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CHRISTOLOGIE

CHRISTOLOGIE
CHRISTOLOGIE

Le mot «christologie» francise le grec logos pour le faire désigner la parole ou, mieux, le «discours», qui porte, en ce cas, sur christos . Un christos qui fait penser d’emblée à celui que les chrétiens appellent «le Christ» et dont ils tirent justement leur nom.

Cette sommaire explication de mots peut suffire à poser au moins deux problèmes dont le traitement sérieux entraînera beaucoup plus loin.

Le terme «christos» n’est lui-même que le mot grec qui traduit l’hébreu m š 稜ah . L’un comme l’autre renvoient à l’action d’oindre, à une onction (d’huile sainte) par laquelle un chef (charismatique) se trouve rituellement investi pour la conduite et le «salut» d’un peuple. Si l’histoire, comme l’étymologie, fonde cette signification élémentaire commune aux deux termes francisés «christ» et «messie», est-ce à dire pour autant que l’équivalence en soit acquise dans les mentalités courantes?

Pour être habituelle dans notre horizon culturel et religieux, une autre équivalence dissimule en revanche un plus profond problème: dire «[le] Christ» est-ce nécessairement dire «Jésus-Christ»? Cela ne va pas de soi. Il n’est pas besoin en effet d’être spécialiste en histoire des religions et des sociétés pour admettre que la question du messianisme est bien loin de se réduire à celle de Jésus.

Bref:

– Quel est le sens général du terme «christ-messie»? Pourquoi et pour qui y a-t-on recouru dans le passé? Quelle signification est-il encore susceptible de revêtir pour nous aujourd’hui?

– En quel sens particulier a-t-il pu et peut-il toujours être appliqué non seulement spécialement mais préférentiellement, voire exclusivement, à Jésus de Nazareth?

Tels sont les deux problèmes qui donnent déjà légitimité minimale à un «discours» sur «christ», à cette réflexion que désigne le mot «christologie». Si peu familier soit-il à beaucoup, on peut voir que l’interrogation sur «le messie», à laquelle il apparaît maintenant renvoyer, déborde notablement le champ de la particularité chrétienne où il a, de fait, préférentiellement cours, pour rejoindre des interrogations et des intérêts humains beaucoup plus larges. Ceux-ci se vérifient d’abord dans le champ religieux. Non seulement le judaïsme et l’islam – ce qui fait déjà beaucoup –, mais nombre d’autres courants religieux, y compris récents, font en effet expressément place à un messianisme. Cela oblige déjà à situer au niveau plus général des grandes religions du monde une interrogation dont le christianisme n’a plus, dès lors, le monopole.

On peut cependant aller plus loin encore à partir d’un trait inhérent à la notion même de Messie: son rapport à des attentes et des aspirations humaines qu’il est supposé venir exaucer. Ne dit-on pas de telle personne, ou même de tel événement dont on espère beaucoup (sinon tout! ): «Il est attendu...», ou bien: «On l’a accueilli... comme le messie »? Ici n’est-ce pas tout simplement l’homme qui s’exprime, religieux ou non, l’homme comme tel lorsqu’il s’interroge sur ce qui peut donner sens à son existence comme individu, comme peuple, ou même comme espèce? Et y a-t-il ou non un répondant effectif au «principe espérance» (Bloch) qui court à travers toute l’histoire, qu’il s’exprime ou non en terme de «messianisme»? À ce stade, on a bel et bien rejoint, après le «singulier chrétien» et le «général religieux», l’universel humain. Quoi qu’il en soit des deux autres, il est clair que c’est bien à ce troisième niveau qu’il conviendra de décider de l’intérêt et de l’importance d’une «christologie», telle du moins que nous sommes maintenant en mesure d’en poser la question. La décision en cause relèvera, quant à elle, de l’instance la plus singulière qui soit: le sujet personnel , le «je» – bref, l’instance qui, seule, peut dire: je crois, j’espère, j’attends.

1. Messie et messianismes

Il est assez naturel d’inaugurer une question sur «le Messie» par une investigation historico-religieuse dans la Bible, tant il est patent que c’est dans le peuple d’Israël que la notion même en a été formulée originairement.

