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Une émancipation des invisibles ? Les ouvriers immigrés dans les grèves de mai-juin 1968

2008, in Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat [dir.], Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France, 1920-2008, Paris, Editions Amsterdam p. 85-94.

Une émancipation des invisibles ? Les ouvriers immigrés dans les grèves de mai-juin 1968 Xavier Vigna∗ En 1968, le centre national d’information pour la productivité des entreprises réalise une enquête remarquable sur Les événements de mai-juin 1968 vus à travers cent entreprises1. A aucun moment pourtant, l’enquête n’évoque les ouvriers immigrés. Ceux-ci sont également totalement absents des négociations de Grenelle, associant patronat et organisations syndicales sous l’égide du Premier ministre Georges Pompidou, entre le 24 et le 27 mai au matin. Cette invisibilité s’explique en partie par l’hésitation sur les catégories d’appréhension de la réalité migratoire, et notamment entre étrangers et immigrés : si l’Etat raisonne d’abord dans l’opposition juridique entre nationaux et étrangers, le mouvement syndical prend en compte (parfois !) les travailleurs immigrés. Elle tient cependant davantage au fait que l’immigration ouvrière en 1968 est encore largement ignorée ou, plus exactement, que nombreux sont ceux qui ne veulent (ou ne peuvent ?) pas la voir. Elle est cependant à la fois massive et en progression. Au recensement de 1968, sur une population totale d’environ 49.654.00 habitants, la France compte 2.621.000 étrangers, originaires à plus de 71 % des pays européens : les Espagnols (607.000) précèdent désormais les Italiens (572.000), tandis que la présence portugaise (296.000) a quintuplé depuis 1962. Parmi les 652.000 ressortissants des pays africains, les 474.000 Algériens dominent largement, d’autant que leur présence s’accroît fortement (+ 35 % depuis 1962)2. Cette perception peut être affinée en s’en tenant précisément aux ouvriers, qui constituent 68 % des étrangers. Malgré le souci de privilégier une main-d’œuvre nationale, et notamment provinciale, par le recours à la décentralisation industrielle, la croissance de l’industrie s’opère à une allure telle que les entrepreneurs se tournent également vers la main-d’œuvre immigrée. Ainsi, en 1968, 881.000 ouvriers étrangers travaillent dans l’industrie, de sorte que le taux d’ouvriers étrangers s’y établit à 14,9 %3. Dès lors, il est inévitable que ces ouvriers immigrés aient été mêlés à la plus formidable vague de grèves que la France a jamais connu, et qui a sans doute concerné environ sept millions de salariés. Et de fait, l’examen des archives comme des sources audiovisuelles atteste de leur présence au cœur du mouvement de mai-juin 1968. Pourtant, ces ouvriers immigrés ne constituent pas un segment homogène de sorte que leur exposition à l’événement, lui-même multiple, varie de manière considérable. On s’attachera ainsi à montrer comment certains demeurent largement à l’écart du mouvement, dans un violent contraste avec les militants qui interviennent au cœur des grèves. Par là, ces derniers s’exposent à une répression particulière qui singularise leur expérience de mai-juin 1968. Entre retrait, fuite et compromission Le 25 juin 1968, la Direction centrale des Renseignements généraux dresse un premier rapport sur « Les travailleurs étrangers lors des événements de mai – juin ». Elle s’y félicite notamment du retrait qu’ont manifesté ces ouvriers pendant la vague de grèves. Elle évoque en particulier un certain affolement dans la colonie portugaise : fuite de centaines de ∗ Maître de conférences à l’Université de Bourgogne. Centre Georges Chevrier, UMR 5605 Paris, sd, 68 p. 2 Patrick Weil, La France et ses étrangers, Gallimard, coll. Folio, 1995 (1e éd. Calmann-Lévy 1991), Annexes VI. 3 Laurent Thévenot « Les catégories sociales en 1975 : l’extension du salariat », Économie et statistique, n° 91, juillet-août 1977, p. 9 et Michel Verret, Le travail ouvrier, Armand Colin, 1982, p. 175. 