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Les Rustiques/Un satyre

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(Redirigé depuis Un satyre)
Les RustiquesMercure de France. (p. 189-215).


UN SATYRE


Comme l’angelus sonnait, le soleil s’étant depuis un moment déjà mussé derrière les nuages rouges du Mont de la Bouloie, Mimile, le petit gars du père Victor, qui gardait ses bêtes dans l’enclos des Essarts, rassembla ses vaches et ses bœufs et, le fouet claquant comme pour une menace, modula longuement d’un gosier sonore le cri coutumier de ralliement et de retour : « À l’eau lô-lô-lô lô-lô…ve ! »

Dans l’air rafraîchi où une impalpable brume se condensait en rosée, les bêtes levèrent leur mufle humide et, dociles à l’invite de leur jeune gardien, gravirent le coteau pour reprendre, par la saignée pratiquée dans le petit bois qui délimitait en haut leur pâture, le chemin de terre bordé de haies vives aboutissant au village.

Aux alentours et dans les lointains invisibles, les tintements joyeux des clochettes argentines et les bourdons graves des sonneaux indiquaient à Mimile que les autres petits bergers, ainsi que les bergères de son âge rapatriaient comme lui vers l’abreuvoir et vers l’étable leurs troupeaux repus.

À quelque cent mètres en avant, dans le même chemin, les trois vaches et les six bouvillons de sa petite camarade, la Tavie, qui, depuis une semaine, pâturaient dans la prairie voisine de son enclos, prenaient le pas accéléré, excités par les coups de fouet, et les injures vigoureuses : bougre de charogne, sale chameau, etc., de leur conductrice, que l’ombre grandissante, malgré sa hardiesse naturelle, tant soit peu effrayait sans qu’elle en voulût convenir.

Dans l’azur à peine noirci du couchant, l’étoile du berger brillait d’un feu paisible, sans un scintillement ; l’air était calme ; pas un frisson n’agitait les faîtes ajourés en dentelles sombres des haies vives sur lesquels on voyait zigzaguer comme l’éclair noir d’un vol silencieux de souris-volante ou virer en frou-frou soyeux et quasi muet le planement furtif d’une chouette.

Mimile, qui avait joué tout le jour avec sa petite voisine la Tavie dans la grande haie qui séparait leurs pâtures respectives, suivait d’un œil vigilant la marche de son troupeau. Le Frisé, un jouvenceau d’un an, capricieux et fantasque en diable, lui donnait surtout du fil à retordre, cherchant à profiter de tous les passages frayés dans l’une ou l’autre haie pour s’éclipser subitement. Aussi, tout en poussant à pleine gorge des mélodies de sa composition où les trala la la lère alternaient avec des « Frisé par ci, Frisé par là, ah grand salaud ! » et autres menaces de circonstance, Mimile faisait de temps à autre claquer vigoureusement son fouet pour, d’une façon précise et tangible, rappeler au sentiment de la discipline ses tributaires encornés se bousculant dans les ornières boueuses de l’étroit chemin.

La première maison du village, derrière l’écran circulaire de son noyer centenaire, présenta bientôt sa masse compacte dont l’obscurité grandissante amplifiait encore les dimensions, et le Creux, sorte de mare, par delà son armée naine de roseaux alignés, montant sur son pourtour une garde muette, apparut, lamé de reflets d’argent.

Une bousculade plus violente se produisit ; les petits veaux et les génisses rejetés de droite et de gauche par la poussée des grands bestiaux s’égratignèrent aux ronces flottantes des haies. Mais le berger, qui avait pour consigne de ne pas laisser boire ses bêtes à la mare, se jeta au plus épais de la mêlée et, passant devant le troupeau, de sa lanière sifflante fit rebrousser chemin aux impatients et les remit dans le droit chemin.

La grande rue du village s’ouvrait, resserrée entre ses deux rigoles desséchées par le soleil, avec ses maisons un peu retirées où brillaient des lumières et quelques vergers gardés par des murs de pierres brutes empilées simplement les unes sur les autres, au-dessus desquelles les arbres fruitiers tendaient leurs branches envahissantes. Au centre du pays se trouvait l’abreuvoir municipal qu’entretient de son jet intarissable et frais, craché par un gros triton joufflu, la bonne source canalisée après maints procès coûteux soutenus au temps jadis par les anciens des anciens de la commune.

