Revue dramatique - 30 avril 1887
Deux essais de tragédie moderne, à quelques jours d’intervalle, ont paru sur la scène : Renée, de M. Émile Zola, au Vaudeville, et Mademoiselle de Bressier, de M. Albert Delpit, à l’Ambigu. L’auteur de l’Assommoir, dans l’imagination des hommes, n’est pas précisément un jeune frère de Corneille et de Racine ; on sait assez, d’autre part, que l’auteur des Dieux qu’on brise n’arrive pas de Medan. Du premier, cependant, une telle entreprise n’étonnera que ceux qui ne connaissent pas toute sa doctrine ; quant au second, si l’on connaît son naturel, on ne sera pas surpris de le trouver sur ce terrain, même aux côtés du premier. On peut augurer, d’ailleurs, qu’il y a entre les deux ouvrages de singulières différences ; et d’abord on peut gager que les héros de M. Zola ont plus de vices, les héros de M. Delpit plus de vertus. Mais quoi ! Chimène et le Cid nous donnent de meilleurs exemples que Phèdre : et Phèdre et le Cid sont pourtant deux tragédies.
La tragédie ! À maintes reprises, dans ses campagnes de critique, M. Zola s’est tourné vers elle et a invoqué son souvenir. Il a constaté que le drame, après un demi-siècle à peine, était caduc : le public, les auteurs mêmes, reconnaissaient la vanité de ce genre, où la peinture des passions et des caractères est sacrifiée à l’action ; et, devant cette décrépitude précoce, on éprouvait un malaise, on s’inquiétait du lendemain ; à tâtons, voire en piétinant sur place, on cherchait un genre nouveau. Eh bien ! par-delà le drame, il fallait remonter jusqu’à la tragédie : non pas, sans doute, pour lui emprunter ses procédés, la pompe de son langage, la longueur de ses récits, l’artifice de ses confidens ; mais pour imiter son mépris de l’intrigue et son perpétuel souci du cœur humain. Peu d’événemens, et qui ne seraient point compliqués, mais l’homme, tout simplement, voilà, derechef, ce qu’on mettrait sur la scène. L’action, comme autrefois, ne serait que la révélation de la personne, mais non plus seulement de la personne spirituelle et isolée dans le vide ; c’est la personne physique aussi, la personne entière, et telle qu’un certain milieu la présente, qui revivrait devant nous. Et comme toute l’histoire de l’homme ne saurait tenir en un seul ouvrage, un fait unique, du domaine commun de la physiologie et de la psychologie, serait la matière d’une pièce. De quel nom s’appellerait cette pièce, tragédie ou drame, peu importe : le renouvellement de l’art classique, son « adaptation à notre époque, » voilà le problème.
La théorie est irréprochable : à qui l’honneur de la pratique ? M. Zola y prétend : il n’a écrit Renée, — cela se voit assez, cela se voit même trop, — que pour s’exercer à cette « adaptation. »
Un simple fait, et qui est bien du domaine commun de la physiologie et de la psychologie, — L’inceste, — voilà le sujet de l’ouvrage. Quel inceste ? L’amour d’une femme pour le fils de son mari. Hé ! mais… ce fait-là, chacun sait qu’il a déjà servi pour un poème tragique ; s’il n’en est pas d’autres, parmi les œuvres du répertoire, où la vie du corps se manifeste aussi bien que celle de l’âme, il y a du moins celle-ci, Phèdre :
Je sentis tout mon corps et transir et brûler…
C’est justement, j’imagine, parce que cette matière est celle de
Phèdre, que M. Zola en a fait choix pour son essai de tragédie renouvelée.