1 2 travailleurs dans la région d’Etampes, de dizaines d’ouvriers agricoles à Rambouillet SaintLeu-la Forêt et fuite des entreprises de tannerie en Charente. A Paris, quatre ou cinq cars chaque jour partiraient pour le Portugal au plus fort du mouvement. Des saisonniers espagnols auraient également craint une guerre civile dans les Pyrénées-Orientales, l’Essonne et la Brie de sorte qu’au total 10 000 Espagnols ou Portugais environ seraient partis4. Ces informations parcellaires sont en partie recoupées par des sources syndicales. Le 29 mai, alors que le mouvement est à son acmé, le secrétariat des Travailleurs Immigrés, à l’intérieur de la CFDT, adresse une note alarmiste aux fédérations, aux unions départementales et syndicats de la région parisienne qui commence ainsi : Nous venons d’apprendre certaines informations dramatiques concernant les travailleurs immigrés. Notamment, sur la région parisienne, dans les foyers de Citroën (mais il faudrait vérifier dans chaque localité où des foyers d’étrangers existent), des travailleurs immigrés sont enfermés et crèvent de faim. Dans les bidonvilles, des autocars portugais viennent chercher les familles portugaises pour les éloigner de la « révolution communiste lépreuse ». Des travailleurs africains et d’autres nationalités sont actuellement terrés chez eux, ne comprenant rien aux événements et craignant l’hostilité des travailleurs français.5 Une contextualisation minimale permet de comprendre cet ensemble de réactions et d’attitudes dont on a également d’autres indices6. L’expérience du pays d’accueil varie dans des proportions considérables : à côté de populations installées depuis plusieurs décennies sur le territoire français, se trouvent également des groupes fraîchement arrivés, dont la maîtrise du français peut être très incertaine et qui, de ce fait, peuvent hésiter à plonger au cœur d’une mêlée sociale et politique, à l’issue par définition incertaine. En outre, les Espagnols comme les Portugais subissent encore les affres du franquisme et du salazarisme et peuvent à ce titre craindre des représailles, soit sur leur personne à leur retour, soit sur leur famille restée au pays. Surtout, de tels comportements renvoient au mode d’encadrement de ces main-d’œuvre, qui sont contrôlées à la fois par le patronat français et des officines proches des régimes en place : la police politique portugais, la PIDE, a ainsi la réputation d’avoir des agents dans les usines Citroën tandis que l’ambassade du Maroc compte des relais chez Chausson à Gennevilliers7. De même, l’Eglise catholique reprendrait une triste tradition d’encouragement à la soumission de la main-d’œuvre portugaise voire italienne par l’intermédiaire de clercs et de publications en langue nationale8. C’est cette tradition du retrait ou de la peur, qui explique combien la désignation du jaune depuis le XIXe siècle recouvre la stigmatisation de l’étranger et/ou du colonisé9, et entretient la défiance envers des travailleurs réputés rétifs à l’action syndicale. 4 Bulletin quotidien de la DCRG, ministère de l’Intérieur, Centre des archives contemporaines (CAC) 19820599/41. 5 Archives confédérales CFDT 7 H 735. Le centre d’hébergement Citroën de Villiers-le-Bel entasse ainsi 14 travailleurs dans des appartements de 2 ou 3 pièces, avec loyers très chers. Cf Jacques Baynac, Mai retrouvé, Robert Laffont, 1978, p. 137 et sq. 6 Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Seuil, 2000, p. 39, cite un article du Monde du 15/6/1968. De même, à propos de certains ouvriers portugais de Perrier à Montigny-le-Bretonneux, Danièle Kergoat, Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Seuil, 1973. Egalement Juliette Minces, Les travailleurs étrangers en France, Seuil, 1973, p. 335. 7 Le témoignage de Robert Linhart sur l’usine de Choisy, quoique reposant sur une expérience de 1969 : L’établi, Minuit, 1978 ; Bernard Massèra, Daniel Grason, Chausson : une dignité ouvrière, Syllepse, 2004, p. 190. 