Le mauvais génie
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À propos de ce livre électronique
Un étrange anglais, M. Georgey, bat la campagne à la recherche de turkeys, des dindes. Très friand de la chair de cet animal, l'original tombe dans la basse-cour des Bonard et fait une entrée remarquée...
Contesse de Ségur
Après une enfance dans son domaine de Voronovo, Sophie Rostopchine, fille du comte Rostopchine, ministre du Tsar Paul 1er et gouverneur de Moscou, se voit dans l'obligation de fuir la Russie en 1817, et se rend avec sa famille en France. Son père serait tombé en disgrâce pour avoir fait incendier Moscou face à l'armée napoléonienne, empêchant le ravitaillement de cette dernière. En 1819, elle épouse le comte de Ségur et c'est pendant son voyage de noces qu'elle remarquera un château, 'Les Nouettes', du côté d'Aube, dans l'Orne, entouré de bouleaux qui lui rappellent le parc de son enfance. Son père décide de l'offrir au jeune couple pour qu'ils y vivent mais le comte se déplaît à la campagne et passe beaucoup plus de temps sur Paris, délaissant quelque peu sa femme. Ils auront huit enfants mais c'est véritablement pour ses petits enfants que la comtesse va commencer à écrire, notamment quand Camille et Madeleine, héroïnes des 'Petites filles modèles', partent à Londres où leur père est muté. Elle est aujourd'hui l'auteur de vingt romans connus de tous, où le bien triomphe toujours du mal, mais où le plaisir ressenti à leur lecture prouve que ses histoires traversent les générations.
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Aperçu du livre
Le mauvais génie - Contesse de Ségur
Le mauvais génie
Pages de titre
M me la comtesse de Ségur
Le mauvais génie
Page de copyright
Le mauvais génie
par
M me la comtesse de Ségur
née Rostopchine
1. Les nouveaux contes de fées, 1857.
2. Les petites filles modèles, 1857.
3. Les malheurs de Sophie, 1858.
4. Les vacances, 1859.
5. Mémoires d’un âne, 1860.
6. Pauvre Blaise, 1862.
7. La sœur de Gribouille, 1862.
8. Les bons enfants, 1862.
9. Les deux nigauds, 1863.
10. L’auberge de l’Ange Gardien, 1863.
11. Le général Dourakine, 1863.
12. François le bossu, 1864.
13. Comédies et Proverbes, 1865.
14. Un bon petit diable, 1865.
15. Jean qui grogne et Jean qui rit, 1865.
16. La fortune de Gaspard, 1866.
17. Quel amour d’enfant !, 1866.
18. Le mauvais génie, 1867.
19. Diloy le chemineau, 1868.
20. Après la pluie le beau temps, 1871.
Le mauvais génie
Édition de référence :
Paris, Librairie Hachette et Cie, 1896.
I
Une dinde perdue
Bonard
Comment, polisson ! tu me perds mes dindons au lieu de les garder !
Julien
Je vous assure, m’sieur Bonard, que je les ai pourtant bien soignés, bien ramassés ; ils y étaient tous quand je les ai ramenés des champs.
Bonard
S’ils y étaient tous en revenant des champs, ils y seraient encore. Je vois que tu me fais des contes ; et prends-y garde, je n’aime pas les négligents ni les menteurs. »
Julien baissa la tête et ne répondit pas. Il entra les dindons pour la nuit, puis il alla puiser de l’eau pour la ferme ; il balaya la cour, étendit les fumiers, et ne rentra que lorsque tout l’ouvrage fut fini. On allait se mettre à table pour souper.
Julien prit sa place près de Frédéric, fils de Bonard.
Ce dernier entra après Julien.
Bonard , à Frédéric
Où étais-tu donc, toi ?
Frédéric
J’ai été chez le bourrelier, mon père, pour faire faire un point au collier de labour.
Bonard
Tu es resté deux heures absent ! Il y avait donc bien à faire ?
Frédéric
C’est que le bourrelier m’a fait attendre ; il ne trouvait pas le cuir qu’il lui fallait.
