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Le Testament de Silvanus

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Le Testament de Silvanus
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 446-465).
LE
TESTAMENT DE SILVANUS

Je viens de relire les belles études de M. Gaston Boissier sur la fin du paganisme[1]. Si je devais en parler longuement à cette place, où elles ont d’abord paru, je redouterais une difficulté inévitable : la gêne qu’on éprouve à louer, comme il le mérite, un maître qui est de plus un ami très cher. La louange est justement commandée, moins encore par la science du professeur, si vaste, si bien digérée, que par la stricte équité dont ce libre esprit fait montre en une matière si délicate. Venant après tant d’écrivains qui ont traité ce grand sujet, M. Boissier n’a pas prétendu résoudre le problème historique et religieux. Il circonscrit ses recherches sur un terrain que nul ne peut lui disputer ; il étudie la lente introduction de l’esprit chrétien dans les écoles, les philosophies, la littérature du paganisme. Il nous fait assister aux progrès de la doctrine dans les esprits cultivés, au recul sous le règne de Julien, au triomphe politique avec Constantin. Le savant philologue signale les concessions du langage comme un des meilleurs indices du terrain gagné par le christianisme. Insensiblement, le vocabulaire païen s’élargit et se rapproche des idées juives sur la divinité ; si bien que tel écrit d’un champion du vieux culte laisserait parfois des doutes sur la croyance du rédacteur. M. Boissier nous intéresse, chemin faisant, à ces recherches accessoires ; mais il ne s’écarte guère de son objet principal : l’évolution des lettres sous l’influence de la nouvelle foi. Il ne touche qu’incidemment aux autres effets de la transformation du monde ; en exposant clairement ces effets, il garde une réserve prudente sur les causes. C’est marque de sagesse : les causes de ce changement de ciel sur l’univers, si radical et relativement si rapide, se dérobent aux explications de la science. Pour en deviner quelque chose, il faut recourir aux dépositions intimes comme celles de saint Augustin, dans les Confessions ; et toutes les gloses ne diront jamais plus ni mieux que ce seul vers d’un fou de poète :


Une immense espérance a traversé la terre.


La curiosité d’un esprit raisonnable devrait se contenter des éclaircissemens sur les faits, tels qu’on les trouve chez notre auteur et chez ses devanciers. Mais non ; dès qu’il aborde ce prodige historique, l’esprit est sollicité à l’impossible, il veut scruter l’opération mystérieuse qui a changé les âmes. Qui de nous n’a essayé souvent de se représenter l’illumination d’un de ces fiers Romains, d’un de ces Grecs ingénieux, sacrifiant tout le patrimoine intellectuel et moral des ancêtres, pour aller en chercher un nouveau dans l’assemblée ignominieuse des esclaves ? Quels troubles du cœur et de l’intelligence pouvaient jeter un de ces hommes dans la folie de la croix ? Le phénomène serait d’autant plus attachant qu’on le surprendrait à l’origine, alors qu’il est encore rare : vers la fin du Ier siècle, bien avant l’époque de pleine décomposition où M. Boissier nous transporte. Je me laisse aller à l’imaginer. Mieux qu’une analyse fort inutile, mieux qu’une critique sèche et trop incompétente de ma part, cet essai rendra à notre maître le plus sincère des hommages, en montrant son livre excitateur de pensées, en lui rapportant l’inspiration des songeries nées sur ses pages.

Supposons, — l’hypothèse n’a rien de tout à fait impossible, — qu’un de nos élèves de l’école d’Athènes découvre, en fouillant les tombes d’Asie-Mineure, un parchemin des premiers temps du christianisme : une de ces confessions dont le IVe siècle nous a laissé le plus illustre exemplaire, mais qui furent probablement rédigées plus d’une fois, à des dates antérieures, par des lettrés convertis. Le Journal des savans nous apporte des fragmens de ce texte grec. L’histoire d’âme qu’on y retrouverait aurait sans doute des points de ressemblance avec la suivante.


A DAMARIS D’ÉPHÈSE. I.

Un jour peut-être, vous lirez cet écrit. Si vous le lisez, ne pensez pas que ma vertu ait faibli, au moment d’entrer dans l’éternel silence ; ne croyez pas que la mort, avant de fermer mes lèvres, leur ait arraché malgré moi un souvenir qui voulait vivre, vivre à tout prix. Si vous le lisez, il vous faudra sans doute faire effort pour comprendre et vous rappeler. Mon nom repassera d’abord comme un bruit inconnu dans cet heureux tumulte où s’étourdit votre vie ; comme un chant d’un soir ancien, qu’on écouta distraitement une fois ; on l’entend après des années et l’on demande : de qui ce chant dont je ne me souviens pas ?

Un matin où vous serez lasse après les danses, — on ne vous voit pensive qu’à ces rares instans, — remontez dans le passé, tout le long des visions enchantées qui ont empli votre jeunesse, et rappelez-vous. Rappelez-vous une nuit de juin, déjà lointaine, qui vous trouva aux bords du Caystre, sur la plage où le fleuve se jette dans la mer. Cléon, le riche marchand de Smyrne, y donnait à ses amis une fête magnifique. C’était l’époque où les solennités de la Grande-Déesse rassemblent à Éphèse tous les oisifs de la Grèce et de l’Asie. Tous assistaient à la fête de Cléon : les changeurs opulens de Chypre et de Cos, les négocians de Lycie, les rhéteurs en renom d’Alexandrie et d’Athènes, les poètes de Sicile, les étrangers arrivés avec les caravanes de Perse et de Colchide, les tribuns des légions romaines et les familiers du proconsul. Les femmes étaient en nombre, les plus belles et les plus vantées de Smyrne, d’Éphèse, des Iles. Cléon avait fait venir le chœur célèbre des musiciens de Lesbos. Autour des nappes de pourpre, couvertes de fruits, de roses et de vins d’or, les esclaves agitaient des torches de résine. Ce fut durant quelques heures, sur le sable de la plage, sur les roseaux froissés du Caystre, un bruit joyeux et fou de voix, de rires, de chansons, couvrant les battemens de la vague sur la grève.

