Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Le livre des créatures
Le livre des créatures
Le livre des créatures
Livre électronique383 pages4 heures

Le livre des créatures

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique



« On voudrait tant rencontrer Ana Briony McGlendale en refermant ce livre »Marc Lévy


Ana avait trois ans lorsque ses parents sont morts lors du naufrage de leur bateau dans les Hébrides extérieures. Elle grandit dans une vaste maison, entre une grand-mère issue d’une ancienne famille écossaise et un grand-père portugais qui, après l’avoir rencontrée, n’est jamais rentré au pays. Est-ce pour la consoler qu’ils lui racontent tant d’histoires féeriques qui se seraient déroulées autrefois dans leur ville d’Édimbourg ? Elle a dix ans lorsque sa grand-mère disparaît dans les collines du Fairy Glen. Dévastée par cette perte, Ana plonge dans un mutisme désarçonnant et s’isole de son entourage. Son grand-père Oscar part alors s’établir, avec elle, dans sa ville d’origine, Porto. Il y retrouve des gens qui, étrangement, n’ont pas pris une ride. Véranis, le patron de la librairie Lello, ainsi que trois mystérieux personnages habitant une maison cachée, dont seuls les Portuans connaissent l’existence. 

Au cours de cette histoire, dont la clé se situe dans le vertigineux escalier de la librairie Lello, la petite Ana va se retrouver au centre de légendes remontant aux origines de la ville de Porto et d’Édimbourg. Des personnages venus du Moyen Âge et de l’Antiquité se croisent et s’affrontent lors de grands voyages entrepris par les hommes depuis des temps immémoriaux. Les légendes peuplant les collines de Damas, les closes d’Édimbourg, les falaises de Whitby, les plages de Lewis et la vallée du Douro convergent toutes vers cet escalier à la forme ésotérique, dont les marches plongent vers un temps que l’on dit non perdu.

LangueFrançais
ÉditeurChronica
Date de sortie14 oct. 2024
ISBN9782931115596
Le livre des créatures

Auteurs associés

Lié à Le livre des créatures

Livres électroniques liés

Fictions initiatiques pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le livre des créatures

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le livre des créatures - A.B. McGlendale

    Prologue

    Chapitre I : La porte dérobée

    Tel est celui qui voit en rêve son dommage, et qui en rêvant, desire rêver en sorte qu’il désire ce qui est comme si cela n’était pas

    Dante, L’Enfer

    Florence, septembre 2015

    C’est l’heure du miracle à Florence, ainsi Ony nomme-t-elle cet instant où le fleuve boueux et lourd d’algues qui traverse la ville devient à la lumière descendante un pur miroir sous le ciel bleu. Depuis la fenêtre grillagée du corridor Vasari, Ony regarde l’imposante façade du musée des Offices et ses palais voisins se refléter dans les eaux tranquilles de l’Arno. Un instant de grâce, se dit-elle avant de s’arracher à cette vision idyllique pour un autre tableau.

    Ana Briony McGlendale, doctorante en Histoire de l’art à l’Université de Florence possède le sésame qui lui permet d’accéder au plus étrange des héritages laissés par les Médicis à leur cité : ce long couloir aérien grâce auquel ils pouvaient se rendre au Palazzo Vecchio, siège du pouvoir, depuis leur demeure, le Palais Pitti, sans s’exposer au danger. Aujourd’hui devenu une aile du musée des Offices, le Corridor de Vasari abrite une galerie d’autoportraits unique au monde, courant sur plusieurs centaines de mètres, enjambant le légendaire Ponte Vecchio pour circuler entre palais et églises.

    Malgré le poids des livres qu’elle porte sur les bras, l’étudiante a fait le chemin depuis la bibliothèque laurentienne sans passer les déposer dans sa chambre, trop pressée de venir admirer la découverte qu’elle a faite dans un texte ancien. Il y est question de l’autoportrait d’une femme peintre, comme elle, mais qui était une chose rarissime au début du XVII° siècle. L’histoire singulière de cette Arcangela Paladini, morte à l’âge de 23 ans, l’a tellement interpellée qu’Ony s’est immédiatement mise en chemin après avoir appris que la toile était exposée dans ce corridor depuis des siècles.