Deux compléments seront toutefois apportés pour tirer au clair la notion de messianisme: on fera d’abord droit à l’élaboration sociopolitique dont elle a fait par la suite l’objet; on mentionnera ensuite l’acception anthropologico-existentielle que notre époque lui a donnée.

Investigation historico-religieuse

Il est essentiel à Israël de se concevoir comme Peuple de Dieu, peuple de l’Alliance avec Dieu, détenteur des Promesses et, à ce titre, porté, tout au long de son devenir historique, par la dynamique d’une espérance vivante, maintenue envers et contre tout à travers épreuves et échecs de tous ordres.

Or, de fait, cette espérance d’Israël ne va pas seulement à Dieu et aux biens que Dieu peut donner directement de sa main. Peu à peu, d’Abraham à David, en passant en particulier par Moïse et les «Juges», elle s’est aussi formulée en référence à des médiateurs humains, à des figures humaines porteuses et actrices de salut pour le peuple élu de Dieu. C’est dans ce cadre précis que le roi d’Israël (ou de Juda), héritier de la dynastie davidique et jérusalémite, a été conçu comme l’«Oint de Yahwé» – c’est-à-dire, équivalemment, comme un «messie» que Dieu octroyait à son peuple (cf., par exemple, Psaumes 2, 18, 84, 110, 132). Mais l’histoire et les déceptions qu’elle engendrait ayant peu à peu fait réaliser qu’aucun chef historique d’Israël n’accomplissait les promesses et n’exauçait l’espérance, le regard se porta en avant, et c’est de l’avenir, pour des «temps meilleurs», que l’on en vint à attendre «celui qui “sauverait” son peuple». Ainsi toutes les figures porteuses et structurantes de la vie d’Israël finirent-elles par être utilisées pour donner corps à un messianisme qui se formulera dès lors de plus en plus, et finalement exclusivement, dans l’horizon du futur: non seulement la figure du roi, mais également celle du prophète et celle du prêtre. À Qumr n, par exemple, c’est même «deux Messies» que l’on attendait: le «Messie sacerdotal d’Aaron» et le «Messie politique d’Israël». À l’époque de Jésus, plus généralement, deux grandes conceptions surtout s’affrontaient. L’une, plus populaire, était affectée d’un fort coefficient politique face aux persécutions hellénistiques (Antiochus IV Épiphane), aux répressions hasmonéennes (époque des Macchabées) et à la domination romaine (après 63 av. J.-C.). L’autre, au contraire, accentuait la dimension transcendante et apocalyptique du salut et de son médiateur: les traits messianiques qui caractérisent la figure du Fils de l’Homme (Daniel , VII surtout) valent d’un être céleste qui apparaît revêtu de «puissance», au tournant des temps, et «sur les nuées du ciel».

Élaboration sociopolitique

Si c’est tout cet ensemble de figures et de représentations qu’il convient d’avoir présent à l’esprit lorsqu’on parle du messianisme en sa figure originaire et paradigmatique qui, judéo-biblique, est donc historico-religieuse, il n’a pas manqué d’interprètes pour en exemplifier quasi exclusivement la version proprement politique et belliqueuse: résistance à l’oppression, révolte et sédition, sur arrière-fond de violence sociale et d’exaltation apocalyptique.

Ainsi une certaine sociologie des religions en est-elle venue à proposer, du messianisme, une interprétation à dominante sociopolitique que représente bien, en français, l’ouvrage de Henri Desroche, Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarismes de l’ère chrétienne (Mouton, 1969). Autour d’un chef «inspiré» – «charismatique» – qui annonce un renversement imminent de l’ordre établi et même un bouleversement du monde, des populations se lèvent, portées à la fois par la révolte et par l’espoir, pour hâter, fût-ce par des moyens violents, l’advenue d’un «nouvel âge» et d’un «monde nouveau» (éventuellement eux-mêmes encore intermédiaires, avant l’accomplissement plénier et définitif encore un temps différé). Un âge et un monde où, enfin, régneraient la justice et l’égalité dans la prospérité et la paix.