8 Léon Gani incrimine en particulier le journal de la mission catholique portugaise en France A Voz de Saudade ; Syndicats et travailleurs immigrés, Editions sociales, 1972, p. 134-135. 9 Maurice Tournier, « Les jaunes : un mot-fantasme à la fin du 19e siècle », Des mots sur la grève. Propos d’étymologie sociale, INALF-Klincksieck, Saint-Cloud-Paris, 1993, p.189 3 Le retrait fait parfois place à une compromission plus nette avec les adversaires de la grève comme on le voit à Renault-Flins. Dans cette usine où le conflit est d’une âpreté particulière en juin avec l’intervention de forces de l’ordre et des affrontements dans la région, la direction locale n’hésite pas à recruter des ouvriers immigrés dans des commandos anti-grévistes menés par des chefs pour patrouiller la nuit et interdire une reprise de l’occupation les 19 et 20 juin10. Là encore, l’isolément ou les pressions d’un patronat de choc peuvent avoir influencer ces groupes d’ouvriers. Mais on peut également supposer qu’une fraction de la main-d’œuvre, à l’instar d’une partie de la main-d’œuvre nationale, a désapprouvé un mouvement qui risquait d’abord d’amputer un salaire souvent bien maigre et/ou l’envoi d’un mandat au pays. Bien qu’elles soient impossibles à mesurer, ces attitudes de retrait ou d’hostilité ne constituent cependant qu’un volet d’un éventail beaucoup plus vaste de comportements. C’est pourquoi, d’autres ouvriers immigrés s’engagent également dans les grèves de mai-juin aux côtés de leurs camarades français. Les ouvriers immigrés dans la contestation L’analyse de la participation de ces travailleurs aux grèves doit opérer une double distinction qui explique également la relative invisibilité de ces ouvriers. La première porte sur le mode d’entrée dans la grève, qui peut s’opérer tantôt à partir de la scène locale, lorsque les immigrés suivent leurs camarades sans adopter d’attitude spécifique, tantôt via l’intervention d’étudiants, parfois étrangers qui viennent solliciter leurs compatriotes. Des étudiants en particulier ont rejoint le Comité d’action travailleurs-étudiants de Censier ou le Comité d’action ouvriers-étudiants de la Sorbonne, et y ont rédigé des tracts en langues étrangères pour mobiliser les immigrés : c’est ainsi qu’une quarantaine d’étudiants portugais ont crée la section de langue portugaise du CATE le 16 mai, imités par des Grecs le 22 mai, et ont ensuite organisé une série de meetings en région parisienne puis visité des usines11. De même, un tract signale la création le 18 mai d’un comité de liaison des organisations de travailleurs immigrés en France, regroupant des ouvriers portugais, marocains, espagnols, guinéens, algériens, mauritaniens, sénégalais, et italiens. C’est également à la Cité universitaire à Paris qu’est convoquée une réunion destinée à créer un comité permanent de la main-d’œuvre étrangère, le 16 juin12. Enfin, ce sont très probablement des étudiants proches de l’organisation maoïste UJC(ml) qui rédigent ce tract destiné au personnel de la Compagnie fermière de Vichy du Quai de la Gare à Paris : TRAVAILLEURS EUROPÉENS La Compagnie fermière de Vichy du quai de la Gare emploie une centaine de travailleurs, dont soixante sont des travailleurs immigrés. Leurs conditions de travail sont particulièrement dures : - Salaire horaire de 2,74 F. - 48 heures par semaine - La sécurité du travail est inexistante et les risques d’accidents très nombreux : pas de gants de sécurité pour le trillage (sic) des bouteilles, des installations défectueuses : plancher défoncé, palettes cassées, manque d’espace, éclairage défectueux à 60%. De plus ces travailleurs sont journellement victimes de brimades et de vexations racistes de la part de leurs chefs. Les travailleurs émigrés sont décidés à se joindre aux camarades travailleurs français pour renforcer leur lutte revendicative, et déjouer toute tentative de la part du patron. 