Le Roi Apépi/I
I
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Un soir, en sortant de son cercle, où il avait dîné, le marquis de Miraval trouva chez lui une lettre de sa nièce, Mme de Penneville, qui lui écrivait de Vichy :
« Mon cher oncle, les eaux m’ont fait du bien ; j’avais tout lieu jusqu’aujourd’hui d’être satisfaite de ma cure ; mais le bon effet que j’en attendais sera compromis, je le crains, par une fâcheuse nouvelle que je reçois à l’instant et qui me cause plus de trouble, plus de tracas que je ne puis vous le dire. Les médecins déclarent que le premier devoir des personnes qui souffrent d’une hépatite chronique est de ne point se faire de soucis ; je ne m’en fais pas, mais on m’en donne. Je me ronge l’esprit en pensant à une certaine Mme Corneuil, c’est bien ainsi qu’on la nomme. Je n’avais jamais entendu parler de cette femme, et je la déteste sans la connaître. Vous avez toujours été fort curieux et fort répandu. Mon cher oncle, je suis sûre que vous êtes au fait ; apprenez-moi bien vite qui est Mme Corneuil. Cela m’importe beaucoup ; je vous expliquerai pourquoi. »
Le marquis de Miraval était un ancien diplomate, qui avait commencé sa carrière sous le règne de Louis-Philippe et qui sous l’Empire avait rempli avec honneur plusieurs postes secondaires, dont s’était contentée son ambition. Quand la révolution du 4 septembre l’eut mis à la retraite, il prit son parti en philosophe. Il ne souffrait pas comme sa nièce d’une hépatite chronique ; son foie et sa bile ne l’incommodaient point. Il avait de la santé, un estomac de fer, bon pied, bon œil, et deux cent mille livres de rente, ce qui n’a jamais rien gâté. Comme il voyait le bon côté de toute chose, il se félicitait d’être parvenu à l’âge de soixante-cinq ans en conservant tous ses cheveux, qui à la vérité étaient blancs comme neige ; mais il ne s’avisait point de les teindre. Ayant l’esprit et le caractère bien faits, il estimait que la nature a le génie de l’à-propos, qu’elle sait mieux que nous ce qui nous convient, qu’elle est après tout un bon maître et en tout cas un maître tout-puissant, qu’il est inutile de vouloir la contrarier et ridicule de disputer contre elle, qu’au surplus tous les âges ont leurs plaisirs, qu’après avoir vécu tant bien que mal il n’est pas désagréable d’employer quelque dix années à regarder vivre les autres, en riant sous cape de leurs sottises et en se disant : « Je n’en fais plus, mais je les comprends toutes. »
S’il n’en voulait pas à la vieillesse d’avoir blanchi ses abondants cheveux couleur noisette, dont jadis il avait tiré quelque vanité, le marquis pardonnait facilement aux révolutions d’avoir interrompu avant le temps sa carrière. On a toujours vingt-quatre heures pour maudire ses juges ; après avoir soulagé son dépit par quelques épigrammes bien décochées, M. de Miraval s’était bientôt consolé d’un événement qui le condamnait à n’être plus rien dans l’État, mais qui en revanche lui avait rendu son indépendance. La liberté avait toujours été pour lui le plus précieux des biens ; il jugeait que l’homme heureux est celui qui s’appartient et gouverne sa vie à sa façon. C’est pour cela qu’après avoir été marié pendant deux ans il avait résolu de rester veuf. En vain le pressait-on de convoler, il avait répondu comme un peintre célèbre : « Est-il donc si agréable, en rentrant chez soi, d’y trouver une étrangère ? » Il aimait mieux aller chercher les étrangères chez elles, et souvent il en avait été bien accueilli ; mais il n’avait jamais pris les femmes au grand sérieux ; il était un peu sceptique à leur endroit, et il les avait quittées avant qu’elles le quittassent. A cinquante ans, il avait enrayé ; à soixante, il avait dételé. Le marquis de Miraval était un sage, d’autres diront que c’était un égoïste ; c’est une distinction qui n’est pas toujours facile à faire.
