Chapter 1: Chapitre 1
Summary:
Ces dernières vacances d'été chez sa cousine avant le départ pour l'université s'avèrent bien plus sombres que prévues pour la jeune Koo. Entre mythes personnels, légendes urbaines et événements troublants, à quelle réalité décide-t-on d'adhérer lorsque son monde vacille ?
jikook lesbien
minjoon (hétéro) & sope (hétéro) mentionnés
Notes:
Avant de vous souhaiter une bonne lecture, voici quelques informations concernant cette fanfiction :
1) Les personnages de La Route du Sud sont 100% fictionnel.le.s, bien qu'inspiré.e.s par les membres de BTS.
2) Cette fiction contient des descriptions de violences physiques et psychologiques et dépeint des familles dysfonctionnelles.
3) Jimin, Jungkook et Yoongi sont des femmes cis dans cette fiction.
4) Le ship principal est un jikook lesbien avec mention de minjoon et de sope (relations hétéro)
5) Jimin est appelée Jim. Jungkook est appelée Koo. Yoongi est appelée Yoon. Namjoon est appelé Nam. (j'ai un problème avec les diminutifs, oui.)
6) Le chamanisme mentionné dans la fiction n'est absolument pas représentatif de pratiques ancestrales réelles et relève de l'imaginaire puéril de Jimin (vous allez comprendre en lisant)Parfait, maintenant que tout est clair : BONNE LECTURE ! <3
Chapter Text
Depuis le temps, Jimin avait appris à fumer. Elle avait tenu à développer ce comportement compulsif et addictif. Pas qu'elle appréciait davantage la sensation mais elle avait besoin de ce geste, dans sa vie. C'était confortable d'avoir toujours cet l'air nonchalant. Ca lui donnait une certaine contenance, la sensation d'être quelqu'un d'affirmé quand elle était peu sûre d'être à sa place.
Bref, depuis le temps, Jimin avait appris à fumer.
Elle était toujours la première à pousser la lourde porte de l'usine, celle qui donnait sur la plateforme de l'étage de l'atelier où elle travaillait. Elle était aussitôt suivie par la ribambelle de ses collègues, impatientes de prendre leur pause quotidienne. Dans le couloir, elles jetaient toutes un vêtement un peu plus chaud sur leurs épaules éprouvées et, marchant d'un pas poussif, elles suivaient Jimin. Elles prenaient soin de faire craquer leur corps rendus douloureux par les gestes répétés et de grommeler en entendant leurs articulations craquer. Encore une journée de merde. Elles avaient les yeux fatigués par les gros néons froids. Elles râlaient mollement, quotidiennement, par dessus le bruit incessant des machines. Et leurs plaintes entêtaient Jimin jusque dans le silence de sa petite cuisine en lino vert, les soirs.
Pourtant, aussitôt passées sur la plateforme, leurs trognes pâles à peine éclaboussées par la lumière naturelle, elles se transformaient toutes. Elles lissaient leur cheveux, retirant leur coiffe d'un geste rapide. Ses même bras qui soulevaient des caisses et des cartons à en crier de douleur se faisaient minces, gracieux et délicats, comme abandonnant avec honte leur vrai nature qui s'exprimait au fond de la salle de fabrication. Alors, là, sur la plateforme des femmes, elles donnaient leur spectacle routinier. Elles se faisaient rieuses, mignonnes, taquines et les gars de la logistique, ils arrêtaient leurs tâches pour venir les observer. Ils avaient l'air terriblement insignifiants, de là-haut, risibles de petitesse. Ils s'en casser la nuque, depuis le sol, pour les mater se pavaner sur leur perchoir rouillé. Leurs jolis petits oiseaux, qu'ils disaient. Posés à 10 heures tappantes, tous les jours, sur la plateforme de l'atelier. Ils avaient bien de la chance de travailler dans ce coin... Elles étaient toutes si belles, les filles de la biscuiterie, qu'ils en perdaient l'âme au travail dès qu'elles mettaient le nez dehors. Ils rêvaient parfois de se jeter sur les marches métalliques, de les grimper quatre à quatre à en cracher leurs poumons et de venir tâter de plus près le fruit de leurs désirs. Parfois, ils tombaient amoureux, juste comme ça. Ils avaient les mains toutes tremblantes et moites rien que de rêver caresser leur croupe ronde, leur poitrine busquée. Et puis sentir cette bonne odeur de vanille et de sucre chaud qui leur collait à la peau et allait si bien avec leur petit minois. C'était quand même pas la même chose que les filles qui conditionaient les sardines en boîte... Pas à dire, le biscuit avait beaucoup plus de chic. Et elles, elles s'amusaient inlassablement à les voir si démunis, se balançant d'un pied sur l'autre. Elles avaient conscience qu'elles étaient encore jeunes et désirables. Elles savaient en profiter.
Elles se bousculaient parfois pour avoir une place tout contre la balustadre pour fumer ou papoter. Plus elles étaient proches du vide, plus elles avaient des chances de chuter dans les bras d'un garçon le soir même. Mais le recoin gauche de la plateforme était sans déroger réservé à Jimin. Elle y prenait appuie, jour après jour, et observait cette parade nuptiale avec détachement. Parfois, pour rire, elles la mettaient au défi. Juste parce que leurs réactions étaient doublement exquises quand c'était la blonde qui voulait bien se prêter à leur jeu. Jimin n'avait pas grand chose à faire pour rameuter les troupes. Quand elle était d'humeur à faire rire ses camarades, elle dédiait simplement un petit geste dragueur à un jeune garçon, en contrebas. Ca suffisait pour les rendre tous fous. Elle était, sans questionnement possible, la plus belle de tout l'atelier. Pourtant, les filles ne nourrissaient aucune jalousie pour Jimin. Ou plutôt, si, une seule: Namjoon. Ce n'était pas l'effet qu'elle pouvait avoir sur les pauvres types de la maintenance - qui baverait sur n'importe quoi aux formes un tant soit peu féminines - qui éveillait des regards gorgés de convoitisie mais plutôt le jeune homme avec qui elle arrivait et repartait tous les jours. Namjoon avait une certaine réputation, dans l'usine. C'était un grand gars, bien bâti, beau garçon et moins con que la plupart. En tout cas, s'il était idiot et bien on l'ignorait car il était du genre taiseux. Elles préféraient fantasmer qu'il était simplement un gars mystérieux et lui prêtaient volontiers toutes qualités qu'elles savaient trouver admirables. Il n'avait pas grand chose à faire pour qu'elles lui accordent quelques faveurs alors qu'ils se croisaient dans les sanitaires. Tout le monde était au courant ici que Namjoon aimait plutôt bien les femmes. Jimin n'avait pourtant pas prononcé un mot à ce sujet. Elle ne s'était jamais accrochée avec une de ses collègues d'une quelconque manière, même lorsqu'elle croisait celle-ci sortant d'une réserve l'oeil effrayé et coupable, le tablier de travers et les cheveux ressortants de la coiffe. Mais quoi, Jimin était si jolie, elle pouvait bien partager un peu de son beau garçon, tout de même !
