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L’Enfer (Barbusse)/VII

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L’Enfer (1908)
G. Crès (p. 97-106).

VII


La chambre est dans le désordre moite du matin. Aimée s’y trouve avec son mari. Ils arrivent de voyage.

Je ne les ai pas entendus entrer. J’étais trop las, sans doute.

Il a son chapeau sur la tête ; il s’est assis sur une chaise, à côté du lit qui n’est pas défait, mais où je distingue, moi, l’empreinte allongée d’un corps ou d’un couple.

Elle s’habille. Je viens de la voir disparaître par la porte du cabinet de toilette. Je regarde le mari, dont les traits me paraissent présenter une grande régularité et même une certaine noblesse.

La ligne du front est bien dessinée ; la bouche et la moustache sont seules un peu vulgaires. Il a l’air plus sain, plus fort que l’amant. La main, qui joue avec une canne, est fine, et le personnage, dans son ensemble, est pourvu de quelque puissante élégance. C’est cet homme qu’elle trompe et qu’elle hait. C’est cette tête, cette physionomie, cette expression, qui se sont abîmées et défigurées à ses yeux, et se confondent avec son malheur.

Soudain, elle est là ; elle m’arrive en plein dans les regards. Mon cœur s’arrête, puis m’étreint, et me tire vers elle.

Elle est demi-nue : une chemise mauve, courte et légère, tendue et bombée par ses seins, s’applique doucement, au mouvement de sa marche, sur le galbe de son ventre.

Elle revient du cabinet de toilette, un peu traînante et lasse des mille riens qu’elle a entrepris déjà, une brosse à dents à la main, la bouche toute mouillée et vermeille, les cheveux épars. La jambe est mince et jolie, le petit pied très cambré sur le haut talon pointu du soulier.

La chambre, tout en chaos, est pleine d’un mélange d’odeurs : savon, poudre de riz, senteur aiguë de l’eau de Cologne, dans la lourdeur du matin enfermé.

Elle s’est éclipsée ; elle est revenue, tiède et savonneuse ; puis, toute fraîche, la figure rosissante, essuyant des gouttelettes d’eau.

Lui, discourt, explique une affaire. Il a allongé à demi les jambes. Tantôt il la regarde et tantôt il ne la regarde pas.

— Tu sais, les Bernard n’ont pas accepté, pour l’affaire de la gare…

Cette fois, il la suit des yeux tandis qu’il parle, puis il regarde ailleurs, laisse traîner ses yeux sur le tapis, fait un claquement de langue désappointé, tout à son idée, — pendant qu’elle va et vient, montrant la courbe de ses hanches, ses reins nerveux, son ventre pâle, et l’ombre épaisse du bas de son ventre.

Mes tempes battent ; toute ma chair va à cette femme presque nue et charmante dans le matin et dans le transparent vêtement qui enferme la douce odeur d’elle… Et on entend encore résonner la phrase banale du mari, la phrase étrangère à elle, la phrase blasphématoire dans cette chambre où elle apporte sa nudité.

Elle met son corset, ses jarretelles, son pantalon, son jupon. L’homme demeure dans son indifférence bestiale ; il retombe à ses réflexions.

… Elle s’est installée devant la glace de la cheminée, avec des boîtes et des objets. Le miroir du cabinet de toilette ne lui paraît pas sans doute suffisant pour ce qu’elle veut faire. Tout en procédant à sa toilette, elle parle toute seule, bavarde, gaie, animée, à cause qu’on est encore au printemps de la journée.

… Et elle s’applique et se multiplie ; elle met beaucoup de temps à s’arranger, mais ce sont des heures importantes et non perdues. D’ailleurs, elle se dépêche.

Elle va maintenant ouvrir une armoire, en tire une robe frêle et légère qu’elle tient dans ses bras, en avant, comme une nichée d’oiseaux.

Elle passe cette robe. Puis tout d’un coup une idée lui vient, et ses bras s’arrêtent.

— Non, non, non, décidément, fait-elle.

Elle ôte sa robe et va en chercher une autre : une jupe sombre et une chemisette.

Elle prend un chapeau, en ébouriffe un peu le ruban, puis tient la garniture de roses de ce chapeau près de sa figure, devant la glace, et, satisfaite sans doute, elle chantonne…

… Il ne la regarde pas, et lorsqu’il la regarde, il ne la voit pas !

Ah ! cela est solennel ; c’est un drame, un drame morne, mais d’autant plus angoissant. Cet homme n’est pas heureux, et cependant j’envie son bonheur. Dites-moi ce qu’il y a à répondre à cela, sinon que le bonheur est en nous, en chacun de nous, et que c’est le désir de ce qu’on n’a pas !

