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Le Roman au temps de Shakspeare

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Le Roman au temps de Shakspeare
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 573-612).
LE ROMAN
AU
TEMPS DE SHAKSPEARE

Les libraires de Londres publient, chaque année, la statistique des ouvrages parus en Angleterre. On devine bien que le chiffre le plus élevé est atteint par les sermons et les livres de théologie ; nous sommes encore en présence de cette même Angleterre biblique chez qui, au moment de la réforme, parurent trois cent vingt-six éditions des Écritures en moins d’un siècle, et dont la littérature religieuse est si abondante que le catalogue du British Museum compte, en ce moment, vingt-huit volumes in-folio, au seul mot Bible. Mais, immédiatement après la théologie, dont la priorité est assurée pour longtemps sinon pour toujours, les chiffres qu’on rencontre sur cette liste publiée dans la patrie de Shakspeare, de Bacon et de Newton ne se rapportent ni au théâtre, ni à la philosophie, ni à la science, mais bien aux romans. Sans parler des contes pour les enfans, il a paru en Angleterre six cent quatre-vingt-quinze romans en 1885 : si bien que le critique consciencieux qui voudrait tout connaître devrait lire deux romans par jour, et n’aurait, pour se reposer, qu’un dimanche par quinzaine.

Cette passion pour le roman, qu’on ne trouve au même degré chez aucun peuple, n’a pris, en Angleterre, toute sa force qu’au XVIIIe siècle. À ce moment, les romans anglais firent, en Europe, l’effet d’une révélation ; on les porta aux nues, on les copia, on les imita, et l’on vit diminuer, pour un temps, la faveur dont jouissaient avant eux la Princesse de Clèves, Marianne, Gil Blas et le Sopha. « Je dis que l’anglicisme nous gagne, écrivait d’Argenson ; après Gulliver et Pamela, voilà qu’on se passionne pour Tom Jones. Qui nous eût dit, il y a quatre-vingts ans, que les Anglais feraient des romans et meilleurs que les nôtres? Cette nation va bien loin, à force de liberté en tout. »

La société moderne trouvait enfin le genre littéraire qui convient le plus parfaitement pour la peindre. En Angleterre, elle avait figuré sur le théâtre avec les comiques de l’école bourgeoise, et dans l’essai avec Steele et Addison ; mais, dans ces représentations, les portraits étaient incomplets. Les nécessités théâtrales, la brièveté obligée des essais, avaient empêché que l’infinie complexité des sujets fût suffisamment exprimée. Le roman régénéré par Fielding et Richardson permettait de produire sur la scène littéraire ces hommes et ces femmes d’intelligence et de cœur qui, depuis des siècles, s’occupaient principalement d’autrui et désiraient ardemment, sans le dire, qu’enfin on s’occupât principalement d’eux. L’époque n’est point chevaleresque; le temps des Arthur et des Tristan est passé ; on ne saurait chanter une société semblable ; mais on peut très bien la décrire en prose.

Le roman prend ainsi dans le monde, comme Fielding l’a observé, la place de l’épopée antique ; on pense aux Harlowe comme jadis on rêvait des Atrides et, d’année en année, à mesure que l’humanité s’attache davantage aux sciences et aux vérités démontrées, on voit croître côte à côte, en importance et en honneur, les genres tout d’observation de l’histoire et du roman. Quant aux récits consacrés à Tristan et à « l’empereur magne, » comprenant bien que leur âge est fini, on se retourne vers eux avec la tendresse particulière qu’inspirent les morts, le passé à jamais évanoui, les lignées pour toujours éteintes, les songes d’enfance chèrement caressés à la lumière du premier soleil entrevu. C’est ainsi que l’avènement des Harlowe et des Jones a coïncidé avec un retour attendri des poètes vers le passé médiéval avec Chatterton, et que le goût simultané pour l’histoire, l’archéologie et la peinture de la vie réelle a fini par produire une école spéciale de roman, l’école romantique avec Walter Scott.

Peut-être y a-t-il autre chose que de la poésie à chercher dans ce passé. Les mouvemens de la pensée humaine ont bien rarement la soudaineté que parfois on leur suppose ; si l’on observe de près les innovations littéraires les plus brusques, on trouve presque toujours qu’elles ont été préparées par un travail imperceptible et séculaire. On fait habituellement commencer l’histoire du roman anglais à Defoe ou à Richardson ; mais n’y eut-il donc rien avant eux en Angleterre et durent-ils tout inventer, sujets et procédés? Ce n’est pas assez de dire que le don d’observation et d’analyse était dans la race ainsi que l’avaient montré depuis longtemps déjà les dramaturges et les philosophes. Ce don ne s’était-il pas manifesté déjà dans le roman?

La vérité est que le roman jeta un premier éclat au temps d’Elisabeth; seulement la gloire de Shakspeare a fait oublier, en les plongeant dans une ombre relative, la multitude des auteurs moindres de son époque et, avec les autres, ces premiers romanciers. De leur vivant, cependant, ils eurent un rôle à jouer, qui ne fut pas médiocre ; ils sont aujourd’hui si parfaitement oubliés qu’on n’apprendra peut-être pas sans surprise qu’ils étaient féconds, très applaudis et passablement nombreux ; que leurs livres avaient beaucoup d’éditions pour l’époque, beaucoup plus que la plupart des pièces de Shakspeare, et qu’on les traduisait en français alors que le nom même du grand dramaturge était totalement ignoré parmi nous. L’Euphuès de Lyly, par exemple, eut cinq éditions en cinq ans ; Hamlet en eut seulement trois dans le même nombre d’années, Roméo et Juliette seulement deux. Parmi ces romanciers, de même qu’aujourd’hui, les uns s’occupaient principalement de l’analyse des sentimens passionnés et délicats, et les autres surtout d’observations minutieuses de la vie réelle, s’appliquant à montrer suffisamment bien le dehors de leurs personnages pour que le dedans pût être deviné du lecteur. Enfin, déjà à ce moment, il commençait à se former en Angleterre une littérature destinée principalement aux femmes, ce qui est un trait de plus rattachant ces auteurs aux romanciers modernes. Des liens plus étroits qu’on ne pense pourraient donc bien réunir ces vieux écrivains perdus dans l’ombre à ceux dont les livres cent fois réimprimés se trouvent aujourd’hui sur toutes les « liseuses, » et dans toutes les mains.

Nous laisserons de côté les recueils de nouvelles simplement traduites, par les Paynter et les Whetstone, de l’italien ou du français, bien qu’ils aient été familiers à Shakspeare et lui aient fourni plusieurs de ses données ; nous négligerons de même, malgré leur charme, les simples récits populaires, très abondans aussi, les histoires de Robin Hood, de Tom-a-Lincoln, de frère Bacon, histoires, comme dit le titre de l’une d’elles, « très joyeuses et plaisantes, pas mal profitables à lire, aucunement nuisibles et bien faites pour charmer l’ennui des longues soirées d’hiver. » Mais leur trace dans la littérature a été faible. Nous ne voulons nous occuper ici que des ancêtres, de ceux qui méritent une sympathie spéciale par la raison que leurs petits-neveux et leurs petites-nièces vivent parmi nous et nous sont chers. On nous permettra toutefois de remonter d’abord très haut dans le passé, presque au déluge : c’est le procédé de beaucoup de romanciers ; que leur exemple nous serve d’excuse.


I.

On a fait de très savantes recherches sur les origines du drame ; jamais les origines du roman n’ont tenté les archéologues littéraires. Le roman a longtemps passé pour un genre secondaire ; jusqu’à notre époque même les critiques se faisaient scrupule d’en parler. Arrivant à Richardson, dans ses cours sur le XVIIIe siècle, M. Villemain éprouvait encore quelque embarras, et ce n’était pas sans précautions oratoires, et une appréhension particulière ressemblant à de la pudeur, qu’il osait annoncer des leçons sur Clarisse et sur Grandison. Il ne lui fallait pas une moins bonne justification que la nécessité de rechercher la trace d’une influence spéciale venue d’Angleterre, « celle de l’imagination jointe à la morale dans une prose éloquente. » Cet oubli, il est vrai, pourrait s’expliquer par une meilleure raison encore : si l’on peut fixer, dans le cours des siècles, l’époque où le drame a commencé, il n’en est pas de même du roman ; aussi loin qu’on remonte, on trouve ses ramifications ténues, et l’on peut dire, à la lettre, que c’est un genre vieux comme le monde. L’enfance du monde, en effet, comme celle des hommes, n’a-t-elle pas été bercée par des contes et des récits? Les uns étaient franchement merveilleux ; les autres ont été appelés historiques, mais bien souvent, malgré la dignité de leur nom, les « histoires » n’étaient rien que des recueils de traditions, de légendes, de fictions, une manière de romans. Cette haute antiquité eût pu sans doute être invoquée comme excuse supplémentaire devant l’auditoire de M. Villemain et confirmer les raisons tirées de la « morale » et de « l’éloquence » des romans, raisons qui avaient chance de restreindre un peu le sujet.

En Angleterre, autant et même plus que chez aucun peuple moderne, les romanciers peuvent s’enorgueillir d’une longue suite d’aïeux. Ils peuvent, sans abuser des licences permises aux généalogistes, remonter jusqu’au temps où les Anglais n’habitaient pas l’Angleterre, où Londres était peuplé, comme Paris, par des Celtes latinisés, où les ancêtres des puritains sacrifiaient au dieu Thor, et montrer, en un mot, que leur histoire se perd dans la nuit des temps. Ils peuvent rappeler que les Anglo-Saxons, lorsqu’ils vinrent habiter l’île de Bretagne, apportèrent avec eux des chants et des légendes d’où est sorti l’étrange poème de Beowulf; la première épopée, la plus ancienne histoire et le plus vieux roman d’Angleterre. La vérité s’y mêle à la fiction ; à côté des exploits fabuleux du héros destructeur de monstres, il y est question d’une grande bataille mentionnée par Grégoire de Tours où les futurs Français taillèrent en pièces les futurs Anglais, premier acte de la sanglante tragédie continuée, depuis, à Hastings, Crécy, Fontenoy et Waterloo.

Hastings, qui soumit pour un temps toute l’Angleterre aux Français, eut encore pour résultat de transformer complètement la littérature des habitans germaniques de l’île. Les lettres anglo-saxonnes avaient eu un moment d’éclat sous Alfred, puis sous saint Dunstan, mais elles tombaient en décadence. En y cherchant bien, on y pourrait découvrir des accens joyeux, mais d’un caractère étrange, comme il en faut attendre d’un peuple qui associait à l’image du corbeau des idées de joie; dans son ensemble, toutefois, cette littérature était triste ; un nuage de mélancolie l’enveloppait, pareil à ces fins brouillards observés par Pytheas et les plus anciens voyageurs, qui s’élevaient des marécages de l’île et voilaient le contour de ses impénétrables forêts. Mais les conquérans venus de Normandie, de Bretagne, d’Anjou, de toutes les provinces de la France étaient de bonne humeur; ils étaient heureux : tout leur réussissait. Ils apportaient avec eux la gaîté, l’esprit, le soleil du midi, joignant l’entrain du Gascon à la ténacité du Normand. Bruyans et grands parleurs, maîtres du pays, ils éteignent d’abord la littérature déjà mourante des vaincus et mettent la leur à la place. A Dieu ne plaise qu’ils écoutent les lamentations du marin ou du voyageur anglo-saxon ! ils n’ont que faire de ces déplorables complaintes : « Vive le Christ qui aime les Francs! » Jusque dans les lois et la religion du peuple de France, il fallait qu’on vît paraître par momens les marques de son irrépressible entrain : que ne trouvera-t-on pas dans ses fabliaux !

Les nouveau-venus aiment des récits de deux sortes. D’abord ils se délectent dans les histoires chevaleresques, où ils trouvent de prodigieux exploits peu différens des leurs. Quand on avait vu le fils d’une tanneuse de Falaise conquérir un royaume à la suite d’une bataille pendant laquelle le souci de vaincre ne l’avait pas empêché de faire des jeux de mots, on pouvait bien, lorsqu’on écrivait un roman, attribuer des aventures peu ordinaires et un rare sang-froid à Lancelot et au roi Arthur : le bâtard de Normandie avait pris soin d’empêcher qu’on ne taxât facilement leurs exploits d’invraisemblance. De plus, ils adorent les contes, les petits récits tendres ou facétieux, où un mot fera rire et un mot rendra pensif, mais où il n’y aura ni tirade, ni emphase, ni lugubre déclamation, ni rêverie nuageuse, genre littéraire parfaitement inconnu de leurs nouveaux sujets et fort antipathique à leur génie. Rentrant le soir dans leurs grosses tours imprenables, en parfaite sécurité et en belle humeur, ils se font raconter en prose, dès le second siècle après la conquête, des histoires qui nous sont parvenues et qu’on ne lira jamais sans plaisir, celle de Floire et Blanchefleur, ou peut-être même celle de cet Ancassin qui préfère « sa douce amie » au paradis, avec plus de désinvolture encore que s’il s’agissait seulement de la grand’ ville du roi Henri, et où le Tout-Puissant n’intervient pas à la façon du Jehovah de la Bible ; mais bien en « Dieu qui les amans aime. »

De la fusion de ces deux genres de récits, l’épopée roman et le conte, devait naître, dans tous les pays d’Europe, le roman tel que nous le connaissons aujourd’hui. Le premier devait donner au roman son ampleur, sa richesse d’incidens, sa grande allure; le second sa finesse d’observation, son habileté dans l’expression du détail, ses traits de nature, son réalisme : et, si l’on veut bien les examiner, on trouvera, dans la plupart de ces tragi-comédies familières qui sont nos romans d’aujourd’hui, la trace visible de leur double et lointaine origine.