Bonard
Fais attention à ne pas flâner quand tu vas en commission. Ce n’est pas la première fois que je te fais le reproche de rester trop longtemps absent. Julien a fait tout ton ouvrage ajouté au sien. Il a bien travaillé, et c’est pourquoi il va avoir son souper complet comme nous ; autrement il n’aurait eu que la soupe et du pain sec.
Madame Bonard
Pourquoi cela ? Il n’avait rien fait de mal, que je sache.
Bonard
Pas de mal ? Tu ne sais donc pas qu’il a perdu une dinde, et la plus belle encore ?
Madame Bonard
Perdu une dinde ! Comment as-tu fait, petit malheureux ?
Julien
Je ne sais pas, maîtresse. Je les ai toutes ramenées, le compte y était. Frédéric peut le dire, je les ai comptées devant lui. N’est-il pas vrai, Frédéric ?
Frédéric
Ma foi, je ne m’en souviens pas.
Julien
Comment ? Tu ne te souviens pas que je les ai comptées tout haut devant toi, et que les quarante-huit y étaient ?
Frédéric
Écoute donc, je ne suis pas chargé des dindes, moi ; ce n’est pas mon affaire, et je n’y ai pas fait attention.
Madame Bonard
Par où aurait-elle passé puisque tu n’as pas quitté la cour ?
Julien
Pardon, maîtresse, je me suis absenté l’espace d’un quart d’heure pour aller chercher la blouse de Frédéric, qu’il avait laissée dans le champ.
Madame Bonard
As-tu vu entrer quelqu’un dans la cour, Frédéric ?
Frédéric
Je n’en sais rien ; je suis parti tout de suite avec le collier pour le faire arranger.
Madame Bonard
C’est singulier ! Mais tout de même, je ne veux pas que mes dindes se perdent sans que je sache où elles ont passé. C’est toi que cela regarde, Julien. Il faut que tu me retrouves ma dinde ou que tu me la payes. Va la chercher dans les environs, elle ne doit pas être loin.
Julien se leva et courut de tous côtés sans retrouver la bête disparue. Il faisait tout à fait nuit quand il rentra ; tout le monde était couché. Julien avait le cœur gros ; il monta dans le petit grenier où il couchait. Une paillasse et une couverture formaient son mobilier ; deux vieilles chemises et une paire de sabots étaient tout son avoir. Il se mit à genoux, tirant de son sein une petite croix en cuivre qui lui venait de sa mère.
« Mon bon Jésus, dit-il en la baisant, vous savez qu’il n’y a pas de ma faute si cette dinde n’est plus dans mon troupeau ; faites qu’elle se retrouve, mon bon Jésus. Que la maîtresse et M. Bonard ne soient plus fâchés contre moi, et que Frédéric se souvienne que mes dindes y étaient toutes quand je les ai ramenées ! Je suis seul, mon bon Jésus ; je suis pauvre et orphelin, ne m’abandonnez pas ; vous êtes mon père et mon ami, j’ai confiance en vous. Bonne sainte Vierge, soyez-moi une bonne mère, protégez-moi. »
Julien baisa encore son crucifix et se coucha ; mais il ne s’endormit pas tout de suite ; il s’affligeait de paraître négligent et ingrat envers les Bonard, qui avaient été bons pour lui, et qui l’avaient recueilli quand la mort de ses parents l’avait laissé seul au monde.
De plus, il était inquiet de la disparition de cette dinde ; il ne pouvait s’expliquer ce qu’elle était devenue, et il avait peur qu’il n’en disparût d’autres de la même façon.
Le lendemain il fut levé des premiers ; il ouvrit les poulaillers, il éveilla Frédéric, qui couchait dans un cabinet de la maison, et remplit d’eau les sceaux qui servaient à Mme Bonard pour les besoins du ménage.
Elle ne tarda pas à paraître.
Madame Bonard
Eh bien, Julien, as-tu retrouvé la dinde ? Pourquoi n’es-tu pas venu donner réponse hier soir ?
Julien
Je n’ai rien trouvé, maîtresse, malgré que j’aie bien couru. Et je n’ai pas donné réponse parce que tout le monde était couché, et la maison était fermée quand je suis revenu.
