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Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV
Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV
Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV
Livre électronique602 pages8 heures

Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV

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LangueFrançais
Date de sortie25 nov. 2013
Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV

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    Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV - François-René Chateaubriand

    Project Gutenberg's Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV, by René Chateaubriand

    This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with

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    re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included

    with this eBook or online at www.gutenberg.net

    Title: Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV

    Author: René Chateaubriand

    Release Date: May 23, 2008 [EBook #25575]

    Language: French

    *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE, TOME IV ***

    Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and

    the Online Distributed Proofreading Team at

    http://www.pgdp.net (This file was produced from images

    generously made available by the Bibliothèque nationale

    de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

    Notes au lecteur de ce ficher digital:

    Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

    Note 25: La date de l'exclusion de Jacques-Antoine Manuel de la Chambre des députés n'était pas lisible, il s'agit probablement du 2 Mars.

    CHATEAUBRIAND

    MÉMOIRES

    D'OUTRE-TOMBE

    NOUVELLE ÉDITION

    Avec une Introduction, des Notes et des Appendices

    PAR

    Edmond BIRÉ

    TOME IV

    PARIS

    LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES

    6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

    KRAUS REPRINT

    Nendeln/Liechtenstein

    1975

    Reprinted by permission of the original publishers

    KRAUS REPRINT

    A Division of

    KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED

    Nendeln/Liechtenstein

    1975

    Printed in Germany

    Lessingdruckerei Wiesbaden

    Napoléon et Benjamin Constant.

    MÉMOIRES

    LIVRE V

    Les Cent-Jours à Paris. Effet du passage de la légitimité en France. — Étonnement de Bonaparte. — Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. — Son nouveau système. — Trois énormes joueurs restés. — Chimères des libéraux. — Clubs et fédérés. — Escamotage de la République: l'Acte additionnel. — Chambre des représentants convoquée. — Inutile Champ de Mai. — Soucis et amertumes de Bonaparte. — Résolution à Vienne. — Mouvement à Paris. — Ce que nous faisions à Gand. — M. de Blacas. — Bataille de Waterloo. — Confusion à Gand. — Quelle fut la bataille de Waterloo. — Retour de l'Empereur. — Réapparition de La Fayette. — Nouvelle abdication de Bonaparte. — Scènes orageuses à la Chambre des Pairs. — Présages menaçants pour la seconde Restauration. — Départ de Gand. — Arrivée à Mons. — Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. — M. de Talleyrand à Mons. Scène avec le roi. — Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand. — De Mons à Gonesse. — Je m'oppose avec M. le comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre: mes raisons. — Le duc de Wellington l'emporte. — Arnouville. — Saint-Denis. — Dernière conversation avec le roi.

    Je vous fais voir l'envers des événements que l'histoire ne montre pas; l'histoire n'étale que l'endroit. Les Mémoires ont l'avantage de présenter l'un et l'autre côté du tissu: sous ce rapport, ils peignent mieux l'humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakespeare, les scènes basses et hautes. Il y a partout une chaumière auprès d'un palais, un homme qui pleure auprès d'un homme qui rit, un chiffonnier qui porte sa hotte auprès d'un roi qui perd son trône: que faisait à l'esclave présent à la bataille d'Arbelles la chute de Darius?

    Gand n'était donc qu'un vestiaire derrière les coulisses du spectacle ouvert à Paris. Des personnages renommés restaient encore en Europe. J'avais en 1800 commencé ma carrière avec Alexandre et Napoléon; pourquoi n'avais-je pas suivi ces premiers acteurs, mes contemporains, sur le grand théâtre? Pourquoi seul à Gand? Parce que le ciel vous jette où il veut. Des petits Cent-Jours à Gand, passons aux grands Cent-Jours à Paris.

    Je vous ai dit les raisons qui auraient dû arrêter Bonaparte à l'île d'Elbe, et les raisons primantes ou plutôt la nécessité tirée de sa nature qui le contraignirent de sortir de l'exil. Mais la marche de Cannes à Paris épuisa ce qui lui restait du vieil homme. À Paris le talisman fut brisé.

    Le peu d'instants que la légalité avait reparu avait suffi pour rendre impossible le rétablissement de l'arbitraire. Le despotisme muselle les masses, et affranchit les individus dans une certaine limite; l'anarchie déchaîne les masses, et asservit les indépendances individuelles. De là, le despotisme ressemble à la liberté, quand il succède à l'anarchie; il reste ce qu'il est véritablement quand il remplace la liberté: libérateur après la Constitution directoriale, Bonaparte était oppresseur après la Charte. Il le sentait si bien qu'il se crut obligé d'aller plus loin que Louis XVIII et de retourner aux sources de la souveraineté nationale. Lui, qui avait foulé le peuple en maître, fut réduit à se refaire tribun du peuple, à courtiser la faveur des faubourgs, à parodier l'enfance révolutionnaire, à bégayer un vieux langage de liberté qui faisait grimacer ses lèvres, et dont chaque syllabe mettait en colère son épée.

    Sa destinée, comme puissance, était en effet si bien accomplie, qu'on ne reconnut plus le génie de Napoléon pendant les Cent-Jours. Ce génie était celui du succès et de l'ordre, non celui de la défaite et de la liberté: or, il ne pouvait rien par la victoire qui l'avait trahi, rien pour l'ordre, puisqu'il existait sans lui. Dans son étonnement il disait: «Comme les Bourbons m'ont arrangé la France en quelques mois! il me faudra des années pour la refaire.» Ce n'était pas l'œuvre de la légitimité que le conquérant voyait, c'était l'œuvre de la Charte; il avait laissé la France muette et prosternée, il la trouvait debout et parlante: dans la naïveté de son esprit absolu, il prenait la liberté pour le désordre.