Acception anthropologico-existentielle

Mais nombre d’auteurs, historiens, philosophes ou théologiens ont d’abord dénoncé ici une réduction politique. À ne s’en tenir qu’à eux, des penseurs d’obédience juive (W. Benjamin, G. Scholem et F. Rosenzweig) défendent tous l’originalité d’«une conception proprement théologique du messianisme». Elle s’exprime clairement dans les concepts de «Règne» ou de «Royaume de Dieu», qui lui sont essentiels.

En outre, on a fait valoir que la notion de messianisme dépassait le cadre strict de la conception judéo-chrétienne. D’abord parce que celle-ci s’enracine dans le cadre plus vaste du Moyen-Orient antique où se rencontrait largement l’espoir d’un «fils de roi» qui «sauverait» son peuple et instaurerait une «ère nouvelle». Ensuite parce que «dans presque toutes les religions, on repère des traces de ce que le terme “Christ” entend exprimer» (A. Gounelle, Le Christ et Jésus , rapportant la pensée de Paul Tillich).

Aussi faut-il bien reconnaître la dimension religieuse ou transcendante comme un trait spécifique du messianisme, et admettre que ce sont les religions qui, «peu ou proue, toutes», contribuent «à former et à définir la notion de “Christ”».

Il faut pourtant faire encore un pas de plus, estime Paul Tillich. Puisque nous sommes désormais entrés dans un âge séculier et séculariste, la question se pose d’une compréhension non religieuse de cette notion, pourtant essentiellement religieuse, du messianisme! Est-il possible de se donner ici une conception qui ne serait ni platement politique ou sociopolitique, ni nécessairement juive ou religieuse: tel serait, en somme, le problème du messianisme – et donc de la christologie – aujourd’hui. Paul Tillich, quant à lui, cherche la solution dans une direction existentielle-anthropologique, mais qui puisse faire droit au(x) mode(s) d’affirmation de Dieu praticable(s) à l’ère de la sécularisation. Le principe qu’il pose ici est que «Christ est le nom particulier que la Bible donne à une réalité universellement attendue et pressentie».

Le premier aspect de cette réalité est que «la notion de “Christ” désigne “ce que” tous les humains, sans exception, cherchent sans arriver à le trouver», car tout homme est manifestement à la recherche d’«autre chose», d’un «nouvel être». Mais, s’il en va ainsi, c’est parce qu’aucun homme ne «coïncide» vraiment avec lui-même, c’est parce qu’il se sent «aliéné», privé de «quelque chose» qu’il estime pourtant devoir lui appartenir en propre. La notion de messianisme renvoie aussi à cette «nature ou essence profonde de notre être», que l’existentialisme, par exemple, a si bien mise en valeur: nous ne nous réalisons jamais que dans une existence toujours marquée, dans son autoréalisation même, par des «sentiments de malaise, d’inauthenticité, et également de détresse, d’angoisse, d’insécurité qui en résultent». Il s’en faut, toutefois, que la réalité ainsi «universellement espérée et recherchée», qui pourrait arracher l’homme à l’aliénation et lui apporter l’«authenticité» (on dit aussi l’«accomplissement») qu’il vise, soit «surhumaine ou inhumaine»: le troisième aspect de la notion de «Christ», qui fait aussi son intérêt, serait justement de désigner «l’homme véritable et authentique que nous ne réussissons pas à être»... Cela posé, l’important est alors de découvrir que, ainsi compris, «Christ» est l’«être nouveau», la nouvelle possibilité d’être-homme qui, imprévisible et gratuite quoique souhaitée et attendue (mais non irrationnelle ni contradictoire), a surgi et s’est avérée ou «incarnée» précisément en Jésus. Pourquoi en Jésus? Parce qu’en lui s’est «révélée» en humanité la «Réalité» que tous les hommes recherchent, à laquelle ils sont de fait tous référés, et que (de bien des manières différentes d’ailleurs) une part seulement d’entre eux nomme précisément « Dieu ». Dans ce lien étroit entre l’humanité et Dieu, que Jésus se trouve de la sorte avoir établi lui-même et avoir par là même ouvert à tous les hommes, il faudrait voir le cinquième, le dernier et le plus décisif aspect de la notion de «Christ» et, donc, de l’idée de messianisme.

