Une expédition d’outre-mer en 1838
« Entre les faisceaux d’armes tu le traînas, enfant, sur les genoux ; pour jouets, on le donnait les dépouilles des rois rapportées de la guerre… »
- Reptasti per scuta puer, regumque recentes
- Exuviæ tibi ludua erant…
Ainsi chantait Claudien ; ainsi nous entendrons chanter Victor Hugo. En 1814, ce ne sont plus les dépouilles des rois, ce sont les nôtres qui servent de hochets : l’empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la confédération du Rhin, est devenu le souverain de l’île d’Elbe ; le roi de Rome est à Vienne. Le 1er mars 1815, Napoléon, soudain, à l’effroi de l’Europe, par un de ces coups inattendus qui lui sont familiers, débarque au golfe Jouan. Que va faire la France ? La réponse de la France pourrait être douteuse ; celle de l’armée ne le sera pas : l’armée acclame le capitaine qui lui rapporte l’espoir de la victoire. Je parlais hier de la marine de 1812 ; je racontais, avec une complaisance dont je ne me défends pas, les débuts d’un jeune officier entré dans la carrière à l’époque où l’empereur n’était encore que le premier consul : il me faut aujourd’hui, avant d’aborder le récit de l’expédition que commanda, en 1838, cet officier, absent pendant quinze années de nos rangs, rappeler brièvement les circonstances qui interrompirent une carrière que nous avons vue s’ouvrir sous de si heureux auspices[1].
Le 7 mai 1815, le capitaine Baudin commandait en rade de l’île d’Aix la corvette de trente-deux canons la Bayadère. L’acte additionnel aux constitutions de l’empire est soumis à la ratification du peuple français : l’état-major et l’équipage de la Bayadère sont invités, avec tout le corps de la marine, à consigner leurs votes sur un registre. Voici la déclaration que le commandant Baudin dicte à ses officiers :
« Si la France, paisible et heureuse, pouvait sans craindre ni dissensions intérieures, ni invasion de l’étranger, discuter à loisir les institutions qui lui conviennent, aucune puissance au monde ne nous contraindrait à voter en faveur de l’acte qu’on nous propose aujourd’hui. Mais la patrie est en danger, l’Europe nous menace de toutes parts et le devoir de tous les vrais Français est de se rallier autour du chef du gouvernement, de faire cause commune avec lui contre l’ennemi commun. Nous donnons donc notre consentement à l’acte additionnel et nous faisons signer avec nous tous nos subalternes. Cependant nous devons à notre honneur, nous devons à notre conscience de déclarer que nous sacrifions aujourd’hui notre opinion personnelle au salut de la France. Lorsque l’ennemi extérieur aura été repoussé, lorsque tous les dangers qui menacent notre existence politique seront écartés, nous nous réservons de réclamer des institutions plus complètement libérales. »
Enthousiasme des anciens jours, où t’étais-tu donc réfugié ? Si tous les marins partageaient, à cette époque, l’opinion des officiers de la Bayadère, si la flotte, gagnée par la contagion générale, se montrait à ce point raisonneuse, c’en était fait de la marine de 1812. Napoléon revenu de l’Ile d’Elbe, accueilli dans Paris, ne devions-nous pas l’accepter tout entier, l’accepter avec ses ailes et avec ses serres. Lui rendre l’épée, le sceptre, et vouloir le charger d’entraves, était assurément la pire combinaison que put nous suggérer notre humeur inquiète. Admirez cependant les contradictions humaines : le malheur va soudain rendre au vainqueur d’Austerlitz son auréole. Il est des cœurs qui ne résistent pas à la séduction de l’infortune ; le cœur du capitaine Baudin était de ceux-là. Après le coup de foudre de Waterloo et l’abdication de l’empereur, le gouvernement provisoire s’était engagé à mettre à la disposition du souverain déchu deux frégates, la Saale et la Méduse. Ces frégates, mouillées en rade de l’île d’Aix, devaient transporter l’empereur en Angleterre. Napoléon arrive à Rochefort le 3 juillet. Il y trouve bien les frégates promises, mais non pas les sauf-conduits des gouvernemens étrangers, garantie sans laquelle les frégates ne sauraient sortir du port : les passes de la Charente sont soigneusement gardées par les croiseurs anglais.
En ce moment, la Bayadère, détachée à l’embouchure de la Gironde, restait mouillée sur la rade du Verdon. L’empereur, déjà inquiet des dispositions du gouvernement provisoire, charge le préfet maritime de Rochefort, M. le baron de Bonnefoux, de demander au capitaine Baudin s’il voudrait entreprendre de le conduire aux États-Unis. La réponse du commandant de la Bayadère mérite d’être textuellement reproduite.
« Monsieur le baron, écrit le capitaine Baudin, s’il ne s’agissait que de moi, de mon existence, de mon honneur même, je n’aurais pas en besoin d’un seul instant de réflexion pour répondre affirmativement à la question contenue dans votre lettre d’hier soir. Mais il s’agit de sauver à un grand homme, à la France entière, l’humiliation qui serait le résultat d’un insuccès. J’ai donc dû peser mûrement toutes les chances de l’entreprise que vous me proposez et je n’hésite pas à dire que je la crois possible et facile, que je suis prêt à m’en charger.
« Ni la Bayadère ni l’Infatigable, qui sont ici sous mes ordres, n’ont une marche supérieure ; mais le hasard met en ce moment à ma disposition deux magnifiques navires américains, — le Pike et le Ludlow, — qui, par suite de la paix récemment conclue, se trouvent à mes côtés, au bas de la Gironde, tout prêts à faire voile pour les États-Unis. Tous deux ont, par leur rapidité extraordinaire, échappé, comme corsaires, à toutes les croisières anglaises, pendant la dernière guerre. Je les emmènerai avec moi et, s’il le faut, je mettrai l’empereur à bord de l’un des deux. En cas de rencontre, je me dévouerai avec la Bayadère et l’Infatigable pour barrer passage à l’ennemi : je suis bien sûr de l’arrêter, quelque supérieur qu’il puisse être.
« J’ai d’ailleurs un moyen à peu près infaillible de détourner l’attention de la croisière ennemie et de dégager l’embouchure de la rivière : il n’existe qu’un seul cordon de croiseurs ; ce cordon une fois franchi, nous aurons la mer libre. Que l’empereur se hâte donc de venir, dans le plus grand secret, avec le moins de suite et le moins de bagages possible : je l’emmènerai aux États-Unis. Il peut se fier à moi. J’ai été opposé de principes et d’action à sa tentative de remonter sur le trône, parce que je la considérais comme devant être funeste à la France, et certes, les événemens n’ont que trop justifié mes prévisions : aujourd’hui il n’est rien que je ne sois disposé à entreprendre pour épargner à notre patrie l’humiliation de voir son ancien souverain tomber entre les mains de notre plus implacable ennemi. Il y a seize ans, mon père est mort de joie en apprenant le retour d’Egypte du général Bonaparte : je mourrais moi-même aujourd’hui de douleur de voir l’empereur quitter la France, si je pensais qu’en y restant il pût encore quelque chose pour elle. Mais il faut qu’il ne la quitte que pour aller vivre honoré dans un pays libre, non pour mourir prisonnier de nos rivaux. Comptez donc sur moi, monsieur le baron, et agréez l’assurance de tout mon respect. — Bayadère, rade du Verdon, 4 juillet 1815, quatre heures du matin. »
Cette lettre expédiée, le capitaine Baudin prit sur-le-champ les mesures nécessaires pour assurer l’exécution de son projet. L’embargo fut mis sur tous les navires qui descendaient la rivière. Le jour où la Bayadère appareillerait avec l’empereur à son bord, liberté leur serait rendue : ils sortiraient probablement tous à la fois et partageraient ainsi l’attention de la croisière anglaise.
La rade du Verdon n’est pas à plus de quinze lieues de Rochefort. Dans la journée même arriva la réponse du baron de Bonnefoux : l’empereur approuvait les propositions du capitaine Baudin et lui faisait savoir « qu’il n’avait qu’à l’attendre. » Le capitaine Baudin attendit. Un jour, deux jours, trois jours, huit jours se passèrent dans cette anxieuse attente ; quarante navires étaient retenus par l’embargo, la croisière anglaise grossissait tous les jours : le commandant de la Bayadère crut devoir expédier à Rochefort un courrier. En réponse il reçut l’invitation de lever l’embargo. Le 11 juillet, au coucher du soleil, le vent étant favorable pour sortir par les trois passes du sud, de l’ouest et du nord, le signal qui affranchissait la flotte marchande de toute contrainte fut hissé. Les quarante navires mirent à la voile : chacun faisant route pour sa destination, ils se trouvèrent bientôt dispersés en éventail. La Bayadère appareilla la dernière. Nul obstacle à l’horizon ; aussi loin que la vue pût s’étendre, la mer était libre : la croisière anglaise se montrait éparpillée, courant, pour les visiter, d’un navire à l’autre. La Bayadère aurait réussi à passer !
« Je revins à mon poste dans la nuit, poursuit le capitaine Baudin, et le lendemain matin, comme je descendais à terre, au Verdon, je rencontrai, se dirigeant vers la Bayadère, un bateau pêcheur qui portait un officier de marine. » Cet officier n’était autre que le général Lallemand déguisé. Le capitaine Baudin apprit par lui ce qui s’était opposé à l’adoption de son plan. Plusieurs des personnes qui entouraient l’empereur mettaient tous leurs soins à le détourner d’aller aux États-Unis : elles jugeaient mal l’Angleterre et croyaient pouvoir garantir au nouveau Thémistocle un accueil honorable au foyer britannique. Le foyer britannique, ce n’était — l’histoire ne l’oubliera pas — qu’une étape sur la route de Sainte-Hélène. Le côté épique de cette détermination avait, il est vrai, quelque chose de séduisant pour l’imagination d’un homme qui, de Brienne à Waterloo, ne cessa jamais d’être poète et de se rappeler ses classiques. Et puis, faut-il le dire ? — le commandant Baudin, tout en se dévouant de la façon la plus absolue, ne se défendait peut-être pas assez de mêler à ses assurances de dévoûment quelques paroles de blâme. On est impérieux aux Tuileries ; on devient facilement ombrageux à Rochefort. Mille doutes cruels assiégeaient l’esprit du malheureux souverain, qui se sentait d’avance livré par une fatalité implacable aux terreurs vindicatives de l’Europe : au dernier moment, un secret instinct le faisait reculer devant l’autre auquel ses plus fidèles amis le pressaient imprudemment de se confier.
