Revue musicale - 28 février 1883
Il vient de paraître, à Florence, un volume intitulé : Félix Romani et les Maîtres les plus célèbres de son temps[1]. Comme étude biographique et anecdoiique d’un poète estimable en son genre, les Italiens y trouveront sans doute où se prendre, mais c’est surtout au point de vue de certaines idées générales que le livre mériterait de nous intéresser. Ce Félix Romani fut en effet le librettiste privilégié, le dramaturge à succès de trois ou quatre générations de musiciens illustres, il a composé pour Rossini, pour Bellini, pour Mercadante, pour Donizetti et pour Verdi. Fatemi dei buoni versi ed io vi darò buona musica, lui disait l’harmonieux Bellini, le plus doux, le plus fidèle de ses amis, mais le plus difficile de ses collaborateurs et qui, toujours indécis et mécontent, revenait jusqu’à huit fois sur sa propre inspiration, comme il advint pour l’adagio de la cavatine de Norma, une des merveilles du génie musical. « Donnez-moi de bons vers ; » on en était encore alors à la tradition de Métastase, on voulait des strophes et des rythmes : airs de bravoure, duos, ensembles et finales, tout cela taillé sur le même modèle ; de l’action, de la coordination dramatique et des caractères, nul n’en avait cure ; il s’agissait tout simplement de complaire à la prima donna, de flatter les vœux du ténor et du basso cantante, le reste importait peu : une strette enlevée à souhait, un joli trille placé au bon endroit, des combinaisons vocales sans le moindre rapport avec la situation, mais exquises en elles-mêmes, suffisaient à l’enchantement d’un public ivre de dilettantisme et qui se faisait du théâtre un concert. Aujourd’hui, quand on réfléchit à cet art absolument démodé, on se demande comment il a pu vivre si longtemps. Eh bien ! quiconque éprouverait le besoin d’être éclairé là-dessus, n’aurait qu’à lire cette récente apologie du poète Romani. C’est lui particulièrement qu’il faut rendre responsable du système, lui qui par la constante uniformité de ses coupes, et disons-le aussi pour être juste, — par la séduisante mélodie de ses rimes, — a, pendant plus de quarante ans, enjôlé aux erreurs de la cabalette des musiciens de théâtre tels que Rossini, Bellini, Mercadante et Donizetti. On n’imagine pas l’action favorable ou pernicieuse qu’un librettiste exerce sur son compositeur, à moins d’avoir affaire à des maîtres dramaturges, comme Meyerbeer et Verdi par exemple ; ceux-là regimbent, il est vrai, mais point tout de suite, puisqu’il n’appartient qu’au succès de dicter ses volontés. Meyerbeer, pendant toute sa période italienne, a dû se résigner à subir la débilitante influence des Totola et des Romani ; Verdi lui-même n’est parvenu à s’y soustraire que fort tard, et il a fallu pour cela tout un revirement national, car aussi longtemps que la domination autrichienne triompha, jamais un Italien patriote n’eût voulu d’une réforme qui parlait la langue de ses maîtres détestés.
C’est par l’Allemagne et le wagnérisme que le sens esthétique s’est introduit dans la musique dramatique italienne ; jusqu’alors la confection avait seule régné sur le marché. Un compositeur recevait un opéra de son librettiste comme un enfant reçoit une pomme que vous lui mettez dans la main, ce qui, d’ailleurs, n’empêchait pas l’inspiration d’avoir ses heures ; les répertoires de Rossini et de Bellini sont pleins de sublimités épisodiques, mais des morceaux, même admirables, ne constituent pas un chef-d’œuvre dramatique. Il ne saurait être obtenu que par l’effort commun du poète et du musicien ; plus l’opéra moderne affirmera son réalisme, plus l’action, les caractères, les situations tendront à l’expression du vrai et plus l’auteur du poème exercera d’influence sur le musicien. Les textes de Meyerbeer, de Verdi, de Richard Wagner sont à cet égard des exemples convaincans. Si nous réfléchissons à la manière dont se forme un opéra, nous voyons aujourd’hui que, sauf de rares exceptions, l’idée première vient du maître : un sujet l’attire, le saisit, bientôt son imagination s’échauffe, il ordonne son plan, dispose ses morceaux, il se les chante ; alors commence à germer en lui toute une poussée chaotique, rythmes et couleurs tourbillonnent devant ses yeux dans une lumière décevante de kaléidoscope. C’est là ce que nous appellerions le moment psychologique : l’heure où le compositeur va trouver îe librettiste et lui demander de mettre son entente du théâtre au service de l’idée musicale ; à moins que notre maestro ne soit lui-même un librettiste comme Richard Wagner, ce qui simplifie beaucoup les choses, mais ne réussit guère en dehors de l’exception. Verdi maintenant consulte Boïto ; Meyerbeer s’adressait à Scribe, qui, dans ces occasions, devenait littéralement son autre moi, empressé, dévoué, comprenant tout à demi mot, capable à la fois d’agir en inventeur s’il en était besoin et de condescendre à l’humble rôle d’interprète. Ceux qui répètent que les opéras de Scribe sont peut-être tout ce qui restera du théâtre de Scribe oublient trop que ces opéras, même comme Ubretti, sont de Meyerbeer. Il en va bien autrement de Richard Wagner, lequel nous représente à lui tout seul un système. Avec lui, plus rien de cette germination antérieure dont nous parlions, le double enfantement est simultané : poème et musique sortent d’un jet.
