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Revue musicale - 31 octobre 1891

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Revue musicale - 31 octobre 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 217-225).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Lohengrin, opéra romantique en trois actes, de Richard Wagner. — Théâtre de l’Opéra-Comique, reprise de Manon.

Les représentations de Lohengrin se poursuivent en paix. Les oies ayant fait silence, le cygne peut chanter. Après quatre ans d’exil, le bel oiseau blanc nous est revenu pour ne plus s’envoler.

Rien n’est intéressant comme d’entendre un chef-d’œuvre qu’on connaît avec des gens de bonne volonté et de bonne foi qui ne le connaissent pas ; rien, hormis peut-être de faire pour ainsi dire à ces mêmes gens les honneurs de ce même chef-d’œuvre, en cherchant pour eux les raisons des jouissances éprouvées en commun. Nous avons eu la semaine dernière un de ces plaisirs ; nous avons l’autre aujourd’hui.

A l’admiration du public, qu’on n’ose plus troubler, se mêle un peu de fièvre encore, comme après la victoire ; un peu d’incertitude aussi, comme devant l’inconnu. Pauvre public ! On a tant fait pour le dérouter ! Il n’y a qu’une chose à lui dire, à lui redire plutôt, fût-ce pour la centième fois, c’est qu’il se trouve aujourd’hui devant un chef-d’œuvre qui n’est ni intolérant ni jaloux. Pour aimer Lohengrin, il n’a pas besoin de rompre avec ses amours passés. Le chevalier blanc ne lui demande pas de sacrifice. Il est venu prendre place parmi les héros ses aînés et non prendre leur place : — Des mots, des mots ! répondra peut-être la foule, avec Hamlet. Faites-nous plutôt clairement comprendre ce que nous sentons confusément. Démêlez pour nous dans cette musique complexe la part de la tradition et celle de la réforme, les souvenirs et les espérances ; montrez-nous les deux visages du dieu.

Voilà justement ce que nous voudrions tenter, non pas comme naguère après les représentations de l’Eden, par un examen rigoureux, encore moins technique, mais par des observations plus générales, et, s’il est possible, par la définition morale de l’œuvre.

L’opéra « romantique » de Wagner est encore à demi engagé dans le passé. Aimez-vous, dans le répertoire de Meyerbeer (je prends celui qui nous est le plus familier), aimez-vous les cortèges et les processions ? Lohengrin est plein de pompes religieuses, militaires ou nuptiales : rappelez-vous l’admirable marche des fiançailles, les chœurs de soldats, moins admirables sans doute, et le délicieux épithalame à la Boïeldieu (nous remontons déjà plus haut que Meyerbeer), et ces pages étonnamment décoratives, peintes à grands coups de brosse : l’entr’acte de fête, inspiré d’Euryanthe, avant le troisième tableau : avant le quatrième, la réunion des comtes. Voulez-vous un finale, un vrai, d’autres diront un vieux finale d’opéra, vous en aurez deux : celui du premier acte (Weber et Meyerbeer) et celui du second, interminable, hélas ! avec les scandales successifs d’Ortrude et de Frédéric, des orgues et des cloches comme dans la Juive. Et la belle prière du premier acte, entonnée par le roi d’abord et reprise à grand renfort de triolets, Meyerbeer ne l’eût-il pas trouvée ?

