Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Aller au contenu

Servitude et grandeur militaires/II/10

La bibliothèque libre.
Société des amis des livres (p. 136-145).

CHAPITRE X

une belle soirée

Ici l’honnête Adjudant goûta un peu de son petit verre d’absinthe, en nous engageant à l’imiter, et, après avoir essuyé sa moustache blanche avec un mouchoir rouge et l’avoir tournée un instant dans ses gros doigts, il poursuivit ainsi :

— Si je savais faire des surprises, mon lieutenant, comme on en fait dans les livres, et faire attendre la fin d’une histoire en tenant la dragée haute aux auditeurs, et puis la faire goûter du bout des lèvres, et puis la relever, et puis la donner tout entière à manger, je trouverais une manière nouvelle de vous dire la suite de ceci ; mais je vais de fil en aiguille, tout simplement comme a été ma vie de jour en jour, et je vous dirai que depuis le jour où mon pauvre Michel était venu me voir ici à Vincennes, et m’avait trouvé dans la position du premier rang, je maigris d’une manière ridicule, parce que je n’entendis plus parler de notre petite famille de Montreuil, et que je vins à penser que Pierrette m’avait oublié tout à fait. Le régiment d’Auvergne était à Orléans depuis trois mois, et le mal du pays commençait à m’y prendre. Je jaunissais à vue d’œil et je ne pouvais plus soutenir mon fusil. Mes camarades commençaient à me prendre en grand mépris, comme on prend ici toute maladie, vous le savez.

Il y en avait qui me dédaignaient parce qu’ils me croyaient très-malade, d’autres parce qu’ils soutenaient que je faisais semblant de l’être, et, dans ce dernier cas, il ne me restait d’autre parti que de mourir pour prouver que je disais vrai, ne pouvant pas me rétablir tout à coup ni être assez mal pour me coucher, fâcheuse position.

Un jour un officier de ma compagnie vint me trouver, et me dit :

— Mathurin, toi qui sais lire, lis un peu cela.

Et il me conduisit sur la place de Jeanne d’Arc, place qui m’est chère, où je lus une grande affiche de spectacle sur laquelle on avait imprimé ceci :

par ordre :

« Lundi prochain, représentation extraordinaire d’Irène, pièce nouvelle de M. de Voltaire, et de Rose et Colas, par M. Sedaine, musique de M. de Monsigny, au bénéfice de mademoiselle Colombe, célèbre cantatrice de la Comédie-Italienne, laquelle paraîtra dans la seconde pièce. Sa Majesté la Reine a daigné promettre qu’elle honorerait le spectacle de sa présence. »

— Eh bien, dis-je, mon capitaine, qu’est-ce que cela peut me faire, ça ?

— Tu es un bon sujet, me dit-il, tu es beau garçon ; je te ferai poudrer et friser pour te donner un peu meilleur air, et tu seras placé en faction à la porte de la loge de la Reine.

Ce qui fut dit fut fait. L’heure du spectacle venue, me voilà dans le corridor, en grande tenue du régiment d’Auvergne, sur un tapis bleu, au milieu des guirlandes de fleurs en festons qu’on avait disposées partout, et des lis épanouis, sur chaque marche des escaliers du théâtre. Le directeur courait de tous côtés avec un air tout joyeux et agité. C’était un petit homme gros et rouge, vêtu d’un habit de soie bleu de ciel, avec un jabot florissant et faisant la roue. Il s’agitait en tous sens, et ne cessait de se mettre à la fenêtre en disant :

— Ceci est de la livrée de madame la duchesse de Montmorency ; ceci, le coureur de M. le duc de Lauzun ; M. le prince de Guéménée vient d’arriver ; M. de Lambesc vient après. Vous avez vu ? vous savez ? Qu’elle est bonne, la Reine ! Que la Reine est bonne !

Il passait et repassait effaré, cherchant Grétry, et le rencontra nez à nez dans le corridor, précisément en face de moi.

— Dites-moi, monsieur Grétry, mon cher monsieur Grétry, dites-moi, je vous en supplie, s’il ne m’est pas possible de parler à cette célèbre cantatrice que vous m’amenez. Certainement il n’est pas permis à un ignare et non lettré comme moi d’élever le plus léger doute sur son talent, mais encore voudrais-je bien apprendre de vous qu’il n’y a pas à craindre que la Reine ne soit mécontente. On n’a pas répété.

