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La Tour de Percemont/16

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy éditeur (p. 231-242).



XVI


Quand Marie eut vingt et un ans accomplis, c’est-à-dire quinze jours environ après son entrée chez moi, puis quand toutes les affaires furent réglées, signées, légalisées, terminées, et que madame Alix, satisfaite et repue, eut pris son vol pour Monaco, où elle voulait passer l’hiver, Jacques Ormonde vint avec Henri s’installer à la tour de Percemont. Il faisait encore beau temps, les cheminées ne fumaient pas, et l’on se vit tous les jours. Mademoiselle Ninie alla faire des bateaux avec sa sœur aussi souvent qu’elle voulut, et Bébelle eut table bien servie tous les jours sans se donner aucune peine, sans avoir de scènes dramatiques avec sa cuisinière. En quittant le bureau du professeur, Miette courait plumer une perdrix ou faire le beurre. Rien n’était jamais en retard d’une minute, même quand ma femme, qui était une nature inquiète, devançait les heures fixées par elle-même pour telle ou telle besogne. Avec cela, Miette conservait sans effort l’aveugle soumission de fait, qui est le sine qua non vis-à-vis d’une belle-mère de province, et dès-lors celle-ci, se trouvant satisfaite dans son légitime orgueil de ménagère, lui laissa la gouverne absolue du ménage et avoua que le repos était parfois une douce chose.

De son côté, Jacques Ormonde avait subi et subissait à son grand profit l’influence d’Henri. Leur tête-à-tête à Vignolette avait été employé à se pénétrer mutuellement et à s’apprécier davantage.

— Nous n’avons pas songé à courir et à chasser, me disait Jacques. Croiriez-vous que nous nous sommes enfermés à Vignolette, comme deux ermites, et que nous n’avons fait d’autre exercice que de nous promener dans les vignes et le jardin en causant du matin au soir ? C’est que nous en avions tant à nous dire ! Vraiment nous ne nous connaissions plus. Henri me l’a avoué, il me prenait pour un estomac. Je lui ai avoué que je le prenais pour un cerveau. Nous avons découvert que nous avions avant tout des cœurs qui s’entendaient parfaitement. Émilie trouvera sa cave aussi bien rangée que quand elle nous en a remis les clefs. Nous n’avons bu que de l’eau d’Auval. Dès le premier jour, nous avons senti qu’il ne nous fallait pas d’excitants et que nous étions bien assez émus par tout ce que nous avions dans l’âme.

— C’est donc cela que je te trouve pâli, rafraîchi et comme rajeuni ? Continue ce régime, mon garçon, et en peu de semaines tu redeviendras le beau Jaquet.

— Soyez tranquille, mon oncle, je vois bien pourquoi, après avoir été la coqueluche de tant de femmes qui s’y connaissaient, j’ai échoué auprès d’une petite pensionnaire qui, sans vous, ne m’eût point aimé. Il s’agit de redevenir capable de plaire. Je n’ai pas envie de la faire rire à mon premier baiser.

— Ajoute une chose, lui dit Henri, c’est que tu as fait sur la vie des réflexions que tu n’avais jamais voulu prendre le temps de faire ! Nous nous sommes confessés mutuellement, nous ne valions guère mieux l’un que l’autre ; mais nous avons touché du doigt nos erreurs. Tu n’en cherchais pas assez, comme on dit ; moi, j’en cherchais trop : nous allons marcher dans le vrai, et, si notre vie n’est pas belle et bonne, j’espère que ce ne sera plus notre faute.

Jacques s’éloigna pour aller cueillir avec Marie et Ninie, qui fort à propos ne la quittait non plus que son ombre, le bouquet nouveau qui chaque jour ornait notre table de famille. La gelée n’avait pas encore sévi. Le jardin avait encore des reines-marguerites splendides, des roses-thé modèles, du réséda et de l’héliotrope à foison, des sauges pourpre, et ces grandes mauves dont la feuille naturellement gaufrée et frisée égaie et embellit les pyramides de fruits du dessert.

— Voyons, dis-je à Henri, que me raconteras-tu de toi-même ? Tu n’as rien dit à Miette, je le sais…

