Les Livres d’étrennes, 1886
Qu’y aurait-il de plus agréable que de feuilleter à loisir, et de lire tous ces beaux livres que nous ramène régulièrement chaque année finissante, — je n’ai garde de dire s’il ne fallait en parler après les avoir lus, — mais, au contraire, s’il ne fallait vraiment trop écourter ce qu’on en voudrait dire ? La réflexion n’en est pas neuve, et je crains de l’avoir faite ici même plus d’une fois ; il suffit qu’elle soit vraie, et qu’on veuille bien la prendre comme nous la faisons : pour une excuse de notre brièveté.
Entre autres beaux livres dont nous aimerions à parler plus longuement, nommons d’abord ceux que nous offre la maison Quantin, et, le premier d’eux tous, le remarquable ouvrage de M. George Lafenestre : Titien, sa vie et son œuvre, un magnifique volume, — je les appelle magnifiques dès qu’ils sont in-folio, — illustré de cinquante grandes planches hors texte, à l’eau-forte et en héliogravure. Il va sans dire que ces planches reproduisent les principaux tableaux du maître, et la plupart avec une fidélité singulière, d’autant plus digne d’être notée qu’il s’agit ici, comme l’on sait, du plus prestigieux coloriste qu’il y ait peut être en dans l’histoire de la peinture. C’est à ce propos, si nous le pouvions, que nous discuterions volontiers quelques-unes au moins des parties du livre de M. Lafenestre. Nous demanderions à l’auteur si peut-être, et craignant évidemment de paraître trop spécial, ou, comme on dit, trop technique, il ne s’est pas trop sévèrement abstenu d’étudier en Titien ses procédés ou ses formules d’art, ce qui fait qu’il est Titien et non pas Raphaël ou Corrège. On peut en effet reprocher à M. Lafenestre que, si Titien, au lieu de les peindre, avait écrit ses Poèmes, ses Vénus et ses Danaë, on ne voit pas très bien en quoi la monographie qu’il nous donne eût différé d’elle-même ; et cette observation vaudrait la peine d’être développée. Mais, ceci dit, nos lecteurs ont pu se convaincre par eux-mêmes et tout récemment de la valeur historique et littéraire du livre. Pour éclaircir une biographie passablement obscure, comme aussi bien presque toutes celles de ces grands artistes de la renaissance, M. Lafenestre n’a épargné ni son temps m sa peine, et connaissant comme il la connaît la peinture italienne dont il a publié l’an dernier la première partie d’une excellente histoire, nous espérons qu’après Titien, dans la même collection de Monographies des maîtres de l’art, M. Lafenestre voudra bien nous donner le Léonard de Vinci, le Michel Ange ou le Corrège qui nous manquent.
Un plus habile aux transitions, — je n’ai nommé personne — ne manquerait pas de trouver des rapports, pour lointains qu’ils fussent entre l’ami de l’Arétin et la Dame aux camélias. Une ou deux phrases en feraient l’affaire, sur les courtisanes du XVIe siècle et celles de notre temps. A défaut de ces deux phrases, on n’attend pas non plus de nous que nous reparlions une fois encore de la Dame aux camélias Qui ne l’a lue ? qui ne sait ce qu’il en doit penser ? et qui ne l’a mise depuis longtemps, et bien avant M. Quantin, dans le petit nombre des Chefs-d’œuvres du roman contemporain ? M. Dumas s’est contenté d’y joindre pour cette nouvelle édition, une nouvelle et courte préface. L’illustration du texte, composée de dix eaux-fortes hors texte et de trente en-têtes, gravés d’après les dessins de M. Lynch, par MM. Massé, Gaujean et Champollion, nous a paru tout à fait heureuse. Mais, comme sans doute il est permis, et jusque dans l’éloge, de laisser voir ses préférences, les en-têtes gravés en couleurs et dans le texte sont de beaucoup supérieurs, pour nous, aux dix eaux-fortes. Il y a décidément la gravure en taille-douce une séduction, un charme, et je dirais volontiers une caresse pour l’œil, qui feront toujours d’elle le premier des procédés d’art pour l’illustration du livre.