— Hé ! hé ! répondit Grétry d’un air de persiflage, il m’est impossible de vous répondre là-dessus, mon cher monsieur ; ce que je puis vous assurer, c’est que vous ne la verrez pas. Une actrice comme celle-là, monsieur, c’est une enfant gâtée. Mais vous la verrez quand elle entrera en scène. D’ailleurs, quand ce serait une autre que mademoiselle Colombe, qu’est-ce que cela vous fait ?

— Comment, monsieur, moi, directeur du théâtre d’Orléans, je n’aurais pas le droit ?… reprit-il en se gonflant les joues.

— Aucun droit, mon brave directeur, dit Grétry. Eh ! comment se fait-il que vous doutiez un moment d’un talent dont Sedaine et moi avons répondu ? poursuivit-il avec plus de sérieux.

Je fus bien aise d’entendre ce nom cité avec autorité, et je prêtai plus d’attention.

Le directeur, en homme qui savait son métier, voulait profiter de la circonstance.

— Mais on me compte donc pour rien ? disait-il ; mais de quoi ai-je l’air ? J’ai prêté mon théâtre avec un plaisir infini, trop heureux de voir l’auguste princesse qui…

— À propos, dit Grétry, vous savez que je suis chargé de vous annoncer que ce soir la Reine vous fera remettre une somme égale à la moitié de la recette générale.

Le directeur saluait avec une inclination profonde en reculant toujours, ce qui prouvait le plaisir que lui causait cette nouvelle.

— Fi donc ! monsieur, fi donc ! je ne parle pas de cela, malgré le respect avec lequel je recevrai cette faveur ; mais vous ne m’avez rien fait espérer qui vînt de votre génie, et…

— Vous savez aussi qu’il est question de vous pour diriger la Comédie-Italienne à Paris ?

— Ah ! monsieur Grétry…

— On ne parle que de votre mérite à la cour ; tout le monde vous y aime beaucoup, et c’est pour cela que la Reine a voulu voir votre théâtre. Un directeur est l’âme de tout ; de lui vient le génie des auteurs, celui des compositeurs, des acteurs, des décorateurs, des dessinateurs, des allumeurs et des balayeurs ; c’est le principe et la fin de tout ; la Reine le sait bien. Vous avez triplé vos places, j’espère ?

— Mieux que cela, monsieur Grétry, elles sont à un louis ; je ne pouvais pas manquer de respect à la cour au point de les mettre à moins.

En ce moment même tout retentit d’un grand bruit de chevaux et de grands cris de joie, et la Reine entra si vite, que j’eus à peine le temps de présenter les armes, ainsi que la sentinelle placée devant moi. De beaux seigneurs parfumés la suivaient, et une jeune femme, que je reconnus pour celle qui l’accompagnait à Montreuil.

Le spectacle commença tout de suite. Le Kain et cinq autres acteurs de la Comédie-Française étaient venus jouer la tragédie d’Irène, et je m’aperçus que cette tragédie allait toujours son train, parce que la Reine parlait et riait tout le temps qu’elle dura. On n’applaudissait pas, par respect pour elle, comme c’est l’usage encore, je crois, à la cour. Mais quand vint l’opéra-comique, elle ne dit plus rien, et personne ne souffla dans sa loge.

Tout d’un coup j’entendis une grande voix de femme qui s’élevait de la scène, et qui me remua les entrailles ; je tremblai, et je fus forcé de m’appuyer sur mon fusil. Il n’y avait qu’une voix comme celle-là dans le monde, une voix venant du cœur, et résonnant dans la poitrine comme une harpe, une voix de passion.

J’écoutai, en appliquant mon oreille contre la porte, et à travers le rideau de gaze de la petite lucarne de la loge, j’entrevis les comédiens et la pièce qu’ils jouaient ; il y avait une petite personne qui chantait :

Il était un oiseau gris
Comme un’ souris,
Qui, pour loger ses petits,
Fit un p’tit
Nid.