Ce drame de Parcival, par exemple, dernier terme de son esthétique, quel autre que le librettiste Wagner l’eût jamais conçu et quel autre l’eût mis en partition ? Ce sont là des cadres qu’il faut absolument se faire à soi-même, certain que nul au monde ne vous les ferait. Imaginez une pièce impossible à comprendre, si d’avance on ne s’en est procuré la clé en déchiffrant la partition, des personnages dont chacun marche écussonné d’un motif spécial que vous devez savoir par cœur sous peine de tout confondre. Que d’efforts, justes dieux ! quels travaux d’Hercule pour en arriver à distinguer le roi de carreau de la dame de pique ! et dire que jadis, aux temps préhistoriques de Gluck, de Mozart et de Beethoven, on s’entendait si aisément ! pas une de leurs figures d’où n’émane aussitôt la vie organique. Vous les voyez toutes penser, agir ; don Juan, dona Anna, Suzanne et Chérubin, Léonore et Florestan peuvent se passer de commentaires ; il est vrai que ces créateurs incomparables étaient des gens très simples que les complications de notre art moderne auraient probablement fort déroutés. Ils avaient plus de génie que de théorie, ils travaillaient pour tout le monde, et leurs œuvres, jouables sur la première scène venue, savaient se contenter d’un théâtre, d’une troupe et d’un public d’occasion, toujours belles et toujours admirables, pour la foule comme pour les initiés, dans un palais comme dans une grange. Pour entendre Don Juan, Guillaume Tell ou les Huguenots, personne n’a besoin d’aller à Bayreuth, et ni Mozart, ni Meyerbeer, ni Rossini n’eurent cette bizarre prétention de fonder des olympiades au bénéfice de leurs propres élucubrations. Avec Richard Wagner, le thème change ; ici la complication devient telle qu’on ne sait plus à quelle branche de l’art ou de la science, à quel corps de métier on a affaire. Dramaturge, musicien, archéologue, architecte, machiniste, truckiste, et par-dessus tout régisseur, ses opéras embrassent l’univers, c’est la mécanique céleste. Il se fonde en Allemagne des chaires de philosophie pour les expliquer ; car l’usage veut maintenant que le poème soit publié longtemps à l’avance, et quand vous êtes dûment préparés, entraînés par la glose, vous allez en pèlerinage au lieu saint et mettez un mois à les entendre dans le recueillement de la montagne. Et cela se passe dans une ère démocratique comme la nôtre, et les mêmes gens qui se montrent à ce point fanatiques d’un art accessible seulement aux privilégiés de l’intelligence, viennent ensuite nous prêcher l’opéra populaire et la musique pour tous ! Essayez donc de concilier ces deux propositions ; rien ne tient ensemble en ce procès, à commencer par Richard Wagner. Il s’imagine marcher en avant de son siècle et n’est en somme qu’un phénoménal obstructionniste dont les logarithmes chromatiques céderont tôt ou tard la place à un Mozart de l’avenir. Révolutionnaire émérite en politique, il compose aux dépens d’un roi dilettante et somptueux une musique d’idéologue que Shakspeare appellerait « du caviar pour le peuple ; » ennemi déclaré du christianisme, dont il s’efforce de combattre « la déplorable influence, » dans son livre sur l’Art et la Religion, le voilà qui désormais penche vers l’autre extrême et demande à la religion du Saint-Graal « la régénération de l’espèce humaine. » Mythique avec l’Anneau du Nibelung, il devient mystique dans Parsifal.
Le spectacle des amours d’Eisa et de Lohengrin nous offrait au moins encore quelque chose d’humain, mais cette fois le séraphique règne sans partage et nous déborde ; il ne s’agit plus que du Saint-Graal : vers cet unique intérêt tout converge, tout en dépend et s’y rapporte ; or, pour un public de notre temps, qu’est-ce que le Saint-Graal ? Une curiosité légendaire, un recueil perdu de superstitions fantastiques ; eh bien ! ce que Wagner a trouvé là de symbolisme et d’illuminisme passe toute conception ; Calderon écrivant pour des Espagnols du xvie siècle ne s’enflammait pas davantage. Ce n’est plus de l’exaltation, c’est de l’hystérie, et le mysticisme lui paraîtrait sans doute encore trop limpide s’il ne le compliquait dès le titre d’une méchante revendication de linguistique à notre adresse. Ainsi donner au titre son orthographe légitime, nommer la pièce Perceval, c’eût été reconnaître son origine française ; car, il n’y a pas à dire, l’épopée du Saint-Graal nous appartient bien au premier chef. Elle remonte au commencement de notre xiiie siècle, a pour auteur Chrestien de Troyes, et le chevalier poète Wolfram d’Eschenbach n’est venu qu’après broder sur le thème. Mais il fallait égarer l’opinion, nier effrontément le point de départ et, toujours jaloux de se montrer original et grand dans le mesquin, M. Richard Wagner, au lieu d’adopter loyalement le nom français, a tenu à s’en fabriquer un autre, composé de deux mots arabes : fal, parsi (Parsifal) qui, selon cet éplucheur de palimpsestes, convenait seui aux nécessités étymologiques. — Parsifal ou Perceval, nous savons que l’âme du poème est le Saint-Graal (sanguis realis) le sang du Rédempteur, précieusement recueilli par Joseph d’Arimathie dans un calice d’or que garde sur le Mont-Salvat une confrérie de chevaliers. Ce calice miraculeux formera donc dans la pièce le centre absolu de rayonnement et d’attraction. Celui-là seul qui ne l’aura point cherché trouvera le chemin du Saint-Graal et prendra rang parmi ses chevaliers. À Parsifal, — le simple, l’ingénu, — échoit la vocation. Une première fois le but se dérobe à lui, il y revient et ne l’atteint qu’après une longue série d’épreuves et de puritîcations.