La christologie serait ainsi, au bout du compte, le discours qui expose et éclaire, à la lumière de ce qui s’est avéré-révélé par et en l’homme Jésus (et qui l’a fait désigner et reconnaître lui-même précisément comme Messie-Christ), ce qu’il en est du lien et des rapports qui existent et-ou peuvent exister entre l’homme-les hommes et Dieu. Mais préciser ce lien et ces rapports suppose évidemment que l’on éclaire ceux que Jésus lui-même entretient avec Dieu. C’est bien ce qu’ont entendu faire, dès leurs origines et à travers toute leur histoire, ceux que leur nom même rattache indissolublement à «Christ»: les chrétiens.

2. Jésus et le Christ

Le christianisme est né à partir du moment où des hommes qui, membres du peuple juif et partageant son espérance, avaient suivi Jésus et s’étaient faits ses «disciples» avant de devenir ses «Apôtres» en sont venus à reconnaître en lui non seulement le Messie d’Israël, mais la vraie révélation de l’unique Dieu et le sauveur de toute l’humanité. La juste intelligence de la christologie proprement chrétienne et l’évaluation correcte de son possible intérêt pour aujourd’hui supposent donc d’abord une enquête sur ses origines apostoliques néo-testamentaires. Mais elles appellent aussi un survol de l’élaboration doctrinale de la Tradition chrétienne et, enfin, un regard sur les orientations majeures de la réflexion des théologiens contemporains.

Les origines néo-testamentaires

Au commencement, ici, il y a le fait historique: Jésus de Nazareth; au terme, il y a la reconnaissance de ce Jésus comme «Christ, Fils de Dieu et Seigneur».

Quatre données, bien mises à jour par la recherche exégétique et historique contemporaine, portent un éclairage décisif sur un tel passage. D’abord: jamais Jésus ne s’est présenté lui-même comme le Messie, le Christ. Ensuite: malgré cela, le titre de «Christ» n’en a pas moins pris à son sujet tant d’importance qu’il a même fini par résorber en lui tout ce que les disciples de Jésus ont cru pouvoir dire de lui pour éclairer le mystère de son identité: tous les titres qui lui furent (et lui restent) appliqués par ailleurs – aussi bien, par exemple, «Fils de l’Homme» (Synoptiques) ou «Sauveur» (Paul), que «Logos» (Jean) et «Fils de Dieu» (tout le Nouveau Testament) – se sont en effet vus en quelque sorte supplantés par lui puisqu’on pouvait, et on peut toujours, penser avoir tout dit de Jésus quand on l’a dit «Christ». Troisième donnée: c’est au titre d’une démarche de foi qui engageait toute leur existence et le sens qu’ils croyaient pouvoir lui reconnaître, que les disciples ont effectivement tenu Jésus pour «le Christ»; cette simple appellation qu’ils lui appliquaient et lui réservaient traduisait de fait leur conviction qu’il était bel et bien «celui qui devait venir», celui que leur foi et leur espérance attendaient, celui que Dieu même avait promis et devait donner. Enfin: c’est précisément dans la mesure où il paraissait avoir partie liée avec Dieu, et même réaliser l’action et la présence de Dieu même parmi les hommes au cœur de l’histoire, que la foi – qui, du coup, devenait justement foi «chrétienne» – pouvait ainsi reconnaître en Jésus le Messie, le Christ, le Christ-Messie de Dieu.

Comment ces différentes données néo-testamentaires s’éclairent-elles, dans leur coexistence contrastée? C’est un fait que si des juifs ont «écouté» et «suivi» Jésus, c’est bien qu’ils estimaient trouver par et en lui ce qu’ils attendaient, ce qu’ils recherchaient. Or, à le suivre, ils furent de plus en plus surpris de le voir prendre des positions et adopter des comportements stupéfiants. Par l’appel inconditionnel à le suivre qu’il adressait à ses auditeurs, par son autorité souveraine d’exorciste et de thaumaturge, par sa prétention à mettre sa propre parole au niveau de cette Parole de Dieu qu’était la Torah («Il vous a été dit [...] – et moi je vous dis...»), par ses déclarations de pardon du péché (pardon que Dieu seul pouvait accorder!), par sa façon de traiter avec Dieu selon un rapport d’une familiarité totalement inouïe en Israël (il va jusqu’à l’appeler, et il est seul à le faire, «Abba-papa»!), par tout cela et par bien d’autres paroles et actes encore, Jésus apparut de plus en plus mystérieux à ceux qui, l’ayant suivi, s’interrogeaient de plus en plus précisément sur son identité réelle: «D’où lui vient donc cette autorité?» (Marc, II, 7); «Qui donc est-il, celui-là?» (Marc, IV, 41).

