Les deux dernières décennies sont caractérisées par une bibliographie particulièrement riche, qu’il n’y a pas lieu de commenter ici, si ce n’est pour signaler qu’après une époque féconde portant sur les évolutions de la vie politique des cités, on manque d’études de cas sur une cité précise durant l’époque de transformations correspondant au dernier siècle de la République romaine et à la fondation de l’Empire. Il s’agit pourtant d’une époque cruciale tant pour les Grecs des cités, qui durent réagir face à des circonstances mouvantes et à ce nouveau facteur qu’était la présence romaine1, que pour les Italiques et Italiens2 qui s’installèrent en terre grecque, et pour qui se posa la question des modalités d’existence au sein d’une cité provinciale. Un nouveau monde, créant des liens accrus entre divers rivages de la Méditerranée, était en train de naître. Pourtant, Éphèse n’a jamais fait l’objet d’une monographie portant spécifiquement sur cette période de transformations. Les recherches menées depuis plus d’un siècle sur le site archéologique urbain et le territoire de la cité par l’Institut Archéologique Autrichien (Österreichisches Archäologisches Institut) ont porté pour l’essentiel sur le cadre matériel de vie. Les recherches archéologiques ont longtemps été dominées par des publications d’architecture et d’histoire de l’art3. Quant aux publications épigraphiques, à côté des belles 1 2 3 Il s’agit même de la principale problématique d’un livre de C. Vial (Vial 1995). J’appellerai Italiques les populations originaires de la péninsule qui s’installèrent en Orient avant la Guerre Sociale, et Italiens plutôt les personnes de la période postérieure, originaires d’un territoire en voie d’unification culturelle, ou issues de la réinstallation des survivants de Délos. Il m’arrivera d’utiliser Italiques aussi dans un sens vague d’éléments ou de populations italiques, Italiens et affranchis, nébuleuse de personnes utilisant le latin (y compris dans le cadre d’inscriptions bilingues) issues de divers moments d’immigration entre les années 70 a.C. et les règnes de Tibère ou Claude. Ainsi la série des FiE (Forschungen in Ephesos) est-elle essentiellement axée sur la publication d’ensembles architecturaux et de catégories d’objets archéologiques : Strocka 1977 étudie par exemple les fresques des maisons à terrasse, Scherrer et Trinkl 2006 l’agora Tetragonos commerciale ; voir également la bibliographie dispersée dans les chapitres du présent ouvrage. Introduction, p. 11-17 12 Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.) séries du théâtre, de l’agora et du prytanée, publiées avec commentaire4, le flot de textes gravés n’a donné lieu souvent qu’à des présentations sommaires, où le commentaire est réduit au minimum5. Les publications de synthèse concernant le siècle et demi entre Attale III et le milieu du ier s. p.C. ne sauraient être considérées comme satisfaisantes. L’article de W. Alzinger et D. Knibbe paru dans la série Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt a vieilli et passe rapidement sur le ier s. a.C. ; quant aux monographies de S. Karwiese et de D. Knibbe, elles examinent l’histoire générale de la cité et traitent également de manière lapidaire les 180 ans entre la mort d’Attale III et la censure de Claude : l’époque augustéenne seule bénéficie d’un traitement un peu plus développé, précisément en raison des vestiges archéologiques et topographiques plus abondants datant de ce règne6. C’est d’autant plus dommage que le dossier éphésien a beaucoup à offrir, tant du point de vue du contenu, certes inégal, que des questionnements qu’il suscite. L’intérêt du cas éphésien est d’offrir une documentation permettant d’appréhender cette période de mutations durant laquelle les Grecs apprirent à faire progressivement partie d’un Empire mondial, depuis la vie d’une cité encore libre à la fin du iie et au début du ier s. a.C. puis de la coexistence forcée avec les Italiques/Italiens dans une cité devenue stipendiaire, jusqu’à l’intégration croisée des Grecs et des Italiens. La documentation littéraire est maigre : les quelques apports qu’offrent Cicéron, Strabon, Flavius Josèphe, Plutarque, Appien, Dion Cassius, enfin, last but not least, un passage des Actes des Apôtres, qui offrent des contextes à certains moments clefs de l’histoire de la