    En approchant cette œuvre particulière, Ony comprend l’urgence ressentie de venir lui rendre visite. Elle ne se tient pas encore face au tableau qu’elle se sent fixée par de grands yeux marron. Quel personnage fascinant devait être cette Arcangela Paladini. Simplement de noir vêtue, les cheveux libres, elle semble avoir des siècles d’avance sur l’époque où elle a vécu. Sa parure se résume à un collier de perles ornant une gorge dévoilée par un audacieux décolleté, telle une voyageuse du temps, perdue dans le passé.

    Captivée par les yeux de la Paladini, Ony n’entend pas le gardien passer derrière elle, l’informant que l’heure de la fermeture approche et qu’elle devra prendre la direction du palais Pitti, il vient de verrouiller les portes du côté des Offices. Le réalisme de la représentation est si interpellant, la Paladini est si vivante dans sa toile qu’Ony attend un mot, un geste qui la rassurerait sur l’étrange sentiment qui l’étreint. Et puis, il y a ces perles qu’on pourrait presque toucher.

    Les deux femmes s’observent, le marron et le miel de leurs pupilles entrent en conversation. Après un interminable face-à-face, Ony lève la main en direction du collier quand une perle s’en détache et tombe sur le parquet en rebondissant. Incrédule, l’étudiante la regarde rouler puis s’immobiliser. Ony lève les yeux vers une fenêtre, elle veut s’assurer que l’Arno et Florence sont toujours là, que la réalité n’a pas fait place au rêve, puis revient sur la perle qui n’a pas disparu.

    Pivotant sur elle-même pour revenir au tableau, elle entend un claquement sec et voit les autres perles s’échapper puis sautiller sur le parquet, certaines s’arrêtant à ses pieds, d’autres le long de la plinthe.

    Ony, bouche bée, serrant les livres contre sa poitrine dans un geste de protection lève à nouveau les yeux pour découvrir qu’Arcangela Paladini a disparu ; le tableau n’est plus qu’un trou d’ombre, une obscurité béante vers laquelle se met à souffler un vent glacial de plus en plus fort. Ony pousse un cri, cherchant à s’extraire de la force qui l’aspire et la pousse vers le tableau ; perdant l’équilibre, elle tombe sur le sol et laisse échapper ses précieux livres.

    Se redressant, elle voit les perles rouler jusqu’au mur puis le remonter avant de s’engouffrer dans le tableau comme avalées par un tourbillon. Elle prie pour en finir avec ce cauchemar, mais celui-ci semble s’emballer quand des mains éoliennes la saisissent par une cheville et la traînent en direction de la toile noire.

    Ony crie. Elle se débat sans pouvoir se défaire de l’étreinte de cette force qui l’emmène vers le centre glacé d’un maelstrom invisible. S’accrochant à une colonne sur laquelle repose un buste, elle bat de son pied demeuré libre et effectue une violente traction avec les bras. Parvenant à se libérer un court instant de l’horrible étreinte qui l’attire vers le néant, Ony se relève d’un bond, puis se met à courir pour s’éloigner de la toile quand un vent froid envahit le corridor, comme lancé à sa poursuite. Dans sa course, elle se retourne sur un couloir vide ; si les portraits ne tanguaient pas, si les bustes ne tremblaient pas sur leur socle, elle se croirait folle.