Il a trouvé, d’ailleurs, un milieu moderne où le crime antique, s’il se reproduisait, pouvait demeurer intéressant ; il a paru profiter d’un bon avis. « Supposez, avait-on dit[1], que Mlle Rougon-Macquart ayant épousé M. Quenu-Gradelle, charcutier, devienne amoureuse de son beau-fils Quenu-Cradelle, garçon épicier… Le sujet aussitôt devient odieux et repoussant, ou ridicule et grotesque… Dans ce milieu bourgeois, il n’y a pas d’explication psychologique du crime, et l’amour incestueux de la femme Quenu deviendrait une pure dépravation des sens... Mais à la hauteur où les circonstances ont placé la Phèdre et l’Hippolyte tragiques, c’est-dire dans un monde où ni les désirs ne sont habitués à connaître d’entraves, ni les volontés à s’embarrasser des obstacles,.. tout est changé. » Aussi M. Zola n’a-t-il pas logé l’inceste en quelque arrière-boutique, mais dans le plus riche hôtel du parc Monceaux : à défaut d’un roi, d’une reine et d’un prince, personnages à présent presque fabuleux, il a pris un financier parvenu, — un des tyrans du jour, — sa femme et son fils; pas plus que chez les demi-dieux, dans ce monde-là, les passions ne sont habituées à se modérer ni à subir aucune gêne ; l’ivresse de la toute-puissance, le vertige moral, dans un pays où il n’y a plus de trône, où peuvent-ils s’expliquer mieux que sur une montagne d’or?
Enfin, cette question préalable se posait: conçue par un tel auteur, pour qui toute la personne humaine est soumise à la science et le libre arbitre n’est qu’un vieux mot, Phèdre serait-elle encore un personnage dramatique? Offrirait-elle encore l’émouvant spectacle d’une lutte de sentimens et pourrait-elle montrer, dans le crime, « une douleur vertueuse ? » Ou ne serait-elle pas plutôt une malade, qui roulerait sur une pente unie vers sa fin nécessaire? M. Zola, par bonheur, avait de quoi répondre à ces doutes : nous ne recevons pas de la nature et de nos parens les bons instincts ou les mauvais, mais les uns et les autres ; la bataille est la même entre ceux-ci et ceux-là que naguère entre la passion et la liberté. Admettez, pour simplifier les choses, que le père de l’héroïne soit parfaitement pur, et sa mère parfaitement impure : l’héritage de l’un et celui de l’autre, en son âme, se livreront de furieux combats. Qu’importe au spectateur que le dogme ait péri, si le drame est sauf?
Ainsi, non-seulement le dessein de M. Zola était louable, mais aucune des conditions essentielles pour le succès de son entreprise ne lui manquait. On entrevoit ici la tragédie moderne; elle n’est donc pas une chimère : si elle n’est pas faite, elle se fera.
Hélas! non, elle n’est pas faite!,. Mon premier reproche à cette œuvre-ci, à Renée, c’est que l’exécution en est trop naïve. M. Zola reprend, malgré les défenses qu’il a publiées jadis, les procédés les plus vieillis du répertoire. Écoutez sa Phèdre et son Hippolyte, au deuxième acte, admirez quels discours il leur souffle : est-il quelque part, chez Racine, d’aussi froides analyses de sentimens? Au troisième, l’entretien de Renée avec son père n’est qu’un monologue à peine déguisé : « Mon père, dit-elle, vous êtes ma conscience. » En effet, elle parle devant lui comme on se parle à soi-même dans un vestibule classique; et, si inquiétans que soient les propos de la jeune femme, ce père la laisse tout de suite après : il a fini son office de conscience. A la dernière scène, surprise par son mari, pressée entre cet homme et son fils, et prête à se tuer, l’héroïne prononce une harangue et distribue des arrêts : à celui-ci, à celui-là, et puis à la société entière elle rend la justice. Vous reconnaissez cette convention; fut-elle jamais plus forte? — Et M. Zola, naguère, s’interdisait les confidens ! Qu’est-ce donc que cette Mlle Chuin, sinon une autre Œnone, dix fois plus docile que l’ancienne aux impulsions de l’auteur, une traîtresse de mélodrame chargée du maniement des ficelles?
A cet appareil démodé qu’il a tiré de la remise, notre homme ajoute un ornement trop neuf : c’est le pédantisme d’une science récente. Les personnages eux-mêmes font le commentaire pathologique de la pièce. On ne dit plus, comme autrefois :
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables;
on se pique d’un diagnostic plus précis, et l’on ne craint pas le jargon.