Qu’il fût un égoïste ou un sage, le marquis de Miraval avait pour sa nièce, la comtesse de Penneville, une sincère affection, et il se fit un devoir de répondre à sa lettre presque courrier par courrier ; il ne faut pas faire attendre les hépatiques. Sa réponse était ainsi conçue :
« Ma chère Mathilde, je regrette infiniment qu’on te dérange dans ta cure en te donnant des désagréments et des soucis ; c’est la pire des maladies, quoiqu’on n’en meure pas. Mais de quoi donc s’agit-il et de quoi se mêle Mme Corneuil ? que peut-il y avoir entre cette femme que tu ne connais pas et la comtesse de Penneville ? Je demande un prompt éclaircissement. En attendant, puisque tu le désires, je vais t’expliquer de mon mieux qui est Mme Corneuil, qu’au demeurant je n’ai jamais vue ; mais je connais à la rigueur des gens qui la connaissent.
« Se peut-il bien, ma chère Mathilde, que jusqu’à ce jour tu n’aies pas entendu parler de Mme Corneuil ? J’en suis fâché ; cela prouve que tu es une femme sans littérature, une femme qui ne lit rien, pas même la Gazette des tribunaux. Ne va pas t’imaginer là-dessus que Mme Corneuil soit une recéleuse ou une empoisonneuse, ni qu’elle ait jamais comparu en cour d’assises ; mais, il y a de cela sept ou huit ans, elle s’est séparée de M. Corneuil. Cette affaire fit quelque bruit ; voici l’histoire, autant qu’il m’en souvient :
« M. Corneuil était jadis consul général de France à Alexandrie. Il passait pour un bon agent, à qui l’on reprochait seulement d’avoir l’humeur un peu brusque. C’est un péché véniel. Dans le pays du courbache, il faut savoir dans l’occasion brusquer les hommes et les choses. Quand un Oriental n’est pas de votre avis et qu’il vous demande trop cher pour en changer, le seul moyen de le convaincre est de l’étrangler ; mais ceci n’est pas de mon sujet. Un hasard heureux pour les uns, malheureux pour les autres, fit débarquer sur les quais d’Alexandrie un certain M. Véretz, petit agent d’affaires, qui en avait fait de mauvaises à Paris et qui, échappant à ses créanciers, arrivait à toutes jambes pour tenter la fortune sur la terre des Pharaons, homme de peu, paraît-il, d’une moralité douteuse, d’une réputation plus qu’équivoque. M. Véretz avait une fille de dix-huit ans, jolie à ravir. Où et comment M. Corneuil fit sa connaissance, la chronique n’en dit rien ; elle nous apprend seulement que ce bourru avait le cœur prenable et ne savait rien refuser à son imagination. Dès sa première rencontre avec cette belle enfant, il en devint éperdument amoureux. On prétend qu’il essaya de s’en passer la fantaisie, sans épouser ; il croyait avoir affaire à une de ces innocences très dégourdies qui entendent facilement raison. Il se trompait bien ; il s’était adressé à un dragon de vertu. Il offrit tout et fut repoussé avec perte et indignation. S’il n’avait tenu qu’à M. Véretz, on serait bien vite tombé d’accord. Heureusement pour Mlle Hortense Véretz, elle avait une mère qui était une femme habile, ce qui est une grande bénédiction pour une fille. Après quelques semaines de poursuites inutiles, M. Corneuil se résolut enfin à franchir le pas. Ce consul général, qui avait de la fortune, prit son parti d’épouser pour ses beaux yeux une fille qui n’avait rien et dont le père était un homme taré ; encore l’épousa-t-il sans contrat, en communauté de biens. Cela fit esclandre ; on lui reprocha son beau-père, on clabauda contre lui. Il en fut réduit à donner sa démission, et il quitta l’Égypte pour retourner à Périgueux, sa ville natale, à quoi sa jeune et jolie femme l’encouragea, car il lui tardait de s’éloigner à jamais d’un père compromettant et d’aller jouir en France de sa nouvelle fortune. Je me souviens que j’appris cette histoire au ministère des affaires étrangères, où l’on s’en occupa pendant huit jours, et puis on parla d’autre chose. Mais l’ex-consul n’était pas au bout de ses peines. Quatre ans plus tard, Mme Corneuil plaidait en séparation. Sa mère l’avait accompagnée à Périgueux ; quand on a le bonheur d’avoir une mère habile, il ne faut jamais la quitter : on ne saurait mieux faire que de se gouverner toujours par ses conseils.