Soudain les torches s’éteignirent. La grande Diane, — je l’appelais encore ainsi, — avait paru dans le ciel, au-dessus du mont Prion, radieuse, souveraine ; elle éclaira par degrés la brume chaude de nos nuits d’Asie, flottante au flanc des collines ; ses fuseaux d’argent tombèrent sur le fleuve et sur la mer. Le bruit mourut, comme si notre gaîté s’avouait vaincue par la sérénité des choses, plus puissante que la joie des hommes. Le silence de l’espace était doux, plein de vie : ce silence créateur de la nuit d’été, qui laisse entendre le sourd travail des forces, l’éclosion des germes. De la terre et des eaux marines montait une ardeur d’amour, dans l’air alangui par les senteurs des lauriers-roses du Caystre, des herbes amères de la montagne. Tout reposait, tout semblait arrêté, pâmé dans le bonheur d’être. On aurait cru même le pas du Temps suspendu, si de lents mouvemens dans le grand calme n’eussent rappelé l’impitoyable ; car tout mouvement le mesure et le rappelle. On songeait à lui quand passait le vol d’un oiseau nocturne, ou, sur l’horizon, une voile de pêcheur ; et c’était mieux ainsi : les extases surhumaines nous seraient moins chères si nous ne les sentions pas nous fuir.

Oh ! cette nuit ! La nature a beau être prodigue, elle ne peut en avoir fait beaucoup de pareilles. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas : il est impossible que vous l’ayez oubliée ! Vous vous souvenez, quand une étoile monta entre les colonnes du grand temple et brilla tout à coup sur le faîte, comme un flambeau fixé sur l’attique du monument ? Et quand cette barque approcha, les rames levées, d’où ruisselaient des gouttes de lumière ? Et le souffle de vent qui vint du Sud, un seul, une minute, si subit, si surnaturel, que nous frissonnâmes tous à son passage ; et là-bas, au bout de la mer, par-delà les derniers rayons brisés sur les derniers flots, ces éclairs d’orage qui s’allumèrent, et les rêves rapides qui palpitaient avec eux, des rêves qu’on n’a vus que là… Mais que je suis naïf ! Un mot vous fera mieux souvenir, vous, femme : c’était la nuit où vous portiez cette tunique blanche, en tissu de Sérique, sur laquelle vos cheveux blonds pendaient, liés par un seul fil de perles. Vous étiez appuyée au tronc d’un cyprès : l’on eût dit une des statues de la déesse adossées aux piliers du grand Portique. Vous vous plaisiez à rester dans l’ombre du cyprès, devinant qu’alors la clarté nous semblait venir de vous, plus que de la Diane là-haut. Et vous avez souri de contentement, quand un rhéteur de Chersonèse vous compara, dans son langage subtil, au miracle d’un champ de neige où onduleraient des blés d’or.

De jeunes hommes d’Athènes vous disaient des choses éloquentes. Zaleucos, le poète syracusain, vous récitait des vers ; ceux qu’il fit pour vous devant les petites figures de terre cuite qu’on admire chez Cléon : chefs-d’œuvre des anciens coroplastes, trouvés par les ouvriers en défonçant de vieilles sépultures, lorsqu’on traça la nouvelle route de Thèbes à Tanagra. Vous souvient-il des vers de Zaleucos ? Ils se gravèrent dans ma mémoire, tant ils se rapportaient à vous.


S’ils ne vous ont pas vue, en modelant l’argile
Où leur rêve divin se fixait sous vos traits,
Comment les vieux potiers de Grèce et de Sicile
Ont-ils dans les tombeaux laissé vos deux portraits ?
S’ils ne vous ont pas vue, à quel corps juvénile
Avaient-ils dérobé ces uniques attraits,
Ce pur enchantement fait de grâce fragile,
Ce geste harmonieux sous les voiles discrets ?
Ils ne vous virent pas : la figurine antique
Naquit entre leurs mains d’un désir prophétique.
Le lit des anciens morts engloutit cet espoir ;
Muette, inanimée en sa blanche tunique,
Votre forme attendit sous la terre hellénique :
L’âme qu’elle implorait, Damaris l’a fait voir.


Vous écoutiez les hommages et les soupirs, vous aviez pour tous le même regard, ce regard rieur de vos yeux d’enfant qui disait : « Je ne vous crois pas, mais je crois à la vie, à ma jeunesse, à ma beauté ! » — Moi, pauvre étudiant d’Egypte, je me sentais tout petit et très heureux. Assis dans les roseaux, le visage dans mes mains, je vous regardais, et je pensais au livre où il est dit : « Un souffle divin crée sans cesse le monde. » Je comprenais le philosophe, à ce moment, et je me répétais qu’un souffle divin créait le monde, là, autour de moi, pour moi, sans cesse. Enfin, j’étais très heureux, et je ne vous aurais point parlé pour tous les trésors de Cléon.

Les pêcheurs avaient amarré leur barque dans le fleuve ; le Sicilien y entra, la détacha, et se laissa dériver au courant. Je le vois encore, debout, une ombre noire qui glissait sur ce rayon mouvant ; il élevait sa lyre dorée, elle brillait comme s’il l’eût retirée du flot lumineux. Il préluda et entonna l’hymne de Sapho, rythmé par le retour cadencé des vagues, mieux que par les cordes de la lyre. La barque gagna la mer, s’éloigna, la voix du chanteur nous arrivait faible, voilée, comme du fond des eaux. Pour entendre encore, vous vous étiez presque couchée au pied du cyprès, la tête sur votre bras arrondi ; un instant, vous avez paru sérieuse, visitée par quelque pensée ou quelque amour. Alors un tel flot de vie souleva mon être qu’il me vint une terreur bizarre : si tous les morts de la plaine d’Éphèse allaient surgir, ranimés par cette vie que je sentais déborder, prête à susciter des mondes ? Ce flot passa ; un abattement indicible lui succéda. Je ne voulais plus vous regarder ; puis, je vous regardai, et j’entendis dans tout le ciel ce mot : mourir. Bonheur, souffrance, angoisse à coup sûr, toute mon âme défaillait sous une étreinte trop forte. Les heures s’écoulèrent ; je me sentis renaître, quand le ciel blanchit à l’Orient entre les arêtes du mont Prion, quand les bruits du réel revinrent avec l’aube, les esclaves attelant les chars.

À ce moment passa un voyageur matinal, qui allait d’Éphèse au port. C’était un vieillard chétif et sordide, un de ces juifs qui courent nos villes d’Asie, prêchant les choses que vous savez. L’homme traversa notre groupe, foulant de ses sandales poudreuses les pourpres déroulées et les fleurs mortes de la fête. Son regard erra sur nos visages fatigués et s’arrêta sur moi ; il me toucha l’épaule, il dit : « Que fais-tu là ? Lève-toi ! » Asservi par sa parole, je me levai, je le suivis. Deux fois, en m’éloignant le long de la grève, je me retournai : je voyais encore votre tunique blanche, toute pâle dans l’aube, sortir des roseaux et des lauriers ; j’entendais votre rire et les gais éclats des voix : « Pourquoi Silvanus suit-il le juif ? » Que j’avais peine à avancer dans le sable humide ! Il me semblait que mes pieds s’y enracinaient, que des lambeaux de moi s’arrachaient pour revenir en arrière, vers vous. J’allais pourtant, une force me poussait sur les pas du juif. Encore une fois, je tournai la tête : je ne vous vis plus. Je ne vous ai plus revue.