Ce père, ce magistrat, parlant à sa fille, lui définit le cas qu’elle présente avec la même rigueur qu’un indifférent qui serait médecin, ou
romancier naturaliste : le mal dont elle souffre est la suite d’une lésion
héréditaire, dont sa mère offrait déjà de fâcheux symptômes. Elle-même, peu s’en faut qu’elle ne dise couramment: « Ma lésion; » elle
distingue à peu près, en se tâtant le pouls, les globules du sang paternel et ceux du sang maternel. C’est un monologue, disions-nous,
que cette scène du père et de la fille : c’est aussi une consultation du
Dr Charcot et la confession d’une de ses clientes. — Ainsi va cette
singulière pièce, où des formules hétérogènes sont appliquées en même
temps. A la regarder par ce biais, on croirait parfois que c’est l’œuvre
de deux hommes : d’un abbé d’Aubignac et d’un petit-fils de Thomas
Diafoirus. Au moins n’est-ce pas une tragédie moderne, mais une tragédie modernisée par un écolier. Un maître facétieux aura donné ce
pensum: transposer la Phèdre de Racine dans le ton de nos contemporains. Un élève laborieux s’y est efforcé. Qu’était-ce que l’héroïne?
La fille de Minos et de Pasiphaé.
Qu’était-ce que Minos? Un magistrat du temps, un membre de la
cour suprême des enfers. Et Pasiphaé? une princesse à qui plaisaient
trop les libertés de la vie champêtre :
Magitusque boum mullesque sub arbore somni !
La Phèdre nouvelle sera donc la fille d’un président de la cour de
Paris et de son épouse, qui aura pris la clé des champs. Qu’était-ce que Vénus? Le symbole d’un certain tempérament, dont la raison
première est une lésion. Dès lors, on ne dira plus : « Puisque Vénus
le veut... » Mais on dira: « Fatale lésion! » D’ailleurs, la disposition
générale de l’ouvrage sera respectée : ni les examens de conscience
ni les tirades n’y feront défaut. Ainsi transformée ou travestie, la
pièce aura l’air d’une espèce de parodie sérieuse.
Mais par ces raisons. Renée pourrait faire sourire ou faire bâiller; — sourire : c’est une parodie ; bâiller : elle est sérieuse ; — Elle a fait crier cependant : où donc gît le scandale?
Un sujet tel que celui-ci, « ne donnant que de très méchantes idées, ne devait jamais remplir notre scène... J’ai vu les dames les moins délicates n’entendre ces mots, dont cette pièce est farcie, qu’avec le dégoût que donnent les termes les plus libres, dont la modestie ne peut s’empêcher de rougir. » C’est de Phèdre et non de Renée, comme on pourrait croire, qu’il est ici question, et ce témoignage d’un critique date de deux siècles. Un autre, il y a quatre-vingts ans, écrivait: « Si la poésie est l’art de farder le vice, je conviens que cette scène (où Phèdre se déclare; mérite de grands éloges; car la plupart des lecteurs ne reconnaîtront pas, sous la politesse des formes et l’élégance des vers, ce qui, sans ce déguisement, les aurait choqués au plus haut point. » Chez M. Zola, ce « déguisement» n’est pas en usage : suffit-il, pour expliquer ces hauts cris, d’alléguer que la vue de l’inceste, en ce temps-ci même, est trop pénible aux honnêtes gens? Mais M. Zola, qui n’est pas si barbare qu’on se le figure, a voulu ménager notre pudeur. S’il n’a pas pris la même précaution que Racine, s’il n’a pas mis sur le théâtre « la seule pensée du crime » au lieu du crime accompli, j’ose dire qu’il a fait plus pour les délicats : il a renouvelé le tour de Pradon! Celui-ci, pour corriger la donnée, avait inventé cette malice : Phèdre n’est pas la femme, elle n’est que la fiancée de Thésée. De même à peu près, si Renée est la femme d’Aristide Saccard, elle n’est sa femme que de nom. Dans ce roman, la Curée, que l’auteur a refondu pour le couler en drame, — il ne s’est pas contenté de le mettre en dialogue et de le découper par scènes, c’est une justice à lui rendre, — on était incestueux à la bonne franquette. Au moment de produire ces gens-là sur les planches, M. Zola tout seul, sans l’aide de M. Busnach, a été pris d’un scrupule. Quelqu’un avait dit de Pradon : « Il a détruit le sujet en voulant affaiblir le crime » M. Zola s’est exposé au même compliment. Son stratagème perfectionné est d’ailleurs plus extraordinaire que celui de l’inventeur : une telle femme, qui fait durer dix ans un mariage tout spirituel, est un personnage plus rare qu’une fiancée, ! Ajoutez que cette supercherie repose sur une combinaison encore plus étrange, et qui sent le mélodrame plutôt que la tragédie : Renée a été violée, on ne sait comment ni par qui; elle a révélé ce malheur à son père, on ne sait pourquoi; elle s’est procuré, par l’appât de sa dot, un inconnu qui prend le dommage à son compte, et que le père, contrairement à quelques vraisemblances, accepte pour gendre ; elle déclare à ce mari que toujours, après de telles noces, elle restera pour lui une étrangère. Nous voilà loin de la simplicité classique. Et cette femme ainsi mariée, cette femme que ravage la névrose héréditaire, l’auteur dramatique, plus sévère que le romancier, ne lui permet aucun délassement amoureux avant l’inceste : elle vit côte à côte avec son mari et sans le trahir, sans pécher en action contre la pureté, dix années durant; — C’est une sainte!.. M. Zola, en vérité, ne la retient-il pas un peu trop, par un trop rigoureux souci des bienséances? Après un tel noviciat, il n’est guère croyable qu’une femme, au lieu de prononcer le vœu définitif de chasteté, prenne pour premier amant son beau-fils, — Et quel beau-fils !