cité, seront insérés en lieu et en place. Mais l’Asie est connue pour livrer une abondante documentation épigraphique et l’apport des inscriptions micrasiatiques n’est pas près de s’épuiser7. Certes, pour Éphèse, il s’agit d’une ‘‘documentation en plaques’’8 : elle offre la particularité de ne fournir avant Actium que peu de points d’ancrage pour décrire le destin des grandes familles locales ; le nombre total de textes est peu abondant comparé à la période allant des Flaviens aux Sévères. Pour la période située avant 89, il existe essentiellement de rares décrets et des inscriptions mentionnant ou évoquant des ambassades9 ; le règlement syllanien laisse l’Asie ruinée et la période située entre 85/4 et les environs de 65-60 correspond sans surprise à un vide épigraphique. La reprise postérieure, inégale, relativement abondante sous Auguste, offre pour l’essentiel une liste éponymique 4 5 6 7 8 9 FiE 2 (théâtre) et 3 (agora) ; Knibbe 1981 (FiE 9, 1, 1). Cette tradition a eu pour conséquence de belles publications, mais aussi des lacunes d’ordre historique. Le livre de V. M. Stroka sur les fresques (Strocka 1977) montre l’étendue des erreurs chronologiques possibles lorsque des objets d’étude sont étudiés isolés de leur support et de leur contexte historique, en l’occurrence les graffiti présents sur les fresques, décisifs pour la datation. La publication contient des erreurs de datation de deux siècles environ : Strocka 2002 a admis les nouvelles datations. Alzinger et Knibbe 1980 ; Karwiese 1995a ; Knibbe 1998. Pour un bilan comportant l’apport des inscriptions d’Asie Mineure à l’histoire romaine durant la période quinquennale 2006-2011 : Cooley et Salway 2012, en part. p. 184-186. L’expression est de C. Préaux caractérisant la documentation papyrologique de l’Égypte ptolémaïque (Préaux 1978, 103) ; le même qualificatif convient aussi pour les inscriptions ou dossiers épigraphiques disponibles entre 133 et 31. Les documents seront discutés en lieu et place dans les différents chapitres. Qui forment, avec la Guerre d’Aristonicos et ses résultats, l’essentiel du chap. I. Introduction de prytanes et d’agonothètes, quelques décrets et listes d’éphèbes, enfin des mentions de patrons romains. La discussion du chap. VII sur l’Artémision montre que si le sanctuaire n’avait pas été systématiquement pillé à la fin de l’Antiquité et les inscriptions détruites ou remployées, il offrirait probablement un très beau dossier épigraphique : les inscriptions honorifiques retrouvées relatives aux patronages ainsi qu’aux gouverneurs et à leur famille attestent que l’aire du temple devait recéler un ensemble d’inscriptions honorifiques en l’honneur des Romains au moins aussi important que l’allée des proconsuls de Claros10. Le règne du premier princeps voit cependant apparaître de grandes familles aux origines locales et italiennes ainsi qu’une reprise de l’épigraphie monumentale et évergétique. La numismatique permet de compléter quelque peu ce tableau : les monnaies comblent quelques lacunes des Fastes durant le deuxième tiers du ier s. a.C. et le règne d’Auguste. Enfin, une nouveauté importante est l’épigraphie de l’instrumentum, publiée de manière croissante, en particulier la documentation amphorique par les soins de M. Lawall et T. Bezeczky11, ce qui fait évoluer le discours historique économique. La cité offre aussi, avec près de 250 gentilices non-impériaux conservés, une base essentielle pour la connaissance du milieu formé par les Italiens et leurs affranchis, qui offre même quelques réponses concernant l’origine géographique d’un certain nombre d’immigrants. Le règne de Tibère a laissé de surcroît une grande liste de souscription permettant d’appréhender quelque peu la société éphésienne du début de l’époque impériale grâce à l’étude des nombreux souscripteurs12. Le titre même de l’ouvrage comporte le mot d’intégration. La définition du terme renvoie à une notion d’insertion dans un mode de vie déjà existant ; son choix permet aussi bien de poser l’intégration des uns (les Grecs) face à une forme de domination, que l’intégration des autres (les Italiens) après une installation dans un nouveau cadre de vie. En effet, cette intégration est double, d’où l’expression ‘‘intégration croisée’’ : elle concerne aussi bien les Grecs, nés dans la cité dont ils sont citoyens, témoins de