    La conscience d’un péril grave pousse la jeune femme à lutter contre la douleur qui lui brûle les poumons et lui cisaille les flancs pour ne pas fléchir dans sa course, alors qu’à chaque angle droit formé par le corridor le bruit du vent s’intensifie puis disparaît avant de revenir sur elle de plus en plus vite, comme s’il gagnait du terrain. Ony sent son dos, ses épaules, ses bras meurtris par les ongles de mains qui veulent la saisir. A chaque tentative, elle répond par un cri, une esquive, une accélération sans faiblir dans sa fuite. Elle sait qui hante ce vent glacial auquel un illustre habitant de cette ville a autrefois été confronté. Ony survole les longues lignes droites et franchit les angles droits qui les coupent sans réduire le rythme. Apercevant la porte de sortie du corridor, elle puise dans ses dernières réserves pour accélérer une ultime fois, espérant que le gardien ne l’ait pas fermée à clé. Il l’a déjà fait pour s’amuser de son angoisse et la punir de n’avoir pas écouté quand il lui avait demandé de sortir. Pariant sur le fait qu’il est occupé à fumer dans les jardins de Boboli, Ony bifurque brusquement dans un petit couloir juste avant les trois marches menant au Palais Pitti. Mais ce nouvel angle droit dans une porte étroite lui fait perdre de la vitesse ; des mains glacées s’emparent d’elle et la soulèvent. Un hurlement de terreur puis le silence. Le vent s’est évanoui ; il ne reste plus qu’elle, suspendue dans les airs, à quelques centimètres du plafond blanc. Ony retient sa respiration dans l’espoir de se faire oublier mais son intention est vaine : une courte tension dans les muscles du colosse qui la porte et la voilà projetée sur le sol trois mètres plus loin. Ony atterrit violemment en se protégeant le visage avec les mains. Son corps se brise mais son cri de douleur est étouffé par le poids d’un être massif et rugueux qui se pose aussitôt sur elle.

    Tétanisée, Ony sent le râle d’une gueule imposante au-dessus d’elle, un souffle glacé et putride lui gèle la nuque. Le ronflement de la cage thoracique qui l’écrase fait vibrer son corps meurtri alors que d’énormes griffes invisibles se plantent de chaque côté de son visage.

    Tremblante, elle appréhende la fin quand soudain, l’étreinte se relâche et le poids qui l’écrase disparaît aussitôt. Le souffle glacial repart d’où il est venu, la température remonte brusquement quand la porte extérieure du corridor s’ouvre, laissant entrer une lumière aveuglante. Ony ne s’attarde pas sur les rayons obliques du soleil qui inondent le couloir, transformant la poussière soulevée par le combat en étoiles de jour ; libérée, elle se redresse, tremblante, endolorie, et sans attendre, sans se retourner, court vers la chaleur et la lumière intenses qui règnent dans les jardins de Boboli à cette heure de l’après-midi. Aveuglée par le soleil, la jeune femme heurte quelqu’un dans l’embrasure de la porte et sous le choc, pousse un cri strident.

    – Mademoiselle, s’il vous plaît, arrêtez. Ouvrez les yeux. Qu’avez-vous ?

    Ony aperçoit un jeune homme qui la regarde, l’air inquiet.

    – Vous allez bien ? Quelqu’un vous veut du mal ? Je vous ai entendue crier derrière cette porte. Je l’ai ouverte et vous êtes venue me percuter sans que je n’ai le temps de vous éviter.

    Le souffle coupé, elle n’a aucune excuse sensée à fournir à cet inconnu. Encore haletante, Ony regarde les blessures sanguinolentes courant le long de ses bras puis jette un regard effrayé vers l’intérieur du corridor vide.

    – Mais vous êtes blessée. Vous avez été attaquée par un fauve ?

    – Si ce n’était que ça.

    Ony regrette aussitôt ses premiers mots.

    – Que dites-vous ?

    Elle saisit la première histoire plausible qui lui passe par la tête.

    – Je suis tombée dans l’escalier en tentant d’échapper à un type qui m’agressait.

    – C’est horrible, il faut l’arrêter. Monsieur !

    – S’il vous plaît, n’appelez pas le gardien.

    – Pourquoi ? Il y a un type dangereux dans cet immeuble et vous voudriez qu’il s’en sorte comme ça ?

    – Il doit être loin à présent. Par pitié, je ne veux pas passer ma soirée chez les carabinieri. Tout va bien, je vous assure.

    – Mais …

    – Ecoutez, je vous promets de tout vous expliquer mais s’il vous plaît, taisez-vous !

    Le ton autoritaire utilisé provoque un sourcillement chez le jeune homme qui ne dit plus mot. Réalisant être à l’abri de la menace, Ony saisit enfin les traits de celui qu’elle a bousculé. Reprenant un souffle régulier, elle constate que des badauds la dévisagent avec inquiétude et curiosité. Elle leur adresse un geste de mauvaise humeur.

    – Ça va ! Y a rien à voir. Le spectacle est terminé.

    – Dites donc, vous reprenez vite vos esprits.