Quant aux principes de Wagner, ils ne règnent point encore ici ; ou plutôt ils y règnent, mais ne gouvernent pas. Tant mieux, disent les uns. Hélas ! répondent les autres, et dans le débat il ne s’agit pas aujourd’hui de prendre parti. Dans Lohengrin, le leitmotiv est de mise, mais non de rigueur. L’orchestre, admirable d’éloquence, souligne la parole au lieu de l’effacer. Le maître enfin n’a pas encore, sous prétexte de mélodie continue, rompu avec les morceaux nettement coupés. Je vois pourtant qu’il en a fini avec les airs proprement dits et qu’on ne trouverait déjà plus dans Lohengrin l’équivalent de la romance de l’étoile. Mais, je vous prie, l’opéra français lui-même n’a-t-il donc été jusqu’ici qu’une série de cavalines et de couplets ? On vante la rêverie d’Elsa aux étoiles, et je sais en effet peu de pages aussi exquises, aussi peu « romance. » Mais ce n’est pas non plus une romance que chantait Marguerite, aux étoiles aussi, et pas plus qu’à Wagner il ne faut refuser ici à Gounod la liberté de la forme, le naturel et la vérité. Une grande scène comme l’interrogatoire d’Elsa, jusqu’à l’arrivée du cygne, est un chef-d’œuvre d’homogénéité ; mais l’acte de la cathédrale, du Prophète, a-t-il moins de tenue et de cohésion ? Même à côté du sublime duo de Lohengrin, je ne pense pas que le duo des Huguenots passe de si tôt pour un nocturne à deux voix, et dans la scène, d’ailleurs étincelante de beautés, entre Ortrude et Elsa, si nous reconnaissons l’étonnante aptitude de la forme wagnérienne à marquer le contraste de deux âmes féminines, contesterons-nous que par une forme tout opposée, dans le petit duo du Freischutz, un contraste analogue ne soit aussi vivement rendu ?

Mais alors, où donc est la nouveauté dans Lohengrin ? D’où vient ce je ne sais quoi d’étrange et de non encore-exprimé ? Ce n’est pas, ou ce n’est pas seulement de la symphonie introduite dans le drame lyrique, ni de l’orchestre manié comme il ne l’avait jamais été, ni des leitmotive. Métier que tout cela, procédés et formules. Pour comprendre le singulier chef-d’œuvre, il faut remonter plus haut, jusqu’au génie même de Wagner, en ce qu’il a d’essentiel et d’original ici. Lohengrin diffère surtout, je crois, des opéras auxquels nous sommes accoutumés, par une spiritualité plus grande. Je m’explique.

Prenons Guillaume Tell, les Huguenots ou le Prophète, ou Faust ; voilà des sujets empruntés à la réalité, fort intéressans à coup sûr, très pathétiques, mais d’un pathétique un peu extérieur, où l’action, les faits ont plus de part que les âmes. Lohengrin au contraire, Wagner nous en avertit lui-même, repose tout entier sur une péripétie exclusivement morale, qui s’accomplit dans le cœur d’Elsa. Voyez comme ici les événemens, fût-ce les plus graves, reculent au second plan. Lohengrin commence par arracher la jeune fille à un danger matériel et si je puis dire extérieur : admirable épisode, mais épisode seulement. Le dénoûment, la catastrophe sera tout intérieure ; l’âme seule de la jeune fille en sera le théâtre. Cela est tellement vrai, que l’arrivée du cygne, cette merveille de mouvement et de vie, cette progression extraordinaire qui donne si intense la sensation d’un prodige, n’est pourtant pas la plus sublime, au moins la plus originale inspiration de Lohengrin. Mais écoutez le prélude, l’adieu au cygne. Des longueurs et des ténèbres du second acte dégagez la dernière phrase d’Elsa à Ortrude et la sortie des deux femmes ; écoutez enfin et surtout l’incomparable duo d’amour, voilà ce que, de mémoire d’abonné, vous n’avez jamais entendu.

Les héros du répertoire, les Masaniello, les Arnold, les Éléazar, les Raoul, les Faust, n’étaient après tout que des hommes ; Lohengrin est presque un dieu. Dès le début, le prélude nous emporte en plein surnaturel. le comprends que cet idéal prologue échappe à ceux qui l’entendent pour la première fois. Il est tellement volatil et si différent des ouvertures ordinaires, brillans allégros de Rossini, ou dramatiques préfaces de Beethoven et de Weber ! Mais l’autre soir, dans le silence attentif, je le sentais, à peine perceptible d’abord, se répandre peu à peu, remplir, imprégner l’atmosphère à la manière des parfums. Et j’admirais l’immatérialité de cette phrase, si haute, si pure ; je l’écoutais descendre du ciel sur la terre, y apporter son ineffable douceur, puis, quand elle s’était donnée tout entière, nous jeter un dernier regard et mourir. Entre cette forme d’ouverture et l’idée dramatique de l’œuvre, le rapport m’apparaissait évident. Lohengrin sera d’une pureté céleste, comme la mélodie qui le représente, et comme elle il ne fera que passer.