Le général Lallemand avait mission d’étudier de nouveau les chances d’une évasion par la Gironde, car c’était bien, hélas ! d’une évasion qu’il s’agissait alors pour ce victorieux qui tint pendant dix ans le monde sous ses pieds. « Pouvez-vous, voulez-vous toujours entreprendre ce que vous avez proposé il y a huit jours ? » demande le général au capitaine Baudin. « Je le veux encore, répondit le commandant de la Bayadère, seulement je le puis moins facilement qu’hier. C’est sur l’invitation de l’empereur que je me suis démuni des moyens sur lesquels je comptais pour favoriser sa sortie ; je vais aller à Bordeaux m’en créer d’autres. Que l’empereur vienne donc ! Mais qu’il vienne sans cet entourage de quarante personnes qu’il traîne après lui. Qu’il vienne avec une malle, un valet de chambre, un ou deux amis, gens de tête et de cœur. Qu’il arrive en petite chaise de poste, demain matin, sans bruit. » Le général Lallemand repartit sur-le-champ pour Rochefort ; le capitaine Baudin courut à Bordeaux chez le général Clauzel qui commandait les débris de l’armée française sur les bords de la Gironde. A deux heures du matin, le capitaine et le général se transportaient chez le consul américain, M. Lee. En quelques mots Baudin expose le motif de sa visite : il vient demander au consul de l’assister dans son entreprise. Pour toute réponse M. Lee lui saute au cou. Un navire américain se trouvait dans le port ; on fait venir immédiatement le capitaine : qu’il appareille sans perdre un instant et aille, sur la rade du Verdon, se mettre à la disposition du commandant de la Bayadère.
Tout était réparé : Non ! Tout était perdu ! En rentrant à son bord, le capitaine Baudin apprend que, la veille au soir, le commandant de la croisière anglaise, le commodore Aylmer, a passé sous les forts de la côte de Saintonge sans recevoir un seul coup de canon. Quatre frégates ennemies sont mouillées à cette heure sur la rade de Royan : la dernière chance de succès vient de s’évanouir ! Le 14 juillet, au matin, le comte de Las Cases et le général Lallemand se rendent, par ordre de l’empereur, à bord du Bellérophon, pour y traiter avec le capitaine Maitland d’un embarquement qui devait être le salut et qui fut le prélude de la captivité la plus dure.
La France appartenait encore une fois aux Bourbons. Si les gouvernemens comprenaient tout le prix de la fidélité, ils honoreraient et récompenseraient les fidèles, ne fût-ce que pour l’exemple : le capitaine Baudin fut placé en non-activité. Il avait déclaré que, fort de sa conscience, il ne pourrait accepter aucune marque de mécontentement. On le blâmait : il demanda sa mise à la retraite. A différentes reprises, le gouvernement de la Restauration fit engager l’ancien commandant de la Bayadère à reprendre du service ; Baudin persista dans son refus. En 1830, croyant ramener le roi de Rome aux Tuileries, le peuple de Paris prend les armes ; trois jours lui suffisent pour renverser du trône la plus vieille dynastie de l’Europe — et ajoutons-le, car ce n’est que justice, — la plus libérale. Des complications extérieures semblaient imminentes : le capitaine de frégate retraité rentra dans la marine avec son ancien grade. Appelé presque aussitôt à prendre le commandement de la corvette de trente-deux canons l’Héroïne, Baudin ne tarda pas à montrer que quinze années de relâche ne lui avaient pas fait oublier son métier. Il est vrai que, de ces quinze années, quatre s’étaient passés entre le golfe du Bengale et le Havre, à commander deux navires de commerce, le trois-mâts la Félicie et le brick le Télégraphe. Le 6 janvier 1834, le commandant de l’Héroïne était nommé capitaine de vaisseau. Je me trouvais alors dans le Levant embarqué avec le capitaine Lalande sur le vaisseau la Ville-de-Marseille : on y parlait beaucoup de l’escadre d’évolutions rassemblée aux îles d’Hyères sous les or ires du contre-amiral Massieu de Clerval. Dans cette escadre un vaisseau se faisait remarquer par son excellente tenue, par le soin que ses officiers mettaient à le maintenir, dans toutes les évolutions, à son poste. Ce vaisseau était le Triton, commandé par le capitaine Baudin. Quand on manœuvre sous les yeux d’une centaine d’officiers et d’aspirans, sans compter les yeux des envieux, on gagne pour ainsi dire en champ clos sa réputation. Du 7 avril 1834 au 11 mars 1836, le rentrant subit à sa gloire la délicate épreuve : la marine du gouvernement de juillet n’hésita plus à mettre ses plus chères espérances dans cette épave de la marine de 1812.
Après le commandement du Triton, vint le commandement du Suffren, un énorme vaisseau de quatre-vingt-dix canons, type nouveau destiné à remplacer les constructions de M. Sané. On prétend qu’Épaminondas, chargé de faire balayer les rues de Thèbes, ne trouva pas l’office au-dessous de sa dignité : le capitaine Baudin, sur le Suffren, fut, pendant plus d’un an, occupé à transporter des troupes de Toulon en Algérie. L’hiv »-r fut rude, les luttes, pour un si gros vaisseau, quelquefois périlleuses, la mission sans charme ; le commandant du Suffren fit bravement son devoir, sans faste aussi bien que sans murmure. Le 28 avril 1838, il était nommé contre-amiral : l’expédition du Mexique l’attendait. Le 13 août, il en prit le commandement.
La génération actuelle n’a probablement gardé aucun souvenir de la succession de révoltes qui aboutit, après des luttes opiniâtres et sanglantes, à l’affranchissement des colonies espagnoles. La perte du Mexique fut surtout sensible à l’Espagne : à diverses reprises des efforts furent tentés pour recouvrer une possession qui donnait à la métropole accès sur deux mers et lui assurait annuellement un revenu de 20 millions de piastres. Une partie des armées qui avaient fait, non sans, gloire, la guerre de la Péninsule, s’usa dans ce long conflit ouvert en 1810, par l’insurrection du curé Hidalgo et terminé, le 11 septembre 1829, par la capitulation du général espagnol Baradas, à l’embouchure de la rivière de Tampico. Le général mexicain Santa-Anna, gouverneur de Vera-Cruz, avait été le premier à prendre les armes contre cette suprême tentative d’invasion : les sympathies de l’armée et du clergé l’investirent de la dictature. En dépit de quelques convulsions passagères, on peut dire que Santa-Anna, tantôt sous son propre nom, tantôt sous le nom de ses créatures, exerça, pendant près de vingt ans, un pouvoir absolu sur ce vaste territoire de 2,346,621 kilomètres carrés, le cinquième de l’Europe, et quatre fois au moins la superficie de la France, territoire où vivait dispersée, avec de longs intervalles de déserts, une population de neuf millions environ d’habitans.
Sans avoir plus qu’une autre le goût de l’anarchie, cette population en avait pris peu à peu l’habitude. Elle vivait tiraillée entre le centralisme et le fédéralisme. Les étrangers établis au Mexique auraient désiré un régime moins irrégulier : ils se plaignaient, avec vivacité, des exactions que les partis en lutte leur faisaient subir, et plus d’une fois des demandes d’indemnités furent présentées au parti qui détenait momentanément le pouvoir. Les Mexicains répondaient invariablement : « Nous sommes une nation en révolution ; nous subissons toutes les conséquences de l’état révolutionnaire : les émeutes, les exactions, les jugemens iniques, les pillages, les assassinats. Les étrangers qui sont venus s’établir sur notre sol se sont volontairement, de leur plein gré, exposés à toutes les conséquences d’un tel état de choses ; ils n’ont point le droit de se plaindre de les avoir subies. S’il fallait les indemniser, le trésor mexicain n’y suffirait pas. »
Ne pouvant réussir à faire écouter ses réclamations, le gouvernement français prit le parti de rompre : le blocus des côtes du Mexique fut déclaré en 1837. En deux mois le trésor mexicain se vit privé de 10 millions de francs que lui auraient payés, sous forme de droits de douane, les navires arrêtés par la croisière française. La République perdait ainsi sa principale source de revenus : le pays ne s’en montra pas ému outre mesure. Deux frégates et deux bricks se trouvaient alors réunis dans les eaux de Vera-Cruz, sous les ordres du capitaine de vaisseau Bazoche, montant la frégate de soixante canons l’Herminie, Le ministre de France, le baron Deffaudis, crut devoir, le 23 mai 1838, exposer au commandant Bazoche la situation telle qu’il l’envisageait après un essai de blocus suffisamment prolongé pour qu’on pût en mesurer les effets. « La question politique, lui écrivait-il, de savoir si une attaque victorieuse de votre division, sur la forteresse d’Ulloa, ne serait pas plus favorable qu’un simple blocus à la terminaison de nos différends avec le Mexique, aussi bien qu’à la sécurité de nos nationaux résidant encore dans ce pays, me semble devoir se résoudre définitivement par l’affirmative. Permettez-moi donc, monsieur le commandant, de vous poser la nouvelle question toute militaire qui se présente ici à résoudre… L’attaque de Saint-Jean-d’Ulloa devant avoir de très grands avantages, si elle réussit promptement, mais pouvant avoir des inconvéniens plus grands si le succès est trop retardé et, surtout, si elle échoue, croyez-vous avoir des certitudes suffisantes d’un prompt succès ? Je dis des certitudes suffisantes et non des chances suffisantes. Si le prompt succès de l’attaque n’était pas aussi certain que peut l’être une entreprise de ce genre, il vaudrait mieux nous abstenir. »
Tout était prêt, le plan d’attaque dressé. « Maîtres d’Ulloa, assuraient les partisans d’une action immédiate, nous dominerions tout le littoral à vingt lieues de profondeur ; les habitans nous répondraient, tête pour tête, de la vie et de la liberté de nos concitoyens. » Ce sont là de jeunes et présomptueuses confiances : un chef digne de ce nom ne les accueille pas sans mûres réflexions, dût-on lui reprocher « de fondre tout à coup dans la main des hommes de cœur, à vues élevées, à résolutions fortes, à intelligence supérieure, » qui se sont donné la mission de l’inspirer. Le commandant Bazoche convoqua sur-le-champ, en conseil de guerre, le capitaine de l » Iphigénie, M. Parseval-Deschènes, les capitaines du La Pérouse et de l’Alcibiade, MM. Fournier et Laguerre. Ces noms n’étaient pas ceux des premiers venus. Quiconque a gardé la mémoire du brillant personnel dont se composa la marine du gouvernement de juillet en citerait difficilement de plus universellement estimés. Pour nous rendre compte des motifs qui dictèrent les résolutions de ces trois vaillans capitaines, il est indispensable de faire une rapide inspection des lieux et d’examiner sommairement les conditions de l’entreprise à laquelle on les conviait.