    – J’en ai vu d’autres, croyez-moi.

    – Je vous emmène chez un médecin ?

    – Non merci, une pharmacie suffira mais puis-je vous demander d’aller récupérer mon sac et mes livres ?

    – Mais, le type ? Je veux dire …

    – Croyez-moi, il a déguerpi. Faites vite, s’il vous plaît, le gardien va fermer la porte et ne lui parlez pas de ce qui m’est arrivé.

    Ony voit son chevalier de fortune se précipiter vers le préposé badgé occupé à terminer sa cigarette, puis entamer une discussion avec lui, la désigner du doigt et se voir répondre par de grands gestes. Puis elle les voit se diriger vers elle et la contourner pour entrer dans le corridor.

    Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre pour faire place aux deux hommes tenant dans les mains son sac et ses livres.

    – Alors ?

    – Alors quoi ?

    – Je … vous les avez retrouvés.

    – Je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement ; on ne voyait qu’eux dans le corridor.

    – Et vous n’avez rien remarqué d’autre ? Je veux dire, d’inhabituel, de bizarre ?

    – Comme quoi ?

    – Je ne sais pas, un tableau vide, enfin, tout noir.

    – Non. Mais il y en a tellement. Et puis, je n’ai pas pu quitter des yeux celui qui était accroché juste au-dessus de l’endroit où gisait votre sac.

    – Ah bon ? Qu’avait-il de particulier ?

    – Et bien, c’est étrange mais j’ai eu l’impression que la femme peinte sur ce tableau me regardait.

    – Vous n’avez pas vu beaucoup de portraits dans votre vie.

    – Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Elle me regardait comme tous les portraits de ce genre mais j’ai eu la sensation qu’elle me voyait vraiment et qu’elle me suppliait. Elle semblait terriblement inquiète. Qui a pu peindre un tableau de ce genre ?

    – Quelqu’un qui a vu le diable.

    – Pardon ?

    Chapitre II : Ainsi chuchotent les âmes

    Ainsi parlant gaiement de plusieurs choses

    qu’il ne convient pas ici de redire,

    nous progressions vers la zone éclairée.

    Dante, L’Enfer

    – Au fait, je m’appelle Alexander Chance. Je suis arrivé d’Oxford hier, et vous ?

    – Ana Briony McGlendale, mais tout le monde m’appelle Ony.

    – À cause de la couleur de vos yeux ?

    – Très drôle !¹

    Sortie des jardins de Boboli plus discrètement qu’elle n’y est entrée, Ony se tient à présent devant le grillage du palais sur l’immense esplanade de la Piazza de’ Pitti où elle essaie de se débarrasser gentiment de ce jeune homme, bienveillant mais insistant.

    – … et vous, vous êtes d’Edimbourg.

    – Comment le savez-vous ?

    – Je suis linguiste. A l’université, je me donne toujours en spectacle en devinant l’origine de mon interlocuteur avant qu’il ne se présente.

    – Glasgow, Manchester, Belfast, je peux comprendre mais à Edimbourg, nous n’avons pas d’accent particulier.

    – Il faut être Écossais pour penser ça.

    – Vous vous êtes entendu avec votre langage pincé ?

    – Pourtant la seule manière de parler correctement l’Anglais.

    – Oulala, vous vous prenez pour le Professeur Higgins. On n’est pas dans My Fair Lady. Un vrai crostino, celui-là !

    – Professeur Higgins, merci du compliment, je prends. Par contre, Crostino, qui est-ce ?

    – Personne en particulier mais en général, un crostino, en Toscane, c’est un type aussi ennuyeux qu’un toast au foie de volaille. Merci de m’avoir rapporté mes livres.

    L’étudiante n’a pas le temps de tourner les talons que le crostino la rattrape pour se poster devant elle.

    – Vous n’allez pas partir comme ça après ce qui vient de se passer.

    – Pourtant vous voyez bien que je suis occupée à le faire.

    – Laissez-moi au moins vous offrir un cappuccino, vous me devez bien ça. Je ne poserai aucune question.