Madame Bonard
Tu es donc rentré bien tard ? C’est de ta faute aussi : si tu n’avais pas perdu une dinde, tu n’aurais pas eu à la chercher. Tâche que cela ne recommence pas : je veux bien te le pardonner une première fois, mais, si tu en perds encore, tu la paieras. »
Julien ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? Lui-même n’y comprenait rien. Il résolut de ne plus faire les commissions de Frédéric, et de ne plus quitter ses dindes jusqu’à ce qu’elles fussent rentrées pour la nuit ; en attendant l’heure de les mener dans les champs, il fit son ouvrage comme d’habitude et une partie de celui de Frédéric, qui était toujours le dernier au travail.
II
Deux dindes perdues
La semaine se passa heureusement pour Julien, les dindes étaient au grand complet. Un soir, pendant que Julien curait l’étable des vaches, après avoir compté ses dindons en présence de Frédéric, ce dernier l’appela :
« Julien, va vite au moulin et rapporte-nous du son, il en faut pour les chevaux qui vont rentrer ; je n’en ai pas seulement une poignée.
Julien
Pourquoi n’y as-tu pas été après dîner ? M. Bonard te l’avait dit.
Frédéric
Je n’y ai pas pensé ; j’avais les bergeries à nettoyer.
Julien
Et pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? Moi aussi, j’ai mes étables à curer.
Frédéric
Ah bien ! tu les finiras plus tard. Je suis pressé d’ouvrage ; mon père m’attend.
Julien
Je vais rentrer mes dindes et j’y vais.
Frédéric
Tu vas encore perdre du temps après tes dindes, je vais te les rentrer.
Julien
Tu sais que mon compte y est ; quarante-sept.
Frédéric
Oui, oui ; prends vite une brouette pour ramener le sac de son. »
Julien hésita un instant ; mais, prenant son parti, il saisit une brouette et partit en courant. Le moulin n’était pas loin. Une demi-heure après, Julien ramenait à Frédéric la brouette avec le son. Ses dindes étaient rentrées, il se remit à l’ouvrage ; tout était fini quand Bonard ramena les chevaux.
Bonard
As-tu rapporté du son, Frédéric ?
Frédéric
Oui, mon père ; le sac est à l’écurie.
Bonard
A-t-on fait bonne mesure ?
Frédéric
Oui, mon père, les deux hectolitres y sont grandement. »
Bonard entra à l’écurie avec Frédéric ; il délia le sac, et avant qu’il ait pu y mettre la main, un gros rat en sortit et se mit à courir dans l’écurie.
Bonard
Qu’est-ce que c’est ? Un rat ! Comment un rat s’est-il niché dans le sac ? Attrape-le ; tue-le. »
Frédéric commença la chasse au rat, mais il le manquait toujours. Bonard appela Julien.
« Viens vite nous donner un coup de main, Julien, pour tuer un rat. »
Julien accourut avec son balai ; il en donna un coup au rat, qui n’en courut que plus vite ; un second coup l’étourdit. Bonard l’acheva d’un coup de talon.
Julien
D’où vient-il donc, ce rat ?
Bonard
Il a sauté hors du sac. Comment y est-il entré ? c’est ce que je demande à Frédéric.
Frédéric
Il y était sans doute avant qu’on ait mesuré le son.
Bonard
C’est drôle tout de même ! Comment s’y serait-il laissé enterrer sans essayer d’en sortir ? »
Tout en parlant, Bonard mit les mains dans le sac pour en tirer du son. Il poussa une exclamation de surprise. Ce n’était pas du son, mais de l’orge qu’il retirait.
« Ah çà ! Frédéric, dis donc, tu me rapportes de l’orge quand je demande du son. »
Frédéric, aussi étonné que son père, ne répondait pas ; il regardait bouche béante.
Bonard
Me répondras-tu, oui ou non ? Tu me dis qu’il y a bonne mesure et tu fais mesurer de l’orge pour du son ? »
Bonard était en colère : Julien, voulant éviter une semonce à Frédéric, répondit pour lui.
« Ce n’est pas la faute de Frédéric, m’sieur Bonard, c’est la mienne. Quand j’ai été au moulin, j’étais pressé ; Frédéric m’avait dit de me bien dépêcher pour que vous trouviez le son en rentrant. Ils m’ont donné un sac préparé d’avance : il y en avait plusieurs ; ils se seront trompés, ils m’ont donné de l’orge pour du son.