10 Note manuscrite de 3 p. « Les cadres pendant la grève à l’usine Pierre Lefaucheux » et tract CFDT du 21 juin 1968, archives CFDT 4 W 85. 11 Jacques Baynac, Le mai retrouvé, op.cit., p. 137-143. 12 Archives du Centre d’histoire sociale du XXe siècle, fonds 1968, carton 8. 4 TRAVAILLEURS EUROPÉENS, TRAVAILLEURS ÉMIGRÉS, TOUS UNIS POUR REMPORTER LA VICTOIRE CONTRE LES EXPLOITEURS. ORGANISONS NOUS DANS UN SYNDICAT DE LUTTE DE CLASSE VIVE LA CGT13 Le tract signale ainsi une mobilisation de « travailleurs émigrés », qui rejoignent à une date relativement tardive les « travailleurs européens », par le truchement d’étudiants maoïstes. Ces mentions laissent à penser que les « émigrés » appartiennent probablement à une main-d’œuvre originaire des pays africains, d’autant qu’ils sont en butte à des comportements xénophobes de la maîtrise. D’une manière plus générale, il faut sans doute abandonner le préjugé selon lequel les ouvriers immigrés seraient novices à toute forme d’action revendicative. Comme le rappelle un militant CGT de Billancourt, parmi ces hommes se trouvent « les éléments les plus conscients de la classe ouvrière [des] pays d’origine qui ont dû s’expatrier pour des raisons politiques : Espagnols chassés par Franco […], Algériens qui ont lutté pour l’indépendance pendant la guerre d’Algérie et qui n’ont pu regagner leur pays, Portugais qui depuis 42 ans sont obligés de fuir la dictature et que sont venus renforcer depuis 1961 les jeunes Portugais qui refusent de participer à la guerre coloniale menée par Salazar […] »14. Ainsi, les ouvriers espagnols constituent probablement la fraction la plus mobilisée, parmi les ouvriers immigrés. Dans l’usine Stein de Roubaix qui fournit des chaudières et des tubulures pour les centrales électriques, en grève dès le 17 mai, ces ouvriers jouent un rôle majeur dans la grève. « Les Espagnols, il faut leur tirer notre chapeau, dit-on à Stein – Roubaix. Sans eux, on se demande comment on aurait fait. »15 Une telle analyse recoupe en partie l’analyse de la Direction centrale des Renseignements généraux, qui précise : Grévistes passifs, la plupart des ouvriers étrangers n’ont pas pris part à l’émeute Les principales colonies étrangères […] ont obéi, dans l’ensemble, aux mots d’ordre de grève de la CGT, de la CFDT et de FO, mais sans grand enthousiasme. Les tracts émanant de la CGT et de la CFDT étaient le plus souvent rédigés en portugais et en espagnol. Ils demandaient des augmentations de salaires, des améliorations dans l’ordre social et professionnel et l’adoption d’un statut des travailleurs étrangers. Connaissant la mentalité craintive des Portugais et l’apolitisme des Espagnols, les appels cégétistes ne donnaient pas d’objectifs politiques et subversifs aux mouvements en cours. Le Parti Communiste Espagnol a également été très modéré, dénonçant l’aventurisme des gauchistes et ne déléguant que 500 militants au grand défilé parisien du 13 mai. A Paris, les militants anarchistes et trotskystes espagnols et les pro-chinois portugais ont séduit quelques étudiants et professeurs, notamment des chrétiens progressistes, à la Cité universitaire et à la Sorbonne. […] Mais les meneurs trotskystes ont essuyé un échec dans les entreprises industrielles, tant en province qu’à Paris ; chez Citroën, les castristes du Groupe d’Action et d’Unification Prolétarienne (GAUP) ont constitué un noyau entreprenant et agressif de jeunes ouvriers sous l’impulsion de J. P. P., J. C. S. et F. OB. La feuille « Ludra Obrera », réplique de la Voix ouvrière, a été abondamment distribuée chez Citroën, et à Sochaux, chez Peugeot.16 Ce bilan, rédigé à la fin du mois de juin, tend, à l’instar des autres bulletins de la période, à minorer alors les événements. Le texte souligne une participation passive à la grève, et la rédaction de tracts en langue étrangère. Une fois de plus, une lecture critique s’impose : nous ignorons par exemple ce que recouvrent exactement « la mentalité craintive des Portugais et l’apolitisme des Espagnols », mais la CGT n’a jamais donné non plus de 13 Archives de la Préfecture de Police de Paris, 6/6/1968, Liasse “Grèves juin 1968. Divers”. C’est le syntagme « syndicat de lutte de classe » qui nous incline à attribuer ce tract à des militants proches de l’UJC (ml). 