Des Grecs et des Italiens à Éphèse
Illustration de couverture :
Portrait masculin, Selçuk, Efes Müzesi Inv.Nr. 1064
(© ÖAI Wien, N. Gail)
Ausonius Éditions
— Scripta Antiqua 88 —
Des Grecs et des Italiens à Éphèse
Histoire d’une intégration croisée
(133 a.C.-48 p.C.)
François Kirbihler
— Bordeaux 2016 —
Notice catalographique :
Kirbihler, F. (2016) : Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.),
Scripta Antiqua 88, Bordeaux.
Mots clés : Grecs, Italiens, Éphèse, intégration, romanisation, culte de Rome et César, culte impérial, Sylla,
César, Auguste, Claude
AUSONIUS
Maison de l’Archéologie
F - 33607 Pessac cedex
http://ausoniuseditions.u-bordeaux-montaigne.fr
Directeur des Publications : Olivier Devillers
Secrétaire des Publications : Célia Joseph et Stéphanie Vincent Pérez
Graphisme de Couverture : Stéphanie Vincent Pérez
Tous droits réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et intellectuelle interdit les copies ou
reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite
par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
© AUSONIUS 2016
ISSN : 1298-1990
ISBN : 978-2-35613-160-7
Achevé d’imprimer sur les presses
de l’imprimerie Gráficas Calima
Avenida Candina, s/n
E - 39011 Santander
Juin 2016
Sommaire
Remerciements........................................................................................................................................... 9
Introduction ................................................................................................................................................ 11
1. Des Grecs sous influence romaine croissante
Chapitre 1. Une cité libre démocratique à côté d’une nouvelle province (134/3-89/8) .. 21
Chapitre 2. Éphèse cité stipendiaire entre Mithridate et Marc Antoine
(89/8 a.C.-31 a.C.) .................................................................................................................. 61
Chapitre 3. Une évolution des institutions entre Sylla et Tibère/Claude ..................... 103
2. Des Italiens dans une cité marchande
Chapitre 4. Une cité marchande. Quelques activités économiques à Éphèse
et leur contexte (133 a.C.-48 p.C.) ..................................................................................... 169
Chapitre 5. Les modalités d’installation des Italiens (133 a.C.-48 p.C.) .......................... 217
Chapitre 6. L’origine des Italiens ............................................................................................. 267
3. Deux communautés en voie d’intégration
Chapitre 7. Du culte des rois au culte de l’empereur .......................................................... 359
Chapitre 8. Une cité dominée par quelques familles ?
Grecs et Italiens entre Auguste et Claude ...................................................................... 403
Conclusion ...................................................................................................... 459
Abréviations ............................................................................................................................................... 467
Bibliographie .............................................................................................................................................. 469
Index ............................................................................................................................................................. 507
À Anne-Marie, qui m’a déjà tant apporté
À mes parents Robert Kirbihler et Anne Haag-Kirbihler, qui m’ont tant soutenu
À Céline Borello, historienne moderniste à l’énergie infatigable et amie très chère
Remerciements
Arrivé au terme d’un travail de longue haleine, il reste à remercier tous ceux qui, à un
titre ou à un autre, ont contribué, par leurs relectures, conseils, discussions ou aides de toute
sortes, à la bonne réalisation de cet ouvrage.
Ma reconnaissance s’adresse tout d’abord à ceux qui ont aidé de manière décisive à la
réalisation du livre : Marianne Coudry, qui avec patience, a relu les différents chapitres de
ce travail et en a suivi pas à pas les étapes ; mais aussi Sabine Ladstätter, qui depuis 2012
encourage mes recherches et m’a proposé une convention de coopération avec l’ÖAI, facilitant
ainsi un séjour annuel à proximité du site archéologique d’Éphèse ; Helmut Schwaiger, pour
la réalisation concrète de ces séjours et un plan du Staatsmarkt, ainsi que Hans Taeuber,
avec qui j’aurai passé depuis 2012, à plusieurs reprises, des heures fructueuses au milieu
des estampages à Vienne, ou sur le site, au dépôt d’inscriptions : il m’a avec beaucoup de
générosité laissé résumer le contenu d’inscriptions encore inédites.