    Et pourtant Bonaparte est obligé de capituler avec les idées qu'il ne peut vaincre de prime abord. À défaut de popularité réelle, des ouvriers, payés à quarante sous par tête, viennent, à la fin de leur journée, brailler au Carrousel Vive l'Empereur! cela s'appelait aller à la criée. Des proclamations annoncent d'abord une merveille d'oubli et de pardon; les individus sont déclarés libres, la nation libre, la presse libre; on ne veut que la paix, l'indépendance et le bonheur du peuple; tout le système impérial est changé; l'âge d'or va renaître. Afin de rendre la pratique conforme à la théorie, on partage la France en sept grandes divisions de police; les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu'avaient, sous le Consulat et l'Empire, les directeurs généraux: on sait ce que furent à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ces protecteurs de la liberté individuelle. Au-dessus de ces lieutenants, Bonaparte élève, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté, des commissaires extraordinaires, à la manière des représentants du peuple sous la Convention.

    La police que dirige Fouché apprend au monde, par des proclamations solennelles, qu'elle ne va plus servir qu'à répandre la philosophie, qu'elle n'agira plus que d'après des principes de vertu.

    Bonaparte rétablit, par un décret, la garde nationale du royaume, dont le nom seul lui donnait jadis des vertiges. Il se voit forcé d'annuler le divorce prononcé sous l'Empire entre le despotisme et la démagogie, et de favoriser leur nouvelle alliance: de cet hymen doit naître, au Champ de Mai, une liberté, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mameluck à la ceinture et la hache révolutionnaire à la main, liberté entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds ou dans les campagnes brûlantes de l'Espagne et les déserts glacés de la Russie. Avant le succès, les mamelucks sont jacobins; après le succès, les jacobins deviendront mamelucks: Sparte est pour l'instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe.

    Bonaparte aurait bien voulu ressaisir à lui seul l'autorité, mais cela ne lui était pas possible; il trouvait des hommes disposés à la lui disputer: d'abord les républicains de bonne foi, délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, désiraient garder une indépendance qui n'est peut-être qu'une noble erreur; ensuite les furieux de l'ancienne faction de la montagne: ces derniers, humiliés de n'avoir été sous l'Empire que les espions de police d'un despote, semblaient résolus à reprendre, pour leur propre compte, cette liberté de tout faire dont ils avaient cédé pendant quinze années le privilège à un maître.

    Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Bonaparte, n'étaient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer mutuellement. Menacés au dehors d'une invasion, poursuivis au dedans par l'opinion publique, ils comprirent que s'ils se divisaient, ils étaient perdus: afin d'échapper au danger, ils ajournèrent leur querelle; les uns apportaient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères, les autres leur terreur et leur perversité. Nul n'était de bonne foi dans ce pacte; chacun, la crise passée, se promettait de le tourner à son profit; tous cherchaient d'avance à s'assurer les résultats de la victoire. Dans cet effrayant trente et un, trois énormes joueurs tenaient la banque tour à tour: la liberté, l'anarchie, le despotisme, tous trois trichant et s'efforçant de gagner une partie perdue pour tous.

    Pleins de cette pensée, ils ne sévissaient point contre quelques enfants perdus qui pressaient les mesures révolutionnaires: des fédérés s'étaient formés dans les faubourgs et des fédérations s'organisaient sous de rigoureux serments dans la Bretagne, l'Anjou, le Lyonnais et la Bourgogne; on entendait chanter la Marseillaise et la Carmagnole; un club, établi à Paris, correspondait avec d'autres clubs dans les provinces; on annonçait la résurrection du Journal des Patriotes[1]. Mais, de ce côté-là, quelle confiance pouvaient inspirer les ressuscités de 1793? Ne savait-on pas comment ils expliquaient la liberté, l'égalité, les droits de l'homme? Étaient-ils plus moraux, plus sages, plus sincères après qu'avant leurs énormités? Est-ce parce qu'ils s'étaient souillés de tous les vices qu'ils étaient devenus capables de toutes les vertus? On n'abdique pas le crime aussi facilement qu'une couronne; le front que ceignit l'affreux bandeau en conserve des marques ineffaçables.

    L'idée de faire descendre un ambitieux de génie du rang d'empereur à la condition de généralissime ou de président de la République était une chimère: le bonnet rouge, dont on chargeait la tête de ses bustes pendant les Cent-Jours, n'aurait annoncé à Bonaparte que la reprise du diadème, s'il était donné à ces athlètes qui parcourent le monde de fournir deux fois la même carrière.

    Toutefois, des libéraux de choix se promettaient la victoire: des hommes fourvoyés, comme Benjamin Constant, des niais, comme M. Simonde-Sismondi[2], parlaient de placer le prince de Canino[3] au ministère de l'intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin[4] à celui de la justice. En apparence abattu, Bonaparte ne s'opposait point à des mouvements démocratiques qui, en dernier résultat, fournissaient des conscrits à son armée. Il se laissait attaquer dans des pamphlets; des caricatures lui répétaient: Île d'Elbe, comme les perroquets criaient à Louis XI: Péronne. On prêchait à l'échappé de prison, en le tutoyant, la liberté et l'égalité; il écoutait ces remontrances d'un air de componction. Tout à coup, rompant les liens dont on avait prétendu l'envelopper, il proclame de sa propre autorité, non une constitution plébéienne, mais une constitution aristocratique, un Acte additionnel aux constitutions de l'Empire[5].