Sans penser à autre chose qu’à ne point semer au port quelque vache à l’humeur vagabonde ou quelque génisse capricieuse, Mimile, son fouet à la main, était planté là, derrière son troupeau s’abreuvant à longs traits, quand le père Louchon, prenant son air le plus croquemitaine, s’approcha de lui :

— Ah ah ! te voilà, petit polisson ! s’exclama-t-il en le menaçant du doigt ; me dirais-tu bien ce que tu faisais hier après-midi avec la Tavie dans le gros buisson de la haie des Essarts ?

— Moi, rien ! on s’amusait, répartit Mimile naïvement.

— Et à quoi vous amusiez-vous ?… Ah ah ! tu ne réponds rien !… Petit satyre ! que je vous y reprenne encore tous les deux, ajouta-t-il en clignant de l’œil d’un air malicieux, tandis que le gamin, rougissant pour cacher sa confusion, courait détourner la Poumotte, sa plus vieille vache, qui prenait fort opportunément une direction opposée à celle de son étable.

— Satyre ! pensait Mimile en suivant son troupeau. Qu’est-ce que ce vieil imbécile a bien voulu me dire ? Et il eut beau réfléchir à tout ce qu’il avait fait avec la Tavie, il n’arriva point à trouver une explication plausible : ça tire ! ça tire ? J’sais pas ce que c’est, moi ; m… iel pour toi, vieux bac !

Et il n’y pensa plus.

Tout de même la menace du père Louchon l’avait induit en méfiance. Aussi, lorsque, le lendemain, se trouvant avec ses vaches et ses bœufs dans l’enclos des Essarts, la petite tête blonde ébouriffée de la Tavie apparut dans l’ouverture de la haie, il fit semblant de ne pas la voir.

— Hé, Mimile, cria-t-elle ! viens-tu ? On va bien s’amuser aujourd’hui, Mimile !

Forcé de lever la tête, il répondit à son tour par une brève interrogation :

— Quoi ?

— T’entends donc pas c’que je te dis ; viens t’amuser…

— Non !

— Non ? Pourquoi ?

— Pasque !

Et la Tavie eut beau insister, multiplier les interrogations sous les formes les plus diverses, il s’en tint énergiquement à son refus et à sa laconique explication : « pasque ! »

C’est que le petit gars, réfléchi et un peu timide, avait, malgré ses huit ans, pensé qu’il devait être sans doute fort grave de se livrer, en compagnie d’une fillette du même âge, à des jeux que les parents, l’école et l’église n’encouragent ni ne tolèrent, jeux qui lui valaient en outre, du père Louchon, la dénomination peu aimable de satyre.

Dépitée à son tour, après avoir traité son jeune voisin d’âne et d’imbécile, la gamine refranchit la haie et se résolut à charmer seule les heures de la vesprée.

Elle s’appliqua donc, à l’ombre d’un gros buisson, avec des pierres, de la mousse, des rameaux verts et des fleurs, à édifier une petite niche au fond de laquelle un caillou long, dressé sur une de ses bases, figurait un saint ou une sainte. Auprès de cet élu, une procession d’autres cailloux, représentant des fidèles venaient en pèlerinage demander ou la pluie ou le beau temps, à moins que ce ne fût la destruction des souris et des vers blancs, ou encore l’extermination des chenilles.

Mimile, de son côté, utilisant des cailloux, des baguettes de coudrier taillées et d’autres matériaux tout aussi rudimentaires, se livrait dans une taupinière à des travaux de fortification avec remblais, talus, poternes, pont-levis, sans oublier les fossés dans lesquels il se réservait, le moment venu, de pisser un coup pour en rendre le passage plus difficile à un imaginaire ennemi.

Tout était paisible aux alentours. Les pâturages, enclavés dans les bois de tous côtés, sauf au levant, où des haies vives érigeaient leurs épaisses barrières épineuses, restaient d’un vert dru malgré la chaleur torride de cette fin d’été. Seuls, dans un des versants caillouteux de la forêt, deux ou trois vieux hêtres accusaient, par quelques feuilles roussies prématurément, l’arrivée prochaine de l’automne et la mort de l’été.

Le sifflement intermittent d’un merle effrayé par l’approche d’une femme en quête de mûres ou par le passage d’un écureuil, l’appel criard d’un geai sautant d’une branche à une autre dans un roux ébouriffement de plumes troublaient à peine le calme plat de cette mer vallonnée de verdure sur laquelle un soleil implacable versait à pleines écluses ses cascades lumineuses et chaudes de rayons.

