Poésies (Borelly)
Lorsqu’Hélène, maudite, errait par les dédales
D’Ilion, où pleuraient la veuve et l’orphelin,
Les vieux chefs, dans leur cœur aux colères enclin,
Sentaient couler l’oubli des deuils et des scandales.
Lorsque par les chemins pavés de larges dalles
Elle menait son pas ondulant et félin,
Sur ses beaux talons nus aux muettes sandales
Laissant battre les plis de sa robe de lin,
Ils se levaient tous : — Lente, en inclinant la tête,
La fille de Léda sous les regards en fête
Passait dans un rayon du printemps éternel :
Et quand ils la voyaient, s’éloignant toute blanche,
Porter son col charmant comme une fleur qui penche,
Les grands vieillards songeaient au cygne paternel.
C’étaient d’étranges nuits que ces nuits où Misène
Sentait ses vieux rochers haleter de désirs,
Où Baïa présentait comme une coupe pleine
Son golfe à qui voulait épuiser les plaisirs ;
Où les dauphins suivaient sur la mer de Tyrrhène
Des nefs pleines de chants, de fleurs et de soupire,
Qu’abandonnaient au gré des vagues de saphirs
Les avirons dormant aux flancs de la carène.
Des souffles énervans, par la rose embaumés,
Qui de Pæstum venaient baiser les fronts pâmés,
Faisaient la vierge folle, et l’épouse adultère :
Tandis que, sur la grève où s’égaraient leurs pas,
Dans une brume astrale, en se parlant tout bas,
Les enfans se montraient le rocher de Tibère…
Bas-relief : — La génisse est mère ; on la conduit
A l’autel de Palès faire ses relevailles.
Encore tout moiré du pli de ses entrailles,
D’un pas un peu heurté son nourrisson la suit.
L’homme, — un Sabin, — qui porte un couple de volailles
Au bout de son bâton, — frappe au sacré réduit :
Le temple est clos, le prêtre absent ; près des murailles,
Un vase, tout rempli d’eau lustrale, reluit.
On attend. — Le petit sous la mère se glisse ;
Il tette éperdument ; et la brave nourrice, —
— Sacrilège innocent ! — boit au bassin d’airain ; —
La paix s’étend sur eux large, naïve, honnête,
Et, les enveloppant d’un regard souverain,
La Nature sourit doucement, — satisfaite.
Sous les lis, les grands lis, — par l’arrêt du destin, —
La Princesse dormait son long sommeil magique ;
Les clochettes d’azur, de leur douce musique,
La berçaient tout le jour et du soir au matin.
Elle rêvait d’un Prince ; et leur timbre argentin
Chantait avec son âme en phrase mélodique,
Et le songe avivait son visage mutin
D’un petit ton rosé plein de grâce pudique.
Et voilà que, vainqueur des mauvais sorts divers,
Déjouant les périls ou passant au travers,
Le beau prince apparut, à cheval, dans l’aurore :
Et le vent agita les grands lis doucement,
Et son souffle éveilla la « Belle aux lis dormant : »
Tout bas les fleurs chantaient pour la bercer encore…
Là-haut, dans l’air jauni frissonne une pâleur,
Et, flocon à flocon, s’émiette l’avalanche ;
Sous le jour tamisé d’un soleil sans chaleur,
Pas d’ombres : — tout est neige ou découpure franche.
Abritant à son pied des restes de couleur,
Le mélèze se dresse en pyramide blanche,
Tandis que, sur l’ormeau, la plus petite branche
Semble sous les frimas une aubépine en fleur.
Et la neige descend, droit et dru, cotonneuse,
Assourdissant le sol à grands plis nivelé ;
Nul bruit ne vient troubler la paix silencieuse :
Tout au plus un moineau piaille, désolé,
Qui, tout bourru de plume et bientôt envolé,
Imprime sur le givre une patte frileuse…
Lorsque le vieux bouvier sera mort, le cœur gros
De s’en aller avant la semaine prochaine,
Dans le sapin léger couchez-le sur Le dos, —
Puis, attelez ses bœufs pour traverser la plaine.
Par la coulée-étroite et d’ombre toute pleine,
Joyeux du peu de poids que pèseront ses os,
Ceux qu’il a tant menés dans le champ de la peine
Le mèneront enfin vers le champ du repos.
Dans l’ornière où l’essieu grince comme une meule
Ils iront prudemment, de leur pas doux et veule,
Étonnés de celui qui tiendra l’aiguillon : —
— Faites la croix bien haute, afin qu’un nouveau maître
Au-dessus du mur bas l’aperçoive peut-être,
Et la donne pour guide à leur premier sillon.
BORRELLY.