Quoi qu’il en soit, de telles prétentions ayant, de fait, suscité dans le peuple et parmi ses chefs une hostilité qui devait, ni plus ni moins, conduire au meurtre de Jésus, ses disciples furent, après sa mort, totalement désemparés. C’est à la faveur de ces expériences nommées «apparitions» qu’ils firent après la mort de Jésus (et qui les conduisirent à professer que, dès lors, il était ressuscité, c’est-à-dire revenu de la mort: cf. Matt., XXVIII, Luc, XXIV; Jean, XX-XXI), que les disciples virent s’éclairer le «mystère» de Jésus.

Il fallait «comprendre», découvrirent-ils alors («esprits lents à croire!» sera-t-il dit aux disciples d’Emmaüs), que, si Jésus avait fait montre d’autorité et de puissance durant sa vie terrestre, celles-ci n’étaient pas à interpréter selon le registre et le mode de l’autorité et de la puissance traditionnellement reconnues au Messie-Christ de l’espérance d’Israël (dont Jésus avait précisément refusé de se laisser appliquer, sans plus, le titre): on avait bel et bien pu le mettre à mort! Inversement, si Jésus avait connu la mort, il ne fallait pas en conclure qu’il avait été abandonné (ou maudit) par Dieu, mais que sa mort même faisait, comme telle, partie d’un mystérieux plan divin: elle permettait à Dieu d’affirmer sa puissance contre et sur la mort, puisqu’il arrachait à ses rets celui qui y avait été bel et bien soumis.

Bref: à mettre en rapport ce qui s’était avéré déjà durant le temps de «l’existence terrestre» de Jésus et ce qui maintenant, après sa mort, se révélait de lui – en éclairant ceci par cela, et inversement –, les disciples en vinrent à professer que Jésus était venu de Dieu précisément pour ouvrir aux hommes un chemin de vie qui puisse leur permettre à eux aussi de traverser la mort même. Que, donc, faisant ainsi l’œuvre de Dieu, il était la révélation et l’action, «l’incarnation» et la présence de Dieu même. Et que cela s’avérait précisément dans ce qu’il réalisait ici et maintenant pour le salut de ceux qui, le suivant, croyaient et croient en lui.

Aussi les textes les plus élaborés du Nouveau Testament purent-ils en venir à présenter Jésus, cet homme, comme la propre «Image» (Colossiens, I, 15), le vrai «Logos» (la «vraie Parole», Jean, I, 1 sqq.), le «Fils unique» de Dieu lui-même (Galates, IV, 4; Hébreux, I, 2), venu en ce monde pour le salut du monde. Et tel est précisément le sens que prit, au bout du compte, la confession plénière de Jésus comme «Christ» vers la fin des origines apostoliques néo-testamentaires: elle impliquait la reconnaissance pleine et entière de «cet homme» comme le propre et vrai Fils du Dieu unique, en même temps que comme le propre et vrai Sauveur du monde entier.

La tradition chrétienne

On devra se contenter d’un rapide survol, limité à la période patristique (et conciliaire) qui est, de fait, celle où s’élabora la doctrine qui, à travers les siècles, malgré des séparations institutionnelles postérieures et sans préjudice pour des interprétations théologiques diversifiées selon les écoles, devait rester professée jusqu’aujourd’hui dans les Églises chrétiennes.