Après s’être tus pendant longtemps, les Anglo-Saxons essayèrent d’imiter dans leur langue cette nouvelle littérature et, de préférence, d’abord les poèmes épiques, moins contraires que les autres récits à leur esprit national. A leur tour, ils chantèrent Arthur ; ils adoptèrent de bonne foi sa gloire, comme si c’était celle d’un ancêtre, et tel d’entre eux, Layamon par exemple, consacra trente-deux mille vers au héros celtique sans s’arrêter le moins du monde à la pensée que les victoires d’Arthur étaient des défaites anglaises. Puis vinrent d’innombrables poèmes sur Charlemagne et Roland, Gauvain et le chevalier Vert, Beuve de Hanstone, Percival, Octavien et la guerre de Troie ; à la longue le vers fit place à la prose, et ce fut un pas de plus dans la direction du roman moderne.

Le plus fameux de ces ouvrages en prose anglaise fut celui de sir Thomas Malory, dont l’apparition marque une grande époque dans l’histoire des lettres chez nos voisins : la fin du moyen âge et le commencement de la renaissance. Ce fut un des premiers livres imprimés en Angleterre. Il y avait peu de temps que Caxton, aussi émerveillé de son art que ses contemporains eux-mêmes, avait fait observer pour la première fois aux lecteurs de ses livres cette grande curiosité « que les plumes et l’encre n’avaient pas servi à en former l’écriture, » lorsque sortit de ses presses de Westminster le recueil de sir Thomas, appelé vulgairement la Mort d’Arthur. Pourquoi cette publication, alors que tant d’ouvrages fameux se disputaient la préférence et les soins de l’imprimeur? Caxton s’en explique très nettement : d’abord, pour lui comme pour Layamon, Arthur est un personnage national, et les Anglais doivent être fiers de lui ; ensuite il est un des neuf héros, ninc worthies, de l’humanité. Ces neuf héros étaient, comme on sait, trois païens, Hector, Alexandre, César; trois juifs, Josué, David et Judas Machabée ; trois chrétiens, Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon. Enfin Caxton trouve que son entreprise est justifiée par les grandes leçons qui se dégagent de l’exemple d’Arthur : « Conformément au manuscrit, écrit-il, j’ai mis en imprimé ces histoires, afin que les gentilshommes puissent voir et apprendre les nobles faits de chevalerie, les actes vertueux et courtois dont certains chevaliers de ce temps étaient coutumiers, par lesquels actes ils acquirent de l’honneur. On verra, en revanche, comment les chevaliers pervers étaient châtiés et honnis. Et je supplie humblement tous les nobles seigneurs et dames et tous autres, quels que soient leurs rang et situation, qui verront et liront ce livre, de graver dans leur mémoire les bonnes et honnêtes actions pour les imiter... Ils y pourront apercevoir de grands exemples de chevalerie, courtoisie, humanité, amitié, valeur, amour, affection, couardise, vengeance, haine, vertu et péché. Imitez le bien et laissez le mal ; vous y gagnerez une bonne réputation. »

Il y a de tout, en effet, dans le livre de Malory, de tout, excepté de ces traits de caractères qui transforment les personnages, de types incertains en individus vivans; excepté de ces analyses des sentimens qui sont aujourd’hui pour nous la vraie raison d’être et forment presque tout l’intérêt des romans. Le livre du vieux chevalier est une vaste compilation dans laquelle ont été fondus et reliés ensemble une multitude de récits sur Arthur, Lancelot, Gauvain, Galahad, Percival et toute la Table-Ronde. Une infinie quantité de petits chapitres, écrits d’un style clair et tranquille, sans autre charme que sa naïveté, retracent les amours et les batailles de ces personnages fameux. Jamais Malory ne fait d’effort pour atteindre le haut style; il n’imagine pas qu’il puisse y avoir d’autre manière d’écrire que de mettre sur le papier et sans préparation ce qui vient à l’esprit. Comme il n’est pas doué d’un tempérament fougueux ni d’une imagination vagabonde, c’est sans la moindre émotion qu’il raconte les événemens les plus considérables de ses histoires, et jusqu’à la disparition de son héros, emmené par les fées dans l’île d’Avalon. Aux âmes sensibles de pleurer ces malheurs s’il leur convient. Pour lui, il va son chemin, contant toujours, contant inexorablement, de sa même voix claire et sans inflexions, aussi éloigné que possible de nous faire des confidences et de nous ouvrir son cœur.

Une seule fois, dans tout le cours de son vaste ouvrage, il lui arrive de donner, sur une question d’importance, son opinion personnelle : c’est au vingt-cinquième chapitre de son dix-huitième livre. Le chapitre est intitulé : « Comment le vrai amour ressemble à l’été, » et Malory oublie sa réserve ordinaire au point d’avouer ce qu’il pense de l’amour : c’est le premier essai d’analyse des sentimens que compte en Angleterre la littérature des romans en prose. Malory veut qu’on aime Dieu d’abord et ensuite sa dame ; et pourvu qu’on aime Dieu d’abord, l’autre amour lui semble non-seulement permis, mais recommandable : c’est une vertu. Aujourd’hui, il est vrai, dit le bon chevalier, qui ne se doute pas que son grief est de tous les temps, les hommes ne savent plus aimer huit jours de suite : « Tel n’était pas l’amour au temps passé ; hommes et femmes pouvaient s’aimer sept ans, » sans qu’aucun désir matériel vint se mêler à leur pure tendresse. « Voilà, ajoute-t-il, oubliant que son Lancelot et son Tristan attendirent beaucoup moins de sept ans, comment on s’aimait du temps du roi Arthur! » On voit que son analyse de l’amour n’est pas très compliquée; il y avait infiniment mieux que cela dans Chaucer, mais Chaucer était un poète et non un romancier.

Personne ne s’aperçut de la froideur des récits de Malory ; il écrivait pour un peuple jeune et enthousiaste; c’était l’époque du renouveau par toute l’Europe, du printemps de la littérature moderne, l’époque de la renaissance. Il n’était pas besoin de dépeindre au naturel les passions et les mouvemens du cœur pour exciter l’émotion du lecteur; il suffisait de lui raconter les événemens; son imagination faisait le reste et brodait indéfiniment, sur le canevas monochrome, des visions de toutes couleurs. Le livre eut tout le succès que Caxton pouvait attendre ; il fut constamment réimprimé pendant le XVIe siècle, et ravit les contemporains de Surrey, d’Elisabeth et de Shakspeare. Le grave Ascham eut beau le condamner; il survécut à la condamnation, comme les fêtes de Robin Hood aux prédications de Latimer. Quand la nation devint plus réfléchie ou plus difficile en matière d’analyse, elle négligea le vieux livre. Après 1634, deux cents ans se passent sans qu’on le réimprime ; dans notre siècle, il a eu un regain de succès, non pas seulement auprès des curieux, mais auprès d’une classe de lecteurs qui ne sont pas plus exigeans que n’étaient les conseillers de Caxton, et qui s’intéressent plus aux faits qu’aux sentimens. Cette classe de lecteurs est celle des enfans ; de notre temps, le livre de Malory a été maintes fois réédité pour eux, et c’est à sir Thomas que beaucoup d’Anglais d’aujourd’hui doivent la première connaissance qu’ils aient eue d’Arthur et de la Table-Ronde.

Le conte en prose fut beaucoup plus difficile à acclimater en Angleterre. Il y faut une langue et un esprit extrêmement vifs et souples, et le seul Anglais qui eût ces qualités, savoir Chaucer, les employa seulement en poésie. Pendant des siècles, il semble être resté chez nos voisins, du fait de la conquête, un certain discrédit sur la langue indigène. Longtemps après qu’il s’est formé une nation anglaise riche en gloires de toute sorte, on trouve chez elle des lettrés hésitant à employer l’idiome national. Ce phénomène est marquant surtout pour la prose, où l’emploi d’une langue étrangère est moins gênant qu’en poésie. Au commencement du XVIe siècle, la prose est moins cultivée en Angleterre que chez nous au XIIIe ; au moment de la renaissance, sir Thomas More, l’Anglais le plus spirituel de son temps, qui maniait admirablement et de plus aimait la langue de son pays, ayant à écrire un roman allégorique, l’Utopie, le compose en latin. Bacon, cent ans plus tard, après s’être illustré par ses essais et ses traités anglais, se sent pris d’inquiétude, retient à sa solde des secrétaires et, de concert avec eux, met en latin toutes ses œuvres pour être plus sûr de leur durée.

Aussi chercherait-on bien vainement, en Angleterre, rien d’analogue à nos contes du XIIIe siècle, si charmans avec leur franc langage, leur allure légère et ces grâces simples où l’on peut trouver comme un avant-goût de la prose de Le Sage et de Voltaire ; rien de comparable, même de loin, aux récits de notre Froissart qui, il est vrai, appliqua à l’histoire son génie de pur romancier; rien, enfin, qui approche du Petit Jehan de Saintré ou des Cent Nouvelles. Pour trouver des contes anglais en prose de cette époque, il faut fouiller les manuscrits pieux où ils figurent à titre d’exemples édifians. La recherche est laborieuse mais non toujours vaine ; plusieurs méritent d’être comptés parmi les plus jolies légendes médiévales. Pour en donner une idée, je citerai comme spécimen l’histoire d’un étudiant de Paris que raconte, au XIVe siècle, d’après Césaire, mais en la perfectionnant beaucoup, le saint ermite Rolle de Hampole. Elle est très brève et peu connue : la voici :

« Un écolier à Paris avait commis beaucoup de péchés et il avait honte de s’en confesser. A la fin, le grand remords qu’il avait dans l’âme triompha de sa honte. Mais, comme il commençait sa confession au prieur de Saint-Victor, si vive fut la contrition de son cœur, si nombreux furent les soupirs dans sa poitrine et les sanglots dans sa gorge, qu’il lui fut impossible de prononcer un mot.

« Alors le prieur lui dit : « Va, et écris tes péchés. »

« Il fit ainsi et revint au prieur et lui donna ce qu’il avait écrit, car il continuait à ne pouvoir se confesser par paroles. Le prieur vit des péchés si grands, qu’avec l’assentiment de l’écolier, il alla chez l’abbé prendre son conseil.

« L’abbé reçut le papier où les péchés étaient écrits et y jeta les yeux. Il n’y trouva aucune écriture et dit au prieur : « Que peut-on lire là où rien n’est écrit? » Le prieur le vit et s’émerveilla grandement et dit : « Sachez que ses péchés étaient écrits là, et je les ai lus : mais je vois maintenant que Dieu a connu son repentir et les lui pardonne tous. » L’abbé et le prieur avertirent l’écolier, et lui, dans une grande joie, remercia Dieu. »

Mais les exemples de ce genre ne présentent pas ces traits de gaîté et d’observation satirique dont les contes français sont remplis et qui sont un élément important du roman. Les uns sont mystiques ; les autres, dans lesquels figure le diable, à qui les saints jouent les meilleurs tours du monde, sont faits pour exciter le gros rire; on est également loin de la vie réelle dans les deux cas. Il est donc difficile, au moment où se termine le moyen âge anglais, d’entrevoir l’époque où quelque chose d’analogue au roman actuel pourra naître ; à la différence de la France, ce moment paraît extrêmement éloigné. Il était proche, pourtant, dans la réalité, et le grand âge de la littérature anglaise, l’époque d’Elisabeth et de Shakspeare, allait fournir, en Angleterre, les premiers spécimens du vrai roman.


II.

Un des effets les plus remarquables de la Renaissance fut le réveil des curiosités assoupies. Le régime médiéval venait de prendre fin ; ses ressorts étaient usés, ses mystérieuses causes d’influence dévoilées, ses épouvantails raillés. Les armures commençaient à paraître incommodes; les tours des châteaux-forts, obscures et trop fermées aux joies de la vie; les raisonnemens scolastiques étaient vieillis; la foi aveugle démodée; un monde finissait et tout ce qui s’affaissait avec lui paraissait, aux yeux de la jeune génération, hors de saison et « ennuyeux comme un conte deux fois raconté. » Entre le moyen âge et l’âge moderne, la rupture fut complète dans certains pays, partielle dans d’autres, et la renaissance eut, par suite, des résultats bien différens chez les divers peuples d’Europe. Mais chez tous le même symptôme caractéristique d’une ardente curiosité fraîchement éveillée se manifeste; il ne s’agit plus de continuer, mais de comparer et de découvrir. Que disaient les anciens Grecs et les vieux Romains? Que pensent nos voisins? Quelles sont leurs formes de style, leurs inventions récrites? L’Angleterre rivalise avec la France dans ses curiosités juvéniles et ses poètes, et ses voyageurs mettent au pillage non-seulement Athènes et Rome, mais Florence, Paris, Venise et toutes les villes lettrées de France, d’Italie et d’Espagne.

Dans les diverses branches des connaissances et de l’activité humaines, cette curiosité pousse les Anglais en avant. Avec une audace digne des vikings scandinaves, après avoir détruit l’Armada, ils vont brûler à Cadix la flotte espagnole, découvrir en Amérique de nouvelles terres et leur donner le nom de « Virginie » en l’honneur de leur reine et tenter l’impossible tâche de découvrir à travers les glaces du pôle le chemin de la Chine. Les beaux cavaliers et les beaux esprits et même la bohème littéraire sans son ni maille, passent la Manche, les Alpes, les Pyrénées, cherchant, eux aussi, des mines d’or à exploiter, recueillant des pensées, écoutant des histoires, notant les récentes découvertes et souvent s’appropriant les vices élégans et les mœurs faciles des peuples du Midi. « Un Anglais italianisé est un diable incarné, » disait un proverbe populaire que ne se lassaient point de répéter les hommes tranquilles demeurés à la maison.

Mais les voyageurs affluaient vers le Midi. Aucune éducation n’était complète sans un séjour sur le continent ; c’était une ardeur de voir et de s’instruire qu’aucun spectacle et aucune science ne pouvaient rassasier ; on apprenait le grec, le latin, l’italien, le français à Oxford et à Cambridge, les seigneurs faisaient parade de leur savoir, à l’exemple d’Henri VIII et de ses enfans ; l’ignorance était démodée comme les vieilles tours sans fenêtres, et le grave Érasme annonçait au monde, en des lettres enthousiastes, que « l’âge d’or » allait renaître dans cette île fortunée. La fermentation des esprits dura plus d’un siècle ; souvent les vies en furent écourtées, mais elles avaient été doublement remplies. De cette curiosité inquiète viennent ces caractères si frappans d’omniscience, d’universalité, cette prodigieuse richesse en images, allusions et idées de toute sorte qu’on retrouve, du petit au grand, chez presque tous les auteurs de ce temps et qui unit d’un lien commun Rabelais et Shakspeare, et Cervantes et Sidney, et le « maître des charmeurs de l’oreille, » Ronsard.