C’est à un Henri Motte, et encore à la maison Quantin, que nous devons une très belle et très originale illustration de l’Iliade. La matière ici serait belle à s’égayer sur la couleur local. O redoutable Achille et vous, non moins redoutable Hélène, depuis soixante-quinze ans, de combien de façons l’archéologie vous a-t-elle successivement vêtus ? Mais quoi ! si les compositions de M. Henri Motte sont vraiment d’un grand caractère, curieux et neuf ; si l’on y retrouve cette forte impression d’antique barbarie qui est au fond du texte, quoi que l’on en dise ; si l’on y sent enfin un artiste pénétré de son sujet, que demanderons-nous davantage ? et pourquoi résisterions nous à l’archéologie ? Excellente occasion, après cela, de relire l’Iliade elle-même dans la traduction de M. Pessonneaux. Et la France entière en profitera, si tous ceux qui, jadis, pour mettre en français quarante vers d’Homère, ont impudemment pillé la traduction de M. Pessonneaux se font un devoir, un cas de reconnaissance au moins de la relire sous sa nouvelle forme. Le beau volume intitulé : les Environs de Paris, fait partie d’une collection, mi-pittoresque et mi-géographique, dont nous avons, l’an dernier, signalé le premier volume : l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande. M. Louis Barron en est l’auteur, et M. G. Fraipont l’illustrateur. Pourquoi la nature est-elle toujours plus coquette et mieux peignée dans les livres, qu’elle ne l’est à Versailles même, et à plus forte raison dans les bois de Chaville ? C’est que l’homme s’y ajoute, répondent les philosophes ; et quand il n’y met pas plus de prétentions que M. Louis Barron, mais surtout quand il y unit l’agrément et la justesse de trait de M. G. Fraipont, les philosophes n’ont pas si grand tort. L’illustration de ces Environs de Paris est tout à fait élégante, et le texte facile, riche d’anecdotes, comme il convenait, et aussi de souvenirs historiques.
Trois beaux livres chez Firmin Didot ; et d’abord une traduction en vers de Roméo et Juliette, par M. Daffry de la Monnoye, illustrée de dix grandes compositions, dessinées par M. Andriolii, et gravées sur bois par M. Huyot. Nous avons déjà signalé les compositions de M. Andriolii, celles qu’il avait exécutées pour le Walter Scott et le Fenimore Cooper dont la maison Didot n’a pas d’ailleurs interrompu la publication. Celles dont il a illustré Roméo et Juliette ne sont guère moins heureuses, ni moins bien venues, mais le sont cependant, et peut-être en raison de la grandeur du cadre. Quant à l’exécution typographique, si nous disons que dans l’agencement du texte et la disposition des marges on s’est proposé de reproduire les célèbres éditions du Louvre, de Pierre Didot, et que l’on y a réussi, nous aurons dit à peu près tout ce que l’on peut dire. Celui-là serait indigne de lire qui ne sentirait pas le prix de ces types si nets, si bien espacés, éclairés et tirés ; et pour nous, dans un si beau texte, il n’est rien qu’on ne nous fit lire, pas même les romans de MM… Tel et Tel.
J’aurais pu dire les romans de M. Edmond de Goncourt : la Fille Elisa ou les Frères Zemganno. Mais ce n’en est pas aujourd’hui l’occasion ; la Femme au XVIIIe siècle étant peut-être, avec la Société française au temps de la Révolution et la Société française pendant le Directoire, le meilleur ouvrage que MM. de Goncourt aient écrit, celui de tous les leurs qui les survivra sans nul doute, et qui continuera de soutenir leur réputation quand les curieux seront seuls à lire Germinie Lacerteux et Renée Mauperin. Si MM. de Goncourt n’ont pas inventé le XVIIIe siècle, s’ils ne l’ont pas même découvert, ils l’ont tant étudié, tant aimé surtout, et jusque dans ses verrues ; et, par une juste récompense, ils l’auront si bien connu, dans ses moindres détails, qu’il en est devenu leur chose et leur domaine. C’est pourquoi, bien que MM. Firmin-Didot n’aient vraiment rien épargné pour l’illustration de ce livre ; qu’ils l’aient uniquement demandée aux artistes du XVIIIe siècle, aux Lancret, aux Lawrence, aux Saint-Aubin, aux Debucourt, aux Moreau le Jeune ; et bien que les reproductions, enfin, de ces planches célèbres, admirablement choisies, puissent presque lutter de finesse avec les originaux eux-mêmes, je ne sais si ce que l’on aimera surtout à retrouver dans ce beau livre, ce ne sera pas encore le texte lui-même de MM. de Goncourt : divinations subtiles, analyses aiguës, énumérations, accumulations, et ce style précieux, tourmenté, prétentieux, bizarre, mais précis, et si bien approprié aux élégances plus qu’artificielles déjà du siècle qu’il raconte. Le succès qui ne peut manquer d’accueillir ce volume encouragera sans doute les éditeurs à illustrer quelque jour de la même manière la Société française sous la Révolution et sous le Directoire.