« Pourquoi Mme Corneuil s’est-elle séparée de son mari ? Il faut entendre là-dessus les avocats. Ils furent admirables l’un et l’autre, déployèrent toutes les ressources de leur faconde. Ces deux plaidoyers, où l’épigramme alternait avec l’apostrophe et l’apostrophe avec l’invective, furent des morceaux de haut goût, dont se reput la malignité publique. Le détail m’échappe, et je n’ai pas sous la main la Gazette des tribunaux ; mais il n’importe, je suis sûr de mon fait. Maître Papin, avocat de la demanderesse, l’un des princes du barreau, venu de Paris à cet effet, déclara que M. Corneuil était un vilain homme, un franc butor, que Mme Corneuil était une nature exquise, un caractère angélique. Il attesta le ciel que ce monstre, après avoir aimé cet ange, s’était dégoûté de son bonheur, dont il était indigne, qu’il avait usé des procédés les plus révoltants, qu’il ne lui avait pas suffi d’avoir des maîtresses et de les afficher, qu’il s’était livré à des emportements odieux, compliqués de voies de fait, de véritables sévices. A cela maître Virion répliqua que, si son client avait eu l’imprudence de s’abandonner par-devant témoins à de regrettables vivacités, ce n’était point un monstre, et que, ai la demanderesse était une créature angélique, il y avait dans le cœur onctueux de cet ange beaucoup de vinaigre et surtout beaucoup de calcul. Il s’efforça de démontrer à la cour que M. Corneuil n’avait eu que des torts fort excusables, mais que sa femme lui faisait un crime de s’obstiner à vivre à Périgueux, où elle ne pouvait se souffrir, que n’ayant point réussi à lui persuader de transporter le domicile conjugal à Paris, seul séjour, pensait-elle, qui fût digne de ses grâces et de son génie, elle avait formé le projet de reconquérir son indépendance, qu’à cet effet elle s’était appliquée avec un art machiavélique à le mettre dans ses torts, qu’elle lui avait rendu son intérieur insupportable par la sécheresse de son humeur, par toute sorte de petites persécutions, par ces mille coups d’épingle dont les anges ont le secret et qui poussent à bout des hommes qui ne sont pas des monstres. Le malheureux était-il si coupable d’avoir cherché à se consoler ? Je le répète, les deux avocats firent merveille. La difficulté est de savoir qui mentait ; pour mon compte, je les aurais renvoyés dos à dos. Ce qui est certain, c’est que la cour donna raison à maître Papin. La séparation fut prononcée et la moitié de la fortune adjugée à Mme Corneuil. Cependant maître Virion n’avait pas menti de tout point, puisque, six mois après le jugement, Mme Corneuil partait pour Paris en compagnie de sa mère.
« Tu me demanderas, je le prévois, ma chère Mathilde, ce qu’a bien pu devenir à Paris la belle Mme Corneuil ; ce n’est pas ce que tu penses. J’ai fait trois courses ce matin à l’unique fin de pouvoir te renseigner ; ne me remercie pas trop : j’aime à courir. Mme Corneuil n’a pas encore assouvi toutes ses secrètes ambitions ; elle ne peut pas dire : Je suis arrivée, m’y voilà ! Mais elle est en bon chemin. Le papillon n’a pas dépouillé entièrement sa chrysalide ; il est patient ; quelque jour il déploiera ses ailes et sortira triomphant de son étui. Cependant Mme Corneuil reçoit ; elle donne à dîner ; elle a un salon. Une jolie femme, qui a une mère habile et un bon chef, n’a pas à craindre qu’on la laisse sécher dans la solitude. On trouvait autrefois chez elle beaucoup de gens de lettres, surtout de ceux qui appartiennent à la nouvelle école, à ce qu’on appelle le parti des jeunes. Grand bien leur fasse ! Il en est dans le nombre qui ont du talent et de l’avenir ; il en est d’autres dont on assure que leurs nouveautés ne sont pas neuves et que leur jeunesse sent un peu le rance ; mais ce ne sont pas mes affaires. Cela ne les empêche point d’avoir de bonnes dents, et on mange très bien chez Mme Corneuil. Elle ne se contentait pas de nourrir la littérature, elle en faisait elle-même, et elle employait les jeunes gens qui fréquentaient chez elle à écrire à sa louange de petits articles dans les petite journaux. Les estomacs reconnaissants sont d’excellentes trompettes, et au surplus elle est assez riche pour payer sa gloire.