Ces gens sont ensemble, mais, en vérité, absents l’un de l’autre ; ils se sont quittés, sans se quitter. Il y a sur eux une espèce d’intrigue de néant. Ils ne se rapprocheront plus, puisque, entre eux, l’amour fini tient toute sa place. Ce silence, cette ignorance mutuelle sont ce qu’il y a de plus cruel sur la terre. Ne plus s’aimer, c’est pire que de se haïr, car, on a beau dire, la mort est pire que la souffrance.

J’ai pitié de ceux qui vont deux à deux, enchaînés par l’indifférence. J’ai pitié du pauvre cœur qui a si peu longtemps ce qu’il a ; j’ai pitié des hommes qui ont un cœur pour ne plus aimer.

Et, pendant un instant, devant la scène si simple et si déchirée, j’ai subi un peu le martyr énorme, innombrable, de ceux qui ne souffrent plus.

Elle a achevé de s’habiller. Elle a mis une jaquette de la couleur de sa jupe, laissant voir largement son corsage de lingerie dont le haut est transparent et rosé, tout au commencement et comme à l’aurore de son corps — et elle nous quitte.

Il se prépare à s’en aller, de son côté. La porte s’ouvre à nouveau. C’est elle qui revient ?… Non, c’est la bonne. Elle fait mine de se retirer.

— Je venais faire le ménage, mais je gêne Monsieur.

— Vous pouvez rester.

Elle manie des objets, ferme des tiroirs… Il a relevé la tête, il la suit du coin de l’œil.

Il s’est levé, il s’approche, maladroit, comme fasciné… Un piétinement, un cri qui s’étouffe dans un gros rire ; elle lâche sa brosse et la robe qu’elle tenait… Il la saisit par derrière, ses deux mains empoignent à travers le corsage les seins de la fille.

— Ah ! ben non, là, vrai, qu’est-ce qui vous prend !

Lui ne répond pas, la figure masquée de sang, l’œil fixe, aveugle ; à peine a-t-il laissé échapper un cri inarticulé : la parole muette où il n’y a que le ventre qui pense ; entre ses lèvres attisées, légèrement retroussées sur ses dents, un souffle de machine… Il s’est accroché à cette chair, le ventre sur cette croupe, comme une espèce de singe, comme une espèce de lion.

Elle rit, de sa large face rougeaude ; ses cheveux à moitié défaits retombent sur son front, ses seins plantureux s’enfoncent sous les doigts crispés qui l’enserrent.

Il essaye de tirer sa jupe, de la relever. Elle serre les jambes et applique ses mains sur ses cuisses, pour maintenir la robe. Elle n’y réussit qu’à demi. On voit ses bas qui se plissent sur sa jambe ronde et vaste, un bout de chemise, ses savates. Ils piétinent sur la robe d’Aimée que la fille a laissée aller de ses mains et qui est délicatement tombée.

Puis elle trouve que cela a assez duré :

— Ah ! non, en voilà assez, mon petit, zut alors !

Comme il ne dit toujours rien, approchant de la nuque sa mâchoire, comme la gueule du désir, elle se fâche :

— Ah non ! assez ! Zut, que j’vous dis !

… Il a fini par la lâcher, et il s’en va en riant d’un rire damné, de honte et de cynisme, la démarche presque titubante, sous l’action d’une énorme poussée intérieure.

Il s’en va parmi les femmes qui passent, les yeux obsédés par un cauchemar qui relève les robes sur les têtes.

La sève bouillonne en lui et veut sortir. Si ce qui l’obsède ne jaillit pas de lui, cela lui montera à la tête comme le lait d’une mère. Il est là, ce vague père d’hommes, qui tâtonne, les bras en avant pour l’étreinte, rongé d’une blessure qui aboutit, chancelant vers un lit, fort de tout son poids.

Mais ce n’est pas seulement l’énorme instinct, puisque tout à l’heure évoluait devant lui la femme exquise (et la lumière qui se jouait dans ses voiles aériens présentait et nimbait radieusement tout son corps) ; et il ne l’a pas désirée.

Peut-être se fût-elle refusée, peut-être quelque pacte était-il intervenu entre eux… Mais j’ai bien vu que ses yeux mêmes n’en voulaient pas : ces yeux qui se sont allumés dès qu’a paru cette fille, cette Vénus ignoble aux cheveux sales et aux ongles boueux, et qui se sont affamés d’elle.

Parce qu’il ne la connaît pas, parce qu’elle est autre que celle qu’il connaît. Avoir ce qu’on n’a pas… Ainsi, quoique cela puisse paraître étrange, c’est une idée, une haute idée éternelle qui conduit l’instinct. C’est une idée qui, devant la femme inconnue, tend ainsi l’homme, fauve, la guettant, l’attention aiguë, avec des regards comme des griffes, mû par un acharnement aussi tragique que s’il avait besoin de l’assassiner pour vivre.