Un autre beau volume, d’un tout autre genre, c’est le volume de M. Gustave Le Bon : les Civilisations de l’Inde, illustré de sept chromolithographies et de plus de trois cent cinquante gravures dans le texte. Les chromolithographies représentent la porte du palais de Gwalior, la salle d’audience du palais de Delhi, une rue de la ville de Patan, etc. Quant aux gravures dans le texte, M. Gustave Le Bon, chargé d’une mission archéologique aux Indes, s’est efforcé de n’en donner presque aucune qui ne fût inédite. On remarquera surtout les deux cent trente-deux planches qu’il a consacrées à la reproduction des principaux monumens de l’architecture indoue. L’ouvrage est d’ailleurs d’une lecture facile, agréable même par endroits, toujours clair, souvent intéressant. Nous craignons seulement que M. Gustave Le Bon ne se soit exagéré la valeur et la nouveauté de quelques-unes de ses découvertes. Personne avant lui, si nous l’en voulions croire, n’aurait rien compris au bouddhisme, pas même peut-être Eugène Burnouf, et, quant aux autres religions de l’Inde, personne jusqu’à lui n’y aurait vu goutte. Mais trop est trop, comme l’on dit ; et il se pourrait, au contraire, que ce fût lui, M. Gustave Le Bon, dont l’éducation d’indianiste fût encore incomplète. La vue ajoute, aide beaucoup à l’intelligence des choses ; mais le contraire aussi ne laisse pas d’être arrivé, et si le proverbe vulgaire veut que les arbres empêchent de voir la forêt, c’est même que le cas est fréquent.
Quittons la rue Jacob pour le boulevard Saint-Germain ; de la maison Didot, c’est passer à la maison Hachette. Le beau volume de Mme Jane Dieulafoy : la Perse, la Chaldée et la Susiane, orné de deux cartes et trois cent trente-six gravures, d’après les photographies de l’auteur, est encore une relation de voyage. Nous n’avons pas à dire ici les résultats scientifiques et archéologiques de ce voyage, et il suffit que l’on sache qu’ils ont été considérables. Tandis que M. Gustave Le Bon explorait les civilisations de l’Inde, Mme Dieulafoy s’efforçait de reconstituer l’histoire de l’antique Iran ; et elle donne bien un résumé de ses conclusions, dans le dernier chapitre de son livre ; mais le présent livre n’en est pas moins, et avant tout, le récit très vivant et très spirituel, — trop spirituel peut-être quelquefois, — de ses aventures de voyage. En attendant donc que les chemins de fer de l’avenir transportent un jour nos neveux jusqu’aux bords de l’Euphrate, et que l’on s’arrête, pour déjeuner, au buffet de Ninive ou de Babylone, on ne saurait souhaiter de meilleur guide, ni plus aimable, que Mme Dieulafoy, d’une humeur plus égale, ni d’une curiosité plus diverse et plus éveillée. Nous ne dirons rien des gravures, si ce n’est qu’elles ont la netteté d’aspect et la réelle beauté d’exécution que nous avons accoutumé d’admirer dans les volumes de cette belle collection.
Après avoir terminé cette grande Histoire romaine dont les monumentales proportions semblaient défier les forces d’un seul homme, M. Victor Duruy ne s’est point reposé ; et le voici qui nous rend aujourd’hui l’Histoire des Grecs depuis les temps les plus reculés jusqu’à la réduction de la Grèce en province romaine. Le plan général en est le même que celui de l’Histoire des Romains ; l’illustration, d’après les monumens, en est conçue dans le même esprit ; quant au texte, nos lecteurs ont déjà pu en juger et l’apprécier eux-mêmes. Mais pourquoi nous refuserions-nous le plaisir de dire que ce que nous admirons peut-être le plus dans ce beau livre, c’est la sûreté de coup d’œil et la liberté de jugement, c’est la vigueur d’esprit et la vivacité de cœur dont l’auteur y fait preuve, à chaque page, presque à chaque ligne, et, après cinquante ans de labeur ininterrompu, l’ardeur d’un jeune homme au travail ?