Rarement un auteur sacrifia davantage à la pudeur publique : tant de concessions, et de si coûteuses, comment peuvent-elles être inutiles? La cause du mal, la plus profonde, l’irrémédiable, et qui devait toujours l’être, quelle que fût l’exécution de la pièce, nous venons d’y toucher. Dans la préface du roman, l’écrivain se glorifiait d’avoir étudié « trois monstruosités sociales; » pour principaux personnages, il annonçait une femme névropathe, un spéculateur forcené, un tiers enfin qu’il désignait par cette qualité : « l’homme-femme des sociétés pourries. » À ces trois héros, joignez une vieille soubrette, qui est proprement une entremetteuse : vous avez un quadrille qui, sur la scène, est d’un aspect peu ragoûtant. Le père de l’héroïne, un parfait honnête homme, apparaît bien deux fois, en guise de cavalier seul : oh ! oui, bien seul! La compensation est mince. Le public, à cette gerbe de plantes vénéneuses qui sentent mauvais, préférerait un bouquet de fleurs artificielles et ingénieusement parfumées : à l’heure qu’il est, il se pâme de joie, au Gymnase, devant ce vieux vaudeville optimiste, le Gentilhomme pauvre. Il pourrait cependant, par curiosité, flairer ici trois ou quatre poisons à la fois, et ne se plaindre qu’ensuite. Mais considérez la réaction d’un de ces poisons sur les autres ; c’est du rôle de « l’homme-femme » que je veux parler : ce gamin vicieux est aimé par sa belle-mère. Quelle sorte d’attrait il a pour elle, on pouvait l’expliquer dans le roman : il est impossible, absolument impossible, de le montrer sur la scène. Vainement Renée répète elle-même ce que disait le romancier : à savoir que son naturel énergique est un élément mâle, et que la faiblesse de Maxime est femelle. Nous ne pouvons voir les raisons de cet amalgame, ni par conséquent les comprendre. Ce n’est plus qu’un fait, un accident physique, et justement ce qu’on craignait tout à l’heure, un trait de « dépravation des sens ; » et le pis encore, c’est que ce fait, il faut que nous l’admettions sur la foi de l’auteur. Cela ne va pas tout seul. Un amant, avec cette mine! La chose n’est guère vraisemblable. Ce petit bonhomme se vante, cette femme se calomnie; ou plutôt, c’est une invention de M. Zola : elle est odieuse et ridicule. Qu’on nous rende Hippolyte !
Athènes me montra mon superbe ennemi,
disait Phèdre. A la bonne heure! Voilà un gaillard qui aurait justifié
l’inceste; mais ce vilain groom!.. Et ce chapitre du roman revient à la
mémoire, où Maxime et Renée assistaient à une représentation de
Phèdre; Maxime, à demi-voix, portait ce jugement sur Hippolyte:
« Quel godiche! » Hé bien, et lui?.. Renée, il est vrai, ce même soir,
s’était rendu justice par avance, et en même temps aux comparses
que voici : « Comme son drame était mesquin et honteux, à côté de
l’épopée antique! » — M. Zola eût mieux agi pour son intérêt en montrant un inceste franc, pourvu que le complice en fût présentable.