La baie de Vera-Cruz est semée de bancs de coraux qui, à marée basse, se trouvent presque à fleur d’eau. Quelques-uns de ces écueils ont été, comme le haut fonds de Sacrificios, convertis par les apports des vents en îlots de sable. De Sacrificios au fort d’Ulloa la distance est de trois milles ; elle est d’un mille à peine, mesurée entre l’îlot et la partie de littoral qui lui fait face. Vers le nord-est se prolongent, jusqu’à quatre milles au large, les récifs de Pajaros, de l’île Verte et de l’Anegada de Adentro, laissant entre eux des passes plus ou moins larges. A la hauteur de Vera-Cruz vous rencontrez une seconde chaîne presque parallèle à la première : la Lavandera, la Gallega et la Galleguilla. Le récif de la Gallega est le plus considérable, il affecte une forme oblongue. Sa longueur, du sud au nord, peut être évaluée à 2,600 mètres ; sa largeur, de l’est à l’ouest, ne dépasse guère 1,200 mètres. Le fort d’Ulloa occupe l’angle sud-ouest de ce plateau rocheux. Du fort à la ville, vous ne compterez pas plus de six encablures : le canon d’Ulloa tient donc Vera-Cruz à sa merci. Les bâtimens mouillent aussi près que possible de la forteresse : ce poste est celui qui leur offre le meilleur abri ; des bâtimens du tirant d’eau de l’Herminie et de l’Iphigénie peuvent y avoir accès. Le chenal est cependant étroit et assez difficile à suivre. Quant au fort, vous pouvez vous le représenter comme un parallélogramme flanqué de quatre bastions. Les deux grands côtés, dirigés à peu près de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est, mesurent chacun 200 mètres ; les petits côtés en mesurent 140. Le bastion de l’est, sur la face qui regarde la haute mer, porte le nom de bastion de la Soledad ; celui de l’ouest est le bastion de Santiago. Sur la face qui regardé le sud et la ville, on trouve à droite, en se tournant vers la terre, le bastion de San-Pedro, à gauche, le bastion de Saint-Crispin. Presque à toucher le bastion de Saint-Crispin, s’élève un cavalier qui recouvre le grand magasin à poudre.
En avant du front du large est jetée une demi-lune qui masque et protège la porte du fort. A droite et à gauche de la demi-lune s’étendent deux batteries rasantes : la batterie de San-Miguel et la batterie de Guadalupe. L’espace compris entre les extrémités de ces batteries basses est de 350 mètres environ. Tout cet ensemble de fortifications est armé de 186 bouches à feu (103 pièces de bronze et 83 pièces de fer). L’aspect en est imposant et la réputation plus imposante encore : le fort de Saint-Jean-d’Ulloa est généralement tenu pour inexpugnable. Cependant un officier d’une rare valeur, qui, sous un déguisement audacieux, est parvenu à le visiter, qui en a étudié de près les défenses, qui en a compté homme par homme la garnison, s’étonne qu’on ose mettre en doute « que 1,500 matelots français, disposant de 200 canons, avec plus de munitions de guerre que n’en renferme peut-être toute la république du Mexique, soient en état d’emporter un fort occupé par 800 Mexicains, femmes et enfans, vieillards, galériens, déguenillés, mal armés, mourant de faim, dont 400 ou 500 seulement peuvent combattre. »
Le lundi, 4 juin 1838, le conseil de guerre se rassemble : les débats n’amènent aucune décision. Le président, le commandant Bazoche, renvoie au lendemain la mise aux voix des projets présentés. Le 5 juin, il expose le plan qui lui paraît satisfaire le mieux aux exigences de la situation : ce plan consiste à pénétrer dans la rade de Vera-Cruz par la passe de l’Est. Les deux frégates seront embossées par le travers du bastion de Saint-Crispin, à portée de fusil de la muraille ; la fusillade et le tir des pierriers placés dans les hunes se joindront au feu des batteries pour expulser les défenseurs du bastion et du cavalier qui le domine ; on donnera ensuite l’escalade soit à l’aide d’un ponton, soit en faisant accoster de petits navires disposés à cet effet.
Le côté hasardeux d’un tel coup de vigueur ne pouvait échapper aux officiers expérimentés qui composaient le conseil de guerre. Le chenal, que les frégates devront suivre, nous l’avons déjà dit, est étroit et sinueux ; en quelques endroits, il n’offre que 24 pieds de profondeur et la levée constante qu’y produit la houle ne peut être évaluée à moins de 2 pieds. Admettons qu’on le franchisse sans accident ; lorsqu’on sera embossé sous les murs de la forteresse, on sera pris d’écharpe par les feux croisés des fortins bâtis aux deux extrémités de la ville. Chacun de ces fortins pourra braquer sur les frégates trois canons de 24. Le commandant Bazoche propose de masquer ces ouvrages en leur opposant les batteries des deux bricks de vingt canons dont la station dispose. Un brick français de vingt canons, soutenu par le feu de deux frégates et embossé à la distance de 350 toises d’un fortin mexicain, sans épaulemens, sans parapets, de 20 pieds à peine de hauteur, armé de dix canons, ne pourra-t-il donc faire taire trois canons de 24, seules pièces que la direction du tir permettra aux ennemis d’employer ? On ne demande pas au brick de s’emparer du fortin ; il suffira qu’il lui impose silence pendant une heure et demie, temps jugé nécessaire pour l’escalade.
Les commandans de l’Alcibiade, du La Pérouse, de l’Iphigénie, successivement consultés, déclarent que, dans leur opinion, on ne saurait compter sur l’action des bricks. Ce n’est pas le feu du fortin qu’il faut craindre pour ces bâtimens, c’est la difficulté de se rendre au mouillage indiqué et l’impossibilité presque certaine de s’en tirer en cas d’insuccès : « Ne pourrait-on alors occuper préalablement les fortins soit par escalade, soit par une attaque en règle tentée par une troupe de débarquement ? » Il serait malaisé de surprendre des ouvrages que l’on doit supposer soigneusement gardés : parvint-on, d’ailleurs, à s’en rendre maître, comment s’y maintiendrait-on, dominé qu’on serait par les maisons voisines ? Le conseil, à l’unanimité, repousse le projet soumis à son examen : mieux vaudrait, suivant lui, embosser les frégates et les bricks parle travers des deux bastions qui regardent le large et opérer ensuite un débarquement sur le récif de la Gallega, récif qu’on a tout lieu de supposer guéable.
Malheureusement, ce second projet, avant qu’il soit possible de passer à l’exécution, exige de longues études, des reconnaissances préalables : la fièvre jaune ne laissera pas le temps de les entreprendre. Elle s’abat sur les deux frégates, et, en quelques jours, les convertit en hôpitaux flottans.
Le gouvernement français, cependant, avait résolu d’en finir. Des forces considérables se rassemblaient à Brest et à Toulon ; frégates, bricks et bombardes s’armaient à la hâte. On se proposait d’y joindre deux navires à vapeur, les premiers navires français de ce genre qui aient, je crois, traversé l’Atlantique. Le contre-amiral Baudin prendrait le commandement de cette division navale et arborerait son pavillon sur la frégate la Néréide. Le roi, pour mieux marquer le dessein bien arrêté de la France d’obtenir de justes réparations, confiait à l’amiral son propre fils, le prince de Joinville, investi du commandement de la corvette la Créole. L’expédition entrait dans une nouvelle phase.
Allait-on donc faire revivre ce fameux plan de Bolivar qui dort dans les cartons du ministère des affaires étrangères ? L’Amérique serait-elle divisée en petites monarchies, sous la garantie des flottes et des armées européennes ? « Les têtes faibles, au Mexique, nous affirme un témoin de ces événemens, n’en doutaient déjà plus. C’était le vœu secret de tout un parti, du parti le plus puissant à cette heure. Bourbon d’Espagne ou Bourbon de France, peu lui importait, pourvu qu’on lui rendît l’état monarchique. » Si pareil dessein a jamais été agité dans les conseils de la couronne, je dois déclarer que les papiers les plus secrets-de l’amiral Baudin n’en ont gardé aucune trace. On ne voit qu’une chose dans ces documens qui m’ont été communiqués sans réserve : l’ardeur d’un jeune prince impatient de se distinguer et plus heureux dans cette tentative que l’héroïque enfant qui a donné son sang à l’Angleterre, ne pouvant pas le donner à la France.
« Le jour où Votre Excellence m’a confié le commandement des forces navales dans le golfe du Mexique, écrivait au vice-amiral de Rosamel, alors ministre de la marine, le contre-amiral Baudin, je lui ai annoncé que mon départ de Brest aurait lieu le 1er septembre. En effet, aujourd’hui, 1er septembre 1838, nous sommes sous voiles et déjà hors du goulet à neuf heures du matin. » Cette ponctualité est d’heureux augure : elle montre à la fois l’activité du chef et la complaisance des élémens, car les vents du nord-est sont d’un précieux secours pour qui prétend sortir à jour fixe du goulet de Brest. Le vaisseau le Suffren, il est vrai, quand l’amiral Roussin le montait et se savait attendu par le contre-amiral Hugon à l’embouchure du Tage, a pu franchir l’Iroise, malgré le vent contraire : ces tours de force ne se renouvellent pas tous les jours. Encore faut-il, pour qu’on les accomplisse, que la brise reste modérée ; de gros vents de sud-ouest seraient un obstacle invincible. Le capitaine Grasset, sur la frégate-école des gabiers la Résolue, a donné à ses jeunes apprentis une leçon dont ils se souviendront toute leur vie ; il a gagné le large en louvoyant pendant vingt-quatre heures entre les cailloux avec deux ris pris aux huniers. Je ne conseille pas aux plus hardis et aux plus habiles de l’imiter.