Nous sommes dans un site montagneux de l’Espagne gothique, les trompettes de la forteresse du Graal annoncent l’aurore ; à cet appel, le vieux Gurnemanz et deux varlets couchés sous un arbre se réveillent et commencent leur prière, quand un orageux mouvement dans l’orchestre nous indique l’approche d’un être menaçant. C’est Kundry, la sauvage et terrible Kundry cause de tous les maux qui affligent en ce monde les chevaliers du Graal. Elle voudrait bien réparer ses torts, mais l’enchanteur Klingsor, désormais son maître et l’ennemi de la sainte corporation, s’y oppose. Cette Kundry, paraît-il, n’a pas toujours été la hideuse sorcière que nous voyons ; elle eut ses beaux jours tout comme une autre, il lui arriva même de séduire le pieux roi Amfortas, gardien du Graal et de la sainte lance que le soldat romain plongea au flanc du Christ. Amfortas n’ayant pu résister aux charmes de la sirène, le traître Klingsor a profité d’un moment de faiblesse pour enlever au roi l’arme sacrée et l’en frapper d’un coup sanglant. Depuis ce jour, le deuil règne dans la forteresse ; la blessure ne veut plus se fermer, Klingsor triomphe, et narguant les dévots burgraves, il vient, jusque sur leurs domaines, établir des maisons de fleurs qu’il peuple de beautés profanes d’un voisinage fort dangereux ; plusieurs chevaliers ont déjà succombé à la tentation, délaissant le pauvre roi Amfortas sous prétexte que rien n’est ennuyeux comme les gens qui ne vous entretiennent que de leurs douleurs physiques. Aussi ne peut-on souhaiter assez de voir le sauveur accourir au plus vite. L’oracle a dit que ce serait un inconscient, un simple fou, der reine Thor, que la seule compassion guiderait. Un cygne atteint mortellement traverse l’air et tombe sur la scène ; presque aussitôt Parsifal paraît, il a étourdiment pénétré dans le bois et tiré sa flèche à l’oiseau sacré ; Gurnemanz l’interroge. Serait-ce le prédestiné ? Toujours est-il qu’à ses réponses on croit reconnaître l’Inconscient et cette idée suffit pour décider Gurnemanz à conduire près du roi ce simple et ce fou qui, de lui-même, a trouvé le chemin. On se dirige vers le burg, et c’est ici que se déploie le fameux effet du décor qui marche. Arbres, sentiers, rocs et prairies se déroulent aux yeux du spectateur, tandis que Gurnemanz et Parsifal se contentent de piétiner sur place, et la curiosité cycloramique se double d’un intérêt musical habilement exploité par le maître qui surveille son contrepoint à l’égal de ses machines, disposant ses quatre grosses cloches de manière à vous les faire entendre d’abord dans un lointain estompé, vague, sourd, puis accentuant, renforçant la vibration à mesure qu’on avance et lançant son carillon à toute volée, au moment que ses deux pèlerins touchent au seuil du temple. Sous une éblouissante coupole à galeries, aux chants d’un chœur d’enfans invisibles, les chevaliers du Saint-Graal s’assoient à la table de la Communion. Le roi Amfortas est apporté sur un lit de repos, tandis qu’à l’arrière-plan et du fond d’une niche gémit la voix de l’archi-centenaire Titurel, déjà mis au tombeau, mais qui ne peut achever de mourir, soutenu qu’il est indéfiniment par des gouttes miraculeuses qu’on lui administre à doses quotidiennes. Il somme son fils de découvrir le divin calice ; Amfortas obéit, et pendant que les enfans invisibles entonnent en chœur les paroles de la Consécration, le Graal rayonne fulgurant, le pain et le vin abondent et les chevaliers célèbrent la cène. Quant à Parsifal, il se tait et ne bouge, non moins indifférent aux splendeurs de la solennité qu’aux souffrances du roi. — « Sais-tu ce qui se passe là devant tes yeux ? lui demande alors Gurnemanz, et l’ingénu Parsifal se contente de secouer la têie, sur quoi le chevalier le met à la porte en s’écriant : « Eh bien ! donc, va-t’en, et à l’avenir laisse en paix les cygnes, car tu n’es qu’une oie. »
Sans discuter le mauvais goût de l’apostrophe, disons tout de suite qu’il n’y a qu’une opinion sur ce finale : il est superbe ; dès son début, le grandiose vous saisit, vous êtes en puissance du beau. Cet unisson des chevaliers, ce chœur des enfans invisibles, ces voix d’en haut scandant l’oracle au son des cloches, ce décor, cette mise en scène au moment où le sang divin projette sa lueur hors du calice, il est évident que tout cela ne saurait venir que d’un maître, et quand je parle ainsi d’après mes propres impressions puisées dans une simple étude du poème et de la partition, le lecteur comprendra quel a dû être l’effet de la représentation[2]. Je n’en maintiens pas moins toutes mes réserves sur le système, qui me paraît aussi absurde dans Parsifal qu’il l’était dans Tristan et Iseult, dans les Maîtres chanteurs et la tétralogie des Nibelungen. Je l’ai dit vingt fois et je le répète, quand Richard Wagner atteint au sublime, il y arrive, non par des voies à lui particulières, mais par des chemins communs aux autres hommes de génie. Ce finale du premier acte de Parsifal, conception en effet magnifique, pourrait être aussi bien de Weber ou de Meyerbeer. Si j’excepte le parti-pris d’employer des unissons à la place du chœur, je ne vois rien là, mais absolument rien que l’auteur d’Euryanthe et l’auteur du Prophète ne consentissent à signer, eux que la mélodie continue eût trouvés sceptiques, eux qui se seraient laissé brûler vifs plutôt que de renoncer jamais aux formes organiques du drame lyrique et de livrer l’infini de l’espace aux développemens d’un éternel récitatif que balance un roulis de l’orchestre murmurant, grommelant et rabâchant ce que l’école appelle aujourd’hui « le motif conducteur, der leitende Motif. » Ces fils dirigeans, véritables écheveaux d’Ariane, sont en quantité. Un adepte, M. de Wolzogen, dans un Guide du voyageur à travers les labyrinthes de Parsifal, en compte trente-six ; d’autres, comme M. de Heintz, vont jusqu’à soixante-six. Il y a naturellement le motif du Saint-Graal, d’abord spécial, puis se compliquant des divers motifs s’y rapportant, celui de la communion, de l’oracle, etc. En outre, chaque personnage a le sien qui l’accompagne partout comme son ombre, tantôt devant, tantôt derrière, et se modifiant selon les mouvemens du caractère. Parsifal, Amfortas, Klingsor, marchent ainsi chamarrés de signalemens pareils à ces losanges multicolores de l’habit d’Arlequin. Kundry, à elle seule, en possède un jeu des plus variés ; il y a le motif de Kundry sorcière et de Kundry énamourée, de Kundry quand elle s’avance au galop farouche et les cheveux épars, et de Kundry quand elle s’humanise, qu’elle rit aux éclats ou qu’elle se fâche. Il s’agit simplement d’avoir appris par cœur sur la partition tous ces motifs dirigeans ; alors vous serez presque certain de ne pas trop vous embrouiller dans le cours de la représentation. Faites comme dans la cavalerie, où cela va tout seul pourvu qu’on ait la clé de la sonnerie, car autrement c’est à ne pas s’y reconnaître ; la botte, le boute-selle, l’appel, on ne distingue plus, et dame ! alors, gare la salle de police !