II

« Pourquoi Silvanus suit-il le juif ? » — Je vais vous le dire, en reprenant d’un peu haut. Cet écrit gardera à jamais mon secret, je l’espère. Qu’importe ? Je me le raconterai mieux en imaginant que je parle devant vous. Le cœur, même détaché d’ici-bas et plein de choses sévères, s’ouvre plus volontiers sous le regard qui l’occupa. C’est la dernière lâcheté de la passion : bien forts ceux qui s’en défendent. Je me reporte d’ailleurs, en parlant ici, aux ténèbres d’esprit où je me trouvais naguère ; pour me faire comprendre de vous, je rentre dans les pensées, j’emploie les mots d’autrefois. Je les renie aujourd’hui : j’en ai de meilleurs.

Je suis né en Égypte, je crois vous l’avoir dit jadis, d’un père gaulois et d’une mère phénicienne. J’ai grandi dans le tourbillon d’idées qui emplit Alexandrie. De bonne heure j’ai soulevé les voiles suspendus aux portes des rhéteurs ; je me suis assis dans toutes les écoles d’Afrique et, plus tard, sous les chaires romaines. J’ai entendu nos maîtres fameux, ceux qui se contentent de belles paroles, et ceux qui cherchent encore des pensées. Tous leurs systèmes ont défilé devant moi, comme un vain bruit de sistres dans une bacchanale. On m’a enseigné Platon et Pythagore, Épicure et Zénon, les subtilités de la Gnose et les mystères de la vieille Isis ; j’ai recueilli les leçons d’Épic tête et le testament de Philon, j’ai pu comparer la sagesse grecque et la sagesse juive. J’ai vendu quinze ans de ma vie aux sophistes de toute doctrine, aux marchands de tout mensonge. Quand l’enseignement de l’un s’écroulait dans mon esprit, j’allais à un autre, avec l’invincible espoir de rencontrer la vérité ; la nouvelle parole me charmait un instant ; un système harmonieux se dressait devant moi, édifice complet qui emprisonnait l’univers, la raison divine et la raison humaine. Bientôt, le monde extérieur ou ma conscience se permettaient un phénomène non prévu par le système : le bel édifice s’effondrait du coup. À travers ses pauvres ruines, je voyais encore une fois l’espace infini, peuplé de choses obscures, se dérouler éternellement. Je me consolais alors en me disant que je n’étais pas mûr, que la vérité m’attendait sans doute à ce sommet de la vie où l’intelligence, maîtresse d’elle-même, entre en pleine possession de la lumière. Heureuses les années où l’homme peut se dire encore qu’il n’est pas adulte pour la vérité, qu’elle sera la surprise réservée à un esprit dans toute sa force.

J’atteignis ce sommet d’où l’on n’a plus qu’à descendre, la maturité de l’âge et de la raison ; la vérité ne vint pas, mon espoir en elle prit fin. Une dernière fois, j’avais ramassé dans ma mémoire les leçons des philosophes, les explications des savans, tout l’héritage de ceux qui ont pensé avant nous ; avec tout ce que pouvaient me donner les hommes, j’avais essayé de concevoir ce qu’ils sont, ce qu’est le monde qui les contient. Sottise et néant ! Mon grossier instrument s’était brisé sur les hommes et sur le monde, sur la machine incommensurable et fatale qui nous broie avec ses lois inconnues ; ma misérable vue n’avait pas même pu descendre au fond de mon âme, pour y démêler cette complexité de sentimens et d’idées où je me débattais.

Vous diriez peut-être qu’il me restait les dieux : et vous souririez en le disant. S’il est encore, parmi les marins du port ou les artisans des faubourgs, des âmes heureuses qui sommeillent en rêvant de Jupiter et de Diane, vous les enviez la première ; mais il n’est pas en votre pouvoir de partager leur quiétude. L’esprit une fois éveillé par le doute ne se reprend plus à ce beau rêve des dieux. Nos pères n’ont pas eu tort de les adorer ; ils ont vécu, ces dieux, puisqu’il nous reste d’eux des marbres immortels ; ils ne vivent plus, puisqu’ils ne peuvent plus nous consoler et nous faire croire.

Ah ! ce sont choses étranges, notre temps et le monde tel qu’on nous l’a fait ! Jadis la terre portait des peuples divers, jaloux de leur unité, repliés sur eux-mêmes, continuant à travers les siècles une œuvre définie. La forte main de Rome a pétri ces peuples, comme le sculpteur pétrit la glaise pour en former la statue ; gens de toute race et de tout pays, de tout culte et de toute langue, Rome nous a mêlés dans son empire pour on ne sait quelle œuvre mystérieuse. Les grandes cités des trois mondes, Rome, Alexandrie, Corinthe, Éphèse, ne sont plus que des carrefours où s’assemblent et se heurtent le Grec, l’Africain, le Gaulois, l’Iduméen, le Scythe, le Perse. À ce contact répété, les diversités s’effacent, les langues se pénètrent, les traditions se communiquent, les esprits se fondent au même moule ; d’un pôle à l’autre, un seul peuple se crée, prêt à écouter une seule voix, à marcher vers un seul but. — Vers lequel, je le sais maintenant.

Ce peuple est fait de matières viles et d’élémens subtils, de trafiquans et de rhéteurs, d’affranchis et de grammairiens, de soldats et de pontifes. Il jouit de la vie, riche et heureux en apparence, au cœur du monde, sur tous les gracieux rivages de la mer intérieure ; il se rue au temple de la Vénus Pandémos, au marché où les navires déchargent les trésors des contrées fabuleuses ; les intérêts, le plus solide lien de la pauvre humanité, circulent et préparent la voie aux doctrines. Le denier qui passe de main en main, du Juif au Grec, du Grec au Latin, leur laisse à tous une empreinte commune. De cette foule composite monte un bruit sourd d’idées remuées, le bourdonnement de vie qui emplit l’air au printemps, quand la nature refait la terre. Partout des chaires, des disputes, des recherches passionnées, d’audacieux efforts et d’immenses lassitudes de pensée ; partout des âmes en suspens entre le passé et l’avenir. L’avenir ! les moins perspicaces devinent qu’il apporte un secret pour remplacer ceux du passé. Oui, le monde est travaillé d’un secret. L’Egypte demande le mot à son sphinx, la Grèce à ses oracles, l’Orient à la kabbale, Rome aux livres de la sybille ; tout le jour, dans Éphèse, vos amis sont penchés sur les formules magiques, sur les grammates des devins. Parfois, on entend un grand cri : un voyant a eu l’éblouissement de l’aube future. Le juif a reconnu son messie, l’Égyptien a retrouvé l’Apis, le poète romain a entrevu le siècle d’or et le nouveau cycle qui naît. Misère ! le cri se meurt, le voile du temps retombe sur les choses qui peut-être existent déjà ; car le temps n’est sans doute qu’un rideau qui se tire lentement, à chaque pas de l’homme, sur les réalités cachées à nos yeux ; demain existe comme hier ; seulement, pour nos ridicules regards, demain est invisible et hier est perdu.

