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La Madone de l’avenir

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La Madone de l’avenir
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 590-617).

LA
MADONE DE L’AVENIR

I.

L’histoire que je vais raconter me rappelle ma jeunesse et mon séjour en Italie, — deux beaux souvenirs. J’étais arrivé à Florence assez tard dans la soirée, et en achevant de souper, je me dis qu’un Américain qui débarque dans une pareille ville ne doit pas l’insulter en se mettant vulgairement au lit sous prétexte de fatigue. Je me levai donc, et je suivis une rue étroite qui s’ouvrait non loin de mon hôtel. Dix minutes après, je débouchai sur une grande piazza déserte qu’éclairaient les pâles rayons d’une lune d’automne. En face de moi se dressait le Palazzo-Vecchio, avec sa grande tourelle qui s’élance comme un pin au sommet d’une colline escarpée. Au bas de l’édifice se dessinaient vaguement des sculptures, et je m’approchai afin de les examiner. Une des figures que j’avais entrevues, placée à gauche de la porte du palais, était un magnifique colosse qui semblait lancer un défi aux passants. Je reconnus bien vite le David de Michel-Ange. Éclairée comme elle l’était, cette image de la force prenait un aspect sinistre, et ce fut avec une sorte de soulagement que je détournai les yeux pour contempler une statue de bronze posée sous la loggia, dont les élégantes arcades forment un si charmant contraste avec l’ensemble massif du palais. Rien de plus vivant, de plus gracieux que cette statue ; le personnage conserve un certain air de douceur, bien que le bras nerveux qu’il allonge tienne une tête de Gorgone. Ce personnage a nom Persée, et vous trouverez son histoire, non pas dans la mythologie grecque, mais dans les mémoires de Benvenuto Cellini.

Tandis que mon regard allait de l’une à l’autre de ces belles œuvres, je témoignai sans doute mon admiration par quelques paroles involontaires, car un individu que l’obscurité m’avait empêché d’apercevoir se leva sur les marches de la loggia et s’adressa à moi en très bon anglais. C’était un petit homme maigre, vêtu d’une sorte de tunique de velours noir (autant que je pus en juger) et coiffé d’une barrette moyen âge, d’où s’échappait une masse de cheveux rouges. Il me pria d’un ton insinuant de lui communiquer « mes impressions. » Je lui trouvai un air à la fois bizarre et pittoresque. On aurait été tenté de le prendre pour le génie de l’hospitalité esthétique, si en général ce génie-là n’accueillait les voyageurs sous la forme d’un guide dont la mise et l’allure sont celles d’un pauvre honteux. Cependant la brillante tirade que me valut mon silence embarrassé rendait l’hypothèse assez plausible.

— Je connais Florence depuis bien longtemps, monsieur, me dit mon interpellateur ; mais jamais je ne l’ai vue plus belle, plus vivante que ce soir. C’est que pour moi les fantômes des morts illustres viennent animer les rues désertes. Le présent est endormi ; le passé seul plane sur nous comme un rêve rendu visible. Figurezvous les vieux Florentins arrivant en couples pour juger la dernière œuvre de Michel-Ange ou de Benvenuto ! Quelle précieuse leçon, si l’on pouvait entendre leurs paroles ! Le plus modeste bourgeois d’entre eux, avec son bonnet de velours et sa longue robe, avait du goût. L’art régnait alors, monsieur. Le soleil brillait de tout son éclat, et ses larges rayons dissipaient les ténèbres ; nous, nous ne voyons qu’une supériorité dont le poids nous écrase. Le soleil a cessé de resplendir ; mais je m’imagine,… vous allez rire de moi…, je m’imagine que la clarté perdue nous illumine ce soir. Non, jamais le David ne m’a semblé plus grandiose, le Persée plus beau ! Cette atmosphère argentée par les rayons de la lune m’arrive imprégnée des secrets des maîtres, promettant de les révéler à quiconque se prosternera ici dans une pieuse contemplation ! — Mon intéressant rapsode remarqua sans doute mon air intrigué. Il rougit et se tut ; mais il ajouta bientôt avec un sourire attristé : — Vous auriez tort de me prendre pour un charlatan ou pour un fou ; il n’est pas dans mes habitudes de m’embusquer sur la piazza afin de saisir au passage les innocents touristes. Ce soir, je l’avoue, je suis sous le charme, et d’ailleurs, je ne sais trop pourquoi, j’ai cru avoir affaire à un artiste.

— Je n’ose revendiquer ce titre dans le sens que vous donnez au mot, répliquai-je, et je le regrette. Vous n’avez pourtant aucune excuse à m’adresser, car moi aussi je suis sous le charme, et vos éloquentes réflexions sont loin de l’avoir rompu.

— Si vous n’êtes pas artiste, vous méritez de l’être, répondit-il en s’inclinant. Un jeune homme qui arrive à Florence au milieu de la nuit, — je vous ai vu débarquer, — et qui s’empresse de quitter son hôtel pour rendre hommage au beau, a des droits à ma sympathie.

L’accent avec lequel il débita cette jolie phrase acheva de me révéler un compatriote. Il n’y a que les Américains pour s’enthousiasmer ainsi. — J’aime à croire, lui répondis-je, que, si ce jeune homme est un vil trafiquant newyorkais, vous ne le trouverez pas moins digne de votre estime.

— Les Newyorkais, répliqua-t-il avec une gravité qui semblait me reprocher mon badinage peu patriotique, sont de nobles protecteurs des beaux-arts.

La tournure que prenait cet entretien nocturne ne me rassurait pas. Mon compagnon était-il un Yankee entreprenant, un peintre sans ouvrage, désireux d’extorquer une commande ? Par bonheur, je n’eus pas à défendre ma bourse. L’horloge de la tour qui se dressait en face de nous sonna le premier coup de minuit. Ma nouvelle connaissance tressaillit, s’excusa de m’avoir retenu et se disposa à s’éloigner ; mais comme ma curiosité se trouvait éveillée, je lui proposai de faire route ensemble. Il y consentit volontiers. Traversant la piazza, nous longeâmes l’arcade ornée de statues du musée des Offices et nous gagnâmes l’Arno. Quel chemin suivis-je ? Il ne m’en souvient guère. Je me rappelle seulement que, tandis que je me promenais à l’aventure, je fus initié à des théories esthétiques qui ne manquaient pas d’une certaine originalité. J’écoutai cette conférence en plein air avec une sorte de fascination, ne sachant trop que penser du singulier professeur. Il avoua, en secouant tristement la tête, son origine américaine.

— Chez nous, s’écria-t-il, le sens artiste n’a pour s’exercer qu’un champ aussi stérile que laid ! Malheureux déshérités de l’art, nous sommes exclus du cercle magique, condamnés à rester toujours superficiels ! Jamais nous n’atteindrons la perfection. Un peintre américain, s’il veut exceller, a dix fois plus à apprendre qu’un Européen ; nous n’avons ni goût, ni tact, ni force. Comment en aurions-nous ? Notre rude climat, notre passé silencieux, notre présent tapageur, la banalité dont l’étreinte nous comprime par tous les côtés sont aussi vides de ce qui peut inspirer un artiste, que mon cœur est vide d’amertume en avouant cette vérité. Nous n’avons d’autre ressource que de vivre dans un perpétuel exil !

— Franchement, répondis-je en souriant, vous me paraissez être chez vous dans l’exil, et Florence me semble une assez jolie Sibérie. Voulez-vous que je vous dise ma pensée ? Rien ne me paraît plus oiseux que de gémir sur notre manque d’un sol propice à l’inspiration. Le vrai rôle de l’artiste est d’essayer de produire quelque chose de bon. Inventez, créez ! Il n’existe dans notre glorieuse constitution aucun article qui s’y oppose. Quand il vous faudrait travailler cinquante fois plus qu’un autre, peu importe ! Pourquoi êtes-vous artiste, si ce n’est pour vaincre les obstacles ? Soyez notre Moïse, ajoutai-je en lui posant la main sur l’épaule, et guidez-nous vers la terre promise.

— Vous parlez d’or, jeune homme ! répondit mon compagnon. Inventer, oui, c’est là notre tâche, je le sais fort bien. Je travaille, je travaille nuit et jour. Je crée une œuvre ! Je ne me donne pas pour un Moïse ; je ne suis qu’un pauvre peintre doué de patience ; mais quel triomphe, si je parvenais à répandre sur notre pays un rayon de cette gloire qui lui fait défaut ! À minuit, lorsque le vent du sud caresse Florence endormie, il semble évoquer l’âme des belles œuvres cachées dans les églises et les galeries, il pénètre dans mon petit atelier avec le clair de lune et fait battre mon cœur au point de m’empêcher de songer au repos. J’en profite pour ajouter sans cesse une nouvelle idée à ma conception.

Mon bizarre compagnon connaissait à fond l’histoire et les traditions locales de la ville, et il m’apprit qu’il ne voulait plus quitter Florence. — Je lui dois tout, me dit-il. C’est ici que j’ai commencé à vivre, du moins de la vie intellectuelle. Une à une, les aspirations profanes, les ambitions mondaines ont disparu de mon horizon, ne me laissant que ma croyance, mon calepin et le culte des vrais maîtres.

— Et avez-vous beaucoup produit pendant votre long séjour ? lui demandai-je.

Il garda un moment le silence.

— Je n’ai pas beaucoup produit, si vous interprétez littéralement le mot, répliqua-t-il enfin. Il me répugne de me manifester par des essais imparfaits. Ce qu’il y avait de bon dans chacun de mes efforts, je l’ai réabsorbé au profit de la force génératrice de conceptions futures ; ce qu’il y avait de mauvais, — hélas ! le mauvais abondera toujours, — je l’ai détruit sans hésiter. Je puis affirmer, non sans orgueil, que mon pinceau n’a pas contribué à accroître le nombre des platitudes qui encombrent le monde. Je suis un pauvre peintre patient, j’étudie et j’attends.