Quand les armures, plus rarement portées, commencèrent à se rouiller dans les grand’salles et que les seigneurs sortant de leurs cuirasses comme des papillons de leurs chrysalides se montrèrent tout chatoyans de soie, des perles aux oreilles, la tête pleine de madrigaux italiens et de comparaisons mythologiques, on vit se former une société nouvelle, s’organiser des sortes de salons, grandir le rôle des femmes. Sans doute, le moyen âge anglais ne leur avait pas été avare de complimens. Mais entre célébrer en vers les blanches dames au long col et écrire des livres exprès pour elles, il y a une grande différence, et c’était là justement une de celles qui se séparaient au moyen âge et jusqu’au milieu du XVIe siècle l’Angleterre des peuples du midi. Aucune dame Oisille n’y avait assemblé autour d’elle, au fond des vertes vallées, des conteurs d’histoires amoureuses ; aucun parc aux fins ombrages n’y avait vu des Fiammetta ou des Philomène oublier, en écoutant des récits multicolores, les dures misères de l’humanité. Le seul groupe de conteurs réunis par la fantaisie d’un artiste avait chevauché en plein soleil sur la grand’route de Cantorbéry ; sous la gouverne d’Harry Bailey, le jovial tavernier de Southwark, dictateur bruyant à la face rougeaude, qui avait réglé le pas des montures et fait taire les narrateurs ennuyeux, très différent en toutes choses de Fiammetta et de dame Oisille.

Sous l’influence de l’Italie, de la France et de la mythologie, l’Angleterre d’Elisabeth change tout cela ; les femmes paraissent au premier plan : un mouvement de curiosité générale entraînait le siècle ; elles s’y associent sans effort. Elles se feront savantes, s’il faut, plutôt que de rester dans la pénombre, et, une fois mises en bonne lumière, elles ne se contenteront plus qu’on leur permette la lecture des livres écrits pour leurs pères, frères, amans ou époux ; il faudra qu’on en écrive spécialement à leur intention en consultant leurs préférences et caprices personnels, et elles ont beau jeu pour commander : l’une d’elles est sur le trône.

Les premiers essais de romans dans le goût moderne furent le résultat de ces exigences. Ne soyons pas surpris cependant si ces ouvrages sont trop enrubannés à notre fantaisie : les toilettes d’alors étaient moins sobres que celles d’aujourd’hui ; de même, la littérature. Or, en toutes choses, Elisabeth, qui était fort de son temps et en partageait jusqu’aux manies, aima et encouragea la parure. Tout ce qui était décor et travestissement avait sa faveur; malgré les affaires, elle resta toute sa vie la plus féminine des femmes ; sur ses habits, dans ses châteaux, chez ses poètes, elle voulut trouver des ornemens et des fleurs à profusion. La savante reine qui lisait Plutarque en grec, ce que ne put jamais faire Shakspeare, et traduisait Boèce en anglais, trouvait, malgré sa philosophie, un plaisir extrême à se faire peindre en des costumes de fantaisie, sa sèche personne enserrée dans un fourreau de soie, couvert d’une gaze légère où couraient des oiseaux. Autour d’elle, c’est un camp du drap d’or perpétuel, et les seigneurs vendent leurs terres pour paraître à la cour suffisamment brodés. L’architecture, comme les costumes, se couvre d’ornemens, et les hommes graves s’en affligent : « Il ne manque pas, écrit Harrison, de belles et bonnes demeures dans plus d’un endroit en cette île, mais elles semblent plutôt faites pour plaire au regard curieux avec leur aspect de papier découpé que pour durer, grâce à une solide structure. »

Le roman, qui reçoit à ce moment une nouvelle vie et renaît avec tous les autres genres littéraires, a, la plupart du temps, beaucoup de traits communs avec cette architecture et ces costumes. Que nous importe, pensait-on, ce qui est pratique, commode ou confortable ? nous ne voulons rien que ce qui est éclatant, inattendu, extraordinaire. A quoi bon mettre par écrit les incidens des vies communes? ne nous sont-ils pas suffisamment connus? leur trivialité ne nous afflige-t-elle pas assez tous les jours? Si l’on nous raconte des vies imaginaires, qu’elles soient du moins dissemblables des nôtres ; qu’elles offrent des incidens imprévus : libre à l’auteur de s’écarter du réel, pourvu qu’il sorte du trivial et de l’ordinaire. Qu’il nous mène à Vérone, à Athènes, en Arcadie, où il voudra, mais le plus loin possible de Fleet street! Et si, par malheur, il met les pieds dans Fleet street, qu’il y parle du moins le langage de l’Arcadie !

Les auteurs trouvaient ces conseils excellens et se gardaient bien de se livrer à la difficile recherche de la simple vérité. Le public qui donnait ces lois, ce public féminin si exigeant qui lisait Plutarque et Platon, qui jugeait du mérite des grands hommes aussi doctement que de la coupe des collerettes, trouva à point nommé le lettré qui devait lui plaire en la personne d’un romancier, le fameux Lyly. A vingt-cinq ans, Lyly composa son Euphuès, ouvrage d’un genre nouveau devant lequel on s’extasia. D’abord, il était écrit spécialement pour les dames, et non-seulement l’auteur ne s’en cachait pas, mais même il le proclamait bien haut. Leur jugement seul l’intéresse, celui des critiques lui est indifférent : « j’aime mieux, disait-il, savoir Euphuès fermé dans le coffret d’une dame qu’ouvert sur la table d’un savant... Vous le lirez seulement, mesdames, aux momens que vous consacrez à jouer avec vos petits chiens ; encore ne vous demanderai-je pas de vous priver de ce plaisir; os chiens peuvent très bien demeurer sur vos genoux, tandis qu’Euphuès sera dans vos mains, et quand vous serez fatiguées de l’un, vous pourrez jouer avec l’autre. »

Il n’y a donc pas à s’y tromper ; avec Lyly commence en Angleterre la littérature de salons, celle dont on parle en visite et dont les produits, qui ont bien changé il est vrai, n’ont pas cessé d’occuper une place favorite sur les petites tables des boudoirs. Aussi il faut voir le mal que se donne Lyly pour faire réussir son innovation et plaire à ses protectrices, et comme il décore ses pensées et enguirlande ses discours, comme il s’inspire savamment des anciens et des étrangers et quelle peine il se donne pour renchérir sur les plus savans et les plus fleuris. Ses soins ne furent pas perdus. Il fut gâté, choyé, caressé par les dames ; elles étendirent à l’auteur, d’un cœur égal, la faveur qu’elles accordaient au livre et à leurs petits chiens. Il fut proclamé roi des lettres par ses admiratrices et devint, du fait, le roi des précieux. Il fit école, et le nom de son héros servit à baptiser toute une littérature ; on appela euphuisme ce genre particulier de mauvais goût.

L’euphuisme lui doit son nom et sa diffusion en Angleterre ; mais non pas, bien qu’on le dise habituellement, sa naissance. Cet étrange langage, ainsi que l’a très bien montré M. Landmann, était d’importation espagnole. Un livre de Guevara, traduit par lord Berners en 1532 et de nouveau par North en 1537, avait acclimaté en Grande-Bretagne ce style extraordinaire. Comme ce n’est pas un produit naturel, mais le simple résultat d’ingénieux artifices, rien n’est plus facile que de le réduire à ses parties essentielles, de le démonter pour ainsi dire. Il consiste dans un usage immodéré, prodigieux, monstrueux, des comparaisons et dans l’emploi de l’allitération, c’est-à-dire de répétitions des mêmes lettres au commencement des mots importans pour mieux marquer le balancement des phrases à effet. Enfin, l’espèce même des comparaisons a quelque chose de particulier : elles sont, pour la plupart, empruntées à une histoire ancienne imaginaire et à une histoire naturelle fantastique, une sorte de mythologie des plantes et des pierres, auxquelles les vertus les plus extraordinaires sont attribuées.

Dans les parties importantes, lorsqu’il entend user du style noble, Lyly ne peut raconter le plus petit incident sans établir des parallèles entre les sentimens de ses personnages et les vertus des crapauds, des serpens, des licornes, des scorpions et de tous les fantastiques animaux des bestiaires du moyen âge. Jamais une seule comparaison érudite ou scientifique ne suffit à Lyly ; il en a toujours dans les mains un long collier qu’il égrène complaisamment : « Le crapaud hideux, dit-il, a une belle pierre dans la tête, l’or fin se trouve dans la terre boueuse, la douce amande dans la coque dure et la vertu dans le cœur de l’homme que ses semblables tiennent souvent pour difforme… Ne voyez-vous pas que dans les vases peints se trouve habituellement caché le plus terrible poison ; dans le gazon le plus vert, le serpent le plus grand ; dans l’eau la plus claire, le crapaud le plus laid ?.. » et quatre ou cinq comparaisons suivent encore. Harcelé d’exemples, criblé de similitudes, la colère aujourd’hui gagne le lecteur aventureux qui se hasarde à lire Euphuès. On voudrait protester, se défendre, dire qu’il en a menti, cet imperturbable naturaliste, que dans les coques les plus dures se trouvent justement les amandes amères, que les vases peints contiennent souvent autre chose que du poison et que, si les crapauds paraissent moins laids en eau trouble, c’est peut-être qu’on ne les voit pas. Mais qu’importe à Lyly ? Il écrit pour un cénacle choisi, et quand on écrit pour un cénacle, les protestations des mécontens, des envieux, hélas ! celles du bon sens aussi, n’ont guère de conséquence. Que le vulgaire s’égosille donc à la porte de Lyly, elle est bien close, il n’entendra rien et il n’a cure de savoir si parmi ce « vulgaire » ne figurerait pas Shakspeare. Il est heureux ; Euphuès, en compagnie des petits chiens, froisse la soie sur les genoux des dames aux grandes collerettes dentelées.

Mais, si important que soit le style, il n’est pas tout dans une œuvre littéraire. Il faut reconnaître que le succès de Ljly, s’il ne fait pas l’éloge du goût de ses contemporaines, est tout à l’honneur de leur moralité et de leur sérieux. Par la forme de ses phrases, Lyly est espagnol ; il surpasse les plus ampoulés et pourrait rendre des points à cet auteur dont parle Louis Racine, qui, découvrant sa maîtresse étendue sous un arbre, s’écriait : « Venez voir le soleil couché à l’ombre ! » Mais, par le fond de son caractère, il est un pur Anglais, il est bien du même pays que Richardson et appartient de cœur à cette race dont Tacite disait qu’elle ne savait pas « rire des vices, » témoignage que plus tard Rousseau rendait sur elle presque dans les mêmes termes. Dès le temps de Lyly et jusqu’à nos jours, le roman anglais est resté non-seulement moral, mais moralisateur ; l’auteur s’y prend de mille façons adroites et engageantes et vous conduit par la main à travers toute sorte de sentiers fleuris ; mais n’importe la manière, c’est constamment au prêche qu’il nous mène, sans le dire. Malheureusement pour Lyly, ce qui faisait autrefois l’attrait d’Euphuês et cachait l’amertume du sermon en fait aujourd’hui le ridicule et même l’odieux, c’est le style. Oublions donc pour un moment ses licornes et ses scorpions ; pris en lui-même, son héros mérite l’attention, parce qu’il est l’ancêtre en ligne directe de Grandison, de lord Orville, de lord Colambre et de tous les lords prêcheurs que valut à l’Angleterre le succès de Richardson.

Euphuès est un jeune Athénien contemporain, non pas de Périclès, mais bien de Lyly, qui vient à Naples, puis en Angleterre, étudier les hommes et les gouvernemens. Grave de la gravité spéciale aux prédicateurs laïques, instruit de toute chose et même de son propre mérite, assuré par sa conscience qu’en faisant part aux hommes de ses lumières il assurera leur salut, il adresse à ses semblables des épîtres morales pour les guider à travers la vie. Omniscient comme les héritiers de sa veine que nous avons entendus depuis, il enseigne au monde la vérité sur le mariage, l’éducation des enfans, les voyages, la religion. Il émet, par avance, sur la noblesse, les idées philosophiques de « milord Edouard ; » il traite de l’amour avec la sagesse de Grandison et de l’éducation des enfans avec l’expérience de Paméla.

Dans la seconde partie de son roman, qui parut en 1580, Lyly donne des sortes de Lettres persanes, mais des Lettres persanes à rebours, Montesquieu se servant de son étranger pour satiriser la France, el Lyly du sien pour louer sa patrie. Euphuès vient en Angleterre avec son camarade Philautus, et, le long de la route, comme il sait tout, il fait la leçon à son ami. Il le met en garde contre le vin, le jeu, la débauche, lui enseigne la géographie et lui signale ce qui vaut la peine d’être vu. Philautus ne lui répond pas qu’il est un pédant, ce qui prouve qu’il a très bon caractère et qu’il est le modèle des compagnons de voyage. Les deux amis sont enchantés du pays ; Philautus s’y marie et Euphuès, que son humeur sauvage empêche d’en faire autant, emporte dans sa patrie le souvenir d’une reine « plus belle que Vénus et plus chaste que Vesta » et d’une contrée « qui n’est pas inférieure au Paradis. »

Au point de vue spécial de l’histoire du roman anglais, Lylv, avec tous ses ridicules, eut encore un mérite dont il faut lui tenir compte. On sort avec lui des histoires épiques et chevaleresques pour approcher du roman de mœurs. Il n’est plus là question d’Arthur et de ses prodigieux compagnons, mais bien d’hommes contemporains, qui ne sont pas, malgré les colifichets oratoires, sans ressemblance avec la réalité. Des conversations sont rapportées où l’on retrouve le ton des gens bien nés de l’époque. Lyly prend soin d’être fort précis quant aux dates ; après avoir annoncé, à la fin de son premier volume, qu’Euphuès allait partir pour l’Angleterre, il avertit au début du deuxième, paru en 1580, que l’embarquement eut lieu le 1er décembre 1579. Pour un peu, il ferait graver le portrait de son héros, comme on devait voir plus tard, en tête d’un livre destiné à faire quelque bruit dans le monde, l’image du « capitaine Lemuel Gulliver, de Redriff. » Sans doute, ses jugemens sur les hommes et sur la vie, ses analyses des sentimens sont bien mal fondus avec le récit et se ressentent de la gaucherie d’un premier essai ; mais il y eut toutefois du mérite à le tenter, et il n’est pas impossible de découvrir de loin en loin sous la croûte pédante quelque passage assez bien tourné, ayant même une sorte d’humour. C’est ainsi qu’il se dégage une assez bonne leçon de l’aventure de Philautus, qui, éperdument épris d’une jeune dame de Londres, va consulter un sorcier pour obtenir un breuvage propre à inspirer l’amour. C’était là une excellente occasion de parler des serpens et des crapauds, et le magicien n’y manque pas. Mais après une très longue énumération des os, des pierres et des foies d’animaux qui font aimer, l’alchimiste, pressé par Philautus, finit par avouer que la meilleure sorcellerie de toutes pour gagner les doux regards d’une femme, c’est d’être beau, spirituel et charmant.