Dans mon long voyage à travers les erreurs humaines, j’ai cru un instant à la métempsycose ; je pensais alors, en cherchant le châtiment réservé aux grands criminels, que ce devait être de revivre aux époques de transition. Est-il un pire supplice que celui de flotter dans le vide du temps, avec une moitié de son âme retenue au passé, une moitié entraînée vers l’avenir ? C’est l’angoisse des nuits en mauvaise mer, quand le feu du port d’embarquement a disparu, quand on ne distingue pas encore le feu du port d’arrivée. Il eût été si doux de demeurer au foyer des ancêtres, sans inquiétude et sans trouble, aimant ce qu’ils aimaient, croyant ce qu’ils croyaient, content des vieux horizons et des anciens bonheurs ! Il serait si bon d’aborder au rivage pressenti, de s’enflammer pour la foi nouvelle, de s’endormir dans la certitude de nos fils, quand celle de nos pères nous a manqué ! Mais rien : une saison ingrate, entre la fleur des croyances qui a péri et le fruit de la science qui n’est pas formé. Ce fut notre lot, à nous tous, voilà ce dont notre siècle a souffert ; mon maître Philon nous comparait fort bien à cette génération d’Hébreux qui mourut au désert, avec le regret des beaux champs d’Egypte et l’espoir toujours déçu de la terre promise.

Telle était la condition de mon âme quand j’arrivai au milieu de la vie, tourmenté par cette force qui pousse chacun de nous à faire œuvre d’humanité, qui s’irrite lorsque l’œuvre à faire n’apparaît pas. Autour de moi, des amis plus heureux la trompaient en s’adonnant à l’éloquence et aux arts. J’estimais pour ma part que c’étaient là de vains passe-temps ; l’éloquence et les arts me paraissaient des moyens excellens pour servir une idée, insuffisans à la remplacer quand elle n’existe pas. Je quittai la molle Alexandrie, ses plaisirs énervans et les disputes de ses écoles : j’espérais trouver à Rome de plus viriles occupations. Rome ne m’offrit que les mêmes plaisirs, les mêmes futilités, le mensonge d’une grandeur évanouie. En d’autres temps, l’activité du Forum m’eût tenté : dans l’universel déclin des cœurs, il n’y a plus d’échos au Forum que pour les cris de la plèbe stupide ou pour la voix solitaire de César. Je voulus voir l’Asie et vos académies : je m’embarquai pour Éphèse, et je crus en y abordant rentrer dans Alexandrie, tant le monde de nos jours est partout semblable à lui-même. En Ionie comme en Égypte, je retrouvai les mêmes dieux, les mêmes sophistes, les mêmes trafiquans accourus de tout l’univers, la même joie de vivre chez les insoucians, la même lassitude chez les philosophes, la même agonie du présent, la même attente d’une vie nouvelle.


III

J’ai ouï dire qu’on immolait jadis à la Diane de Tauride les étrangers que les hasards de mer jetaient à la côte de ce pays. La Diane d’Éphèse ferait-elle revivre cette coutume ? J’ai pu le croire en rencontrant dans son temple le grand péril de ma destinée.

Quand je m’informai, près des amis de Rome retrouvés en Asie, des curiosités de votre ville et des nouveautés du jour, chacun m’interrompit avec le même nom : « Avez-vous vu Damaris, la servante de la Déesse, l’orgueil et le danger de l’Ionie ? » — Je demandai qui était cette huitième merveille des terres grecques : les réponses se mêlèrent, âpres et vindicatives comme des cris de blessés. — « C’est une illusion blanche, légère et froide, que suit la foule et que fuient les sages ; un être charmant et pernicieux, qui plaît à tous et que tous maudissent ; un esprit ouvert à toutes les clartés, et qui n’a peut-être jamais rien compris ; un regard très doux, où nul n’a surpris la lueur de tendresse révélatrice d’une âme : rayon de la Diane nocturne, qui embellit tout et ne fait rien éclore. Il semble qu’il n’y ait pas de fête et de joie dans Éphèse quand sa grâce est absente ; le malheureux se sent allégé rien qu’à la voir passer, et partout où elle passe, le malheur vient après elle. Elle fait blasphémer les dieux qu’elle sert. Qui entend sa voix inspirée se croit appelé aux grandes actions, aux hautes pensées ; et son rire tuera toute vaillance, toute noblesse, toute bonté. Chasseresse d’hommes, comme sa divinité, elle va distraitement, ramassant les cœurs aux plis de sa tunique et foulant aux pieds leurs meilleures vertus, sans savoir pourquoi, par passe-temps ; pareille à l’enfant qui marche dans le blé mûr, cueille les épis et les égrène, pour occuper machinalement ses doigts. Les dieux l’ont créée en un jour d’ivresse comme une gageure, la faisant si riche ou si pauvre qu’au milieu de ce superbe monde, des beautés et des puissances de la vie, elle ne connaît, ne veut et n’aime qu’elle-même. On le sait, on le voit, mais l’énigme est irritante, et chacun court se faire déchirer par le sphinx. Elle a su désespérer jusqu’à nos devineresses et nos magiciennes, célèbres par leur art dans le monde entier. Les victimes de Damaris vont demander aux plus fameuses des philtres ou des oracles : Vous aimez une vestale, dit l’une ; — une hétaïre, répond l’autre ; et toutes deux ont peut-être raison. Mais à quoi bon vous parler, Silvanus ? Allez au sphinx, ami, et revenez nous dire son mot, s’il ne vous a pas dévoré. » — Je me pris à rire, et je répondis qu’un fils d’Egypte ne craignait pas cette sorte de monstres. Je demandai qu’on me menât chez vous.