Mais ainsi que le Christ, dont il est le serviteur, cet être céleste aura pourtant quelque chose d’humain. Et quelle touchante et douloureuse humanité que la sienne ! Sous la cuirasse d’argent et le manteau d’azur, il vient sur les eaux, le blanc chevalier. Le peuple qui l’aperçoit l’acclame, s’élance au-devant de lui. Jamais peut-être en aucun chef-d’œuvre musical telle explosion d’enthousiasme ne salua un héros. Pourquoi donc, au lieu de sourire à cette foule, au lieu de courir à la vierge extasiée, pourquoi demeure-t-il un pied encore dans la nacelle, écoutant en lui l’écho non de leur joie, mais de sa tristesse ? Parce qu’il voit dans l’avenir la vanité de sa mission, la fragilité des sermens et de l’amour de la femme. Il descend pourtant de sa conque d’or ; il essaiera au moins l’œuvre de félicité et de grâce ; mais sa prescience emplit son cœur d’une si profonde mélancolie, et si étrange, que pour cet adieu sans pareil, pour ce renvoi de l’oiseau bien-aimé vers les régions idéales, hélas ! inutilement délaissées, nous donnerions peut-être les merveilles qui précèdent ; les mille cris de la foule pour cet unique soupir.

Les âmes, toujours les âmes. C’est là décidément que nous voulons aujourd’hui pénétrer. De Lohengrin, plutôt que les nouveautés harmoniques, instrumentales ou autres, c’est la nouveauté psychologique que nous cherchons à surprendre. Sous ce rapport, le point culminant de l’œuvre est évidemment le duo d’amour. Ici, les différences entre l’esthétique, je dirais presque l’éthique de Wagner et celle de ses devanciers, vont nettement s’accuser. Rappelons-nous deux des plus célèbres, des plus beaux duos d’amour : celui de Roméo et celui des Huguenots. Où tendent-ils et vers quelle conclusion les voit-on se hâter ? Il s’agit de savoir si Roméo, si Raoul, s’arracheront aux bras qui les retiennent, l’un pour fuir Vérone, l’autre pour aller mourir. C’est contre l’exil et contre la mort du bien-aimé que se débattent Juliette en larmes, Valentine hors d’elle-même. C’est du dehors, mais du dehors seulement, que viennent et le danger et le malheur. Dans le duo de Lohengrin au contraire, ils viennent du dedans, hélas ! et de l’une des deux âmes. L’amour ici n’est menacé d’abord, puis perdu, que par sa propre imperfection, par le doute, ce péché mortel d’amour.

Sentez-vous maintenant la beauté d’une péripétie toute morale, comme disait Wagner, et combien idéale et nouvelle est, dans ce duo, dans cette œuvre, la conception de l’amour ? Je me rappelle souvent, en écoutant Lohengrin, un passage du vieil Homère. Après qu’Ulysse eut abordé dans l’île de Circé, l’enchanteresse lui dit quand vint le soir : « Montons ensemble sur ma couche et ayons confiance l’un dans l’autre. » Adorable et profonde parole, si étrangement belle, même sur les lèvres impures d’une amante de hasard ! Confiance ! le mot qui renferme la joie suprême et le suprême devoir de l’amour !

Elle avait confiance, Elsa, quand, aux pieds de Lohengrin apparu, les yeux encore mouillés de larmes, à la question frémissante du héros elle répondait, vous avez entendu avec quel abandon de tout son être : Je t’appartiens, tu peux me croire ; oui, je le jure à tes genoux. Et devant le veto solennel du fiancé divin : Jure que sans connaître ni mon nom ni mon être, quand elle balbutiait : Non, non, je ne veux rien apprendre, avec quelles délices la vierge semblait s’abriter, se blottir pour jamais dans sa volontaire ignorance !