    La République rêvée se change par cet adroit escamotage dans le vieux gouvernement impérial, rajeuni de féodalité. L'Acte additionnel enlève à Bonaparte le parti républicain et fait des mécontents dans presque tous les autres partis[6]. La licence règne à Paris, l'anarchie dans les provinces; les autorités civiles et militaires se combattent; ici on menace de brûler les châteaux et d'égorger les prêtres; là on arbore le drapeau blanc et on crie Vive le roi! Attaqué, Bonaparte recule; il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs contre l'Acte additionnel, il abandonne sa dictature de fait et convoque la Chambre des représentants en vertu de cet acte qui n'est point encore accepté. Errant d'écueil en écueil, à peine délivré d'un danger, il heurte contre un autre: souverain d'un jour, comment instituer une pairie héréditaire que l'esprit d'égalité repousse? Comment gouverner les deux Chambres? Montreront-elles une obéissance passive? Quels seront les rapports de ces Chambres avec l'assemblée projetée du Champ de Mai, laquelle n'a plus de véritable but, puisque l'Acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages eussent été comptés? Cette assemblée, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la représentation nationale?

    Ce Champ de Mai, si pompeusement annoncé et célébré le 1er juin[7], se résout en un simple défilé de troupes et une distribution de drapeaux devant un autel méprisé. Napoléon, entouré de ses frères, des dignitaires de l'État, des maréchaux, des corps civils et judiciaires, proclame la souveraineté du peuple à laquelle il ne croyait pas[8]. Les citoyens s'étaient imaginé qu'ils fabriqueraient eux-mêmes une constitution dans ce jour solennel, les paisibles bourgeois s'attendaient qu'on y déclarerait l'abdication de Napoléon en faveur de son fils, abdication manigancée à Bâle entre les agents de Fouché et du prince de Metternich: il n'y eut rien qu'une ridicule attrape politique. L'Acte additionnel se présentait, au reste, comme un hommage à la légitimité; à quelques différences près, et surtout moins l'abolition de la confiscation, c'était la Charte.

    Ces changement subits, cette confusion de toutes choses, annonçaient l'agonie du despotisme. Toutefois l'empereur ne peut recevoir du dedans l'atteinte mortelle, car le pouvoir qui le combat est aussi exténué que lui; le Titan révolutionnaire, que Napoléon avait jadis terrassé, n'a point recouvré son énergie native; les deux géants se portent maintenant d'inutiles coups; ce n'est plus que la lutte de deux ombres.

    À ces impossibilités générales se joignent pour Bonaparte des tribulations domestiques et des soucis de palais; il annonçait à la France le retour de l'impératrice et du roi de Rome, et l'une et l'autre ne revenaient point. Il disait à propos de la reine de Hollande, devenue par Louis XVIII duchesse de Saint-Leu: «Quand on a accepté les prospérités d'une famille, il faut en embrasser les adversités.» Joseph, accouru de la Suisse, ne lui demandait que de l'argent; Lucien l'inquiétait par ses liaisons libérales; Murat, d'abord conjuré contre son beau-frère, s'était trop hâté, en revenant à lui, d'attaquer les Autrichiens: dépouillé du royaume de Naples et fugitif de mauvais augure, il attendait aux arrêts, près de Marseille, la catastrophe que je vous raconterai plus tard.[9]

    Et puis l'empereur pouvait-il se fier à ses anciens partisans et ses prétendus amis? ne l'avaient-ils pas indignement abandonné au moment de sa chute? Ce Sénat qui rampait à ses pieds, maintenant blotti dans la pairie, n'avait-il pas décrété la déchéance de son bienfaiteur? Pouvait-il les croire, ces hommes, lorsqu'ils venaient lui dire: «L'intérêt de la France est inséparable du vôtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, sire, n'affaibliraient pas notre persévérance et redoubleraient notre attachement pour vous[10].» Votre persévérance! votre attachement redoublé par l'infortune! Vous disiez ceci le 11 juin 1815: qu'aviez-vous dit le 2 avril 1814? que direz-vous quelques semaines après, le 19 juillet 1815?

    Le ministre de la police impériale, ainsi que vous l'avez vu, correspondait avec Gand, Vienne et Bâle; les maréchaux auxquels Bonaparte était contraint de donner le commandement de ses soldats avaient naguère prêté serment à Louis XVIII; ils avaient fait contre lui, Bonaparte, les proclamations les plus violentes[11]: depuis ce moment, il est vrai, ils avaient réépousé leur sultan; mais s'il eût été arrêté à Grenoble, qu'en auraient-ils fait? Suffit-il de rompre un serment pour rendre à un autre serment violé toute sa force? Deux parjures équivalent-ils à la fidélité?

    Encore quelques jours, et ces jureurs du Champ de Mai rapporteront leur dévouement à Louis XVIII dans les salons des Tuileries; ils s'approcheront de la sainte table du Dieu de paix, pour se faire nommer ministres aux banquets de la guerre[12]; hérauts d'armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils rempliront les mêmes fonctions au sacre de Charles X[13], puis, commissaires d'un autre pouvoir, ils mèneront ce roi prisonnier à Cherbourg, trouvant à peine un petit coin libre dans leur conscience pour y accrocher la plaque de leur nouveau serment. Il est dur de naître aux époques d'improbité, dans ces jours où deux hommes causant ensemble s'étudient à retrancher des mots de la langue, de peur de s'offenser et de se faire rougir mutuellement.