À prendre l’œuvre en son entier, drame et musique, le Parsifal de Richard Wagner ne nous offre que sujets de rapprochemens avec son Lohengrin. Parsifal et Lohengrin sont deux chevaliers du Cygne, et l’on se plaît à supposer que le noble oiseau dont la flèche de Parsifal vient de percer le cœur au premier acte fut le père ou le grand-père du cygne qui devait un jour servir à la délivrance d’Eisa en guidant vers elle la barque de Lohengrin. Dans la légende, Lohengrin est le fils de Parsival ; dans l’ordre chronologique des opéras de Wagner, la généalogie se trouve intervertie, mais l’auteur, toujours sur le qui-vive en matière d’allusions et de citations, a bien soin d’établir les liens de parenté en reproduisant, au moment où Parsifal tue le cygne, les mêmes accords qui, dans Lohengrin, ont accompagné son arrivée au premier acte et son départ à la dernière scène du troisième.
Le second acte de Parsifal se passe chez Klingsor, en plein paganisme. Aux mysticités qui précèdent il fallait un violent contraste ; le voici. Le magicien attend Parsifal, que ses conjurations lui vont amener, et compte sur la plus endiablée de ses vierges folles pour consommer la perdition du trop candide jouvenceau. Il évoque Kundry, jadis la néophyte du Saint-Graal et désormais l’âme damnée de Satan :
Jadis filles du ciel, aujourd’hui de l’enfer,
Écoutez mon ordre suprême.
Il va venir vers vous un chevalier que j’aime…
Par vos charmes qu’il soit séduit.
Que de peines pourtant on se donne à réinventer Robert le Diable ! Cette
Kundry, en qui se résument deux personnages contradictoires, servante
à la fois du Saint-Graal et compagnonne du sorcier Klingsor, n’est pas
seulement la plus indéchiffrable des énigmes dramatiques, elle est
un mythe, une reproduction vivante des temps où vécut le Christ.
L’Hérodiade et la Madeleine dans un même corps et se manifestant à
tour de rôle, voilà Kundry. Pour le moment, elle aide le nécromancien
sorcier à perpétrer ses maléfices, non plus hideuse et décrépite
comme d’abord, mais toute phosphorescente de jeunesse et de beauté
surnaturelles : Azucéna transfigurée en Astarté. L’intermède de la
séduction se poursuit et s’achève comme dans l’opéra de Meyerbeer.
Parsifal-Robert, après s’être un bout de temps laissé enguirlander par
les nymphes de la contrée, aperçoit sur un lit de roses Vénus-Kundry,
qui l’attire, l’enlace de ses beaux bras nus, et longuement, voluptueusement, imprime sur sa lèvre l’ineffable et mortel baiser de la fascination. Par quelle réaction immédiate ce baiser, qui devait perdre l’âme
de Parsifal, la rappelle, au contraire, à la vie, je n’essaierai pas de l’expliquer, l’ayant moi-même très peu compris ; toujours est-il que ce
baiser trop amoureux provoque une crise chez le jeune paladin ; son
être moral se révolte. Qui le croirait ? Il a suffi de la pression des
lèvres d’une jolie femme pour initier ce modèle des chevaliers aux
souffrances du roi Amfortas. « La blessure ! s’écrie-t-il, la blessure ! je
la sens qui me ronge le cœur. » Vainement Kundry redouble d’efforts ;
ce Tanhauser de nouvelle espèce ne demande qu’à s’en aller du Vénusberg ; Klingsor, voyant le danger, a recours aux grands moyens ; il
veut brandir la sainte lance ; mais, ô miracle ! la sainte lance lui
échappe des mains et commence de planer au-dessus de la tête de
Parsifal, qui la saisit au vol, trace dans l’air le signe de la croix, et soudain palais et jardins, tout s’effondre. Où prévalut naguère la puissance de Klingsor, où les roses et les belles filles ont fleuri s’étend la
morne solitude. Parsifal quitte ces lieux d’incantation et de désolation
et se dirige avec sa lance vers l’infirmerie de son roi comme jadis le chevalier Robert, son rameau magique à la main, s’en allait à la conquête de la princesse Isabelle. — Musicalement, ce second acte me
semble loin d’être comparable au premier, bien qu’il renferme une
perle des plus rares, sinon la plus rare, que Wagner ait dans son écrin :
je veux parler de la scène des fleurs animées. Qu’on se figure un mouvement de valse langoureux et piquant, une mollesse, une morbidesse
délicieuse avec des retours passionnés, l’appel du désir tantôt caressant et louvoyant, tantôt accusant d’un trait de feu sa frénésie. Et
quelle étonnante simplicité dans l’harmonie, quel art dans le groupement de ces trente voix de femme qui, tour à tour, se séparent, se
rassemblent ou s’isolent en légers solos ! Rappelez-vous le chœur des
naïades du Rhin dans le Crépuscule des dieux, c’est le même tableau
de genre ou, si vous aimez mieux, le même genre de tableau, mais
d’un effet peut-être encore plus réussi, et le curieux, c’est de voir qu’il
n’est obtenu que par les ressources mélodiques. Cet épisode contient
tout l’intérêt musical de l’acte, et le reste n’est que pathos, y compris
la grande scène entre Kundry et Parsifal, où les récits et les contorsions se succèdent au milieu d’un inextricable tumulte de phrases
stéréotypées qui sont l’ultima ratio de Richard Wagner lorsqu’il a,
comme on dit, vidé son sac et ne cherche plus qu’à fournir pâture de
discussions aux confesseurs de la doctrine.