Notre premier entretien me laissa une impression exquise. On m’avait mal prévenu. Rien de troublant ni d’irritant en vous, bien au contraire. Ce je ne sais quoi de libre et d’enfantin qui est votre grâce ne met pas en garde tout d’abord ; le charme s’insinue sans brusque surprise, le regard est trop clair, trop gai, pour qu’on le juge profond ; on ne songe guère à se défier des imaginations légères qu’on voit courir sous votre petit front, à l’ombre des tresses blondes qui semblent faites pour caresser la rêverie, plus que pour enchaîner la pensée. Curieuse de toutes les choses de l’esprit, vous parliez d’art, de poésie, et votre parole maîtrisait bien plus que votre figure. Nos écoles, nos systèmes, nos philosophies n’avaient pas de secrets pour vous, aucun sophiste ne sait plus et ne dit mieux ; c’était un enchantement de voir cette âme de poète sortir de ces lèvres d’enfant, grandir, emplir et dominer tout l’infini de l’idée. Un peu plus tard, je me suis demandé s’il n’y avait pas dans votre éloquence un joyeux murmure de mots plutôt que le son sérieux de la réflexion ; mais à la première heure, je ne cherchais pas trop de sens et de liaison à ces douces paroles grecques, qui coulaient, musique harmonieuse, comme un bruit de perles défilées tombant au hasard dans une coupe d’argent.

En vous quittant, j’allais errer sous les platanes au bord du Caystre ; le ciel d’Asie était tiède, sa lumière éclatante ; je pensais qu’on y devait bien vivre et que c’était sottise de s’attrister, quand ce bel univers nous gardait des surprises juste assez vives pour réchauffer l’âme sans la brûler. Il me revenait des vers de Théocrite. C’était tout. Il n’y avait là rien d’inquiétant.

Une aimable habitude me ramena chez vous. C’était si grand plaisir de vous entendre, les yeux brillans de curiosité, m’interroger sur les sciences d’Egypte, les rites d’Isis, l’universel marché d’idées qui se tient à Alexandrie. Vous parliez avec envie de la fièvre de savoir et de jouissances qui dévore les existences, dans ce foyer du monde oriental ; vous prétendiez qu’il y avait encore place là-bas pour une Cléopâtre, votre héroïne préférée. La pente du souvenir, encouragé par vous, me ramenait insensiblement des choses générales aux aventures et aux rêves de ma jeunesse ; je vous contais mes épouvantes dans les vieux temples, mes mirages au désert, l’ivresse des nuits embrasées sous les palmiers de la berge du Nil, les journées passées au Phare à voir décroître les voiles en haute mer. Une à une, je rappelais près de vous les merveilles attendues de la vie, et leur fuite à tire d’aile devant le pas qui s’alourdit chaque hiver. Vous écoutiez, amusée et rieuse. J’ai cru remarquer plus tard que dans tous les entretiens, vous ne parliez que de vous et toujours de vous ; mais au début, vous sollicitiez mon âme à sortir de son isolement. Elle s’ouvrait à vos questions comme un fruit mûr au soleil, elle se trouvait si légère après ces épanchemens ! Parfois je me reprenais, effrayé : je sentais peser la chaîne invisible qui se rive d’elle-même autour du cœur, quand il laisse dérouler devant une femme les anneaux cachés du souvenir. — Continuez, — disiez-vous alors ; et je continuais : c’était si bon.

N’étais-je pas sûr de moi ? Dans mon dernier examen philosophique, j’avais décidé qu’il fallait être un spectateur désintéressé de ce monde, puisqu’il ne pouvait m’offrir ni une vérité satisfaisante, ni une action à ma taille ; j’étais bien résolu à jouir de la pièce, sans jamais remonter sur la scène où grimacent les pauvres acteurs ; je pensais que la curiosité peut être une suffisante raison de vivre. Vous approuviez cette belle philosophie, vous ajoutiez : Regardez mon jeu, je suis un des masques de la comédie, et je veux être applaudie par vous. — Comédienne, je crois bien que tout bas vous répétiez la tragédie. — Je regardais, et bientôt l’écho douloureux d’une parole, l’attente de votre passage, le frisson ressenti à voir un autre près de vous, tout me disait que je n’étais plus libre. Je sortais fièrement : mes pas revenaient d’eux-mêmes à votre porte ; je m’irritais contre eux, je leur commandais en vain, ils ne m’obéissaient plus, et je pouvais entendre le dur tintement des fers à mes pieds.

Mais pourquoi renouveler un récit qui ne vous apprendra rien ? Pourquoi vous raconter la défaite que vous avez voulue et savamment préparée ? Est-ce à moi de vous rappeler comment je suis tombé du premier enchantement à l’obsession, de l’obsession à la souffrance, de la souffrance aux suprêmes lâchetés ? Vous dirai-je comme je vous suivais au Temple, au Portique, au théâtre, meurtri, perdu, avili dans la foule de vos adorateurs ? Combien de fois je me jurai de fuir la froide statue, et comment un mot me ressaisissait, la banale assurance d’amitié donnée à vingt autres ! — Vous m’avez fait et vu sombrer, vous savez toute l’histoire de ce naufrage, à moins qu’elle ne soit déjà confondue dans votre mémoire avec tant d’autres semblables. Qu’ils sont loin, ces orages du passé, et comme je rougirais, si je pouvais croire qu’il en remonte une écume à mon cœur ! Je ne sais en vérité pourquoi mon examen s’attarde à ces anciennes misères.

Dès lors, aux heures des réflexions amères, le peu de raison que j’avais conservé me montrait ma perte inévitable. L’homme ne vit point par curiosité pure ; créés pour l’action, chargés d’une âme qui veut se donner et nous tourmente tant qu’elle ne s’est pas donnée, nous essayons vainement de la tuer en nous : si l’idée lui manque, et le but élevé vers lequel tendre son effort, elle se donnera, l’esclave née qu’elle est, à une misérable créature comme elle. Il faut servir et choisir un maître : qui ne l’a pas su trouver assez haut ira se vendre aux carrefours plutôt que de s’en passer. Par bonheur, mon vrai maître m’attendait à cette heure critique : écoutez comme il me reprit à vous.