Mais le calme olympien de la petite blonde faisait jaser. Certaines disaient qu'elle collectionnait peut-être elle-même les amants de son côté. D'autres qu'elle n'était peut-être pas le genre de fille qui aimait profiter des plaisirs de la chair et qu'il fallait bien que quelqu'un s'en occupe à sa place. Mais personne ne savait vraiment et personne n'osait véritablement la confronter pour lui poser ce genre de question. La réalité n'avait d'ailleurs pas le goût savoureux de la rumeur, qu'elles cherchaient impitoyablement à se mettre sous la dent. Elles s'accomodaient donc très bien de cette bizarrerie relationnelle. Pourtant, chaque soir, elles les voyaient descendre ensemble du bus. Au delà du fait que Namjoon s'était fait beaucoup d'amies, personne ne les connaissait vraiment. Ils étaient arrivés un jour, comme ça. Ils étaient montés dans le bus, avaient pris place côte à côte, en silence, et avaient commencé à faire parti de leur paysage quotidien. On ne savait rien d'eux. Mais personne ne savaient rien de personne. On évitait soigneusement de parler de soi. Ou quelques informations factuelles mais sûrement pas l'intimité de son couple ou la moindre chose pouvant nous rendre vulnérable aux yeux des autres. Les filles n'étaient fondamentalement ni méchantes ni bêtes. Elles avaient juste besoin de faire passer le temps et il fallait trouver rapidement de quoi occuper collectivement leurs esprits rendus névralgiques par l'ennui et le travail. La critique, parfois acide, les fédérait. Médire sur ce qu'elles définissaient comme "l'autre" effaçait leurs propres différences afin de créer un "nous" solide, nécessaire, quasi vital.
En salle de fabrication, Jimin avait longtemps fait mouche. Durant plusieurs mois, elles la surnommèrent "la tondue" en raison de ses cheveux ras, refusant avec mépris de mémoriser son prénom. C'était pourtant une ouvrière efficace mais elle ne ressemblait pas aux autres. Elle avait un regard peu sympathique. Certaines allaient même jusqu'à dire qu'elle était glaciale. Elle ne s'éternisait pas vraiment en potins, peu sociable. Elle leur avait paru prétentieuse. Les filles avaient mis un temps à l'apprivoiser. Elles n'étaient pas vraiment cruelles, juste un peu mauvaises et taquines sur les bords. Jimin était au courant, bien entendu, de ce qui se disait sur elle et Namjoon. Mais ils n'étaient pas ensemble. Enfin, si, ils étaient ensemble. Ils avaient d'ailleurs toujours été ensemble. Jimin ne se rappelait pas de la vie avant Namjoon glissé quelque part dans un coin de tous ses souvenirs.
Ils vivaient dans une banlieue de Séoul, où ils avaient réussis à trouver un appartement avec deux chambres séparées, de la taille d'un placard à balaie. Ce n'était pas vraiment du genre à faire les fines bouches, ces deux-là. Etrangement, ils n'étaient même pas vraiment amis. Ils n'avaient pas réussi à développer de complicité. Ils ne s'adressaient pour ainsi dire jamais la parole. Pourtant, ils ressentaient le besoin de toujours avoir l'autre quelque part, dans sa vie, pour ne pas être trop perdu. Pas eux en tant que personne. Eux en tant que souvenirs encore vrais de qui ils avaient été jadis. Peut-être que tout ça leur aurait semblé faux si l'autre n'était pas là pour témoigner que cette autre vie avait bien été réelle. Tout était si différent à présent. Ils ne leur restaient sans doute plus que ça, cette présence respective qui avait traversé l'épreuve du temps :
- Hey, Jim ! Regarde comme ton homme te regarde! Quelle petite veinarde ! S'écria une collègue, hilare.
Les filles explosèrent de rire. Nombre d'entre elles avaient déjà reçu les amitiés de Namjoon et elles trouvaient très drôle l'allusion de leur camarade de besogne. Jimin ne sembla pas affectée par la remarque sarcastique, pourtant. Elle fumait, imperturbable, dos au vide. Elle tourna la tête pour regarder en contrebas. Elle croisa le regard de Namjoon avec désintérêt. Il hocha simplement la tête, comme pour dire qu'il l'avait vu également. Elle ne lui répondit pas. Elle se détourna simplement, insensible, alors que les autres devenaient hystériques à sa place. Elle connaissait Namjoon depuis qu'elle était bébé, elle n'allait pas s'émerveiller de lui. Elle n'avait jamais rien trouvé de merveilleux chez lui, en outre. Elle ne comprenait pas ce que ses amies de l'usine lui trouvaient. Ces avant-bras veineux, il paraissait. Et bien elle, elle n'en avait rien à cirer.
Il faisait déjà nuit quand elle sortit de son bâtiment, dans le rang des ouvrières. Les éclats de voix étaient hauts et joyeux, signe qu'on était vendredi soir. Souvent, elles sortaient. Elles prévoyaient toutes un change un peu plus habillé dans leur cabas dans cette perspective, le vendredi soir. Le contre-maître les taquinait en les voyant s'éterniser dans les vestiaires pour retoucher leur rouge à lèvres : Ah les vendredis soirs, ce ne sont plus les mêmes femmes !
Jimin s'était laissée maquiller par Minha, une fille de son âge environ. Jimin savait le faire elle-même mais elle aimait la douceur de son amie alors que celle-ci manipulait son petit visage pour y étaler ses produits crémeux. Ses doigts étaient doux mais fermes sur sa peau. C'était agréable. Minha était une fille timide mais très drôle et fine quand on apprenait à la connaître. Elles s'entendaient bien, elles étaient toutes les deux plus discrètes que les autres. Elles préféraient être spectatrices de l'audace de leurs collègues. Elles restaient souvent ensemble, à rire de leurs âneries, en retrait. C'était une des seules de la salle de fabrication qui n'avait pas encore couché avec Namjoon et les autres pensaient que Jimin l'appréciait particulièremment pour cette raison.
Minha était différente. Elles s'appréciaient beaucoup. C'était la seule fille que Jimin côtoyait en dehors des horaires de travail et des sorties du vendredi soir. Parfois, elles se retrouvaient les samedis pour parcourir la ville, flâner devant les vitrines des beaux magasins, regarder les gens passer. Elle se souvenait qu'un jour Minha s'était arrêtée, contemplative, devant des robes de gala :
- Tu crois que c'est agréable à porter, la soie ?
- Bien-sûr que c'est agréable, avait assuré Jimin, qui n'en savait rien. Il y a des gens qui dorment avec ça, je te parie.
Minha avait ri. Jimin avait beau avoir un caractère bien trempée, elle était restée très enfantine sur plein d'aspects, comme si elle se refusait de voir comment le monde marchait vraiment :
- Personne ne dort en robes de gala, Jimin.
L'autre avait haussé les épaules :
- Pourquoi pas?
Minha n'avait pas répondu, elle s'était redressée pour se tourner vers son amie. Elle avait ce si doux sourire qui la faisait ressembler à un ange... Elle avait levé lentement son bras vers Jimin. Elle s'était stoppé un instant, hésitante. Puis ses doigts froids s'étaient posés sur son épaule avec la légèreté d'un petit oiseau. Jimin avait toujours aimé les oiseaux. Minha avait eu une drôle d'expression au visage, comme du regret. Ou peut-être était-ce de la tristesse. Jimin n'avait pas su le discerner. Elle avait finalement tapoté doucement son épaule :
- Tu serais belle dedans, Jim.