Dans la prairie, les vaches lentement avançaient, broutant devant elles sans hâte et sans trêve. Le fanon musculeux ballottait de droite et de gauche comme une épaisse draperie qu’agitaient les mouvements de mufle réguliers et lents, tandis que la queue vigilante voltigeait sans relâche alentour de leurs cuisses et de leurs flancs, chassant les taons assoiffés de sang et les mouches importunes. De temps à autre, l’une d’elles, capricieuse ou lassée d’un mets toujours pareil, levait la tête et humait le vent pour surprendre, dans la symphonie des parfums exhalés par les herbes fines de la prairie, quelque harmonie nouvelle plus tentante et aller entamer plus loin un sillage nouveau, comme un mineur qui délaisse pour une veine plus riche un filon appauvri ou épuisé.

Mimile alors levait la tête, surveillant attentivement les évolutions de la bête, et, quand il la voyait tendre le museau du côté de la haie voisine, par un ou plusieurs vigoureux claquements de fouet, la rappelait à l’ordre et au sentiment de la discipline.

Il venait par cet infaillible procédé de faire rentrer dans le cerveau du Frisé, toujours prêt à chercher ailleurs ce qu’il avait devant lui, la perception des saines doctrines et, tranquillisé pour un temps, se remettait à l’œuvre, qui prenait bonne tournure, quand, du sentier qui à travers bois conduit à la ferme de la Bouloie en passant par les enclos, déboucha Le Rouge, un bâton à la main et son baluchon sur l’épaule.

— Tiens, pensa-t-il, il fait sa tournée pour les allumettes.

Le Rouge, dans le pays, était connu de tous, les gosses n’avaient pas peur de lui, car, malgré sa réputation de braconnier, de contrebandier, d’ivrogne et de « goûillaud », comme on disait, il n’avait jamais fait de mal à personne et si l’on pouvait le soupçonner de quelques délits de maraude ou de petits vols champêtres, nul n’avait jamais eu directement à se plaindre de ses agissements.

Les gamins aimaient même assez à le rencontrer, car il les interrogeait sur le passage des gendarmes, ainsi que sur les allées et venues de gens suspects, tels que douaniers, rats de cave, voire rats volants, autre genre d’oiseaux, si l’on peut dire, de la même famille que les autres qui, sous les plus spécieux prétextes, s’introduisaient chez les braves paysans pour allumer leur cigare et vous leur flanquaient un beau procès-verbal si on ne leur présentait pas une « souffrante » sortant des boîtes de la régie.

Le Rouge n’aimait point trop à rencontrer sur sa route ces gaillards-là ; aussi, selon la précision des réponses qui lui étaient faites, gratifiait-il ses éclaireurs de cadeaux princiers sous les espèces d’un petit ou d’un gros sou.

Le gosse aurait pu, dès qu’il le vit, se lever pour signaler au voyageur sa présence, mais comme on n’était pas dans la saison où l’on joue aux billes et où les pièces de monnaie sont précieuses, il ne bougea point, se donnant exclusivement à ses travaux et Le Rouge ne le découvrit pas auprès de son buisson, accroupi dans la terre et dans le soleil.

Le contrebandier traversa donc dans sa largeur l’enclos de Mimile et passa dans celui de la Tavie où il s’arrêta sans doute un instant à bavarder avec la gamine ; mais une fois la haie franchie, le berger le perdit de vue. Repris tout entier par son œuvre, il oublia vite cette apparition et se remit à besogner en silence. Son travail avançait : c’était magnifique, du moins il en jugeait ainsi. Une allée fortifiée de bouts de bois conduisant à une poterne monumentale en coudre venait d’être terminée et il parachevait son ouvrage en installant sur ce châssis une sorte de trappe qui se manœuvrait de l’intérieur à l’aide d’une ficelle, quand un glapissement suraigu, suivi de hurlements farouches, le tirèrent en sursaut de son extase laborieuse.

D’un seul bond, il fut debout, écarquillant les quinquets, et courut entre les deux haies.

La vieille Zélie, qui était venue au bois, sans doute pour y cueillir des mûres, s’enfuyait à toutes jambes dans la direction du village, gesticulant comme une folle, beuglant comme un âne en colère.

— Au brigand ! au bandit ! au satyre ! Ah ! le grand cochon, le saligaud !

Mimile, qui la regardait s’enfuir, ahuri de tout ce tapage, se demandant quelle en pouvait bien être la cause, aperçut alors Le Rouge. Il sortait du buisson dans lequel il avait joué la veille avec la Tavie et courait après la femme en lui criant :

— Taisez-vous ! mais taisez-vous donc, vieille folle ; pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! je vous donnerai tout ce que vous voudrez : ma montre, mon porte-monnaie, tout, tout, tout…

Mais la vieille n’entendait rien, ne voulait rien entendre et hurlait de plus belle :

— Au satyre ! au satyre ! au brigand !