L’Histoire de l’art dans l’antiquité, par MM. George Perrot et Charles Chipiez, ne devait pas former dans l’origine plus de trois ou quatre volumes, mais à mesure que les savans auteurs avançaient dans leur tâche, ils ont vu leur sujet s’étendre comme de lui-même, s’agrandir et s’élargir devant eux. Qui s’en plaindra ? Ce ne sont pas les lecteurs de leurs premiers volumes, et encore moins ceux du volume qu’ils nous donnent aujourd’hui, si complet et si neuf : Judée, Sardaigne, Asie-Mineure. MM. Perrot et Chipiez ne font-ils pas peut-être dans leur Histoire de l’art une part trop large à l’architecture ? C’est la seule critique que nous oserions leur soumettre, ayant d’ailleurs nos idées à nous sur l’architecture ; et encore, et avec raison, nous répondraient-ils qu’ils n’en peuvent mais, si l’art judaïque, par exemple, est comme enfermé tout entier dans la monographie du Temple de Salomon. Contentons-nous donc de répéter qu’un tel ouvrage nous manquait, non-seulement à nous, Français, mais à la littérature de l’Europe savante, et de souhaiter, non pas son prompt, mais, au contraire, son lent achèvement. Car de pareils ouvrages ne s’improvisent point ; et, en même temps que charmé, on est effrayé de ce qu’une telle Histoire doit coûter de recherches, comme de ce que les auteurs y auront mis de labeur, de persévérance, et de talent quand l’œuvre approchera de son terme. Où nous nous répéterions bien davantage encore, c’est si nous voulions insister sur les Récits des temps mérovingiens, illustrés par M. Jean-Paul Laurens. Avec une régularité qui ne faisait, d’ailleurs, qu’imiter celle de la maison Hachette et, sans nul doute aussi, celle de M. Jean-Paul Laurens, depuis sept ans qu’on en a commencé la publication, nous avons signalé l’un après l’autre chacun de ces Récits. Ils reparaissent aujourd’hui, formant tous ensemble un seul volume, qui ne le cède à aucun pour la valeur quasi classique du texte, et, a bien peu, cette année, pour le caractère de l’illustration. La couleur mérovingienne en est-elle après cela parfaitement authentique ? A propos de l’illustration de l’Iliade, par M. Henri Motte, nous nous sommes expliqué tout à l’heure sur ce point… par une prétérition moins savante que prudente.
Quand on ne voit pas bien l’ordre à suivre dans une matière, les meilleurs auteurs estiment que l’on peut prendre à tout le moins l’ordre alphabétique ; et c’est ce que nous allons faire pour les livres dont il nous reste maintenant à parler. La librairie Armand Colin nous offre donc une nouvelle traduction de la Divine Comédie, par M. Henri Dauphin, lequel n’est pas notre nouveau ministre des finances. Il ne manque pas de traductions de Dante ; elles sont toutes assez bonnes, et pas une parfaite. La meilleure serait peut-être encore la traduction en vers de M. Louis Ratisbonne. Celle de M. Dauphin, assez exacte, autant du moins qu’on en puisse juger au pied levé, ne nous a point paru notablement inférieure aux autres. Elle a aussi cela pour elle d’être accompagnée de notes nombreuses, qui ne sont pas toujours inutiles à l’intelligence du texte. Signalons encore en passant, à la même librairie : les Petites Histoires pour apprendre la vie, de M. Pierre Laloi. C’est parce que j’ai été étonné d’y apprendre « que les nobles avaient fui du champ de bataille de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt ; » ayant plutôt cru jusqu’ici qu’ils y étaient restés.
A la librairie Charavay frères, un oncle, M. Jules Claretie, a servi d’introducteur et de préfacier à son neveu, M. Léo Claretie. Il y a de la facilité, de la bonne humeur, il y a de l’érudition et de l’art dans le Paris, depuis ses origines jusqu’en l’art 3000, de M. Léo Claretie ; et l’illustration, sans prétention, en est bien et heureusement entendue. Mais pourquoi ces chapitres qui terminent le volume : — En 1987, — l’art 3000, — et, dans ce cadre un peu usé, les suppositions qu’il comporte, moins amusantes que fantastiques !
Comment nous tirerons-nous d’affaire avec la librairie Garnier ? En louant très fort le texte de M. Louis Moland : Molière, sa vie et ses ouvrages, et beaucoup moins l’illustration, qui vraiment n’est pas digne du texte. On sait que, comme biographie du poète, le Molière de M. Louis Moland a aujourd’hui remplacé le Molière longtemps classique de Taschereau. Ajoutons qu’en le réimprimant, le consciencieux auteur ne s’est fait faute encore d’améliorer son livre, d’en effacée le caractère d’érudition pure, de le compléter, et, en le rendant plus-littéraire ; de le mettre ainsi à la postée d’un plus grand nombre de lecteurs. Cela ne valait-il pas bien une illustration toute neuve ? et MM. Garnier frères ont-ils craint de passer pour trop moliéristes, peut-être ? et n’ont-ils pas eu pitié de M. Louis Moland, dont il est évident qu’ils ont percé le cœur ?