Bonard, à Frédéric.
Pourquoi as-tu envoyé Julien ? Pourquoi n’y as-tu pas été toi-même ? Pourquoi as-tu attendu jusqu’au soir ?
Frédéric, embarrassé.
J’avais de l’ouvrage, je n’ai pas trouvé le moment.
Bonard
Et pourquoi est-ce Julien qui y a été ? Tu as eu peur de te fatiguer, paresseux ! Va vite reporter ce sac et demande du son.
Frédéric
Mais, mon père, on va souper. Je puis bien y aller après.
Bonard
Tu iras tout de suite. Entends-tu ? »
Frédéric obligé d’obéir à son père, y mit toute la mauvaise grâce possible ; il marcha lentement, après avoir perdu du temps à chercher la brouette, à trouver un sac vide, le secouer, à reprendre le sac d’orge, à le charger sur la brouette. Julien voulut l’aider, mais Bonard l’en empêcha.
« Le voilà enfin en route, dit Bonard quand Frédéric fut parti. Et toi, Julien, je te défends à l’avenir de faire son ouvrage. Il devient paresseux, coureur ; il s’est lié avec ce mauvais garnement Alcide, le fils du cafetier ; je le lui ai défendu, mais il le voit tout de même, je le sais. Vient-il ici quand je n’y suis pas ?
Julien
Jamais, m’sieur. Depuis que m’sieur l’a chassé, il y a bientôt trois mois, il n’est pas venu une seule fois.
Bonard
As-tu compté tes dindes ce soir ? Y sont-elles toutes ?
Julien
Oui, m’sieur, elles y sont ; j’en ai compté quarante-sept. C’est Frédéric qui les a rentrées pendant que j’étais au moulin pour avoir du son.
Bonard
Je n’aime pas cet échange de travail ; c’était à toi de rentrer tes dindes, et Frédéric devait aller lui-même au moulin. Je te répète qu’à l’avenir je veux que chacun fasse son ouvrage ; tous ces mélanges et complaisances n’amènent rien de bon ; il en résulte que les uns n’en font pas assez et que les autres en font trop.
Julien
Je suis bien fâché de vous avoir mécontenté, m’sieur ; je croyais bien faire en obéissant au fils de m’sieur, car je sais bien que je suis le dernier dans la maison de m’sieur qui a été si bon pour moi et qui m’a recueilli quand tout le monde me repoussait.
Bonard
Écoute, Julien ; si tu es reconnaissant du bien que je te fais, tu me le témoigneras en ne favorisant pas la paresse de Frédéric. C’est un défaut dangereux qui mène à beaucoup de sottises, et je veux que Frédéric reste bon sujet.
Julien
Je vous obéirai, m’sieur ; je sais que c’est mon devoir. »
Tout en causant, Bonard avait donné de l’avoine aux chevaux, pendant que Julien faisait la litière. Quand les chevaux furent servis et arrangés, Bonard rentra pour souper ; Julien le suivit de près.
Madame Bonard
Ah ! te voilà, mauvais garnement ! Tu as encore perdu une dinde, et cette fois je ne te le passerai pas. Tu n’auras que de la soupe et du pain sec pour ton souper, et je te retiendrai le prix de la dinde sur les soixante francs que te donne Bonard pour ton entretien ; ainsi, mon garçon, compte sur cinquante-six francs au lieu de soixante pour cette année. »
Julien était consterné. Toutes ses dindes y étaient (il en était bien certain) quand Frédéric l’avait envoyé au moulin, et personne n’avait pu ni les prendre, ni les laisser courir... excepté Frédéric lui-même.
Julien raconta à Mme Bonard comment les choses s’étaient passées, comment c’était Frédéric qui s’était chargé de faire rentrer les dindes, de les enfermer, et que, bien certainement, les quarante-sept s’y trouvaient, puisqu’il les avait comptées devant Frédéric.
« C’est impossible, lui répondit Mme Bonard, puisque c’est moi, moi-même, qui ai trouvé les dindes abandonnées dans la cour, personne pour les garder et les rentrer ; c’est moi qui les