Le 9 septembre, la Néréide, accompagnée de la Créole, mouillait sur la rade de Cadix. Deux autres frégates, la Gloire et la Médée, y attendaient l’amiral Baudin, prêtes à se ranger sous son pavillon. Le 11 septembre, toute la division faisait route. La glorieuse campagne où vont se fonder tant de jeunes renommées commence : « Soyez préparé à la guerre, écrit l’amiral au prince de Joinville, et préparez-y votre équipage. Que tous vos discours, toutes vos pensées aient le combat pour but ; que chacun, à votre bord, se familiarise avec l’idée que de brillans succès doivent être le résultat de l’activité et de l’audace unies au bon ordre, qu’un coup de main hardi, mais sérieux et exécuté avec sang-froid, avec ténacité, peut terminer la querelle, au plus grand honneur de la France et aux applaudissemens des deux mondes. La circonstance est favorable au rétablissement de la discipline, dont les ressorts ont été détendus par les habitudes d’une longue paix. Occupez-vous immédiatement de les retremper, et, pour cela, commencez par tracer très fortement la ligne de démarcation entre les divers grades. En service, il n’y a point d’égaux ; il n’y a que des supérieurs et des inférieurs, des hommes qui commandent et des hommes qui obéissent. Un équipage bien conduit doit manœuvrer, dans toutes les circonstances, comme s’il s’agissait du salut du navire ; il doit faire tous ses exercices de guerre, comme s’il se trouvait sous le feu de l’ennemi. Gardons-nous bien de croire que, dans les dangers de la navigation ou à l’instant du combat, la nécessité du moment suppléera au défaut d’habitude et créera tout à coup une impulsion extraordinaire : ce serait une erreur funeste. Attachez-vous, mon seigneur, à faire régner le silence à votre bord et à convaincre chacun de la nécessité de l’observer. Le silence est une condition d’ordre indispensable ; il est l’âme de la bonne manœuvre. Plus il semble étranger aux habitudes de notre nation, plus vous devez apporter de force de caractère, de persévérance, de soins de tous les instans pour l’obtenir, sans toutefois employer directement des moyens qui diminueraient l’affection que votre équipage doit vous porter. L’autorité ne s’exerce que par les intermédiaires : les vôtres sont vos officiers ; c’est par eux que vous devez agir sur votre équipage. Le bien du service exige que vous soyez très aimé et que les personnes qui exercent l’autorité sous vous soient un peu craintes. Un capitaine ne peut apporter d’indulgence dans le service qu’autant que ses officiers sont des instrumens inflexibles de la discipline établie. S’ils y mettent de la mollesse, il est obligé d’y mettre un excès de sévérité. Cependant, une grande bonté de la part du chef doit toujours tempérer les rigueurs de la discipline. Ce n’est qu’en nous occupant de tous les soins, même les plus minutieux, qui peuvent contribuer au bien-être et au bonheur des hommes placés sous nos ordres, que nous acquérons le droit de ne jamais leur passer une faute. » Toutes ces recommandations sont excellentes. Qu’aurait dit de mieux le duc d’Albe ou don Garcia de Toledo[2] ?
L’histoire a besoin d’un certain lointain pour ne pas tourner à la satire ou au panégyrique ; en ce qui concerne l’amiral Baudin, elle nous rappellerait surtout quelle part les circonstances ont dans la gloire des hommes. Pour quelques-uns qui laissent échapper les occasions, combien pourraient à bon droit se plaindre que l’occasion leur ait manqué ! L’amiral Baudin n’a pas rencontré les occasions qui convenaient à son envergure ; toutes ses aptitudes le désignaient pour la grande guerre : un homme de cette valeur, succédant à La Touche-Tréville, nous eût épargné les douleurs de Trafalgar. Je crois le voir encore dans sa verte vieillesse : nul ne rappela mieux l’époque où les médiocres mêmes étaient de haute taille ; il en avait gardé un certain port de tête et je ne sais quelle sorte d’emphase militaire qui ne messied pas aux héros. « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon père, » a dit l’Écriture. J’ai connu bien des hommes de mer ; j’en ai connu de tous les pays : Baudin et eux habitaient, à coup sûr, la même maison ; ils ne logeaient pas au même étage. D’une stature élevée, respirant la force, impétueux et sanguin, impérieux avec bonhomie, ce soldat vigoureux vous faisait, au premier abord, l’illusion d’un Lobau, d’un Ney ou d’un Kléber ; mais ni Lobau, ni Ney, ni Kléber n’auraient, je crois, écrit : « Malheur à quiconque voit dans la guerre autre chose qu’un moyen de conquérir la paix ! En allant au Mexique, je ne souhaite la guerre ni pour elle-même, ni pour les avantages qu’elle pourra m’apporter : que le ciel me préserve de pareils sentimens ! Je les déclare odieux et méprisables. Ce que je souhaite, c’est que les réparations dues à nos compatriotes leur soient accordées. Il serait, je le sais, plus dramatique de ravager les côtes, de profiter des dissensions entre les citoyens du Mexique pour les armer les uns contre les autres. Il en pourrait sans doute résulter un peu de gloire pour moi et mes compagnons d’armes ; la France y gagnerait-elle autre chose que d’exciter dans ce pays des ressentimens plus profonds ? »
L’amiral Baudin, on le voit, n’était pas seulement un soldat. Deux hommes se retrouvaient et se conciliaient en lui : l’homme de l’empire, au ton et au geste toujours dominateurs, — c’est celui-là qui, lorsque les Mexicains fusilleront son canot à bout portant, se dressera sur les bancs pour menacer du doigt les pelotons ennemis comme une bande d’écoliers turbulens pris en faute ; — l’homme de la révolution, qui n’a pu, au milieu de toutes les splendeurs de l’héroïque épopée, oublier complètement l’esprit et le langage humanitaires de 89. Dans ce second homme, reconnaissez le fils de Baudin des Ardennes. Charles Baudin, capitaine de la Bayadère ou commandant en chef de l’expédition du Mexique, croirait manquer au sang dont il est sorti s’il ne cherchait, dans les régions les plus élevées de la philosophie chrétienne, le principe de ses discours et de sa conduite. Sa voix eût retenti avec autant d’éclat à la tribune que dans la mêlée ; quelquefois même, — n’essayons pas de le dissimuler, — nous entendrons cette voix, faite pour les grands accens, s’enfler au-delà de ce qu’exigeraient peut-être les circonstances. Nous la trouvons trop forte ; n’est-ce point parce que tout s’est rapetissé autour de nous, les peuples et les événemens ?
Il fallut près d’un mois à la division, partie de Cadix le 11 septembre 1838, pour atteindre la côte de Saint-Domingue. Déjà les épreuves commençaient : 300 artilleurs de la marine et 25 soldats du génie avaient été embarqués à Brest sur la Néréide. A Cadix, on répartit ce contingent entre les trois frégates : il n’en resta pas moins, tant matelots que soldats, près de 600 hommes à bord du navire amiral. « L’augmentation de personnel résultant de la présence des troupes passagères, écrivait l’amiral le 13 octobre, nous met fort à court d’eau. Nous avons en des chaleurs affreuses depuis que nous sommes dans la mer des Antilles ; les équipages ont beaucoup souffert de la soif ; toutes les précautions possibles n’ont pu empêcher les matelots et les soldats passagers de s’abreuver d’eau de mer, au grand détriment de leur santé. J’ai pris le parti d’écrire au consul général de la Havane d’affréter tous les quinze jours un navire de commerce pour porter à ma division devant Vera-Cruz un chargement d’eau et de vivres frais. Je sais que ces mesures causeront des dépenses que probablement Votre Excellence n’avait pas prévues ; mais, en fait d’expéditions militaires, ce qui est économique, c’est ce qui assure le succès. Rien n’est plus dispendieux que ce qui ne réussit pas. » L’amiral Baudin, si discipliné qu’il se proposât d’être, l’a toujours pris de haut avec les ministres. Ce que je crois pouvoir garantir, — car je l’ai très intimement connu et je demeure encore pénétré de ses bontés, — c’est qu’il ne s’en apercevait pas. Il faisait la leçon à des gens qui s’imaginaient n’avoir qu’à lui donner des ordres ; il la faisait parfois d’une façon un peu sentencieuse, comme il convient à un homme qui s’inspire toujours des motifs les plus nobles et qui reste patriote dans un temps où le culte de la patrie est loin d’embraser au même degré toutes les âmes. Manquer d’eau en vue de la rivière, se voir contraint d’envoyer remplir ses futailles à 280 lieues du mouillage qu’on occupe, telle est la perspective qui s’ouvre devant la division navale du Mexique. Et cette eau, la plupart du temps, quand on l’aura fait venir à grands frais, on la recevra corrompue, « noire comme de l’encre » et fétide. Nos appareils distillatoires nous épargnent maintenant ces misères : seulement qu’on n’oublie pas qu’ils n’ont fait que déplacer la question. Au lieu d’eau, c’est du charbon qu’il faut se procurer. Si, en 1859, je n’avais capturé sur ma route des navires autrichiens chargés de 3,000 tonneaux de houille, je n’aurais jamais réussi à maintenir pendant près de trois mois le blocus de Venise. La guerre de course dont on parle tant aujourd’hui pourrait bien, faute de dépôts de charbon, devenir impossible partout ailleurs que dans les mers d’Europe : elle était autrement facile au temps de la marine à voiles. Heureusement il n’est pas nécessaire d’aller loin pour intercepter les richesses ennemies, et nos colonies mêmes ne se défendront nulle part aussi efficacement que dans la Manche ou dans la Mer du Nord.
Le 18 octobre au matin, sur la sonde du banc de Campêche, la Néréide rencontre les frégates l’Herminie et l’Iphigénie : ces frégates allaient renouveler leur eau à La Havane. Triste spectacle pour les bâtimens qui arrivent de France ! Voilà donc dans quel état on revient des côtes du Mexique ! « La fièvre jaune et le scorbut, écrit l’amiral Baudin, ont chassé l’Herminie et l’Iphigénie du golfe. Il est grand temps qu’elles atteignent un port de relâche. L’Herminie ne saurait, vu la réduction de son personnel, continuer la campagne : sur 500 hommes, elle compte 343 malades. L’Iphigénie seule pourra être remise en état de rallier mon pavillon. Elle a cependant enterré à Sacrificios quarante-cinq marins et cinq officiers. » La fortune, on serait tenté de le croire, est lâche : quand elle a commencé à frapper, elle s’acharne à plaisir sur sa victime. La pauvre Herminie, si éprouvée, ne devait pas revoir la France ; en partant de La Havane, elle alla donner sur les rochers des Bermudes et y termina sa carrière.