Au troisième acte, le mysticisme reprend ses droits. S’il n’était généralement reconnu que sensualisme et ascétisme sont deux pommes du même pommier, ce dernier ouvrage de Wagner tendrait à nous le démontrer : l’antithèse n’y est point seulement d’un acte à l’autre, elle est de scène à scène ; elle est partout. Une sorte de religieuse idylle, amoureusement et beaucoup trop longuement caressée, sert d’introduction. S’il arrive que, dans un musée, on s’attarde volontiers devant un tableau peint de main de maître, au théâtre, c’est de l’action que l’on réclame et non du pittoresque instrumental. La symphonie ayant pris fin : « Qui vient là ? » se demande Gurnemanz, cherchant à percer du regard la silencieuse profondeur du bois. Qui s’approche ainsi de la source sacrée ? L’acteur en scène n’a pas eu le temps de poser sa question que le spectateur est déjà capable d’y répondre, car l’orchestre a causé en lui jouant le motif caractéristique, et, sur le motif de Parsifal, quel autre que Parsifal peut s’avancer ? Ainsi, voilà le motif dirigeant pris en flagrant délit ; vous l’avez inventé, dites-vous, pour accroître l’intensité de la situation, et son moindre tort est de ne pas marcher d’accord avec le drame. Que fait ici la musique ? Elle dénonce tout haut un mouvement que le drame tient encore en suspens ; elle fait que le spectateur est informé de ce qui se passe avant le personnage ; si c’est lace qu’on appelle la vérité du drame lyrique moderne, autant retourner aux ritournelles du vieux temps. Parsifal s’achemine vers la sainte source vêtu de blanc de la tête aux pieds, ses longs cheveux retombant en boucles blondes, sa barbe rousse encadrant son visage aux traits pâles, souffrans et doux. On raconte qu’à ce spectacle le public de Bayreuth crut voir le Christ lui apparaître et que nombre de braves gens en furent émus jusqu’aux larmes, tandis que d’autres, moins naïfs, se fâchèrent, criant à la suprême inconvenance. Ou je me trompe fort, ou Wagner avait dû compter là-dessus comme sur un dernier atout pour enlever la partie. Ce maître charlatan, après avoir musicalement et dramatiquement abusé de toutes les machines, de tous les trucs et de toutes les fantasmagories, et voulant, comme Nicolet, son ancêtre, aller toujours de plus fort en plus fort, se sera dit qu’après les décors qui marchent, les jardins botaniques où poussent des fleurs qui sont des femmes et les tours qui s’écroulent dans le feu d’enfer, i ! ne trouverait rien de mieux pour terminer sa féerie que de mettre l’évangile en tableaux vivans.
Saint Luc ne nomme point la femme, saint Jean l’appelle Marie, sœur de Marthe et de Lazare. Chez Wagner, celle qui verse les parfums et de sa chevelure essuie les pieds du Rédempteur, s’appelle Kundry, et Jésus a nom Parsifal. Quant à l’action, rien de changé, le drame reproduit trait pour trait le Nouveau-Testament ; puis, comme nous avons assisté au lavage des pieds, nous assistons au tableau du baptême et c’est le chevaher Gurnemanz travesti en saint Jean-Baptiste qui répand l’eau sainte sur la tête de Parsifal-Jésus. Excuse qui voudra ces sortes d’exhibitions, je persiste à n’y voir qu’une indécente parodie ayant le gréât attraction pour objectif. J’admets qu’un pareil drame tente un artiste, il n’en existe pas de plus grand au monde, mais si vous l’abordez, que ce soit loyalement, sans vaines circonlocutions ni mascarades, à la manière des peintres italiens de la renaissance sinon à la manière des Sébastien Bach, ce qui vaudrait mieux ; mais qu’est-ce que cette idée de nous venir transfigurer en Jésus-Christ un nigaud comme votre Parsifal ? Il ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il fait, il arrive en tuant un malheureux cygne, reste hébété devant le roi Amfortas, qu’il sauverait rien qu’en lui demandant de ses nouvelles : « Comment allez-vous, sire ? où souffrez-vous ? » Et parce qu’après avoir été chassé du palais, il finit par comprendre sa bévue, le voilà aussitôt purifié, canonisé, que dis-je ? le voilà psssé Dieu, nimbé d’une auréole d’or, lui, ce jocrisse à qui les alouettes tombent dans la main toutes rôties et que pas un seul exploit ne recommande. Car cette lance dont il va se servir pour fermer la blessure du roi, cette arme aux vertus curatives, il ne l’a pas même conquise, il lui a sufli d’étendre son bras pour la cueillir dans l’air, et c’est d’un pareil bois que Richard Wagner fait son idole, un héros qu’il identifie avec la propre personne du Christ : « Gloire dans les cieux au miracle ! Rédemption au Rédempteur ! » Et pendant ce temps une blanche colombe symbolisant le Saint-Esprit descend sur Parsifal — Il n’y a pour l’artiste que deux manières de toucher à ces épisodes du poème évangélique, les prendre par leur côté naïf, comme Berlioz a fait dans l’Enfance du Christ, ou les traiter humainement sans aucun masque. Le Christ en croix de Bonnat, le Christ devant Ponce-Pilate de Munkacsy, sont des interprétations réalistes d’un goût peut-être contestable au point de vue du beau esthétique, mais qui moralement n’offensent personne. Si c’est votre idée de traduire en musique la fresque de Léonard de Vinci, ayez le courage d’aller jusqu’au bout en nous représentant Jésus au milieu de ses disciples ; avec le divin faites de l’histoire, mais n’en faites point la caricature.
Considérée dans son ensemble, la partition de Parsifal répond à ce que maintenant on pouvait attendre d’une œuvre de Richard Wagner. Il n’y faut voir ni un progrès ni une décadence. C’est le système des Nibelungen qui se continue et s’accentue en s’obscurcissant toujours davantage et, le dirai-je ? ce chaos finit par avoir son charme ; on s’y accoutume ; de loin en loin les ténèbres ont l’air de s’amender, ce n’est point assurément l’aurore, mais c’est un crépuscule agréable où vous nagez dans un perpétuel moduler, un crépuscule saturé d’encens et de roses et dont l’atmosphère capiteuse vous porte aux rêveries les plus contradictoires. Un maître tout de théorie comme Richard Wagner ne se dément pas en vieillissant ; comparez Parsifal à Lohengrin, et vous trouverez à quarante ans de distance la même main, ajouterai-je, la même inspiration ? Non, certes, car les idées sont un trésor qui se dépense à mesure et qui, dépensé, ne revient pas. Ce qui reste, c’est la main, le système ; le récitatif plus que jamais absolu pourvoit seul au dialogue vocal, le motif conducteur donne le signalement des caractères et l’orchestre symphonise la situation. Quant à la mélodie, au sens général du mot, inutile de la chercher ; congédiée, expulsée pour cause d’indignité physique et morale ; renvoyé aussi le chœur polyphonique, il n’en faut plus, le système entend que ce soit les unissons qui le remplacent. Par intervalle, une oasis comme l’intermède des fleurs animées, puis le désert qui recommence, infini, implacable. En présence d’un tel parti-pris de repousser tout ce qui pourrait plaire à l’oreille, le Richard Wagner d’il y a six et dix ans vous semble presque un Boïeldieu pour la clarté, et l’on songe avec un doux regret à ces duos, à ces romances, à ces ariettes dont s’émaillaient jadis ces partitions plus limpides que l’eau de roche : Tristan et Iseult, les Maîtres chanteurs, les Nibelungen, sans parler de Tannhäuser et de Lohengrin, que l’auteur de Parsifal, arrivé à l’apogée de sa doctrine, devait aujourd’hui naturellement désavouer comme bluettes entachées de mozartisme. — On raconte qu’aux dernières fêtes de Bayreuth, Richard Wagner annonçait à ses amis son ferme propos de clore son exercice dramatique avec la partition de Parsifal, il avait, dit-on, résolu d’appliquer à la théorie le reste de ses jours. À ce compte, ni le présent ni la postérité n’auront à regretter sa mort, puisqu’elle ne saurait musicalement leur coûter aucun chef-d’œuvre et quant à quelques gros livres de plus ou de moins, c’est affaire à l’Allemagne d’en déplorer la perte, comme c’est son affaire de pleurer son maître chanteur. Quant à nous autres, en tant que Français, nous n’avons qu’à réserver nos larmes pour un meilleur emploi, vu que c’était au demeurant un fort vilain homme que ce grand musicien contesté.