Par ses défauts et par ses qualités, sa sagesse, sa bonne grâce et aussi son mauvais goût, Lyly ne pouvait manquer de plaire. Pendant dix ou douze ans, tout ce qui se piqua d’élégance parla son langage précieux et apprit dans ses livres la mythologie des plantes. Devenu le favori des dames, bien vu à la cour, il composa, toujours à l’intention de ses protectrices, des drames mythologiques ou historiques dont la représentation était confiée à des enfans et avait lieu en présence de la reine. Les esprits sages avaient-beau gronder, il trouva toujours des femmes pour l’applaudir. Vainement Nash se moquait, douze ans après l’apparition d’Euphuès, de l’enthousiasme avec lequel il avait lu ce livre quand il était « un petit singe à Cambridge ; » vainement Shakspeare montrait le cas qu’il faisait de ce style en le prêtant à Falstaff (comme si celui-ci eût été un contemporain), lorsque le digne chevalier veut admonester le prince Henri dans le style des cours. Vieilli dans sa taverne, Falstaff ne se doute pas que ces gentillesses, à la mode du temps qu’il était mince comme son page, sont maintenant la risée de la jeune génération. Assez de gens toutefois, a qui le livre rappelait sans doute le souvenir de leur printemps, partageaient la naïveté de Falstaff et restaient fidèles à Lyly ; si parmi les lettrés on cessa vite de l’imiter, son livre fut longtemps d’une lecture courante et l’on continua jusque sous le règne de Charles Ier à le réimprimer. Quant à la période d’imitation, ce le de la grande gloire de l’euphuisme, elle ne dura guère que dix ou quinze ans, mais elle vit naître des ouvrages qui ne sont pas sans importance pour l’histoire des origines du roman.


III.

Les deux plus illustres élèves de Lyly furent Thomas Lodge et Robert Greene, romanciers et dramaturges comme lui. Doués d’un tempérament moins tranquille et moins sociable que leur modèle, ils eurent une existence accidentée bien caractéristique de leur époque. Lodge était fils d’un riche épicier de Londres qui avait été lord-maire. Né vers 1557, il avait connu Lyly à Oxford, avait étudié le droit ; puis, cédant à ces envies de batailler et de voir le monde qui poussaient au dehors la jeunesse anglaise de son époque, il avait fermé pour un temps ses livres et s’était fait corsaire, visitant les Canaries, le Brésil et la Patagonie. Il rapporta de ses expéditions, en guise de butin, des romans qu’il avait écrits en mer pour se distraire des ennuis de la traversée et de la préoccupation des tempêtes : l’un s’appelait là Marguerite américaine, un autre Rosalynde. Ce dernier tomba entre les mains de Shakspeare et lui plut ; il en tira la donnée de Comme il vous plaira. C’est un récit pastoral ; on y voit les bergers de la forêt des Ardennes roucouler mélodieusement aux pieds de leurs bergères ; celles-ci sont aussi cruelles que jolies, et ceux-là aussi éloquens que malheureux. Tous ont reçu une si bonne éducation, que l’anglais et le français leur sont également familiers ; un berger bien né sait, dans ces romans, demander en français au dieu d’amour que le cœur de sa belle ne soit pas « de glace, bien qu’elle ait de neige le sein. » Tout cela est fort doux assurément, mais Lodge n’oublie pas tout à fait son métier de corsaire et il prend soin, pour ôter aux critiques l’envie de rire, de brandir de temps en temps sa rapière et d’écrire des préfaces à faire dresser les cheveux : « Place pour on soldat et un marin qui vous donne le fruit de ses travaux mis par écrit en plein océan ! » crie-t-il au lecteur au début de sa Rosalynde, et que les envieux fassent silence, sans quoi il les jettera, par-dessus bord « pour engraisser les morues. »

Après on tel avertissement il n’y a sans doute qu’à se taire, et il suffira d’ajouter qu’ayant publié encore des satires et des épîtres imitées d’Horace, des églogues, quelques autres nouvelles ou romans, deux ou trois drames incohérens dans l’un desquels une baleine vient, sans façon, vomir sur la scène le prophète Jonas, Lodge changea encore une fois de carrière, abandonna l’épée pour la lancette, se fit médecin, gagna une fortune et mourut tranquille, comme un riche bourgeois, en 1625.

Avec son ami Robert Greene, nous sommes en pleine bohème, non pas celle que Mürger a racontée et qui meurt à l’hôpital. L’hôpital correspond encore à des idées d’ordre et de règle ; on restait, sous Elisabeth, irrégulier jusqu’à la fin ; les gens de lettres qui n’étaient pas médecins comme Lodge, ou actionnaires d’un théâtre comme Shakspeare, ou subventionnés par la cour comme Jonson, mouraient de faim dans le ruisseau ou d’indigestion chez le voisin, ou d’un coup de poignard à la taverne. C’est là une des particularités de l’époque, elle distingue la bohème d’Elisabeth des autres bohèmes célèbres, celle de Grub street, qu’a connue le docteur Johnson, et celle du quartier Latin, qu’a décrite Mürger. Parmi les malheureux qui essayèrent, du temps d’Elisabeth, de vivre de leur plume, Greene lut un des spécimens les plus originaux de sa classe ; il se fit remarquer autant par ses extravagances de conduite que par son talent très supérieur à celui de ses camarades ; et ceux-ci avaient si bien le sentiment de coudoyer en lui un homme à part, un représentant curieux d’une race faite pour disparaître, qu’ils ont tracé, pour l’instruction de la postérité, son portrait moral et physique. « Il avait reçu de la nature, écrivait Nash, plus de vertus que de vices, et, en outre ; une gaillarde barbe rouge, pointue comme un clocher d’église, qu’il entretenait amoureusement sans la couper, et à laquelle on aurait très bien pu accrocher un médaillon, tant elle était longue et pendante… Quel bon garçon c’était ! » Ce bon garçon pouvait, toujours d’après Nash, écrire en un jour et une nuit un roman comme Ménaphon, qui est sa meilleure œuvre : « Il lui était bien indifférent de gagner de la réputation par ses écrits… Son unique souci était seulement d’avoir toujours dans sa poche de ces amulettes qui permettent de faire apparaître à tout instant, si l’on veut, un bon verre de vin. »

Ancien élève de Cambridge, ayant voyagé en France, en Espagne et en Italie, où il avait appris, disait-il, « toutes les sortes de vilenies qui sont sous le ciel, » il était, avec ses travers et ses vices et sa vénération pour la bouteille, grand adorateur des muses, et cela vaut bien quelque indulgence. Tout ce qu’il composait, il l’écrivait avec une passion exubérante ; romans, drames, chansons et confessions, tout ce qui sortit de sa plume en sortit alertement et sans efforts, et s’en alla par le monde tout couvert de fleurs, tout grisé de vin, tout entouré de musique.

Il ne faut pas demander beaucoup d’ordre à cette tête romanesque ; il n’en met pas plus dans ses romans que dans sa vie. Sans avoir un cœur haineux, il abandonne, après un an de mariage, sa jeune femme et son enfant qui venait de naître. Un sermon qu’il entend dans l’église Saint-André de Norwich le plonge tout à coup dans une de ces stupeurs mornes accompagnées de remords déchirans qui donnent déjà comme le pressentiment des grandes conversions de l’époque puritaine: seulement la sienne ne dura pas. il mourut d’indigestion, le 3 septembre 1592, chez un pauvre cordonnier qui l’avait recueilli par charité. De son lit de mort, il écrivit à sa femme, qu’il n’avait pas revue depuis six ans : « Doll, je t’en prie, par l’amour de notre enfant, pour le repos de mon âme, vois que ce pauvre homme soit payé; car, si lui et sa femme n’étaient pas venus à mon secours, je serais mort dans la rue. »

Greene, romancier, se rattache directement lui-même au cycle euphuistique et il en adopte le style. Il rappelle volontiers, dans le titre de ses romans, le nom d’Euphuès pour leur assurer la bienvenue auprès des élégantes. L’un d’eux, par exemple, s’appelle Euphuès et son avis critique à Philautus, 1587; un autre, Ménaphon, ou l’éveil donné par Camille à Euphuès qui sommeillait dans sa grotte de Silexédra, 1589. Comme Lyly, dont il continue la tradition, il a toujours un but sérieux ; et, lointain précurseur, lui aussi, de Richardson et de miss Edgeworth, il se donne la tâche de répandre dans le monde, à défaut de bons exemples, de sages conseils. Ainsi, sans parler du but que signale malicieusement son ami Nash, il écrit son Mamillia pour mettre les femmes en garde contre les dangers de l’amour; sa Broderie de Pénélope, pour faire connaître les vrais caractères de la perfection féminine. Son Pandosto, ou le Triomphe du temps montre que la vérité, si longtemps qu’elle reste cachée, finit sûrement, à la longue, par paraître au grand jour ; Palamède le forgeron apprend à s’occuper l’esprit d’une manière utile et agréable, etc. Ces intentions morales affirmées dès la première page, dans le titre même du roman, comme on devait le voir plus tard pourClarisse et pour Paméla, n’effrayaient pas du tout le lecteur, bien au contraire, et le lecteur n’était pas toujours un amateur quelconque de fictions, un désœuvré sans importance. Pandosto, ou le Triomphe du temps, autrement dit encore Dorastus et Fawnia, eut treize éditions et plut tellement à Shakspeare qu’il en tira la donnée de son Conte d’hiver, sans du reste prendre la peine de corriger l’histoire et la géographie fantaisiste de Greene, qui place la Bohême au bord de la mer.

Greene est un vrai poète ; aussi se distingue-t-il de Lyly par de lumineuses échappées, mais aussi par la plus profonde insouciance pour les réalités. Ses histoires se passent on ne sait quand, on ne sait où, chez des hommes tels qu’on n’en a jamais rencontré nulle part. Quant au style, il est du plus pur euphuisme, surtout lorsque les personnages sont d’un rang élevé. Son roman de Philomèle, ou le Rossignol de lady Fitzwaters, qui se déroule dans une Italie aussi imaginaire que la Bohême de Pandosto, n’est qu’une suite ininterrompue de comparaisons. « Plus les feuilles du maceron sont vertes, plus sa sève est amère, se dit Philippe, le mari jaloux ; plus la salamandre est loin du feu, plus elle a chaud... » Donc sa femme pourrait bien être d’autant plus perverse qu’elle paraît plus sage, il charge son ami Lutesio de la tenter, par manière d’expérience. « Lutesio, répond la dame à la déclaration du jeune homme, je vois bien que le chêne le plus robuste a de la moelle et des vers et que dans le plus beau frêne les corbeaux vont nicher... »

Ces observations paraissent sans réplique à Lutesio, et le mari partagerait sa conviction s’il ne réfléchissait que « l’onyx est d’autant plus froid au dedans qu’il est plus chaud au dehors. » Il faut recommencer l’épreuve, et l’ami revient à la charge : « Madame, quand on a été mordu par un scorpion, on ne peut être guéri que par un scorpion. »

« Je vois bien maintenant, répond la dame à ce compliment, que la ciguë, où qu’on la plante, est un poison, et que le serpent qui a les écailles les plus brillantes a le venin le plus terrible. » Quoi de plus certain? Mais cela empêche-t-il que l’alcyon couve quand la mer est calme et que le phénix ouvre ses ailes lorsque le soleil luit sur son nid? Voilà ce qu’observe le mari, et, se guidant d’après l’onyx, le maceron, etc., il renvoie sa femme après un semblant de procès.

Qu’en pense le peuple ? Il en pense « que tout ce qui brille n’est pas d’or et que l’agate la plus blanche a des veines noires au dedans. » Pendant ce temps, Philomèle, l’épouse chassée, se retire à Palerme, où ses connaissances en histoire naturelle lui permettent d’observer que plus on marche sur la camomille et plus elle pousse. A peine séparé d’elle, son mari perd sa confiance dans l’onyx et le maceron et part à sa recherche. Il ne connaît pas sa retraite; par bonheur, entre tous les chemins possibles, il choisit précisément celui de Palerme. Il retrouve sa femme, et sa joie est si grande qu’il en étouffe et meurt : juste châtiment de sa confiance dans la botanique de Lyly.