Jimin avait senti son coeur s'accélérait à cette phrase. Minha l'observa longuement à travers sa longue frange clairsemée. Minha avait des cheveux magnifiques. Jimin était toujours très impressionnée, le soir, au vestiaire, quand elle libérait son chignon serré et que ses longs cheveux de jais lui coulaient dans le dos. Quand elle marchait avec entrain, sa tignasse se balançait, légère, dans son dos. C'était un spectacle réjouissant.
Jimin avait tourné la tête vers la vitrine pour interroger du regard les vêtements chics. Souvent, depuis cet évènement, elle repassait dans la rue et prenait toujours un instant pour s'imaginer le jour où ses maigres économies seraient suffisantes pour acquérir une de ces merveilles. Evidemment, c'était purement du fantasme mais elle se demandait ce que Minha dirait si elle en sortait une, un vendredi soir, dans les vestiaires.
En attendant, les deux amies poursuivaient leur balade interminable dans la capitale. Quand le soir descendait, elles finissaient toujours par traîner leurs pieds épuisés dans un jardin, rendues avares de mots, presque interdites. Elles ne savaient plus très bien pourquoi elles ne rentraient pas dans leur banlieue respective alors que toutes leurs conversations s'étaient épuisées. Mais elles avaient le souffle court à chaque fois que leurs mains ballantes s'entrechoquer par inadvertance. Minha sursautait alors, s'excusait, embarrassée.
Jimin sortit son miroir de poche pour s'observer sous la lumière du lampadaire. Elle corrigea du bout de l'index une coulure de rouge à lèvre et hocha la tête, satisfaite. Elle sursauta quand Namjoon fit irruption à ses côtés, accompagné de quelques amis à lui, qui se firent rapidement reluqués de la tête au pied et hués bêtement :
- Tu sors, ce soir ? Voulut-il savoir.
- Oui.
- Moi aussi.
Ce furent les seuls mots qu'ils échangèrent, se mettant silencieusement d'accord pour s'attendre à la sortie de la boîte de nuit ou du bar dans lesquels ils finiraient la nuit. Finalement, le bus se stoppa devant l'arrêt et tout le monde y grimpa dans un joyeux bazar.
Ils descendirent dans les rues d'un quartier populaire et animé de la ville. Les garçons s'étaient mêlés au rang des filles, dont les sac-à-main en faux cuir battaient d'un pas énergique sur le haut de leur cuisse. Namjoon discutait avec Minha et une autre travailleuse plus loin. Jimin fermait la marche, dans son manteau en fourrure synthétique noire. Elle se sentait un peu déphasée, ce soir. Quand Minha la délaissait, elle n'avait plus que cette option : sortir une cigarette pour avoir l'air un peu moins ailleurs. Souvent, elle ne comprenait pas ce qu'elle faisait là. Tout ceci lui semblait d'un ennui terrible. Elle fixait Namjoon dans ces cas-là. Lui non plus ne savait pas. Avaient-ils eu raison? Elle savait qu'il lui en voulait. Elle lui en voulait aussi, dans leur silence accommodant. Mais qu'y pouvaient-ils? La vie s'était passée ainsi.
Elle s'arrêta un instant devant la vitrine d'un magasin de vêtements bohème. Elle observa une robe légère, en lin clair et poudreux, qui tombait sur un mannequin. Elle revoyait sa mère marchant dans les herbes hautes du jardin, tenant son chapeau de paille d'une main. Le vieux chêne où sa balançoire pendait. Elle devait toujours y être, semblant s'agiter glauquement parfois, quand le vent y jouait. Elle se demanda s'il le vieux chien griffon était mort. Si c'était le cas, alors il était seul au monde. Son père collectionnait les fantômes. Il était vraiment trop con.
Lorsqu'elle releva les yeux, le groupe s'était éloigné. Personne n'avait remarqué son moment d'abscence. Elle aperçut Namjoon, de dos, qui avait passé un bras autour de la taille fine de Minha. Cette vision la surprit plus qu'elle ne l'aurait souhaité. Elle plissa les yeux pour s'assurer que sa vision ne la trompait pas. Jimin aurait voulu voir son visage... Son visage, à elle. Voir si, elle aussi, elle aimait ses bras veineux. Comme toutes les autres...
Elle hésitait, Jimin. Elle hésitait parfois, à se dire que cette vie était vraiment la sienne. Pourquoi Dieu l'avait-il oublié dans cette histoire qui n'avait pas de sens ? Elle, ses petites bottines cirées et son sac-à-main en faux croco, perdue entre deux flaques d'eau d'une rue commerçante.
Elle observa ses collègues tourner au coin de la rue, les uns après les autres, éclairés tour à tour par le lampadaire qui faisait l'angle. Puis vint le tour de Namjoon et Minha. Jimin put enfin apercevoir leur profil. Minha lui souriait si fort... A lui... Avec son petit visage d'ange, elle lui souriait.
La petite blonde fit volte-face, agacée, et s'enfonça dans la foule, à contresens, le coeur agité. Ses semelles tapaient nerveusement le bitume humide. Ses pas s'enchaînaient, de plus en plus rapide, alors qu'elle se rendit compte qu'elle courrait. Elle courrait, elle et son petit sac en croco. Elle courrait encore, Jimin. Elle fuyait encore. Jimin finissait toujours par fuir. Elle le savait, qu'elle n'était pas courageuse pour un sou et qu'elle finissait toujours par fuir. Elle savait mais elle était en retard. Elle devait se dépêcher. Elle avait toute sa vie à commencer. Elle avait envie de pleurer. Pourquoi rien ne commencer jamais, pour elle? Ca ne pouvait pas être la fin, n'est-ce pas? C'était forcément le début de l'histoire, non? Elle attendait le top départ pour commencer, sa vie, hein? Ce n'était pas ça, quand même, sa vie ? N'est-ce pas? Dites-lui que ce n'est pas ça.
A bout de souffle, elle s'arrêta au milieu des bars. L'ambiance était différente. Les terrasses débordaient d'étudiants qui bavardaient fort. Ils devaient avoir son âge, voir un peu plus jeunes. Se rendant compte que certains lui jetaient des regards arrogants, elle se força à tirer sur les pans de sa robe noire, se redressa en réajustant correctement sa bandoulière sur sa petite poitrine. Ce n'était pas le genre d'endroits où elle se rendait habituellement. Elle se mit à arpenter l'avenue, le regard intrigué par les jeunes visages rieurs. Ses yeux tombèrent sur une petite table ronde, abandonnée, un peu à l'écart. Elle hésita un instant, ne sachant pas vraiment ce qu'elle faisait là. Finalement, elle se laissa tomber sur la chaise dans une moue boudeuse, le menton au creux de la paume. Sur le coup, ça lui semblait con de se mettre à pleurer alors elle se contenta de s'ennuyer. C'était toujours mieux que de retourner avec les autres. Elle n'avait plus aucune envie d'aller chanter au karaoké avec eux, à présent. Elle regardait au loin, la gueule renfrognée et peu engageante, et personne n'osa venir la déranger pendant un long moment. On se disait que quelqu'un comme ça, ça pouvait mordre. On ne comprenait pas bien ce qu'elle faisait là et elle éveillait quelques regards perplexes. Et bien, elle les emmerdait, si elle gênait. Jimin avait toujours gêné, où qu'elle aille, de toute façon. Mais merde, il fallait bien qu'elle soit quelque part, non? Elle soupira de nouveau. Elle en avait marre. Ils la faisaient chier. Tout faisait chier. Namjoon faisait vraiment – mais vraiment – chier. Elle mit sa tête dans ses bras et décida qu'elle allait rester encore un peu. Il ne faisait pas si froid et puis le brouhaha la berçait. Elle ne pouvait se résoudre à pleurer mais elle pourrait peut-être dormir, elle penserait moins. Elle ne voulait pas avoir à faire à la colère que lui évoquait Minha souriant ainsi à Namjoon. Pas ce soir. C'était des informations dures à traiter pour quelqu'un d'aussi peu stable qu'elle.