Je comprends, moi à qui il est donné de dominer ces crises humaines, — si déchaînées que Dieu, à côté, paraît inutile, — je comprends que beaucoup de choses que nous situons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret. Comme les voiles tombent, comme les simplicités apparaissent, comme la simplicité apparaît !

Le déjeuner à la table d’hôte eut d’abord pour moi un magique attrait : je scrutai toutes les physionomies pour tâcher de surprendre les deux êtres qui s’étaient aimés la nuit.

Mais j’eus beau interroger les visages deux à deux, chercher à voir un point de ressemblance, rien ne me guida. Je ne les connus pas plus que lorsqu’ils étaient plongés dans la nuit noire.

… Il y a cinq jeunes filles ou jeunes femmes. C’est une de celles-là, au moins, qui garde emprisonné dans son corps le vivant et brûlant souvenir. Mais une volonté plus forte que moi ferme son visage. Je ne sais pas, et je suis accablé par le néant qu’on voit.

Elles sont parties une à une. Je ne sais pas… Ah ! mes deux mains se crispent dans l’infini de l’incertitude, et serrent le vide entre leurs phalanges ; ma figure est là, précise, en face de tout le possible, de tout l’imprécis, en face de tout.

Cette dame ! Je reconnais Aimée. Elle parle avec la patronne — du côté de la fenêtre. Je ne l’ai pas aperçue tout d’abord, à cause des convives qui s’interposaient entre nous.

Elle mange du raisin, assez délicatement, les gestes un peu étudiés.

Je me tourne vers elle. Elle s’appelle Mme Montgeron ou Montgerot. Ce nom me paraît drôle. Pourquoi s’appelle-t-elle ainsi ? Il me semble que ce nom ne lui va pas ou qu’il est inutile. Le caractère artificiel des mots, des signes, me frappe.

C’est la fin du repas. Presque tout le monde est parti. Les tasses de café, les petits verres poissés de liqueur sont épars sur la table où brille un rayon de soleil qui moire la nappe et fait scintiller la verrerie. Une tache de café répandu, sèche, odorante.

Je me mêle à la conversation de Mme Lemercier et d’elle. Elle me regarde. C’est à peine si je reconnais son regard, que j’ai vu tout entier.

Le valet de chambre vient dire quelques mots, bas, à Mme Lemercier. Celle-ci se lève, s’excuse et quitte la pièce. Je suis à côté d’Aimée, m’étant tout à l’heure rapproché. Il n’y a dans la salle à manger que deux ou trois personnes, qui discutent l’emploi de l’après-midi.

Je ne sais pas quoi lui dire, à cette dame. La conversation entre elle et moi languit, est tombée. Elle doit supposer qu’elle ne m’intéresse pas, — cette femme dont je vois le cœur, et dont je connais le destin aussi bien que Dieu pourrait le connaître.

Elle tend la main vers un journal qui traîne sur la table, s’absorbe un instant dans la lecture, puis plie la feuille, se lève à son tour, et part.

Écœuré par la banalité de la vie, et d’ailleurs appesanti par l’heure, je m’accoude, ensommeillé, sur la table infinie, sur la table allumée par le soleil, sur la table évanouissante — faisant un effort pour ne pas alanguir mes bras, baisser le menton, clore mes paupières.

Et dans cette salle en débandade, déjà discrètement assiégée par les domestiques pressés de desservir et de ranger pour le repas du soir, je demeure presque seul, à ne pas savoir si je suis très heureux ou très malheureux, à ne pas savoir ce qui est le réel et ce qui est le surnaturel.

Puis, je le comprends, doucement, lourdement… Je jette les regards autour de moi, je contemple toute chose simple et tranquille, puis je ferme les yeux, et je me dis, comme un élu qui se rend compte peu à peu de sa révélation :

« Mais l’infini, le voici ; c’est vrai, je n’en peux plus douter. » Cette affirmation s’impose : il n’y a pas de choses étranges : le surnaturel n’existe pas, ou plutôt, il est partout. Il est dans la réalité, dans la simplicité, dans la paix. Il est ici, entre ces murs qui attendent de tout leur poids. Le réel et le surnaturel, c’est la même chose.

Il ne peut pas plus y avoir de mystère dans la vie que d’autre espace dans le ciel.

Moi, qui suis pareil aux autres, je suis pétri d’infini. Mais comme tout cela se présente effacé et confus devant moi ! Et je rêve à moi, à moi qui ne peux ni me bien savoir, ni me débarrasser de moi ; à moi qui suis comme une ombre pesante entre mon cœur et le soleil.