On parlait beaucoup, à bord de la Néréide, des nortes, coups de vent soudains qui, partis de la pointe des Florides, ne s’éteignent que dans les vastes plaines du Yucatan. Le 23 octobre, on s’estimait à sept lieues de La Vera-Cruz : une violente tempête tout à coup se déclare et pendant deux jours les robustes côtes de la frégate-amirale sont mises à l’épreuve. On sait désormais à quoi s’en tenir : la saison des épidémies fait place à la saison des tourmentes, lorsque les deux fléaux ne s’entendent pas pour vivre de compagnie. Enfin le 26 octobre apparaît au loin la cime neigeuse du pic d’Orizaba. A trois heures de l’après-midi la Néréide laisse tomber l’ancre sous l’îlot de Sacrificios. L’escadre dispersée va se concentrer. La Gloire, la Créole, l’Iphigénie, reviendront bientôt de La Havane, où l’amiral les a détachées ; la Médée, le La Pérouse, l’Alcibiade, le Cuirassier, le Voltigeur, le Du Petit-Thouars sont déjà sur rade. Le 7 novembre, arrivent, inestimable renfort, les deux navires à vapeur le Météore et le Phaéton ; puis surviennent deux bombardes, le Cyclope et le Vulcain, accompagnées du brick le Zèbre, la Fortune que l’on convertira en hôpital, la Naïade, la Caravane, l’Oreste et la Sarcelle. Les bricks l’Éclipse et le Laurier croisaient entre Tampico et Tuxpan. Un ouragan les a désemparés. L’Éclipse peut encore servir ; quant au Laurier, ce n’est plus qu’une épave : son capitaine l’a laissé à la Havane et est passé avec tout son équipage sur l’Iphigénie. « Honneur à l’Éclipse ! Honneur au Laurier ! écrira l’amiral Baudin. Je considère mes forces actuelles comme suffisantes pour un coup de main décisif. Notre plus grand obstacle est la saison : les vents soufflent presque continuellement du nord, avec une violence qui rend toute opération impossible, mais il ne faut qu’une nuit de calme, sans lune, précédée et suivie d’un jour de beau temps. »
Comment s’était établie cette confiance ? Par des reconnaissances, bien imprudentes sans doute, qui n’en méritent que mieux d’être racontées. Le commandant Le Ray, de la Médée, partait pour Mexico le jour même de l’arrivée au mouillage, avec l’aide-de-camp de confiance de l’amiral, le lieutenant de vaisseau Page. Il allait sommer le gouvernement mexicain de répondre enfin catégoriquement aux réclamations de la France. Un capitaine d’infanterie mexicain, don Calisto Zaragoza, lui servait de guide et d’escorte. Si ce Zaragoza était le futur général que nos troupes rencontreront en 1862 dans la plaine de Puebla, la coïncidence est assez curieuse pour qu’on la signale. Le commandant Le Ray emportait l’ordre de ne pas attendre la réponse du congrès au-delà de trois jours : si l’on voulait se trouver en mesure de mener à bonne fin les opérations avant l’hivernage, il n’y avait pas un instant à perdre. Dans la nuit du 3 au 4 novembre, l’amiral envoie reconnaître le plateau de la Gallega. Le plan d’attaque qui a obtenu l’adhésion du conseil de guerre convoqué par le commandant Bazoche est aussi celui vers lequel les préférences de l’amiral semblent incliner. « Le but de la reconnaissance que vous allez faire ce soir, écrit-il au prince de Joinville, est seulement de chercher sur le récif une partie guéable par laquelle on puisse s’approcher de la forteresse. » et c’est un prince, un fils de France, que l’amiral croit devoir charger de ce soin ! N’y a-t-il pas lieu de s’en étonner ? Quel otage on s’expose à mettre aux mains des Mexicains ! Les généraux ont plus de peine qu’on pense à résister à de juvéniles ardeurs : on en a en la preuve au Zoulouland. La mission d’ailleurs fut remplie avec autant de zèle que d’intelligence. « Je suis parti du mouillage de Sacrificios, — ainsi s’exprime le rapport du prince, — à onze heures du soir. Deux embarcations armées accompagnaient le canot que je montais. Le temps était à souhait : la lune éclairait peu, l’atmosphère était calme et une faible houle faisait marquer les brisans. Les Mexicains avaient probablement vu de la côte le départ de nos embarcations, car une fusée partit d’un point situé presque en face de votre frégate. Un grand feu fut aussitôt allumé sur une des extrémités du fort ; la cloche fut mise en branle ; les batteries s’éclairèrent avec promptitude. Nous étions découverts. Notre exploration n’en a pas moins continué et nous avons enfin trouvé à trois quarts de mille du fort une petite crique où la mer est parfaitement tranquille et où les plus grandes embarcations pourront entrer et mouiller. Voyant que le fond vers le sud était très égal, mais trop élevé pour permettre aux canots d’approcher, je suis entré dans l’eau et me suis dirigé vers le fort. Partout nous avons trouvé le sol parfaitement égal et à environ 1 pied au-dessous de l’eau. Le sol, de sable, est recouvert d’une couche d’herbes marines très courtes, qui ne gênent aucunement la marche. En nous avançant près du fort, nous avons de nouveau donné l’éveil à la garnison, qui, du reste, se garde très bien. Elle a même fait sortir, par la porte de la place d’armes du chemin couvert, un détachement qui, en s’avançant sur l’îlot et en entrant ensuite dans l’eau pour nous éloigner, nous a donné la preuve que le récif était praticable d’un bout à l’autre. »
On comprend que le prince ne se soit pas soucié d’insister sur le danger qu’il venait de courir. Un de ses compagnons, destiné à devenir un de nos plus brillans généraux, le commandant du génie Mengin, n’avait pas les mêmes raisons de se taire : « Nous étions sans armes, dit-il, à 600 ou 700 mètres de nos embarcations, et la présence du capitaine Le Ray à Mexico nous faisait un devoir d’éviter toute espèce de collision. Nous prîmes le parti de hâter notre retraite le plus possible, ce qui dura cinq minutes environ. Au bout de ce temps, la poursuite ayant cessé, nous continuâmes avec moins de précipitation. Nous regagnâmes nos embarcations vingt-cinq minutes après avoir commencé notre retraite. Il était à peu près deux heures et demie. De notre reconnaissance, il résulte que le banc de la Gallega présente une surface toujours guéable, très unie et très commode pour la marche. Entre l’anse du débarquement et le fort, la distance est de 1,000 à 1,100 mètres, distance très favorable en ce qu’elle est en dehors de la bonne portée du canon et tout à fait hors de vue la nuit. » Le 12 novembre, l’amiral voulut renouveler l’exploration de la Gallega : il la renouvela en personne. Le prince de Joinville l’accompagnait. Avec un peu d’audace, les Mexicains prenaient cette fois du même coup de filet le chef de l’expédition et le capitaine de la Créole. « J’étais, nous apprend l’amiral Baudin, avec le prince de Joinville, à la tête d’une petite colonne de trente hommes. Je fis faire halte à la colonne à moins de 20 toises de la batterie basse de San-Miguel, lorsque, après avoir été hélé par les sentinelles mexicaines et avoir entendu le commandement de : Apprêtez armes ! j’eus reconnu, au bruit des fusils qu’on armait, que l’ennemi avait une force considérable sur pied dans la batterie. Le chef de bataillon Mengin, qui est un peu sourd, continua de s’avancer seul jusqu’au pied d’une rampe par laquelle l’ennemi pouvait facilement descendre vers lui et l’enlever. Nous étions dans l’eau jusqu’à la ceinture : il nous aurait été impossible de le secourir. D’ailleurs, une retraite immédiate était indispensable. Mon secrétaire, M. Moreau, se détacha par mon ordre et alla prévenir M. Mengin du danger qu’il courait, au risque d’être enlevé avec lui. »
Quand on a vu devant Sébastopol l’obstination des officiers du génie envoyés en reconnaissance, le superbe dédain du colonel Frossard pour les précautions les plus légitimes, il est difficile de croire que la prétendue surdité du commandant Mengin n’ait pas été, en cette circonstance, un peu volontaire : Nelson, à Copenhague, rappelé par les signaux de l’amiral Parker, appuyait sa longue-vue sur son œil crevé. Le commandant Mengin tenait essentiellement à toucher pour ainsi dire du doigt les défenses ennemies, car il était spécialement chargé de dresser, après cette seconde exploration, le plan d’attaque. « Il est important, disait le commandant, que la mer soit calme, plutôt basse que haute, la nuit aussi obscure que possible. L’expédition partira donc du mouillage quatre heures avant le lever de la lune, comptant : une heure et demie pour le trajet de Sacrificios à l’anse du récif ; une demi-heure pour le débarquement ; trois quarts d’heure pour arriver jusqu’à la palissade du fort, avec une petite halte à moitié chemin ; une demi-heure pour l’attaque du chemin couvert et pour la mise hors de service des batteries basses ; une demi-heure pour la retraite jusqu’aux embarcations, si l’on doit se contenter de ce résultat incomplet. Mais il peut fort bien arriver que la poursuite des Mexicains, chassés des ouvrages avancés, conduise la tête d’une des colonnes jusque sous la voûte qui donne entrée au fort. Dans ce cas, sans essayer de pousser plus loin, les hommes feront ferme dans le passage, empêcheront ainsi de refermer la porte et appelleront au secours. Le commandant supérieur de l’attaque ordonnera aux clairons de sonner, et toutes les troupes se précipiteront dans le fort aux cris de : Vive le roi ! »
Pour concevoir et pour mettre à l’étude de pareils projets, il fallait bien mépriser l’ennemi qu’on allait avoir à combattre ! Cette confiance est souvent un gage de victoire : quand elle conduit, comme à Guadalupe, à un échec, Dieu sait si on lui épargne le blâme et la raillerie. La campagne de 1805, en Autriche, a vu cependant, s’il en faut croire les Mémoires du général Lejeune, des places fortes ainsi emportées par un brusque assaut. Le plus sûr sera de ne pas s’y fier, surtout quand on attend des bombardes. Les feux courbes, peu usités encore, vont tout à l’heure montrer qu’on a plus facilement raison des forteresses avec des mortiers qu’avec des échelles.