Et disait à son amant :

Aimez-moi, aimez-moi, mon p’tit roi.

Et, comme il était assis sur la fenêtre, elle avait peur que son père endormi ne se réveillât et ne vît Colas ; et elle changeait le refrain de sa chanson, et elle disait :

Ah ! r’montez vos jambes, car on les voit.

J’eus un frisson extraordinaire par tout le corps quand je vis à quel point cette Rose ressemblait à Pierrette ; c’était sa taille, c’était son même habit, son fourreau rouge et bleu, son jupon blanc, son petit air délibéré et naïf, sa jambe si bien faite, et ses petits souliers à boucles d’argent avec ses bas rouge et bleu.

— Mon Dieu, me disais-je, comme il faut que ces actrices soient habiles pour prendre ainsi tout de suite l’air des autres ! Voilà cette fameuse mademoiselle Colombe, qui loge dans un bel hôtel, qui est venue ici en poste, qui a plusieurs laquais, et qui va dans Paris vêtue comme une duchesse, et elle ressemble autant que cela à Pierrette ! mais on voit bien tout de même que ce n’est pas elle. Ma pauvre Pierrette ne chantait pas si bien, quoique sa voix soit au moins aussi jolie.

Je ne pouvais pas cependant cesser de regarder à travers la glace, et j’y restai jusqu’au moment où l’on me poussa brusquement la porte sur le visage. La Reine avait trop chaud, et voulait que sa loge fût ouverte. J’entendis sa voix ; elle parlait vite et haut :

— Je suis bien contente, le Roi s’amusera bien de notre aventure. Monsieur le premier gentilhomme de la chambre peut dire à mademoiselle Colombe qu’elle ne se repentira pas de m’avoir laissée faire les honneurs de son nom. — Oh ! que cela m’amuse !

— Ma chère princesse, disait-elle à madame de Lamballe, nous avons attrapé tout le monde ici… Tout ce qui est là fait une bonne action sans s’en douter. Voilà ceux de la bonne ville d’Orléans enchantés de la grande cantatrice, et toute la cour qui voudrait l’applaudir. Oui, oui, applaudissons.

En même temps elle donna le signal des applaudissements, et toute la salle, ayant les mains déchaînées, ne laissa plus passer un mot de Rose sans l’applaudir à tout rompre. La charmante Reine était ravie.

— C’est ici, dit-elle à M. de Biron, qu’il y a trois mille amoureux ; mais ils le sont de Rose et non de moi cette fois.

La pièce finissait et les femmes en étaient à jeter leurs bouquets sur Rose.

— Et le véritable amoureux, où est-il donc ? dit la Reine à M. le duc de Lauzun. Il sortit de la loge et fit signe à mon capitaine, qui rôdait dans le corridor.

Le tremblement me reprit ; je sentais qu’il allait m’arriver quelque chose, sans oser le prévoir ou le comprendre, ou seulement y penser.

Mon capitaine salua profondément et parla bas à M. de Lauzun. La Reine me regarda ; je m’appuyai sur le mur pour ne pas tomber. On montait l’escalier et je vis Michel Sedaine suivi de Grétry et du directeur important et sot ; ils conduisaient Pierrette, la vraie Pierrette, ma Pierrette à moi, ma sœur, ma femme, ma Pierrette de Montreuil.

Le directeur cria de loin : — Voici une belle soirée de dix-huit mille francs !

La Reine se retourna, et, parlant hors de sa loge d’un air tout à la fois plein de franche gaieté et d’une bienfaisante finesse, elle prit la main de Pierrette :

— Viens, mon enfant, dit-elle, il n’y a pas d’autre état qui fasse gagner sa dot en une heure de temps sans péché. Je reconduirai demain mon élève à M. le curé de Montreuil, qui nous absoudra toutes les deux, j’espère. Il te pardonnera bien d’avoir joué la comédie une fois dans ta vie, c’est le moins que puisse faire une femme honnête.

Ensuite elle me salua.

Me saluer ! moi, qui étais plus d’à moitié mort, quelle cruauté !

— J’espère, dit-elle, que M. Mathurin voudra bien accepter à présent la fortune de Pierrette ; je n’y ajoute rien, elle l’a gagnée elle-même.