« Dix-huit mois après son installation à Paris, elle publia un roman, qui, par le plus grand des hasards, me tomba sous la main. Je te confesse que je ne l’ai pas lu jusqu’au bout ; on ne peut demander à un homme d’avoir tous les genres de courage. Cela commençait par la description d’un brouillard. Au bout de dix pages, le ciel soit loué ! le brouillard se levait, et on apercevait une femme dans une calèche. Je me souviens que cette calèche sortait de chez Binder, et je me souviens aussi que cette femme, dont le cœur était un abîme, gantait le six un quart, qu’elle avait trois taches de rousseur à la tempe droite, ni plus ni moins, « des narines palpitantes, des ronds de bras inimitables et des silences anhélants. » Je ne sais si tu es comme moi, le charabia et les descriptions me font peur, et je me sauve. J’ai d’ailleurs l’esprit si mal fait que cette femme, dont le portrait a coûté tant de mal à l’auteur, je ne la vois pas ; le bon Homère, qui n’était pas un jeune, s’est contenté de m’apprendre qu’Achille était blond, et je le vois. Enfin, que veux-tu ? C’est la mode du jour ; cela s’appelle étudier… comment disent-ils ? les documents humains, et il paraît que personne ne s’en était avisé jusqu’aujourd’hui, pas même mon vieil ami Fielding, que je relis tous les ans. Documentez à votre aise, mes enfants, et allez dîner chez Mme Corneuil, qui ne reçoit que les gens qui documentent. Je n’aime pas beaucoup les pédants sérieux, mais j’ai la sainte horreur de la pédanterie appliquée à la babiole ; n’étant plus jeune, je suis de l’avis de Voltaire, qui n’aimait pas qu’on discutât pesamment ce qui ne vaut pas la peine d’être remarqué légèrement.
« Le roman de Mme Corneuil, j’ai regret à le dire, tomba tout à plat ; encore prétend-on qu’il y avait un teinturier. Elle tâcha de se rattraper sur les vers et publia un volume de sonnets ; il n’était pas question là dedans de M. Corneuil ; c’étaient des vers écrits au courant de la plume, mais d’une plume taillée par un ange, et pleins des sentiments les plus exquis, les plus suaves, les plus raffinés. Règle générale, quand les femmes séparées font des sonnets, ces sonnets sont toujours sublimes. Malheureusement le sublime ne se vend guère ; ce fut un cruel chagrin pour Mme Corneuil, qui du coup se brouilla avec la muse et congédia son teinturier.
« Tous les grands artistes, Mozart comme M. de Talleyrand, Raphaël comme M. de Bismarck, ont eu plusieurs manières. Mme Corneuil jugea à propos de changer la sienne. Elle réforma son train de maison, sa cuisine, son mobilier et ses toilettes. Son humeur tourna au grave ; elle se prit d’un goût subit pour les tons neutres, pour les conversations sévères, pour la métaphysique et pour les rubans feuille-morte. Cette belle blonde s’aperçut qu’elle ne valait tout son prix qu’en se détachant en demi-teinte dans un salon meublé de gens sérieux. Elle s’imposa la tâche d’épurer le sien ; elle mit tout doucement à la porte la plupart de ses petits messieurs, les plus bruyants du moins, ceux qui fréquentaient les coulisses et qui aimaient à conter des histoires grasses. Elle s’était dégoûtée du tapage ; elle avait découvert que la considération vaut mieux, fût-elle achetée par un peu d’ennui. Elle s’efforça d’attirer chez elle des hommes posés, des personnages, et surtout des femmes irréprochables. C’était difficile ; mais, avec un peu de travail et beaucoup de persévérance, une ambitieuse qui ne craint pas l’ennui arrive à tout. Elle ne faisait plus de sonnets ni de romans ; elle se jeta à corps perdu dans les œuvres de charité.