On eût dit qu’elle avait retrouvé ses jambes de dix-nuit ans, tant elle filait rapidement ; bientôt même elle disparut au haut de la crête dans un épaulement de terrain et Mimile, détournant la tête, découvrit à ce moment la petite Tavie qui sortait à son tour du gros buisson où elle se trouvait sans doute avec le contrebandier.

— Qu’est-ce qu’ils ont donc bien pu faire ? se demandait le gosse. Peut-être ce qu’on a fait ensemble avant-hier. La vieille l’appelle satyre et c’est bien ce mot-là que le père Louchon me disait hier au soir ; pourtant, lui, ne s’est pas sauvé vers le village en gueulant comme un chien battu quand il m’a vu avec la Tavie !

Le Rouge, cependant, désespérant d’atteindre la vieille femme, s’arrêta et s’épongea le front. Il avait des yeux égarés et l’air à moitié fou. Pour qu’il ne s’aperçût pas de sa présence, Mimile rentra dans l’intérieur de la haie. Il le vit alors lever en l’air des bras désespérés, revenir vers la fillette à qui il jeta en hâte quelques mots incompréhensibles et se précipiter vers la forêt dans laquelle il s’engouffra et disparut comme un noyé qui s’enfonce dans une eau sombre, sans bruit refermée sur sa tête.

Pendant ce temps, époumonée et rouge, les cheveux défaits et les habits en loque, la vieille Zélie arrivait au village où ses hurlements l’avaient précédée. Émus par les cris entendus, tous ceux qui travaillaient aux champs aussi bien que ceux qui étaient à la maison accouraient ou sortaient sur le pas de leur porte, interrogeant la rue. La foule grossissait de minute en minute.

Immédiatement entourée, la cueilleuse de mûres fit à ceux qui se trouvaient là un récit qui devait à coup sûr être effrayant, car aussitôt la place de la fontaine retentit d’imprécations, de blasphèmes et d’épouvantables cris de colère et de rage :

— Le saligaud ! le brigand ! le satyre !

— Ah, le cochon ! si je l’attrape !

— Il faut le prendre !

— Qu’on aille chercher les gendarmes !

— Cette pauvre petite !

Seul dans la pâture avec la Tavie, Le Rouge et la vieille disparus, Mimile, vaguement alarmé et un peu inquiet, mais surtout très intrigué, était accouru pour demander à sa petite camarade des explications :

— Qu’est-ce qu’il t’a fait, Le Rouge ?

— Rien !

— Mais si ; en partant, il t’a dit quelque chose.

— C’est pas vrai !

— Qu’est-ce qu’elle avait, la vieille Zélie ?

— Je sais pas.

— Mais si, que tu sais. Pourquoi que tu ne veux pas me le dire ? eh bien, puisque c’est ça, je le dirai « à vos gens[1] » quand ils viendront.

— Qu’est-ce que tu veux y dire ? Et puis, si tu dis quelque chose, eh bien, moi je dirai que t’es venu aussi avec moi dans le buisson, comme Le Rouge, toute la semaine passée et puis encore hier toute l’après-midi, na !

Le gosse n’eut pas le temps de s’expliquer davantage ; déjà les gens en hâte arrivaient, les uns armés de triques énormes, d’autres de fourches de fer, d’autres encore de vieux, sabres et certains même de fusils de chasse.

Les interrogations se croisaient et les exclamations aussi :

— Où est-il passé ?

— L’avez-vous vu ?

— Allez-vous en vite, les enfants, allez-vous en !

— Viens-t’en toi, viens, petite malheureuse, larmoyait, blême, la mère de la bergère en la saisissant brutalement au poignet, tandis que les autres commères, accourues avec elle, dévisageaient la gamine avec des regards inquisiteurs où apparaissait peut-être une vague pitié, mais surtout une curiosité malsaine décelée par d’égrillards plissements de paupières et de furtifs avivements de prunelle.

Mimile, d’un geste vague, désigna aux hommes la forêt, où ils pénétrèrent à la queue leu leu avec leurs tridents et leurs fusils.

— Je lui tire dessus s’il dit le moindre mot, affirmait l’un.

— Et moi, je l’embroche avec ma fourche, déclarait un autre.