Au second acte encore, dans la scène avec Ortrude, si pure et si forte est la confiance d’Elsa, qu’elle s’épanche au dehors en Ilots de miséricorde et de bonté. Oui, c’est la bonté, charmante fille du bonheur, qui sourit en ces pages exquises. Elle est partout, fût-ce, après l’appel : Ortrude, où donc es-tu ? fût-ce, dis-je, en certaine gamme qui semble descendre elle-même au-devant de la suppliante. La bonté encore donne aux modulations leur fraîcheur et leur clarté ; leur naïveté à toutes ces cadences jamais brisées, ou, comme disent les Allemands, jamais trompeuses. Sur les mots : J’irai trouver mon noble époux, l’orchestre s’empresse avec un zèle affectueux, et s’il prend ici un léger accent de joie, c’est d’une joie discrète, qui se penche vers la douleur, non pour l’envenimer, mais pour la guérir. Que dis-je ? vers la haine elle-même, vers le mal, pire que le malheur. Le mal ! dès la première insinuation d’Ortrude, Elsa l’a senti passer. D’instinct elle a reculé d’abord, mais pour se rapprocher aussitôt. Elle voudrait cette fois donner plus encore qu’un peu de son bonheur ; un peu de sa tendresse et de sa charité. Ah ! l’ineffable soupir de regret et de découragement dans la phrase : Tu ne pourras jamais comprendre… Viens avec moi, poursuit la douce conseillère. Mais toutes les caresses de cette musique glissent sur l’ennemie implacable, et quand la ritournelle finale s’éloigne lentement, elle laisse derrière elle un nuage de tristesse, comme si l’heure était venue, l’heure fatale annoncée par le prophète musulman, où une âme ne pourra plus faire de bien à une autre âme.

Pour Lohengrin lui-même, voici cette heure douloureuse. L’étrange beauté du grand duo d’amour, c’est qu’il nous montre, contrairement à presque tous les duos de ce genre, non le rapprochement, mais l’éloignement de deux êtres, au lieu d’une fusion, une scission d’âmes. Il n’y a dans cette longue scène qu’une seule phrase au début, qui des lèvres d’Elsa passe sur les lèvres de Lohengrin. Tous deux en reprennent à l’unisson les dernières notes, parce que tous deux se ressemblent encore, qu’ils ont même confiance et même joie. Mais c’en est bientôt fait de la pensée, de la tendresse unanime. Ils ne chanteront plus ensemble ; leurs voix ne s’accorderont plus, ni leurs cœurs. Endormi sous les premiers baisers, le soupçon d’Elsa déjà se réveille. Ses phrases, à dessein vagues, incertaines, et qui toujours interrogent, trahissent une inquiétude que ne connaissait pas la sereine inspiration du début. Pour détourner le doute, en quelque sorte pour l’enivrer, Lohengrin entraîne Elsa vers la fenêtre ouverte. Au secours de la bien-aimée inquiète, il appelle d’abord les calmes influences de la nature : les parfums de la terre et la douceur de la nuit. Inutile recours ; la fièvre d’Elsa redouble. Alors, contre le mal grandissant, ce n’est plus au dehors, mais en lui-même, que l’époux va chercher des armes. C’est le miracle de sa venue qu’il rappelle à l’ingrate, et la parole donnée d’aimer aveuglément. Dans tout le rôle de Lohengrin, il n’est pas de plus sublime page. Après la rude réprimande : Ma confiance en toi s’est bien montrée, le cœur du héros s’attendrit encore. Il rappelle Elsa, et non-seulement sa voix, mais tout l’orchestre attire la jeune femme et l’enlace. Pour la retenir, pour qu’elle se taise encore, il lui parle, puisqu’il le faut, de lui-même, à demi-voix d’abord, avec une modestie charmante, éveillant seulement là-bas, dans l’orchestre, un mystérieux écho de sa gloire. Mais peu à peu, par la contemplation de son essence surnaturelle, il s’exalte, s’enthousiasme, et le plus beau de tous ses cris lui échappe, cri de fierté, de reproche et d’amour, cri de l’être divin adjurant la créature humaine qu’il aime, de croire en lui sans le comprendre : Ma route n’est pas ténébreuse ! Je viens du monde des splendeurs.