« La charité, ma chère Mathilde, est à la fois et selon les cas la plus belle des vertus ou la plus utile des industries. Tu as tes pauvres, et Dieu seul pourrait nous dire comme tu les aimes, comme tu les soignes, comme tu les choies ; mais ce que fait ta main droite, ta main gauche n’en saura jamais rien. J’ignore si Mme Corneuil a souvent vu des pauvres ou des pauvresses ; en revanche, elle va, elle vient, elle se remue, elle s’intrigue, elle pérore, elle est de six comités, de douze sous-commissions ; c’est une quêteuse incomparable, une caissière très experte, une trésorière fort entendue, une vice-présidente accomplie. Oui, ma chère, on assure que personne ne préside comme elle. Voilà de fameux placements et le meilleur moyen de se pousser dans le monde. J’ajoute que, si elle ne fait plus de vers, elle n’a pas renoncé à la prose. Elle a composé un éloquent traité sur l’Apostolat de la femme, qui se vend au profit d’un nouvel hospice et qui en est à sa cinquième édition. Les sonnets étaient sublimes ; son traité est plus que sublime. C’est un amalgame des tendresses de saint François de Sales et des spiritualités de sainte Thérèse ; jamais on n’a tenu la dragée si haute à notre pauvre espèce humaine ; ce n’est plus de l’air respirable, c’est du pur éther. Je serais curieux de savoir ce qu’en ont pensé M. Corneuil et Périgueux.
« Le joli garçon qui m’a fourni ces détails s’en expliquait sur un ton railleur ; je m’avisai de lui demander… Il m’interrompit en me disant : « On n’en sait rien, les heureux qu’elle a pu faire ont été discrets. A mon avis, elle est froide comme glace, et si jamais elle fait une faute, c’est qu’elle y trouvera son compte. Elle pêche à la ligne dormante ; quand le poisson mord, tant pis pour lui, elle n’y est pour rien. Ce qui est certain, c’est qu’elle a l’oreille prude et qu’elle entend qu’on la traite en divinité et qu’on la nourrisse d’ambroisie, sans lui ménager l’encens. Je doute que sa vertu lui soit chère ; mais elle tient beaucoup à sa réputation par souci de l’avenir. Elle aspire à devenir une puissance, à être quelque chose dans la politique, et comme elle est persuadée que M. Corneuil en a dans l’aile, son rêve est d’épouser quelque jour un beau nom ou un député ; en ce cas, c’est elle qui à son tour sera le teinturier. » Le joli garçon me disait tout cela avec aigreur. J’ai appris dans le cours de la conversation que depuis près d’un an il n’a pas dîné ni remis les pieds chez Mme Corneuil. J’en ai conclu qu’il s’était bercé d’audacieuses espérances, qu’il avait trop osé, et que, le jour où le fameux salon a été nettoyé, il ne s’était pas trouvé du côté du manche de l’époussette. Montesquieu avait coutume de dire : « Le Père Tournemine et moi, nous nous sommes brouillés, et il ne faudra pas nous croire quand nous parlerons l’un de l’autre. » Je ne crois qu’à moitié les récits de mon jeune homme, je le soupçonne d’avoir chargé les couleurs ; mais donnez donc à dîner aux gens ! Ce sont de fameuses dupes que les amphitryons.
« Voilà mes renseignements, ma chère Mathilde ; dis-moi ce que tu en comptes faire. Là-dessus, ton vieil oncle t’embrasse tendrement, non sans regretter un peu que cela ne tire pas à conséquence.
« P. S. — Je rouvre ma lettre. Je sortais pour la jeter à la boîte en allant dîner, quand par une grâce du ciel je rencontrai au coin de la rue de Choiseul maître Papin, dont l’éloquence fit donner jadis gain de cause à l’aimable femme que tu as prise en grippe, on ne sait pourquoi. J’avais eu l’occasion de le consulter touchant une affaire qui m’était recommandée, nous sommes restés bons amis, et, comme je savais qu’il avait gardé les meilleures relations avec sa blonde cliente, je l’accostai pour lui en demander des nouvelles. Ma chère, les histoires du bon jeune homme sont sujettes à caution ; tout au moins n’est-il pas au courant. Mme Corneuil a encore changé de manière, et je commence à croire qu’elle en change trop souvent. Je crains qu’elle n’ait pas cet esprit de suite, cette persévérance, que demandent les grandes entreprises ; les impatients, qui procèdent par à-coup, me font douter de leur avenir. Aux premiers mots que je lui dis, maître Papin se rengorgea, fit le gros dos, ce gros dos qui est particulier aux avocats, le dos d’un homme qui porte l’univers sur ses robustes épaules et qui s’arc-boute pour ne pas le laisser tomber. Du même ton qu’il apostrophe le ministère public : — Monsieur le marquis, s’écria-t-il, cette femme est tout simplement un prodige de vertu chrétienne. Elle apprit il y a dix-huit mois que son mari était gravement attaqué de la poitrine. Qu’a-t-elle fait ? Oubliant ses griefs, ses légitimes ressentiments, elle a couru le retrouver à Périgueux, elle s’est réconciliée avec lui. On a conseillé à M. Corneuil de partir pour l’Égypte ; elle a tout quitté pour l’accompagner et pour se faire la garde-malade d’un brutal dont les violences avaient mis ses jours en danger. Oui ou non, avais-je raison d’affirmer à la cour que Mme Corneuil est un ange ? — Tudieu ! lui dis-je, ne vous échauffez pas. J’admire autant que vous ce beau trait ; mais, mon cher maître, ne pourrait-il pas se faire qu’après avoir obtenu, grâce à vous, la moitié de la fortune, cet ange se proposât d’avoir le reste par voie d’héritage ? Il fit un geste d’indignation ; son dos grossit encore. — Ah ! monsieur le marquis, répliqua-t-il, vous n’avez jamais cru aux femmes, vous êtes un affreux sceptique. — Je le regardais, il me regarda ; je riais, il se mit à rire ; je crois que nous devions ressembler aux aruspices de Cicéron.