— Et je ne lui dirai rien, répondit-il. Je dirais mal, j’ai le cœur trop plein. J’ai retrouvé à Vignolette toute la suavité de mes premiers enivrements ; chaque feuille, chaque brin d’herbe était une page de ma vie et m’apportait du passé une image pure et brûlante. La demeure d’Émilie est un sanctuaire pour moi. Croirais-tu que je ne me suis pas permis de regarder dans sa chambre, même du dehors, par les croisées souvent ouvertes ? Au salon, je me contentais de regarder la broderie de ses meubles, dont chaque point patiemment nuancé et aligné était comme un reproche à mes heures perdues ou mal employées loin d’elle. Quel effrayant contraste entre la vie d’une fille pure et celle du moins dépravé des garçons ! Émilie a déjà vingt-deux ans ; elle en a passé trois ou quatre à attendre que mon bon plaisir me ramenât auprès d’elle, les années les plus difficiles peut-être dans la vie d’une femme ! Elle a surmonté la souffrance de la solitude ou elle l’a acceptée, et il suffit de regarder le velouté de ses joues, la pureté de ses paupières lisses et de ses lèvres rosées pour voir que jamais une idée impudique ou seulement hardie n’a jeté son ombre sur cette fleur, sur ce diamant. Jacques, dans ses heures d’abandon, me confessait ses grosses fredaines, et je ne riais pas, parce que je me rappelais mes mauvaises ivresses. Si je suis réconcilié avec moi-même en raison de mes bonnes résolutions, je ne suis pas encore débarrassé d’une certaine honte en présence d’Émilie. Nous voilà enfin réunis, vivant sous les yeux l’un de l’autre. À tout instant où je puis l’approcher sans être importun, je cherche son sourire, je lui offre mes soins, je parle avec elle de notre ancien temps, c’est-à-dire de nos anciennes et heureuses amours ! Elle n’a rien oublié, je le vois bien ; elle me sait gré de ma bonne mémoire et elle rit ou soupire au souvenir de nos chagrins et de nos joies d’enfant. Elle comprend bien que je ne ravive pas ardemment tout ce passé pour l’ensevelir dans un stérile regret ; mais, quand je suis prêt à mettre dans le présent le mot bonheur, je m’aperçois qu’il faut commencer par celui de pardon, et, sentant que je n’y aurai droit qu’après des années réparatrices, je ne dis plus rien. Quand donc, hélas ! verrai-je approcher le jour où je pourrai lui dire : Sois ma femme !

— Veux-tu me permettre, répondis-je, de te donner, à propos d’amour, une leçon de haute philosophie pratique ?

— C’est ce que je te demande en te racontant mes angoisses.

— Eh bien ! il ne faut pas faire de confessions à sa femme. Un homme d’honneur ne trahit pas le secret des femmes, qui se sont confiées à lui, quand il y a eu secret, et, quand il n’y en a pas eu, il ne doit pas lui présenter le tableau de ses faciles triomphes. Ce sont des souffles grossiers qui flétrissent les fleurs d’une couronne de mariée. Quelques jeunes femmes ont la curiosité malsaine de connaître les mauvais côtés de notre passé. Imbécile est le mari qui les leur fait seulement entrevoir et qui apprend à sa compagne comment les autres trompent le leur. Je sais que l’homme vivement interrogé par ce gentil confesseur répugne à mentir ; je sais aussi que parfois il croit se racheter par des aveux et par des comparaisons à l’avantage de la femme légitime, sans songer qu’il s’amoindrit à ses yeux et détruit sa confiance dans l’avenir. Dans ces cas-là, il faut résolument nier tout, c’est humiliant, c’est le châtiment de nos fautes ; mais, pour ce qui te concerne, mon ami, tu n’auras pas cette mortification. Miette ne te l’imposera jamais. Elle est trop grande et trop sage pour cela. Elle a vingt-deux ans, elle devine ce qu’elle ne sait pas ; puis, elle a une grande notion de l’égalité voulue entre époux, elle se dit que l’homme, grâce au développement donné à son intelligence par une éducation plus complète, est le guide naturel de la femme dans les choses de la vie, et que la femme par sa réserve, sa pureté, s’élève jusqu’à lui et mérite le respect de son maître. Il y a donc compensation. Tu t’es donné beaucoup de mal pour acquérir une certaine puissance intellectuelle. Miette s’en est donné pour garder intacte la buée d’innocence qui s’exhale des fruits exquis. Vous n’avez donc rien à vous reprocher mutuellement. Sans doute, comme tu me le disais l’autre jour, il vaudrait mieux s’unir aussi purs l’un que l’autre, et je ne prétends pas que tout soit pour le mieux dans les conditions de la vie conjugale ; mais il faut les accepter comme elles sont ou s’y soustraire absolument, ce qui est pire. Tâchons d’en tirer le meilleur parti, et de voir dans la compagne de notre vie un être dissemblable, mais égal à nous, puisque, s’il est faible par les côtés où nous sommes forts, il est fort par ceux où nous sommes faibles.

Délivré de ses secrètes anxiétés, Henri s’élança vers Émilie, qui passait, la tête chargée d’une corbeille de raisins mûrs. Si elle eût été coquette, elle n’eût pu imaginer une plus riche et plus heureuse coiffure. Les pampres délicats, marbrés de tons vifs, retombaient sur ses cheveux noirs, et les grappes brillantes comme des grenats formaient un diadème sur son beau front, aussi pur et aussi fier que celui d’une chaste nymphe.