14 Action n° 12, 18/6/1968. 15 Cahiers de Mai n°4, 15/9-1/10/1968. 16 Bulletin du 25/6/1968 cité. 5 consignes subversives aux ouvriers français, contrairement à ce que laisse entendre le rapport. En outre, il minore quelque peu la portée des tracts, en n’en mentionnant pas le contenu précis. Chez Citroën par exemple, la CGT ne se satisfait pas de vagues « améliorations dans l’ordre social et professionnel ». Elle conteste en particulier l’utilisation qui est faite des interprètes par la Direction. Ces derniers serviraient aussi d’agents de surveillance de la maind’œuvre étrangère. De même les tracts réclament une transformation des foyers, où les travailleurs sont encore surveillés par des gardiens, et leur gestion par le Comité d’entreprise17. La précision des revendications prouve qu’elles ont été élaborées avec les ouvriers concernés et, par conséquent, la participation de ces hommes à la grève. D’autre part, si le rapport de police souligne l’échec des trotskystes dans les usines (il est possible d’ailleurs que le texte les confonde avec les maoïstes car à la fin juin 1968, la DCRG ne maîtrise que très approximativement les subtiles divisions à l’intérieur de la mouvance d’extrême-gauche), c’est pour signaler aussitôt leur présence chez Citroën et à Sochaux. On repère surtout l’importance de l’action étudiante dans la mobilisation chez Citroën. Ainsi, l’analyse de la DCRG, sans faire des ouvriers immigrés le fer de lance du mouvement, conforte l’idée d’une participation aux grèves. Celle-ci est particulièrement importante chez Renault, notamment à Billancourt. Dans la « forteresse ouvrière », elle s’opère toutefois à l’écart des étudiants. Laure Pitti a ainsi souligné que des ouvriers étrangers y rédigent en particulier une plate-forme revendicative autour du 25 mai, qui s’écarte de la plate-forme générale de la CGT de sorte que celle-ci refuse de la faire connaître lors des assemblées générales quotidiennes18. Nous avons pour notre part retrouvé aux archives CFDT un texte dactylographié qui pourrait correspondre à une partie de cette plate-forme. Portant comme titre manuscrit « Vœux immigrés Renault » et comme date manuscrite « 26 mai 1968 », il est le suivant 19: -Suppression des contrats provisoires, -Non à la discrimination dans la promotion sociale, -Non à la discrimination dans l’emploi, -Aucune restriction dans l’exercice des responsabilités syndicales dans les organismes sociaux, -Une juste distribution du logement, -L’attribution de la carte de travail sur le lieu de l’embauche, -Une seule carte de travail valable pour toutes les professions, -Pour les élections des délégués du personnel et du C.E., être électeurs et elligibles [sic] dans les mêmes conditions que les travailleurs français, -Que des bureaux antennes de l’O.N.I., placés sous l’entière responsabilité de l’Etat français, soient installés dans toutes les grandes villes des pays fournisseurs de maind’œuvre. Ces bureaux auraient pour rôle d’informer les travailleurs, d’établir sur place le contrat de travail comportant obligatoirement : la profession, l’entreprise, le taux de salaire, les conditions de logement. -Le versement des allocations aux familles des travailleurs résidant dans leur pays d’origine au même titre que si les familles se trouvaient en France. -La satisfaction de la revendication précédente implique la liquidation du F.A.S. dont les ressources proviennent en presque totalité, des prélèvements effectués sur les prestations familiales des travailleurs immigrés. Sous le contrôle des Organisations 17 Tract en espagnol et en portugais rédigé par le syndicat CGT des usines de la Région parisienne, non daté. Centre des Archives du Monde du Travail, Roubaix, fonds prêtres-ouvriers 1997 038/0081. 