En entendant des menaces aussi précises, Mimile sentit son inquiétude grandir terriblement.

— Quel épouvantable crime avait donc commis Le Rouge pour attirer sur lui la colère et les malédictions de tout un pays ?

Si sa camarade au moins avait parlé ! Mais non, il ne possédait pas la moindre précision. Comme lui, il était entré avec la Tavie dans le buisson et comme lui on le qualifiait de satyre. Si jamais on venait à apprendre qu’il était dans le même cas que Le Rouge !… Allait-on le traiter de même ? Pourvu que le père Louchon ne s’avisât point de raconter ce qu’il savait ! Et la Tavie qui le menaçait s’il disait un mot, de tout révéler. Grands dieux ! Cela pouvait être grave, extrêmement grave !

— C’est un satyre, qu’ils ont dit, et moi aussi j’en suis un, puisque le père Louchon me l’a répété hier au soir. Pourvu qu’on n’en sache rien !

Les satyres sont des gens qu’on poursuit avec des fusils pour les tuer, des triques pour les assommer, des fourches pour les embrocher parce qu’ils sont entrés dans les buissons avec les petites filles.

Je l’ai échappé belle et j’ai eu de la chance de ne pas écouter la Tavie aujourd’hui ; ce serait moi peut-être qu’on serait en train de poursuivre maintenant à travers les bois.

La face rouge, les yeux hagards, le corps baigné de sueur, il ramenait en hâte son troupeau.

— Pauvre gamin, s’apitoyèrent quelques commères, il est encore tout épouvanté de l’affaire.

Les bœufs et les vaches arrivaient à la fontaine et s’alignaient le long de l’abreuvoir. Mimile avait la gorge sèche et le front brûlant : il voulut boire, lui. Montant sur le rebord de pierre du grand bassin, il se dressa à côté de la borne, les pieds sur une des tiges de fer grâce auxquelles les femmes maintenaient en face du goulot leur arrosoir et là, disposant sa main sous le jet limpide pour faire une sorte de petite auge, il aspira à longs traits le breuvage glacé.

La Tavie, au même moment, rentrait chez elle, bousculée rudement par sa mère, et les femmes s’engouffraient dans la maison derrière elles, avides d’interroger et d’apprendre en détail tout ce qui s’était passé ; mais la gamine, les yeux agrandis et cerclés de noir, les mâchoires serrées, un pli volontaire au front, restait sombre et muette.

Les commères l’entouraient, se pressant, se bousculant, parlant toutes à la fois, donnant leur avis :

— Faut pas la toucher avant que les gendarmes soient là !

— A-t-on prévenu le médecin ?

— Ah ! le brigand : il n’en réchappera pas.

— Sûr qu’on devrait lui couper le cou !

— Il ira au bagne et c’est bien fait ; c’est pas trop tôt qu’on débarrasse le pays de cette vermine ; quand on songe que ça aurait aussi bien pu nous arriver, à nous !

— Oh ! une femme peut toujours se défendre !

— Ah, vous croyez !

Mimile, durant ce temps, avait ramené à l'étable son troupeau et seul, son père se trouvant au nombre des traqueurs et sa mère parmi les curieuses, avait attaché chaque bête à la crèche par son lien de fer ou de corde ; puis, dévoré de curiosité, il était sorti bien vite et avait rejoint un groupe de quelques bambins de son âge, lesquels ayant entendu des lambeaux de phrases échappés à la conversation des parents, discutaient gravement de l’affaire.

— Alors, Le Rouge, i va aller en prison ?

— Oui, et la Tavie ?

— La Tavie, non ; pisque le maire a dit qu’elle avait pas de « décernement ».

— Ah !

— Tu sais rien, toi, Mimile ?

— Non !

— Pourtant, t’étais pas loin, t’as rien vu ?

— Rien du tout, affirma-t-il en rougissant légèrement, comme honteux d’en savoir moins que les autres.

— Ils disent qu’on devrait i couper le cou, au Rouge, pasqu’i s’a amusé avec la Tavie : s’amuser avec une gosse comme ça, que disait la mère Tintin, si c’est possible ! Las moi ! Doux Jésus !

— À quoi qu’i pouvait bien s’amuser ? Je croyais que les hommes i s’amusaient plus qu’en buvant et en jouant aux quilles.

— Mes vieux, vous savez, i devait faire des choses…

— Tu crois que les hommes i s’amusent encore comme ça ?