Je m’aperçus en ce moment que notre promenade m’avait ramené en face de mon hôtel, et je n’en fus pas fâché, car la société d’un génie aussi communicatif ne suffisait pas pour me faire oublier ma fatigue. Cependant je ne me séparai pas de mon compagnon sans exprimer le désir de le revoir. Au fond, ce n’était pas là une politesse banale. J’espérais bien le retrouver dans une des nombreuses galeries de Florence, et mon désir fut bientôt réalisé. Dès le lendemain, je l’aperçus dans la Tribune des Offices, ce petit musée d’œuvres parfaites. Il tournait le dos à la Venus de Médicis, les mains appuyées sur une balustrade, plongé dans la contemplation du superbe triptyque d’Andréa Mantegna. Pendant quelque temps, j’admirai, par dessus l’épaule de mon compatriote, ce tableau qui n’a ni l’éclat ni la vigueur imposante des toiles voisines, mais qui, resplendissant de la beauté qu’évoque parfois un travail patient, répond peut-être à un besoin plus général de l’âme. Enfin, poussant un profond soupir, il se retourna, et son regard rencontra le mien. Dès qu’il me reconnut, une vive rougeur lui monta au visage ; il craignait sans doute de s’être rendu ridicule la veille. Je lui tendis la main avec une franchise cordiale qui lui prouva que je n’étais pas un railleur.

Je l’avais reconnu à sa chevelure ardente. Sous d’autres rapports, il me sembla très changé. Son enthousiasme nocturne n’animait plus sa physionomie, et son teint blême me rappela celui d’un acteur vu en dehors des feux de la rampe. Je le trouvai moins jeune que je ne l’avais cru. Qu’était devenue la bravoure de son costume et de son allure ? Il avait bien l’air « d’un pauvre peintre patient », maintenant que l’absence du clair de lune lui ôtait son aspect pittoresque. Son habit de velours montrait la corde, et la teinte de rouille de son chapeau à larges bords, à forme peu élevée, annonçait plutôt une bourse mal garnie que le désir de se distinguer par une coiffure originale. Ses yeux, et tous ses traits du reste, avaient une expression de douceur résignée qui me frappa d’autant plus que je me demandai s’il fallait attribuer la pâle maigreur de ce visage à un régime insuffisant ou à la fièvre qu’allume le génie. Cependant, après avoir causé quelques minutes avec moi, il retrouva son entrain lyrique de la veille.

— Et c’est votre première visite à ces salles enchantées ? s’écriat-il. Heureux, trois fois heureux mortel !

Puis, me prenant par le bras, il se disposa à me faire admirer les œuvres les plus remarquables. Avant de s’éloigner, il jeta un dernier regard sur le Mantegna. — Celui-là ne se pressait pas, murmura-t-il. Il ignorait la hâte, qui a perdu plus d’un artiste.

Je ne saurais dire si mon nouvel ami était bon critique ; mais en tout cas il m’amusa en développant ses opinions, ses théories, ses sympathies, le tout émaillé d’anecdotes et de souvenirs historiques. Il me parut un peu trop sentimental et trop porté à chercher partout des intentions subtiles qui eussent probablement fort étonné celui auquel il les prêtait. Par moments aussi, il se plongeait dans les flots de la métaphysique à des profondeurs où je n’aurais pu le suivre qu’au risque de me noyer ; mais ses connaissances en peinture et la sûreté de son jugement annonçaient de longues heures consacrées à l’étude des maîtres.

Le musée des Offices peut non-seulement être fier des riches collections qu’il renferme ; il a le droit de s’enorgueillir de l’heureux accident architectural, — si je puis m’exprimer ainsi, — qui le rattache aux salles princières du musée Pitti. Ces salles sont dignes d’un palais : cependant il faut avouer que les tableaux y sont assez mal éclairés ; mais les chefs-d’œuvre y abondent et semblent briller dans une atmosphère lumineuse qui leur est propre.

Je contemplai longuement plus d’un Raphaël et plus d’un Titien ; puis, comme je voyais que mon ami s’impatientait, je me laissai enfin conduire vers le but de notre voyage — vers la plus belle, la plus touchante des madones de Raphaël, la Vierge à la chaise. De tous les tableaux que l’on ait jamais peints, c’est celui qui prête le moins à la critique. Rien n’y trahit l’effort, la recherche des procédés mécaniques, la lutte presque inévitable entre l’artiste et son rêve, — lutte qui apparaît vaguement dans beaucoup d’œuvres hors ligne. Si vivante que soit cette création, si puissant que soit l’appel fait à nos sympathies humaines, on n’y distingue ni manière ni méthode ; c’est à peine si l’on y reconnaît un style particulier. Elle s’épanouit dans sa beauté harmonieuse comme une improvisation immédiate du génie. Le spectateur ne sait s’il doit attribuer son émotion à la divine pureté ou au charme terrestre de cette figure. Il est enivré par la vue de la plus touchante image de la maternité qui ait jamais souri sur la terre.

— Voilà ce que j’appelle un beau tableau, dit mon compagnon, lorsque nous eûmes admiré la toile en silence. J’ai le droit d’en parler, car je l’ai copié si souvent que je le reproduirais les yeux fermés. Les autres œuvres de Raphaël sont de lui ; dans celle-ci, nous tenons Raphaël lui-même. Ses autres œuvres, on peut les louer, les critiquer, les juger, les expliquer ; celle-ci, il faut se contenter de l’aimer et de l’admirer. J’ignore sous quelle forme l’artiste apparaissait aux hommes lorsqu’il réalisa cette sublime inspiration ; mais, l’œuvre accomplie, il ne lui restait plus qu’à mourir : ce monde n’avait plus rien à lui apprendre, il avait trouvé l’idéal.

— Ne pensez-vous pas, répondis-je, qu’il a eu un modèle, et qu’une belle jeune fille…

— Aussi belle que vous voudrez ! Cela ne diminue en rien le miracle. Il a dû regarder autour de lui, sans doute, et peut-être votre belle jeune fille souriait-elle derrière la toile. Mais déjà l’idée du peintre avait pris son essor. Nuls contours humains, si admirables qu’ils fussent, ne pouvaient l’enchaîner à la trivialité du fait vulgaire. Il prête la perfection aux formes de son modèle ; sans tâtonnemens, sans un coup d’aile de plus, il s’élève à la hauteur de son idéal ; il voit une rose et lui donne un parfum, il la complète. C’est ce que l’on nomme idéalisme. Bien que l’on abuse beaucoup du mot, la chose me semble bonne ; en tout cas, c’est ma croyance. Belle madone, modèle et muse à la fois, je vous prends à témoin que moi aussi je suis idéaliste.

Désireux de provoquer de nouvelles confidences je répondis d’un ton moitié railleur : — Un idéaliste est donc un monsieur qui dit à la nature, représentée par une jolie femme : « Ma mie, tu es faite tout de travers. Ta finesse n’est que grossièreté, tes couleurs sont ternes, ta grâce n’est que de la gaucherie. Je vais te montrer comment tu dois t’y prendre. »

Mon compagnon se retourna vers moi d’un air presque irrité ; puis il répliqua gravement :

— Regardez cette toile, et elle imposera silence à vos moqueries irrévérencieuses. Voilà ce que l’idéalisme produit ! On ne l’explique pas, — il faut sentir la flamme ! Qu’il parle à la nature ou à une belle femme, l’artiste ne prononce pas une parole dont l’une ou l’autre puisse s’offenser. Il dit à la jolie femme : « Considérez-moi comme un ami, prêtez-moi votre visage, ayez confiance en moi, aidez-moi, et vos yeux seront la moitié de mon chef-d’œuvre.

— Le ciel me préserve de refroidir votre enthousiasme ! répliquai-je ; mais ne vous semble-t-il pas que Raphaël, s’il a été servi par son génie, a eu la bonne fortune de vivre dans un siècle qui avait une foi religieuse que nous ne possédons plus ? Il y a des gens qui nient que ses madones sans tache soient autre chose que les jolies blondes de l’époque, dont son talent un peu profane rehaussait les charmes. Que ces critiques aient tort ou raison, il est certain que du temps de Raphaël il existait de grands rapports entre les aspirations religieuses et les besoins esthétiques. J’en conclus que les saintes Vierges, visibles et adorables, étaient fort demandées.

Mon compagnon parut d’abord péniblement ému par mon scepticisme ; puis il secoua la tête et répondit d’un ton convaincu :

— Elles seront toujours demandées, pour employer votre vilain mot commercial ! Ce type ineffable est un des besoins éternels du cœur humain ; mais les âmes pieuses n’osent exprimer leur désir. Qu’un nouveau Raphaël surgisse, et vous verrez s’il ne sera pas le bienvenu ! Hélas ! comment surgirait-il dans ce siècle corrompu ? Une œuvre comme celle-là ne se fait pas sur commande. Par bonheur, il est encore…

Anch’io son pittore ! m’écriai-je. Si je ne me trompe, vous avez un chef-d’œuvre sur le chevalet. Lorsque votre tableau sera terminé, prévenez-moi, et, fussé-je à l’autre bout du monde, je reviendrai à Florence pour saluer la… Madone de l’avenir.

Il rougit et poussa un profond soupir.

— Je parle rarement de mon tableau, dit-il après un moment de silence. Les réclames avant la lettre dont abusent les artistes modernes me font horreur. Le silence, l’isolement, le mystère même, sont indispensables, si l’on veut créer une œuvre digne de vivre. Et puis, le monde est si cruel, si frivole, si peu capable de comprendre que l’on puisse songer, de nos jours, à peindre une madone ! Je ne sais ce qui m’a poussé à me confier à vous. En tout cas, vous auriez tort de rire de moi, ajouta-t-il en posant la main sur mon bras ; quel que soit mon talent, je possède au moins le mérite de la sincérité. Il n’y a rien de risible dans une noble ambition ni dans une vie consacrée au culte du beau !