    Ceux qui n'avaient pu s'attacher à Napoléon par sa gloire, qui n'avaient pu tenir par la reconnaissance au bienfaiteur duquel ils avaient reçu leurs richesses, leurs honneurs et jusqu'à leurs noms, s'immoleraient-ils maintenant à ses indigentes espérances? S'enchaîneraient-ils à une fortune précaire et recommençante, les ingrats que ne fixa point une fortune consolidée par des succès inouïs et par une possession de seize années de victoires? Tant de chrysalides qui, entre deux printemps, avaient dépouillé et revêtu, quitté et repris la peau du légitimiste et du révolutionnaire, du napoléonien et du bourboniste; tant de paroles données et faussées; tant de croix passées de la poitrine du chevalier à la queue du cheval, et de la queue du cheval à la poitrine du chevalier; tant de preux changeant de bandières, et semant la lice de leurs gages de foi-mentie; tant de nobles dames, tour à tour suivantes de Marie-Louise et de Marie-Caroline, ne devaient laisser au fond de l'âme de Napoléon que défiance, horreur et mépris; ce grand homme vieilli était seul au milieu de tous ces traîtres, hommes et sort, sur une terre chancelante, sous un ciel ennemi, en face de sa destinée accomplie et du jugement de Dieu.

    Napoléon n'avait trouvé de fidèles que les fantômes de sa gloire passée; ils l'escortèrent, ainsi que je vous l'ai dit, du lieu de son débarquement jusqu'à la capitale de la France. Mais les aigles, qui avaient volé de clocher en clocher de Cannes à Paris, s'abattirent fatiguées sur les cheminées des Tuileries, sans pouvoir aller plus loin.

    Napoléon ne se précipite point, avec les populations émues, sur la Belgique, avant qu'une armée anglo-prussienne s'y fût rassemblée: il s'arrête; il essaye de négocier avec l'Europe et de maintenir humblement les traités de la légitimité. Le congrès de Vienne oppose à M. le duc de Vicence l'abdication du 11 avril 1814: par cette abdication Bonaparte reconnaissait qu'il était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, et en conséquence renonçait, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d'Italie. Or, puisqu'il vient rétablir son pouvoir, il viole manifestement le traité de Paris, et se replace dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814: donc c'est lui Bonaparte qui déclare la guerre à l'Europe, et non l'Europe à Bonaparte. Ces arguties logiques de procureurs diplomates, comme je l'ai fait remarquer à propos de la lettre de M. de Talleyrand, valaient ce qu'elles pouvaient avant le combat.

    La nouvelles du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 6 mars[14], au milieu d'une fête où l'on représentait l'assemblée des divinités de l'Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d'alliance entre la France, l'Autriche et l'Angleterre: il hésita un moment entre les deux nouvelles, puis il dit: «Il ne s'agit pas de moi, mais du salut du monde.» Et une estafette porte à Saint-Pétersbourg l'ordre de faire partir la garde. Les armées qui se retiraient s'arrêtent; leur longue file fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France. Bonaparte se prépare à la guerre; il est attendu à de nouveaux champs catalauniques: Dieu l'a ajourné à la bataille qui doit mettre fin au règne des batailles.

    Il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommée de Marengo et d'Austerlitz pour faire éclore des armées dans cette France qui n'est qu'un grand nid de soldats. Bonaparte avait rendu à ses légions leurs surnoms d'invincible, de terrible, d'incomparable; sept armées reprenaient le titre d'armées des Pyrénées, des Alpes, du Jura, de la Moselle, du Rhin: grands souvenirs qui servaient de cadre à des troupes supposées, à des triomphes en espérance. Une armée véritable était réunie à Paris et à Laon; cent cinquante batteries attelées, dix mille soldats d'élite entrés dans la garde; dix-huit mille marins illustrés à Lutzen et à Bautzen; trente mille vétérans, officiers et sous-officiers, en garnison dans les places fortes; sept départements du nord et de l'est prêts à se lever en masse; cent quatre-vingt mille hommes de la garde nationale rendus mobiles; des corps francs dans la Lorraine, l'Alsace et la Franche-Comté; des fédérés offrant leurs piques et leurs bras; Paris fabriquant par jours trois mille fusils: telles étaient les ressources de l'empereur. Peut-être aurait-il encore une fois bouleversé le monde, s'il avait pu se résoudre, en affranchissant la patrie, à appeler les nations étrangères à l'indépendance. Le moment était propice: les rois qui promirent à leurs sujets des gouvernements constitutionnels venaient de manquer honteusement à leur parole. Mais la liberté était antipathique à Napoléon depuis qu'il avait bu à la coupe du pouvoir; il aimait mieux être vaincu avec des soldats que de vaincre avec des peuples. Les corps qu'il poussa successivement vers les Pays-Bas se montaient à soixante-dix mille hommes.