18 Laure Pitti, Ouvriers algériens à Renault-Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970, Thèse d’histoire, Université Paris VIII, 2002, p. 460-472. 19 Archives confédérales CFDT 7 H 58. 6 Syndicales et jusqu’à son épuisement, utilisation de ce fonds à des réalisations sociales et culturelles au bénéfice des travailleurs immigrés et de leurs familles. -Qu’un vaste programme soit entrepris au niveau des ministères de l’Education Nationale en accord avec les Organisations Syndicales, pour l’alphabétisation des travailleurs immigrés. -[Mention manuscrite :] Régime unique de S.S. pour tous sans distinction d’origine. La date de rédaction manuscrite et sa localisation dans les archives d’une part, le fait qu’il ne corresponde pas à la plate-forme CGT d’autre part, nous incline à penser que ce texte pourrait correspondre aux revendications formulées dans cette plate-forme des ouvriers immigrés20. L’ensemble du texte est travaillé par le refus des discriminations et par l’égalité, même si le mot manque formellement. En outre, les revendications 4 et 8 attestent du souci des rédacteurs de permettre aux ouvriers immigrés d’être des militants syndicaux actifs, et les points 11 et 12 de la confiance qu’ils témoignent envers les organisations syndicales. Ainsi, malgré une tension réelle avec la CGT, la participation des ouvriers étrangers à la grève n’entraîne pas une rupture avec les organisations syndicales. On peut d’ailleurs raisonnablement supposer que c’est sous leur pression qu’en pleines négociations de Grenelle, le dimanche 26 mai au matin, le responsable cédétiste Chastel téléphone à la confédération pour protester contre l’absence de mesures envisagées en faveur des travailleurs immigrés. Les notes prises par son correspondant indiquent qu’il réclame notamment le vote d’une loi anti-raciste, une information objective sur efforts de la main-d’œuvre étrangère dans l’économie française, le développement des structures d’accueil, la simplification des démarches administratives, et le respect du droit du travail dans les procédures d’embauche21. Au-delà du symbole que constitue Billancourt, la participation d’ouvriers immigrés à une contestation importante les expose aux interpellations de la part des forces de l’ordre. C’est ainsi que parmi les 378 personnes arrêtées à la suite de la manifestation du 7 juin, appelée par les organisations d’extrême-gauche, consécutivement l’intervention des forces de l’ordre à Flins, figurent 22 ouvriers, parmi lesquels deux ouvriers de la Régie Renault et huit ouvriers immigrés22. Il est ainsi manifeste une petite fraction d’ouvriers immigrés s’est inscrite dans la pointe du mouvement. De même, quand la police déloge le piquet de grève devant l’usine Roussel-Uclaf à Romainville, elle interpelle 78 Français mais également 9 étrangers, parmi lesquels 7 Algériens, un Marocain et un Tunisien, tous nés entre 1940 et 194923. Ces neuf étrangers appartiennent également sans conteste au groupe des grévistes actifs. Mais cette participation active aux luttes en mai-juin 1968 expose les ouvriers immigrés, pour autant qu’ils sont étrangers, à une répression spécifique, qui singularise ultimement leur expérience des événements. 20 Le fait que le début de la plate-forme reproduit dans Action (n° 17, 25 juin 1968) manque, nous oblige cependant à la plus extrême prudence. Il peut également s’agir d’une synthèse de la plate-forme initiale. Christophe Tou, de son côté, a trouvé un tract non daté du comité de grève intersyndical , diffusé par la CFDT et FO, qui semble correspondre aux revendications ; il ne le cite malheureusement pas : Christophe Tou, Les ouvriers de Renault-Billancourt dans les années 68, Mémoire de maîtrise, Université de Versailles – SaintQuentin-en-Yvelines, 2001, p. 102. 21 Archives CFDT Cahier de permanence, dimanche 26 mai, 8 h 15. 