Veut-on maintenant voir un contraste à cet esprit forcené de complication et de remue-ménage, Verdi nous le fournira. De ces deux hommes dont les noms sont désormais acquis à l’histoire musicale de nos jours, l’un s’est obscurci, entêté et englué dans la théorie à mesure qu’il vieillissait, tandis que l’autre, au contraire, se dégage et rêve d’un retour vers e simple. Il se peut que je me trompe, mais tous mes renseignemens me portent à croire que l’ouvrage qui l’occupe en ce moment, son lago, nous ménage à cet endroit bien des surprises. Il est permis de s’attendre à ce que le fracas spectaculeux et tout cet appareil tapageur dont on a tant abusé soit délibérément exclu de la fête, il n’y aura dans ce lago ni processions, ni jardins botaniques, ni décors qui marchent ; la passion, le drame humain, intime, y seront l’intérêt capital. Un minimum de pittoresque, des caractères, point de danses, à peine des chœurs. Verdi, qui se connaît comme pas un aux choses du théâtre, n’écrit point lui-même ses poèmes, il les choisit, les médite, et c’est son ami Arrigo Boïto, l’auteur du Mefistofele, qui cette fois a taillé la besogne en plein Shakspeare. Ajouterai-je que l’ouvrage ne s’appelle lago que pour éviter de s’appeler Othello et par un reste d’égards pour la partition de Rossini ? car, de quelque manière qu’on s’y prenne, il est bien difficile que le More de Venise ne soit point le facteur principal de la tragédie. « Chacun de nous a son insecte qui le persécute, » disait Goethe, parlant avec résignation de certains critiques. Ici l’insecte, c’est lago, il piquera sa victime jusqu’au sang, il la tuera, mais l’infernal moucheron tire sa raison d’être du lion même qu’il obsède et martyrise, et sans un Othello point de lago. On entrevoit déjà M. Maurel dans le personnage, mais qui fera cette Desdemona toute moderne ? Si Verdi, comme il en a eu d’abord la pensée, donnait à Vienne sa partition, ce serait Amélie Materna, la Brunehilde et la Kundry de Wagner, voix paissante et sachant se modérer dans sa force, tempérament de tragédienne et de cantatrice, la doiïa Anna, le Fidelio et l’Aïda de l’heure présente. Que l’auteur n’ait point songé à notre Académie nationale, la nature même de son œuvre conçue dans un système d’absolue sobriété nous l’indique ; elle y viendra sans aucun doute, mais plus tard, et comme Aïda, après avoir fait son tour du monde ; en outre, Verdi a cette idée que notre grand Opéra doit avant tout appartenir aux musiciens français, car c’est bien le moins encombrant des confrères que cet homme de génie.
Au fait, après toute cette algèbre wagnérienne, un peu de Mozart ne saurait nuire, et je conseille aux gens qui aiment à se débarbouiller avec de l’ambroisie d’aller, au sortir d’une lecture de Parsifal, entendre à l’Opéra-Comique les Noces de Figaro. Qu’on se rassure, je ne m’oublierai point à d’inutiles discussions en déplorant les travers de mon temps. Le temps est au philosophisme musical, au compliqué, au transcendant, soit, mais il se garde bien d’exclure le simple ; je n’en connais pas de meilleure preuve que la vogue dont jouit ce charmant théâtre qui trouve moyen d’avoir deux troupes excellentes au service de ses deux répertoires. S’il y a des directeurs toujours en passe d’être pris au dépourvu, M. Carvalho n’est pas de ce nomhre. Où l’étoile d’hier lui fait défaut, il en place une autre à l’instant. Mlle Van Zandt s’absente, voici tout de suite Mme Vauchelet dans Chérubin, et le public au lieu d’y perdre gagne au change une musicienne avisée et maîtresse de sa voix et de son style. Faire de l’argent avec Mozart, avec Méhul[3], heureuse chance ou plutôt rare mérite, car ces bonheurs-là n’arrivent qu’aux habiles et c’est être habile que de savoir combiner le grand art avec les grandes recettes. Notez que l’Opéra-Comique a son ancien répertoire à cultiver, qu’il lui faut jouer les maîtres vivans, accueillir les jeunes. Cet ancien répertoire si abaissé sous l’administration précédente on l’a relevé, restauré à ce point que la foule y revient, et pendant que les demi-dieux du passé : Auber, Boïeldieu. Hérold occupent l’affiche, on monte la Lakmé de M. Léo Delibes, on prépare la Perle du Brésil de Félicien David, la Carmen de Bizet, on pense à une Manon Lescaut de M. Massenet. La scène, les foyers, le petit théâtre son occupés par les répétitions : une ruche pour le mouvement et l’activité. Il est cependant un maître qu’on oublie trop, l’auteur des Noces de Jeannette. On avait parlé de reprendre les Saisons ; qui empêche que ce projet se réalise ? Il était aussi question d’une Cléopâtre, ouvrage destiné d’abord à notre première scène, mais dont s’accommoderaient les proportions musicales actuelles de l’Opéra-Comique élargi. Quoi qu’il en soit, Victor Massé mérite d’être mieux traité, et de ce que les Noces de Jeannette sont un de ces mignons chefs-d’œuvre comme on en faisait aux beaux jours de la Serva pardonna et du Déserteur, et comme, grâce à l’invention de l’opérette, on n’en fera plus, il ne s’ensuit point que le compositeur doive passer pour n’avoir jamais écrit autre chose qu’un petit acte. Il y a quelques années, le maître vint nous voir, plein de son sujet, et comme en ce moment-là ce sujet était aussi le nôtre, nous en causâmes longuement. Victor Massé nous raconta sa pièce, et notre étonnement ne fut pas médiocre en apprenant qu’Antoine n’y paraissait point. Une Cléopâtre sans Antoine, cela nous semblait inima ginable à nous qui ne quittions alors Plutarque et Dion Cassius que pour Shakspeare. Il serait possible que ce fût le caractère purement anecdotique de l’ouvrage, intitulé d’ailleurs : une Nuit de Cléopâtre, qui en ficilitât aujourd’hui la représentation sur la scène de l’Opéra-Comique. Du reste, en y réfléchissant, on se demandes ! l’Opéra populaire ne conviendrait pas davantage. Mais cet Opéra populaire, comment y croire et quelle foi robuste résisterait à ces continuels atermoiemens ? Cest la mosquée fantastique des mirages orientaux qui toujours recule et s’enfonce plus avant dans son nuage à mesure que la caravane s’en approche.