    Nous autres émigrés, nous étions dans la ville de Charles-Quint comme les femmes de cette ville: assises derrière leurs fenêtres, elles voient dans un petit miroir incliné les soldats passer dans la rue. Louis XVIII était là dans un coin complètement oublié; à peine recevait-il de temps en temps un billet du prince de Talleyrand revenant de Vienne, quelques lignes des membres du corps diplomatique résidant auprès du duc de Wellington en qualité de commissaires, MM. Pozzo di Borgo,[15] de Vincent,[16] etc., etc. On avait bien autre chose à faire qu'à songer à nous! Un homme étranger à la politique n'aurait jamais cru qu'un impotent caché au bord de la Lys serait rejeté sur le trône par le choc des milliers de soldats prêts à s'égorger: soldats dont il n'était ni le roi ni le général, qui ne pensaient pas à lui, qui ne connaissaient ni son nom ni son existence. De deux points si rapprochés, Gand et Waterloo, jamais l'un ne parut si obscur, l'autre si éclatant: la légitimité gisait au dépôt comme un vieux fourgon brisé.

    Nous savions que les troupes de Bonaparte s'approchaient; nous n'avions pour nous couvrir que nos deux petites compagnies sous les ordres du duc de Berry, prince dont le sang ne pouvait nous servir, car il était déjà demandé ailleurs. Mille chevaux, détachés de l'armée française, nous auraient enlevés en quelques heures. Les fortifications de Gand étaient démolies; l'enceinte qui reste eût été d'autant plus facilement forcée que la population belge ne nous était pas favorable. La scène dont j'avais été témoin aux Tuileries se renouvela: on préparait secrètement les voitures de Sa Majesté; les chevaux étaient commandés. Nous, fidèles ministres, nous aurions pataugé derrière, à la grâce de Dieu. Monsieur partit pour Bruxelles, chargé de surveiller de plus près les mouvements.

    M. de Blacas était devenu soucieux et triste; moi, pauvre homme, je le solaciais. À Vienne on ne lui était pas favorable; M. de Talleyrand s'en moquait; les royalistes l'accusaient d'être la cause du retour de Napoléon. Ainsi, dans l'une ou l'autre chance, plus d'exil honoré pour lui en Angleterre, plus de premières places possibles en France: j'étais son unique appui. Je le rencontrais assez souvent au Marché aux chevaux, où il trottait seul; m'attelant à son côté, je me conformais à sa triste pensée. Cet homme que j'ai défendu à Gand et en Angleterre, que je défendis en France après les Cent-Jours, et jusque dans la préface de la Monarchie selon la Charte, cet homme m'a toujours été contraire: cela ne serait rien s'il n'eût été un mal pour la monarchie. Je ne me repens pas de ma niaiserie passée; mais je dois redresser dans ces Mémoires les surprises faites à mon jugement ou à mon bon cœur.

    Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles; j'allais seul achever ma promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd: je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille; je n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans les joncs et le son d'une horloge de village. Je poursuivis ma route: je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idée d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo!

    Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée: le péril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m'accablait: Quel était ce combat? Était-il définitif? Napoléon était-il là en personne? Le monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort? Succès ou revers de l'une ou l'autre armée, quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage? Mais quel sang coulait! chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français? Était-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue? Si Napoléon l'emportait, que devenait notre liberté? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrît un exil éternel; la patrie l'emportait dans ce moment dans mon cœur; mes vœux étaient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère.

    Wellington triomphait-il? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés! Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices?... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon cœur. À quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas, je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides.

    Aucun voyageur ne paraissait; quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de légumes, n'avaient pas l'air d'entendre le bruit que j'écoutais. Mais voici venir un courrier: je quitte le pied de mon arbre et je me place au milieu de la chaussée; j'arrête le courrier et l'interroge. Il appartenait au duc de Berry et venait d'Alost: «Bonaparte est entré hier (17 juin) dans Bruxelles, après un combat sanglant. La bataille a dû recommencer aujourd'hui (18 juin). On croit à la défaite définitive des alliés, et l'ordre de la retraite est donné.» Le courrier continua sa route.

    Je le suivis en me hâtant: je fus dépassé par la voiture d'un négociant qui fuyait en poste avec sa famille; il me confirma le récit du courrier.

    Tout était dans la confusion quand je rentrai à Gand: on fermait les portes de la ville; les guichets seuls demeuraient entre-bâillés; des bourgeois mal armés et quelques soldats de dépôt faisaient sentinelle. Je me rendis chez le roi.

    Monsieur venait d'arriver par une route détournée: il avait quitté Bruxelles sur la fausse nouvelle que Bonaparte y allait entrer, et qu'une première bataille perdue ne laissait aucune espérance du gain d'une seconde. On racontait que les Prussiens ne s'étant pas trouvés en ligne, les Anglais avaient été écrasés.

    Sur ces bulletins, le sauve qui peut devint général: les possesseurs de quelques ressources partirent; moi, qui ai la coutume de n'avoir jamais rien, j'étais toujours prêt et dispos. Je voulais faire déménager avant moi madame de Chateaubriand, grande bonapartiste, mais qui n'aime pas les coups de canon: elle ne me voulut pas quitter.

    Le soir, conseil auprès de Sa Majesté: nous entendîmes de nouveau les rapports de Monsieur et les on dit recueillis chez le commandant de la place ou chez le baron d'Eckstein[17]. Le fourgon des diamants de la couronne était attelé: je n'avais pas besoin de fourgon pour emporter mon trésor. J'enfermai le mouchoir de soie noire dont j'entortille ma tête la nuit dans mon flasque portefeuille de ministre de l'intérieur, et je me mis à la disposition du prince, avec ce document important des affaires de la légitimité. J'étais plus riche dans ma première émigration, quand mon havresac me tenait lieu d'oreiller et servait de maillot à Atala; mais en 1815 Atala était une grande petite fille dégingandée de treize à quatorze ans, qui courait le monde toute seule, et qui, pour l'honneur de son père, avait fait trop parler d'elle.