Ce sera l’éternel honneur de l’amiral Baudin de n’avoir ouvert les hostilités qu’à la dernière extrémité. Le commandant Le Ray rapportait de Mexico une réponse évasive : l’amiral consentit à se rendre à Jalapa pour s’y aboucher personnellement avec les plénipotentiaires mexicains. « La France, disait-il, est loin de nourrir aucune arrière-pensée qui soit contraire à l’indépendance et à l’intégrité territoriale du Mexique. En bloquant vos ports, elle a usé du moyen le plus doux qui fût en son pouvoir pour obtenir, après tant d’années et tant de démarches, le redressement des griefs de ses nationaux. » Le ministre des affaires étrangères de la république mexicaine, M. Cuevas, n’essayait pas de pallier les torts de son gouvernement ; il continuait seulement de se retrancher derrière l’irresponsabilité morale d’un pays bouleversé par ses agitations intérieures. « Les désordres dont vous vous plaignez, répondait-il imperturbablement à l’amiral Baudin, sont la conséquence inévitable et fatale de l’enfance politique du Mexique. » Arrivé à Jalapa le 17 novembre, l’amiral en repartit le 21, laissant entre les mains de M. Cuevas un dernier et sérieux ultimatum. « Je lui ai déclaré, écrit-il au ministre de la marine, que j’allais attendre à mon bord jusqu’au 27 la décision finale du gouvernement mexicain. Si le 27, à midi, satisfaction complète n’est pas donnée à la France, je commencerai immédiatement les hostilités. »
Différer — dilatar — est, dit-on, la maxime favorite de la diplomatie mexicaine. La ressource, cette fois, est usée : l’habileté du congrès va se heurter à une résolution inébranlable. La division navale que commande l’amiral Baudin s’est portée du mouillage de Sacrificios au mouillage de l’Ile-Verte. Dès le 26 au soir, les premières dispositions de combat sont prises : les dromes ont été mises à terre, les bouts-dehors de bonnettes descendus sur le pont ; les suspentes en chaîne, les fausses balancines, les bosses de galhaubans et d’itagues sont en place. Tout est prêt pour le lendemain ; voici les derniers ordres : les baromètres et les chronomètres des frégates seront envoyés, avec ceux des bombardes, à bord des petits bricks qui ne sont pas destinés à prendre part à l’engagement ; on mettra les chaloupes à la mer avant l’appareillage. Chacune de ces embarcations, armées par les équipages des bricks laissés au mouillage, devra être munie d’une ancre à jet et de deux aussières. Toutes iront se placer au nord des frégates, hors de la portée des canons du fort, mais en position de venir élonger des touées, s’il on était besoin. Au signal de l’amiral, les bombardes se porteront à la hauteur de la coupure du récif de la Gallega et s’y embosseront. Les trois grandes frégates — la Néréide, la Gloire, l’Iphigénie — mouilleront au sud de cette même coupure, de manière à former une ligne serrée. Mlles se trouveront ainsi à sept ou huit encablures du fort. La portée du canon de 30 court, tiré avec un seul boulet rond et une charge égale au quart du poids du boulet, est de 1,550 mètres environ, sous un angle de projection de cinq degrés. C’est donc l’angle de tir qu’il conviendra d’adopter pour le combat. Les canons-obusiers de 30, chargés à obus et tirés avec deux kilogrammes de poudre, ont, à peu de chose près, la portée des canons. Quant aux caronades, il semble inutile de les employer dans un engagement où la distance dépassera 1,400 mètres. Si l’on tient cependant à tenter de s’en servir, il faudra les pointer sous l’angle de sept ou huit degrés. L’intention de l’amiral est d’ailleurs de commencer par régler le tir de la division d’attaque à l’aide de quelques coups d’épreuve. La Naïade et la Sarcelle, placées dans la direction du nord-ouest, feront à cet effet les signaux nécessaires : le pavillon l, hissé au mât d’artimon, indiquera que le coup a porté en-deçà du but ; le pavillon 2, en tête du grand mât, qu’il a porté juste ; le pavillon 3, arboré au mât de misaine, annoncera que le projectile est tombé au-delà du fort.
Tout n’est-il pas prévu ? L’ordre du jour est bref : je ne vois pourtant aucune disposition essentielle qui y soit omise. L’amiral, lui, ne le trouve pas encore complet : « Si le feu de l’ennemi, dit-il en finissant, est vif et bien dirigé, on fera descendre dans le faux-pont les hommes de la manœuvre, pour les mettre à l’abri, ne gardant que les chefs et les servans des pièces. Les gabiers ne seront envoyés dans la mâture que s’il y avait des avaries de gréement urgentes à réparer. » N’est-ce pas ici le capitaine de la Dryade que nous entendons[3] ? Brave et excellent cœur qui voudrait, s’il était possible, garder tous les dangers pour lui !
Le 27 au matin, le temps était calme. Ordre est donné aux deux navires à vapeur le Météore et le Phaéton de prendre chacun une des deux bombardes à la remorque et de les conduire au poste d’embossage qui leur a été assigne. Le Phaéton et le Météore, bateaux à aubes de 100 chevaux, n’ont ni la puissance ni la sûreté d’allures de nos magnifiques pyroscaphes d’aujourd’hui ; plus d’une fois ils ont mis à l’épreuve la patience du chef de l’expédition. « J’ai une bien malheureuse veine, écrit l’amiral, en fait de navires à vapeur : le Phaéton n’a jamais pu marcher trois jours de suite ; le Météore, autre patraque, sans cesse détraquée, redoutant constamment l’ébranlement de son arbre de couche, a eu ses côtes rôties dans la traversée de France au Mexique. » Ingrate marine à voiles, c’est ainsi que tu parlais en 1838 de ces précieux auxiliaires, qui allaient bientôt te supplanter ! Tout éclopés qu’ils fussent, le Météore et le Phaéton, dans la journée du 27 novembre, jouèrent un rôle important : sans eux la hardiesse de s’accoster au récit eût pu, à bon droit, être taxée de témérité ; le succès même n’aurait, aux yeux des marins, absous qu’incomplètement l’amiral. Il n’est donc que juste d’attribuer à ces deux « patraques » une part considérable dans l’heureuse issue de la campagne. L’amiral Roussin aurait fort apprécié leurs services à l’embouchure du Tage.
Suivons-les dans leurs pérégrinations essoufflées ; voyons-les se multiplier pour se rendre utiles : ils commencent par amener à l’est de la petite coupure qui sépare en deux le grand récif de la Gallega, le Cyclope et le Vulcain, lourdes hourques auxquelles soixante-quatorze jours de traversée n’ont pas délié les jambes ; puis ils reviennent offrir leurs services aux frégates. Le Météore prend à la remorque la Néréide, le Phaéton se charge de la Gloire ; l’Iphigénie ne veut avoir recours qu’à ses voiles. Quelques minutes avant midi, la Néréide laissait tomber l’ancre aussi près que possible de l’accore du récif ; la Gloire et l’Iphigénie prenaient leur poste avec une remarquable précision, la première sur l’avant, la seconde sur l’arrière de la Néréide. La Naïade, la Sarcelle, le brick le Voltigeur, se sont échelonnés entre le plateau de la Gallega et l’île Verte : ils transmettront, s’il en est besoin, les signaux de l’amiral à la partie de la division laissée en réserve. La corvette la Créole a reçu l’ordre de se tenir sous voiles, en observation au nord-ouest de la forteresse. Quand on refuse à la frégate la Médée, dont les canons sont des pièces de 18, l’honneur de s’embosser à côté des frégates portant en batterie du calibre de 30, pourrait-on songer à mettre en ligne cette petite corvette, qui, à l’exception de deux obusiers, ne possède pour tout armement que des caronades ? « Le prince, a écrit l’amiral le 15 octobre, manœuvre la Créole avec une promptitude et une précision qui feraient honneur à un capitaine consommé. » S’il sait manœuvrer, le prince aura l’occasion de le faire voir : il ne lui est pas interdit de circuler entre les récifs.
L’ancre de la Néréide venait de toucher le fond ; midi n’avait pas encore sonné : un canot se détache de terre et amène le long du bord deux officiers. Ces officiers sont des parlementaires. Que le gouvernement mexicain mette de côté ses atermoiemens, qu’il accepte franchement et sans réserve les conditions de la France, le canon restera muet : convenons cependant que la réponse du congrès, cette réponse apportée avec tant d’ostentation à la dernière minute du délai fixé, aurait pu arriver un peu plus tôt. N’importe ! l’essentiel est que la réponse attendue soit claire et catégorique. L’amiral en étudie soigneusement les termes, cherche à l’interpréter dans le sens le plus favorable ; à deux heures, son parti est pris : « J’ai perdu, écrit-il au général Rincon, commandant supérieur de la province et de la ville de Vera-Cruz, tout espoir d’obtenir par des voies pacifiques l’honorable accommodement que j’avais été chargé de proposer au cabinet mexicain : je me trouve dans la nécessité de commencer les hostilités. » Un peu avant deux heures et demie, les parlementaires sont congédiés. A peine l’amiral les voit-il à bonne distance, qu’il fait le signal d’ouvrir le feu. Laissons-lui maintenant la parole : personne ne saurait mieux raconter cette journée si glorieuse pour les armes françaises.
« Jamais feu, écrit-il au ministre, ne fut plus vil et mieux dirigé : je n’eus d’autre soin que d’en modérer l’ardeur. De temps à autre je faisais le signal de cesser le feu pour laisser dissiper le nuage d’épaisse fumée qui nous dérobait la vue de la forteresse : on rectifiait alors les pointages et le feu recommençait avec une vivacité nouvelle. Vers trois heures et demie, la corvette la Créole parut à la voile, contournant le récif de la Gallega, du côté du nord. Elle demandait par signal la permission de rallier les frégates d’attaque et de prendre part au combat. J’accordai cette permission. Le prince vint alors passer entre la frégate la Gloire et le récif de la Lavandera. Il se maintint dans cette position jusqu’au coucher du soleil, combinant habilement ses bordées, de manière à canonner le bastion de Saint-Crispin et la batterie rasante de l’est. A quatre heures vingt minutes, la tour des signaux, élevée sur le cavalier du bastion de Saint-Crispin, sauta en l’air, couvrant de ses débris le cavalier et les ouvrages environnans. Déjà deux autres explosions de magasins à poudre avaient en lieu, l’une dans le fossé de la demi-lune, l’autre dans la batterie rasante de l’est. Une quatrième explosion se produisit vers cinq heures, et dès lors le feu des Mexicains se ralentit considérablement. Au coucher du soleil, plusieurs de leurs batteries paraissaient abandonnées ; la forteresse ne tirait plus que d’un petit nombre de ses pièces… A huit heures, je fis le signal de cesser le feu. Vers huit heures et demie, un canot se dirigea de la forteresse vers la Néréide. Toute la nuit on parlementa. A huit heures du matin, les officiers que j’avais envoyés à Vera-Cruz pour traiter avec le général Rincon n’étaient pas encore de retour. Je fis signifier au général que, si la capitulation n’était pas signée dans une demi-heure, j’ouvrirais mon feu sur la ville. Quelques instans après, M. Doret, mon chef d’état-major, m’apportait la capitulation signée. C’était à midi que la forteresse devait nous être remise ; l’évacuation ne put être terminée qu’à deux heures après midi. Je fis alors occuper la forteresse par les trois compagnies d’artillerie de la marine embarquées sur les frégates et je me hâtai de tirer nos navires de la position dangereuse qu’ils occupaient. Il était temps : le vent fraîchissait, la mer devenait houleuse et les ancres se brisaient comme du verre sur le fond composé de roches aiguës. »
Ces attaques de forteresses par des bâtimens au mouillage n’ont rien, on le voit, de bien dramatique : on s’embosse et on tire. S’il fait calme, une épaisse fumée enveloppe bientôt le théâtre de l’action : navires et batteries de terre ne tirent plus qu’au jugé. De temps en temps il arrive à bord des vaisseaux quelques coups perdus. Les parapets ennemis présentent plus de surface : ils sont bouleversés sans qu’il en résulte pour la forteresse attaquée un dommage bien sérieux. Tel fut le combat du 17 octobre 1854 devant Sébastopol, tel fut le combat du 17 octobre 1855 devant Kinbourn. Dans le premier de ces bombardemens, le plus important de beaucoup, une grêle de projectiles vomie pendant six heures n’entama d’une façon décisive ni le fort Constantin ni le bastion de la Quarantaine. Le lendemain, la flotte eût pu recommencer ; nos marins n’en auraient pas davantage pris pied dans l’ouvrage démoli. Tout autres sont les résultats quand les mortiers s’en mêlent : les mortiers allumèrent l’incendie dans Kinbourn, et l’incendie amena la capitulation.