L’illustration du livre est un art moins aisé qu’on ne pense, La preuve en est que MM. Jouaust et Sigaux eux-mêmes s’étaient trompés l’année dernière : ils prennent cette année leur revanche avec une traduction nouvelle de Werther, ornée de fort jolis dessins, par M. Lalauze, et précédée d’une bonne préface de M. Paul Stapfex ; une édition des Fables de Florian, avec sis compositions de M. Emile Adan et une préface de M. Honoré Bonhomme ; et une édition enfin des Aventures merveilleuses de Fortunatus, précédées d’une préface de M. Henry Fouquier, et très spirituellement interprétées par le crayon vif et léger de M. Edouard de Beaumont. Les amateurs savent déjà sans doute que les deux premiers volumes font partie de la Petite Bibliothèque artistique. Soyons donc complet, et, dans une autre collection, signalons à ceux qui aiment les romans de cet illustre « sensationniste » une belle édition du Chevalier des Touches, de M. Barbey d’Aurevilly.
Contes pour les jeunes et les vieux, c’est le titre d’un joli volume que publie la librairie Lemerre, illustré de soixante dessins de M. P. Rejchan, et dont l’auteur est M. André Theuriet. Nos lecteurs ont-ils besoin que nous vantions une fois de plus le talent délicat et robuste à la fois de M. André Theuriet ? Nous le faisons volontiers, en nous excusant auprès d’eux et de lui de ne le pouvoir pas faire plus amplement. Ou veulent-ils que parmi ces Contes nous leur disions celui que nous aimons le mieux ? Ce serait avec plaisir, si nous ne les préférions tous. Qu’ils les lisent donc eux-mêmes l’un après l’autre, depuis le Pommier jusqu’à Noël, puisqu’on ne conte pas avec plus d’art et de discrétion, de force et de sobriété que M. André Theuriet ; et s’ils ne nous sont pas reconnaissans de les leur avoir indiqués, c’est qu’ils seront bien difficiles.
Les Maîtres italiens en Italie, de M. Jules Levallois, illustré de nombreuses gravures et publié par la librairie Marne, font encore un assez bon livre, qui ne manquerait pas d’intérêt si l’auteur, trop visiblement, ne se croyait lui-même plus artiste et plus profond qu’il n’est. S’il pensait avoir découvert les maîtres italiens, je n’en serais pas étonné, ni lui non plus, à ce que j’imagine. Mais ce n’est pas l’occasion d’insister. Soutenu qu’il est toujours par son sujet lui-même, un livre sur l’art italien ne saurait jamais tomber au-dessous du médiocre, et l’on ne trouvera rien de bien neuf, mais tout de même d’utiles renseignemens dans celui de M. Levallois. L’impression et l’illustration en sont dignes de la maison Marne.
On trouvera d’utiles renseignemens aussi dans le Vieux Paris de M. Victor Fournel, publié par la même librairie, et mieux que d’utiles renseignemens : je veux dire, sous la simplicité de la forme, une connaissance étendue, approfondie, et presque unique de son sujet. Représentations des mystères, jeux publics de l’université, foires de Paris, marionnettes et ombres chinoises, opérateurs et charlatans, devins et ventriloques, c’est tout un passé que M. Victor Fournel évoque pour ses lecteurs, tout un petit monde, tout ce qui forme en tout temps, qui formait du moins autrefois, le tableau changeant et mouvant de la vie populaire. Quand l’heureux choix des illustrations, à lui seul, n’induirait pas en lecture quiconque feuillettera ce livre, il y suffirait assurément du pittoresque et de la variété de son contenu. Mais pour ceux qui savent combien d’autres questions sont liées à une exacte connaissance de ce que nous apprend ici M. Victor Fournel, ils feront de ce livre d’étrennes un livre de bibliothèque.
Nous avons déjà signalé les précédens volumes du Littoral de la France, par Mme Vattier d’Amboyse : celui-ci, le quatrième, publié comme les trois premiers, par la librairie Palmé, achève, par la description des côtes de Gascogne, — de La Rochelle à Hendaye, — la description du littoral français océanique. Dirai-je que je n’en aime pas beaucoup le bizarre frontispice, mystique, symbolique, allégorique et patriotique ? Mais il y vaut mieux louer la persévérance ou même le dévoûment de l’auteur à la tâche qu’il s’est donnée. Le mot est gros : c’est pour dire que les voyages, en France même, ne sont pas toujours aussi faciles que l’on croit, ni surtout aussi confortables. Mme Vattier d’Amboyse n’en a pas moins bravement exploré la côte, de La Rochelle jusqu’à Hendaye, aussi consciencieusement qu’elle l’avait fait de Dunkerque à La Rochelle, ne ménageant, pour tout voir, tout savoir, ni son temps ni sa peine. Et, bien informé, bien imprimé, bien illustré, pour être parfait en son genre, il ne manquerait à son livre que d’avoir quelquefois moins de style.