L’histoire de Ménaphon n’est guère plus vraisemblable, mais elle se passe au pays d’Arcadie, ce qui prédispose à l’indulgence pour les écarts de raison ; de plus, elle renferme des touches de vraie poésie et on y trouve un peu moins de camomille, d’onys et de maceron. Tout le monde néanmoins parle, dans ce roman, avec une grâce et une politesse infinies. Le berger Ménaphon, se présentant à la princesse Séphestia et à son enfant jetés à la côte par un naufrage, leur dit : « Étrangers, votre rang m’est inconnu; pardonnez-moi donc si je vous salue en termes moins révérens que votre qualité ne mérite… » Et, tombant éperdûment amoureux de la belle jeune femme, qui se donne pour une nommée Saméla, de l’île de Chypre, il lui décrit avec chaleur et non sans grâce la vie pastorale qu’il voudrait mener avec elle : « Sache-le bien, charmante nymphe, ces plaines que tu vois s’étendre vers le sud sont des pâturages appartenant à Ménaphon ; la quintefeuille, la jacinthe, la primevère, la violette y poussent, et mes troupeaux les épargneront pour que je t’en fasse des guirlandes. Le fait de mes brebis sera la nourriture de ton gentil bambin ; la laine des gros béliers, aussi fine que la toison rapportée par Jason de Colchos, sera tissée en étoffes pour vêtir Saméla. Le sommet des montagnes verra tes promenades matinales et l’ombre des vallées abritera ton repos du soir ; tout ce que possède Ménaphon sera le bien de Saméla, si elle veut vivre avec Ménaphon. »

Le roman se poursuit, semé, comme les récits de Lodge, de chansons à refrains aux mètres variés et harmonieux d’un son charmant. Deux seigneurs, à la fin, Mélicerte et Pleusidippe, épris de la même femme que Ménaphon, se battent en duel ; on les sépare. Le roi du pays intervient, et, ne comprenant rien à ces amours embrouillées, il allait faire couper la tête à tout le monde quand on reconnaît que Mélicerte est le mari, longtemps perdu, de Séphestia ; l’autre duelliste est le petit enfant de la naufragée, lequel, au cours du roman, lui a été volé sur le rivage et a grandi secrètement. On s’embrasse ; et, quant à Ménaphon, dont l’amie se trouve ainsi pourvue d’un mari et d’un fils suffisamment passionnés, il revient à ses anciennes amours, Pesana, qui avait eu la patience de l’attendre, sans vieillir sans doute, car, dans ces romans, on ne vieillit pas. Pleusidippe a pu devenir homme sans que sa mère ait changé de visage ; elle est restée aussi belle qu’à la première page du roman, et, selon l’apparence, elle a toujours vingt ans.

IV.

A voir nos bergers d’aujourd’hui couverts de leurs longs manteaux bruns, suivre silencieusement les grand’routes au milieu d’une étouffante poussière qui semble se dégager de leurs moutons, on a peine à s’expliquer l’engoûment qui a fait prêter de si beaux discours et de si jolies aventures à cette race de muets. Les Grecs, les Romains, les Italiens, les Espagnols, les Français, les Anglais ont différé en une multitude de points, mais tous se sont délectés dans les bergeries. Aucune classe de héros dans l’histoire ni dans la fable n’a débité tant de vers ni de prose que les gardeurs de moutons. Ni Ajax fils de Télamon, ni le sage roi d’Ithaque, ni Merlin, Lancelot ou Charlemagne, ni même l’intarissable Grandison, ne peuvent supporter la moindre comparaison avec Tityre. Il est facile d’en donner quantité de raisons, mais le phénomène n’en demeure pas moins singulier. La meilleure explication est peut-être que le prétexte pastoral est un des plus commodes qui soient pour exposer ce qu’on serait embarrassé de dire autrement. Pour beaucoup l’églogue est comme une toile à essayer leurs couleurs et essuyer leurs pinceaux. Plusieurs ne l’avoueraient pas volontiers, et Pope eût voué une haine mortelle à quiconque eût donné cette explication de ses églogues, mais il vaut mieux pour sa gloire croire, sans approfondir, qu’il eut une aussi bonne raison de les écrire. Pour quelques-uns, la pastorale est une allégorie, où l’on peut, si l’on veut, donner place à Cinthia « reine de la mer, » c’est-à-dire à Elisabeth et à un « berger de l’océan » qui est Walter Raleigh ; elle permet de parler aux rois, de quêter discrètement auprès d’eux et de les remercier.

En Angleterre, au temps de Shakspeare, on raffolait du pays d’Arcadie, principalement parce qu’il n’existait nulle part. On pouvait inventer à son aise, supposer de prodigieuses rencontres et des amours inouïes ; personne n’étant allé en Arcadie, ou eût été mal venu à protester que les choses s’y passaient différemment. Nous jugeons aujourd’hui d’une façon exactement opposée ; il faut qu’on nous parle de faits bien vérifiés et de pays parfaitement connus, de péripéties garanties, certifiées et contrôlables sur-le-champ. C’est pourquoi, bien loin de nous transporter en Arcadie, nos romans se déroulent souvent dans nos cuisines et nos escaliers de service. Ce n’est plus du tout comme au temps de Robert Greene.

Aussi ne s’est-on guère demandé si d’aventure quelqu’une de ces « Arcadies » si chéries de nos pères n’auraient pas contenu leur part de beautés durables et si leur long succès ne s’expliquerait pas autrement que par leurs invraisemblances et leurs fleurs en papier jauni. Il se pourrait pourtant que l’étude fût profitable, car il faut bien songer que les lecteurs de ces romans allaient dans l’après-midi au Globe voir Shakspeare jouer ses propres pièces et que, étant donnée leur passion pour de tels drames, — où, sans parler d’autres mérites, les cuisines sont parfois le lieu de la scène, — il serait surprenant de ne trouver que de pures fadaises dans toute la collection de leurs romans préférés. Que ces présomptions nous justifient, au besoin, d’examiner encore une Arcadie : elle n’est pas du reste du premier venu, d’un bohème à mourir de faim; c’est celle de sir Philippe Sidney, le modèle de la perfection chevaleresque sous Elisabeth. Sa vie n’est pas, en son genre, moins caractéristique du temps que celle du famélique Robert Greene ou de Thomas Lodge le corsaire.

Né en 1554, il passe une partie de son enfance dans ce château de Ludlow où devait se jouer plus tard le Comus de Milton ; il est célèbre, dès le collège, par son élégance et le charme de sa personne. Il est en France pendant l’année terrible 1572, et, caché dans la maison de sir Francis Walsingham, ambassadeur d’Angleterre, échappe à la Saint-Barthélemy. Il parcourt l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, se lie étroitement avec Hubert Languet et revient, en 1575, à vingt et un ans, briller à la cour, où son oncle Leicester, favori de la reine, devait lui rendre toutes choses faciles.

Il assiste, cette année-là, aux fêtes données à Elisabeth à Kenilworth et à Chartley, et ces solennités marquent une grande époque dans son existence. Tandis que la reine écoutait les complimens d’Hercule et de la sibylle, Sidney avait les yeux fixés sur une enfant ; un sentiment dont il ne se rendait pas compte naissait dans son cœur pour Pénélope Devereux, fille du comte d’Essex, qui avait douze ans et qui était belle comme la Béatrice de Dante. Plus tard seulement, lorsque Pénélope devint lady Rich et que la passion de Sidney se trouva sans issue, il comprit ce qu’il avait ressenti et ce qu’il avait perdu ; il chanta Pénélope sous le nom de Stella.

Le reste de sa courte vie fut bien rempli ; il fut ambassadeur à Vienne en 1577 et membre du parlement en 1581 ; il faillit accompagner Drake en Amérique et devint gouverneur de Flesselles aux Pays-Bas. Il mourut à trente-et-un ans, en 1586, d’une blessure reçue à Zutphen, mort prématurée qui acheva de le rendre sympathique et de le faire aimer : toute l’Angleterre le pleura. Aujourd’hui encore, il est difficile de penser à cette existence si bien remplie qui se termine à la veille des grands triomphes de la patrie, de songer à ce vaillant homme qui expire le regard tourné vers l’ennemi sans savoir que, derrière lui, la victoire va se déclarer pour les siens : deux ans après sa mort, l’Armada était détruite ; trois ans plus tard, la Reine des fées avait paru et Juliette, les yeux en pleurs, venait s’accouder sur son balcon.

Ses œuvres sont dignes de sa vie ; il eut le temps, dans ce peu d’années, d’embrasser d’un clair et bienveillant regard, toutes les beautés antiques, modernes ou lointaines, qui firent battre les cœurs de ses contemporains et il est, pour cela, le plus digne peut-être des précurseurs immédiats de Shakspeare. L’éclat des Espagnols l’enchante, et il traduit des fragmens de Montemayor; les fêtes de Kenilworth l’amusent, et il compose une mascarade, la Dame de mai, pour servir à des fêtes semblables ; chrétien sincère, il traduit les Psaumes de David ; cœur tendre et passionné, il rime les sonnets d’Astrophel à Stella; épris de chevalerie et de hauts faits, il écrit, au courant de la plume, son Arcadie; amoureux de belle littérature, il défend l’art des poètes dans un plaidoyer charmant de jeunesse, vibrant d’enthousiasme, qui tient dans la littérature anglaise la place remplie par la Lettre à l’Académie dans la nôtre. Cet ouvrage a une grande importance pour le sujet qui nous occupe, non-seulement parce que Sidney y donne son sentiment sur les ouvrages de fiction en général ; mais parce que voici enfin un spécimen de prose alerte, vive, coulante, sans fleurs excessives ni impedimenta savans, un spécimen de la prose alerte qui convient précisément pour les romans et que personne, sauf Roger Ascham, n’avait pratiquée jusque-là en Angleterre.

Peut-être, écrit-il tout au début de son ouvrage, avec la désinvolture élégante d’un jeune seigneur qui sait bien faire tout ce qu’il fait, trouvera-t-on que je pousse l’apologie à l’excès ; mais cela est excusable : écoutez ce que disait Pietro Pugliano, mon maître d’équitation à la cour de l’empereur. « Il disait que les soldats étaient la partie la plus noble de l’humanité, et les cavaliers les plus nobles des soldats. Il disait qu’ils étaient les maîtres de la guerre et les ornemens de la paix, rapides dans leurs courses autant qu’infatigables, les premiers dans les camps et dans les cours. » Aucune perfection n’était comparable chez un prince à celle d’être bon cavalier; « l’art de bien gouverner n’était auprès que pédanterie. » Là-dessus il ajoutait d’autres éloges appliqués au cheval lui-même, cette bête sans pareille, le seul courtisan utile, étant le seul qui ne sût pas flatter, l’animal le plus beau, le plus fidèle, le plus courageux; tant et si bien que, si je n’avais pas eu déjà quelque teinture de logique, j’aurais fini, sur ses discours, par regretter de n’être pas moi-même un cheval. Mais tout son langage, qui n’était pas fort bref, m’enseigna du moins ceci qu’aucune dorure ne vaut l’amour-propre pour faire paraître éclatant ce en quoi nous sommes intéressés. Et si l’attachement passionné de Pugliano pour son art et ses mauvais argumens ne vous paraissent pas, sur ce point, convaincans, je vous apporte, par mon propre exemple, une preuve moins lointaine, moi qui, je ne sais par quelle malchance, n’étant encore ni bien vieux, ni très inoccupé, me suis vu affubler du titre de poète et me trouve amené à vous dire quelque chose pour la défense de cette vocation que je ne me suis point choisie. »

Mis à l’aise par l’exemple de Pugliano, qui semble avoir eu pour le cheval la même vénération que son compatriote le Vinci, Philippe Sidney entame son plaidoyer et ne se gêne pas pour le faire excessif. La poésie est supérieure à l’histoire, à la philosophie, supérieure à tout. Il lui fait, il est vrai, un domaine immense : tout ce qui est poétique ou même simplement œuvre d’imagination est poésie pour lui : « Il y a beaucoup de poètes excellens qui n’ont jamais versifié, et nous avons maintenant une surabondance de faiseurs de vers qui ne mériteront jamais le nom de poète. » Pour lui, le roman de Théagène et Chariclée est un « poème ; » le Cyrus de Xénophon est un « poème héroïque.» Il eût vu, certainement, à la grande joie de leur auteur, une épopée dans les Martyrs. « La rime ne fait pas plus le poète que la robe ne fait l’avocat. Il plaiderait en armure que ce serait toujours un avocat, jamais un soldat. »

Malgré son goût pour les anciens, dont il approuve fort les unités et le nuntius, il reste, au fond, bien anglais ; il adore les vieux souvenirs de sa patrie et il ne connaît pas mieux Virgile que les chansons populaires fredonnées par le passant, le long des routes. Les ballades de Robin Hood lui sont familières ; la chanson militaire de Douglas, répétée au coin d’une rue par un ménétrier aveugle, le fait tressaillir comme un son de trompette. Mais ses plus étroites sympathies demeurent réservées aux récits poétiques ; il n’imagine rien de plus enchanteur ni de plus puissant : « Ils détournent un enfant de ses jeux et arrachent un vieillard du coin de sa cheminée. » Leur charme a quelque chose de supérieur, de divin ; car, ajoute-t-il, avec une profondeur d’émotion toute moderne, pour les meilleures choses, nous restons enfans, — Enfans jusqu’au moment de dormir dans notre dernier berceau, le cercueil.

Il termine par une conclusion spirituelle et charmante, un souhait aux ennemis endurcis de la poésie : « Voici toute la malédiction qu’il me faut vous envoyer ; je vous la donne au nom de tous les poètes : puissiez-vous, aussi longtemps que vous vivrez, vivre amoureux et ne jamais obtenir aucune faveur, faute de savoir écrire un sonnet, et quand vous mourrez, puisse votre mémoire s’effacer de la terre, faute d’une épitaphe pour la rappeler! »

Ni les épitaphes ne manquèrent à Sidney, car tous les poètes le pleurèrent ; ni sans doute les faveurs féminines qu’un sonnet peut gagner, car il rima les plus passionnés qu’on eût vus en Angleterre avant ceux de Shakspeare. Ils sont, comme l’Apologie, touchans par leur jeunesse et leur sincérité, ils viennent du cœur : « Aimant en vérité et désireux d’expliquer en vers mon amour, — pour qu’elle, elle si chère, pût du moins tirer du plaisir de ma peine... — je cherchais des mots pour peindre la face sombre du désespoir, — Essayant par d’élégantes inventions de plaire à son esprit, — Tournant les feuillets d’autrui, pour voir si de là tomberait, — une fraîche rosée féconde sur mon cerveau desséché. — Mais les mots venaient haletans... — je mordais ma plume insoumise; je me frappais de dépit : — Fou, dit la muse, regarde en ton cœur et écris. »

Malheureusement quand Sidney prit la plume pour composer son Arcadie, ce ne fut plus dans son cœur qu’il regarda ; il donna les rênes à son imagination et, sans se soucier de la postérité sévère à qui le livre n’était pas destiné, il ne voulut rien faire qu’un roman pour les dames, comme Lyly, ou plutôt pour une seule dame, la comtesse de Pembroke sa sœur. Il lui envoyait ses pages à mesure qu’il les avait noircies, à charge par elle de les détruire, ce qu’elle ne fit pas. Sidney ne voyait là qu’un jeu ; il écrivait, dit-il, « pour se décharger la cervelle, » et il donnait libre cours à son goût pour la prose poétique. Son Apologie fut peut-être, par son style, plus utile au développement du roman que l’Arcadie, mais celle-ci toutefois, malgré ses énormes défauts de goût et de composition, y servit aussi, et il n’est pas importance de noter que son influence durait encore au temps de Richardson.