Splendeurs inutiles ! Aveuglée par le vertige de son âme, Elsa court à l’abîme, et le duo s’accélère. Quelle menace le précipite ainsi, et vers quel dénoûment ? Une cloche a-t-elle donc appelé aux armes ? L’alouette a-t-elle annoncé le matin ? Non, une parole et rien de plus, une question qui monte aux lèvres d’une femme et qui va leur échapper, voilà tout le péril et tout le malheur. Elle éclate enfin, la question fatale, avec un fracas pareil à celui de la foudre, quand Beethoven la fait tomber. Telramund paraît ; Lohengrin le frappe, il meurt. Mais ne voyez dans ce cadavre qu’un symbole. Ce n’est pas quelqu’un, c’est quelque chose, qui vient de mourir, et qui ne revivra plus. Désormais la rupture est complète entre ces deux âmes ; les adieux, l’absence ne les sépareront pas davantage. Le drame intérieur achevé, nous n’avons plus rien à dire, puisque du chef-d’œuvre autrement envisagé naguère[1], nous n’avons voulu dégager aujourd’hui que l’originalité morale et la plus idéale beauté.

Le meilleur interprète de Lohengrin à l’Opéra, c’est l’orchestre. M. Lamoureux lui donne la précision, la clarté, la souplesse et, dans l’accompagnement des voix, une exquise et constante douceur. Il ne saurait lui donner, parce qu’il ne les possède pas lui-même, la poésie, la grâce, le sourire et la flamme. Quant à la puissance, elle manque là où nous l’attendions le plus, notamment à l’arrivée du cygne. Peut-être est-ce la faute de cette salle maudite. Quelques mouvemens aussi nous ont paru trop lents.

M. Van Dyck chante Lohengrin avec tout le zèle, toute la conscience possible. La voix a plus de puissance et d’étendue que de timbre. Quant à la prononciation, elle est sans pareille. M. Van Dyck fait un sort à chaque syllabe, à toutes les consonnes, parfois même à des e muets. Et quelle gymnastique de la bouche, quelle frénésie maxillaire ! Mais l’accent vient des lèvres plus que du cœur. Et pourquoi cette face imberbe et joufflue ? N’en déplaise à Mme Wagner elle-même, Lohengrin doit avoir l’air d’un héros et non d’un nourrisson.

Mme Caron, qui, elle, n’a pas la figure poupine, prête à Elsa moins de naïveté peut-être et de jeunesse que d’étrangeté, mais une noblesse douloureuse, avec une physionomie toujours intéressante. Elle a chanté dans la perfection la rêverie aux étoiles. M. Delmas enfin, est, selon son habitude, excellent. En voilà un qui prononce bien, et pas avec la bouche seulement.


Manon vient de reparaître à l’Opéra-Comique avec un très grand succès : Manon, l’un des meilleurs opéras de M. Massenet, le meilleur peut-être, en tout cas le plus égal.

Les taches y sont rares : quelques longueurs seulement, comme le tableau du Cours la Reine, qui serait à supprimer entièrement, si l’on en pouvait retirer, pour la placer ailleurs, la page la plus exquise, je crois, de la partition : le dialogue de Manon avec le comte des Grieux. A l’héroïne elle-même, on reprocherait bien çà et là quelque préciosité : la phrase : Nous irons à Paris, à la fin du premier acte, et surtout l’adieu à la « petite table. » Il est vrai que nous n’avons pas affaire ici à l’Alceste d’Euripide ou à la Didon de Virgile, os impressa toro, et que chez une grisette un peu de puérilité sentimentale ne messied pas. Mais laissons les critiques. Aussi bien, avec M. Massenet, depuis Esclarmonde et le Mage, nous sommes un peu en reste de louanges ; l’occasion est bonne de nous acquitter.

On l’appelle Manon ; elle eut hier seize ans.
En elle tout séduit : la beauté, la jeunesse,
La grâce ; nulle voix n’a de plus doux accens ;
Nul regard plus de charme avec plus de tendresse.