Un grand merci également : à mon Maître Maurice Sartre, qui me proposa en 1997
des recherches sur l’histoire sociale d’Éphèse, à un moment où la parution du livre de
Riet van Bremen semblait compromettre gravement mes recherches en cours sur l’Asie
Mineure ; à Jean Louis Ferrary, dont la grande science aura corrigé plus d’une approximation
ou erreur, en particulier dans le domaine onomastique ; à John Scheid, qui bien que très
occupé, accepta de relire certaines pages du chapitre VII ; à Michel Amandry qui fit de même
pour l’annexe monétaire ; à Ségolène Demougin, qui m’a toujours encouragé, même si ce fut
parfois avec une rudesse salutaire ; à Alain Bresson, sensible à mon intérêt pour l’histoire
sociale et même économique, y compris des États-Unis ; à Éric Guerber enfin, qui souvent me
pressa de publier et prit beaucoup d’intérêt au détail de ce travail.
Mais je n’oublie pas non plus mes amis chercheurs, qui m’encouragèrent toujours et me
stimulèrent souvent par leurs questionnements et remarques : mes collègues de Nancy,
Christophe Feyel, Laetitia Graslin, lecteurs partiels, et Julien Fournier, dont les recherches
croisent parfois les miennes, et un temps Claire Fauchon, partie depuis vers des horizons
lyonnais ; Nathalie Barrandon, ma partenaire d’organisation de colloques portant sur l’époque
républicaine et grande amie, Marie-Claire Ferriès, si savante sur les dernières décennies de la
République, ainsi que Fabrice Delrieux pour son aide numismatique ; également Anna Heller
à qui me lie une estime réciproque, et Anne Gangloff, qui partage la même passion pour
l’Orient grec d’époque romaine.
Je remercie également mes amis bordelais : François Cadiou, Jérôme France, Francis
Tassaux, Claire Hasenohr, Jacqueline Nélis-Clément, tous intéressés à divers titres par mes
recherches.
Remerciements, p. 9-10
10
Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.)
D’autres Viennois ont mérité ces dernières années ma reconnaissance et mon estime :
Martin Steskal, Gerhart Forstenpointner, Niki Gail et Maria Aurenhammer ; j’ajouterai
Veronika Scheibelreiter et Ursula Quatember, avec qui j’eus d’intéressantes discussions
concernant les premiers Vedii.
Mes remerciements s’adressent aussi à des contacts plus lointains maintenant, présents
cependant dans les notes : Giuseppe Camodeca, Mireille Cébeillac-Gervasoni et Olli
Salomies pour mes premiers pas dans l’onomastique, ou à d’autres Éphésiens partis depuis
la soutenance de 2003 vers d’autres horizons : Hilke Thür, qui m’accueillit pour la première
fois en visite sur le site en 2001, P. Scherrer, qui apprécia mon travail de thèse, Friedrich
Krinzinger, ancien directeur de l’ÖAI pour son accueil chaleureux de 2005, et Claudia LangAuinger.
Ma reconnaissance, portée par des souvenirs heureux liés à la thèse, va également à
l’École Française de Rome, à André Vauchez, alors Directeur de l’École, et à Catherine
Virlouvet, Directrice des Études pour l’Antiquité à cette époque et actuelle Directrice de
l’EFR, ainsi qu’à l’École Française d’Athènes et à ses directeurs successifs Roland Étienne et
Dominique Mulliez, pour leur accueil et leur intérêt pour mon sujet. Merci aussi à Christelle
Müller d’avoir pu profiter alors, à Athènes, de sa thèse inédite sur la Béotie, signe d’une
grande ouverture et d’un esprit généreux.