IV

Le grand cirque d’Éphèse s’ouvrait, ce jour-là, à tout le peuple d’Asie. De la base au sommet du vaste amphithéâtre, égayé par la vie heureuse et bruyante des multitudes en fête, montait un flot tumultueux d’hommes, une tempête de cris et d’appels, dominée par les rauques bâillemens des bêtes. Du ciel ardent, à travers le vélum de pourpre, la lumière rousse tombait sur l’arène, ensanglantant de ses jeux les degrés de marbre, les visages attentifs des spectateurs, les parures des femmes, les robes des fauves, panthères et lions, qui attendaient le belluaire en tournant d’un pas ennuyé sur les dalles. J’errais dans cette foule, guettant là comme partout le coup de plaisir et de souffrance qui secouait tout mon être à votre entrée dans un lieu. Les servantes de la déesse apparurent sur les gradins réservés ; vous étiez assise au premier rang, vos doigts jouaient avec vos colliers d’or. Comme toujours, dès que mes regards vous eurent rencontrée, le peuple, les fauves, les choses environnantes s’évanouirent pour eux ; je n’aperçus plus que vous, je me détournai de l’arène, je suivis dans vos yeux, sur votre iront, les scènes poignantes du spectacle. Ainsi je vis se peindre sur vos traits, comme dans le bronze d’un miroir, l’émotion du signal, l’élan furieux des bêtes mordant les grilles du podium, se rejetant dans le cirque et s’y entre-déchirant ; puis la lutte des gladiateurs barbares, l’enlacement des corps nus et des glaives, la chute des blessés, le salut des vainqueurs ; enfin, aux clameurs de la foule demandant les condamnés, l’entrée des malheureux qui se débattirent et succombèrent sous les griffes des lions. A l’animation croissante de vos regards, aux battemens précipités de votre sein, je vis se prolonger l’horreur de la boucherie, grossir le charnier humain dans l’arène, croître l’ivresse du peuple, grisé par la vapeur de sang qui montait dans l’air chaud. En vous se résumait l’angoisse, la volupté féroce, le frémissement et le triomphe de ces dix mille spectateurs, absens pour moi.

Un torrent de pensée m’emporta loin du réel, comme il arrive dans les subites tensions de l’âme. Je rêvais. Les hommes et leur bruit s’étaient dissipés, illusions vaines. Vous restiez seule dans l’amphithéâtre, seule dans Éphèse, seule dans le monde. Je voyais en vous la suprême et fidèle incarnation de ce monde, de ce siècle où j’ai vécu et que je m’efforce de comprendre. Forme de mon temps, tu m’apparaissais tout entière, égoïste et sceptique, élégante et cruelle, belle encore de tout le prestige des arts, des poésies, des gloires et des dieux du passé ; riche en talens et pauvre de génie ; morte à la vieille foi, crédule à tout le reste, étourdie d’un vacarme d’idées et de chimères d’où nulle pensée créatrice ne surgit ; affamée de faux bonheurs et d’émotions malsaines, passionnée pour les tueries du cirque et les mensonges du théâtre, livrée aux histrions, à ce point que la loi romaine doit défendre à tes patriciens de les suivre en public ; servile et soumise d’avance au caprice de chaque tyran, parce que tu n’as plus la force d’obéir au devoir ; fière de tout comprendre, mais incapable de rien respecter ; vaniteuse de ton luxe, indifférente à la misère, impitoyable à la faiblesse ; ne demandant à la terre que de te porter gaîment jusqu’à la fin de la fête, fermant les yeux aux catastrophes que tu prépares à tes fils, méprisant le passé qui te valait bien et niant l’avenir qui vaudra mieux que toi ; folle journée, perdue pour l’histoire, abandonnée aux Grecs, aux eunuques, aux femmes, si bien que l’homme, se sentant inutile, croise les bras, serre les lèvres, et meurt sans agir ni parler.

Quand je revins au sentiment du réel, vous n’étiez plus là. Le peuple achevait de s’écouler par les vomitoires. Dans l’arène, un vieillard recueillait pieusement les lambeaux d’un corps de femme, restes de la dernière victime des lions : une pauvre créature qui avait expiré sans un cri, sans agrément pour les spectateurs, tant sa mort avait été prompte, muette, presque inaperçue du public déjà lassé. Je rejoignis le vieillard dans l’avenue de sortie ; intéressé par son action, je le suivis jusqu’à l’extrémité du faubourg, où il porta son fardeau. Il entra dans une sorte de taverne ; des hommes et des femmes l’attendaient dans ce bouge, gens de basse condition, la plupart Syriens comme lui. La nuit étant venue, ils allumèrent des lampes et récitèrent des prières sur les membres informes de la suppliciée. Leur psalmodie était joyeuse ; à l’accent des voix, à l’expression des figures, je pouvais me croire dans la maison d’une fiancée, au milieu de ses compagnes qui la saluaient du chant d’hyménée.

Je cherchais à comprendre ce rite oriental. Ceux qui le célébraient m’aperçurent dans l’ombre de la porte et donnèrent quelques signes de crainte. Le vieillard vint à moi ; dans les paroles qu’il m’adressa, le sentiment de la défiance luttait avec le désir de persuader, avec ce prosélytisme que je savais si ardent chez les novateurs juifs. Je les appelais ainsi par ignorance ; l’homme me détrompa ; quand mes promesses de silence et ma sympathie visible l’eurent rassuré, il me dit : — « Tu es chez les disciples du Christ : nous rendons les derniers devoirs à notre bienheureuse sœur, mise à mort pour avoir contrevenu aux édits de César en refusant d’adorer les idoles. » — Comme j’insistais pour être mieux instruit de leur doctrine, il m’engagea à le venir voir dans sa boutique de tisserand, hors la porte de Milet.

J’y allai le jour suivant. La curiosité d’abord, un intérêt croissant ensuite, m’y ramenèrent à maintes reprises. Le tisserand me lisait les actes et les paroles du Christ ; il commentait cette histoire avec des mots très simples, qui jaillissaient d’un cœur pénétré. Au début, je ne vis dans ces entretiens que l’occasion d’étudier une légende de plus, un de ces mythes asiatiques dont notre érudition s’amusait à chercher le sens, quand nous les entendions conter aux navigateurs sur le port d’Alexandrie. Le vieil apôtre devinait ma pensée ; presque illettré, il n’en suivait pas les circuits, à travers la multitude de notions contradictoires où elle se perdait ; mais je sentais chez lui une sorte de compassion supérieure, comme celle d’un père qui entendrait déraisonner son petit enfant dans une langue étrangère, et qui, sans saisir le sens des mots, saurait pourtant que l’enfant déraisonne. Je commençais de m’irriter contre cet ignorant, qui jugeait tranquillement mon vaste savoir du haut d’une seule vérité. Je m’efforçais de l’embarrasser en lui proposant des objections subtiles, celles dont j’avais appris le maniement dans les disputes de l’école ; elles traversaient cette âme limpide sans la troubler. Il se bornait à répondre : « Je ne comprends pas ces jeux de l’esprit ; mais quels rapports ont-ils avec le Dieu qui nous enveloppe ? Peux-tu expliquer comme notre Maître, en quelques mots certains, la vie, la mort, l’univers ? As-tu le cœur content, la conscience pure, et une douce joie à la pensée de mourir ? Si non, toute ta science n’est que vanité. »