Dans la nuit de ses paupières closes, Jimin repensait à son père. Au griffon. A la balançoire. Et aussi au visage flou de sa mère. Elle... Est-ce qu'elle a un jour pensé à eux ? Non, elle s'en fout de savoir si elle a pensé à son père mais... Mais est-ce qu'elle a déjà pensé à Jimin ? Est-ce que que parfois elle se demandait ce qu'était devenue sa fille ? Qui se demandait encore ce qu'elle était devenue, putain ? Dans sa vie, il n'y a plus que cet abruti de Namjoon qui baisait tristement pour oublier que personne n'avait jamais voulu l'aimer. Elle écoutait le lit grincer dans la chambre d'à côté et c'était le seul moment où elle avait vraiment envie de lui porter secours. Parce qu'il lui faisait pitié, dans ces moments-là. Et qu'elle aussi, elle faisait pitié. Ils étaient deux imbéciles qui n'étaient même pas capables de s'apprécier l'un l'autre. Mais ils savaient. Ils se regardaient et ils savaient. Nam et Jim, ils savent que la nuit, c'est pas juste les étoiles qui brillent pour faire joli :
- Jim ?
Elle se demanda si les ouvrirères l'avaient déjà retrouvé et voulaient qu'elle se joigne de nouveau à eux. Mais il était plus probable que la personne veuille simplement vérifier que c'était bien elle. Il était déjà surprenant qu'on l'ait cherché. Elle tourna légèrement la tête sur le côté, sans se redresser et entrouvrit un oeil avec nonchalance. Elle voyait un peu flou, à cause du réverbère qui lui jetait sa lumière directement dans la rétine mais elle aperçut un couple qui se tenait à deux mètres d'elle, sur le trottoir. Elle espèrait juste que ce n'était pas Namjoon et Minha qui avaient eu le culot de venir à sa rencontre. Mais quand elle reconnut enfin qui se tenait en face d'elle, elle se redressa d'un coup, comme si on venait de l'électrocuter pour de bon :
- Koo ? Laissa-t-elle échapper dans un filet de voix peu audible.
L'étudiante était là, dans un long manteau bleu marine qui couvrait son corps robuste. A son bras, une autre femme, que Jimin n'avait jamais vu auparavant. Mais ça n'avait pas d'importance, pour le moment. Elles ne pouvaient pas cligner des yeux tant l'apparition soudaine leur paraissait incroyable.
Park Jimin se tenait là, en chair et en os, ici, dans cette capitale, dans ce bar. Si loin de tout ce qui avait fait d'elle cette jeune fille cabossée et intrigante. Pourtant, Jimin n'avait pas tant changé. C'était étonnant même. Elle avait toujours cette allure chétive et nerveuse qui faisait méprendre certaines personnes quant à sa vraie nature. Elle avait toujours ses cheveux tondus, ses créoles, et son regard d'acier qui en voulait à la Terre entière... Et puis, ça lui ressemblait tellement, ce maquillage noir et or qui avait un peu coulé autour de ses yeux mais qui la rendait si mystérieuse et si jolie. Jimin était la plus belle femme que Koo n'avait jamais rencontré, c'était certain. Ca n'avait pas changé aujourd'hui. Ca ne changerait d'ailleurs probablement jamais.
Jimin observa sans comprendre les deux femmes s'échanger quelques mots confus et bredouillants qu'elle ne saisit pas, toujours sous le coup de la surprise. Finalement, l'inconnue se détacha du bras de Koo et partit, agitant sa main avec un petit sourire compréhensif aux lèvres. C'est alors que Jimin saisit qu'elles étaient très probablement en couple. Son coeur se serra davantage. Le temps était vraiment passé sur elle. Elle ne l'avait jamais tant remarqué qu'à présent.
Koo prit place face à elle sans qu'elle ne l'y ait convié. Le brune était toujours aussi à l'aise socialement et cela transparaissait dans la façon dont elle prenait la décision de mouvoir son corps. Ses gestes ne pouvaient pas être remis en question, ils s'imposaient sans un mot et pourtant, ils étaient tellement naturels que personne n'osait la trouver impolie. A l'exception peut-être de Jimin. Jimin avait toujours de quoi se vexer, c'était un principe chez elle :
- C'est incroyable de te revoir-là, Jim. Quelle surprise... Si j'avais su que je te croiserai ce soir...
L'intéressée la toisa longuement. Elle ne pouvait réfreiner l'agitation nerveuse de sa jambe sour la table. Alors elle allait lui sortir le même refrain qu'à n'importe qui d'autre qu'elle retrouverait après un long moment ? Jimin n'était-elle pas différente de n'importe qui d'autre ? Jimin voulait être différente. Surtout quand il s'agissait de Koo. Elle n'avait aucunement l'intention de répondre un truc bidon comme "Ca fait plaisir de te revoir après tout ce temps". Koo pouvait bien aller se faire mettre si elle voulait parler de la pluie ou du beau temps avec elle. Elle désigna la silhouette de la femme déjà loin du menton et aboya :
- Ca la dérange pas que tu restes ici, elle ?
Koo regarda dans la direction indiqua. Son regard était si doux quand elle se tourna vers l'inconnue que Jimin eut l'impression d'être giflée en pleine face. Merde, la brune avait l'air vraiment amoureuse de cette nana. Koo revient à Jimin :
- Non, elle rentre chez une de ses petites-amies... Son appartement n'est pas loin, on avait prévu ça comme ça pour ce soir de toute façon.
- Vous êtes pas ensemble ?
- Si... Mais peut-être pas comme tu l'entends.
Jimin l'observa, le visage dur. Elle ne comprenait pas. Koo n'en était pas très étonnée. Jimin avait déjà du mal à saisir les schémas relationnels classiques alors un peu d'inventivité et d'ouverture d'esprit, ça ne lui parlait absolument pas :
- Elle est polyamoureuse.
- Elle est quoi ?
Koo se retint de rire. Jimin n'avait pas changé, non :
- Polyamoureuse.
Jimin la dévisagea, perplexe. Koo se mordit la joue, par respect pour elle. Ce n'était pas vraiment le langage de Jimin, tout ça :
- Elle peut aimer plusieurs personnes en même temps.
Jimin eut un vague espoir que ce mode de vie qu'elle n'avait pas la grandeur d'âme d'essayer de comprendre - ce soir, particulièrement - constitue un défaut aux yeux de la grande brune. Mais l'autre ne démordait pas de son sourire attendri. Et ça commençait sérieusement à l'agacer, de constater que Koo était si heureuse dans une vie où elle n'avait plus sa place :
- Tu comprends ?
Jimin alluma sa cigarette :
- Non.