    Pour appuyer sa requête, Alexander pointe du doigt un bar du genre qui ne lui inspire aucune confiance. Elle soupire devant le énième numéro de la longue liste de ceux qui ont tenté une approche depuis son adolescence. Mais l’homme qu’elle vient de percuter dans sa fuite se trouve être un compatriote, et Ony sait depuis ses douze ans que le hasard n’existe pas ; aussi elle accepte. Et puis, il est plutôt beau gosse, cet Anglais des beaux quartiers.

    – À une condition.

    – Accordée.

    – Pas dans ce bar à touristes. Pour boire un café, j’ai mes habitudes. Ce n’est pas tout près mais vous ne serez pas déçu du voyage.

    – Je vous suis. Vous me raconterez toutes les merveilles que nous allons croiser.

    – Je ne suis pas guide.

    – J’avais compris ; vous seriez plus sympa sinon.

    Après un passage dans une pharmacie où Ony nettoie ses plaies sans sourciller, sous les yeux horrifiés de son compagnon et de la pharmacienne, ils longent le Corridor de Vasari, traversent l’Arno sur le Ponte Vecchio, la cour des Offices et la piazza della Signoria à l’ombre du Palazzo Vecchio avant de remonter la longue rue commerçante qui débouche sur le Duomo.

    Enfin arrivés au comptoir de chez Scudieri, un café situé derrière le Battistero et ses célèbres portes de bronze, ils en savent un peu plus l’un sur l’autre. Ony lui a expliqué ses recherches à l’Université de Florence dans le cadre du doctorat qu’elle a entrepris à Edimbourg. Alexander lui a peu parlé de sa passion pour la linguistique, craignant de confirmer son statut de crostino, au profit de son intérêt pour les histoires, sinon pourquoi aurait-il choisi la Faculté des Lettres, celle où Tolkien a autrefois enseigné et sur laquelle son ombre plane toujours.

    Ony salue le garçon derrière le bar qui en retour l’appelle par son prénom. Alexander semble ne pas avoir compris ; ce qui ne manque pas de l’étonner alors qu’elle passe la commande.

    – Vous ne parlez pas l’italien ?

    – Pas un mot.

    – Mais que faites-vous ici, alors ?

    – Vacances. Florence est une ville touristique, vous l’ignoriez ?

    – Vous marquez un point. Enfin !

    – Je suis plein de ressources. Tenez, c’est comme cet endroit, n’est-il pas rempli de touristes, lui aussi ?

    – Oui mais de gens du quartier avant tout. On y vient le matin boire son café avant de commencer la journée dans un cadre vintage.

    – Vous habitez donc dans ce coin de la ville.

    Tout en disant cela, Alexander saisit les deux tasses que le garçon vient de déposer sur le comptoir. Ony le coupe aussitôt dans son élan.

    – Où allez-vous ?

    – Nous asseoir, pardi ! Il y a plein de tables libres.

    – Et il y a une bonne raison à cela. Nous ne sommes pas en Grande-Bretagne mais en Italie. Si vous vous asseyez, ce sera quatre fois le prix.

    – Pour le même café ?

    – Oui, enfin, le garçon va garnir le plateau d’un tas de choses mais…

    Le jeune homme repose les deux cafés sur le comptoir.

    – Alors dites-lui qu’on va s’asseoir.

    Ony traduit au barman qui dans un sourire entendu reprend les deux tasses et prépare un plateau avec verres, carafe d’eau, biscuits, pot de lait, mignardises qu’il sert avec une élégance surjouée sur une petite table près de la vitrine, éclairée de l’extérieur par le soleil et de l’intérieur par le lampadaire de cristal qui la surplombe.

    – Par contre, pour l’addition c’est comme chez nous : vous devez payer d’abord, auprès de la dame derrière le joli comptoir entre les deux portes.

    Le candidat au titre de chevalier servant s’exécute aussitôt. Ony sourit ; il est très bien éduqué, ce que confirme l’absence de commentaire sur le montant de l’addition quand il revient avec un supplément de muffins sur un petit plateau.

    – Alors.

    – Alors ?

    – Qu’avez-vous vécu de pire que de vous faire agresser par un fauve dans le Corridor Vasari ?

    – Vous aviez promis de ne pas poser de questions.

    – Et vous de tout m’expliquer. Mais soit. C’est donc moi qui vais parler.

    Parmi les livres gisant sur le sol du corridor ; j’ai reconnu celui-ci.