    Le 19 juin, à une heure du matin, une lettre de M. Pozzo, transmise au roi par estafette, rétablit la vérité des faits. Bonaparte n'était point entré dans Bruxelles; il avait décidément perdu la bataille de Waterloo. Parti de Paris le 12 juin, il rejoignit son armée le 14. Le 15, il force les lignes de l'ennemi sur la Sambre. Le 16, il bat les Prussiens dans ces champs de Fleurus où la victoire semble à jamais fidèle aux Français. Les villages de Ligny et de Saint-Amand sont emportés. Aux Quatre-Bras, nouveau succès: le duc de Brunswick reste parmi les morts[18]. Blücher en pleine retraite se rabat sur une réserve de trente mille hommes, aux ordres du général de Bulow[19]; le duc de Wellington, avec les Anglais et les Hollandais, s'adosse à Bruxelles.

    Le 18 au matin, avant les premiers coups de canon, le duc de Wellington déclara qu'il pourrait tenir jusqu'à trois heures, mais qu'à cette heure, si les Prussiens ne paraissaient pas, il serait nécessairement écrasé: acculé sur Planchenois et Bruxelles, toute retraite lui était interdite. Surpris par Napoléon, sa position militaire était détestable; il l'avait acceptée et ne l'avait pas choisie.

    Les Français emportèrent d'abord, à l'aile gauche de l'ennemi, les hauteurs qui dominent le château d'Hougoumont jusqu'aux fermes de la Haye-Sainte et de Papelotte; à l'aile droite, ils attaquèrent le village de Mont-Saint-Jean; la ferme de la Haye-Sainte est enlevée au centre par le prince Jérôme. Mais la réserve prussienne paraît vers Saint-Lambert à six heures du soir: une nouvelle et furieuse attaque est donnée au village de la Haye-Sainte; Blücher survient avec des troupes fraîches et isole du reste de nos troupes déjà rompues les carrés de la garde impériale. Autour de cette phalange immortelle, le débordement des fuyards entraîne tout parmi des flots de poussière, de fumée ardente et de mitraille, dans des ténèbres sillonnées de fusées à la congrève, au milieu des rugissements de trois cents pièces d'artillerie et du galop précipité de vingt-cinq mille chevaux: c'était comme le sommaire de toutes les batailles de l'Empire. Deux fois les Français ont crié: Victoire! deux fois leurs cris sont étouffés sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'éteint; les cartouches sont épuisées; quelques grenadiers blessés, au milieu de trente mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobés à leurs pieds, restent debout appuyés sur leur mousquet, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'eux l'homme des batailles écoutait, l'œil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre de sa vie. Dans ces champs de carnage, son frère Jérôme combattait encore avec ses bataillons expirants accablés par le nombre, mais son courage ne peut ramener la victoire.

    Le nombre des morts du côté des alliés était estimé à dix-huit mille hommes, du côté des Français à vingt-cinq mille; douze cents officiers anglais avaient péri; presque tous les aides de camp du duc de Wellington étaient tués ou blessés; il n'y eut pas en Angleterre une famille qui ne prît le deuil. Le prince d'Orange[20] avait été atteint d'une balle à l'épaule; le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche, avait eu la main percée. Les Anglais furent redevables du succès aux Irlandais et à la brigade des montagnards écossais que les charges de notre cavalerie ne purent rompre. Le corps du général Grouchy, ne s'étant pas avancé, ne se trouva point à l'affaire. Les deux armées croisèrent le fer et le feu avec une bravoure et un acharnement qu'animait une inimitié nationale de dix siècles. Lord Castlereagh, rendant compte de la bataille à la Chambre des lords, disait: «Les soldats anglais et les soldats français, après l'affaire, lavaient leur mains sanglantes dans un même ruisseau, et d'un bord à l'autre se congratulaient mutuellement sur leur courage.» Wellington avait toujours été funeste à Bonaparte, ou plutôt le génie rival de la France, le génie anglais, barrait le chemin à la victoire. Aujourd'hui les Prussiens réclament contre les Anglais l'honneur de cette affaire décisive; mais, à la guerre, ce n'est pas l'action accomplie, c'est le nom qui fait le triomphateur: ce n'est pas Bonaparte qui a gagné la véritable bataille d'Iéna[21].

    Les fautes des Français furent considérables: ils se trompèrent sur des corps ennemis ou amis; ils occupèrent trop tard la position des Quatre-Bras; le maréchal Grouchy, qui était chargé de contenir les Prussiens avec ses trente-six mille hommes, les laissa passer sans les voir: de là des reproches que nos généraux se sont adressés. Bonaparte attaqua de front selon sa coutume, au lieu de tourner les Anglais, et s'occupa avec la présomption du maître, de couper la retraite à un ennemi qui n'était pas vaincu.