J’entends bien que c’est une spéciale nuance de corruption qu’il a
voulu peindre, et justement cette contagion qui s’établit d’une créature telle que Renée à une créature telle que Maxime : un autre modèle n’eût pas servi son idée; mais le tableau qu’il a conçu ne pouvait
s’exposer à la lumière de la rampe.
Nous connaissons à présent le mal essentiel de l’ouvrage : le caractère de Maxime, ou plutôt le rapport de ce caractère à celui de Renée, n’est pas dramatique. D’autres causes d’insuccès pouvaient s’éviter. La camaraderie du père et du fils, tous deux lancés dans le monde galant, pouvait se trahir avec aisance et vivacité, au lieu de se marquer, ainsi qu’il arrive dans ce deuxième acte, par une lourde affectation de cynisme. Il n’était pas nécessaire que cette figure épisodique, introduite vers le milieu de la pièce, la fiancée de Maxime, fût une ingénue de vaudeville. Aucune loi esthétique ne voulait que le dénoûment de cette tragédie fût amené par des moyens de mélodrame, ni que ces moyens fussent employés gauchement ; le destin n’avait commandé ni ce manège des acteurs ni cet usage des accessoires : intervention d’une traîtresse, quiproquo, flagrant délit, revolver apporté par le mari pour tuer l’amant, ramassé par la femme et tourné contre elle-même. On avait le droit de s’attendre que le plus fameux des « naturalistes » fît parler naturellement ses personnages, et ne leur prêtât pas tant de phrases écrites et mal écrites. Mais supprimez tous ces défauts : un vice intime aurait encore perdu l’ouvrage ; et contre ce vice, d’autre part, même ses beautés ne pouvaient prévaloir.
Ses beautés ! Il en a donc? — Le premier acte, ou plutôt le prologue, malgré la bizarrerie de ses données, a un air de grandeur. Il est tiré presque entier d’une nouvelle, Nantas, qui doit dater de la jeunesse de M. Zola : le futur créateur des Rougon-Macquart était alors soumis, sans doute, aux parties les plus romantiques du génie de Balzac. Quoi qu’il en soit, les scènes de ce prologue ont une carrure, elles sont juxtaposées avec une franchise qui impose le respect. Cette facture est un peu grossière, elle exprime la puissance : elle convient à M. Zola, qui ne se donne, que je sache, en aucun sens, pour un petit maître. Et ce qui est d’un maître, tout de bon, c’est la scène culminante de la pièce, au quatrième acte, c’est ce débat du mari et de la femme. Ici, l’auteur recueille le bénéfice dramatique de son étrange invention d’un mariage non consommé. Renée, depuis la veille, appartient à son beau-fils : si elle se livre à son époux, c’est là que va commencer l’inceste réel. Or justement, après dix années de lutte pour la conquête de Paris, il ne manque plus rien à Saccard, excepté sa femme. Elle seule, après que la fortune lui a cédé, lui résiste encore. Elle a méprisé d’abord cet aventurier, qui, pour un salaire, a couvert de son nom la violence d’un autre. Cette première mise de fonds, il l’a fait valoir avec intelligence, avec énergie, n’importe : elle se défend d’apercevoir ses mérites. Lui, cependant, ces dédains l’irritent, le piquent au cœur, et le voici dans la chambre de Renée. Il plaide avec éloquence la cause de son juste désir; il raconte sa vie et ses efforts, il en réclame le prix suprême : « La première heure de notre existence commune a été infâme, soit! Relevons la tête ensemble, et soyons heureux. » Elle est émue, la misérable, et son émotion même lui fait horreur; elle recule, et, d’un souffle strident, elle murmure : « Trop tard ! il est trop tard !.. » Mais ce que j’admire surtout, c’est la suite ou le mélange des sentimens de cet homme. L’occasion de sa visite, c’est un marché qu’il doit faire signer à sa femme : bien qu’amoureux, il demeure ambitieux d’argent; sous un prête-nom, il veut acheter à bas prix des biens dotaux qu’il revendra cher. Et puis il s’anime, il s’attendrit : « Ne signez pas ce papier, dit-il. — Pourquoi? — Parce qu’on vous vole ! » Il s’échauffe encore, il est repoussé ; alors, sa passion ayant échoué, sa cupidité reprend le dessus : il réclame la signature.