    Alexander sort de la pile un livre broché datant de l’entre-deux guerres pour le poser devant Ony.

    – La Bible du Diable ou Les Mythes du Codex Gigas, par Robert McAlister. Vous pouvez me parler de cette publication universitaire ?

    – J’ai dit et je le répète : pas de question.

    Les yeux rivés sur l’austère couverture du livre, perdu dans ses souvenirs, Alexander reprend après un court silence, d’une voix d’abord hésitante.

    – Il y a deux ans, je suis tombé par hasard sur ce même livre, à la vieille bibliothèque bodléienne d’Oxford. Je vous ai dit que j’étais d’Ox…

    – La ville aux clochers rêveurs ? Oui.

    – Comment ?

    – C’est comme ça que j’appelle Oxford. Vous ne trouvez pas que toutes les tours accrochées aux façades font penser à des clochers qui rêvent ?

    – Maintenant que vous le dites …

    – Ce n’est pas grave. Vous disiez : et donc…

    – Et donc en fait, je m’asseyais à la table de lecture devant le grand vitrail quand j’ai lu machinalement le titre d’un ouvrage non rangé. Je me suis dit que son utilisateur allait sûrement venir le chercher ou le consulter mais le temps passant, j’avais de plus en plus de mal à me concentrer, lorgnant sans cesse sur ce bouquin au titre si décalé dans une université aussi sérieuse que la nôtre. Au bout d’une heure, n’arrivant toujours pas à me mettre sérieusement au travail, je m’en suis emparé et l’ouvrant au milieu, je suis tombé sur le portrait totalement atypique d’un démon reproduit en pleine page. J’appris en lisant la légende qu’un moine aurait dessiné ce diable pour le remercier de l’avoir aidé à écrire le plus grand manuscrit de l’ère médiévale. La lecture terminée, je me suis rendu compte que je n’avais pas vu les heures passer ni le jour tomber. Connaissant désormais l’histoire folle de ce moine, Herman le Reclus, qui aurait écrit et enluminé ce livre fabuleux d’un mètre de long et cinquante centimètres de large en une nuit, je suis revenu à l’illustration qui m’avait interpellé. J’avais soif d’en apprendre plus ; après avoir consulté la référence du livre, je suis allé inspecter le dernier rayonnage sous la grande arche où il était rangé. Dressé sur la pointe des pieds posés sur la plus haute marche de l’escabeau, je saisis le livre à côté duquel il était conservé et qui à mon grand étonnement avait toutes les apparences d’un ouvrage très ancien non restauré. Je passais ma main sur le cuir millénaire de sa couverture quand un immense œil s’ouvrit en son centre.

    – Que dites-vous ?

    – Je vous promets que je dis la vérité, j’ai même cru entendre un petit cri s’en échapper. Puis deux bras et deux jambes sont sortis des pages et de la tranche du livre qui s’est libéré de mes mains. Il est tombé lourdement sur le sol puis s’est enfui en courant dans l’escalier entre les rayonnages. D’abord interloqué, je me suis aussitôt ressaisi pour me lancer à sa poursuite, en m’engageant à grands pas sur les étroites marches. J’ai de nouveau entendu son cri en même temps que je me heurtais à quelqu’un l’empruntant dans le sens inverse. J’allais m’excuser quand rouvrant les yeux je me suis retrouvé face à une immense silhouette drapée dans une longue cape. Croyant à une farce, j’ai voulu arracher ladite cape pour démasquer le plaisantin quand j’ai ressenti de vives brûlures sur l’avant-bras gauche. Je reculai mais une puissante main poilue et griffue me serra violemment le bras pour me soulever comme un fétu de paille. Mon agresseur était gigantesque, et si sombre qu’il absorbait la lumière des lampes de la bibliothèque. Seules ses paupières sous un front démesurément large laissaient apparaître des pupilles rouges comme de la braise. Je hurlai de terreur et de douleur, attirant l’attention de tous ceux qui étaient encore présents dans les lieux. Alors il me lâcha, me laissant tomber sur le sol, puis se mit à courir emportant le mystérieux livre à pattes et provoquant derrière lui, un courant d’air glacial.