A l’attaque de Saint-Jean-d’Ulloa, les trois frégates et la corvette la Créole avaient tiré 7,771 boulets et 177 obus. Les quatre mortiers des deux bombardes ne tirèrent que 302 bombes : ces bombes écrasèrent les voûtes des magasins à poudre. Bien qu’on ait porté au compte des obusiers de la Créole une des explosions, il paraît douteux que ces obusiers eussent suffi pour produire les affreux dégâts dont le général Santa-Anna, introduit dans le fort, fut témoin. Tout le front de la forteresse qui fait face à la haute mer est bâti de madrépores : les boulets l’avaient en maint endroit fait voler en éclats, le feu des batteries continuait toujours : les explosions seules portèrent le découragement au sein de la garnison. Le conseil de guerre convoqué, sur l’invitation du général Santa-Anna, n’hésita point à déclarer à l’unanimité que la continuation de la défense était impossible. Ainsi que le constata le procès-verbal rédigé le 28 novembre à deux heures du matin, plusieurs pièces gisaient démontées et le fort ne possédait pas d’affûts de rechange ; les munitions, à peu près épuisées, n’auraient permis de prolonger le feu que pendant une ou deux heures au plus ; la majeure partie des artilleurs était tuée ou blessée. L’explosion de deux des magasins à poudre, la destruction totale d’une batterie haute et de presque toute la ligne des défenses extérieures, la mort du colonel du génie, la mise hors de combat de trois officiers supérieurs, de treize officiers subalternes et de 207 soldats, avaient notablement abattu l’esprit des troupes mexicaines : pour tout renfort, le général Rincon pouvait envoyer de Vera-Cruz 80 artilleurs : c’était à peine l’armement de dix pièces. Dans ces circonstances, il ne restait d’autre parti à prendre que de capituler en s’efforçant d’obtenir les conditions les plus honorables.
La perte des Mexicains était en proportion du feu violent qu’ils eurent à soutenir ; celle des assaillans fut si faible qu’elle a fait mettre en doute les dangers de l’entreprise. La conquête du Gibraltar des Indes fut obtenue au prix de quatre tués et de vingt-neuf blessés. Le combat du Renard, on doit s’en souvenir, coûta davantage. La Néréide comptait quinze hommes hors de combat, la Gloire cinq, l’Iphigénie treize. Le Cyclope, le Vulcain, la Créole n’eurent ni tués ni blessés. Est-ce donc sur de pareils calculs que vous prétendez juger les mérites d’une action de guerre ? Le mérite consiste à tenter ce que les autres ont déclaré impossible. L’opinion générale, dans la division même du Mexique, était que le fort de Saint-Jean-d’UIloa ne pouvait être emporté que par escalade et par surprise. L’amiral Baudin a prouvé le contraire et il l’a prouvé en ne craignant pas de hasarder ses bâtimens à un mouillage où leur existence dépendait d’un souffle de brise. « La prise de la forteresse de Saint-Jean-d’Ulloa par une division de frégates françaises est le seul exemple que je connaisse, dira le duc de Wellington à la chambre des lords, d’une place régulièrement fortifiée qui ait été réduite par une force purement navale. »
Au mois de septembre 1838, pendant que la Néréide faisait route pour le golfe du Mexique, on discutait en présence de l’amiral Lalande les chances d’une attaque sur le château de Saint-Jean-d’Ulloa. Voici de quelle façon l’amiral mit un terme à la discussion : « Le fort d’Ulloa est imprenable, je l’accorde ; c’est une raison de plus pour tenter de le prendre. Personne, après tant d’objections, n’aura le droit de s’étonner, si l’on échoue ; personne, si l’on réussit, n’osera soutenir que la chose était facile. » Pour moi, ce que j’apprécie surtout, en cette circonstance, c’est la haute sagesse et l’habileté de conduite dont l’amiral fit preuve : il ne découragea pas les partisans des surprises et des escalades, parut même s’associer à leurs desseins, mais n’en poussa pas moins sa pointe résolument dans la seule direction qui promettait d’aboutir à un résultat. L’amiral gagna ainsi du temps et il en fallait aux bombardes pour arriver : le Cyclope et le Vulcain ne parurent devant Sacrificios que le 25 novembre, deux jours avant l’action.
La convention conclue avec le général Rincon limitait le chiffre de la garnison qui serait maintenue dans la ville ; elle assurait, en même temps, paix et protection à nos nationaux : Vera-Cruz devenait en quelque sorte une ville neutre. Quels furent l’étonnement et l’indignation de l’amiral Baudin lorsque, le à décembre, il apprit par une lettre du comte de Gourdon, capitaine du brick le Cuirassier laissé en observation au mouillage de Vera-Cruz, que de nouvelles troupes venaient d’entrer dans la place ! Les résidens français effrayés se réfugiaient en foule dans la forteresse occupée par nos artilleurs. Une lettre du général Santa-Anna expliqua bientôt cette violation de l’engagement contracté le 28 novembre, par le général Rincon : le gouvernement mexicain refusait son approbation à une convention conclue sans son aveu ; le président Bustamente déclarait la guerre à la France, Santa-Anna remplaçait dans Vera-Cruz le général Rincon destitué. L’amiral releva le gant avec un esprit de décision qui ne le montre certainement pas sous un jour nouveau, — car le propre de son caractère fut toujours d’être résolu, — mais qui laisse pressentir ce qu’il aurait pu faire si le sort l’eût jamais appelé à surmonter des difficultés plus dignes de son courage. En quelques minutes, il arrête son plan, se transporte le soir même à bord du Cuirassier, dicte ses ordres et fait savoir à ses capitaines qu’il s’agit d’opérer, avant que l’ennemi se soit mis sur ses gardes, un débarquement à Vera-Cruz « pour désarmer les forts et pour enlever le général Santa-Anna. » On évitera ainsi la nécessité de bombarder la ville.
Le 5 décembre, à six heures du matin, par une brume épaisse, les embarcations de l’escadre jettent sur la plage 1,500 hommes qui se partagent en trois colonnes. Les deux colonnes des ailes, commandées par les capitaines de vaisseau Parseval et Lainé, escaladent les remparts, renversent les canons, brisent les affûts et continuent leur marche sur la muraille pour se rejoindre. La colonne du centre, conduite par un général de vingt ans, le prince de Joinville en personne, enfonce la porte du môle, pénètre dans la ville et envahit la maison où elle espère surprendre Santa-Anna : elle n’y trouve que le général Arista, le fait prisonnier et se replie vers ses embarcations, ainsi qu’elle en avait l’ordre. Malheureusement, cette colonne en se retirant va donner sur une grande caserne où les soldats mexicains, chassés des murailles, s’étaient réfugiés. Au Mexique, les casernes et les couvens sont des forteresses : la caserne qui arrêtait nos marins aurait pu soutenir un siège. Le prince, excité par la résistance qu’on lui oppose, voyant tomber à ses côtés plusieurs de ses compagnons, dressait déjà une barricade, parlait d’envoyer chercher des caronades à bord de la Créole. L’amiral accourut. Son but était atteint ; les remparts de Vera-Cruz n’avaient plus de canons : il prescrivit la retraite. Ce fut un des plus beaux momens de sa vie militaire ; grâce à son admirable sang-froid, la retraite et le rembarquement s’opérèrent avec le plus grand calme.
Les cinq chaloupes de la colonne du centre, chacune portant une caronade de 18 à l’avant, demeuraient sur leurs grappins, la proue tournée vers la plage ; une pièce de 6 mexicaine, placée à l’extrémité du môle devait, en cas de retour offensif, vomir à bout portant sa mitraille sur les agresseurs : il ne restait plus que quelques marins à terre. « J’étais sur le point de me rembarquer le dernier, écrit l’amiral, lorsqu’une colonne, conduite par le général Santa-Anna, déboucha au pas de course sur le môle. Je commandai de mettre le feu à la pièce mexicaine et j’entrai dans mon canot. La décharge porta le ravage dans la colonne ennemie. Une partie des hommes qui la composaient se jeta sur la plage et borda le pied des remparts, dont toutes les meurtrières se garnirent à l’instant de tirailleurs. Les autres s’avancèrent avec audace sur le môle et ouvrirent un feu de mousqueterie très vif, principalement dirigé sur mon canot. Mon patron Guegano tomba, frappé de six balles ; l’élève de service, M. Halna du Fretay, en reçut deux ; un autre élève, M. Chaptal, jeune homme de grande espérance, fut tué. J’ordonnai alors aux cinq chaloupes de faire feu de leurs caronades. Les caronades balayèrent le môle, balayèrent la plage et firent un grand carnage des Mexicains. Une brume très épaisse survint tout à coup et couvrit la retraite de l’ennemi. »
Le brouillard ne fut pas non plus tout à fait inutile à la retraite du canot français. Chargée outre mesure, cette embarcation s’était échouée sur les enrochemens du môle : ni gaffes ni avirons ne parvenaient à la remettre à flot ; les matelots se jetèrent à l’eau pour l’alléger et se mirent à la pousser vigoureusement des épaules : elle glissa sur le fond et s’éloigna, perdue au milieu de la buée opaque. Le désarmement de Vera-Cruz, l’invasion de la maison où fut pris le général Arista, n’avaient coûté que quelques blessés ; l’attaque de la caserne et les derniers momens de la retraite ajoutèrent considérablement à nos sacrifices. La perte totale dans cette journée fut de huit tués et de cinquante-huit blessés. Nous avions eu l’imprenable forteresse à un prix bien moindre. Les Mexicains, il est vrai, mal revenus de leur chaude alarme, se hâtaient d’évacuer la ville ; pouvaient-ils y rester sous le canon de Saint-Jean-d’Ulloa ?