Koo rit de plus belle. Elle avait toujours connu Jimin glaciale, de mauvais poil, jalouse. Elle ne changeait pas. Qu'est-ce que ça lui faisait plaisir de la retrouver ainsi. Le temps avait passé mais Jimin n'avait pas bougé d'un pouce. Quelque part, malgré son grand sourire et sa vie dont elle n'était pas mécontente, ce portrait de son enfance éveillait en l'étudiante une mélancolie certaine. Elle les revoyait autour du lac, à Binmin-li, se chamailler avec Hoseok, Yoon et Namjoon. C'était de précieux souvenirs...
Jimin lui cracha sa fumée au visage, coupant court à son sentimentalisme et demanda, le regard fuyant :
- Et donc ? Tu fais partie de ses copines, à cette fille ?
Koo chassa le nuage de nicotine de la main pour pouvoir respirer :
- Oui. On s'est rencontrées au club de volley, à l'université, l'année dernière.
L'étudiante laissa un petit silence pour observer l'autre avaler la nouvelle :
- C'est adorable, grommela Jimin, faisant mine que ça ne l'intéressait pas le moins du monde.
Pourtant, Koo le savait, elle voulait tout savoir, autant que ça lui faisait mal. Alors, elle poursuivit, fournissant à Jim les informations nécessaires pour qu'elle fasse son calcul et puisse conclure qu'elle valait décidemment cent fois mieux que cette fille :
- Elle a un an de plus que moi donc elle travaille cette année pour la première fois. Moi, j'aurais bientôt mon diplôme également. Enfin, si tout se passe bien...
- Pourquoi ça ne se passerait pas bien ? Pouffa amèrement Jimin.
- On ne sait jamais, dit Koo en haussant les épaules.
- Bien-sûr que si, on sait. Répliqua vertement la blonde : Tu as tout réussis jusqu'à là, tu vas pas quand même nous foirer ton diplôme, non?
Koo rit et lui céda :
- Oui, tu as sans doute raison.
Jimin haussa les épaules, regardant ailleurs. Mais de toute évidence, oui, elle avait toujours raison :
- Et toi ? Voulut savoir l'étudiante : Qu'est-ce que tu es devenue ? Ta mère t'a embauché dans son entreprise ?
Koo savait qu'il n'y avait jamais eu d'entreprise. Elle savait qu'il n'y avait pas eu de mère non plus. Elle voulait juste s'assurer que Jimin allait bien. Quand elle était partie, elle s'était inquiétée longuement pour elle. Elle avait été amoureuse de Jimin. Très amoureuse. Jimin ne laissait personne indifférent. C'était une rencontre qui vous marquez au fer rouge.
Jimin hésita à parler de la biscuiterie, de ses collègues qui baisaient Namjoon régulièrement parce que ça les amusait de la faire cocue, de Minha qui était la seule personne qu'elle avait vraiment apprécié jusqu'à ce soir. Mais elle regardait Koo et elle avait envie d'être à la place de cette fille qui avait déjà un diplôme, des petites amies aussi formidables que Koo et qui savait suffisament bien jouer au volley pour être une adversaire de taille face à l'étudiante... Elle l'envahit à la hâte dans un nouveau nuage de fumée pour cacher ses yeux qui se faisaient anormalement luisants :
- Hm. Je suis sa secrétaire. On se crêpe pas trop le chignon et puis, ça marche pas trop mal. Namjoon s'occupe des livraisons à domicile.
Jimin fut satisfaite de voir Koo tiquer à l'évocation de ce prénom. Elle n'avait jamais apprécié la savoir proche du jeune homme, pour une raison qui lui échappait. L'étudiante ne fit pourtant aucun commentaire. Ca lui aurait semblé totalement déplacé mais Jimin aurait mille fois préféré ça à cette ignorance anonyme que l'autre lui servait avec religiosité. Koo savait-elle faire ça ? Aimer et puis oublier. Faire de nouvelles rencontres, passer à autre chose, laisser le passé tranquille ? Parce que Jimin, elle... Elle ne savait pas si elle en avait vraiment envie. Avait-elle seulement ce luxe ? Elle mourrait de disette en se contentant seulement de ce petit bout d'instant présent frugale. Etait-elle trop gourmande? Est-ce que Jimin en demandait trop ? Pourquoi tout le monde semblait à peu près se satisfaire de sa vie et pas elle? Pourquoi devait-elle se contenter de si peu ? Pourquoi voulait-elle encore rêver ?
Koo accepta le mensonge sans broncher. Jimin était quelqu'un de fier, elle n'aurait pas apprécié se faire prendre à s'inventer pudiquement une vie pour ne pas parler de ce qui lui faisait honte. La brune espérait juste, qu'au fond, son quotidien n'était pas devenu trop rude. Jimin avait déjà eu une vie assez bizarre comme ça par le passé. Elle méritait un long chemin de répis, tranquille. Le genre de petit sentier ensoleillé qui la conduirait en pente douce jusqu'à sa tombe. C'était tout ce que Koo pouvait lui souhaiter, à présent, de bien vieillir.
Elles s'observèrent quelques instants dans le silence. Depuis qu'elles s'étaient reconnues, elles ne s'étaient pas encore autorisées à se regarder ainsi. Peut-être la présence de sa copine ou les gens autour d'elles, allez savoir. Les traits de Koo avaient mûri et pris en finesse mais portaient encore avec justesse cette sincérité paisible. Il y avait toujours eu une grande sérénité chez la brune que Jimin enviait terriblement. Elle n'avait jamais connu autant de tranquilité et de repos que serrée dans ses bras. Sa Koo d'autrefois, c'était le seul espace de sécurité qu'elle n'avait jamais connu. Elle ne lui avait jamais formulé ça comme ça, bien entendu, mais il ne passait pas un jour sans qu'elle y songe avec une certaine amertume. Koo l'avait senti également, que l'autre avait eu un terrible besoin d'elle. Parce que personne n'avait jamais été là pour Jimin. Alors vous pensez, amoureuse, à cet âge, Koo aurait voulu tout combler, tout lui offrir en mille. Mais avec le recul, elle songeait parfois que ça n'aurait jamais marché entre elles. Elles se seraient fait du mal, à terme :
- Ca te dirait de venir manger un bout avec moi ? Je t'invite, proposa Jimin en désignant son petit sac croco, avec une risette qui se voulait vraiment gentille, pour une fois.
Chapter 2: Chapitre 2
Summary:
"Bien. 23H30, place de l'église alors."
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
[5 ans plus tôt...]
Les deux cousines étaient allongées sur le tapis poussièreux de l'atelier, les jambes négligemment appuyées contre le mur. Les rideaux avaient été tirés pour les épargner des rayons brûlants du début d'après-midi mais elles crevaient de chaud. Leur respiration était lourde et elles se faisaient silencieuses, suivant par la pensée le trajet de la goutte de sueur chutant de leur sein à leur nombril. Elles se laissaient bercer par le bruit des doigts de la mère de Yoon glissant dans l'argile mou, juste à côté. Et puis, parfois, ils allaient tremper dans le bol d'eau trouble et s'ébrouaient ensuite joyeusement dans l'air. C'était la même chose depuis midi. Inlassablement, ces mouvements lents et gracieux et ses bruits cristallins. Il y avait aussi cette radio indépendante qui présentait des morceaux expérimentatifs mais qui diffusait sur une fréquence méconnue et sautait. A moins que ce soit la faute de cette antenne tordue... Grésillements ou pas, Koo n'aurait pu dire si elle aimait ce qui leur parvenait. C'était parfois des sonorités pénibles et plaintifs, qu'elle n'aurait su définir, qui s'échappait de la bouche du poste. Dans tous les cas, c'était la bande-son habituelle des débuts d'été, quand Koo venait à Binmin-li, chez sa tante et son oncle. Ce qu'elle et ses parents ne manquaient pas de faire, depuis que le couple avait fait l'acquisition de ce petit pavillon à dépendance. Mais cette année, ils avaient convenu qu'elle y resterait une bonne partie des vacances scolaires, ses parents n'ayant exceptionnellement pas pu se dégager des congés en cette saison estivale. Ca ne dérangeait pas vraiment leur fille. Koo était du genre facile à vivre. Elle s'accomodait de la vie avec beaucoup d'aisance. Et puis, elle avait toujours aimé les grands espaces de nature. Elle préférait leur calme à l'agitation touristique des côtes.