La librairie Plon, sans parler de quelques fort jolis Albums, nous offre cette année deux livres où l’illustration humoristique tient presque autant de place que le texte. L’un est le journal d’un ingénieur de la marine, M. Rollet de l’Isle : Au Tonkin et dans les mers de Chine, souvenirs et croquis ; l’autre est intitulé : Comédie du jour sous la république athénienne ; le texte en est de M. Albert Millaud, et les dessins de M. Caran d’Ache.
Nous ne pouvons que recommander vivement le premier, et quand ce ne serait que comme un éloquent témoignage de cette bonne humeur persistante qui relève et soutient, aujourd’hui comme jadis, le tempérament français dans les circonstances les plus graves. Pour le second, comme l’indique assez son titre un peu prétentieux, c’est une satire et une caricature, à la plume et au crayon, des hommes et des choses du jour. Spirituelle par endroits, mais souvent assez lourde, amusante tout de même, je ne sais si les victimes, ou plutôt les plastrons de M. Albert Millaud la trouveront toujours aussi parfaitement inoffensive qu’il lui plaît de la croire lui-même. Comédie de la cour, comédie politique, comédie des camps, comédie scolaire, comédie des mœurs, comédie des lettres et des arts, comédie de la comédie, on pensera du moins que M. Albert Millaud, rédacteur du Figaro, pouvait y joindre la Comédie du journalisme, et que c’eût même été de sa part une preuve d’esprit autant que de bon goût.
« Que nos bibliothèques brillent donc comme des météores de la pensée, que tous les tons de l’arc-en-ciel y fusionnent dans un passage adouci des demi-teintes jusqu’aux plus orgueilleuses colorations,.. » c’est la conclusion dithyrambique du livre de M. Octave Uzanne sur la Reliure moderne, — que vient de publier la librairie Rouveyre ; — et encore ai-je cru devoir l’abréger ! M. Octave Uzanne excelle, on le sait, à ces exercices de haut style, et comme en même temps il se connaît aux livres, presque aussi bien qu’aux Ombrelles et aux Éventails, cela fait de sa Reliure moderne une fantaisie de bibliophile aussi amusante qu’instructive. Ce beau volume est orné de soixante-douze grandes planches en couleurs qui reproduisent, d’après les originaux, les « chefs-d’œuvre, » si je ne me trompe, de la reliure contemporaine. Et, en effet, il y en a quelques-uns qui font venir l’envie de les posséder, ce qui est le triomphe de la reliure ; mais il y en a de bien laids aussi et voire quelques-uns d’atroces. Après cela, si les amateurs avaient le goût toujours sûr, ils ne seraient pas les amateurs ; et la recherche du rare, fût-il moins beau, est l’un des signes de la profession.
Si nous prétendions énumérer maintenant les nombreux ouvrages, trop nombreux peut-être, qui s’adressent, comme l’on dit, à l’enfance ou à la jeunesse, nous n’aurions jamais fini. A la librairie Marpon et Flammarion, c’est la Belle Nivernaise, de M. Alphonse Daudet, histoire d’un vieux bateau et de son équipage, illustrée de jolies gravures de M. Montégut, et suivie de cinq autres Histoires, dont le nom de M. Alphonse Daudet nous dispense de louer autrement les qualités d’invention toujours ingénieuse, d’observation toujours exacte, d’émotion toujours sincère. A la librairie Pion, c’est un récit de M. Lucien Biart, Quand j’étais petit, que nous signalions, il y a quelques mois, sous sa première forme, et qui nous revient aujourd’hui, illustré, naturellement, de nombreuses gravures, et déjà consacré par le succès. A la librairie Hennuyer, c’est Nizelle, Souvenirs d’un orphelin, par M. Eugène Muller, avec illustrations de M. Tofani, — voilà sans doute bien des orphelins, — et ce sont les Aventures de Huck Finn, l’ami de Tom Sawyer, traduites de l’anglais ou plutôt de l’américain de M. Mark Twain, l’étonnant humoriste, qui serait plus étonnant encore s’il se répétait moins. A la librairie Delagrave, c’est la Chasse aux lions, d’Alfred Assolant, le Roman de Christian, par Mme Pierre du Château, un Déshérité, par Mme Eudoxie Dupuis. Quoi encore ? c’est la Saint-Nicolas, avec ses histoires, et ses images, et ses « concours, » et sa « boite aux lettres, » et ses devinettes…