7 H 58 22 Archives de la Préfecture de Police de Paris, FA 270. Le total des arrestations indiqué par les chiffres de police s’élève à 382. 23 Les occupants ont en effet été conduits à Beaujon pour une vérification d’identité. APP liasse « Grèves juin 1968. Divers ». 7 Répression Souvent étrangers, les ouvriers immigrés au cœur du mouvement s’exposent à une répression réelle et brutale. Dès le 30 mai, le secrétariat de la CFDT chargé des travailleurs immigrés s’alarme d’un climat « raciste » dans la région lyonnaise. « A Lyon, lors de la manifestation sanglante du 24 mai, des travailleurs immigrés – surtout algériens – ont été arrêtés par la police. Une cinquantaine d’Algériens sont actuellement gardés à vue. Des ‘ratonnades’ et matraquages sont également exercés par la police aux heures tardives de la nuit dans les quartiers de Lyon. »24 Les Espagnols militants sont également la cible de diverses mesures répressives : à la fin de l’année 1968, la direction parisienne des Renseignements généraux signale ainsi que parmi les « meneurs » espagnols de la grève, « une quarantaine sont expulsés ou assignés à résidence, en presque totalité des communistes pro-chinois et des trotskystes. »25 De fait, les menaces d’expulsion frappent tous les étrangers, y compris des militants nés en France. C’est par exemple le cas de Roland Rutili, militant syndical à Audun-Le-Tiche en Moselle, père de deux enfants, et assigné à résidence dans le Puy-de-Dôme pour « trouble à l’ordre public ». En tant qu’Italien, il est menacé d’expulsion, alors même que son père immigré résistant est mort en déportation à Mauthausen26. Le cas exemplaire, qui mobilise à ce titre la CGT et le Parti communiste, montre que la répression frappe quelques centaines d’étrangers, dont la majeure partie est immigrée. Entre le 24 mai et le 20 juin 1968, 183 étrangers de 37 nationalités différentes sont ainsi expulsés parmi lesquels 32 Algériens, 20 Portugais, 17 Espagnols, 15 Italiens, 11 Tunisiens, etc…27, mais la répression se poursuit y compris quand le mouvement est terminé : une note du 10 octobre 1968 du secrétariat général pour la police au ministre de l’intérieur précise en effet qu’ « entre le 24 mai et le 12 août, 246 étrangers ont fait l’objet d’arrêtés d’expulsions pour avoir été mêlés aux événements qui ont troublé l’ordre public en Mai et Juin tant à Paris qu’en province », dont 18 assignés à résidence. Si la clémence semble envisagée pour une trentaine de cas, il n’en reste pas moins que plus de deux cents étrangers sont probablement expulsés28. Ces pratiques répressives s’étaient déjà rencontrées à la suite des grèves « insurrectionnelles » de novembre-décembre 1947, au cours desquelles les préfets avaient signalé au ministre socialiste de l’Intérieur Jules Moch 39 arrestations d’étrangers, et s’étaient parfois plaints du comportement de certains « Indochinois » et « Nords-Africains » 29. Si le bilan final de la répression en 1947, et notamment des expulsions, demeure inconnu, elle semble cependant moins brutale qu’en 1968, alors même que les violences s’y sont déployées à une échelle très supérieure. Il est donc manifeste que le pouvoir gaulliste entend reprendre la main en sanctionnant sévèrement les « meneurs » repérés comme tels et en intimidant les autres. Parmi les cibles étrangères du pouvoir, figurent évidemment des étudiants mais également des ouvriers, parmi lesquels des militants syndicaux. Léon Gani mentionne ainsi cinq militants cégétistes directement expulsés, dont quatre travaillaient chez Citroën30. Les dossiers de demandes d’abrogation d’arrêtés d’expulsions qui sont ensuite adressées au Ministère de l’Intérieur, permettent d’affiner à la fois la perception de la participation des ouvriers immigrés aux luttes et les modalités de la répression. L’une émane ainsi d’un Italien Michel C., interpellé à Beauvais le 6 juin, jour de l’évacuation de l’usine 24 Archives confédérales CFDT 7 H 47. Rapport des RG sur la CNT, sd (1968), p. 13, AN 19910194/3. 