Yoon et Koo étaient toutes les deux filles uniques mais elles avaient grandi dans une grande proximité. Elles étaient scolarisées dans le même groupe scolaire de la petite ville de Daebak, à quelques kilomètres. Elles ne s'étaient pour ainsi dire jamais quitté bien qu'elles passaient peu de temps ensemble au lycée. Chacune avait développé ses propres amitiés et ses activités. Elles avaient cependant un immense plaisir à se retrouver lorsque l'occasion se présentait.
Binmin-li était le genre de village où l'on ne s'arrêtait pas, étalé autour d'une départementale qui courrait entre les bois pour rejoindre Daebak, plus au nord. Le village contenait le strict nécessaire pour un minimum d'autonomie : deux, trois cafés miteux mais qui savaient servir des glaces à l'eau en été, quelques magasins alimentaires, un poste de police, une auberge, une pharmacie... et un quota de charme très limité. L'exode rural étant passée par là, le village était quasiment vide les trois quarts de l'année. Les maisons fermées ressemblaient à des vieillards aux visages gris et durs, contemplatifs dans leur silence. La saison estivale était davantage clémente car quelques familles revenaient au pays et dépoussierraient les villégiatures de leurs ancêtres. Seule une scierie, située à l'entrée nord du village, vivautait encore et nourissait quelques espoirs d'embauches. Quoique. Le paysage y était si morbide que les gens de Daebak racontaient plein d'histoires terrifiantes sur les habitants de là-bas. Au lycée, ceux qui descendaient du bus scolaire provenant de la route Sud avaient affreuse réputation. Exception faite pour Yoon.
Cela n'avait cependant pas découragé la famille Min de venir s'y installer. La tante de Koo, serpentant les rues désertes dans ses longues robes chatoyeantes, bien que jurant méchamment sur la fadeur générale des lieux, faisait à présent partie du décor. Ils la surnommaient "l'évaporée" et Koo la soupçonnait de ne pas détester cette appellelation. Quelque part, ça raisonnait bien avec ses choix de vie exubérants. Ca devait bien être la seule famille qui avait fui Daebak pour emménager à Binmin-li et non l'inverse. Suite à des problèmes au travail, quelques temps après la naissance de Yoon, la tante Min avait fait réfugié sa famille au village et s'était concentrée sur des choses qui lui tenaient à coeur : la création artistique. Elle avait fait installé son atelier dans l'établi de jardin en bois, à côté de la maison. Elle passait de longues heures à chercher de l'inspiration dans la nature. Ses oeuvres étaient si déroutantes que l'on supposait qu'elle ne l'avait pas encore trouvé, l'inspiration. Mais Binmin-li avait cet avantage d'être entouré de forêts et de monts qui promettaient de belles flâneries :
- Vous ne voulez pas allées mettre le nez dehors, par ce temps?
Yoon ne bougea pas d'un poil, plongée dans son bouquin. Elle se contenta de répondre :
- Il fait bien trop chaud, pour bouger. Il n'y a que toi pour rester sous le soleil à ces horaires-là, tu sais. Et te choper une insolation terrible au passage.
- Rabbât-joie, répliqua sa mère.
Koo avait tourné la tête vers sa tante pour l'écouter parler. Elle l'observa s'asperger les avant-bras dans la bassine. Sa tante avait toujours un air très sûre d'elle, lorsqu'elle travaillait sur une oeuvre, et si enfant, Koo s'y était laissée prendre, elle était à peu près certaine aujourd'hui qu'elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle faisait. Koo reprit à remord son bouquin. Elle adorait sa cousine mais elle était parfois trop casanière à son goût. Elle tenta de faire fi des sonorités extraterrestres qui provenaient de la radio pour reprendre le cours de son histoire quand un cri lointain se fit entendre :
- Yoon !!! Yooooon !!
- Tiens, tiens, regardez qui va là, chantonna Madame Min en enfonçant une fourchette dans un tas informe d'argile.
- Oh c'est pas vrai, maugréa sa fille en plongeant son visage dans son bouquin.
- Hobi est déjà arrivé ? S'écria Koo en bondissant sur ses longues jambes pour se précipiter sur la fenêtre.
Elle se pencha au dessus de la jardinière pour apercevoir le jeune homme qui emjambait la barrière du jardin avec une facilité déconcertante en scrutant la façade de l'atelier. Son sourire s'agrandit lorsqu'il aperçut le visage de Koo à la fenêtre :
- Dis-lui que je ne suis pas là, Koo, supplia sa cousine avec paresse.
- Hoseok, ça va ? L'ignora Koo. Tu es déjà arrivé chez tes grand-parents ?
Le jeune homme se posta sous la fenêtre, les jambes grandes écartées et fourra les mains dans les poches de son short de bain rouge pompier :
- Ca va, bien oui. Dis-moi, Yoon est là? J'allais partir me baigner, je me demandais si elle était partante pour venir avec moi.
- C'est une super idée, ça, j'avais justement envie de bouger un peu, répondit Koo, heureuse de trouver là un échappatoire à son ennui. Tu viens, Yoon ?
L'intéressée émit un long soupir, toujours en boule sur le tapis. Se taper Hoseok dès la première semaine de vacances ne paraissait pas l'enchanter, surtout quand elle pouvait lire tranquillement un traité de psychologie. Elle ne voyait vraiment pas l'intérêt de s'adonner à une autre activité que la sienne. Mais tous les étés, depuis que Yoon avait déménagé au village, c'était pareil : Hoseok trouvait le moyen d'arriver le plus tôt possible chez ses grand-parents en espérant pouvoir passer du temps à ses côtés. Sa mère insista :
- Aller Yoon, finis les journées à ne rien faire, terrée à la maison ! Ton prince charmant est arrivé, l'été peut vraiment commencer !
Sa fille la fusilla des yeux à ses mots et se releva, profondémment irritée :
- Les femmes n'ont besoin de personne pour trouver leur épanouissement et encore moins d'un homme! C'est pas croyable, ça, pesta-t-elle. Et Hoseok n'est pas MON prince charmant. Vous nagez tous en plein délire, ici...