Il semble cependant que la question ait avancé d’un pas. Le conseil municipal vient enfin de se lier par un vote, et nous allons maintenant, selon toute apparence, entrer dans la période de formation. Il était temps, car le directeur en perspective, M. Ritt, commençait à perdre patience, et c’eût été grand dommage. On trouverait difficilement un homme plus approprié à la circonstance. Sa longue pratique des affaires, ses relations avec les artistes et sa fortune personnelle font de lui un Halanzier pour la fondation et la gouverne d’une entreprise de ce genre. Si j’étais M. Ritt, il y a pourtant une chose que je redouterais plus encore que les irrésolutions du conseil municipal, c’est sa munificence. On ne prévoit pas tout ce que ces édiles seront capables d’exiger du directeur en retour de leurs 300, 000 francs de subvention. Il lui faudra contenter tout le monde et M. Joffrin, qui, nous le savons, n’aime pas la musique et préfère au plus bel opéra un mélodrame à principes démocratiques. Enseigner le peuple, lui prêcher ses droits et ses devoirs, est en somme un programme fort louable, mais qui n’a rien de neuf et reste sans application, car le malheur veut que le peuple n’aille au spectacle que pour s’amuser, et vous voilà tout de suite pris dans ce dilemme : ou le peuple sera vertueux, ou il ne le sera pas ; s’il l’est, il n’a nul besoin qu’on l’endoctrine, et s’il ne l’est pas, vos drames prétendus civiques et civiquement assommans se joueront dans le vide. M. Joffrin a tort de se fâcher si rouge contre la musique ; son ignorance l’aveugle ici plus encore que sa haine. De tous les arts, la musique est le seul qui enferme un idéal immédiatement transmissible aux masses. Tel public sourd aux plus beaux vers, indifférent ou réfractaire aux leçons d’un drame littéraire, s’enlèvera spontanément à l’appel symphocique des chanteurs et de l’orchestre ; la musique est l’art civilisateur par excellence, elle agit jusque sur la brute, pousse à l’enthousiasme les âmes les moins policées, et n’oublions pas que tout ce qui est donné à l’enthousiasme est gagné pour le patriotisme et pour les plus nobles sentimens, de quelque nom que vous les appeliez. En ce sens, un théâtre qui jouerait pour le peuple Guillaume Tell, les Huguenots, la Muette et la Vestale rendrait évidemment de grands services et je n’hésite pas à me déclarer en faveur de toute combinaison qui permettrait à l’Opéra populaire de puiser librement dans le répertoire classique de l’Académie nationale. Il est certain qu’il faudrait alors être en possession d’une troupe sérieuse et d’un matériel de premier ordre ; or tout cela coûte très cher, et comment supposer qu’un théâtre forcé de livrer ses places à prix réduits arriverait jamais à joindre les deux bouts ? Les subventions combinées du conseil municipal et de l’état pouvant seules rendre possible une pareille exploitation et cette condition étant pour le moment mise hors de cause, on ne voit guère quelle chance de s’établir conserve aujourd’hui l’Opéra populaire, à moins que l’industrie privée ne prenne tout sur elle, comme dans l’affaire de l’Éden-Theatre, ce qui me paraît d’aileurs peu vraisemblable.
À l’Académie nationale, un charmant début dans la reine Marguerite des Huguenots ; celui de Mlle Lureau, à la voix bien timbrée, très égale, et mordante, au geste sobre, à la démarche aisée, qui sait chanter et qui sait dire, en un mot, un des plus heureux produits de notre Conservatoire de musique et de déclamation. Dès la fin de ce délicieux second acte si varié, si rempli, si fouillé, où la vie dramatique circule à travers toutes les curiosités d’un bas-relief de Jean Goujon, Mlle Maria Lureau avait pris possession non pas simplement de son public, mais de la maison. On la sentait chez elle, et chacun s’attendait à la voir, sans interruption, reparaître dans les divers rôles du répertoire, si restreint qu’il soit maintenant. Il n’en a rien été ; nous ne savons pourquoi. Mais, prêtez au directeur de l’Opéra-Comique la chance d’un début tel que celui de Mlle Maria Lureau, et vous verrez les avantages qu’il en saura tirer et qu’il en profitera pour rajeunir aussitôt son spectacle, fût-ce avec des vieilleries comme Giralda.