Je n’oublie pas non plus mes contacts et soutiens de mon lieu de travail habituel au
Centre Édouard Will : Guy Vottéro, Véronique Dieudonné et Patrick Aubry, où je trouvai des
conditions de recherches sereines ;
ni l’Université de Lorraine, alors Université Nancy-2, qui m’a octroyé une aide à la
publication.
Merci également aux éditions Ausonius : à Olivier Devillers pour sa patience, et aux
personnes en charge de la maquette du livre, Célia Joseph et Stéphanie Vincent.
Enfin, je n’ai garde d’oublier Gaëlle Racine, attentive à la progression de ce travail, et
Charlotte Alan, dont les questions et remarques furent toujours les bienvenues.
Que les personnes oubliées veuillent bien me pardonner. Je reste sensible à l’amitié de
tous ceux à qui j’aurai parlé de ce livre.
Introduction
La thématique du présent ouvrage embrasse la cité d’Éphèse durant l’époque hellénistique
tardive et les temps où Auguste et Tibère présidèrent aux destinées de l’Empire romain. La
cité ionienne avait déjà une longue histoire derrière elle, mais les circonstances la placèrent
face à une situation nouvelle à partir du dernier tiers du iie s. et, surtout, du ier s. a.C. : la
mort du dernier roi attalide entraîna après la guerre dite d’Aristonicos la fondation de la
province d’Asie, à laquelle la cité n’appartint pas dans un premier temps, ainsi que l’arrivée
des Italiques. Cependant, la guerre mithridatique entraîna une nouvelle période de conflits et
de bouleversements qui eurent des conséquences sensibles pour l’histoire de la ville.
L’époque hellénistique tardive a, depuis les travaux de L. Robert, P. Gauthier et leurs
disciples, fini par acquérir son originalité propre et est devenue un champ de recherches
spécifiques. Les deux dernières décennies sont caractérisées par une bibliographie
particulièrement riche, qu’il n’y a pas lieu de commenter ici, si ce n’est pour signaler qu’après
une époque féconde portant sur les évolutions de la vie politique des cités, on manque
d’études de cas sur une cité précise durant l’époque de transformations correspondant au
dernier siècle de la République romaine et à la fondation de l’Empire. Il s’agit pourtant d’une
époque cruciale tant pour les Grecs des cités, qui durent réagir face à des circonstances
mouvantes et à ce nouveau facteur qu’était la présence romaine1, que pour les Italiques et
Italiens2 qui s’installèrent en terre grecque, et pour qui se posa la question des modalités
d’existence au sein d’une cité provinciale. Un nouveau monde, créant des liens accrus entre
divers rivages de la Méditerranée, était en train de naître.
Pourtant, Éphèse n’a jamais fait l’objet d’une monographie portant spécifiquement sur
cette période de transformations. Les recherches menées depuis plus d’un siècle sur le
site archéologique urbain et le territoire de la cité par l’Institut Archéologique Autrichien
(Österreichisches Archäologisches Institut) ont porté pour l’essentiel sur le cadre matériel
de vie. Les recherches archéologiques ont longtemps été dominées par des publications
d’architecture et d’histoire de l’art3. Quant aux publications épigraphiques, à côté des belles
1
2
3
Il s’agit même de la principale problématique d’un livre de C. Vial (Vial 1995).
J’appellerai Italiques les populations originaires de la péninsule qui s’installèrent en Orient avant la
Guerre Sociale, et Italiens plutôt les personnes de la période postérieure, originaires d’un territoire en
voie d’unification culturelle, ou issues de la réinstallation des survivants de Délos. Il m’arrivera d’utiliser
Italiques aussi dans un sens vague d’éléments ou de populations italiques, Italiens et affranchis,
nébuleuse de personnes utilisant le latin (y compris dans le cadre d’inscriptions bilingues) issues de
divers moments d’immigration entre les années 70 a.C. et les règnes de Tibère ou Claude.