Sa mère sourit dans sa barbe en se reconcentrant sur ce qu'elle faisait. Yoon tira cependant sur son t-shirt et son short d'un geste sec et fit signe à Koo qu'elles sortaient. Elles descendirent par l'échelle en prenant soin de refermer la trape derrière elles. En tongs, Yoon enjamba habillement les caisses à outils, tas de bois et tondeuse à gazon et Koo eut presque du mal à suivre son empressement soudain. Elle avait peut-être hâte d'en découdre avec l'envahisseur, qui sait? Enfin, elles sortirent en pleine lumière, clignant des yeux, les toiles d'araignées dans les cheveux :
- Yoon, te voilà enfin ! Soupira Hoseok, et son visage respira aussitôt le bonheur.
Voyant la prunelle de ses yeux surgir de l'ombre, Hoseok ouvrit grand les bras, comme s'il nourrissait encore l'espoir qu'elle y accourt. Depuis le temps, songea Koo, il n'avait toujours pas appris la leçon. Il aurait dû revoir à la baisse ses attentes en termes de démonstration affective de la part Yoon. Sa cousine se contenta de s'appuyer contre l'encadrement de la porte et de le toiser :
- Jung Hoseok, le salua-t-elle avec cérémonie.
Il sembla un peu déçu de l'accueil mais il ne démordait pas avec son regard amoureux. Koo avait toujours connu Hoseok avec ces yeux-là. Un jour, il avait croisé Yoon dans les couloirs des salles de sciences, marchant de son pas vif et décidé, les cheveux coupés sévèrement sous la mâchoire, son petit badge de Présidente des élèves se balançant sur le tissu tendu par sa poitrine généreuse, l'air peu sympathique. Et ça avait été immédiat. Depuis cet évènement, il tournait autour d'elle en se contentant de la traiter comme la huitième merveille du monde :
- Tu es encore plus belle qu'avant Yoon, souffla le lycéen, fasciné.
- Oui, bon, n'exagèrons rien, Hoseok, ça fait quatre jours qu'on ne s'est pas vus, râla-t-elle en se concentrant sur sa manicure alors qu'elle s'asseyait sur la marche en granite qui marquait le seuil de la dépendance.
- C'est déjà long, tu sais, avoua-t-il, dans un souffle ému.
Yoon lui donnait cet air lunaire. Elle lui coupait le souffle. Koo se mordit la joue, par respect pour les efforts de Hoseok et se contenta de partir en direction de la maison, pour les laisser seuls. Ce n'était pas ses affaires:
- Bien ! Je vais chercher nos serviettes, Yoon, je reviens, fit-elle.
- Je n'ai jamais dis que je venais avec vous, Koo! S'agaça sa cousine : Prends juste pour toi.
- Quoi!? S'écria Hoseok, dépité : Mais pourquoi?
Le visage du jeune homme s'était défait en l'espace d'une phrase. Koo leva les yeux au ciel. Sa cousine avait vraiment un mauvais caractère, parfois. Question de principe :
- Parce que je ne suis pas épilée, Hoseok, voilà pourquoi ! Il y a une touffe, là dessous, décréta-t-elle en désignant son pubis. Une touffe, tu comprends ? Tu te rends compte de l'horreur que ça pourrait représenter, pour un mec comme toi, "une touffe" entre les jambes d'une fille ? Tu n'y survivrais pas.
- Quoi ? Mais enfin, Yoon, je comprends pas... Tu sais bien que j'ai jamais été dégouté de tes poils quand...
- Ok, ok, ok, coupa expressement la jeune fille, les joues légèremment roses : Très bien, tu as gagné. T'as de la chance qu'il fasse sacrément chaud. Koo, prend aussi mes affaires, ordonna-t-elle à sa cousine avec l'autorité dictatoriale naturelle qu'elle avait.
C'était toujours comme ça, entre Hoseok et Yoon. Koo pouffa en s'éloignant vers la maison, percevant encore les brides de leurs conversations :
- Arrête de te réjouir, comme ça, ça en devient franchement ridicule. C'est pas parce que je vais me baigner avec toi qu'on est des potes. En tout cas, je te préviens, tu as pas intérêt à te plaindre de mes poils de chatte.
- Mais enfin, Yoon, gémit Hoseok, ennuyé par les accusations de sa très chère : je les aime, moi, tes poils de chatte.
Yoon crut s'étrangler :
- Ne t'avise même pas de prononcer encore une seule fois cette phrase à voix haute, Jung Hoseok.
Koo flottait en étoile de mer en regardant le soleil décliner sur les feuillages assoiffés de l'été quand elle se dit qu'elle commençait à en avoir marre. Yoon s'était trempée un peu pour se rafraîchir, en arrivant, mais était bien vite remontée sur les rochers d'ardoises où ils avaient étalés leurs trois serviettes. Hoseok avait fait l'effort de nager un peu plus avec Koo, histoire de ne pas la délaisser mais en tant que grand amoureux, avait rapidement rejoins sa belle. Seule, Koo avait nagé longuement, retravaillant assidûment sa technique et son cardio. Puis, elle s'était mise sur le dos, à flotter, en les écoutant parler calmement. Le pauvre Hobi s'enfilait tous les essais de psychanalyse qu'elle lui avait recommandé de lire, espérant que ses efforts finiraient par le rendre assez cultivé aux yeux de la Présidente des élèves pour qu'ils envisagent sérieusement une relation. Les critères de Yoon étaient assez hauts. Surtout concernant le jeune homme. Il n'y comprenait foutrement rien mais il avait eu le mérite de faire des efforts. Alors Yoon, en bonne première de la classe, lui réexpliquait toutes les théories, griffonnant quelque chose sur son carnet pour que ça puisse lui parler davantage. Lui était penché vers elle et Koo se demandait s'il arrivait vraiment à penser à autre chose que le fait que leurs corps se touchaient presque. Aussi étonnant que cela puisse paraître, Koo les trouva touchant, tous les deux concentrés sur le calepin. Yoon pouvait sembler un peu rude de première abord mais elle était excellente pédagogue. C'était sans doute une des seules élèves qui venaient de Binmin-li et qui n'était pas mal perçue, au groupement scolaire de Daebak. Très investie dans la vie des élèves, elle dispensait également des cours de soutien pour aider ses camarades de classe. Elle enfilait ses lunettes et se transformait en une enseignante efficace et rigoureuse. Les professeurs faisaient appel à elle quand ils n'arrivaient pas à cerner le problème d'un de leurs élèves. Pour cause, elle connaissait les états d'âme de tous ceux qui avaient bien voulu lui faire des confidences et avait lu assez de bouquins de psycho pour cerner l'autre moitié silencieuse. Yoon était pragmatique, honnête et tout le monde faisait confiance à son sens du jugement.
Elle n'avait pas beaucoup d'amis fixes, elle était solitaire et prétendait qu'elle n'avait pas vraiment le temps. Et ça semblait vrai. On la voyait traverser les couloirs au pas de course, les bras chargés de dossiers urgent, dans son uniforme impeccable. Si personne ne l'appréciait ou ne la détestait particulièrement, tous s'écartait à son passage : le bon fonctionnement de l'établissement scolaire reposait très probablement sur ses épaules et on ne voulait pas la retarder.
Koo décida qu'elle avait suffisamment dérivée au large comme ça, se redressa et nagea lentement vers eux. Elle sortit de l'eau, dégoulinante, dans son maillot de bain sportif. Si les deux cousines s'entendaient à merveille, elles menaient des vies totalement différentes. Alors que Yoon s'était investie pour créer son club manicure - qui était en réalité une excuse pour mettre en pratique ce qu'elle apprenait dans ses bouquins de psycho - , Koo était engagée dans les associations sportives. Entre autre, la natation. Elle avait fait plusieurs compétitions tout au long de sa scolarité et était d'un niveau très prometteur. Deux mots décrivaient parfaitement sa silhouette de sportive : puissante et robuste.