La pièce date d’environ quarante ans, elle est de Scribe, mais si amusante, en dépit de tant d’ineptes imitations qu’on en a faites ! la musique est d’Adolphe Adam, mais si naturelle, si plaisante et même par endroits si émue, comme dans la romance du roi au troisième acte ! Vous me direz : « C’est de la musique qui ne tient pas à J’action ; ces couplets, ces duos, ces airs de bravoure, autant de papillons qui voltigent autour du sujet et butinent du mieux qu’ils peuvent, puis s’en vont, nous laissant derrière eux un agréable bourdonnement et très souvent même ne laissant rien du tout. » Adam ne savait pas se borner, il était prolixe dans le petit. N’importe, cette Giralda, — le second acte particulièrement, — a bien de la grâce et du sentiment ; la mise en scène est, selon la coutume, des plus soignées et son mérite passe peut-être celui de l’exécution. Mlle Merguillier fait une Giralda pleine de gentillesse, mais par trop mignonne, et dont le jeu ainsi que le chant manquent d’autorité ; la voix voudrait être surveillée, car elle vacille, et dame ! on a beau être jeune et gentille, il faut aussi se souvenir que ce joli rôle eut pour interprète primitive une cantatrice qu’on appelait alors la petite Félix-Miolan, comme nous dirions aujourd’hui : la petite Merguillier. Cette Giralda, je vous l’accorde, n’est la plupart du temps qu’une sorte de bavardage mélodique ; dès le commencement de la partie, on s’aperçoit de la tricherie du joueur, mais, au nombre des pièces fausses qu’il emploie, il s’en trouve beaucoup de vraies, et quand celles-là font défaut, vous avez toujours le sentiment qu’il en peut venir d’un moment à l’autre. Allez donc voir Giralda, et je vous réponds que vous passerez une soirée charmante et que, pour peu que votre humeur vous y porte, les réflexions esthétiques n’en seront point exclues. Songez qu’à cette époque, c’était Giralda qui passait pour une opérette et que c’est aujourd’hui le Petit Duc, et le Petit Faust, qui passent pour des opéras comiques, que c’était alors Adolphe Adam et que c’est aujourd’hui M. Lecocq, quand ce n’est pas M. Planquette ou M. Hervé. Nous progressons, je le veux bien, mais dans l’art des diminutifs ; Mme de Sévigné, parlant d’une famille où la race s’amoindrissait, disait que dans trois ou quatre générations, ces gens-là « gauleraient des fraises. » Serait-ce là ce que l’avenir nous réserve en fait d’opéra comique ?
On annonce que M. Lassalle quitte l’Opéra, et ce bruit n’a rien qui doive nous surprendre, étant données les mœurs théâtrales du temps où nous vivons. À l’Opéra, M. Lassalle ne gagne guère qu’une centaine de mille francs par an, une misère, puisqu’il en pourra gagner demain deux ou trois cent mille en parcourant l’Europe et l’Amérique à la tête d’une troupe de pacotille recrutée et manœuvrée au seul et unique point de vue des gros bénéfices. Inutile de se répandre là-dessus en beaux discours et de répéter tout ce qui s’est dit au sujet de Sarah Bernhardt lors de sa rupture avec la Comédie-Française. La dignité professionnelle, la question d’art, l’honneur d’appartenir à des compagnies que nous appelons modestement « les premières du monde : » tout cela n’est que phrases vaines dont personne désormais ne s’embarrasse. Après Christine Nilsson, Sarah Bernhardt, après Capoul, Faure, et maintenant M. Lassalle ; ainsi le veut le système qui nous régit ; les étoiles de théâtre sont faites pour voyager, elles filent au pays de Golconde, où l’or les attire, car il importe avant tout de s’enrichir et de réaliser en dix ans le fameux proverbe des deux cent mille livres de rente qu’une belle voix vous met dans le gosier. Que sert de philosopher à ce propos, de nous venir parler des trente mille francs d’appointemens dont se contentaient des artistes tels que Nourrit, Levasseur et Mlle Falcon ? Ces gens-là croyaient à leur art ; nous n’y croyons plus, sachons nous conformer aux conditions de l’heure présente, et s’il en reste parmi nous quelques-uns chez qui des sentimens de dignité, de désintéressement, d’amour du beau aient survécu, « tant pis pour eux, » comme dit la chanson. J’entends répéter : « Les choses s’arrangeront ; M. Vaucorbeil pas plus que M. Lassalle ne peuvent se passer l’un de l’autre. » Que M. Vaucorbeil ne puisse se passer de M. Lassalle, je l’admets sans peine ; mais je comprendrais moins que M. Lassalle, ayant aujourd’hui le million pour objectif, eût tant besoin de l’Opéra. La Comédie-Française, l’Opéra, ne sont plus des maisons où l’on demeure ; on y fait hâtivement sa renommée, puis après les avoir traversées, on s’en va monnayer ailleurs le crédit qu’elles vous ont donné. On ne pose pas sur un tremplin, il vous lance. — Et tenez, cette désastreuse prédilection pour les sujets intermittens est aujourd’hui si dominante que l’on vient encore d’y recourir en engageant au cachet Mme Fidès Devriès. Toujours galant, M. le directeur de l’Opéra appelle cela : offrir un bouquet à ses abonnés. C’est préférer le luxe au nécessaire et faire de l’administration de fantaisie en immobilisant le répertoire. Hamlet et Faust étant par excellence les deux opéras à virtuoses, on n’en sort plus. Engagée pour vingt-cinq représentations qui, à s’en rapporter à la première, seront vingt-cinq triomphes, l’ancienne et très brillante pensionnaire de M. Halanzier va donc nous apparaître douze fois dans Ophélie et treize fois dans Marguerite, à moins que nous n’ayons à l’applaudir treize fois dans Ophélie et douze seulement dans Marguerite. Ce qui nous donnera le temps d’attendre la venue de Mlle Isaac, laquelle, après avoir commencé ses débuts dans Ophélie, les continuera dans Marguerite, et voilà maintenant où nous en sommes !
- ↑ Felice Romani e i più riputati Maestri di suo tempo, Cenni biografici ed anneddottici ; Firenze, 1882.
- ↑ Citons pourtant comme correctif le mot de ce musicien voyageur qui nous disait au retour de Bayreuth : « C’est splendide toute cette première partie, musique, drame et spectacle, il n’y a là rien à contester et néanmoins je ne vous cacherai pas qu’en rentrant dans la salle après un de ces longs entr’actes rendus nécessaires par le labeur d’une telle audition, s’il avait pu m’être donné de voir le rideau se lever sur le second acte de Guillaume Tell, j’en aurais éprouvé un grand bien-être. »
- ↑ À ceux qui se plaisent à lire de belle musique dans un beau texte, je recommande la nouvelle édition de Joseph publiée chez Heugel à l’occasion de la reprise, véritable édition de bibliophile par le luxe typographique et l’intéressant portrait de Méhul d’après Quénedey.