« Ce qu’il y a de bon, ma chère Mathilde, c’est que tu n’as plus besoin de rien m’expliquer. Écoute-moi bien ; voici exactement ce qui s’est passé. Ton fils Horace, cet égyptologue de grande espérance, qui me fait l’honneur d’être mon petit-neveu, est en Égypte depuis deux ans. Il y a rencontré une belle blonde, et pour la première fois son cœur a parlé ; il n’a pu se tenir de t’en écrire, ses lettres sont pleines de Mme Corneuil, et ta sollicitude maternelle s’est éveillée. N’est-ce que cela ? Fi donc ! tu es ingrate envers la Providence. Tu avais mille fois reproché à ton fils d’être un garçon trop sage, trop sérieux, trop plongé dans ses chères études, un farouche Hippolyte de l’érudition, méprisant le monde, les plaisirs, les femmes, les affaires, et ne caressant d’autre rêve que celui de composer quelque jour un gros livre qui révèlera à l’univers étonné des secrets vieux de quatre mille ans. Tu t’étais flattée de le mettre à la Chambre, ou au Conseil d’État, ou dans la diplomatie ; il t’a désolée par ses refus. Dès sa plus tendre enfance, il pleurait pour qu’on le menât au musée égyptien du Louvre. Il aurait pu dire, les yeux fermés, ce que contenaient l’armoire K et la vitrine Q de la salle des monuments religieux. Ce n’est pas ma faute ; ce n’est pas moi qui l’ai fait.
« Ce jeune homme vraiment extraordinaire n’a jamais été amoureux que de la déesse Isis, femme et sœur d’Osiris ; c’est la seule intrigue compromettante qu’il ait à sa charge. Il ne s’est jamais intéressé qu’aux événements qui ont bien pu se passer sous le règne de Sésostris le Grand ; les discussions les plus passionnées de nos députés et jusqu’aux gros mots qu’ils peuvent se dire lui ont toujours paru fades auprès de l’histoire intime des Pharaons. A tous les divertissements que tu lui as jamais proposés, il préférait un papyrus monté sur toile ou sur carton, un masque de momie, l’épervier, symbole des âmes, ou un joli scarabée doré, emblème de l’immortalité. J’en parle en connaissance de cause : il m’honorait de ses confidences. La dernière fois que je le vis, il m’en souviendra longtemps, je le trouvai enfermé avec un texte hiéroglyphique, disposé en colonnes rétrogrades et orné de figures au trait. Il témoigna quelque humeur d’être troublé dans son voluptueux tête-à-tête. En haut du manuscrit, on voyait un héroïne au visage jaune, aux cheveux peints en bleu, au front orné d’un bouton de lotus et d’un grand cône blanc. Je posai le doigt sur une des colonnes rétrogrades, et je dis à ce cher enfant : « Grand déchiffreur, que peut bien signifier ce grimoire ? » Il me répondit sans se fâcher : « Mon cher oncle, ce grimoire, qui, ne vous en déplaise, est fort limpide et de la plus haute importance, signifie que l’intendant des troupeaux d’Ammon, grammate principal, Amen-Heb le véridique, et sa femme qui l’aime, la dame qui fait toutes ses délices, Amen-Apt la véridique, présentent leurs hommages à Osiris, habitant la région occidentale, seigneur des temps, à Ptah-Sokari, seigneur du tombeau, et au grand Tum, qui a fait le ciel et créé les essences qui sortent de la terre… » Je l’écoutais avec tant d’intérêt que le lendemain il pensa m’obliger en m’envoyant toute l’histoire d’Amen-Heb couchée par écrit. Je la relis une fois chaque année à la Saint-Horace. M’accusera-t-on de négliger mes devoirs de grand-oncle ?