26 Antoinette, journal féminin de la CGT, n°57, décembre 1968. L’affaire est également évoquée dans le roman d’Aurélie Filippetti, Les derniers jours de la classe ouvrière, Stock, 2003, p. 113-126. 27 Bulletin mensuel DCRG Mai-juin-juillet 1968, AN 860581/25. 28 AN 19910194/13, liasse 4. 29 Robert Mencherini, Guerre froide, grèves rouges, Syllepse, 1998, p. 82, 272-276. 30 Léon Gani, Syndicats et travailleurs immigrés, op. cit., p. 147. 25 8 Lockeed par les forces de l’ordre, « dans un groupe de manifestants particulièrement violents et menaçants ». Il s’agit selon toute vraisemblance d’un des grévistes ouvriers de cette entreprise qui refusent violemment toute reprise du travail. Une seconde demande est rédigée par la concubine d’un ouvrier portugais, José Manuel M., décrit ainsi dans une note de police : « L’intéressé qui occupait l’emploi de manœuvre à la Société SABOREC à Strasbourg (234 ouvriers) a été reconnu comme le principal instigateur de l’interruption de travail dans cette entreprise du 28 au 30 mai 1968. Cette société est d’ailleurs une des rares entreprises du secteur privé à avoir débrayé dans le département du Bas-Rhin. Appelant en renfort des grévistes d’un établissement voisin, M. obligea par la force (usage de gourdins notamment) les employés de SABOREC à cesser le travail. Il fit, d’autre part, appel à des étudiants qui ont pénétré dans l’enceinte de l’usine pour inciter le personnel à la grève »31. Le rapport, inexact sur les grèves dans le Bas-Rhin, dresse le portrait peu crédible d’un agitateur : on a peine à croire que ce seul ouvrier ait réussi par la force à débaucher ses collègues. En tout cas, les autorités reprochent à cet homme d’avoir été un gréviste actif. C’est à ce titre qu’il a été expulsé le 31 juillet 1968. L’expulsion, alors que le mouvement s’est terminé, comporte donc une dimension de règlement de compte. Le propos vaut probablement au-delà de cet ouvrier portugais de Strasbourg. La participation des ouvriers immigrés aux grèves de mai-juin 1968 fut donc inégale : active dans quelques sites, suiviste le plus souvent ; finalement assez proche de l’image qu’en donnent les documentaires militants : des ouvriers immigrés assistent aux réunions, aux meetings ou sont présents devant les usines occupées, sans pour autant appartenir aux groupes des meneurs32. Ce constat nuancé ne doit pas surprendre, puisqu’il recoupe celui que l’historien peut faire pour la main-d’œuvre nationale. On doit cependant ajouter deux dimensions particulières pour saisir l’expérience de ces ouvriers : la fuite parfois ou le repli dans les foyers d’hébergement pour ceux que glacent la timidité ou le désarroi, l’expulsion pour les plus intrépides. C’est dire, que l’événement n’a pas saisi tous les immigrés, ni n’a modifié tout le champ politique et syndical. Par là, on doit souligner qu’il n’y pas, à proprement parler, de question immigrée en mai-juin 1968. Néanmoins, l’événement a fait émerger d’autres figures que l’ouvrier mâle professionnel et français, qui oblige également à des recompositions, notamment organisationnelles. C’est surtout après 1968 que les groupes « gauchistes » comme les organisations syndicales se montrent plus attentifs envers les ouvriers immigrés, et les premiers davantage que les secondes d’ailleurs. En cela, les grèves de mai-juin ouvrent à une pluralité et à une bigarrure de la scène ouvrière qui constituent les prémices d’une insubordination, emportant également les ouvriers immigrés à partir de 1971197233. 31 Note du directeur de la réglementation au secrétaire général pour la police, 7/2/1969, AN 19910194/13, liasse 4. 32 Voir notamment Citroën-Nanterre en mai-juin 1968 du collectif Arc, Oser lutter, Oser vaincre de Jean-Pierre Thorn, La CGT en mai 1968 de Paul Seban. 33 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière en France dans les années 68, Rennes, PUR, 2007.