Il est pourtant trois de ces collections dont nous nous reprocherions de ne pas dire quelques mots. Sous le titre de Bibliothèque illustrée des mères de famille, la maison Didot nous offre trois jolis volumes, élégamment illustrés, qui seront sans doute suivis de beaucoup d’autres, et dont nous dirions évidemment le plus grand bien, si nous avions en le temps de les lire : L’Hôtel Woronzof, par M. Maréchal, la Famille du baronnet, par M. Etienne Marcel, et la Faute du père, par M. Maryan. Ajoutons-y trois autres volumes, les premiers aussi d’une série : l’Ancienne France, et dont il nous serait possible de parler plus longuement, s’il nous était loisible. La Chevalerie et les Croisades, L’Armée française depuis le moyen âge jusqu’à la révolution, Henri IV et Louis XIII sont d’excellens ouvrages, habilement extraits pour la jeunesse, par M. P. Louisy, des ouvrages plus considérables, mais aussi plus obscurs et surtout plus diffus, du bibliophile Jacob. Le bibliophile Jacob, très curieux d’ailleurs et très savant, n’ayant pu que gagner à cette espèce de recension et abréviation de son texte, et les gravures, qui faisaient le prix réel de ses écrits sur le Moyen âge ou la Renaissance, étant ici fidèlement reproduites, c’est avoir assez dit ce que vaudra, ce que vaut déjà cette collection. Nous avons réservé pour en faire une mention toute spéciale, un quatrième volume, dont le texte appartient entièrement à M. P. Louisy : Histoire du livre et des arts qui s’y rattachent, depuis les origines jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
Donnons en passant un souvenir, après la Bibliothèque rouge de la maison Firmin-Didot, à la Bibliothèque rose de la maison Hachette ; c’est le moins que nous lui devions, du temps où les histoires de Mme de Ségur, née Rostopchine, avec les contes du chanoine Schmid, composaient à peu près toute la bibliothèque de l’enfance. La Bibliothèque rose illustrée s’enrichit cette année de quatre nouveaux volumes : la Petite Fille du vieux Thémi, par Mlle de Martignat, Minette, par Mlle Julie Gouraud, les Naufragés de la Calypso, par Mayne Reid, et Comme les grands, par Mme A. Fresneau.
N’avez-vous peut-être pas relu depuis longtemps Nicolas Nickleby ? La même librairie vous en offre cette année l’occasion. Déjà l’année dernière, on avait eu la bonne idée de nous donner ainsi David Copperfield, avec les gravures de l’édition anglaise, dont le caractère original convient si bien à ce que la verve de Dickens a de souvent bouffon. Si la publication de Nicolas Nickleby, dans les mêmes conditions, nous était une preuve du succès de la tentative, elle nous serait aussi une garantie que les éditeurs y persévéreront ; et nous ne pourrions que les en féliciter, et nous-mêmes avec eux. Ce seraient les Aventures de Pickwick, ou Martin Chuzlevitt, que j’aimerais surtout à revoir sous cette forme. Mais la maison Hachette, elle toute seule, suffirait à défrayer nos douze pages, et, en récapitulant, nous sommes effrayé de tout ce que nous avons oublié. Nous n’avons rien dit du Journal de la jeunesse, rien des récits de MM. J. Girardin et Aimé Giron : le Capitaine Bassinoire et les Trois Rois mages, rien de ceux de Mmes Colomb et Zénaïde Fleuriot : Jean l’Innocent et le Clan des têtes chauves ; rien non plus des nouveaux volumes de la Bibliothèque des merveilles, ni de celui de M. Onésime Reclus : En France ; ni du Tour du monde, ni, — j’en ai peur, — de bien d’autres encore. Ils sont trop, en vérité, et comment, je ne dis pas les lire, mais les feuilleter utilement dans le court espace d’une semaine ?