Le résultat le plus net des prises de conscience apostoliques et du message néo-testamentaire qui en est issu est donc d’avoir abouti, sur la base de l’événement pascal, à poser la double «nécessité» suivante: «penser ensemble» Jésus et Dieu, et les penser eux-mêmes tous les deux en lien avec la question du salut des hommes, qu’ils sont censés opérer de concert. C’est un fait que la grande tradition chrétienne, qui a formulé le «dogme christologique» – c’est-à-dire ce que les Églises chrétiennes tiennent pour la juste manière de recevoir le témoignage apostolique –, ne l’a fait qu’en respectant fidèlement ces deux données structurantes du Nouveau Testament.

Pour honorer la première donnée, les «Pères de l’Église» (IIe-VIIe s.) eurent à faire face à bien des questions. S’il fallait vraiment tenir l’appartenance du Christ à Dieu, pouvait-on reconnaître Jésus, en qui Dieu même se révélait, comme un homme en tout semblable à nous? Ou bien devrait-on ne lui attribuer que l’apparence d’un corps (docétisme)? Corrélativement, s’il était vraiment homme, n’était-il pas exclu de le tenir pour Dieu; ne suffisait-il pas de le dire «divin», de voir en lui, certes, l’être le plus proche de Dieu, et par qui, même, Dieu crée et sauve tous les autres, mais un être malgré tout extérieur à Dieu et différent de lui (arianisme)?

Contre ces multiformes façons d’accommoder le témoignage apostolique en le ramenant aux canons d’une rationalité par nature rétive au Mystère qu’il attestait, les Pères purent faire reconnaître et la pleine humanité et la pleine divinité de Jésus-Christ, en lesquelles ils croyaient «selon les Écritures». Si le premier point découlait clairement du Nouveau Testament, c’est Nicée (325), le premier concile œcuménique, qui trancha le second, affirmant que «Jésus-Christ Notre Seigneur» est «Dieu de Dieu, vrai Dieu né du vrai Dieu, de même nature que le Père» (homoousios , consubstantialem Patri ).

Quand furent ainsi affirmés le «vrai homme» et le «vrai Dieu», c’est à deux autres conciles, Éphèse (431) puis Chalcédoine (451), qu’il revint de prendre position sur leur articulation. Jésus-Christ fut dit: «parfait en humanité, parfait en divinité, le même Dieu vraiment et homme vraiment [...], en deux natures [...] qui se rencontrent en une seule personne ou hypostase». Telle fut la «définition» de Chalcédoine, qui voulut faire converger dans l’équilibre l’approche antiochienne – Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste –, soucieuse (contre le monophysisme) de mettre en valeur la distinction (sans séparation) des «natures» (physeis ), et l’approche alexandrine – Athanase, Cyrille –, désireuse (contre le nestorianisme) d’insister sur l’union (sans confusion) selon l’unique «personne» (ou «hypostase») du Verbe de Dieu qui, incarné en Jésus, «assumait» en lui-même toute sa réalité humaine.

Mais, si les Pères ont ainsi pu faire droit à la première des données majeures du témoignage apostolique qui liait si étroitement Jésus et Dieu, c’est avant tout parce qu’ils furent rigoureusement fidèles à la seconde, qui leur imposait de ne jamais prendre position sur l’être de Jésus et sa relation à Dieu qu’à partir de ce qu’ils étaient dits avoir opéré et réalisé de concert «pour nous les hommes et pour notre salut» (affirmation centrale du credo de Nicée-Constantinople, toujours en vigueur dans les assemblées dominicales des chrétiens).

Dans ce refus d’une spéculation purement abstraite, dans cette volonté résolue de ne jamais dissocier révélation de Dieu et salut des hommes ou, plus radicalement, question de Dieu et sens de l’existence humaine, réside le trait le plus net de l’enseignement de la grande tradition chrétienne en matière de «christologie» et, plus largement, de foi chrétienne. S’il ne fut pas toujours respecté par la suite, et dans la théologie «scolaire» en particulier, il représente en revanche l’un des meilleurs étais des élaborations christologiques contemporaines... qui ne manquent cependant pas de souligner que Dieu est «toujours plus grand» que le salut qu’il donne.