En effet, il s’exprimait avec un tel accent de sincérité qu’il y aurait eu de l’impertinence de ma part à le questionner davantage. Cependant les occasions de l’interroger ne me manquèrent pas, car à la suite de cet entretien nous passâmes bien des heures ensemble. Presque tous les jours, pendant une quinzaine, nous nous donnâmes rendez-vous pour visiter les trésors, de Florence. Il connaissait si bien la ville, son histoire, ses rues, ses églises, ses galeries, que je trouvai en lui un guide incomparable. Il parlait de Florence avec l’enthousiasme d’un amoureux ; il m’avoua qu’elle l’avait captivé à première vue.

— Il est de mode chez nos écrivains, me dit-il, de donner à toutes les cités le genre féminin. C’est là une monstrueuse erreur. Florence est-elle du même sexe que Chicago ? Non ! Elle seule mérite de passer pour une femme ; elle seule inspire à un jeune novice qui sort du collège le genre d’admiration qu’il ressent pour une belle dame plus âgée, que bien d’autres ont adorée avant lui.

Cette passion platonique semblait lui tenir lieu de toute attache sociale ; il paraissait mener une existence solitaire et ne se soucier que de son travail. Je fus flatté de voir qu’il avait pris en amitié un personnage aussi frivole que moi et qu’il me sacrifiait généreusement bien des heures précieuses. Nous consacrions la plupart de ces heures à l’étude des vieux maîtres dont les tableaux enrichissent les galeries de Florence, nous arrêtant sans cesse avec une admiration sympathique devant ces premières floraisons de l’art pour nous demander si elles n’avaient pas une fraîcheur que l’on cherche en vain dans les œuvres plus savantes qui leur ont succédé.

Bref, rien de ce qui valait la peine d’être vu ne nous échappa. Nous parcourûmes mainte église obscure, maint quartier inconnu des touristes, maint palais désert, à la recherche d’un vestige de fresque, d’une ciselure ébauchée. Je fus de plus en plus ému par la prodigieuse facilité avec laquelle mon compagnon évitait de s’écarter de son idée fixe. Pour lui tout devenait un prétexte de rapsodies idéalistes ou de rêveries esthétiques. Impossible de rien voir, de rien entendre qui ne lui inspirât une foule de phrases enthousiastes sur le vrai, le beau et le bon. Il manquait peut-être de génie, mais à coup sûr c’était en monomane qu’il admirait le génie des autres. Je pris autant de plaisir à suivre le jeu bizarre des lumières et des ombres de son caractère que s’il se fût agi d’un personnage tombé d’une autre planète. À vrai dire, il semblait fort dépaysé ; il vivait dans un univers à lui, univers où régnaient les beaux-arts. Il serait difficile de concevoir un être moins souillé par le contact du monde, et je me demandais parfois si un ou deux petits vices innocens n’auraient pas contribué à compléter son organisation d’artiste. Par momens, je riais en songeant qu’il appartenait à la race si pratique des Yankees ; mais, après tout, la meilleure preuve de son origine américaine ne se trouvait-elle pas dans cet amour du beau qui lui donnait la fièvre ? Ce n’est que chez les convertis que l’on rencontre une ardeur aussi vive. La plupart des peintres du Nouveau-Monde qui visitent les musées de l’Europe savent manifester leur admiration sans oublier pour cela de tirer tout le parti possible de leur mérite personnel. Mon ami ne possédait pas ce talent. Du reste il avait conservé le goût du terroir pour les superlatifs. Ses moindres éloges se formulaient par les mots « écrasant, » « transcendantal, » « incomparable. » Quant aux épithètes moins louangeuses, c’était là une petite monnaie dont il dédaignait de se servir.

Malgré la franchise avec laquelle il exprimait ses opinions, il demeurait pour moi une énigme. Le peu qu’il me disait sur son propre compte ne m’apprenait pas grand’chose. Je ne savais pas au juste ce qu’il faisait ni comment il vivait. Soit par modestie, soit par fierté, il ne me parla pas de son intérieur. Il était pauvre, on le voyait ; néanmoins il devait posséder de quoi vivi"e, autrement il n’eût pas avoué aussi gaîment que le culte de la beauté idéale ne lui avait jamais rapporté un écu. Je supposai que sa pauvreté l’empêchait de m’inviter à lui rendre visite. J’ignorais même son adresse. Nous nous donnions rendez-vous en quelque lieu public ou à mon hôtel, où je me montrai aussi hospitalier que je le pus sans risquer de l’offenser. Il paraissait avoir toujours faim. Était-ce là un de ces petits vices innocens que je lui souhaitais ? Je l’ignore. En tous cas, je ne lui en connaissais certes pas d’autre. J’eus soin de lui épargner les questions indiscrètes ; mais lorsque je le rencontrais, je n’oubliais jamais de lui demander des nouvelles de la Madone de l’avenir.

— Nous avançons, grâce au ciel, répondait-il avec un grave sourire. Cela marche. Voyez-vous, j’ai le grand avantage de ne jamais perdre mon temps. Les heures que je passe avec vous sont tout profit. Ce sont des heures suggestives. De même qu’une âme pieuse prie sans cesse, de même le véritable artiste élabore sans cesse son œuvre. Il prend son bien où il le trouve et va dérobant un secret aux choses qui s’offrent à son regard. Quel don précieux que celui de l’observation ! Que de joies elle nous procure ! Chaque coup d’œil me donne l’idée d’une ombre, d’une teinte, d’un heureux contraste. Rentré chez moi, je dépose mes nouveaux trésors aux pieds de ma madone. Oh ! je ne perds pas mon temps ! Nulla dies sine lineâ.


II.

Un mois environ après mon arrivée à Florence, je fus présenté à une dame américaine dont le salon a le privilège d’attirer les visiteurs étrangers. Elle n’était ni jeune ni riche, mais elle offrait à ses hôtes de très bon thé, des gâteaux au choix et une conversation moins variée. Chez Mme Coventry l’entretien ne roulait que sur les questions esthétiques, car elle se donnait pour un juge infaillible en fait d’art. Son appartement était un musée Pitti au petit pied. Elle préférait a les vieux maîtres. » Il y avait je ne sais combien de Péruginos dans sa salle à manger ; un Giotto ornait son boudoir, et un André del Sarto remplaçait le miroir sur la cheminée du salon. Grâce à ces trésors, à un fouillis non moins précieux de bronzes, de mosaïques, de triptyques aux panneaux vermoulus, où des saints aux contours anguleux s’extasiaient sur un fond d’or, elle passait aux yeux de ses compatriotes pour une sorte de grande-prêtresse des arts. En guise de broche, elle portait une immense miniature reproduisant la Madonna della Seggiola. Je la pris un soir à part et je lui demandai si elle connaissait un homme très remarquable nommé Théobald.

— Si je le connais ! s’écria-t-elle. Si je connais ce pauvre Théobald ! Tout Florence connaît ses cheveux flamboyans, sa tunique de velours noir et sa madone que personne n’a jamais vue.

— Comment, vous ne croyez pas à sa madone ?

— Allons, je vois qu’il vous a endoctriné. Cela ne m’étonne pas. Je me rappelle le jour où il prit la ville d’assaut. Un second Raphaël était né, dont la gloire devait rejaillir sur notre chère Amérique ! N’avait-il pas les cheveux de Raphaël ? Les cheveux, hélas ! et non la tête. Enfin on l’accepta tel quel, et on proclama son génie sur les toits. Les femmes mouraient d’envie de se faire peindre par lui et de devenir immortelles comme la Joconde. On s’accordait pour déclarer que ses manières rappelaient Léonardo, qu’il avait quelque chose de mystérieux. Par malheur, le mystère a beaucoup trop duré, si bien que l’on a fini par ne plus s’émerveiller. Le maître refusa de produire son chef-d’œuvre. Il passait des heures entières à contempler le même tableau. Il ne voulait pas profaner son pinceau, disait-il, en peignant de vulgaires portraits. Peu à peu on cessa d’insister, et il ne tenta rien pour ramener les incrédules. — Les grandes œuvres exigent du temps, on verra ! répétait-il. — Je crois qu’il me fait l’honneur de me regarder comme le chef d’une conspiration dirigée contre lui et qui dure depuis une vingtaine d’années. Parlez-lui de moi, et il vous dira que je suis une horrible vieille qui ai juré sa perte parce qu’il a refusé de peindre ma tête pour servir de pendant à la Flore du Titien. Lorsque je le rencontre par hasard dans un musée, il fixe sur moi ses grands yeux noirs avec une indifférence aussi sublime que s’il contemplait une mauvaise copie d’un Sasso Ferrato. J’ai su, il y a déjà longtemps, qu’il s’occupe d’une madone qui doit résumer les perfections de toutes les madones célèbres de l’école italienne. Peut-être vous a-t-il parlé de sa merveilleuse idée, bien qu’il ne la confie pas au premier venu. Je n’ai qu’un conseil à vous donner : ne lâchez pas votre argent avant d’avoir vu une esquisse. Je me figure, quant à moi, que si l’on pouvait pénétrer dans son atelier, on y trouverait des toiles assez semblables à celle dont il est question dans un des contes de Balzac, — une toile couverte d’affreux barbouillages.

