Le domaine de Chantilly va subir une opération de soins intensifs, chiffrée à 70 millions d'euros. La Fondation pour la sauvegarde et le développement du domaine, créée au début de l'année 2005 par l'Agha Khan, ambitionne de rendre son "lustre princier" à cette propriété de l'Institut de France. Le projet est examiné par le Conseil d'Etat, dont la décision était attendue vers Pâques.
Comment un tel ensemble, ancienne propriété du Grand Condé, puis d'Henri d'Orléans, duc d'Aumale, peut-il être en péril ? Son patrimoine est considérable : 7 800 hectares de forêt et de parc, dont un jardin dessiné par Le Nôtre au XVIIe siècle. Le château, construit par Bullant (XVIe siècle) et Daumet (XIXe siècle), renferme des trésors de mobilier et de porcelaines ; le Musée Condé abrite une incroyable collection de peintures elle revendique la deuxième place en France, après celle du Louvre. Sa bibliothèque compte des milliers d'ouvrages précieux dont Les Très Riches Heures du duc de Berry.
Les Grandes Ecuries (XVIIIe siècle), occupées par le Musée vivant du cheval, l'hippodrome de Chantilly, le Jeu de paume, le château d'Enghien, la maison de Sylvie, lui appartiennent également.
Ces trésors ont été offerts à l'Institut en 1886 par le duc d'Aumale (troisième fils du roi Louis-Philippe), mort sans héritier. "Le domaine a été légué dans un état parfait, mais assorti d'une série d'impératifs qui règlent de manière précise l'administration de Chantilly. C'est une véritable Bible. Nous ne pouvons ni vendre ni prêter. On ne peut même pas déplacer les tableaux. L'avantage, c'est que le Musée Condé possède le seul accrochage original du XIXe siècle", raconte Pierre Messmer, chancelier de l'Institut de France. Si ce gel est peu favorable à une quelconque dynamique, les revenus du domaine devaient en théorie financer son entretien.
Pourtant, cette belle endormie souffre d'un déficit d'exploitation de 500 000 euros par an. Situé à 45 minutes de Paris, le château reçoit 220 000 visiteurs, le parc 100 000. Les 6 000 hectares de forêt exploités par l'Office national des forêts (ONF) ne rapportent plus grand-chose. Et la location de l'hippodrome à France Galop (180 000 euros par an) ainsi que celle des villas périphériques ne suffisent pas à couvrir ses besoins. Paradoxe : le principal joyau, le Musée Condé, est aussi le plus déficitaire en raison de ses coûts d'entretien et de gardiennage.
Le prince Karim Agha Khan, richissime chef spirituel des musulmans ismaéliens, s'est depuis longtemps entiché de Chantilly. Passionné de galop, il entraîne ses chevaux sur le champ de courses. Son domicile est à quelques foulées de là, à Gouvieux. Comme le secrétariat de ses nombreuses activités. Le délabrement du domaine lui fendait le coeur. D'où l'idée d'une fondation limitée dans le temps.
"L'Agha Khan ne veut pas donner l'impression de mettre la main sur Chantilly. Dans son esprit, la fondation doit être une parenthèse dans l'histoire du domaine. Il veut aider à le restaurer, à le dynamiser, puis le remettre à son propriétaire. Il ne veut pas non plus imposer cette charge à ses héritiers", indique Hubert Monzat, ancien sous-préfet de Senlis devenu responsable du projet Chantilly pour l'Agha Khan.
AMÉLIORER L'ACCUEIL
Créée pour dix ans et renouvelable dix ans, la fondation associe l'Institut au prince ismaélien, mais aussi l'Etat, la région et le département. "Les collectivités locales ont compris que le projet est d'intérêt général. On leur propose d'être des partenaires, de contribuer à la politique d'animation", insiste M. Monzat. Au final, l'Agha Khan s'engage à apporter 3 millions d'euros par an pendant dix ans, l'Institut 1,5 million d'euros, l'Etat 1,5 million, la région et le département 500 000 euros chacun. Soit, au total, 70 millions d'euros sur dix ans.
"L'Institut fait une bonne affaire, mais l'Etat aussi, souligne Pierre Messmer. Au lieu des 50 % dus au titre des Monuments historiques, il ne finance que 20 % des travaux !" Reste à vérifier que cette manne sera suffisante. En 2000, des architectes en chef des Monuments historiques avaient chiffré les travaux urgents à 45 millions d'euros sur dix ans. Sans compter le développement.
"Notre hypothèse de référence, c'est qu'il faut 100 millions d'euros sur douze ans pour accomplir les restaurations, atteindre 600 000 visiteurs et équilibrer les comptes. Le schéma actuel est en deçà de cette hypothèse. L'Agha Khan pourrait demander le concours d'autres mécènes privés", précise M. Monzat.
Les travaux prioritaires porteront sur l'accueil et le réseau hydraulique du domaine. "Nous allons curer les canaux, restaurer les berges, abaisser le niveau de l'eau. Cela représente 40 millions d'euros, mais, pour le public, ce n'est pas très passionnant. Il faudra donc intervenir vite sur les abords, la grille d'entrée, les contre-allées. La première lacune de Chantilly, c'est l'accueil du public", constate M. Monzat. Un pavillon d'accueil devrait être construit dans les bâtiments de la fourrière, en bordure du parc de Sylvie. On y trouvera la billetterie générale, un centre d'information, un parc de stationnement de 300 places pour les voitures et de 50 places pour les autocars.
Les écuries devraient bénéficier d'un "rafraîchissement" estimé à 25 millions d'euros, le château lui-même devrait se voir affecter 20 millions. "Dans le Musée Condé, nous allons renforcer la sécurité, améliorer l'étanchéité des verrières et l'éclairage des oeuvres", détaille M. Monzat.
Pour appliquer le plan de développement qui reste largement à écrire et améliorer la gestion du domaine, la fondation prévoit de recruter une quinzaine de professionnels. Un point sensible : une partie des 136 employés, contractuels de droit public, s'étaient inquiétés de passer sous la tutelle d'une fondation privée. Hubert Monzat assure que tous les emplois seront conservés et les statuts maintenus pour ceux qui le souhaitent.
Le projet prévoit de valoriser les collections du château, mais aussi la création de restaurants, de boutiques et d'animations dans le parc pour parvenir au doublement escompté de la fréquentation : embarcations, guinguette, jeux du XVIIIe siècle... "Nous voulons faire de Chantilly un symbole de l'art de vivre à la française au XVIIIe siècle, assure M. Monzat. Pas un Disneyworld. Nous allons travailler dans le respect de l'histoire et du projet originel."
Agha Khan oblige, la fondation envisage aussi de s'appuyer sur l'hippodrome. Celui-ci pourrait être dynamisé par des concerts ou des concours hippiques, dont le public, comme celui des courses, serait encouragé à pousser jusqu'au Musée Condé. Face au champ de courses, la statue équestre de ce duc d'Aumale si à cheval sur son testament observe l'arrivée du nouveau prince dans la maison Condé. Difficile de savoir s'il la trouve cavalière.