— Miette, lui dit Henri en l’amenant dans mes bras, veux-tu être tout à fait la fille de ton oncle, qui t’aime tant, et la femme de ton cousin, qui t’adore ?

— Si vous croyez que je mérite le bonheur de ne vous quitter jamais, répondit Miette en passant ses bras autour de mon cou, gardez-moi, je vous appartiens.

Les deux mariages eurent lieu le même jour et les deux noces n’en firent qu’une à la Maison-Blanche ; puis Henri et sa femme allèrent passer quelques jours dans leur chère solitude de Vignolette ; Marie et son époux partirent avec Ninie pour opérer leur installation dans le beau vieux château de Nives, qu’ils eurent à remeubler, car madame Alix avait emporté naturellement jusqu’aux pincettes. Jacques appréciait la valeur de l’argent ; mais il eut l’esprit de se trouver de niveau avec la grandeur désintéressée de sa femme, et, au lieu de s’indigner, il eut de si bons gros rires que ce dépouillement parcimonieux leur fut pendant plusieurs jours un sujet de gaîté.

D’ailleurs tout n’était pas perdu. Un soir, Marie dit à Jacques :

— Prends une pioche et une pelle, et allons explorer le parc. Je prétends, si la mémoire ne me fait pas défaut, te donner le plaisir de déterrer toi-même un trésor.

Elle chercha quelques moments parmi les fougères qui tapissaient un endroit reculé du parc, et tout à coup s’écria :

— Ce doit être ici, voilà le vieux buis, c’est ici, travaille !

Jacques fouilla et trouva une cassette doublée de fer qui contenait les diamants de la défunte comtesse de Nives. Quelques jours avant de mourir, prévoyant l’ambition ou se méfiant des instincts rapaces de celle qui devait lui succéder, elle s’était confiée à un vieux jardinier et lui avait fait enterrer ses bijoux de famille en lui recommandant d’en instruire prudemment sa fille en temps utile. Le jardinier était mort peu après ; mais sa vieille femme avait montré l’endroit à Marie, qui ne l’avait pas oublié, et pour qui ces diamants, inaltérables souvenirs de sa mère, étaient doublement précieux.

Pourtant les nouveaux époux furent relativement gênés la première année de leur union, mais ils s’en aperçurent à peine. Ils étaient heureux ; ils adoraient Ninie, qui le leur rendait bien, et qui, jusque-là petite et malingre, prit bientôt l’embonpoint d’une alouette en plein blé et l’éclat d’une rose en plein soleil. Au retour de la belle saison, je voulus fêter la Saint-Jean en famille : c’était la fête de ma femme, le vrai nom de Bébelle était Jeanne.

Comme les deux jeunes ménages devaient passer la journée avec nous, j’imaginai de faire préparer un beau déjeuner à la tour de Percemont et de leur en ménager la surprise. Henri n’avait point accueilli l’idée de se confiner sur ce rocher, dont l’isolement eût beaucoup gêné nos fréquentes communications ; mais, comme c’était un des buts préférés de nos promenades, j’avais fait déblayer et arranger plusieurs pièces, notamment une belle salle à manger où le couvert se trouva mis, sur un tapis de feuilles de roses de différents tons, imitant une broderie. Cette tour de Percemont plaisait toujours à ma femme, qui aimait à dire, d’un ton dégagé, à ses amies :

— Nous ne l’habitons pas, nous sommes mieux chez nous, ces choses-là ne sont que des objets de luxe.

Moi, j’avais pardonné au vieux donjon les petits ennuis qu’il m’avait causés. J’y avais obtenu le plus beau succès de ma vie, succès de persuasion qui avait décidé du bonheur de mes enfants, sans compter celui de la pauvre petite Léonie, qui méritait d’être aimée ; c’est le droit sacré des enfants.

Tous mes chers convives se retrouvèrent là avec une joie attendrie ; au dessert on m’apporta des lettres. La première que j’ouvris était une lettre de faire part du mariage de madame la comtesse Alix de Nives avec M. Stuarton, un Anglais bossu, rachitique, mais riche à millions, que j’avais connu autrefois déjà mûr à Paris dans ma jeunesse, et que notre veuve inconsolable s’était chargée de soigner pour en hériter prochainement.

— Ah mon Dieu ! s’écria madame Ormonde consternée, la voilà plus riche que moi ; elle va me redemander Ninie !

— Soyez tranquille, lui dis-je, ce qui est bon à prendre est bon à garder. Madame Alix sera bientôt veuve, et Ninie la gênerait pour convoler à un troisième mariage.


fin de la tour de percemont