La matière morale d’une telle scène et sa conduite, le grand train dont elle est menée, font honneur à M. Zola. Toute une pièce de cette qualité, de cette allure, voilà ce que méritaient ces artistes : Mlle Brandès, qui prête à Renée ses nerfs et son âme; M. Raphaël Duflos, qui a composé le rôle de Saccard en comédien. Cette pièce digne de sa renommée, M. Zola l’écrira-t-il un jour? Oui, sans doute, celle-là et bien d’autres : il se le promet assez publiquement! Aux téméraires qui le malmènent, il ne jette pas seulement les noms d’imbécile et de menteur; se raidissant sous leurs critiques, il riposte encore par cette menace : « Vous ferez de moi un grand dramaturge, comme vous en avez fait déjà un grand romancier. » Amen !.. J’avais oui dire que la cabale, en s’attaquent à Phèdre, avait découragé Racine du théâtre, et je pensais m’inquiéter pour M. Zola; je suis rassuré par son algarade : il est plus résistant que Racine.
C’est le souvenir de Corneille qu’on a évoqué à propos de Mademoiselle de Bressier : un Cid en habit de nos jours, ni plus ni moins, tel s’annoncerait le nouveau drame, tiré d’un romancero-feuilleton que les lecteurs du Figaro n’ont pas oublié[2]. Le Cid au courant, juste en même temps que Phèdre, ô l’heureuse semaine pour les classiques!.. Mais si, en effet, M. Delpit veut les continuer, c’est à sa manière : il n’a pas l’esprit fait comme M. Zola. Il ne sait pas s’attacher avec tant de patience au « document humain; » en revanche, il a ce don, il l’a même à un degré tout à fait éminent : l’imagination des situations tragiques. Aperçoit-il un Rodrigue contemporain, ne du mauvais côté de la barricade, et sa Chimène, fille et sœur de loyaux soldats? Ce serait peu, à son gré, que le souvenir d’une seule mort séparât le héros de l’héroïne. Le père de ce Rodrigue aura combattu contre le père de Chimène, tué dans la guerre civile; complice d’un guet-apens, il aura trempé dans l’assassinat de son frère ; et Chimène, à son tour, de ses propres mains, aura livré le père de Rodrigue à des vengeurs.
Est-ce bien, cependant, Chimène et Rodrigue qu’il faut nommer, à propos de Faustine de Bressier et de Jacques Rosny? Mais le fils de don Diègue et la fille du comte s’aimaient avant la querelle de leurs pères; aussitôt que cette querelle éclate, ils savent leur malheur. Jacques et Faustine, au contraire, pourraient soupirer, comme la Juliette de Shakspeare, et même avec plus de raison : « Mon unique amour émane de mon unique haine ! Je l’ai vu trop tôt sans le connaître et je l’ai connu trop tard. Il m’est né un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi détesté! » Aussi bien que Roméo, et mieux encore, Jacques pourrait s’écrier : « Oh ! je suis le bouffon de la fortune! » l’affreuse aventure qui les avait désignés pour une mutuelle exécration, et dont le spectateur fut témoin, les enfans de Pierre Rosny et du général de Bressier ne la découvrent qu’après avoir commencé de s’adorer, quand ils sont déjà l’un à l’autre, à l’heure même où leur félicité va s’établir pour jamais. Ainsi, par sa conduite, par le progrès fatal des événemens, la pièce rappelle cette tragédie antique plutôt que cette tragédie moderne, Œdipe roi plutôt que le Cid; ou peut-être elle joint l’horreur sacrée de celle-là au pathétique humain de celle-ci : elle a quelque peu, du moins, de l’une et de l’autre source d’émotions. Deux actes durant, nous sommes mis dans la confidence du destin, nous assistons à ce duel des familles dans la mêlée d’une guerre; pendant deux actes encore, nous voyons les enfans marcher, les yeux bandés, les lèvres souriantes, vers le désespoir; au dernier, nous sommes témoins de leur chute dans un abîme de douleur, et enfin de leur salut : l’amour est plus fort que la haine... « Des entrailles prédestinées de ces deux familles ennemies a pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d’amoureux dont la ruine néfaste et lamentable doit ensevelir avec eux la lutte de leurs parens. » Ainsi chantait le chœur, dans le prologue de Roméo et Juliette. Le héros et l’héroïne de M. Delpit, au théâtre du moins, ont un meilleur sort : dans la couche nuptiale, et non dans le tombeau, finissent les inimitiés de leurs deux races.