Le désarmement de Vera-Cruz a été incontestablement un succès : il s’en fallut de peu qu’il ne tournât mal ; le rembarquement de nos derniers pelotons fait involontairement songer à Nelson et à Ténériffe. Dans toute cette affaire, Santa-Anna paya bravement de sa personne : une des dernières volées tirées par nos chaloupes tua son cheval sous lui, l’atteignit en plein corps et lui infligea trois blessures graves. On dut l’amputer d’une cuisse ; un moment même, on désespéra de sa vie. Le 13 décembre néanmoins, le blessé se trouva en mesure, grâce à une énergie peu commune, de donner lui-même de ses nouvelles au ministre de la guerre. « La Providence, lui écrivit-il, conserve encore mes jours. Le 6, j’ai subi l’amputation de la jambe gauche que la mitraille ennemie m’avait mise en pièces. Si j’en dois croire l’opinion des médecins, je suis aujourd’hui hors de danger. Ma main droite, atteinte également par la mitraille, est en bonne voie. L’ennemi s’est retiré au mouillage d’Anton Lizardo, ne laissant devant Vera-Cruz que la Créole et les deux bombardes. La place de Vera-Cruz sera dans quelques jours complètement évacuée : mieux valait se résoudre à cet abandon que se résigner à l’ignominie de recevoir chaque jour la loi des usurpateurs du château d’Ulloa. Nos pertes se sont élevées le 5 décembre à trente et un morts et vingt-six blessés. Depuis la glorieuse journée du 5, où il a éprouvé une si cruelle déception, l’ennemi n’a pas renouvelé les hostilités. » Nulle race ne supporte mieux la défaite que la race espagnole et ne s’abat moins aisément sous un revers. L’amiral ne gagnait à ses deux beaux faits d’armes que la gloire de les avoir accomplis : retiré au mouillage d’Anton-Lizardo, mouillage beaucoup plus sûr, beaucoup mieux abrité que celui de Sacrificios, il ne savait quel nouveau coup frapper pour venir à bout de cette résistance indomptable. « Les Mexicains, écrivait-il, sont comme les Romains : ils vendront le champ sur lequel Annibal est campé. » La garnison française préposée à la garde de la forteresse commençait à souffrir ; quant à l’escadre, elle continuait à recevoir son eau et ses vivres frais de La Havane. On eût été charmé de trouver un biais pour renouer les négociations ; les Mexicains ne semblaient nullement disposés à seconder ce désir. Les Anglais, par bonheur, apportèrent la solution : ils ne tranchèrent pas ; ils dénouèrent doucement le nœud gordien. Le gouvernement français avait repoussé fièrement leur médiation officielle ; ils parvinrent à faire accepter une médiation officieuse. Par l’entremise de leur ministre à Mexico, M. Packenham, un traité de paix conclu à Vera-Cruz, le 9 mars 1839, fut ratifié le 20 par le congrès. La France obtenait, à peu de chose près, les conditions réclamées à Jalapa, et le Mexique recouvrait sa forteresse, « Si les Mexicains, écrivait l’amiral le 8 avril 1839, sont charmés de se retrouver en possession de leur citadelle, nous ne le sommes guère moins de ne plus avoir à l’occuper. Déjà vingt-quatre artilleurs, sur trois cent soixante, avaient succombé à la fièvre jaune, depuis le mois de décembre. Le vomito est inhérent aux murailles d’Ulloa. »
La France, en 1839, s’était prise d’une susceptibilité vraiment singulière à l’endroit de l’Angleterre. C’était la seule puissance qui fût réellement sympathique à nos institutions : le gouvernement le comprenait, raison de plus pour que l’opinion publique affectât de le méconnaître. L’opposition est inhérente à notre race comme le vomito aux murailles de Saint-Jean-d’Ulloa. L’intervention de l’Angleterre au Mexique s’était bornée à quelques bons offices : je ne puis croire qu’elle ait porté un réel ombrage au patriotisme le plus jaloux. Seulement tout prétexte était bon pour tenter de renverser le ministère : on se saisit de celui-là, n’en ayant pas d’autre sous la main. « Ne croyez point, écrivait avec un juste orgueil l’amiral Baudin, ceux qui vous diront qu’il y a eu de l’influence anglaise dans la libéralité des conditions accordées au Mexique. Le rôle de M. Packenham a été des plus simples : M. Packenham s’est appliqué à calmer l’exaltation des Mexicains ; jamais il ne s’est entremis pour obtenir de moi la moindre concession en leur faveur : je ne le lui aurais pas permis. »
On peut croire ici l’amiral sur parole : Anglais, Américains, éprouvèrent à plus d’une reprise combien il était facile d’éveiller sa fierté chatouilleuse. « Quand, plus tard, a dit en excellent style le lieutenant de vaisseau Maissin, une de ces espérances du corps de la marine si tristement fauchées avant l’heure, quand plus tard on étudiera avec attention ce qui s’est passé, quand on réfléchira que l’amiral français n’avait à sa disposition que quinze ou vingt navires de guerre, la plupart au-dessous du rang de frégates, et trois compagnies d’artilleurs contre un pays dont la surface est quatre fois celle de la France, qui a 9 millions d’habitans et dont la capitale est à cent lieues de la mer, alors peut-être on conviendra que cette expédition a été conduite avec quelque habileté, pour le plus grand honneur et le plus grand avantage de la France. » L’appréciation du lieutenant de vaisseau Maissin sera le jugement de l’histoire, — si toutefois l’histoire se souvient dans cent ans que la France a eu des démêlés avec le Mexique.
Parti de Brest le 1er septembre 1838, l’amiral Baudin est de retour à Brest le 15 août 1839 : « Notre affaire, écrit de nouveau son aide-de-camp, c’est le Mexique ; c’est l’expédition navale dont nous étions la tête. Qu’en a-t-on dit et qu’en dit-on encore ? Ce qu’on en dit aujourd’hui ? Mais rien du tout ! Le temps en est passé et d’autres questions plus présentes ont englouti celle-là. L’Orient est en feu ; l’empire ottoman se fend en deux : on n’a pas le temps de penser à la question mexicaine. » — « Ne vous fiez pas aux princes des hommes ! » nous enseigne l’Ecclésiaste : fiez-vous donc à la justice et à la clairvoyance des foules ! Les foules, pour admirer, ont besoin que le pavillon ne flotte pas seulement sous les quais ; elles exigent qu’il flotte bel et bien sur les murs de Lisbonne. L’audace de l’entreprise les touche peu ; ce qui les passionne, c’est le butcher’s bill (la carte du boucher). Voilà pourquoi l’entrée de vive force d’une escadre à voiles dans le Tage, — le plus beau fait d’armes de la marine moderne, je n’hésite pas à le proclamer, — n’a jamais été prisée en France à sa juste valeur. Je ne suis pas davantage certain que les mérites de la campagne de 1838 au Mexique, gâtés aux yeux du vulgaire par un traité qualifié follement de traité hâtif, aient été, dans les annales du jour, placés au rang qui leur convient.
Pour récompenser le vaillant amiral, le gouvernement du roi n’avait pas heureusement attendu le retour de la Néréide en France. Le grade de vice-amiral, conféré le 22 janvier 1839 au commandant en chef de l’expédition du Mexique, répondit à la première nouvelle de la capitulation, imposée, le 27 novembre 1838, au château de Saint-Jean-d’Ulloa. Cinq ans et demi, merveilleusement bien employés, il est vrai, ont suffi pour faire du capitaine de frégate de l’empire le commandant probable de nos flottes en cas de guerre européenne. Bien que la santé ne donne pas toujours l’énergie et que j’aie rencontré dans des corps chétifs une volonté de fer, je me réjouirai cependant quand je verrai à la tête de nos armées des hommes en possession de toute leur vigueur physique : le vainqueur de Saint-Jean-d’Ulloa n’aurait craint, en 1840, ni les fatigues, ni les veilles. Les circonstances manquèrent à sa fortune ; la paix, près de se rompre, se raffermit soudain devant la menace d’une coalition formidable. Nous vîmes se dresser à la fois contre nous la Russie, l’Autriche, la Prusse, la Turquie, l’Angleterre. Il fallut bien s’incliner : la dictature morale n’appartenait plus, comme au temps du premier empire, à la France. Le vice-amiral Baudin, revenu du Mexique, alla dépenser son activité dans les obscurs soucis d’une préfecture maritime.
En 1848, le 25 février, après une révolution qui semblait faite contre l’Angleterre plus encore que contre la monarchie, ce vainqueur, reposé par dix ans de bureau, prenait le commandement des forces navales de la Méditerranée, l’exerçait dignement, utilement, sauvait par l’énergique fierté de son attitude la discipline gravement menacée, sans trouver cependant, du 25 février 1848 au 14 juillet 1849, jour où son pavillon cessa de flotter à bord de l’Océan, l’occasion de laisser une nouvelle page à l’histoire. La gloire pour les hommes de guerre s’acquiert en une heure ; des siècles de services n’y suffiraient pas.
Le 27 mai 1854, l’empereur Napoléon III, juste appréciateur de cette vie toute d’honneur et de dévoûment, faisait déposer sur le lit de douleur de l’héroïque officier le bâton d’amiral. Charles Baudin est mort, le 7 juin 1854, investi de la dignité à laquelle les plus grandes renommées aspirent ; il est resté pour moi le héros de Saint-Jean-d’Ulloa et surtout le capitaine du Renard : c’est à ce titre que je l’offre en modèle à nos jeunes officiers. Bénis d’avance soient ceux qui sauront lui ressembler !
JURIEN DE LA GRAVIÈRE.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er février, la Marine de 1812.
- ↑ « Occupez-vous sans relâche et personnellement, écrit le duc d’Albe à don Juan d’Autriche, du paiement intégral et aux époques voulues de la solde ; occupez-vous aussi de la bonne qualité des vivres. Il importe que le soldat sache bien que c’est aux ordres, à la sollicitude de Votre Excellence, qu’il est redevable de son bien-être. Exigez que les soldats aient un très grand respect pour les officiers, mais ne permettez pas que les officiers les maltraitent, en aucune circonstance, sans motif. Il faut que le simple soldat ose venir se plaindre, si on lui fait tort ; il faut qu’il soit intimement convaincu que la moindre injustice dont on le rendrait victime sera sévèrement punie. Maintenez en même temps dans les rangs une discipline inflexible : pas de faute qui ne trouve à l’instant son châtiment ! On dira peut-être à Votre Excellence que semblables rigueurs lui aliéneront le cœur du soldat : la faiblesse l’empêcherait bien plus sûrement d’être aimée. Votre Excellence devra être très circonspecte avant de donner des ordres ; une fois l’ordre donne, elle en exigera l’exécution à la lettre. »
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er février, la Marine de 1812.