« Ne le nie pas, ma chère, cette fureur faisait ton désespoir. De quoi te plains-tu donc ? Voilà un garçon à demi sauvé. C’est le Ciel qui l’a adressé à Mme Corneuil ; elle lui apprendra beaucoup de choses qu’il ignora et lui en fera désapprendre beaucoup d’autres : il boira dans ses beaux yeux l’oubli d’Aménophis III, de la dix-huitième dynastie, d’Amen-Apt la véridique et de l’homme au grand cône blanc. Ne lui envie pas ses tardifs plaisirs, sans compter qu’il est bon d’être charitable envers une pauvre garde-malade. Lui feras-tu un crime, à cette sainte femme, de se délasser de ses fatigues dans la société d’un beau jeune homme qui lui dit des douceurs en l’aidant à préparer ses tisanes ? Tout est pour la mieux, ma chère Mathilde. Puisque l’occasion se présente de t’en faire l’aveu, j’étais un peu mortifié de penser qu’Horace, mon futur héritier, avait attrapé l’âge de vingt-huit ans sans que personne lui connût une maîtresse ; son aventure me réjouit fort, et je suis bien tenté de faire mettre la chose dans les journaux. Mais toi-même, conviens-en… Les mères ont beau s’en défendre, rien ne les humilie tant que d’avoir un fils à qui le monde reproche d’être trop sage ; c’est un affront qu’on leur fait et qu’elles ont peine à digérer. Dieu bénisse Mme Corneuil ! La déesse Isis a trouvé à qui parler. Écris-moi incontinent que j’ai rencontré juste et que, toute réflexion faite, tu es aussi contente que moi. »
Le surlendemain, le marquis de Miraval reçut de sa nièce la courte réponse que voici :
« Mon cher oncle, votre lettre et les renseignements que vous avez eu l’obligeance de me procurer ont redoublé mon inquiétude. Ne doutez pas un seul instant que le jeune homme qui s’est brouillé avec Mme Corneuil n’ait dit vrai ; c’est à une intrigante que nous avons affaire. Pourquoi faut-il qu’Horace se soit laissé prendre dans ses filets ? Depuis que j’ai eu le malheur de perdre mon mari, vous avez été dans tous les cas importants mon seul conseil et mon suprême recours. Jamais je n’ai eu plus besoin de votre assistance. Je sais qu’il est cruel de vous arracher à votre cher Paris ; mais je connais vos bons sentiments à mon égard, votre sollicitude pour les intérêts de notre famille, votre amitié presque paternelle pour ce pauvre et absurde Horace. Je vous en supplie, venez me trouver à Vichy ; nous aviserons ensemble. Je vous appelle et je vous attends. »
Mme de Penneville avait raison de croire qu’il en coûtait à son oncle de quitter Paris ; depuis qu’il n’était plus diplomate, il ne pouvait se souffrir ailleurs. Dans les mois brûlants de l’été, alors que tout le monde s’en va, il n’avait garde de s’en aller. Il préférait aux plus belles sapinières les vernis du Japon et les ormeaux à petites feuilles qu’il apercevait de la terrasse de son cercle, où il passait la meilleure partie de ses journées et même de ses nuits. Cependant cet égoïste ou ce sage avait toujours pris à cœur les intérêts de son neveu, à qui il destinait son héritage, et au surplus il était curieux et ne s’en cachait pas. Il ordonna en soupirant à son valet de chambre de préparer ses malles, et le soir même il partait pour Vichy.
Prévenue par une dépêche, Mme de Penneville l’attendait à la gare. Du plus loin qu’elle l’aperçut, elle courut à sa rencontre et lui dit :
« Figurez-vous que cette femme est veuve et qu’il s’est mis en tête de l’épouser !
— Ah ! pauvre mère ! s’écria le marquis. Cette fois, j’en conviens, le cas est grave. »
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