Quelques années plus tôt, j’aurais haussé les épaules, si mes thèses philosophiques se fussent heurtées à tant de simplicité. Mais ayant reconnu la contingence de tous les raisonnemens, le néant de tous les systèmes, j’étais prêt à accorder une valeur sérieuse aux idées les plus choquantes pour ma raison, dès l’instant où je les voyais fournir un fondement solide à la vie. D’ailleurs la doctrine du Galiléen déroutait toutes mes habitudes de dialectique. Jusqu’alors, j’avais eu affaire à des argumentations pareilles aux miennes, qui forçaient mon esprit de plier pour un temps, en attendant l’heure où il rebondissait et découvrait le faible de son vainqueur. Je sentais cette fois que l’esprit s’escrimait dans le vide, bien au-dessous de ces affirmations hors de portée ; elles planaient sur les obscurs tumultes du cerveau, et descendaient chercher leur vérification au plus profond de la conscience. A toutes les grandes questions qui tiennent l’âme en suspens, le tisserand répondait avec une petite phrase, claire et indestructible comme le diamant. Ainsi, quand je mettais le débat sur la morale, il l’arrêtait avec leur unique règle de conduite : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. » Et j’étais contraint de m’avouer que l’imagination la plus ingénieuse n’inventerait pas un seul cas où cette règle fût surprise en défaut.

Je voyais s’appesantir sur moi la domination de cet humble instituteur, et mon orgueil se révoltait. Un jour, j’eus le tort de lui faire sentir durement que ce dieu mis en croix et son enseignement populaire étaient peut-être bons pour la plèbe syrienne ; mais je le défiai d’imposer jamais ces nouveautés ignobles aux fils de Rome et de la Grèce, gardiens d’un glorieux passé ; j’essayai d’ébranler son espoir en faisant briller à ses yeux la splendeur et la puissance de ce monde supérieur, qu’il ne soupçonnait pas. Le tisserand répliqua doucement : « Ce monde est condamné, précisément parce qu’il ignore les petits et les misérables, ceux que notre Maître est venu racheter de son sang. L’esclave dont vous jetez le corps au cloaque est un homme comme toi, le savant, un homme comme le proconsul, un homme comme César-Auguste ; il est l’égal de tous devant Dieu. Tout ce qui fait votre fierté va disparaître, et notre règne va venir, parce que nous avons la plus grande force qui soit sur la terre et dans le ciel. » — J’avais déjà cru comprendre, à certains discours de ces hommes, qu’ils nourrissaient le rêve d’un empire servile. Je demandai au vieillard de me confier ses prévisions sur la sédition future, sur le plan qu’adopterait un nouveau Spartacus. — « Je ne saisis point ce que tu veux dire, fit-il. Ceux qui recourent à la violence ne triomphent que pour un temps. Nous triompherons pour toujours, parce que nous souffrons sans résister. La souffrance acceptée, le renoncement de chaque jour, l’abnégation suprême du martyre, c’est en cela que réside la seule force invincible ; elle assure à nos frères le royaume du ciel et le royaume de la terre par surcroît. » — Ce jour-là, je compris qu’une idée nouvelle était entrée dans l’humanité. La force intrinsèque de la souffrance, montant lentement, comme les eaux amères d’un océan qui s’élèverait sans cesse et submergerait les plus hauts sommets, cette idée folle, née au pied d’un gibet, m’apparut à la réflexion une si prodigieuse découverte de l’âme, qu’il devait suffire de s’y tenir fermement pour bouleverser le monde et changer le cours de l’histoire.

Ainsi les leçons de l’artisan suscitaient en moi un homme nouveau. J’aimais chaque jour davantage l’initiateur : c’était faire la moitié du chemin pour le comprendre, pour aimer celui qu’il appelait son Maître. Quand je mesurais la révolution accomplie dans mon intelligence, il me semblait que j’avais vécu un siècle depuis la rencontre du cirque. Tout ce qui m’avait d’abord paru ténèbres était devenu clarté d’aurore ; tout ce qui me paraissait jadis clarté reculait dans une nuit lointaine. Mes anciennes idées, mises en déroute, ne se défendaient plus que sur quelques points isolés, mollement et à l’aventure, tournées qu’elles étaient par l’envahisseur. L’esprit se libérait : le cœur avait plus de lâcheté à rompre sa chaîne.

Je continuais de vous voir. Je retrouvais chez vous cette pensée usée que je dépouillais chez le tisserand. J’y retrouvais surtout les alternatives de joie aiguë et de morne accablement ; après les avoir subies, la paix qui émanait de mon ami me semblait tantôt insipide, tantôt bienfaisante. Vingt fois, aux mauvaises heures, je fus sur le point de me jeter dans ses bras, en le suppliant de m’arracher à vous, de me prendre, de me donner à son Maître. Puis, vos yeux me versaient l’illusion d’un rayon de bonheur ; tout l’ancien monde me ressaisissait à travers votre regard. Les mystères de la maison du faubourg n’étaient plus que la basse folie de quelques songe-creux ; la vie sensée, noble et belle, c’était la vôtre, la nôtre, celle des heureux. Le ciel de ces pauvres gens, un jour refuge contre vous, me faisait horreur le lendemain, sans vous.

Ces irrésolutions et ces déchiremens durèrent quelques semaines, jusqu’à la nuit de fête, sur la plage du Caystre, où mon souvenir s’est attardé d’abord. Je vous ai dit ce que je ressentis pendant cette nuit ; le vieux tisserand et les Galiléens furent oubliés à tout jamais, je le croyais du moins ; le jour ne devait plus se lever sur une pensée qui ne fût pas pour vous. Pourquoi je tombai, quand il se leva, de l’ivresse dans le désespoir, pourquoi je bénis l’apparition de mon sauveur et comment une puissance inexplicable m’attacha à ses pas, ne me le demandez point ; ce sont là des renverses de l’âme dont le secret nous échappe, ce n’est pas nous qui décidons notre destinée à de pareilles minutes. Je sais seulement que j’obéis comme un automate quand, à notre arrivée sur le port, mon guide me dit : — « Viens ; je t’apporte la paix, je t’emmène dans la paix ; » — quand il me poussa sur un bâtiment qui levait l’ancre et faisait voile pour Antioche. Je n’ai qu’une mémoire confuse de ces journées en mer, j’ignore quel en fut le compte ; il m’en resta longtemps la sensation d’une chute dans le vide, d’un abattement secoué de révoltes, calmé par la bonne parole qui descendait sans relâche de la bouche amie. Je ne retrouve des souvenirs précis et apaisés qu’à partir de notre débarquement à Séleucie, et surtout à partir de ma présentation à l’église d’Antioche.