la présence et de la (re)conquête romaine, puis de l’existence d’une domination dont le poids est devenu plus visible avec le temps, que les Italiens ayant choisi de s’installer dans un nouveau centre économique majeur du monde grec, qui prend en quelque sorte la succession de Délos. Mais la richesse du dossier ne s’arrête pas là : la problématique concernant la coexistence des Grecs et des Italiens se couple avec un autre questionnement, celui d’une spécificité ou non du cas d’une cité grecque devenue capitale provinciale. La présence du proconsul et de son personnel constitue un autre marqueur de la présence romaine. Il s’agit donc de voir si Éphèse est un cas banal, ou si au contraire la cité présente une spécificité réelle par rapport à d’autres villes de l’Asie. Cela explique le choix de traiter les aspects de la domination romaine sur les Grecs d’Éphèse durant la période mouvante des dernières décennies de la République, ainsi que l’évolution des institutions locales, dans la mesure où elles commencent à évoluer au ier s. a.C., à un moment où le poids de Rome devient plus visible13. J’ai aussi fait le choix 10 11 12 13 Ferrary et Verger 1999 et Ferrary 2000b. Voir le chap. IV. Voir les chap. V, VI et VIII. D’où les chap. II et III. 13 14 Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.) de contextualiser Éphèse par rapport au sort subi au même moment par la province d’Asie (en 85/4), ou aux évolutions que connaissent d’autres cités. Il me semble au total qu’une réponse assez claire quant à l’originalité du cas éphésien apparaîtra au fil des pages. Le tableau d’ensemble est disparate : c’est une difficulté que de développer un discours historique avec une documentation inégale en nombre et en qualité, et une autre que de délimiter chronologiquement le sujet. Pour Éphèse, la date de 133 a.C. s’imposait tout naturellement, en raison de la concession de la liberté en 134/3, au moment de la mort du dernier roi de Pergame, Attale III, mais aussi de la lutte menée par les Éphésiens aux côtés des Romains. La date terminale était plus difficile à trouver. L’intégration des provinciaux progresse d’abord dans l’empire territorial créé par la République, puis dans l’Empire qui se dégage peu à peu à partir du partage de 27 a.C. entre le princeps et le Sénat. C’est pourquoi il a paru opportun d’inclure les règnes d’Auguste et de Tibère dans l’étude, car ce moment constitue une autre césure, comportant cette fois un aspect moins coercitif que les décisions de 85/4 a.C. : on note en effet en même temps les débuts d’une intégration des Italiens dans le cadre civique local et de l’accès des premiers d’entre eux aux responsabilités. J’ai longtemps pensé qu’il fallait aller jusqu’au règne de Tibère en privilégiant l’apport de la grande souscription de l’Artémision et l’éclairage qu’elle apporte sur la société éphésienne au temps du successeur d’Auguste : la présence de plusieurs centaines de souscripteurs de statut varié, pérégrins grecs, citoyens romains, à peu près tous Italiens ou affranchis d’Italiens, offre une vision éclairante de la société locale. Mais tout compte fait, l’année 37 n’offrait pas un terme complètement satisfaisant pour ce travail. En effet, on ne pouvait, après mûre réflexion, faire l’impasse sur les premières années du règne de Claude, et ce pour plusieurs raisons : la datation de certains décrets et listes de prytanes, entre le début des années 30 et les années 45/50, pose le lien des événements civiques locaux avec un contexte plus global qui vit des événements politiques comme la provincialisation de la Lycie et l’aristocratisation de ses institutions civiques ; ces documents sont donc susceptibles de dater de la décennie survenant après la mort de Tibère ; on assiste à ce moment là à l’épisode de l’épiscopos L. Cusinius, un citoyen romain proto-curateur itérant sa fonction à plusieurs reprises durant l’époque de difficultés que constituent les années 40 : Éphèse capitale provinciale vécut des expériences administratives ; enfin, un autre élément déterminant pour la problématique de cet ouvrage me paraît être la disparition après 43 du conventus civium Romanorum et l’inscription des Italiens vers la même époque dans les tribus et chiliastyes locales : or, ces transformations s’opèrent durant les années précédant ou durant la censure de