Le roman de Sidney n’est pas, comme on pourrait croire, une énorme bergerie pseudo-grecque, à la manière des églogues de Pope. Les héros sont tous des princes ou des filles de rois. Leurs aventures se déroulent en Arcadie, sans doute, et parmi des bergers savans, mais les grands rôles restent aux seigneurs et les distances sont bien marquées. Si spirituels et bien élevés que soient les gardeurs de moutons, ils ne sont là que pour le décor et l’ornement, pour amuser les princes par leurs chansons et les tirer de l’eau quand ils se noient. Il y a de l’Amadis et du Palmerin dans l’ouvrage de Sidney. Amadis est venu vivre parmi les bergers, mais il reste Amadis, aussi vaillant et aussi prêt que jamais à tirer l’épée. Sidney mêle ainsi, pour mieux plaire à sa lectrice, les deux sortes de raffinemens à la mode, le raffinement pastoral et le raffinement chevaleresque. Les héros, le prince Musidorus et le prince Pyroclès, ce dernier déguisé en femme sous le nom de l’amazone Zelmane, sont épris des princesses Paméla et Philocléa, filles du roi d’Arcadie. Quantité de traverses s’opposent au bonheur des amans. Ils ont à tirer l’épée et à gagner des batailles contre des Ilotes, des lions, des ours, des ennemis venus de Corinthe. Ils se perdent, se retrouvent, se racontent leur histoire. L’amazone masculine surtout fait des prodiges, car elle n’a pas à lutter seulement par le fer, mais encore par le raisonnement. Elle se trouve si jolie sous ce costume de femme que le vieux roi Basilius, jusque-là sage et vertueux, devient éperdument amoureux d’elle, aussi imprudent que Fleur-d’Épine, dans l’Arioste ; tandis que la reine, qui n’est pas dupe de la transformation, sent naître en son cœur une intense passion pour la fausse amazone et une terrible jalousie à l’endroit de sa propre fille, Philocléa.

Il va sans dire que Sidney n’a voulu peindre qu’une seule passion : l’amour ; il la décrit telle qu’on la connaissait et pratiquait alors. La plupart des héros de l’Arcadie parlent comme Surrey, Wyatt, Watson et tous les « amouristes » du siècle, comme Sidney lui-même quand il s’adressait à quelque autre que Stella. La retenue de ces personnages est égale à leur tendresse ; vaillans comme des lions devant l’ennemi, ils tremblent comme la feuille devant leur maîtresse ; ils se nourrissent de sourires et de doux regards. Pyroclès-Zelmane assistant, en sa fausse qualité de femme, au bain de sa maîtresse dans le Ladon, est sur le point de s’évanouir d’admiration.

Pourtant, il ne faudrait pas croire que Sidney ne peignît que des amours fades et que cette âme de feu ne sût rendre, en dehors des sonnets à Stella, que des sentimens quintessenciés. Il a créé un personnage qui donne un intérêt permanent à ce roman trop oublié ; c’est cette reine Gynécia que dévore un amour coupable et qui est la digne contemporaine des héros aux fortes passions du théâtre de Marlowe. Avec elle, et pour la première fois, la puissance dramatique du génie anglais quitte le théâtre et se fait jour dans le roman : elle était destinée à y passer tout entière. Gynécia ne se laisse aveugler par aucun subterfuge ; l’amour l’a envahie ; les règles du monde, les lois du sang, les préceptes de la vertu qu’elle a observés toute sa vie se sont obscurcis ; elle ne voit plus rien que ce qu’elle aime et elle est prête, comme la Phèdre antique, à tout fouler aux pieds, tout oublier, foyer domestique, enfant, époux : et il est fort intéressant de voir, dès l’époque de Shakspeare, ce caractère purement dramatique se développer dans un roman.

« O vertu ! s’écrie-t-elle en son tourment, où te retrouverai-je ? Quel monstrueux fantôme t’a éclipsée à mes regards ? Serait-ce vrai que tu ne fus jamais qu’un vain nom et n’eus jamais d’existence réelle, toi qui abandonnes ainsi ta servante jurée, lorsqu’elle a le plus besoin de ta présence chérie ? Douloureuse imperfection de notre raison qui peut seulement prévoir ce qu’elle ne peut prévenir ! Hélas ! hélas ! si j’avais seulement une espérance dans toutes mes peines, une excuse pour tous mes crimes ! Mais, malheureuse, mon tourment est sans remède et mes fautes sont pires encore que ma fortune. C’est donc pour cette catastrophe que mon mari a pris l’étrange résolution de vivre dans la solitude et que les vents ont poussé vers mon pays cet hôte inattendu ! Les destinées ont ménagé ma vie jusque-là, pour que je devienne, infortunée, mon propre tourment et la honte de l’humanité !

« Pourtant, si mes désirs, si injustes qu’ils soient, étaient satisfaits, quand même j’en devrais souffrir mille morts et mille fois mille hontes, je ne descendrais pas dans mon sépulcre sans y emporter un souvenir de bonheur. Mais, hélas! si sûre que je sois que Zelmane pourrait répondre à mon amour, je ne puis douter que ce déguisement ne cache quelque projet longtemps préparé. Où donc trouverais-tu, misérable Gynécia, quelque cause d’espoir? Non, non; c’est Philocléa qu’il aime, et je ne l’ai conçue que pour me supplanter. Ah ! s’il en est ainsi, ingrate Philocléa, je t’arracherai de mes propres mains la vie que je t’ai donnée plutôt que laisser au fruit de mes entrailles la joie de me ravir ce qui fait ma passion ! »

On voit si c’est avec raison que l’Arcadie est généralement classée dans la catégorie des bergeries enrubannées, où le lecteur en est réduit à regretter l’absence d’un « petit loup, » et si Gynécia, malgré l’oubli qui s’est fait autour d’elle, ne mérite pas une place à côté des héroïnes farouches de Marlowe et de Webster plutôt que dans la galerie des personnages à la Watteau. Sidney, qui ne veut peindre d’autre passion que l’amour, a aussi le mérite, unique à ce moment parmi les prosateurs, de varier son sujet en distinguant les nuances et de présenter dans son roman diverses sortes d’amour. C’est un talent que d’Urfé devait montrer chez nous, aussi dans une pastorale chevaleresque, mais que Sidney eut avant lui. Ainsi, à côté de la passion de Gynécia, il s’est attaché à peindre l’amour d’un homme d’âge chez Basilius, l’amour du jeune homme chez Pyroclès, l’amour de la jeune fille chez Paméla. Cette dernière étude l’amena à tracer une scène qui devait être reprise par un des grands romanciers du XVIIIe siècle. Richardson emprunta à Sidney, avec le nom de Paméla, l’idée de l’aventure qui la montre prisonnière de ses ennemis, implorant le ciel pour que sa vertu soit préservée. La méchante Cécropia, qui la tient enfermée, rit de bon cœur de ses invocations : « Croire, dit-elle, que Dieu s’occupe tant de nous, c’est comme si les mouches se figuraient que l’unique occupation des hommes est de savoir laquelle d’entre elles bourdonne le mieux ou vole le plus agilement ! » Paméla répond par des discours qui ne le cèdent en rien, ni pour la longueur ni pour la dignité, à ceux de sa future sœur, et qui sont suivis. comme chez Richardson, d’une délivrance inattendue.

On ne retrouve pas malheureusement, dans l’Arcadie, le style charmant de la Défense de la poésie. Sidney a voulu rester fidèle à ses théories et il a cru possible d’écrire un poème en prose. Çà et là, quelque discours enflammé comme celui de Gynécia, quelque repartie vive, quelques observations d’un charme exquis, sont des beautés durables, toujours à leur place dans toutes les sortes d’écrits. Ainsi, on retrouve le Sidney railleur de l’Apologie dans la description d’un épagneul sortant de la rivière, qui secoue l’eau de ses poils « comme les puissans savent faire pour se débarrasser de leurs amis; » le Sidney poète et amoureux, dans sa description de Philocléa entrant dans l’eau avec un frisson, « pareil au scintillement d’une étoile, » ou dans ce mot à propos des cheveux blonds d’une de ses héroïnes : « ses cheveux, je voudrais pouvoir dire : ses rayons ! » Il a aussi un jeune berger jouant de la flûte d’aussi bon cœur « que s’il ne devait jamais vieillir. »

Mais, à côté de ces fleurs gracieuses, combien d’autres sont fanées ! que de concessions au goût contemporain pour le colifichet et la parure à outrance ! Il oublie les règles du beau éternel et, avec cette excuse qu’il ne sera jamais imprimé, il ne cherche qu’à plaire à son unique lectrice. Or, pour charmer la comtesse sa sœur, comme pour la plupart des femmes du temps, il fallait mettre ses phrases en grande toilette, passer des collerettes à ses périodes et les faire marcher d’après les règles des maîtres de danse. Lorsque, malgré le vœu de Sidney, son livre fut imprimé après sa mort, on s’extasia sur ses phrases si ingénieusement costumées. Lyly pouvait frémir d’envie, sans avoir pourtant droit de se plaindre, car Sidney ne l’imitait pas. Son style est tout aussi factice et, partant, les règles en sont aussi aisées à découvrir que lorsqu’il s’agissait du premier euphuiste, mais elles sont différentes. Elles consistent d’abord dans la répétition antithétique et cadencée des mêmes mots dans les phrases à effet, ensuite dans l’attribution persistante de la vie et du sentiment aux objets inanimés. Un seul exemple de ce style, que Sydney n’emploie heureusement que dans les grandes occasions, permettra de le juger et montrera combien il était difficile au temps de Shakspeare, même aux plus instruits et aux plus sages, de rester dans les limites du bon goût et de la raison.

Sidney décrit ainsi des épaves flottant sur l’eau à la suite d’une bataille en mer : « Au milieu de tous (ces coffres et débris précieux] flottaient une quantité de cadavres, qui montraient non-seulement la violence des élémens, mais encore que la principale violence venait de l’inhumanité humaine. Car ces corps étaient couverts d’horribles blessures et leur sang avait, pour ainsi dire, rempli les rides du visage de la mer, et il semblait que celle-ci ne voulût pas le laver, afin que ce sang témoignât qu’elle n’est pas toujours en faute lorsque nous condamnons sa cruauté. » Il y a bien, dans notre littérature, un poignard célèbre pour avoir « rougi, le traître ! » mais, pour continuer l’image, ne doit-il point pâlir à la pensée de cette mer qui ne veut pas se laver?

Ces idées extraordinaires ne nuisirent pas, bien au contraire, au succès de l’Arcadie; elle fut sans cesse réimprimée au XVIIe siècle, et jusqu’au temps où le pratique Defoe opéra sa grande réforme, la langue du roman demeura encombrée d’images, de rapprochemens, d’épithètes et de traits inattendus. En France, l’ouvrage de Sidney reçut un hommage bien extraordinaire pour l’époque : il fut traduit. Baudoin, qui l’avait mis dans notre langue, le publia à Paris en 1624, en le faisant précéder de cette remarque flatteuse : « Le seul désir que j’ay eu d’entendre un si rare livre m’a fait passer en Angleterre, où j’ay demeuré deux ans pour en avoir l’intelligence. » Aucun Baudoin n’accorda le même honneur à Shakspeare, et un siècle devait s’écouler avant seulement que son nom figurât dans un livre imprimé en France.


V.

« Nous avons assez d’histoires tragiques qui ne font que nous attrister. Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique et qui puisse apporter de la délectation aux esprits les plus ennuyés.» Ainsi parle Charles Sorel au début de son roman de Francion. La « délectation » qu’avait recherchée le noble Sidney était d’un ordre tout différent. Il y avait sans doute dans l’Arcadie une partie comique, mais elle était faible. Pour Sidney, le comique est un genre bas ; c’est à peine s’il hasarde quelques railleries, un portrait de paysan poltron ou de mari trompé. Son meilleur essai en ce genre est un personnage de sa mascarade de la Dame de mai, le pédant Rombus, qui fait des citations toujours à faux et, comme l’écolier de Rabelais, qui appartenait à « l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce, » a soin de n’employer que des mots à racine latine. Pour dire qu’il a été roué de coups par des bergers, ri déclare que « la pulchritude de ses vertus ne Tapas protégé contre les mains contaminantes de ces plébéiens ; car venant, solummodo, pour mettre fin à leur sanguinolente querelle, ils n’ont pas eu pour lui plus de révérence que s’il avait été quelque pecorius asinus. » Mais c’est là un comique bien facile et, même à cette époque, peu nouveau; Sidney n’eut jamais l’envie d’aller pFus avant dans l’étude des ridicules: des hommes ordinaires.