C’était, et c’est encore à la maison Hetzel que nous réservons le peu de place qui nous reste, mais ce n’est plus Stahl qui nous en remerciera cette année. D’autres ont dit ce que la librairie française, et la littérature même, avaient perdu en la personne de ce galant homme et de cet ingénieux moraliste. Écrivain lui-même, il fut souvent pour ses auteurs un guide, un conseiller utile, presque un collaborateur autant qu’un éditeur ; et il eut à la fois du talent et du désintéressement, ce qui est devenu depuis presque plus rare en littérature qu’en librairie. Ce qu’il convient ici d’ajouter, c’est que c’est à lui que l’on doit une part au moins de cette petite révolution de librairie qui a transformé la littérature de l’enfance et de la jeunesse ; et nous pouvons le dire avec d’autant plus de liberté que nous lui en avons contesté plus d’une fois non pas l’intérêt, mais au moins l’utilité. Nous tenions, en effet, pour les Contes de fées et pour la Morale en action contre les romans pseudo-scientifiques de M. Jules Verne, et, ce disant, nous le désolions, ici même, une fois l’an, régulièrement. Mais nous avions tous les deux raison : lui, puisque enfin il aura comme débarrassé la littérature de l’enfance de trop de niaiseries et de sornettes qui en formaient jadis le fond ; et nous, puisque aussi souvent qu’il le pouvait, pour un volume de M. Jules Verne, il nous en donnait deux ou trois chaque année de Jules Sandeau, de George Sand, de M. Octave Feuillet, de M. Alexandre Dumas… et de Stahl. Et nous sommes bien persuadé qu’à son tour, aussi souvent qu’il le pourra lui-même, et autant que nous en puissions juger sur son envoi de cette année, M. Jules Hetzel ne dérogera pas à cette tradition.
A la vérité, j’y trouve bien encore un Voyage extraordinaire, un Robur le Conquérant, dont l’objet n’est guère que d’intéresser les imaginations aux progrès futurs de l’aéronef, mais c’est le seul, et M. Jules Verne lui-même, dans le Numéro 9672, retourne à sa vraie veine, qui est celle du roman d’aventures. Dans Perinette, histoire de cinq moineaux, par M. Ernest Candèze, il n’y a pas, si j’ai bien lu, de sous-entendu scientifique. Il n’y a pas de prétention historique, non plus que géographique ou ethnographique, dans le nouveau volume de M. André Laurie : Autour d’un lycée japonais. Mais c’est plutôt de Musset et de Stahl que M. Candèze se serait inspiré dans son agréable récit ; et, quant à M. Laurie, je ne sais pas si l’on trouvera que son livre réponde en tous points au titre général de la série dont il fait partie : Scènes de la vie de collège dans tous les pays, mais on le prendra, tel qu’il est, pour une japonaiserie, si je puis ainsi dire, agréable et intéressante.
Pour les autres volumes que nous offre cette année la librairie Hetzel, ce sont bien des romans, des romans moraux et honnêtes, je le veux bien, mais des romans, et qui n’en valent pas moins pour être des romans, et que le jeune public auquel ils s’adressent ne lira pas moins avidement. On sait qu’il y en a pour tous les goûts et pour tous les âges, depuis Blanchette, histoire d’une chèvre, par Mlle Berthe Vadier, jusqu’à Tolstoï : Enfance et Adolescence, dont voici cette année la troisième traduction que l’on nous donne. Celle-ci, nous dit-on, aurait sur les autres l’avantage d’avoir été faite spécialement pour la jeunesse et revue par l’auteur. Elle a aussi celui d’être agréablement illustrée de dessins de MM. L. Benett et G. Roux. Contentons-nous en terminant d’énumérer les autres volumes. Ce sont Jean Casteyras, par M. Adolphe Badin, récit d’Algérie ; le Capitaine Trafalgar, par M. André Laurie, roman d’aventures maritimes, et enfin la Famille de Michel Kagenet, par M. H. Audeval.
Nous n’avons plus qu’à dire quelques mots des Albums de l’année. Quatre à la librairie Hetzel, dont deux en couleurs et deux en noir : en noir, par Stahl, avec dessins de MM. Froment et Frœlich ; en couleurs, les Trois Montures de John Cabriole, dessins de M. de Lucht, et un Voyage dans la neige, dessins de M. Robert Tinant. Deux à la librairie Pion : l’Equitation puérile et honnête, texte et dessins de Crafty, que nous avons à peine besoin de rappeler à nos lecteurs ; et de M. Mars : Nos Chéris, un des jolis recueils d’images que nous ayons feuilletés depuis longtemps, un peu parisien seulement, pour ne pas dire un peu trop sentimental dans l’élégance, ou, inversement, trop élégant dans la sentimentalité. Enfin deux albums encore à la librairie Hachette : Histoire d’une tourte aux pommes, de miss Kate Greenaway, qui a peut-être en tort, cette année, de grossir les proportions ordinaires de ses petites figurines, et Nouvelles Scènes humoristiques, par M. R. Caldecott.