    Beaucoup de menteries et quelques vérités assez curieuses ont été débitées sur cette catastrophe. Le mot: La garde meurt et ne se rend pas, est une invention qu'on n'ose plus défendre[22]. Il paraît certain qu'au commencement de l'action, Soult fit quelques observations stratégiques à l'empereur: «Parce que Wellington vous a battu, lui répondit sèchement Napoléon, vous croyez toujours que c'est un grand général.» À la fin du combat, M. de Turenne[23] pressa Bonaparte de se retirer pour éviter de tomber entre les mains de l'ennemi: Bonaparte, sorti de ses pensées comme d'un rêve, s'emporta d'abord; puis tout à coup, au milieu de sa colère, il s'élance sur son cheval et fuit[24].

    Le 19 juin cent coups de canon des Invalides avaient annoncé les succès de Ligny, de Charleroi, des Quatre-Bras; on célébrait des victoires mortes la veille à Waterloo. Le premier courrier qui transmit à Paris la nouvelle de cette défaite, une des plus grandes de l'histoire par ses résultats, fut Napoléon lui-même: il rentra dans les barrières la nuit du 21; on eût dit de ses mânes revenant pour apprendre à ses amis qu'il n'était plus. Il descendit à l'Élysée-Bourbon: lorsqu'il arriva de l'île d'Elbe, il était descendu aux Tuileries; ces deux asiles, instinctivement choisis, révélaient le changement de sa destinée.

    Tombé à l'étranger dans un noble combat, Napoléon eut à supporter à Paris les assauts des avocats qui voulaient mettre à sac ses malheurs: il regrettait de n'avoir pas dissous la Chambre avant son départ pour l'armée; il s'est souvent aussi repenti de n'avoir pas fait fusiller Fouché et Talleyrand. Mais il est certain que Bonaparte, après Waterloo, s'interdit toute violence, soit qu'il obéît au calme habituel de son tempérament, soit qu'il fût dompté par la destinée; il ne dit plus comme avant sa première abdication: «On verra ce que c'est que la mort d'un grand homme.» Cette verve était passée. Antipathique à la liberté, il songea à casser cette Chambre des représentants que présidait Lanjuinais, de citoyen devenu sénateur, de sénateur devenu pair, depuis redevenu citoyen, de citoyen allant redevenir pair. Le général La Fayette, député, lut à la tribune une proposition qui déclarait: «la Chambre en permanence, crime de haute trahison toute tentative pour la dissoudre, traître à la patrie, et jugé comme tel, quiconque s'en rendrait coupable.» (21 juin 1815.)

    Le discours du général commençait par ces mots:

    «Messieurs, lorsque pour la première fois depuis bien des années j'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler du danger de la patrie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Voici l'instant de nous rallier autour du drapeau tricolore, de celui de 89, celui de la liberté, de l'égalité et de l'ordre public.»

    L'anachronisme de ce discours causa un moment d'illusion; on crut voir la Révolution, personnifiée dans La Fayette, sortir du tombeau et se présenter pâle et ridée à la tribune. Mais ces motions d'ordre, renouvelées de Mirabeau, n'étaient plus que des armes hors d'usage, tirées d'un vieil arsenal. Si La Fayette rejoignait noblement la fin et le commencement de sa vie, il n'était pas en son pouvoir de souder les deux bouts de la chaîne rompue du temps. Benjamin Constant se rendit auprès de l'empereur à l'Élysée-Bourbon; il le trouva dans son jardin. La foule remplissait l'avenue de Marigny et criait: Vive l'Empereur! cri touchant échappé des entrailles populaires; il s'adressait au vaincu! Bonaparte dit à Benjamin Constant: «Que me doivent ceux-ci? je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres.» C'est peut-être le seul mot qui lui soit sorti du cœur, si toutefois l'émotion du député n'a pas trompé son oreille. Bonaparte, prévoyant l'événement, vint au-devant de la sommation qu'on se préparait à lui faire; il abdiqua pour n'être pas contraint d'abdiquer: «Ma vie politique est finie, dit-il: je déclare mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français.» Inutile disposition, telle que celle de Charles X en faveur de Henri V: on ne donne des couronnes que lorsqu'on les possède, et les hommes cassent le testament de l'adversité. D'ailleurs l'empereur n'était pas plus sincère en descendant du trône une seconde fois qu'il ne l'avait été dans sa première retraite; aussi, lorsque les commissaires français allèrent apprendre au duc de Wellington que Napoléon avait abdiqué, il leur répondit: «Je le savais depuis un an.»

    La Chambre des représentants, après quelques débats où Manuel[25] prit la parole, accepta la nouvelle abdication de son souverain, mais vaguement et sans nommer de régence.

    Une commission exécutive est créée[26]: le duc d'Otrante la préside; trois ministres, un conseiller d'État et un général de l'empereur la composent et dépouillent de nouveau leur maître: c'était Fouché, Caulaincourt, Carnot, Quinette[27] et Grenier[28].

    Pendant ces transactions, Bonaparte retournait ses idées dans sa tête: «Je n'ai plus d'armée, disait-il, je n'ai plus que des fuyards. La majorité de la Chambre des députés est bonne; je n'ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais et quelques autres. Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé; si, au lieu d'une levée, on dispute, tout sera perdu. La nation n'a pas envoyé les députés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point, quelque chose qu'ils fassent; je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée: si je disais un mot, ils seraient assommés. Mais si nous nous querellons, au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire.»

    Une députation de la Chambre des représentants étant venue le féliciter sur sa nouvelle abdication, il répondit: «Je vous remercie: je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France; mais je ne l'espère pas.»