Sauf les seize ans, que l’œuvre est encore loin d’avoir, tout cela est vrai, et ces quatre vers, dont la musique est délicieuse, pourraient servir d’épigraphe à la partition. Quand j’entends Manon après le Rêve, c’est à M. Massenet que je voudrais qu’on offrît un banquet. On n’y déclarerait peut-être pas la musique française renouvelée de fond en comble, mais discrètement rajeunie, voilà tout. On n’y boirait pas d’ambroisie, mais seulement, dans les vieux verres, une goutte de vin nouveau. Si Lohengrin ne nous avait retenu, nous aimerions, sans pour cela revenir à la charge contre une œuvre intéressante après tout et sincère, nous aimerions à rapprocher Manon du Rêve, à montrer de quel côté se trouvent l’invention mélodique, harmonique, instrumentale, symphonique même, la grâce, l’agrément et la vérité. Nous retournerions au clos Marie, et sous les pommiers en fleur nous entendrions de nouveau grincer la déclaration de Félicien à Angélique. S’il en est, parmi nos lecteurs, qui possèdent la partition de M. Bruneau et celle de M. Massenet, qu’ils ouvrent la première d’abord, à la phrase de Félicien : Je viens, je vous vois, j’oublie à l’instant même… Après cette musique au vinaigre, qu’ils relisent le dialogue de Manon et de Des Grieux dans la cour de l’hôtellerie. Quelle détente alors et quel repos ! Quelle amabilité mélodique avec quelle distinction, quelle élégance de lignes ! Comme la voix de Des Grieux se pose aisément sur ces paroles : Et je suis votre nom ; comme celle de Manon retombe ensuite d’une chute arrondie et moelleuse ! Ah ! le naturel, le divin naturel, ainsi que l’appelait récemment, ici même, M. Cherbuliez ! Auprès de lui que seront jamais et la recherche et l’effort !

L’effort, voilà ce qu’on sent le moins dans Manon. L’orchestre, notamment, se meut ici avec une aisance, une souplesse d’ondulation extraordinaire, même pour M. Massenet. Les motifs caractéristiques y circulent, y tracent mille arabesques charmantes et toujours significatives, soulignant la pensée d’accens discrets et cependant profonds. Rien de plus ingénieux, et sans nulle subtilité, que ce langage symphonique. De tous les motifs, importans ou secondaires, le compositeur obtient des effets qu’il varie à l’infini. Voici, par exemple, un détail et rien de plus, mais un détail charmant. Écoutez, au début de l’acte du séminaire, le motif empressé des dévotes entourant l’abbé Des Grieux. Quand Manon viendra pour arracher son chevalier à Dieu, le motif reparaîtra, mais semblable par le rythme seulement. Le musicien a pris soin d’en altérer la tonalité, pour le corser davantage et l’assortir non plus à un engouement frivole, mais à la passion véritable et ici douloureuse. L’acte du séminaire demeure décidément le sommet dramatique de l’œuvre ; mais l’acte suivant, moins en vue et d’une couleur très différente, nous a plus que jamais charmé : l’hôtel de Transylvanie. C’est un tableau plein de mouvement et de vie, je dirais même de vice. Étincelant à la surface, mais avec des dessous équivoques : phrases d’orchestre ou tortueuses ou en quelque sorte débraillées ; légers frissons de cymbales sinistres, il rend étonnamment la physionomie et jusqu’à l’atmosphère d’un tripot et d’un mauvais lieu. La chanson de Lescaut a le tintement et presque le reflet de l’or. Quant au brindisi de Manon, l’originalité des cadences, et surtout une orchestration féerique où les violons scintillent comme des diamans aux lumières, lui donnent des feux éblouissans.

Mlle Sanderson a fait jaillir ici de sa voix mille étincelles ; il lui faut de ces aigrettes sonores. L’ensemble du rôle ne lui convient guère. Elle a bien dit pourtant, plus que bien même, la phrase de la lettre et quelques autres encore. Depuis Esclarmonde, le progrès est incontestable ; la prononciation s’est améliorée et la voix égalisée. Mais la bello cantatrice ne possède encore ni l’aisance, ni le naturel, ni la vie. M. Fugère a tout cela, et du moindre rôle, celui du comte des Grieux, il obtient ici le plus grand effet.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir la Revue du 15 mai 1887.