— Ça se pourrait bien, quand je suis couché et qu’on croit que je dors, j’ai entendu…

— Alors, pourquoi qu’ils ont couru après Le Rouge avec des fusils si eusses…

— C’est pasque c’est défendu tant qu’on n’a pas été soldat ; mon père me le dit bien, quand j’y demande du tabac : tu fumeras quand tu seras soldat.

— Alors, Le Rouge a fait des cochoncetés ?

Quelques traqueurs, le visage en sueur, revenaient déjà de leur chasse à l’homme et la discussion tomba, d’autant qu’on signalait d’autre part l’apparition des gendarmes.

Les gens du village n’avaient trouvé nulle part trace du passage du Rouge ; quant aux représentants de la force publique, on les aperçut bientôt débouchant du chemin qui menait au chef-lieu de canton. Tous deux avaient l’air grave et préoccupé, ainsi qu’il sied à des gens investis de l’autorité et qui sentent qu’ils ont à remplir une mission particulièrement délicate et redoutable.

— C’est pas de la blague, pensait Mimile, qui, les tempes bourdonnantes et la gorge sèche, s’en fut de nouveau mettre son museau sous le goulot de la fontaine.

On indiqua au brigadier la demeure de la Tavie et, accompagné de son subordonné, il s’y rendit sans perdre une minute. Des curieux essayèrent de se faufiler à leur suite, mais ils s’opposèrent à toute intrusion importune, voulant avant tout et en premier lieu interroger la petite victime ainsi que ses parents pour passer ensuite à l’audition des témoins.

Avec des frissons, Mimile vit la porte se refermer sur leurs dolmans.

— Pourvu qu’elle ne dise rien, se répétait-il et que le père Louchon se taise, lui aussi.

Cependant, tout le village était en émoi : un à un ou par petits groupes les traqueurs étaient rentrés et, en attendant la sortie des gendarmes, discutaient violemment. Chose bizarre, le père Louchon, qui venait de passer à côté de Mimile, ne paraissait pas plus se soucier de lui que s’il n’eût pas existé et, dans le groupe acharné des discoureurs, il avait plutôt d’air de chercher à excuser Le Rouge.

— Sait-on jamais ? disait-il. D’abord, tant que le médecin ne se sera pas prononcé, on ne peut rien dire. Vous devriez pourtant savoir qu’il y a des enfants naturellement vicieux et cette gamine-là, — je ne suis pas un aveugle et je m’y connais — vous a des yeux à la perdition de son âme.

Mais on contrecarrait le père Louchon, on l’engueulait même, on gesticulait, on vociférait, on vouait Le Rouge aux pires supplices, puis on se rapprochait pour confabuler à voix basse après avoir écarté rudement les gosses qui s’approchaient pour écouter.

Certains mots pourtant revenaient, qu’ils ne pouvaient pas ne pas entendre : bagne, chaînes, boulets, fièvres, Biribi, Cayenne, La Nouvelle. Leurs syllabes sonnaient ainsi que des coups de trompettes, éclatant dans la rumeur brumeuse des phrases assourdies comme des éclairs au cœur d’un nuage et se fixaient en traits ineffaçables dans les oreilles et dans les cervelles enfantines.

Mimile se sentait plus gêné encore. Il était tantôt rouge et tantôt pâle, tantôt brûlant et tantôt glacé. La tête lui faisait mal ; une fatigue sournoise engourdissait ses jambes, ses jarrets étaient douloureux, le cou lui semblait raide et ses yeux papillotaient comme le soir après la soupe, quand le marchand de sable est passé.

Il restait quand même, voulant en savoir le plus possible et, comme les autres, ne quitta la place de la fontaine qu’après la sortie des gendarmes, plus graves et plus sévères que jamais.

Sa mère vint le chercher pour la soupe du soir mais il ne se sentait aucun appétit, mangea très peu et gagna son lit en quittant la table.

Les idées tourbillonnaient dans sa tête comme ces essaims fous de papillons bleus que l’on voit voltiger après les averses au-dessus des flaques de boue. Il pensait : Biribi, Cayenne, le boulet, la chaîne, un satyre, se sauver, se sauver comme Le Rouge !

À grand’peine, il s’endormit, mais d’un sommeil fiévreux, peuplé de visions sinistres où défilaient, dans des décors inconnus et sauvages, des processions d’hommes sombres traînant des chaînes cliquetantes et des boulets énormes.

En sursaut, dans la nuit, il s’éveilla, la bouche amère, le front brûlant, le corps en moiteur. Il mourait de soif : boire, boire ! Il sauta du lit et, pieds nus, en chemise, courut à la seille de la cuisine sur laquelle flottait le bassin de cuivre. Collant ses lèvres au métal frais, il but avidement, puis, la tête lourde et vacillante, regagna sa couche.