C’est que notre auteur a exposé ici d’autres dissensions que celles des Capulets et des Montaigus, et qu’il importait davantage qu’il en montrât l’heureuse fin. On connaît « ce téméraire ou plutôt ce vaillant ; » on sait que, même au théâtre, il n’a pas peur de grand chose : le Fils de Coralie, le Père de Martial, les Maucroix, passeraient difficilement pour les œuvres d’un timide. Il ose maintenant, cet amateur de prouesses, porter sur la scène nos dernières discordes civiles. C’est le tambour de la Commune de Paris qui gronde lugubrement à nos oreilles pendant ce premier acte ; cette fusillade, au second, c’est le bruit que fait la juste colère des soldats de Versailles. Pour remuer impunément ces tisons récens, il fallait des mains courageuses et pures, — Comme dans la vieille épreuve du jugement de Dieu. — La prudence et la décision, les diverses habiletés du dramaturge, ne suffisaient pas à faire écouter jusqu’au bout un pareil drame : sans la pureté d’intention, sans la hauteur d’âme, elles ne valaient rien. L’entreprise était une sorte de gageure, dont le gain serait doublement glorieux : M. Delpit ne l’a pas perdue.
Il est poignant, ce premier acte, en sa simplicité : à Paris, pendant « le second siège, » le ménage d’un ouvrier honnête, fourvoyé dans l’insurrection, tel est ce tableau d’intérieur. Rien n’y manque, on n’y trouve rien de trop. Comment un brave homme peut se battre pour une mauvaise cause, l’auteur le fait voir avec une irréprochable équité; je dis qu’il le fait voir, et non qu’il l’explique : sa pièce n’est pas une déclamation, mais une image de la vie. Quand Pierre Rosny quitte le chevet de son fils Jacques, blessé pendant le premier siège, et s’arrache aux embrassemens de sa femme pour aller rejoindre ses compagnons, les fédérés; quand sa femme, la bonne Françoise, entendant battre la générale, se précipite sur ses traces, je vous jure bien qu’il n’y a dans la salle ni cœurs « versaillais » ni cœurs «parisiens, » mais des cœurs français ou plutôt des cœurs d’hommes saisis tous d’une même angoisse.
Un coin de paysage, à présent, une oasis dans cette banlieue désolée par la guerre civile : c’est le parc du général de Bressier, entre Paris et Versailles. le général n’est pas ici, mais à son posté, en face des insurgés. Sa fille Faustine, avec une amie, garde la maison. Étienne, son fils, entre deux alertes, y fait une visite. Des entrées, des sorties, des propos interrompus, — Le tout nécessaire à l’exposition, — C’est la première partie de cet acte : elle peut sembler un peu longue, mais patience! la suite va récompenser notre attention. Mlle de Bressier a recueilli, réconforté, fait reconduire à Paris une pauvre femme, tombée de fatigue devant sa porte : c’était Françoise Rosny, errant depuis deux jours à la recherche de Pierre. Soudain arrive cette nouvelle : le général, ce matin même, a été tué à la tête de ses troupes. Et aussitôt après, un fédéré fugitif, traqué par des chasseurs à pied, vient demander asile : un vaincu est sacré, disait le général ; Mlle de Bressier cache le suppliant. Mais un nouveau coup la déconcerte : son frère, tout à l’heure, a été pris dans une embuscade et massacré, oui, massacré par les compagnons de cet homme. « Entrez ! crie Faustine aux chasseurs. Celui que vous cherchez est ici. » Pierre Rosny, — C’était lui, — n’attend pas qu’on le saisisse; il se présente de lui-même et dit à Faustine : «Si l’on m’avait tué ma femme et mon fils, j’aurais fait comme vous. » Les soldats l’entraînent. « Ah! gémit la jeune fille, j’ai livré mon hôte ! » Et elle conjure un officier de le sauver. Mais la fusillade, éclatant derrière le mur, répond à sa prière. Elle jette ce cri : « Ahl malheureuse !.. » et tombe évanouie. — Voilà un morceau de tragédie sans amour, exactement conforme au vœu de Fénelon et à cette définition qu’il donnait dans sa fameuse Lettre à M. Dacier : « Un tel spectacle pourrait être très curieux, très vif, très rapide, très intéressant : il ne serait point applaudi ; mais il saisirait, il ferait répandre des larmes, il ne laisserait plus respirer... » Point applaudi?.. Ah ! si fait, — après que la toile est tombée.