Les théologies contemporaines

Il est un point au moins par lequel toutes les théologies contemporaines s’accordent avec les origines chrétiennes et avec la tradition qui les relie les unes aux autres: la place centrale et décisive qu’elles accordent à la christologie. C’est avec cette dernière que, pour elles aussi, se décide tant ce qu’on peut dire de Dieu et de son mystère que ce qu’il peut en être de l’homme et de son destin. La chose est notable aussi bien chez les protestants (K. Barth, par exemple) que chez les catholiques (K. Rahner, par exemple). Cela posé (qui, donc, les concerne toutes), on se contentera d’évoquer, parmi les très nombreuses, très diverses et très riches christologies contemporaines – car tout théologien digne de ce nom se doit de prendre position en la matière –, ce qu’on peut tenir ici pour les orientations majeures de la recherche et de la réflexion.

On doit tout d’abord relever la grande importance accordée à la donnée historique concernant Jésus de Nazareth. L’époque n’est plus où l’on se déclarait soit impuissant soit méfiant en ce domaine. Depuis les contestations bultmaniennes, la recherche exégétique a beaucoup progressé (E. Käsemann, E. Fuchs, G. Ebeling, H. Schlier, H. Schürmann...). Et, si les théologiens s’accordent à considérer que ne peut être tenu pour christologie authentique que ce qui peut valoir du Jésus de l’histoire – événement pascal compris –, ils tendent aussi à admettre que ce que la science historique peut établir par elle-même a suffisamment de consistance pour faire apparaître la base, historique elle aussi, à partir de laquelle les disciples ont pu en venir (et être fondés) à professer (dans une foi où ils peuvent toujours être suivis) résurrection, rôle salvifique et divinité de Jésus-Christ. Il en résulte, entre autres, un intérêt renouvelé pour l’ensemble des «mystères» de la vie de Jésus: événements, comportements, enseignements.

Une deuxième caractéristique des travaux christologiques contemporains est leur orientation sotériologique marquée, au point que les énoncés christologiques y apparaissent avoir par essence une signification sotériologique et que, inversement, les énoncés sotériologiques n’y paraissent tenables que sur un fondement christologique. En d’autres termes: le souci est ici constant et général de mettre en rapport Mystère du Christ d’une part et «anthropologie» ou «question de l’homme» et de son possible «salut» (sôtêria en grec) d’autre part.

Déjà, on peut noter tout ce que, dans les perspectives d’une interrogation d’ordre éthique, et le message et l’exemple de Jésus paraissent pouvoir éclairer de l’existence humaine, de la gestion qu’on peut en faire et du «sens» qu’on peut lui donner. Mais, plus avant, on doit aussi relever ceci: le fait que la foi chrétienne professe un Dieu-qui-s’est-fait-vrai homme (ou: un homme personnellement uni à Dieu) invite à renoncer à tout jamais à opposer l’un à l’autre un champ du «divin» et un monde de l’«homme». S’il faut en croire le christianisme, ce n’est que par et dans le second que l’on peut authentiquement avoir accès au premier; mais, inversement, celui-ci propose de se donner lui-même au second, au point que, pour cela, il s’est fait à la lettre «Dieu-avec-et-pour-nous: Emmanuel» (Matt., I, 23).

Reste alors à préciser pourquoi et jusqu’où Dieu est, ainsi, «avec-et-pour-nous». Si les christologies d’aujourd’hui insistent pour faire valoir que le salut qu’Il offre aux hommes doit prendre corps pour eux dès ce temps et ce monde (théologies «politiques» et théologies «de la libération»), elles n’en valorisent pas moins le caractère au départ et toujours radicalement gratuit, et l’achèvement espérable seulement pour le terme eschatologique de l’histoire. Par ailleurs, les sotériologies les plus récentes sont aussi celles qui se préoccupent le plus et le mieux de répondre à la question majeure que soulève de soi leur affirmation centrale: qu’en est-il de ceux qui, incroyants ou croyants d’autres religions, ne reconnaissent pas en Jésus-Christ «le Sauveur» (théologie et christologie «des religions»)?

La troisième caractéristique des christologies d’aujourd’hui est qu’elles ont tout à fait conscience que, conformément d’ailleurs à toute la tradition dont elles sont issues, elles sont obligées de repenser toutes les notions courantes concernant «Dieu» et la divinité. C’est notable tant chez K. Rahner et H.-U. von Balthasar du côté catholique que chez K. Barth et E. Jüngel du côté protestant.