V

… Aujourd’hui, catéchumène depuis trois années, je relis avec confusion ces aveux, tracés à l’instant douteux où je dépouillais péniblement le vieil homme. Comme il me tenait encore ! Tout est duperie ou mensonge dans les lâches complaisances de cet écrit, tout y est infecté par la lie d’un esprit orgueilleux et d’un cœur empoisonné. Je l’avais recherché pour l’anéantir, cet écrit de perdition : non, je me ravise, je le garderai pour me remémorer ma honte ; et aussi parce que le Seigneur peut en faire un instrument de salut pour une âme.

Mon père spirituel disait bien : il m’a emmené dans la paix, dans la lumière. Mes yeux, à peine dessillés lorsque j’abordai en Syrie, se sont ouverts à la vraie clarté. Je ne regrette rien de mon inutile et douloureuse vie d’autrefois ; ni les arts et l’éloquence, jouets de l’âge mûr qui succèdent aux jouets de l’enfant, tout aussi puérils que ces derniers pour le serviteur des vérités éternelles ; — ni le savoir humain, dont les arguties ont retardé en moi l’action de la grâce : misérable savoir, qui ne fournit pas les seules connaissances nécessaires à la félicité ; — ni ce que vous appelez l’existence honorable et glorieuse, parade où les esclaves du péché se déguisent en hommes libres. Qu’il y a plus de vraie noblesse et de liberté dans l’humble société des chrétiens ! C’est le beau nom que notre église d’Antioche a consacré la première, tout récemment, et qui désignera désormais la multitude croissante des disciples du Christ. Rien de touchant comme notre communauté de frères et de sœurs, image terrestre de la cité céleste où nous aspirons. Chacun apporte les fruits de son travail au trésor de tous, l’aide de son cœur aux peines d’autrui ; de même, à l’église, les âmes les plus riches donnent aux autres le réconfort de la parole, le surplus de leurs mérites spirituels. Au lieu de servir une idole à laquelle vous ne croyez plus, que n’êtes-vous parmi nous, Damaris, prêtant avec nos diaconesses votre ministère à l’autel ?

Je ne veux rien celer ; il y a dans la communauté des faiblesses, des tiraillemens, parfois des divisions et des scandales ; on se demande avec appréhension ce qui subsistera de ces beaux commencemens, quand le petit noyau d’élus deviendra un grand peuple, quand il se rapprochera des rudes sociétés humaines. Mais si les chrétiens ne sont que des hommes, le principe qui les réunit est divin. Au choc de ce principe, votre monde tombera en poussière. Je partage aujourd’hui la foi de mon instituteur : nous triompherons sur la terre comme dans le ciel, nous, les méprisés, parce que nous avons introduit dans l’univers les grandes forces nouvelles, la charité, la souffrance acceptée ; c’est-à-dire le don perpétuel de soi aux autres et à Dieu. Vous viendrez tous à nous, parce que nous avons une foi et un espoir, et que vous n’en avez plus. Vous viendrez à nous, parce que vous nous persécutez et que nous nous laissons faire : la loi de justice veut que tout persécuteur soit finalement la victime de sa victime.

Depuis que je suis ici, plusieurs d’entre nous ont courageusement témoigné. Le dernier fut mon cher maître, le bon tisserand. Comme on le conduisait au prétoire, il m’embrassa et me dit : « Notre sœur d’Éphèse a déjà souffert pour ta rédemption, tu ignorais que cette inconnue travaillait pour toi, le jour où je t’ai rencontré au cirque ; je vais achever son œuvre et la mienne, Silvanus, afin que tu deviennes digne d’être initié aux mystères. » Je n’osais pleurer : il paraissait si heureux de mourir ! Pourvu que sa promesse se réalise bientôt ! Les anciens veulent m’éprouver encore, et je les comprends. On a tant de peine à entrer dans les sentimens d’un vrai chrétien, quand on a longtemps dédaigné les simples et vécu pour soi. Peut-être ne pourrons-nous jamais nous refaire l’âme requise par le Christ, nous qui avons emporté du siècle l’indélébile orgueil de la raison et l’insondable pourriture du cœur. La raison, ou ce que j’appelais de ce nom usurpé, je crois bien avoir dompté ses révoltes ; le cœur serait-il plus difficile à vaincre ?

Il m’effraie encore. A défaut de l’initiation aux mystères, je me surprends parfois à désirer le sacrement suprême, le martyre. Mais qu’y a-t-il au fond de ce désir ? Si j’ai gardé cet écrit, que je voulais, que je devais détruire, c’est dans l’idée qu’il pourrait vous parvenir un jour, Damaris, purifié par mon sang ; c’est avec la confiance qu’il serait alors un instrument de salut, et que vous vous laisseriez toucher par la grâce. — Oui ; mais ne se cache-t-elle pas sous le souhait du chrétien, l’inguérissable envie d’occuper un instant encore la pensée qui nous oublie ? Oh ! qu’il est malaisé de descendre dans les plus secrets replis de sa conscience ! Peut-être vaut-il mieux n’y pas descendre. Si l’on trouvait une plaie vive au lieu de la cicatrice espérée ! — Non, je ne crains rien de tel : et ce sont là de ces tentations du scrupule où le Démon nous induit, quand il n’a plus pouvoir sur notre cœur. Si j’ai le bonheur de marcher au martyre, je murmurerai pieusement votre nom dans une prière, Damaris ; vous recevrez ce testament sanctifié ; et s’il est plein de votre souvenir, c’est pour mieux vous forcer à entendre la voix du chrétien qui vous convie dans la Jérusalem céleste. Vous l’entendrez, quand avec cet écrit mon sang sera sur vos mains. — Mon sang sur vos mains… Non, mieux vaut en rester là et jeter ce roseau : chaque fois que mes doigts le reprennent, il en tombe des mots qui les font trembler d’épouvante. Je cours à l’assemblée, où l’on trouve la paix et la joie du Seigneur ; où, selon notre sublime doctrine, les purs, les torts, dispensent charitablement leur force au faible Silvanus…


Il serait superflu de pousser plus avant la traduction, si quelque fouille nous rendait ce manuscrit. Ces fragmens suffiraient aux historiens pour l’étude que nous avions en vue. Quant aux personnes curieuses, qui veulent en tout savoir la fin, elles seraient libres de supposer que l’Égyptien garda son secret avec beaucoup de courage, ou tout simplement parce qu’il avait oublié. La découverte du parchemin dans sa tombe prouverait d’autre part qu’il ne subit aucun martyre. — L’homme qui écrit roule ainsi des pensées héroïques : la page séchée, il rentre dans la vie banale, dans les réalités vulgaires ; et il finit dans un tombeau tranquille, comme celui du voisin.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. La Fin du paganisme, par Gaston Boissier ; 2 vol. in-8o, Hachette, 1891.