Le troisième acte et le quatrième « laissent respirer. » Il se peut même que ce drame privé, après ce commencement de drame historique, paraisse un peu rétréci et que l’intérêt s’y refroidisse. Il est pourtant rattaché au second, par-delà dix années, ce troisième acte, il y adhère par un lien naturel autant qu’ingénieux. Jacques Rosny, devenu un sculpteur de talent, fait le buste de Faustine de Bressier, devenue Mme de Guessaint. Il annonce qu’il veut dédier un bas-relief aux héros de la Révolution française. « Fi de la politique ! » dit la jeune femme. L’artiste répond: «Ceci n’est pas de la politique, mais de l’histoire. — A ce compte, reprend-elle, les héros de la dernière insurrection... « Jacques l’interrompt avec gravité : « Les soldats de Versailles ont fusillé mon père. — Les insurgés, réplique-t-elle, ont tué mon père et massacré mon frère. » Vont-ils découvrir sitôt l’obstacle qui les sépare? Mais non ; s’aimant déjà, ils l’évitent d’instinct : Jacques n’a point de curiosité, mais seulement de la pitié, pour le malheur de Faustine, et Faustine pour le malheur de Jacques. Cet accord discret de sentimens nous cause un délicat plaisir.
Cependant le héros a déclaré son amour ; et, par vertu, l’héroïne l’a fui. Au quatrième acte, elle revient, se croyant veuve; ils touchent l’un et l’autre au bonheur permis. Mais, par une péripétie tirée du Code, ce bonheur recule : on n’a pas la preuve de la mort de M. de Guessaint. Jacques, cette fois, désespère, il est tout près d’attenter à ses jours; Faustine tombe dans ses bras : « Mon honneur pour ta vie ! »
Les voilà l’un à l’autre, une seule âme, une seule chair; et cette union va être consacrée : le document souhaité, un messager l’apporte... Messager du destin, assurément ! Quelques mots, qu’il a prononcés par courtoisie, amènent la reconnaissance, — « l’agnition, » comme disait Corneille, interprète d’Aristote. Il y a là deux ou trois scènes entre la veuve du fusillé, son fils et la jeune femme qui l’a livré naguère, deux ou trois scènes qui sont toutes pleines, en effet, d’une terreur antique ou bien cornélienne. Et celle qui suit, où Jacques presse Faustine sur son cœur, et puis l’écarte et l’interroge : « Tu te rappelles mon père... Est-ce que je lui ressemble?..» Ah! si seulement c’était traduit de Shakspeare !.. On sait que c’est du Delpit : on applaudit, mais moins. On applaudit encore, et c’est justice, à l’heureux dénoûment, à la veuve qui abjure sa rancune, aux enfans réconciliés. On applaudit, et c’est justice encore, pour faire relever la toile, pour fêter ces généreux artistes: Mme Tessandier, M. Chelles, et cette distinguée recrue. Mlle Deschamps. On n’oublie pas leurs camarades, disparus au cours de la pièce, Mlles Pierval et Vrignault, MM. Gravier et Fugère. Mademoiselle de Bressier, à l’Ambigu, est montée comme elle aurait pu l’être sur des planches plus illustres.
Ce n’est pas facile, pourtant, de jouer la tragédie, même la moderne; et ce n’est pas facile de l’écrire : il y paraît bien. Si l’auteur commet quelques fautes, plutôt que d’en triompher on doit regarder ses mérites. « La tragédie est quelque chose de beau quand elle est bien touchée, » est-il dit dans la Critique de l’Ecole des femmes; il est vrai qu’un personnage, par commission de Molière, réplique aussitôt : « Quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, vous ne vous abuseriez pas. » Tragique ou bien comique, en fin de compte, « l’art est difficile; » — pourquoi n’est-il pas vrai que la critique soit aisée?
LOUIS GANDERAX.