Si Dieu se révèle vraiment en Jésus, il faut alors revoir toutes les conceptions usuelles d’immutabilité, d’impassibilité, d’éternité et d’invulnérabilité divines. Et, plus profondément encore, s’Il se communique vraiment à Jésus-Christ et, par lui, aux hommes, il faut alors Le penser communicable – et ici peut prendre tout son sens la confession traditionnelle d’un Dieu Trinité: que Dieu soit Trinité apparaît même, ni plus ni moins, comme la «condition de possibilité» et de la christologie (Dieu fait homme en Jésus-Christ) et de la sotériologie (Dieu sauvant les hommes en se communiquant à eux comme Esprit).

Ceux qui, le voyant parler, agir et vivre, s’interrogeaient au sujet de Jésus, le questionnaient ainsi: «Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre?» C’est par cette voie seulement que ceux qui l’ont bien voulu ont pu le reconnaître comme le Christ de Dieu, faisant naître ainsi à la fois la christologie et le christianisme. On ne cachera pas que, y compris à l’époque contemporaine, c’est toujours une espérance et une foi qui peuvent conduire à reconnaître le même Jésus comme le Christ-Messie, au sens à la fois théologal et anthropologique qui a été exposé ici.

Cela étant, la question est évidemment de savoir si les hommes d’aujourd’hui attendent vraiment quelque chose et peuvent encore espérer quelqu’un. Le christianisme et la christologie ne vivent que de ce que des hommes estiment effectivement pouvoir donner à ces questions la réponse positive qui les fait, précisément, chrétiens. Là est leur audace; là, leur seule «justification» – mais là aussi, sans doute, leur toujours actuelle crédibilité.

christologie [ kristɔlɔʒi ] n. f.
• 1836; de Christ et -logie
Théol. Étude de la personne et de la doctrine du Christ.

christologie nom féminin Partie de la théologie chrétienne qui traite de la personne et de la mission du Christ.

christologie
n. f. Partie de la doctrine chrÉtienne qui a trait à la personne du Christ et à ses rapports avec les hommes.

⇒CHRISTOLOGIE, subst. fém.
Étude qui, dans la théologie dogmatique, a pour objet la personne, la doctrine et l'œuvre du Christ. La christologie du Nouveau Testament, de saint Paul :
1. Je sais bien qu'en Allemagne la christologie a mille moyens de déguiser ces résultats. On détruit d'un trait de plume les cieux ouverts et l'assemblée des martyrs. On y substitue une formule d'école, et voilà l'abîme comblé.
QUINET, Allemagne et Italie, 1836, p. 108.
2. L'Église, non seulement, n'ôte rien au Père — (...) — mais encore elle tient si peu à « se passer du Fils » qu'elle trouverait timide, courte et chétive la christologie de Pascal. Vous pensez peut-être que l'auteur du Mystère de Jésus exalte plus que personne le « Médiateur »; en vérité, il le diminue.
BREMOND, Hist. littér. du sentiment relig. en France, t. 4, 1920, p. 399.
Prononc. :[]. Étymol. et Hist. 1836 (QUINET, loc. cit.). Dér. de Christ; suff. -logie. Angl. christology dès 1673 ds NED. Fréq. abs. littér. :4.
DÉR. Christologique, adj. Qui se rapporte à la christologie. Une raison christologique demande que le sacrement soit constitué d'éléments sensibles (Théol. cath. t. 2, 2, 1910, p. 532). Emploi subst. [Avec valeur de neutre, pour désigner un inanimé] Rare. Une réciprocité qui interdit toute subordination du pneumatologique au christologique (Philos., Relig., 1957, p. 5201). Seule transcr. ds LITTRÉ : kri-sto-lo-ji-k'. 1re attest. 1876 juill. (M. VERNES, Revue philos., p. 93 ds LITTRÉ); de christologie, suff. -ique. Angl. christological en 1847 ds NED.

christologie [kʀistɔlɔʒi] n. f.
ÉTYM. 1836; de Christ, et -logie.
Théol. Partie de la théologie chrétienne qui étudie la personne et la doctrine du Christ. || La christologie du Nouveau Testament.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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