— Elle n’a rien dit, murmura-t-il, et le père Louchon non plus. Et son cerveau longtemps remua, brassa, retourna ces deux idées ; puis tout tourbillonna de nouveau, tout sombra dans le noir et sa conscience d’enfant chavira derechef au fond d’un sommeil pesant, hanté de cauchemars.

À l’aube, tenaillé par la crainte, il s’éveilla. Son mal de tête ne s’était pas calmé ; des douleurs aiguës lui traversaient le crâne, le fond des yeux le faisait souffrir et ses tempes bourdonnaient. Mais l’inquiétude était plus forte que la douleur ; il voulait savoir, une énergie désespérée l’animait et il se leva comme d’habitude.

Un instant il songea à profiter de sa liberté pour gagner les bois, comme Le Rouge : mieux valait la fuite et la solitude à la prison et à la torture, au boulet et à la chaîne. Dans la forêt, il y a des mûres et des noisettes, il y a aussi des pommes sauvages : les renards ont des terriers pour s’abriter en hiver de la neige et du froid, les écureuils ont des boules de mousse et ce n’est pas le bois qui manque pour se chauffer !

Mais il se sentit faible, les jambes flageolantes et, comme on n’avait pas trop l’air de se soucier de lui, un vague sentiment de confiance lui revint.

On annonçait pour bientôt la venue du docteur, du médecin « légisse », disaient les femmes, qui serait accompagné de ces Messieurs du Parquet.

Qu’était-ce encore que ceux-là ?

Il le sut l’heure d’après, en voyant arriver, dans un break couvert, des gens en tube ou en chapeau melon qui, à leur tour, se rendirent chez la Tavie.

Une demi-heure plus tard, une nouvelle arrivée sensationnelle se produisit. Les menottes aux mains, encadré par deux gendarmes, Le Rouge, qui s’était constitué prisonnier durant la nuit, s’engageait dans la grande rue du village. Il était pâle, défait, et triste comme quelqu’un qui aurait longuement souffert.

Une rumeur furieuse monta de la foule amassée : des injures, des menaces lui furent criées, des poings brandis se tendirent de son côté, tandis que des femmes, plus excitées encore, menaçaient de lui crever les yeux avec leurs aiguilles à tricoter.

Lui, secouait la tête continuellement, éperdument, en signe de dénégation.

— Misérable ! bandit ! satyre !

— Attends, canaille ! la cour d’assises, les juges rouges, la guillotine, le couperet !

Les gosses, figés d’horreur, écoutaient ces injures et ces malédictions, et, parmi eux, Mimile, plus pâle et plus tremblant que jamais sur ses jambes molles.

Les trois nouveaux arrivés pénétrèrent eux aussi dans la maison de la Tavie.

— C’est pour la confrontation, déclara le garde-champêtre qui avait pu, ayant introduit les magistrats, assister à une partie de l’instruction.

— Eh bien ! l’interrogeait-on. Qu’est-ce qu’a dit le médecin ?

— Pas grand’chose, il paraît que l’acte n’a pas dû être emperpétré.

— Ah ! mais la vieille Zélie a pourtant vu ! Qu’a-t-elle dit ?

— Elle prétend qu’elle a vu la gamine avec ses jupes retroussées.

— Et la gosse ?

— La gosse dit que ce n’est pas vrai, qu’elle n’avait que des cailloux et des fleurs dans sa robe repliée en poche et nouée derrière son dos. Quant au Rouge, vous avez pu le voir, il nie formellement.

Mais Mimile ne pouvait plus rien entendre de ces conversations qui lui eussent enlevé de dessus le cœur un poids terrible.

Pâle comme un linceul, après avoir assisté à l’arrivée du Rouge et entendu les mots de cour d’assises et de guillotine, il avait dû s’appuyer contre un mur pour ne pas tomber. Sa mère, prévenue, l’avait emmené immédiatement à la maison où, sitôt rendue, elle le déshabilla et le fit coucher.

— J’ai… j’ai bien mal, balbutiait l’enfant d’une voix dolente, bien mal à la tête.

— C’est rien, t’auras pris froid cette nuit en te découvrant ; je vais te faire une infusion et quand tu auras dormi, ce sera passé, affirma la femme.