Je me contentai de répondre que, directement ou indirectement, M. Théobald n’avait jamais sollicité une commande, avec ou sans esquisse, et que jamais il n’avait essayé de m’emprunter un écu. Néanmoins les paroles de la dame me causèrent une impression d’autant plus pénible qu’elles semblaient confirmer certains vagues soupçons qui m’étaient déjà venus à l’esprit. Peut-être le malheureux peintre ne possédait-il aucun talent ; mais si M’ « * » Goveniry se trompait, elle commettait une erreur bien cruelle ! La façon dont elle expliquait les exceniricités de mon ami pouvait bien provenir du dépit ; car, à l’époque où Théobald avait refusé avec dédain d’immortaliser ses contemporaines, elle n’était certes pas « une horrible vieille. » Je tenais beaucoup à savoir ce que l’artiste aurait à dire là-dessus. La première fois que je le rencontrai, je lui demandai à brûle-pourpoint s’il connaissait Mme Coventry. Il posa la main sur mon bras et me regarda d’un air attristé.

— Vous aussi, vous vous êtes laissé entraîner chez elle ! s’écria-t-il avec un peu d’amertume. C’est une sotte, une femme frivole et sans cœur, qui a la prétention d’être bonne et affecte de ne parler que de choses sérieuses. Elle ne tarit pas sur « la seconde manière de Giotto, » et à l’entendre parler de la liaison de Vittoria Colonna avec « Michel, » on dirait que Michel demeure de l’autre côté de la rue et qu’on l’attend pour faire le quatrième à une table de whist. Au fond, elle se connaît en beaux-arts comme je connais le bouddhisme. Elle profane les mots sacrés, ajouta-t-il avec plus de véhémence. Elle ne tient à vous voir dans son salon rempli de mensonges, de faux Pérugins, que parce que vous servez à passer les tasses de thé. Si vous ne voulez pas bâcler en trois jours un tableau qu’elle puisse soumettre à ses hôtes, elle proclamera sans hésiter que vous êtes un charlatan !

Décidément j’avais affaire à deux ennemis ; mais l’épreuve à laquelle je venais de soumettre les assertions de Mme Coventry ne dissipait pas mes incertitudes. Notre entretien avait eu lieu assez tard dans l’après-midi, lors d’une visite à l’église de San-Miniato, située sur une des collines qui dominent la ville. Rien de plus beau que le panorama de Florence, vu du haut de la large terrasse qui s’étend en face de l’église aux murs de marbre crevassés. Les montagnes se dessinaient vaguement en bleu, comme une vaste coupe au fond de laquelle semble être tombée la petite cité aux mille trésors, avec ses amples dômes et ses légères tourelles. Cependant l’allée de cyprès qui des portes de la ville conduit à San-Miniato n’a rien de gai, et pour chasser les pénibles souvenirs qu’avait réveillés le nom de Mme Coventry, je proposai à Théobald de m’accompagner le soir même à l’Opéra, où l’on devait représenter une œuvre rarement jouée. Il refusa, ainsi que je m’y attendais presque, car j’avais remarqué qu’il ne disposait jamais de ses soirées en ma faveur, bien qu’il ne fît aucune allusion à la façon dont il les passait,

— Vous m’avez plus d’une fois rappelé, lui dis-je, la charmante tirade du peintre florentin dans le Lorenzaccio, d’Alfred de Musset : « Je ne fais de mal à personne. Je passe mes journées dans mon atelier. Le soir, je vais voir ma maîtresse ; lorsque la nuit est belle, nous la passons sur son balcon. » Je ne sais si vous avez une maîtresse ou si elle a un balcon ; mais pour peu que ce double bonheur vous soit échu en partage, je reconnais que vous auriez tort de venir écouter une prima donna de troisième ordre.

Il parut hésiter avant de répondre; il se tourna enfin vers moi d’un air solennel et me demanda : — Êtes— vous capable de contempler une belle femme avec toute la vénération qu’elle mérite ?

— Ma foi, répliquai-je, sans me donner pour un saint, j’ose affirmer que je ne suis pas impudent.

Je le priai ensuite de s’expliquer plus clairement, et lorsque j’eus déclaré que je croyais pouvoir m’engager à tempérer l’admiration par le respect, il m’annonça d’un air mystérieux qu’il était à même de me présenter à la plus belle femme de l’Italie.

— Une beauté doublée d’une âme ! ajouta-t-il.

— En vérité, vous êtes fort heureux, m’écriai-je. Je serai ravi d’être témoin de l’union de ces deux mérites.

— La beauté de cette femme, reprit Théobald, est une leçon, une moralité, un poème ! J’y trouve un sujet d’étude inépuisable ! Avant de le quitter, j’eus soin de lui rappeler son offre et d’exiger de lui une promesse formelle qu’il hésita un peu à me donner.

— Il me semble presque commettre une profanation, dit-il, car jusqu’à présent j’ai été seul à contempler celle dont je vous parle. Je vous accorde une grande preuve d’amitié. Vous êtes le premier à qui j’aie confié mon secret ; mais une trop longue familiarité nous fait parfois perdre de vue la valeur réelle des choses et peut-être agrandirez-vous mon horizon en me suggérant quelque interprétation nouvelle.

Il me donna rendez-vous pour le lendemain soir. L’heure venue, nous nous dirigeâmes vers une vieille maison située au centre de Florence, non loin du Mercato-Vecchio. Il nous fallut gravir jusqu’au dernier étage un escalier raide et mal éclairé. La beauté de Théobald semblait se cacher avec autant de soin que la belle aux cheveux d’or qui, on le sait, était reléguée au sommet d’une tour. Mon guide entra sans frapper dans l’antichambre de ce logis peu luxueux, et, poussant une seconde porte, m’introduisit dans un petit salon pauvrement meublé et d’un aspect assez sombre, en dépit des rideaux blancs qui s’agitaient devant une fenêtre ouverte. Assise près d’une table sur laquelle brûlait une lampe, je vis une femme vêtue de noir qui travaillait à un ouvrage de broderie. Lorsque Théobald se montra, elle redressa la tête pour lui sourire ; mais, en m’apercevant, elle eut un mouvement de surprise et se leva avec une sorte de dignité majestueuse. Théobald s’avança et lui prit la main qu’il baisa avec un respect qui annonçait pourtant un long usage de ce genre de salutation. Tandis qu’il s’inclinait, elle me regarda d’un air mécontent, et il me sembla qu’elle rougissait.

— Contemplez la Sérafina ! me dit Théobald avec un geste théâtral. Monsieur est un ami et un appréciateur des beaux-arts, ajoutat-il en s’adressant à mon hôtesse.

Cette présentation me valut un sourire, une révérence, et l’on m’invita à prendre un siège.

La plus belle femme de l’Italie était une personne d’un beau type italien, très simple d’allure. Lorsqu’elle se fut rassise devant sa lampe et eut repris sa broderie, elle ne trouva que fort peu de chose à dire. Théobald, penché vers elle dans une sorte d’extase platonique, lui adressa une douzaine de questions tendrement paternelles sur sa santé, sur ses occupations, sur les progrès de sa broderie, qu’il examina et me fit admirer. Ce travail ornait quelque partie d’un vêtement ecclésiastique. Les broderies, tracées en fil d’or et d’argent sur un fond de satin jaune, annonçaient une ouvrière très habile. Sérafma répondait d’une voix à la fois douce et sonore, mais avec un laconisme que j’attribuai à la gêne que lui causait ma présence inattendue. Elle raconta que le matin elle était allée à confesse, puis au marché, où elle avait acheté un poulet pour dîner. Elle se trouvait très heureuse, elle ne se plaignait de rien, si ce n’est du manque de probité des gens pour qui elle travaillait et qui lui fournissaient ses matériaux. Il lui répugnait d’employer un aussi mauvais fil dans un vêtement consacré, pour ainsi dire, au Seigneur.

De temps à autre, elle levait les yeux pour diriger de mon côté un regard où je ne vis d’abord que l’expression d’une curiosité fort naturelle. Ce manège s’étant renouvelé, je me demandai si elle ne cherchait pas à établir une entente avec moi aux dépens de notre compagnon. Fidèle à la promesse que j’avais faite de tempérer l’admiration par le respect, je me mis en mesure de juger jusqu’à quel point la dame méritait l’éloge de Théobald.

C’était en effet une belle femme, ainsi que je fus forcé d’en convenir malgré la surprise que j’éprouvai en remarquant qu’elle n’avait plus la fraîcheur de la jeunesse. Sa beauté du reste était de celles dont le charme essentiel consiste dans la forme ou dans ce que Théobald aurait appelé « la composition, » et qui ont le moins à redouter des ravages du temps. Elle était grande, largement charpentée, avec un front un peu étroit, de beaux yeux calmes et un teint pâle sous une peau brunie par le soleil d’Italie. L’épaisse chevelure noire qui cachait ses oreilles et une partie de ses joues formait une coiffure aussi modeste que le voile d’une nonne. Son port de tête avait une allure imposante dont la fierté était corrigée par un air de résignation dévote qui s’harmonisait à merveille avec le regard paisible qu’elle abaissait sur sa broderie. En somme, tout annonçait une vigoureuse nature physique et la sérénité d’un esprit que les nerfs laissent en repos. La Sérafina portait une toilette fort simple : une robe brune et un fichu d’un bleu foncé qui se croisait sur la poitrine, ne laissant voir qu’un cou bien modelé. Sur le fichu brillait une petite croix d’argent. J’admirai beaucoup mon hôtesse, mais non sans faire de larges réserves. Une profonde apathie intellectuelle accompagne d’ordinaire le type de beauté mûre que j’avais sous les yeux. Cette Égérie bourgeoise ne devait pas être tourmentée par des aspirations bien élevées. Une lueur intime avait-elle jamais éclairé ce visage ? Il était permis d’en douter. En tout cas, la lueur s’était singulièrement affaiblie. Et puis, pour parler sans métaphore, la dame commençait à… engraisser ! Ma déception alla presque jusqu’au désenchantement lorsque Théobald s’avisa de faciliter mon inspection secrète. Déclarant que la lampe brûlait mal et que la Sérafina s’abîmerait les yeux, il se leva pour prendre sur la cheminée deux bougies qu’il alluma. À peine les eut-il posées sur la table que je m’aperçus que notre hôtesse méritait décidément d’être classée parmi les femmes « d’un certain âge. » Les années n’avaient ni flétri son teint, ni imprimé une ride sur son visage, ni mêlé un fil d’argent à ses cheveux noirs ; elles se contentaient tout simplement de dépoétiser leur victime. Quant à l’âme, que l’on m’avait promise, je la cherchai en vain ; je ne pouvais donner un nom aussi mystérieux à une expression de douceur qui ne manquait certes pas de charme, mais que reflètent les traits de plus d’une matrone de ma connaissance. Je n’aurais guère juré que cet air de pieuse résignation n’appartînt pas à toutes les brodeuses obligées de pencher sans cesse la tête sur leur travail. Il me vint même à l’esprit qu’il y avait là quelque chose de moins innocent qu’une habitude acquise, car, malgré le peu d’esprit que je lui supposais, l’imposante ouvrière me laissa entrevoir qu’elle prenait la situation moins au sérieux que ne le faisait son adorateur. Quand ce dernier s’était levé pour allumer les bougies, elle m’avait adressé un rapide sourire en se frappant le front à plusieurs reprises avec un de ses doigts. Il eût été déloyal de ma part d’avoir l’air de la comprendre, je refusai donc d’admettre que le pauvre Théobald eût le cerveau fêlé ; elle haussa les épaules et se remit à broder.