Claude. Du moins, elles deviennent visibles à cette époque, si d’aventure elles s’étaient déjà produites quelques années auparavant. Ce moment constitua une étape déterminante dans l’intégration d’éléments provinciaux : un fait bien connu est l’arrivée au Sénat des premiers Gaulois originaires des trois Gaules ; mais Claude a également laissé une réputation de générosité dans la concession de la citoyenneté romaine : le grand nombre de Claudii locaux atteste que le règne, et les années 47/8 en particulier, correspondit Introduction à un moment décisif d’intégration de notables d’origine provinciale, parmi lesquels les Grecs d’Asie furent bien représentés, y compris à Éphèse14. Pour toutes ces raisons, l’année 47/8 constituera le terme de cette enquête. Les Grecs acceptaient depuis longtemps la domination de Rome, mais ils accèdent désormais en nombre croissant à la citoyenneté romaine, et peut-être certains la recherchent-ils ; quant aux citoyens romains de souche correspondant aux éléments italiques (ré)installés dans la cité à partir du ier s. a.C., ils paraissent alors complètement insérés dans les structures civiques, tribus et chiliastyes15. Le cadre ainsi délimité permet la fusion totale des deux groupes après 48 par intermariage. Les étapes essentielles de cette période de près de deux siècles se laissent par conséquent analyser en trois parties. La première partie examine l’évolution de la situation de la cité du point de vue des Grecs : s’il existe une première époque de cité libre, l’arrivée de Sylla provoque une provincialisation rendant nettement plus visible la sujétion des habitants d’origine, y compris au sein des difficultés provoquées par l’époque des guerres civiles qui n’ont pas épargné Éphèse. J’ai certes surtout montré la vie des Grecs dans une cité grecque, mais sans cesse posé la question de leurs relations avec Rome et les influences romaines : la liberté cède la place, d’abord à une résignation, puis à une acceptation de la domination de Rome, devenue définitive dans les décennies qui suivent l’échec du soulèvement contre Mithridate. Le chapitre II développe ainsi longuement la césure que représente 85/4 a.C. Cette problématique explique qu’un chapitre entier soit consacré à la question de l’évolution des institutions civiques, car il me semble qu’elles ne sont plus les mêmes après la guerre de Mithridate, lorsqu’on voit ressurgir des décrets dans la documentation : les Romains y ont également laissé leur marque ou leur influence, d’autant qu’à terme les Italiens vont s’insérer aussi dans le fonctionnement politique de la vie de la cité. Il fallait montrer dans ces trois chapitres à la fois le point de vue grec et la présence croissante de la domination romaine. Cette partie évoque également la plupart des grands événements politiques de ce siècle auxquels la cité a été mêlée et qui ont entraîné des conséquences importantes, voire des tournants, pour elle. Aux Grecs s’ajoute après 129, et de manière beaucoup plus perceptible après 85/4, une autre population, romaine et ‘‘italique’’ jusqu’en 91-88, puis romaine grâce à la concession générale de la citoyenneté en Italie suite à la Guerre Sociale. La seconde partie décrit donc l’arrivée des Italiens, leurs modalités d’insertion et, tant que faire se peut, leur origine géographique grâce à l’énorme dossier onomastique. Ces gens étant connus pour faire des affaires, un chapitre préliminaire spécifique fixe le nouveau cadre économique dans lequel s’inscrivent les activités des Italiens et les apports en ce domaine de l’archéologie. Enfin, la dernière division du livre traite en deux chapitres ce qui rassemble progressivement les populations tant grecques que romaines et favorise leur fusion : les progrès du culte de Rome, puis du culte impérial, bref, des cultes politiques, ont fait lien 14 15 Sen., Apoc., 3, 3 ; Suet., Claud., 16 ; Tac., Ann., 11, 23-25 ; Holtheide 1983, 55-72 ; Frézouls 1992a s’est livré à une comptabilité grossière, mais instructive, des gentilices dans certaines cités : à Éphèse le gentilice Claudius est le plus fréquent après Aurelius ; Kirbihler 2003, II, 464-466 et chap. VIII. Voir le chap. VIII et la conclusion. 