Ainsi la série des FiE (Forschungen in Ephesos) est-elle essentiellement axée sur la publication
d’ensembles architecturaux et de catégories d’objets archéologiques : Strocka 1977 étudie par
exemple les fresques des maisons à terrasse, Scherrer et Trinkl 2006 l’agora Tetragonos commerciale ;
voir également la bibliographie dispersée dans les chapitres du présent ouvrage.
Introduction, p. 11-17
12
Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.)
séries du théâtre, de l’agora et du prytanée, publiées avec commentaire4, le flot de textes
gravés n’a donné lieu souvent qu’à des présentations sommaires, où le commentaire est
réduit au minimum5.
Les publications de synthèse concernant le siècle et demi entre Attale III et le milieu
du ier s. p.C. ne sauraient être considérées comme satisfaisantes. L’article de W. Alzinger et
D. Knibbe paru dans la série Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt a vieilli et passe
rapidement sur le ier s. a.C. ; quant aux monographies de S. Karwiese et de D. Knibbe, elles
examinent l’histoire générale de la cité et traitent également de manière lapidaire les 180 ans
entre la mort d’Attale III et la censure de Claude : l’époque augustéenne seule bénéficie d’un
traitement un peu plus développé, précisément en raison des vestiges archéologiques et
topographiques plus abondants datant de ce règne6.
C’est d’autant plus dommage que le dossier éphésien a beaucoup à offrir, tant du point de
vue du contenu, certes inégal, que des questionnements qu’il suscite. L’intérêt du cas éphésien
est d’offrir une documentation permettant d’appréhender cette période de mutations durant
laquelle les Grecs apprirent à faire progressivement partie d’un Empire mondial, depuis la
vie d’une cité encore libre à la fin du iie et au début du ier s. a.C. puis de la coexistence forcée
avec les Italiques/Italiens dans une cité devenue stipendiaire, jusqu’à l’intégration croisée
des Grecs et des Italiens.
La documentation littéraire est maigre : les quelques apports qu’offrent Cicéron,
Strabon, Flavius Josèphe, Plutarque, Appien, Dion Cassius, enfin, last but not least, un
passage des Actes des Apôtres, qui offrent des contextes à certains moments clefs de
l’histoire de la cité, seront insérés en lieu et en place. Mais l’Asie est connue pour livrer une
abondante documentation épigraphique et l’apport des inscriptions micrasiatiques n’est
pas près de s’épuiser7. Certes, pour Éphèse, il s’agit d’une ‘‘documentation en plaques’’8 :
elle offre la particularité de ne fournir avant Actium que peu de points d’ancrage pour
décrire le destin des grandes familles locales ; le nombre total de textes est peu abondant
comparé à la période allant des Flaviens aux Sévères. Pour la période située avant 89, il
existe essentiellement de rares décrets et des inscriptions mentionnant ou évoquant des
ambassades9 ; le règlement syllanien laisse l’Asie ruinée et la période située entre 85/4 et les
environs de 65-60 correspond sans surprise à un vide épigraphique. La reprise postérieure,
inégale, relativement abondante sous Auguste, offre pour l’essentiel une liste éponymique
4
5
6
7
8
9
FiE 2 (théâtre) et 3 (agora) ; Knibbe 1981 (FiE 9, 1, 1).
Cette tradition a eu pour conséquence de belles publications, mais aussi des lacunes d’ordre historique.
Le livre de V. M. Stroka sur les fresques (Strocka 1977) montre l’étendue des erreurs chronologiques
possibles lorsque des objets d’étude sont étudiés isolés de leur support et de leur contexte historique,
en l’occurrence les graffiti présents sur les fresques, décisifs pour la datation. La publication contient
des erreurs de datation de deux siècles environ : Strocka 2002 a admis les nouvelles datations.
Alzinger et Knibbe 1980 ; Karwiese 1995a ; Knibbe 1998.
Pour un bilan comportant l’apport des inscriptions d’Asie Mineure à l’histoire romaine durant la
période quinquennale 2006-2011 : Cooley et Salway 2012, en part. p. 184-186.