Quels étaient les rapports de ce couple singulier ? Mon compagnon était-il le plus chaleureux des amis ou le plus platonique des amoureux ? La dame le regardait-elle comme un génie excentrique dont elle se plaisait à encourager l’admiration inoffensive en lui laissant passer quelques heures dans son petit salon durant les longues nuits d’été ? Sa gravité, la simplicité de son costume, le vêtement ecclésiastique qu’elle brodait, lui donnaient l’air d’une sœur laie jouissant du privilège de demeurer en dehors des murs de son couvent. Ou bien vivait-elle à l’abri du besoin aux dépens d’un ami désireux d’avoir toujours sous les yeux le type éternel de la beauté parfaite ? Je remarquai qu’elle avait de fort belles mains, fines et blanches, qui ne ressemblaient en rien aux mains d’une ouvrière.

— Et les tableaux ? demanda-t-elle à Théobald après un intervalle de silence.

— Cela marche ! cela marche ! répliqua-t-il. J’ai ici un ami dont la sympathie et les encouragemens ont ranimé ma foi et mon ardeur.

Notre hôtesse se retourna vers moi, me regarda un moment d’un air qui m’intrigua un peu, se frappa le front comme elle l’avait fait une minute ou deux auparavant, et dit avec un sérieux imperturbable :

— Il a un génie immense !

— Je suis tout disposé à le croire, répliquai-je.

— Pourquoi donc souriez-vous ? s’écria-t-elle. Puisque vous en doutez, il faut que vous voyiez le bambino.

Elle prit la lampe, et me conduisit vers l’autre bout de la chambre où se trouvait accroché au mur, entouré d’un simple cadre de bois noir, un grand dessin à la sanguine. Au-dessous, on voyait un bénitier. Le dessin représentait un très jeune enfant complètement nu, à moitié niché sur les genoux de sa mère, mais qui étendait en avant ses deux petits bras comme pour donner une bénédiction. Cette sanguine était exécutée avec une sûreté de main et une vigueur singulières, et semblait néanmoins resplendir de la délicate fraîcheur de l’enfance. Une sorte d’élégance et de grâce naïves, se mêlant à une merveilleuse fermeté de touche, rappelait la manière du Corrége.

— Voilà ce qu’il peut faire ! dit mon hôtesse, c’est la vivante image du petit ange que j’ai perdu, et le signor Teobaldo me l’a donnée. Il m’a donné bien d’autres choses !

Je contemplai pendant quelque temps le dessin, et j’exprimai très sincèrement mon admiration. Je déclarai à Théobald que, si son œuvre était accrochée parmi les dessins du musée des Offices et signée d’un nom glorieux, les critiques s’y tromperaient. Mes éloges parurent lui causer un vif plaisir ; il me pressa les mains avec effusion, et ses yeux se remplirent de larmes. Il éprouva sans doute le désir de me raconter l’histoire de cette esquisse, car il se leva bientôt et fit ses adieux à notre hôtesse, lui baisant la main avec la même ardeur respectueuse que lors de notre entrée. Je pensai que la façon dont elle accueillerait ma politesse m’aiderait à juger à quelle espèce de femme j’avais affaire, et je me disposai à imiter mon compagnon. Dès qu’elle s’aperçut de mon intention, elle retira vivement sa main, baissa les yeux et m’adressa une révérence cérémonieuse. Théobald me prit le bras et m’entraîna rapidement dans la rue.

— Et que pensez-vous de la divine Sérafina ? s’écria-t-il dès que nous eûmes fait quelques pas.

— Sa beauté possède au moins le mérite de la solidité, répliquai-je.

Il me regarda un instant d’un air irrité ; puis il parut oublier ma réponse pour s’abandonner au courant de ses souvenirs.

— Ah ! je voudrais que vous eussiez pu voir la mère et l’enfant, dit-il, comme je les ai vus lors de ma première rencontre, — la mère, un châle drapé autour de la tête, le visage troublé par une douleur ineffable, le bambino pressé contre sa poitrine ! Vous auriez avoué, je crois, que le hasard m’envoyait un modèle aussi beau que ceux de Raphaël ! Je revenais un soir d’été d’une longue menade, lorsque cette apparition me frappa en dehors d’une des portes de Florence. La femme tendit la main. Je ne savais trop s’il fallait lui demander : — Que me voulez-vous ? — ou me jeter à ses pieds pour l’adorer. Elle mendiait ! Je vis qu’elle était aussi pâle que belle. On aurait pu s’imaginer qu’elle sortait de l’étable de Bethléem. Je lui donnai de l’argent, et je l’aidai à gagner la ville. J’avais deviné son histoire. C’était une fille-mère que le monde abandonnait à sa honte. Plus heureux que ces peintres cloîtrés d’autrefois qui avaient des visions, je voyais soudain se réaliser le type rêvé. Je tirai ces pauvres êtres de la misère, je m’attachai à eux, je veillai sur eux comme j’aurais veillé sur quelque œuvre d’art, sur quelque admirable fragment de fresque découvert au fond d’une église en ruines. Au bout d’un mois, — comme pour accroître et consacrer ma sympathie, — le pauvre petit enfant mourut. Lorsque la mère comprit qu’il n’y avait plus d’espoir, elle tint son fils devant moi pendant une dizaine de minutes, et je fis l’esquisse qu’elle vous a montrée. Vous avez sans doute remarqué la hâte fiévreuse avec laquelle le dessin a été achevé ? Je voulais épargner le pauvre bambino qui avait à peine la force de poser, même soutenu par les bras de sa mère. Ensuite la Sérafina me devint doublement chère. C’est bien la créature la plus douce, la plus pieuse, la plus simple, la plus franche dont la vieille Italie puisse s’enorgueillir ! Elle ne vit que dans le souvenir de son enfant, pleine de reconnaissance pour les légers services que j’ai été à même de lui rendre. Elle n’a pas l’air de se douter qu’elle est belle ; mes éloges ne lui ont jamais inspiré le moindre accès de vanité, — Dieu sait pourtant que je ne cache pas mon admiration ! Vous avez dû être frappé de la singulière transparence de sa physionomie expressive, de l’adorable modestie de son regard. Avez-vous jamais vu un front d’une pureté aussi virginale ? Où trouverez-vous une chevelure qui ondoie avec une élégance aussi classique ? Je l’ai étudiée. Je puis me vanter de la connaître. Je l’ai absorbée peu à peu ; son image est maintenant bien gravée dans mon esprit, et je suis décidé à saisir l’impression ; — je vais enfin l’inviter à m’accorder quelques séances.

— Enfin ! répétai-je avec surprise. Voulez-vous me donner à entendre qu’elle ne vous a pas encore servi de modèle ?

— Elle ne m’a pas précisément servi de modèle, répondit Théobald. J’ai pris des notes ; j’ai l’impression fondamentale de mon sujet. C’est là l’essentiel ; mais jusqu’à présent elle n’a point posé, convenablement drapée et éclairée, devant mon chevalet.

Mon tact et ma discrétion me firent défaut ; je ne pus réprimer une exclamation que je devais regretter amèrement. Nous venions de nous arrêter au coin d’une rue, sous un réverbère. — Mon pauvre ami, m’écriai-je en posant la main sur son épaule, vous avez lambiné ! Votre modèle est trop vieille pour une madone.

Il recula comme si je l’eusse brutalement frappé en pleine poitrine. Je n’oublierai jamais le long regard désespéré qu’il m’adressa. — Lambiné ! dit-il enfin. Vieille !.. vieille ! Est-ce que vous plaisantez ?

— Voyons, mon cher ami, je ne pense pas que vous la preniez pour une femme de vingt ans ?

Il poussa un profond soupir et s’appuya contre le mur voisin, me contemplant d’un air de doute et de reproche ; puis il s’élança vers moi, me saisit le bras et me demanda : — Répondez-moi avec franchise. Vous paraît-elle vraiment vieille ? Est-elle ridée ? est-elle fanée ? Suis-je aveugle ?

Je compris alors l’immensité de son illusion. Une à une, les années silencieuses avaient glissé sur lui, tandis qu’il s’abandonnait au charme d’une inactivité rêveuse, préparant sans cesse un travail sans cesse ajourné. Il me sembla que ce serait lui rendre un véritable service que de lui ouvrir les yeux.