15 16 Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.) entre les populations grecque et italienne16. Par ailleurs, l’apparition croissante des Italiens dans les phases de remodelage urbain et de la gestion de postes de pouvoir montre les progrès de l’insertion des immigrants dans la vie locale. Des lecteurs trouveront peut-être quelques développements comme la guerre d’Aristonicos, certaines études économiques ou archéologiques17, ou les pages sur l’habitat local18 bien détaillés. Cet ouvrage a certes des prétentions érudites, mais il aimerait également rendre des services à des étudiants susceptibles de préparer un concours ou un exposé, ainsi qu’au lecteur cultivé curieux : cela explique le choix d’intégrer et parfois résumer les apports de la bibliographie allemande, pas toujours aisée à lire par une partie du public utilisant ce type d’ouvrages, d’autant qu’elle permettait de diffuser les acquis de l’archéologie éphésienne et de montrer le dynamisme de l’équipe autrichienne, mais aussi internationale, d’archéologues au travail sur le site. De même, malgré l’étude d’un cas d’espèce, je n’ai pas hésité à faire des comparaisons avec d’autres cités, lorsque je les croyais utiles pour mieux faire ressortir les apports de la documentation locale. Les résultats furent variables : utiles pour les Italiens, plus décevants pour l’étude des institutions civiques. J’ai également tenté d’actualiser certaines cartes de mon article de 2007 sur les Italiens en Asie Mineure paru en allemand, ainsi la distribution des conventus et mentions de groupes d’Italiens, même si en la matière on n’est jamais certain d’atteindre l’exhaustivité. Enfin, les conclusions des chapitres présentent volontairement une certaine longueur, en résumant fidèlement le contenu du chapitre correspondant. L’auteur espère par ce biais rendre au lecteur étranger le contenu de l’ouvrage plus accessible, en synthétisant ainsi les démonstrations, parfois longues, qui précèdent. Ce livre a une longue genèse. Il est le produit tardif d’une soutenance de thèse en 2003 sous la direction de Maurice Sartre, qui portait sur les notables d’Éphèse entre 133 a.C. et 262 p.C.19 : le tapuscrit de 1231 pages était impubliable en l’état et la bibliographie foisonnante parue en un peu plus d’une décennie demandait un travail neuf. Je ne sais s’il subsiste encore dans le présent ouvrage 100 pages originelles sur les 200 pages environ de la thèse qui servirent de texte de départ. Quoi qu’il en soit, c’est la période la plus ancienne traitée dans le doctorat, plus difficile à décrire, mais susceptible d’apporter bien des nouveautés, qui a été privilégiée pour la publication20. Cette recherche n’a d’autre mérite que de fournir un exemple de grande cité, à la fois port et capitale, qui vit s’affronter, puis coexister, enfin coopérer Grecs et Italiens, une communauté d’origine et un groupe important d’immigrants. Le présent ouvrage espère 16 17 18 19 20 Mais il a pu arriver qu’un culte soit explicitement prévu pour une population seulement : D.C., 51, 20, 6-7. La tentative de reconstitution des conjonctures et l’insistance au début du chap. IV sur le renouveau des études économiques sur l’Antiquité depuis plusieurs décennies, avec la réhabilitation, au moins partielle, des notions de profit et de croissance, m’ont paru importants pour le contexte de l’installation des éléments italiques. L’annexe III après le chap. VIII. Kirbihler 2003. L’époque impériale, avec ses imposants dossiers apportant surtout des confirmations, est prévue à terme pour un autre livre (en principe les FiE) : malgré les articles déjà parus, il y a en effet matière pour un second ouvrage, correspondant au contenu principal originel de la thèse de 2003. Introduction également combler deux lacunes. Il offre une synthèse sur l’Éphèse tardo-hellénistique et des débuts de l’Empire, qui fait voler en éclats la limite d’Actium, artificielle dans le cas présent. Il fournit ainsi, me semble-t-il, une étude de cas permettant des comparaisons avec d’autres cités asiatiques et offrant suffisamment de matière pour trancher quant à l’éventuelle originalité du cas éphésien. Enfin, la seconde ambition de cette œuvre réside dans la tentative de connecter l’Ouest et l’Est du monde romain, le monde grec égéen et le monde romain occidental, ce qui atténuerait la spécialisation nécessaire, mais gênante, dans nos études. Au lecteur de juger si cette tentative de combler deux lacunes historiographiques mérite un satisfecit. 17