L’expression est de C. Préaux caractérisant la documentation papyrologique de l’Égypte ptolémaïque
(Préaux 1978, 103) ; le même qualificatif convient aussi pour les inscriptions ou dossiers épigraphiques
disponibles entre 133 et 31. Les documents seront discutés en lieu et place dans les différents chapitres.
Qui forment, avec la Guerre d’Aristonicos et ses résultats, l’essentiel du chap. I.
Introduction
de prytanes et d’agonothètes, quelques décrets et listes d’éphèbes, enfin des mentions de
patrons romains. La discussion du chap. VII sur l’Artémision montre que si le sanctuaire
n’avait pas été systématiquement pillé à la fin de l’Antiquité et les inscriptions détruites ou
remployées, il offrirait probablement un très beau dossier épigraphique : les inscriptions
honorifiques retrouvées relatives aux patronages ainsi qu’aux gouverneurs et à leur famille
attestent que l’aire du temple devait recéler un ensemble d’inscriptions honorifiques en
l’honneur des Romains au moins aussi important que l’allée des proconsuls de Claros10.
Le règne du premier princeps voit cependant apparaître de grandes familles aux origines
locales et italiennes ainsi qu’une reprise de l’épigraphie monumentale et évergétique.
La numismatique permet de compléter quelque peu ce tableau : les monnaies comblent
quelques lacunes des Fastes durant le deuxième tiers du ier s. a.C. et le règne d’Auguste. Enfin,
une nouveauté importante est l’épigraphie de l’instrumentum, publiée de manière croissante,
en particulier la documentation amphorique par les soins de M. Lawall et T. Bezeczky11, ce
qui fait évoluer le discours historique économique.
La cité offre aussi, avec près de 250 gentilices non-impériaux conservés, une base
essentielle pour la connaissance du milieu formé par les Italiens et leurs affranchis, qui
offre même quelques réponses concernant l’origine géographique d’un certain nombre
d’immigrants. Le règne de Tibère a laissé de surcroît une grande liste de souscription
permettant d’appréhender quelque peu la société éphésienne du début de l’époque impériale
grâce à l’étude des nombreux souscripteurs12.
Le titre même de l’ouvrage comporte le mot d’intégration. La définition du terme renvoie
à une notion d’insertion dans un mode de vie déjà existant ; son choix permet aussi bien
de poser l’intégration des uns (les Grecs) face à une forme de domination, que l’intégration
des autres (les Italiens) après une installation dans un nouveau cadre de vie. En effet, cette
intégration est double, d’où l’expression ‘‘intégration croisée’’ : elle concerne aussi bien les
Grecs, nés dans la cité dont ils sont citoyens, témoins de la présence et de la (re)conquête
romaine, puis de l’existence d’une domination dont le poids est devenu plus visible avec
le temps, que les Italiens ayant choisi de s’installer dans un nouveau centre économique
majeur du monde grec, qui prend en quelque sorte la succession de Délos.
Mais la richesse du dossier ne s’arrête pas là : la problématique concernant la coexistence
des Grecs et des Italiens se couple avec un autre questionnement, celui d’une spécificité ou
non du cas d’une cité grecque devenue capitale provinciale. La présence du proconsul et de
son personnel constitue un autre marqueur de la présence romaine. Il s’agit donc de voir si
Éphèse est un cas banal, ou si au contraire la cité présente une spécificité réelle par rapport à
d’autres villes de l’Asie. Cela explique le choix de traiter les aspects de la domination romaine
sur les Grecs d’Éphèse durant la période mouvante des dernières décennies de la République,
ainsi que l’évolution des institutions locales, dans la mesure où elles commencent à évoluer
au ier s. a.C., à un moment où le poids de Rome devient plus visible13. J’ai aussi fait le choix
10
11
12
13
Ferrary et Verger 1999 et Ferrary 2000b.
Voir le chap. IV.
Voir les chap. V, VI et VIII.