— Vous n’êtes pas aveugle, répondis-je ; vous avez au contraire perdu beaucoup de temps dans une contemplation stérile. Votre amie a été jeune et fraîche ; elle a pu ressembler à une vierge, mais il y a des années de cela. Néanmoins elle conserve de beaux restes ; faites-la poser, et…

Je ne pus achever ma phrase, tant l’effet produit par mon indiscrétion me peina. Théobald avait ôté son chapeau et passait son mouchoir sur son front avec un mouvement machinal.

— De beaux restes ! Je vous remercie de votre euphémisme ! Il faut que je compose ma madone avec de beaux restes, — quel chef-d’œuvre ce sera !… Vieille ! vieille ! murmura-t-il ensuite comme en se parlant à lui-même.

— Peu importe son âge, m’écriai-je, peu importe ce que je pense d’elle ! Vous avez vos souvenirs, vos notes, votre génie. Terminez votre tableau en un mois. Je suis sûr d’avance que vous produirez un chef-d’œuvre, et je vous l’achète au prix qu’il vous plaira de fixer.

Il me regardait en ouvrant de grands yeux, sans paraître me comprendre.

— Vieille, vieille ! répétait-il d’une voix monotone. Si elle est vieille, que suis-je donc, moi ? Si sa beauté a disparu, où est ma force ? Ma vie a-t-elle été un rêve ? Ai-je adoré trop longtemps, ai-je trop bien aimé ?

Le charme était rompu. Il fallait que la trame de son illusion eût été affaiblie par une tension exagérée pour se déchirer aussi facilement. Un mot prononcé par hasard avait dissipé les ténèbres où vivait le malheureux peintre. Il voyait clair maintenant. Soudain il baissa la tête et fondit en larmes.

Je le ramenai avec douceur vers mon logis ; mais je n’essayai ni de calmer sa douleur, ni de lui voiler la dure vérité. Arrivé en face de mon hôtel, je l’engageai à entrer.

— Venez, lui dis-je. Nous boirons à l’achèvement de votre madone.

Il releva la tête avec un violent effort, parut se livrer un instant à de sombres réflexions, à en juger par ses sourcils froncés, puis il me tendit la main en s’écriant :

— Je la finirai dans un mois ! Non, dans quinze jours ! Après tout, elle est là, — et il se frappa le front. Oui, parbleu, elle est vieille ! On peut le lui dire sans l’offenser, — une femme qui a fait passer vingt ans comme si ce n’était que vingt mois ! Vieille, vieille ! Eh bien, monsieur, elle sera éternelle !

J’offris de le reconduire jusque chez lui, mais lorsque je voulus lui reprendre le bras, il me repoussa avec un geste théâtral ; il s’éloigna en sifflant et en brandissant sa canne. J’attendis quelques minutes, puis je le suivis à une certaine distance jusqu’à ce qu’il eût franchi le pont de la Santa-Trinita. Au milieu du pont, il s’était arrêté, comme à bout de forces, pour s’appuyer sur le parapet. J’eus soin de ne pas le perdre de vue ; mais j’avoue que je demeurai assez inquiet tandis qu’il contemplait la rivière. Il se remit enfin en marche et continua sa route à pas lents, la tête baissée. Je ne jugeai pas à propos de l’accompagner plus loin à travers les rues.


III.

Comme j’espérais, grâce à mon imprudente exclamation, avoir décidé le pauvre Théobald à tirer un profit plus pratique de ses connaissances acquises et de son goût cultivé, je ne m’étonnai pas qu’il ne donnât plus signe de vie. Au bout de quatre ou cinq jours, voyant qu’il ne m’écrivait pas et qu’il ne se montrait ni chez moi ni dans les endroits qu’il fréquentait d’habitude, je commençai à me demander si, au lieu de réveiller son talent par une secousse salutaire, je ne l’avais pas tout simplement paralysé. Était-il malade ? Cette pensée me tourmenta d’autant plus que je me serais accusé d’être la cause de sa maladie. Mon séjour à Florence touchait à sa fin et je tenais à me renseigner avant mon départ. Théobald ne m’ayant jamais donné son adresse, je ne savais où le trouver ; mais rien ne m’empêchait d’aller aux informations chez la brodeuse du Mercato-Vecchio. J’avoue d’ailleurs que ma curiosité non satisfaite m’inspirait le désir de revoir à la clarté du jour l’enchanteresse auprès de laquelle vingt années s’écoulaient avec une vitesse si prodigieuse. Peut-être ne lui rendais-je pas justice. Je me dirigeai donc un matin vers sa demeure, je grimpai les marches d’un escalier interminable et je m’arrêtai au dernier étage. Bien que la porte d’entrée fût entrebâillée, j’hésitais à me présenter, lorsqu’une petite servante traversa en courant l’étroite antichambre avec un panier où résonnaient des plats vides. Comme la seconde porte restait ouverte, je m’avançai vers le salon où Théobald m’avait introduit. Cette fois le salon se trouvait transformé en salle à manger. Une nappe couvrait la table, ou du moins un des bouts de la table devant laquelle était assis un monsieur, — non, un individu qui se penchait en arrière dans l’attitude béate d’un gastronome repu. Tout près de lui, je vis la maîtresse de la maison. Avant de songer à son propre appétit, elle s’était sans doute occupée de son hôte, car d’une main elle retenait sur ses genoux une assiette de macaroni au fumet appétissant, et de l’autre elle levait en l’air un des tubes onctueux de ce plat national. Sur le côté de la table que ne cachait pas la nappe étaient rangées une demi-douzaine de statuettes qu’à leur couleur on aurait pu prendre pour des terres cuites. Le commensal de la Sérafina brandissait son couteau et paraissait faire l’éloge de ces figurines.

En m’apercevant, la plus belle femme de l’Italie laissa tomber le macaroni… dans sa bouche, et se leva en poussant un cri de surprise, sinon de mécontentement. Je devinai aussitôt que la signora Sérafina avait quelque chose à cacher ; en bon diplomate, je feignis de trouver tout naturel le tête-à-tête que je troublais. Je saluai et m’excusai de la déranger à une heure aussi matinale. L’irritation de la dame sembla se calmer. Elle me souhaita la bienvenue et m’offrit un siège. Ce fut d’un air presque gracieux qu’elle me présenta son commensal.

— Un autre de mes amis, dit-elle ; un artiste aussi.

Son ami s’essuya la moustache et s’inclina jusqu’à terre. Évidemment je n’avais pas affaire à un sot. Ce monsieur, à n’en pas douter, était l’auteur des statuettes posées sur la table, et son regard perçant devait reconnaître à première vue un étranger qui a de l’argent à dépenser. En dépit de ses moustaches bien cirées, son nez retroussé nuisait à ses prétentions de joli garçon. Il portait, un peu de travers, une calotte rouge, et je remarquai qu’il était chaussé d’une belle paire de pantoufles brodées. Lorsque Sérafina annonça d’un ton plein de dignité que j’étais l’ami de M. Théobald, il se confondit en éloges et affirma que M. Théobald possédait un génie incroyable.

— Pour ma part, répondis-je, je ne puis en juger ; je n’ai rien vu de lui, si ce n’est le bambino accroché là-bas et qui est certainement un dessin fort remarquable.

— C’est un chef-d’œuvre, un vrai Corrége ! s’écria mon interlocuteur. Quel dommage, ajouta-t-il en clignant de l’œil, que le signor Teobaldo n’ait pas songé à se servir de bons vieux panneaux vermoulus !

Sur ce, la majestueuse Sérafina crut devoir protester.

— Il est trop homme d’honneur, dit-elle pour jamais se prêter à une supercherie. Je ne me connais guère en génie ou en peinture. Je ne suis qu’une pauvre veuve ; mais je sais que le signor Teobaldo a le cœur d’un ange et la vertu d’un saint. C’est mon bienfaiteur.

— J’ai la plus grande estime pour lui, répliquai-je, et c’est pour cela que je m’inquiète de ne l’avoir pas rencontré depuis notre dernière visite. L’avez-vous vu ? Serait-il malade ?

— À Dieu ne plaise ! s’écria Sérafina d’un ton qui ne permettait pas de douter de sa sincérité.

Son compagnon laissa échapper un innocent petit juron et lui demanda : — Pourquoi n’êtes-vous pas allée le voir ?

Elle hésita un instant, minauda, puis répliqua d’un air de dignité offensée : — Il vient chez moi sans donner prise aux mauvaises langues ; mais il n’en serait pas de même si j’allais chez lui, bien que l’on puisse presque dire qu’il mène la vie d’un saint.

— Il a pour vous la plus grande admiration, lui dis-je, et il se serait senti honoré de votre visite.

— Il a pour moi plus d’admiration que vous n’en avez, répliqua-t-elle d’un ton aigre, convenez-en !

Naturellement je repoussai l’accusation avec toute l’éloquence dont je suis capable, et ma mystérieuse hôtesse avoua qu’elle m’avait regardé comme un ennemi dès ma première visite et qu’elle me soupçonnait de lui avoir nui dans l’esprit de Théobald. — Dans ce cas, vous auriez rendu un triste service à ce pauvre homme, ajouta-t-elle, je puis vous l’affirmer. Il vient me voir tous les soirs depuis des années. C’est une amitié de longue date ! Personne ne le connaît aussi bien que moi.