    Il se repentit bientôt après, lorsqu'il apprit que la Chambre des représentants avait nommé une commission de gouvernement composée de cinq membres. Il dit aux ministres: «Je n'ai point abdiqué en faveur d'un nouveau Directoire; j'ai abdiqué en faveur de mon fils: si on ne le proclame point, mon abdication est nulle et non avenue. Ce n'est point en se présentant devant les alliés l'oreille basse et le genou en terre que les Chambres les forceront à reconnaître l'indépendance nationale.»

    Il se plaignait que La Fayette, Sébastiani[29], Pontécoulant[30], Benjamin Constant, avaient conspiré contre lui, que d'ailleurs les Chambres n'avaient pas assez d'énergie. Il disait que lui seul pouvait tout réparer, mais que les meneurs n'y consentiraient jamais, qu'ils aimeraient mieux s'engloutir dans l'abîme que de s'unir avec lui, Napoléon, pour le fermer.

    Le 27 juin, à la Malmaison, il écrivit cette sublime lettre: «En abdiquant le pouvoir, je n'ai pas renoncé au plus noble droit du citoyen, au droit de défendre mon pays. Dans ces graves circonstances, j'offre mes services comme général, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie.»

    Le duc de Bassano lui ayant représenté que les Chambres ne seraient pas pour lui: «Alors je le vois bien,» dit-il, «il faut toujours céder. Cet infâme Fouché vous trompe, il n'y a que Caulaincourt et Carnot qui valent quelque chose; mais que peuvent-ils faire, avec un traître, Fouché, et deux niais, Quinette et Grenier, et deux Chambres qui ne savent ce qu'elles veulent? Vous croyez tous comme des imbéciles aux belles promesses des étrangers; vous croyez qu'ils vous mettront la poule au pot, et qu'ils vous donneront un prince de leur façon, n'est-ce pas? Vous vous trompez[31].»

    Des plénipotentiaires furent envoyés aux alliés. Napoléon requit le 29 juin deux frégates, stationnées à Rochefort, pour le transporter hors de France; en attendant il s'était retiré à la Malmaison.

    Les discussions étaient vives à la Chambre des pairs. Longtemps ennemi de Bonaparte, Carnot, qui signait l'ordre des égorgements d'Avignon sans avoir le temps de le lire, avait eu le temps, pendant les Cent-Jours, d'immoler son républicanisme au titre de comte. Le 22 juin, il avait lu au Luxembourg une lettre du ministre de la guerre, contenant un rapport exagéré sur les ressources militaires de la France. Ney, nouvellement arrivé, ne put entendre ce rapport sans colère. Napoléon, dans ses bulletins, avait parlé du maréchal avec un mécontentement mal déguisé, et Gourgaud accusa Ney d'avoir été la principale cause de la perte de la bataille de Waterloo. Ney se leva et dit: «Ce rapport est faux, faux de tous points: Grouchy ne peut avoir sous ses ordres que vingt à vingt-cinq mille hommes tout au plus. Il n'y a plus un seul soldat de la garde à rallier: je la commandais; je l'ai vu massacrer tout entière avant de quitter le champ de bataille. L'ennemi est à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes; il peut être à Paris dans six jours: vous n'avez d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des négociations.»

    L'aide de camp Flahaut[32] voulut soutenir le rapport du ministre de la guerre; Ney répliqua avec une nouvelle véhémence: «Je le répète, vous n'avez d'autre voie de salut que la négociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant à moi, je me retirerai aux États-Unis.»

    À ces mots, Lavallette et Carnot accablèrent le maréchal de reproches; Ney leur répondit avec dédain: «Je ne suis pas de ces hommes pour qui leur intérêt est tout: que gagnerai-je au retour de Louis XVIII? d'être fusillé pour crime de désertion; mais je dois la vérité à mon pays.»

    Dans la séance des pairs du 23, le général Drouot[33], rappelant cette scène, dit: «J'ai vu avec chagrin ce qui fut dit hier pour diminuer la gloire de nos armes, exagérer nos désastres et diminuer nos ressources. Mon étonnement a été d'autant plus grand que ces discours étaient prononcés par un général distingué (Ney), qui, par sa grande valeur et ses connaissances militaires, a tant de fois mérité la reconnaissance de la nation.»

    Dans la séance du 22, un second orage avait éclaté à la suite du premier: il s'agissait de l'abdication de Bonaparte; Lucien insistait pour qu'on reconnût son neveu empereur. M. de Pontécoulant interrompit l'orateur, et demanda de quel droit Lucien, étranger et prince romain, se permettait de donner un souverain à la France. «Comment, ajouta-t-il, reconnaître un enfant qui réside en pays étranger?» À cette question, La Bédoyère[34], s'agitant devant son siège:

    «J'ai entendu des voix autour du trône du souverain heureux; elles s'en éloignent aujourd'hui qu'il est dans le malheur. Il y a des gens qui ne veulent pas reconnaître Napoléon II, parce qu'ils veulent recevoir la loi de l'étranger, à qui ils donnent le nom d'alliés.

    «L'abdication de Napoléon est indivisible. Si l'on ne veut pas reconnaître son fils, il doit tenir l'épée, environné de Français qui ont versé leur sang pour lui, et qui sont encore tout couverts de blessures.

    «Il sera abandonné par de vils généraux qui l'ont déjà trahi.

    «Mais si l'on déclare que tout Français qui quittera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison rasée, sa famille proscrite, alors plus de traîtres, plus de manœuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes et dont peut-être

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