    Le regard perdu sur la couverture du livre, Alexander marque un temps sans accorder d’attention à Ony. Il avait dû depuis ce jour, dans la plus grande des solitudes, repasser des centaines de fois dans sa mémoire le film de ce qui lui était arrivé, tenté de démêler le vrai du faux, la réalité de l’hallucination.

    – Extrêmement secoué et troublé par ce qui venait de m’arriver, je n’ai osé raconter à personne ce que j’avais vécu. Le médecin et l’infirmière m’ont posé beaucoup de questions mais je ne donnai aucune réponse si ce ne sont des points d’interrogations. J’avais été griffé mais aussi brûlé par un froid extrême, avaient-ils diagnostiqué. Je persistai à dire que j’ignorais ce qui m’était arrivé, n’ayant vu qu’une ombre. Et bien sûr, je m’abstins de parler du livre cyclope qui courait comme une gazelle, de peur de passer pour un de ces membres du Riot Club qui voit des éléphants roses en sortant du pub.

    Le regard perdu, Alexander se redresse sur son siège. Il vide sa tasse de café puis fixe Ony en concluant.

    – Tout à l’heure chez le pharmacien, quand j’ai vu les meurtrissures et les brûlures sur vos bras, j’ai immédiatement fait le lien avec cet événement, puis en ramassant ce livre dans le corridor, je n’ai plus eu de doute. J’ai compris qu’il vous était arrivé la même chose qu’à moi. Vous n’avez toujours pas envie de répondre à mes questions ? C’est quoi ce livre et surtout c’était quoi dans la bibliothèque ?

    – Un Oculus.

    – Quoi ?

    – Le livre. C’était un Oculus. Les Oculus errent dans les anciennes bibliothèques. On raconte qu’un maléfice leur a donné vie dans une abbaye au large de l’Ecosse. Celui que vous avez vu, comme tous les autres qui parcourent le monde, est né la même nuit où ce sortilège les a soulevés dans les airs pour leur voler leur texte qu’ils ont tenté désespérément de récupérer avec les petits bras qui venaient de pousser de leur reliure, ainsi qu’un œil unique sur la couverture avec lequel ils virent leur contenu précieux s’envoler. Quand tous les mots, toutes leurs phrases se sont évanouis par les fenêtres brisées par le souffle d’un être aussi redoutable que puissant, ils sont retombés sur le sol complètement vides. Certains pleuraient de n’être plus que des pages blanches, d’autres se sont cachés, effrayés par cette abominable punition, les derniers se sont enfuis. Les Oculus craignent les hommes et n’ont pas leur pareil pour se cacher. Mais ils sont curieux de tout. Ils adorent les histoires qu’ils voudraient garder, sans jamais y parvenir. Voilà pourquoi ils hantent les bibliothèques et les librairies, poussés par la soif de la connaissance et l’espoir d’un jour en redevenir les détenteurs. Ils peuvent juste voir et rien d’autre, c’est pourquoi on les nomme des Oculus. Ces petites créatures sont totalement inoffensives et infiniment mélancoliques de ne plus transmettre aucun savoir.

    – C’est complètement dingue, votre histoire.

    – Vous vouliez une explication, je vous la donne. Personnellement, ce que vous avez vécu à la Bodleian, c’est mon quotidien depuis l’enfance. J’en ai vu bien d’autres, vous savez. D’ailleurs je me demande pourquoi ou comment l’Oculus que vous avez aperçu a pu se laisser surprendre. Il était probablement occupé à fuir celui dont vous avez malheureusement croisé le chemin.

    – Celui ?

    – Celui …

    Ony sort un papier et un stylo de son sac puis se met à écrire tout en disant à haute voix

    – Je pense que vous êtes au bon endroit pour débuter. Vous voyez le Duomo, derrière le Baptistère ?

    Répondant à l’étonnement d’Alexander par une grimace fugace, Ony continue sur le même ton, telle une guide expérimentée.

    – Et bien prenez un ticket et montez jusqu’au sommet de la coupole. Quand vous y serez, après avoir gravi un demi-millier de marches, vous aurez non seulement une vue imprenable sur la ville mais surtout, vous comprendrez ce que la Renaissance signifie.

    Le sourcil gauche interrogatif,

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1