— Je ne prétends ni le connaître, ni le comprendre, répliquai-je ; il reste un mystère pour moi. Cependant je me suis parfois figuré qu’il est un peu…

Je touchai du doigt mon front et je levai la main en l’air. Sérafina, qui m’avait appris ce geste, feignit à son tour de ne pas le comprendre et se tourna vers son ami comme pour le consulter. Celui-ci se borna à hausser les épaules tout en remplissant son verre. Alors la padrona me dit avec un sourire plein de candeur : — Oui, et c’est pour cela que je l’aime ! Le monde n’a aucune pitié pour les simples d’esprit ! On se moque d’eux, on les méprise, on les dépouille, il est trop bon pour vivre sur la terre. Est-ce ma faute s’il s’imagine trouver un petit paradis dans mon humble logis ? Il a une étrange idée, — vraiment j’ose à peine vous en parler, — il se figure que je ressemble à la sainte Vierge ! Dieu me pardonne ! Je lui laisse penser ce qu’il veut, puisque cela le rend heureux. Il m’a soutenue lorsque les autres me repoussaient, et je ne suis pas de celles qui oublient un service. Aussi le reçois-je poliment chaque soir et je lui permets de me regarder de face ou de profil, selon sa fantaisie. Pour ce qui est de cela, je puis dire sans vanité que je valais la peine d’être regardée autrefois. J’avoue qu’il n’est pas toujours amusant, le digne homme. Quelquefois il reste assis pendant une heure entière sans prononcer une parole, ou bien il parle, sans discontinuer, de la nature, de l’art, de la beauté, du devoir, et de cinquante autres choses qui sont de l’hébreu pour moi. Je vous prie de croire qu’il ne m’a jamais dit un mot que la plus grande dame n’aurait pu décemment écouter. Peut-être est-il un peu toqué —, moi, je le range au nombre des saints.

Sérafina ne racontait pas tout ; elle oubliait certains détails de sa propre biographie, et elle aurait sans doute pu parler de plus d’un service rendu ; mais elle m’en apprenait assez pour que le récit que m’avait fait Théobald me parût très touchant dans sa simplicité extatique.

— C’est un bonheur peu commun, poursuivit-elle, d’avoir pareil ami, — un ami qui est moins qu’un amoureux et plus qu’un ami.

Je regardai son compagnon, qui, conservant un sourire impénétrable, frisa les bouts de sa moustache et vida son verre. Celui-là était-il plus qu’un ami ?

— Que voulez-vous ? reprit Sérafina sans remarquer ma distraction. Dans ce bas monde, il faut garder ce que le ciel nous envoie. J’ai conservé mon excellent ami pendant vingt ans, et j’espère, signor, que vous ne venez pas l’indisposer contre moi ?

J’affirmai que je n’avais aucun dessein de ce genre, que je serais au contraire désolé de troubler les habitudes ou les convictions de M. Théobald. Je m’inquiétais seulement de ne plus le voir et je désirais aller prendre de ses nouvelles. Elle me donna l’adresse du peintre et me fit un tableau fort pathétique des angoisses que lui causait l’absence de son visiteur habituel. C’était surtout la crainte de lui déplaire qui l’avait empêchée de se rendre chez le peintre, car il ne tenait pas à ce qu’elle pénétrât dans son intérieur.

— Vous auriez pu envoyer monsieur, lui dis-je.

— Ah ! s’écria le monsieur en question, il admire la signera Sérafina, mais il ne m’admirerait pas.

J’allais me retirer, après avoir promis d’apporter à mon hôtesse des nouvelles de mon ami, lorsque son compagnon, qui s’était levé et avait sans doute prémédité l’attaque, me prit doucement par le bras pour me conduire devant la rangée de statuettes.

— Votre conversation, signor, m’a révélé un protecteur des beaux-arts. Permettez-moi d’attirer votre honorable attention sur ces modestes produits de mon talent. Ce sont là mes derniers essais ; ils sortent de l’atelier et n’ont jamais été exposés en public. Je les ai apportés ici afin de les soumettre à cette chère dame, qui est très bon juge, bien qu’elle affirme modestement le contraire. Je suis l’inventeur de ce genre de statuette. Sujet, style, matériaux, tout est de mon invention. Touchez-les, je vous prie ; vous pouvez les manier sans crainte. Si fragiles qu’elles semblent, elles ne se cassent pas. Mes diverses créations ont eu un grand succès. Elles sont surtout appréciées par les Américains. Trouvez-moi un plus joli ornement pour la cheminée d’un garçon ou pour le boudoir d’une jolie femme qui aime à rirel Cela n’est pas de l’art classique, évidemment ; mais, entre nous, l’art classique manque de gaîté. Jusqu’à présent la caricature, la charge, comme disent les Français, n’a été cultivée que par les dessinateurs et les écrivains dramatiques, — je crois avoir été le premier à l’introduire dans la sculpture. Que dites-vous de mes types ? L’idée ne vous paraît-elle pas aussi heureuse que hardie ? Chattes et singes, singes et chats, — toute la nature humaine est là ! La nature humaine envisagée au point de vue satirique, bien entendu.

Tandis que cet aimable Juvénal de la statuaire me débitait son boniment, il avait pris une à une les statuettes, les tenant en l’air, leur administrant des pichenettes pour prouver leur solidité, les contemplant avec admiration. Chacun de ses groupes se composait d’une chatte et d’un singe, grotesquement affublés, qui se faisaient la cour. Malgré la monotonie du sujet, le soi-disant inventeur avait déployé un certain talent, car ses personnages ressemblaient à des chats et à des singes aussi bien qu’à des femmes et à des hommes. Néanmoins j’avoue que la ressemblance ne m’amusa pas ; ces imitations réussies avaient quelque chose de cynique. L’artiste qui les tenait entre le pouce et l’index, les caressant du regard, me fit l’effet d’un sapajou un peu plus intelligent que la généralité des quadrumanes. La politesse cependant m’arracha un sourire plus ou moins approbateur qui me valut un nouveau discours.

— C’est la nature prise sur le fait ! s’écria le statuaire. J’ai chez moi une petite ménagerie de singes qui me servent de modèles. Quant aux chats, il suffit de regarder sur les toits voisins. Depuis que j’ai commencé à étudier ces petites bêtes, j’ai fait des observations qui ne manquent pas de profondeur. Un esprit aussi supérieur que le vôtre, signor, reconnaîtra qu’il y a une portée philosophique dans mes créations.

Tout en empochant la carte que l’on me présentait, je regardai la madone de l’avenir, me demandant si elle était capable d’établir un contraste. Elle prit un des groupes et se mit à l’épousseter tendrement avec un plumeau.

Ce que je venais de voir et d’entendre avait tellement augmenté la pitié que m’inspirait le pauvre Théobald, que je m’empressai de m’éloigner. Je me dirigeai sans retard vers la demeure que m’avait indiquée cette femme bizarre, et qui se trouvait à l’autre bout de la ville. La maison avait un aspect sombre et misérable. Une vieille que je rencontrai sous la porte d’entrée et à qui je m’adressai, marmotta une espèce de bénédiction et poussa comme un soupir de soulagement ; elle craignait que le pauvre artiste n’eût pas un seul ami au monde. Le logement de Théobald semblait ne se composer que d’une seule pièce située au dernier étage. Ayant frappe sans obtenir de réponse, je crus, bien que la clé fût sur la porte, qu’il était sorti, et je n’hésitai pas à entrer. Aussi fus-je péniblement ému de le trouver là, pâle et immobile, assis près de l’unique fenêtre, en face d’un chevalet qui soutenait une grande toile. Lorsque j’ouvris la porte, il tourna vers moi un regard atone, sans changer de position. Son attitude annonçait une prostration absolue. Les mains sur les genoux, les jambes étendues, il se tenait la tête penchée sur la poitrine. Ses cheveux en désordre, ses yeux éteints, son visage non rasé, joints à sa pâleur, lui donnaient un air hagard. Quand je m’avançai, il ne parut pas me reconnaître. Je m’étais attendu à d’amers reproches, je les redoutais presque, et maintenant je regrettais de voir que ma présence n’excitait aucune colère.

— Ne me reconnaissez-vous pas ? lui demandai-je en tendant la main ; m’avez-vous déjà oublié ?

Il ne répondit rien et ne bougea pas, tout en me contemplant d’un air surpris, tandis que je regardais autour de moi. Ce que je voyais racontait avec éloquence l’histoire d’une longue misère. La chambre, sale et nue, était à la fois une chambre à coucher et un atelier, ou plutôt un semblant de chambre à coucher et d’atelier. En fait de mobilier, elle ne contenait qu’un lit de sangle, une table vermoulue et deux chaises dégradées ; les objets de luxe étaient représentés par quelques reproductions en plâtre couvertes de poussière, quelques gravures jaunies clouées au mur, trois ou quatre vieilles toiles retournées, une boîte à couleur en assez bon état et le chevalet dressé près de la fenêtre. L’endroit suintait la pauvreté. S’il y avait là un trésor, ce ne pouvait être que le tableau posé sur le chevalet, — la madone de l’avenir ! Comme le châssis faisait face à la porte, il m’était impossible d’apercevoir la peinture. Enfin, un peu effrayé par l’immobilité de Théobald, je passai derrière lui en lui posant amicalement la main sur l’épaule. Je n’oserais dire que je fus par trop étonné de ce que je vis alors : une toile complètement vide, dont l’enduit avait été jauni et fendillé par le temps ! C’était là l’œuvre qui devait rendre son nom immortel ! Bien que je ne fusse qu’à moitié surpris, j’avoue que je me sentis très ému. Pendant plusieurs minutes, je n’eus pas le courage de prononcer une parole. À la longue, mon voisinage silencieux parut tirer mon hôte de sa torpeur ; il tressaillit, se retourna, puis se leva et me regarda avec des yeux qui retrouvèrent lentement leur ancien éclat. Je murmurai quelques phrases bienveillantes à propos de sa santé, qui exigeait des soins et sur laquelle mon amitié me donnait le droit de veiller. Au lieu de m’écouter, il semblait absorbé par l’effort qu’il faisait pour se rappeler ce qui s’était passé entre nous.