Pendant ce temps, chez la Tavie, la confrontation ne donnait pas plus de résultats que l’interrogatoire et que l’expertise du médecin. Le témoignage de la vieille Zélie, dont les yeux n’avaient plus leur acuité de vingt ans, devenait suspect et les magistrats restaient perplexes. Le Rouge devait-il être maintenu en état d’arrestation ? Rien ne justifiait cette mesure, sauf, cependant, les promesses qu’il avait faites à la vieille alors qu’elle se sauvait en courant vers le village.

Mais il les expliquait d’une façon fort plausible par l’affolement qu’il éprouvait devant la perspective d’un scandale.

Pour en finir, avant de signer le non-lieu, le Procureur demanda aux personnes présentes, s’il ne se trouvait pas sur le théâtre de la scène quelque témoin oculaire qu’il pourrait interroger. On lui désigna le jeune Mimile, dont le père se trouvait justement parmi les hommes qui confabulaient sur la place.

— Vous tenez à interroger le petit, répondit Victor à l’interrogation des magistrats, rien n’est plus facile. Je vous l’aurais bien fait venir ici, mais tout à l’heure il était un peu souffrant et ma femme l’a emmené à la maison pour le faire coucher. Si vous voulez m’accompagner jusque-là, il vous racontera ce qu’il a vu ; pas grand’chose d’ailleurs, car une grande haie sépare les deux enclos. Enfin, ce sera comme vous le désirerez.

— Nous allons vous accompagner, décidèrent les magistrats.

Et, suivis à distance par la foule, tous prirent la direction de la maison de Mimile.

Bien qu’il fût couché, l’enfant n’allait pas mieux et la fièvre, loin de se calmer, augmentait. Dans son petit lit de la chambre du fond, couché sur son matelas de balle d’avoine, les yeux grands ouverts et fixes, il regardait d’un air égaré tantôt le plafond et tantôt la porte. Son nez aminci frémissait comme un mufle de chat, ses mains s’agitaient, tandis que de ses lèvres entr’ouvertes de longues séries de mots inintelligibles sortaient par moments, à la suite desquels il retombait dans un silence obstiné.

Voici la tisane, mon petit, annonça doucement sa mère, en entrant dans la pièce.

Le timbre câlin et doux de cette voix connue sembla le surprendre et le ramener à lui ; un sourire erra sur ses lèvres et il se souleva un peu, cependant que la femme, s’asseyant à son chevet, lui présentait le bol fumant.

Un silence pesant plana dans la chambre, qui permit vaguement d’entendre la rumeur de la foule en marche.

Mimile, les sens aiguisés par la fièvre, la perçut nettement et se dressa subitement sur son séant, l’oreille tendue, les yeux agrandis.

— Ne te débouche pas, mon enfant, tu as trop chaud, tu pourrais prendre froid, recommanda la maman.

Mais Mimile n’écoutait plus les paroles de sa mère :

— Ils viennent ! Mon Dieu ! Ils viennent, cria-t-il d’une voix angoissée. Elle a dit… ! Il a dit… !

Et les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit, mon petit ! Rien. Dors, dors !

— Si, si, répliqua farouchement le gamin. Les gendarmes ! les juges rouges ! Biribi, le boulet, la guillotine. Mon Dieu, c’est pas vrai : j’ai rien fait !

— Mais non, mon petit, mais non, tu n’as rien fait. Dors tranquille, calme-toi, voyons !

Cependant la rumeur des pas s’était tue, mais on entendait des bruits de voix. Puis la porte de dehors s’ouvrit et le père Victor, précédant les magistrats, entra dans la cuisine et dans la chambre du poêle.

Sur le seuil de la pièce où se trouvaient son fils et sa femme il s’arrêta :

— Tenez, Messieurs, s’écria-t-il, le voici ! Donnez-vous donc la peine d’entrer.

Les hommes aux favoris sévères, aux vêtements plus sévères encore, gravement s’avancèrent, le Procureur en tête ; les autres se pressaient derrière lui, mais aucun ne pénétra dans la pièce.

Dès qu’il aperçut le premier, l’enfant, affolé, jetant son bol de tisane, repoussant les couvertures, sauta debout sur son lit, agitant les bras, gesticulant comme un fou, poussant des cris épouvantables, se débattant comme si on eût voulu le ligoter et protestant de toutes ses forces.

Distinctement, jusque dans la rue, on l’entendit hurler :

— Un satyre ! un satyre ! un satyre ! Et, sur le plancher, il s’affala comme une masse, raide et sans connaissance.

  1. Locution comtoise pour « tes parents ».