D’où les chap. II et III.
13
14
Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.)
de contextualiser Éphèse par rapport au sort subi au même moment par la province d’Asie
(en 85/4), ou aux évolutions que connaissent d’autres cités. Il me semble au total qu’une
réponse assez claire quant à l’originalité du cas éphésien apparaîtra au fil des pages.
Le tableau d’ensemble est disparate : c’est une difficulté que de développer un discours
historique avec une documentation inégale en nombre et en qualité, et une autre que
de délimiter chronologiquement le sujet. Pour Éphèse, la date de 133 a.C. s’imposait tout
naturellement, en raison de la concession de la liberté en 134/3, au moment de la mort du
dernier roi de Pergame, Attale III, mais aussi de la lutte menée par les Éphésiens aux côtés
des Romains.
La date terminale était plus difficile à trouver. L’intégration des provinciaux progresse
d’abord dans l’empire territorial créé par la République, puis dans l’Empire qui se dégage
peu à peu à partir du partage de 27 a.C. entre le princeps et le Sénat. C’est pourquoi il a paru
opportun d’inclure les règnes d’Auguste et de Tibère dans l’étude, car ce moment constitue
une autre césure, comportant cette fois un aspect moins coercitif que les décisions de
85/4 a.C. : on note en effet en même temps les débuts d’une intégration des Italiens dans le
cadre civique local et de l’accès des premiers d’entre eux aux responsabilités. J’ai longtemps
pensé qu’il fallait aller jusqu’au règne de Tibère en privilégiant l’apport de la grande
souscription de l’Artémision et l’éclairage qu’elle apporte sur la société éphésienne au temps
du successeur d’Auguste : la présence de plusieurs centaines de souscripteurs de statut varié,
pérégrins grecs, citoyens romains, à peu près tous Italiens ou affranchis d’Italiens, offre une
vision éclairante de la société locale. Mais tout compte fait, l’année 37 n’offrait pas un terme
complètement satisfaisant pour ce travail.
En effet, on ne pouvait, après mûre réflexion, faire l’impasse sur les premières années
du règne de Claude, et ce pour plusieurs raisons : la datation de certains décrets et listes
de prytanes, entre le début des années 30 et les années 45/50, pose le lien des événements
civiques locaux avec un contexte plus global qui vit des événements politiques comme la
provincialisation de la Lycie et l’aristocratisation de ses institutions civiques ; ces documents
sont donc susceptibles de dater de la décennie survenant après la mort de Tibère ; on assiste à
ce moment là à l’épisode de l’épiscopos L. Cusinius, un citoyen romain proto-curateur itérant
sa fonction à plusieurs reprises durant l’époque de difficultés que constituent les années 40 :
Éphèse capitale provinciale vécut des expériences administratives ; enfin, un autre élément
déterminant pour la problématique de cet ouvrage me paraît être la disparition après 43
du conventus civium Romanorum et l’inscription des Italiens vers la même époque dans les
tribus et chiliastyes locales : or, ces transformations s’opèrent durant les années précédant
ou durant la censure de Claude. Du moins, elles deviennent visibles à cette époque, si
d’aventure elles s’étaient déjà produites quelques années auparavant. Ce moment constitua
une étape déterminante dans l’intégration d’éléments provinciaux : un fait bien connu est
l’arrivée au Sénat des premiers Gaulois originaires des trois Gaules ; mais Claude a également
laissé une réputation de générosité dans la concession de la citoyenneté romaine : le grand
nombre de Claudii locaux atteste que le règne, et les années 47/8 en particulier, correspondit
Introduction
à un moment décisif d’intégration de notables d’origine provinciale, parmi lesquels les Grecs
d’Asie furent bien représentés, y compris à Éphèse14.