— Vous avez raison, dit-il après un moment de silence et avec un sourire pénible à voir, j’ai lambiné ! J’ai gaspillé ma force. Je ne suis plus bon à rien. Vous m’avez ouvert les yeux, et, quoique la vérité soit amère, je ne vous en veux pas. Amen ! Depuis l’autre soir, je suis resté en face de la vérité, du passé, de ma misère et de ma nullité. C’est fini, je ne toucherai plus à un pinceau ! Je ne me rappelle pas si j’ai mangé ou dormi. Regardez cette toile ! Cela promet, n’est-ce pas ? Pourtant, il y a là plus d’un chef-d’œuvre ! poursuivit-il en se frappant le front avec énergie. Si je pouvais faire passer mes visions dans quelque cerveau doué d’une force pratique ! J’ai dressé mon inventaire, et je suis arrivé à me convaincre que j’ai en moi les matériaux de vingt chefs-d’œuvre ; mais ma main est paralysée, et personne ne les peindra ! J’ai attendu, ne me trouvant pas encore digne de commencer, si bien qu’à force de me préparer au travail j’ai dépensé toute ma vigueur. Tandis que je rêvais à mes créations, elles s’évanouissaient. Je me suis trop méfié de moi. Michel-Ange a eu plus d’audace quand il s’est mis à l’œuvre dans la chapelle de San-Lorenzo. Il a essayé de son mieux, à tout hasard, et son premier essai est immortel. Voilà le mien ! — Et il désigna la toile vide avec un geste plein de désespoir. Il faut croire que la Providence nous a assigné un rôle à part, à nous autres incapables qui ne savons ni agir ni oser. Nous nous rattrapons en paroles, en rêveries, en promesses, en projets ! Mais vous saurez, s’écria-t-il en hochant la tête avec orgueil, que nos visions ont une beauté qui leur est propre et qu’un homme n’a pas vécu en vain lorsqu’il a vu les choses que j’ai vues. Naturellement, vous n’y croirez pas, puisque je n’ai d’autre preuve à offrir que ce canevas jauni ; mais pour me permettre d’émerveiller le monde, il ne me manque que la main de Raphaël. Son génie, je l’ai ! Quel dommage, direz-vous, que je n’aie pas sa modestie ! Ah ! laissez-moi discourir, — c’est la seule consolation qui me reste. Je suis la moitié d’un génie. Où donc se trouve mon autre moitié ? Logée peut-être dans l’âme d’un copiste servile ou dans les doigts d’un habile ouvrier qui fabrique à la douzaine ses pastiches vulgaires. Que ne me suis-je contenté d’être habile et médiocre ! Si j’avais pu m’y résoudre, j’aurais trouvé des admirateurs.

Je ne savais que dire au pauvre peintre. Je compris seulement qu’il importait de l’attirer hors de cette chambre à laquelle on ne pouvait sans ironie donner le nom d’atelier. Je n’ose dire que je le décidai à sortir avec moi, — il se laissa tout simplement emmener. Dès les premiers pas que nous fîmes en plein air, je vis combien il était devenu faible. En dépit de mes instances, il refusa de prendre autre chose qu’un verre de madère. Il parut ensuite se ranimer et murmura qu’il voudrait revoir le musée Pitti. Je n’oublierai jamais notre triste promenade à travers ces riches galeries où chaque tableau paraissait briller d’un éclat nouveau et lancer un défi. Les portraits avaient l’air d’adresser un sourire plein d’un ineffable dédain au prétendant découragé qui avait songé à lutter avec les triomphateurs. La Madone à la chaise elle-même ne s’apitoya pas ; un reflet de la sinistre ironie des femmes de Léonardo semblait tomber sur elle. Nous n’échangeâmes guère une parole. C’était le silence des adieux pénibles. À la façon dont Théobald s’appuyait sur mon bras et traînait la jambe, j’eus le pressentiment que cette visite serait sa dernière. En quittant le palais Pitti, il était si épuisé qu’au lieu de l’emmener dîner à mon hôtel, je le reconduisis chez lui en voiture. Durant le trajet, il tomba dans une sorte de léthargie. Les yeux fermés, pâle comme la mort, il s’affaissa dans son coin. Il ne dormait pourtant pas, car sa faible respiration était parfois entrecoupée par un gémissement étouffé ou un effort qu’il faisait pour parler. Aidé par la vieille que j’avais vue le matin, je parvins à l’amener jusqu’à son logis, où nous le déposâmes sur son misérable grabat.

— Ne le quittez pas, dis-je alors à la vieille ; je cours chercher un médecin.

Tandis que je m’éloignais, elle me suivit jusque sur le palier et marmotta : — Cher digne homme, est-ce qu’il va mourir ?

— J’espère bien que non. Son état n’a rien de très alarmant, autant que j’en puis juger. Il est très faible, voilà tout.

— Cela ne m’étonne pas ; je crois qu’il ne s’est pas couché depuis quatre jours et il n’a guère mangé. Chaque matin, je le retrouvais assis devant sa grande toile à laquelle il avait l’air de dire ses prières. Que lui est-il donc arrivé ? A-t-il appris quelque chose sur le compte de la Sérafina ? ajouta-t-elle avec un affreux sourire qui montra des gencives dégarnies de dents.

— Ne le quittez pas avant mon retour, répondis-je, et prouvez qu’il existe au moins une vieille femme sur laquelle on puisse compter !

Mon retour fut retardé par l’absence du médecin anglais que je voulais consulter. Il me fallut courir après lui de maison en maison chez une dizaine de ses cliens. Je l’amenai enfin au chevet de Théobald. Le malade dormait d’un sommeil agité. Le docteur lui tâta le pouls, griffonna une ordonnance et partit en hochant la tête.

— Je reviendrai tantôt, dit-il, je crains une fièvre cérébrale ; mais il se peut que je me trompe.

Le soir, il m’annonça qu’il ne s’était pas trompé. A. dater de ce moment, je ne quittai guère Théobald. Sa maladie, si elle fut pénible à voir, fut heureusement fort courte. Il délira jusqu’à sa dernière heure. Les étranges paroles de regret, d’aspiration, d’extase ou de terreur que lui inspiraient les tableaux qu’il croyait voir, ont laissé dans mon esprit une impression durable. Cela ressemblait à une page arrachée à quelque tragédie antique.

Huit jours plus tard, on l’enterrait dans le petit cimetière protestant qui se trouve sur la route de Fiésole. Malgré l’isolement volontaire où le défunt avait vécu pendant de longues années, une demi-douzaine de ses compatriotes suivirent le convoi, — entre autres Mme Coventry, que je rencontrai après la cérémonie.

— Eh bien ! me demanda-t-elle, la fameuse madone, l’avez-vous vue ?

— Je l’ai vue, répliquai-je. Elle est à moi, — il me l’a léguée. Et je m’éloignai avec une brusquerie qui, je l’avoue, manquait d’urbanité. J’avais hâte de quitter Florence ; l’ombre du pauvre Théobald semblait planer sur la ville et l’assombrir. Mes malles étaient déjà faites et je comptais partir le soir même. En attendant, afin de dissiper ma tristesse, je me mis à me promener à travers les rues. Le hasard me conduisit devant San-Lorenzo. Me rappelant une phrase de Théobald à propos du premier essai de Michel— Ange, j’entrai dans l’église et je me trouvai tout à coup en face d’une femme qui se levait après avoir terminé sa prière. Le châle noir, qui formait autour de sa tête une draperie pittoresque, encadrait le visage de la madone de l’avenir. Elle s’arrêta en me reconnaissant. Ses yeux brillaient, son ample poitrine se soulevait d’une façon qui présageait des reproches. Mon air attristé apaisa sans doute son ressentiment, car elle m’adressa la parole d’un ton dont une sorte de résignation maussade tempérait l’amertume.

— Je sens que c’est vous qui nous avez séparés, me dit-elle. Pourquoi vous a-t-il jamais conduit chez moi ! Il est clair que vous ne pouviez me regarder avec les mêmes yeux que lui. Je viens de demander une neuvaine pour le repos de son âme, et je puis vous affirmer, signor, que je ne l’ai pas trompé. C’est lui-même qui s’est imaginé que je ne devais vivre que de belles phrases. Après tout, cela le rendait heureux. A-t-il beaucoup souffert ? ajouta-t-elle d’une voix plus douce après un moment de silence.

— Oui, il a beaucoup souffert, mais ses souffrances n’ont pas duré longtemps.

— Et a-t-il parlé de moi ?

Elle avait hésité un moment et baissé les yeux ; elle les releva en m’adressant cette question. Son regard, si calme d’ordinaire, brilla d’un éclat passager qui ranima et illumina sa beauté. Pauvre Théobald ! quelque nom qu’il donnât à sa passion platonique, c’étaient ces yeux-là qui l’avaient captivé.

— Soyez satisfaite, madame, répondis-je gravement, il a parlé de vous.

Elle baissa de nouveau les yeux, poussa un profond soupir et s’éloigna.

En traversant une rue étroite pour regagner mon hôtel, je remarquai au-dessus d’une porte une enseigne qu’il me sembla avoir déjà vue, bien que je n’eusse jamais pris ce chemin. Je me rappelai soudain qu’une carte que j’avais jetée dans le ruisseau portait la même inscription. Sur le seuil de la boutique se tenait l’habile artiste qui savait si bien vanter ses produits. Une pipe à la bouche, il polissait avec un chiffon une de ses inimitables « combinaisons. » Le bruit de mon pas attira son attention. Il me reconnut, ôta sa calotte rouge, me fit un salut obséquieux et m’invita du geste, à entrer dans sa boutique ou dans ce qu’il appelait son atelier. Je lui rendis son salut sans m’arrêter. J’ai plus d’une fois regretté cette rencontre. Lorsqu’au milieu des ruines de l’ancienne Rome le souvenir des singulières illusions et du triste avortement de Théobald se réveillait en moi, il me semblait entendre une voix déplaisante murmurer à mon oreille :

— Chattes et singes, singes et chats, toute la nature humaine est là !

Henry James.