L’essai fut tenté par son contemporain Thomas Nash, dont le roman, la Vie de Jack Wilton, tombé dans un injuste oubli, est un des plus curieux spécimens du genre appelé picaresque. Ce genre fut, comme le genre pastoral, importé de l’étranger en; Angleterre ; il brillait, au XVIe siècle, d’un vif éclat en Espagne. Les guerres incessantes de ce vaste empire, sur les frontières duquel le soleil ne se couchait pas, avaient favorisé la multiplication des aventuriers, aujourd’hui grands seigneurs, demain mendians: beaucoup étaient dignes de haine: un plus grand nombre, de ridicule. C’est le beau temps du coquin, du fripon, du picaro, des déclassés divers que l’aventure a laissés pauvres et non calmés, qui fondent, « pour vivre sur le commun, de mendicité et de friponneries, la grande association de la gueuserie et de la fainéantise[1]. » Toute une littérature fut consacrée à décrire les fortunes de ces singulières gens ; l’Espagne lui a donné son nom de « picaresque » et l’a répandue dans le monde, mais ne l’a pas inventée de toutes pièces. Le coquin, faiseur de tours pendables, avait déjà rempli et égayé bien des récits en plusieurs langues. C’est quelque chose comme un picaro que maître Renard dans le roman médiéval dont il est le héros; c’en est un autre que Til Ulespiegle, dont les aventures, contées en allemand, fournirent, en 1519, le sujet d’un livre très populaire. Panurge même pourrait, au besoin, se ranger dans cette grande famille. Seulement, avec maître Renard, nous vivons dans le monde des animaux et le roman est allégorique; avec Til Ulespiegle, nous ne trouvons aucune vérité, aucune vraisemblance, mais seulement la farce pour la farce, et combien elle est grossière ! Avec Panurge, nous sommes distraits du picaro par toutes les digressions philosophiques ou fantastiques d’une ample fiction dont il n’est pas le principal héros. Mais, chez les Espagnols, avec Lazarille de Tormes. Guzman d’Alfarache et tous les autres, le picaro prend dans la littérature une place qui est bien à lui. Sans foi ni conscience, sinon sans gaîté, jouet de la fortune, tour à tour valet, seigneur, mendiant, courtisan, voleur, il nous conduit à sa suite dans tous les milieux, et, du bouge au palais, passant devant, ouvre les portes et présente les personnages. Aucune donnée plus souple ni plus simple, aucune qui se prête mieux à l’étude des mœurs, des abus et des travers sociaux. Le seul défaut est que, pour s’abandonner avec le bon vouloir nécessaire aux caprices du sort et pouvoir pénétrer partout, le héros a forcément peu de conscience, partant peu de cœur: d’où la sécheresse de la plupart des romans picaresques et le faible rôle, tout épisodique, réservé dans ces œuvres au sentiment.

Le succès de ces romans espagnols fut immédiat et très durable dans toute l’Europe. Lazarille et Guzman eurent plusieurs traductions françaises et furent très appréciés. « Comment! monsieur, dit le seigneur bourguignon du Francion, est-ce ainsi que vous me privez cruellement du récit de vos plus plaisantes aventures ? Ignorez-vous que ces actions basses sont infiniment agréables et que nous prenons rnême du contentement à ouïr celles des gueux et des faquins, comme de Guzman d’Alfarache et de Lazarille de Tormes? » Le Sage, qui fut un des traducteurs de Guzman, rajeunit et doubla la popularité du genre en publiant son Gil Blas. En Allemagne, Grimmelshausen écrivit, d’après le même procédé, son Simplicissimus. En Angleterre, où le sort du roman picaresque a été examiné de moins près, Lazarille eut, en moyenne, une édition tous les dix ans pendant deux siècles, et des romans originaux de cette sorte furent publiés au XVIe siècle par Nash; au XVIIe , par Richard Head; au XVIIIe, par Defoe et par Smollett. L’initiative de Nash fut d’autant plus importante et méritoire qu’avant lui l’élément comique manquait à peu près totalement en Angleterre au roman en prose ; les contes à la française n’avaient pas trouvé d’imitateurs ; les auteurs d’Arcadies s’étaient préoccupés surtout de peindre les sentimens nobles, et le don d’observation que possédait la race anglaise courait risque de ne pas s’exercer de longtemps ailleurs qu’au théâtre ou dans les contes en vers ou les essais moraux.

Nash faisait partie de ce groupe de jeunes gens pleins de verve, d’entrain et d’imagination qui illustrèrent la première moitié du règne d’Elisabeth’, se figurèrent pouvoir vivre de leur plume et moururent tous vite et misérablement. Il avait environ trente-cinq ans à sa mort ; Marlowe en avait vingt-neuf; Peele, trente ; Greene, trente-deux. Nash écrivit sur toute sorte de sujets, « aussi vite, disait-il, que sa main pouvait trotter; » il publia des pamphlets sans nombre, soutint une rude guerre contre Gabriel Harvey, se lança joyeusement dans la controverse de Martin Marprelate, composa une dissertation de philosophie sociale, l’Anatomie de l’absurdité; une sorte d’autobiographie, la Supplication au diable de Pierre Sans-le-sou; une mascarade, le Testament et les Dernières Volontés de l’été; un Écrit pour le carême, suivi d’un Éloge du hareng-saur ; un roman, le Voyageur malheureux, ou la Vie de Jack Wilton, qui, fort injustement, est demeuré jusqu’ici son ouvrage le moins connu.

Nash a, comme Sidney, entre autres mérites, un amour passionné pour les lettres anglaises. Esprit lucide, satirique, gai, ennemi des excès et des fanfaronnades, il se rend très bien compte que Marlowe et ses émules passent la mesure, eux qu’on voit, dans leurs hyperboles téméraires, « prendre Borée par la barbe et le taureau du zodiaque par les fanons ; » mais il sait discerner la vraie poésie et il l’adore ; il est indulgent pour les poètes, qui ont « purifié la langue de sa barbarie et ont obligé le vulgaire même, le vulgaire de Londres,.. D’aspirer à une pureté de langage plus grande que celle du commun peuple d’aucune nation sous le soleil. » Il ne doute pas, lui, que l’anglais soit susceptible de devenir une langue classique. « S’il reste quelque part, dit-il ailleurs, au plus profond des poitrines humaines, une dernière étincelle des perfections qu’Adam connut dans le paradis, certainement c’est dans les poitrines des poètes que Dieu a placé cette étincelle, image la plus pure qui soit de lui. » A la différence du chancelier Bacon et de quelques graves dignitaires de la littérature, il a foi dans ce groupe d’artistes, au premier rang desquels il plaçait Shakspeare et Spenser, le « divin Spenser, » qui peut supporter la comparaison avec n’importe quel auteur de France, d’Italie ou d’Espagne ; « encore n’est-il pas la seule hirondelle de notre été. »

Son roman, rédigé en forme de mémoires, selon la règle usuelle des picaresques, est dédié au comte de Southampton, sous le patronage duquel Shakspeare avait déjà placé sa Vénus. Il a le défaut de tous les romans du temps, aussi bien en Angleterre qu’ailleurs : il est incohérent et mal composé. Mais il présente des fragmens excellens, deux ou trois bons portraits de gens bien observés et quelques scènes, comme les aventures de Gynécia, habilement construites, qui permettent de prévoir qu’un jour la puissance dramatique du génie anglais, exténuée sans doute par une trop longue carrière sur le théâtre, pourra, au lieu de s’éteindre, revivre dans le roman. La fiction de Nash, d’après le procédé employé déjà par More dans son Utopie, et depuis, avec l’éclat qu’on sait, par Walter Scott, est mêlée de personnages historiques. Le page Jack Wilton, héros de l’histoire, un peu supérieur par son rang au picaro ordinaire, ayant, comme Gil Blas, peu d’argent en poche et quelques bribes de latin en tête, assiste d’abord, avec la cour royale d’Angleterre, au siège de Tournay, sous Henri VIII. « Le crédit que j’avais à cette cour, quantité de mes créanciers que j’ai plantés là sans les payer en peuvent témoigner. » Il vit des ressources de son esprit, jouant aux honnêtes gens bornés des tours fouettables quand ils ne sont pas pendables. Sa plus notable victime est le fournisseur de boissons du camp, ventru, couard, fier de sa prétendue noblesse, un Falstaff vieilli dont l’esprit se serait émoussé, et qui, ayant fini par épouser mistress Quickly, serait devenu lui-même aubergiste en sa société : il buvait à crédit jadis ; c’est lui qu’on berne aujourd’hui. Ainsi finissent, avec tous les Falstaff, tous les Scapins. « Ce grand seigneur, ce digne seigneur, raconte le méchant page, n’était point humilié (Dieu me pardonne!) d’avoir ses vastes culottes de velours toute vergetées du délicieux cidre qu’il vendait. C’était pourtant un vieux serviteur de l’état, un cavalier d’ancienne race, — Comme en témoignaient les armes de ses ancêtres, gentiment dessinées à la craie au revers de la porte de sa tente. »

La scène entre le gros hôtelier rouge, béant, l’œil humide, et le mince page tout frétillant, qui se délecte dans ses ruses et enguirlande sa victime de complimens railleurs est extrêmement bien retracée : « Parbleu ! vous êtes l’ami de tous, il n’y a pas de visiteur (pourvu qu’il soit soldat et bon garçon) à qui vous ne consentiez à servir de vis-à-vis et à tenir compagnie, et vous êtes tout aussi content de vous entendre dire, en termes familiers : — Mon hôte, à la vôtre ! — que si l’on vous saluait par tous les titres de votre baronnie. Ces considérations, dis-je, que le monde laisse s’écouler inaperçues dans le canal de l’indifférence, ont excité en moi un zèle ardent pour votre bien, et m’ont poussé à vous avertir de certains dangers qui vous menacent, vous et vos barils.

« Au mot de danger, il tressauta et frappa si fort sur la table, que son garçon de comptoir l’entendant, cria : « Voilà ! voilà ! on y va, on y va! » et, entrant avec un salut, demanda ce qu’il lui fallait. Mon hôte aurait voulu le battre pour l’interrompre au cours d’un récit dont la conclusion l’intéressait si fort; mais, crainte de me déplaire, il contint sa rage ; et se contentant de lui commander une nouvelle pinte de cidre, l’envoya au diable, avec ordre de veiller au comptoir et de ne revenir que s’il était appelé.

« Enfin, sur ses instantes demandes, après m’être de nouveau humecté les lèvres pour mieux faire glisser mon mensonge jusqu’à la fin de sa course, je repris... » Et le bon apôtre s’arrête encore; c’est pour lui le meilleur moment, il ne voudrait pas que le jeu finît trop vite ; le cidre et ses propres paroles l’ont ému ; il est un peu gris, l’hôte aussi; ils pleurent tous les deux. Le tavernier est prêt à tout croire, et à ce moment, qui est le bon, le page se décide enfin à lui apprendre que, dans une assemblée où il était, il a entendu accuser le marchand de boissons de connivence avec l’ennemi : il renseigne les assiégés au moyen de lettres cachées dans ses barils vides ; il est soupçonné de haute trahison ! Comment dissiper ces bruits dangereux? Il n’y a qu’un moyen, devenir populaire dans l’armée, très populaire, se faire aimer de tous, et pour cela distribuer le cidre libéralement et supprimer dans sa boutique l’usage de payer.

L’aubergiste suit le conseil, mais bientôt la ruse est découverte; le page est fouetté d’importance, ce qui ne diminue en rien son entrain de franc picaro : « Permettez que je m’arrête un peu pour triompher et ruminer, l’espace d’une ligne ou deux, sur l’excellence de mon esprit! » Shakspeare, deux ans plus tard, fondait ces deux personnages en un ; il faisait entrer dans la tête du gros homme l’esprit du page et le mélange, vivifié par son génie, formait l’incomparable client de la Taverne du sanglier.

Après diverses aventures, Wilton revient à Londres et se pavane sous de beaux habits dont il décrit l’originalité avec une amusante prestesse de langage : «J’avais au chapeau une plume, longue comme une flamme de grand mât,.. mon manteau noir, à capuchon, me couvrait le dos comme une oreille d’éléphant, etc. » Le sens du pittoresque, l’observation curieuse de l’effet d’une pose, d’un pli de vêtement, étaient, avant Nash, totalement inconnus aux romanciers anglais, et il faut venir jusqu’au XVIIIe siècle, jusqu’à Fielding ou Sterne pour voir dépasser, en cela, l’auteur de Jack Wilton.