Pour toutes ces raisons, l’année 47/8 constituera le terme de cette enquête. Les Grecs
acceptaient depuis longtemps la domination de Rome, mais ils accèdent désormais en
nombre croissant à la citoyenneté romaine, et peut-être certains la recherchent-ils ; quant
aux citoyens romains de souche correspondant aux éléments italiques (ré)installés dans
la cité à partir du ier s. a.C., ils paraissent alors complètement insérés dans les structures
civiques, tribus et chiliastyes15. Le cadre ainsi délimité permet la fusion totale des deux
groupes après 48 par intermariage.
Les étapes essentielles de cette période de près de deux siècles se laissent par conséquent
analyser en trois parties. La première partie examine l’évolution de la situation de la cité
du point de vue des Grecs : s’il existe une première époque de cité libre, l’arrivée de Sylla
provoque une provincialisation rendant nettement plus visible la sujétion des habitants
d’origine, y compris au sein des difficultés provoquées par l’époque des guerres civiles qui
n’ont pas épargné Éphèse. J’ai certes surtout montré la vie des Grecs dans une cité grecque,
mais sans cesse posé la question de leurs relations avec Rome et les influences romaines :
la liberté cède la place, d’abord à une résignation, puis à une acceptation de la domination
de Rome, devenue définitive dans les décennies qui suivent l’échec du soulèvement contre
Mithridate. Le chapitre II développe ainsi longuement la césure que représente 85/4 a.C.
Cette problématique explique qu’un chapitre entier soit consacré à la question de l’évolution
des institutions civiques, car il me semble qu’elles ne sont plus les mêmes après la guerre
de Mithridate, lorsqu’on voit ressurgir des décrets dans la documentation : les Romains y
ont également laissé leur marque ou leur influence, d’autant qu’à terme les Italiens vont
s’insérer aussi dans le fonctionnement politique de la vie de la cité. Il fallait montrer dans
ces trois chapitres à la fois le point de vue grec et la présence croissante de la domination
romaine. Cette partie évoque également la plupart des grands événements politiques de ce
siècle auxquels la cité a été mêlée et qui ont entraîné des conséquences importantes, voire
des tournants, pour elle.
Aux Grecs s’ajoute après 129, et de manière beaucoup plus perceptible après 85/4, une
autre population, romaine et ‘‘italique’’ jusqu’en 91-88, puis romaine grâce à la concession
générale de la citoyenneté en Italie suite à la Guerre Sociale. La seconde partie décrit donc
l’arrivée des Italiens, leurs modalités d’insertion et, tant que faire se peut, leur origine
géographique grâce à l’énorme dossier onomastique. Ces gens étant connus pour faire des
affaires, un chapitre préliminaire spécifique fixe le nouveau cadre économique dans lequel
s’inscrivent les activités des Italiens et les apports en ce domaine de l’archéologie.
Enfin, la dernière division du livre traite en deux chapitres ce qui rassemble
progressivement les populations tant grecques que romaines et favorise leur fusion : les
progrès du culte de Rome, puis du culte impérial, bref, des cultes politiques, ont fait lien
14
15
Sen., Apoc., 3, 3 ; Suet., Claud., 16 ; Tac., Ann., 11, 23-25 ; Holtheide 1983, 55-72 ; Frézouls 1992a s’est livré
à une comptabilité grossière, mais instructive, des gentilices dans certaines cités : à Éphèse le gentilice
Claudius est le plus fréquent après Aurelius ; Kirbihler 2003, II, 464-466 et chap. VIII.
Voir le chap. VIII et la conclusion.
15
16
Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.)
entre les populations grecque et italienne16. Par ailleurs, l’apparition croissante des Italiens
dans les phases de remodelage urbain et de la gestion de postes de pouvoir montre les
progrès de l’insertion des immigrants dans la vie locale.
Des lecteurs trouveront peut-être quelques développements comme la guerre
d’Aristonicos, certaines études économiques ou archéologiques17, ou les pages sur l’habitat
local18 bien détaillés. Cet ouvrage a certes des prétentions érudites, mais il aimerait également
rendre des services à des étudiants susceptibles de préparer un concours ou un exposé,
ainsi qu’au lecteur cultivé curieux : cela explique le choix d’intégrer et parfois résumer les
apports de la bibliographie allemande, pas toujours aisée à lire par une partie du public
utilisant ce type d’ouvrages, d’autant qu’elle permettait de diffuser les acquis de l’archéologie
éphésienne et de montrer le dynamisme de l’équipe autrichienne, mais aussi internationale,
d’archéologues au travail sur le site. De même, malgré l’étude d’un cas d’espèce, je n’ai pas
hésité à faire des comparaisons avec d’autres cités, lorsque je les croyais utiles pour mieux
faire ressortir les apports de la documentation locale. Les résultats furent variables : utiles
pour les Italiens, plus décevants pour l’étude des institutions civiques. J’ai également tenté
d’actualiser certaines cartes de mon article de 2007 sur les Italiens en Asie Mineure paru en
allemand, ainsi la distribution des conventus et mentions de groupes d’Italiens, même si en la
matière on n’est jamais certain d’atteindre l’exhaustivité. Enfin, les conclusions des chapitres
présentent volontairement une certaine longueur, en résumant fidèlement le contenu du
chapitre correspondant. L’auteur espère par ce biais rendre au lecteur étranger le contenu
de l’ouvrage plus accessible, en synthétisant ainsi les démonstrations, parfois longues, qui
précèdent.
Ce livre a une longue genèse. Il est le produit tardif d’une soutenance de thèse en 2003
sous la direction de Maurice Sartre, qui portait sur les notables d’Éphèse entre 133 a.C. et
262 p.C.19 : le tapuscrit de 1231 pages était impubliable en l’état et la bibliographie foisonnante
parue en un peu plus d’une décennie demandait un travail neuf. Je ne sais s’il subsiste
encore dans le présent ouvrage 100 pages originelles sur les 200 pages environ de la thèse qui
servirent de texte de départ. Quoi qu’il en soit, c’est la période la plus ancienne traitée dans
le doctorat, plus difficile à décrire, mais susceptible d’apporter bien des nouveautés, qui a été
privilégiée pour la publication20.
Cette recherche n’a d’autre mérite que de fournir un exemple de grande cité, à la fois
port et capitale, qui vit s’affronter, puis coexister, enfin coopérer Grecs et Italiens, une
communauté d’origine et un groupe important d’immigrants. Le présent ouvrage espère
16
17
18
19
20
Mais il a pu arriver qu’un culte soit explicitement prévu pour une population seulement : D.C., 51, 20, 6-7.
La tentative de reconstitution des conjonctures et l’insistance au début du chap. IV sur le renouveau
des études économiques sur l’Antiquité depuis plusieurs décennies, avec la réhabilitation, au moins
partielle, des notions de profit et de croissance, m’ont paru importants pour le contexte de l’installation
des éléments italiques.
L’annexe III après le chap. VIII.
Kirbihler 2003.
L’époque impériale, avec ses imposants dossiers apportant surtout des confirmations, est prévue à
terme pour un autre livre (en principe les FiE) : malgré les articles déjà parus, il y a en effet matière
pour un second ouvrage, correspondant au contenu principal originel de la thèse de 2003.
Introduction
également combler deux lacunes. Il offre une synthèse sur l’Éphèse tardo-hellénistique
et des débuts de l’Empire, qui fait voler en éclats la limite d’Actium, artificielle dans le cas
présent. Il fournit ainsi, me semble-t-il, une étude de cas permettant des comparaisons
avec d’autres cités asiatiques et offrant suffisamment de matière pour trancher quant à
l’éventuelle originalité du cas éphésien. Enfin, la seconde ambition de cette œuvre réside
dans la tentative de connecter l’Ouest et l’Est du monde romain, le monde grec égéen et le
monde romain occidental, ce qui atténuerait la spécialisation nécessaire, mais gênante, dans
nos études. Au lecteur de juger si cette tentative de combler deux lacunes historiographiques
mérite un satisfecit.
17