Bientôt le page reprend le cours de ses aventures et voyage de nouveau sur le continent. Il visite Venise, Florence, Rome, s’abstenant, avec un soin dont il faut lui savoir gré, des banales descriptions. A quoi bon décrire les monumens de Rome ? dit-il ; tout le monde les connaît, « quiconque a seulement bu une bouteille avec un voyageur par le d’eux. » Sir Thomas More, méditant son Utopie, Jean de Leyde, traîné à l’échafaud, le comte de Surrey, joutant pour la belle Géraldine, François 1er vainqueur à Marignan, Erasme, l’Arétin « un des plus spirituels coquins que Dieu ait jamais fabriqués, » et d’autres personnages de la renaissance figurent dans le récit. Fidèle à la donnée picaresque, Nash nous conduit dans tous les milieux, du bouge au palais, du repaire des brigands à la cour du pape, et ne fait pas son héros meilleur qu’il ne convient : à Marignan, Wilton s’occupe surtout de discerner vite qui va être le plus fort pour embrasser avec enthousiasme son parti. A Venise, il enlève une Italienne, abandonne son maître, le comte de Surrey, et se fait passer pour celui-ci. C’est pourquoi l’honnête Nash, aussi mécontent que nous des mauvaises actions de son héros, intervient-il quelquefois, non sans désavantage pour sa donnée et pour l’effet esthétique, et fait-il connaître, malgré l’invraisemblance de prêter à Wilton de semblables remarques, son opinion à lui sur les hommes et sur les incidens du roman. C’est un effet, blâmable sans doute au point de vue de l’art, de la fougue de son tempérament; on lui sera indulgent si l’on se rappelle qu’aucun auteur du temps ne fut jamais tout à fait maître de lui et de sa donnée. Shakspeare, même, ne résiste jamais à des tentations pareilles, et, quand une image poétique lui vient à l’esprit, peu lui importe quel personnage est en scène, il en fait un rêveur, un poète, et lui prête l’exquis langage de sa propre passion. Qu’on se rappelle comment les brigands loués pour assassiner les enfans d’Edouard décrivent la scène du meurtre : Ils ont vu « les deux enfans... S’étreindre mutuellement de leurs bras d’albâtre innocens. Leurs lèvres étaient quatre roses sur la même tige qui, dans l’éclat de leur pleine beauté, se baisaient l’une l’autre. »

Nash, de même, intervient souvent de sa personne et coupe la parole à son page; mais ses jugemens fermes, caractéristiques, brefs sont très curieux pour l’histoire des mœurs et des lettres. Par exemple, lorsqu’il décrit la guerre des anabaptistes et l’exécution de Jean de Leyde, il résume ainsi en une phrase brusque l’opinion courante de son temps sur la secte déjà redoutable des puritains : « Voyez-vous ce que c’est que d’être des anabaptistes, des puritains, des coquins ; vous pouvez passer quelque temps pour des bouchers illuminés; votre fin sera toujours : Bonnes gens, priez pour moi! » A Wittenberg, Wilton voit jouer Acolastus, vieille pièce qui fut aussi populaire en Angleterre que sur le continent, et le jugement rigoureux de Nash sur les acteurs montre que l’on savait discerner à Londres entre les bons comédiens et les vulgaires histrions. Nash partageait l’opinion de Shakspeare sur les acteurs qui « surhérodaient Hérode » et il eût été de l’avis de Molière sur le jeu de l’hôtel de Bourgogne. « L’un des comédiens, dit-il, semblait travailler de ses jambes à la fabrication d’une aire en terre battue ; on eût cru qu’il voulait perdre de réputation le charpentier du théâtre tant il tapait fort sur les planches. Un autre remuait les bras comme on secoue une gaule dans un poirier, et nous avions une peur affreuse qu’il ne jetât bas les chandelles suspendues au-dessus de sa tête, nous laissant tous dans les ténèbres. » Ce jugement sévère peut nous rassurer sur la manière dont étaient interprétés à ce moment les grands drames anglais. Or, ils méritaient qu’on y prît quelque peine, car, à Londres, c’était le temps de Roméo et Juliette, du Songe d’une nuit d’été, de Richard III.

Enfin, Nash n’a pas seulement le mérite de savoir observer les ridicules de la nature humaine et de tracer, en pleine lumière, des portraits pittoresques, tantôt dignes de Téniers et tantôt de Callot; il a, chose bien rare, surtout chez un picaresque, la faculté d’être ému. Il semble avoir prévu l’immense champ d’études qui devait s’ouvrir plus tard au romancier. Ancêtre lointain de Fielding, comme Lyly et Sidney nous apparaissent en ancêtres lointains de Richardson, il comprend qu’un tableau de la vie active reproduisant uniquement, à la mode espagnole, des scènes de comédie, est incomplet et sort de la vérité. Les plus railleurs, les plus superbes, les plus aventureux ont leurs jours d’angoisses; aucun front n’est resté à jamais uni, du sortir du berceau à l’entrée dans la tombe, et nul n’a pu vivre en spectateur impassible sans qu’un jour son cœur battît plus vite et que sa tête s’inclinât sous la douleur. Nash a entrevu cela, et c’est pourquoi il a mêlé des scènes sombres à ses peintures de comédie. Il tombe, il est vrai, dans le mélodrame et conduit son Wilton a une sorte de Tour de Nesles où la comtesse Juliana, maîtresse du pape, se livre à des excès auprès desquels ceux de Marguerite de Bourgogne ne sont que des enfantillages. Mais, souvent, son éloquence et son émotion sont communicatives : il frissonne lui-même, l’horreur le pénètre et nous gagne ; les facéties du picaro sont bien loin de notre esprit ; le drame devient aussi terrible et aussi émouvant que chez les plus passionnés des romantiques de notre siècle à leurs meilleurs momens.

Peu de récits de notre temps sont mieux combinés pour donner le sens de l’horrible que l’histoire de la vendetta de Cutwolfe, racontée par lui-même, au moment d’être roué. Après de longues recherches, Cutwolfe a fini par trouver son ennemi, Esdras de Grenade, seul, désarmé, en chemise, loin de tout secours. Le malheureux supplie Cutwolfe, dont il avait tué le frère, de le mettre hors d’état de nuire, de le mutiler, mais de lui laisser la vie. Son ennemi répond : « Quand bien même je saurais que Dieu ne me pardonnera jamais si je ne te pardonne, je n’aurais aucune pitié de toi... Je te le jure, jamais je ne me serais donné, pour gagner le ciel, le mal que j’ai pris à te poursuivre pour assurer ma vengeance. Oh la vengeance ! divine joie, dont on ne saurait, pas plus que pour les autres joies du ciel, se lasser ni se fatiguer jamais ! Regarde comme mes pieds se sont ensanglantés à te suivre de pays en pays! j’ai le gosier déchiré à force de t’avoir maudit ; mes dents se sont usées et réduites en poudre à grincer de fureur chaque fois que je t’entendais nommer; à prononcer contre toi des menaces vaines, ma langue s’est enflée et ne peut tenir dans ma bouche... Ne me supplie pas ; un miracle ne pourrait te sauver ! »

La scène se prolonge ; Esdras continue à demander la vie ; il deviendra l’esclave, la chose de son ennemi. Une idée vient à l’esprit de celui-ci : «Vends ton âme au diable et je te pardonne. » Esdras, aussitôt, prononce d’horribles blasphèmes : « Je frissonnais, je tremblais de tout mon corps à les entendre, poursuit Cutwolfe ; mes cheveux se tenaient tout droits; j’avais le cœur en feu... Il trancha d’un bon coup la veine de son bras gauche, celle qui coule directement du cœur, et il signa, du sang qui en sortit, l’abandon de son âme au démon. De plus, il pria Dieu de ne jamais lui pardonner, avec plus de ferveur que beaucoup de chrétiens n’en mettent à lui demander le salut. Ces horribles cérémonies terminées : « Ouvre la bouche, lui dis-je ; ouvre-la toute grande. Il l’ouvrit : que ne ferait un esclave dans les angoisses de la peur ? Et moi, tout aussitôt, je lui déchargeai mon pistolet dans la gorge, et il ne parla jamais plus. Je le tuai ainsi pour qu’il ne pût ni parler, ni se rétracter. Après la mort, son cadavre devint noir comme un crapaud. »

Ces discours et la vue de l’horrible supplice de Cutwolfe, font rentrer Jack Wilton en lui-même. Il regrette sa vie déréglée, épouse sa Vénitienne, retourne à l’armée du roi d’Angleterre occupé à faire grand accueil à François Ier au Camp du drap d’or, et là se termine la carrière la plus complète qui ait été fournie en Angleterre, avant Defoe, par un personnage de roman.


VI.

Nash indiquait la bonne voie, celle qui devait conduire au véritable roman. Il reste incohérent et incomplet ; les diverses parties de son œuvre sont mal jointoyées ; c’est un peu le défaut du genre picaresque lui-même. Mais, le premier, parmi ses compatriotes, il s’applique et réussit à conter en prose une histoire de longue haleine en ayant pour principal souci : la vérité. Il laisse à ses personnages réels, à Surrey, More, Érasme, l’Arétin, leur caractère historique, et il donne à ses personnages fictifs des travers et des qualités qui en font des êtres distincts et vivans, pareils à ceux de la vie commune. plus de bergers langoureux avec lui, plus de déguisemens romantiques, plus de prétendus guerriers dont le casque laisse passer, comme dans l’Arioste, les boucles d’une blonde chevelure de femme. Son style est simple, vif, accommodé aux circonstances, dépouillé des fleurs de langage si recherchées de son temps ; personne, sauf Ben Jonson, n’eut autant que lui, à cette époque, l’amour de la franche vérité. Avec Nash commence donc le roman de la vie réelle, dont on attribue habituellement en Angleterre l’invention à Defoe. Pour rattacher celui-ci au passé de la littérature anglaise, il faut franchir tout le XVIIe siècle et venir retrouver Jack Wilton, le digne frère des Roxana, des Moll Flanders et des Capitaine Jacques.

Le XVIIe siècle, en effet, ne produit presque pas de romans originaux ; il n’ajoute à peu près rien à cette littérature, qui subit après l’époque de Shakspeare, un temps d’arrêt pour ne pas dire de décadence. La tradition de Nash se perd et l’on s’écarte même de celle de Sidney ; c’est pour l’Angleterre un siècle d’asservissement littéraire ; sous Élisabeth, on suivait les modes étrangères, mais librement, en les arrangeant d’après le goût national ; sous les derniers Stuarts on leur est assujetti. La masse des romans lus à Londres à cette époque consiste en simples traductions du français ; les volumineuses productions des Gomberville, des La Calprenède, des Scudéry sont mises en anglais ; et les idées françaises sont adoptées de si bon cœur que même pendant la guerre civile et sous Cromwell, cette fureur de traduire ne s’arrête pas. Dans beaucoup de livres on lit, il est vrai, tout le contraire, mais cette indication erronée vient d’un simple raisonnement a priori et n’a d’autre motif que l’invraisemblance d’une mode identique dans le Londres des têtes rondes et le Paris des précieuses. Dans la réalité néanmoins, Polexandre fut publié en anglais en 1647; Ibrahim, ou l’Illustre Bassa, en 1652, le Grand Cyrus en 16ô3, l’année même où Cromwell devint protecteur; la première partie de Clélie en 1656.

Seulement en France, ces romans aient un sens et une raison d’être et ils ont laissé, malgré Boileau. une trace durable dans notre littérature. On avait, à ce moment chez nous, dans la vie réelle, dans les arts, le culte des vertus mâles et fières bien que mondaines. Du commencement à la fin du siècle, les modèles de héros véritables ne manquent pas : Henri IV, Riche, Mme de Longueville, Condé, Louis XIV, Turenne, tantôt par leurs qualités, tantôt par leurs travers, ressemblent aux héros de romans et popularisent dans notre pays un idéal de noblesse et de grandeur. Pour plaire et être admiré, il fallait montrer un caractère élevé ; les hommes devaient être supérieurs à la fortune et les femmes paraître supérieures à l’attrait des passions; le héros faisait étalage de fierté, la femme de chasteté. Tels étaient les personnages réels les plus admirés ; tels furent les personnages de roman et de tragédie pour qui le public montra le plus de goût, sans, du reste, distinguer entre eux. Le Cid, Alceste, Artaban, Nicomède, étaient tous gens de même famille et pas plus les uns que les autres ne paraissaient comiques ou ridicules : c’est pourquoi Montausier était bien loin de s’offenser qu’on crût retrouver en lui des traits du caractère d’Alceste, et c’est pourquoi Mme de Sévigné, admiratrice passionnée de Corneille, s’enthousiasmait d’aussi bonne foi pour les héros de romans que pour ceux des grandes tragédies, louant « la beauté des sentimens, la violence des passions, la grandeur des événemens et le succès miraculeux de leur redoutable épée. »

Mais, chez les Anglais, rien de semblable ; leur plus grand homme, Cromwell, n’a rien d’héroïque, et leurs lettrés copient les nôtres, comme Charles II copie Louis XIV, avec le même succès et à la même distance. Au lieu du Grand Cyrus, ils ont la Parthénisse de Roger Boyle : la Conquête de Grenade leur tient lieu du Cid; Orinda remplace Arthénice, et la maison des Philips à Cardigan, l’hôtel de Rambouillet. Une seule œuvre paraît vers la fin du siècle, où se rencontre une pensée originale, c’est l’Oroonoko de Mrs Behn, mais la pensée qui l’anime est d’une autre époque et appartient à une catégorie toute spéciale du roman ; avec elle, c’est le roman philosophique qui commence, farci de dissertations sur le monde et l’humanité, sur l’inanité des religions, l’innocence des nègres et la pureté des sauvages ; ce sont les idées de Rousseau avant Rousseau.

L’analyse persévérante, intime, des passions humaines, telle que l’avait entrevue Sidney, disparait du roman jusqu’au jour où une deuxième Paméla figurera sur la scène littéraire pour émouvoir Londres et Paris, et jusqu’à Crébillon fils, qui écrira à Chesterfield : « Sans Paméla nous ne saurions ici que lire ni que dire. » Et, à cette lecture, l’auteur du Sopha sera « attendri jusqu’aux larmes.» L’étude des travers humains examinés de près dans diverses classes sociales, telle que l’avait entendue Nash, disparaît de même, et c’est à peine si l’on peut compter comme faisant une exception digne de marque de courts récits comme les Aventures de Covent Garden imitées de Furetière et de Scarron, ou des essais de roman picaresque aussi invraisemblables et ennuyeux que l’English Bogue de Richard Head.

Entre l’époque d’Elisabeth et le temps de la reine Anne et des George, il y a donc, pour l’histoire du roman, une longue période à peu près vide ; Richardson et Defoe se sont trouvés tellement séparés de leurs ancêtres littéraires que ceux-ci sont demeurés dans un complet oubli. « Non, ces jours s’en sont allés, » dit Keats, songeant aux fictions charmantes de la première époque, « et leurs heures sont vieilles et grises ; et leurs minutes sont enterrées sous le linceul souvent foulé des feuilles tombées depuis tant de saisons... Évanoui le cliquetis musical accompagnant la danse; évanoui le chant de Gamelyn ; évanoui l’outlaw à la rude ceinture, tous évanouis dans le passé. » Avec eux bien des réputations se sont évanouies; les doigts blancs, cerclés d’or, ne tournent plus, depuis longtemps, les pages des Euphuès ni des Arcadies, mais ils continuent à feuilleter les œuvres plus abondantes chaque jour des descendans de Greene, de Nash et de Sidney ; et c’est pourquoi ces vieux auteurs méritent, plus encore que notre admiration, notre reconnaissance ; car ils ont eu la plus nombreuse et la plus brillante postérité, peut-être la plus aimée, que jamais initiateurs littéraires aient eue en aucun pays.


J. JUSSERAND.

  1. Morel Fatio, Lazarille de Tormes, Introduction. Paris, 1886.