Elle s'enroula dans sa serviette, frottant vigoureusement son visage à l'intérieur, les lunettes de natation relevées sur son front, sa modeste tresse de jais dégoulinant dans sa nuque. Le brûlant du soleil semblait s'être apaisé et une brise légère venue des sous-bois suffisait à la faire frissonner. Elle grimpa sur un rocher, non loin des deux autres lycéens et s'assit à son sommet pour scruter le paysage. L'étendue d'eau artificielle faisait, en cette fin d'après-midi, une tâche sombre et calme au milieu des arbres. C'était une ancienne carrière d'ardoises qui avait été reconvertie en réserve d'eau, pour les besoins des petits industriels voisins, en détournant le lit de la rivière originelle. Un barage fournissait de l'électricité pour les habitations de la zone. On pouvait parfois encore deviner le découpage en escaliers caractéristique de l'extraction qui avait été réalisé jadis. Les berges du lac étaient toutes taillées dans cette roche en feuillets d'un noir bleuté. Cet espace représentait également un autre enjeu de taille. Il était un point de rendez-vous clé. Pour la maigre jeunesse de ce pays mourant, notamment. Il y avait également de simples marcheurs égarés qui venaient tremper leur pieds rougis dans les eaux froides et sombres du lac ou des familles du coin, en été. Koo pouvait discerner les petits îlots des juilletistes sporadiquement répartis sur tout le pourtour du lac, prenant le soleil. Même les gens de Daebak ne crachaient plus à prendre la route du Sud, les jours de grosses chaleurs, pour venir s'y rafraîchir. Koo aimait cet endroit. Tout le monde aimait cet endroit. C'était calme, bucolique et il n'y avait jamais foule. Elle inclina son visage vers le ciel, fermant les yeux pour profiter des sensations sur sa peau :
- Hé, Koo. Viens par là.
La jeune fille se tourna en direction des serviettes. Elle aperçut un grand jeune homme, très mince, qui discutait avec Hoseok, nonchalamment appuyé contre la portière d'une voiture - que Koo n'avait pas entendu approcher - au bout du sentier par lequel ils avaient atteint la berge. La brune ne le reconnut pas et il avait l'air légèrement plus âgé qu'eux. Ce n'était sans doute pas un élève de Daebak vivant à Binmin-li. En tout cas, Koo ne le reconnaissait pas. Elle se leva pour rejoindre Yoon, qui l'attendait. Elle sauta habillement du rocher, sa serviette volant comme une cape autour d'elle et sa cousine sourit en la voyant faire. Elles se mirent en marche pour aller saluer le nouvelle arrivant :
- C'est qui ? Questionna Koo.
Yoon sirotait une brique de jus multifruit tout en traînant ses tongues encore humides dans un bruit de succions désagréable. Elle extirpa la paille de ses lèvres pour parler :
- Namjoon. Un gars d'ici, on peut pas s'y tromper.
- D'ici?
- Binmin-li, je veux dire... Il bosse à la scierie avec son père. Pas une lumière mais c'est notre carte d'entrée VIP à toutes les soirées qui vont se faire cet été, crois-moi. Ce type traîne un peu avec tout le monde. A nous les feux de camps et les chamalos grillés ! Se réjouit-elle.
Yoon était rabât-joie et parfois casanière mais ne vous méprenez pas : elle était sociable. Enfin, Koo la soupçonnait surtout d'adorer observer les interactions entre humains. Les soirées constituaient à ses yeux de superbes opportunités d'études anthropologiques. Elle avait toujours eu un esprit scientifique, Yoon.
Les voyant arriver, les deux jeunes hommes se tournèrent vers elle. Le fameux Namjoon détailla brièvement Koo de la tête au pied et, semblant pris d'un terrible désintérêt, les salua sans fanfaronner :
- Namjoon, voici Koo, ma cousine, présenta Yoon. Mais tout le monde l'appelle Koo.
Il lui serra la main sans un regard, voulant visiblement reprendre sa conversation avec le seul mec présent, profondément insensible à leur arrivée. Mais la présence de Yoon à ses côtés ne passait jamais pour un détail insignifiant aux yeux de Hoseok. Il lui souriait, radieux avant de proposer d'un ton enjoué :
- Dis donc les filles, c'est la pleine lune ce soir et Namjoon me disait qu'il y avait une séance chamanique prévue à la Carcasse. Ca vous dit pas ?
Koo toisait le grand dadais qui leur faisait face avec beaucoup d'hostilité. Elle ne savait pas exactement pourquoi mais il lui inspirait une grande antipathie. Elle n'aimait pas du tout la façon dont il ne semblait qu'à peine avoir décidé qu'elle et Yoon existaient. Il était franchement impoli, voire méprisant avec elles. Elle ne réagit pas vraiment à ce qui se disait :
- Quelle heure ? Négocia Yoon.
- Quelle heure ? Reprit le lycéen à l'adresse du prénommé Namjoon, qui s'allumait une cigarette.
- Elle m'a dit minuit. Pas avant, précisa l'autre en les enfumant vulgairement.
Koo sembla enfin saisir qu'il se tramait quelque chose mais elle n'y comprenait rien. Sa cousine, elle, semblait très au fait :
- Faut lui ramener quoi ?
- Comme d'hab'. Morceaux de tissus, perles, amulettes... Trucs de donzelle, quoi.
Il rit à l'adresse de Hoseok, cherchant son appuie mais ce dernier était bien trop occupé à respirer la douce odeur de lessive propre qui avait toujours empregné l'épiderme diaphane de sa belle pour s'en rendre compte. Il se racla la gorge, un peu mal à l'aise de son sous-entendu qui n'avait pas atteint le public souhaité et sembla pour la première fois remarquer le regard agacé de la brune qu'il ne connaissait pas. Il lui jeta de nouveau un bref coup d'oeil. Taille moyenne, voire un peu grande, brune à ne pas se tromper, les sourcils en pagaille à cause de la baignade... Il jugea qu'elle n'était pas vraiment belle. Pas son style, en tout cas. Pas soignée pour un sou. Elle ne le faisait pas rêver même si son corps semblait harmonieux, sous cette grosse serviette humide. Même Yoon, à côté, c'était le paradis, songea-t-il. A vrai dire, ça ne lui avait jamais déplu les petites femmes, charnues à souhait. Et hargneuses, en plus de ça. Mais il avait déjà sauté une fille à papa, un peu comme Yoon, une fois. Il s'était senti con et, remarquant qu'ils n'avaient aucun terrain d'entente possible, ils s'étaient quittés sans un mot. Pas l'histoire la plus sensuelle de sa vie. Donc les filles de riches, très peu pour lui. Et puis, de toute façon, Hoseok ne l'aurait pas laissé l'approcher, sans doute.
Yoon avait dit quoi, déjà ? Qu'elles étaient cousines ? Il se marra intérieurement. Elles ne se ressemblaient en rien ! Une avait dû être pondue par une mère infidèle, à tous les coups ! Ou les mystères de la génétique, allez savoir. Namjoon savait à peine ce que ça voulait dire, tiens, "la génétique". La petite bourgeoise de Yoon savait sans doute mille fois mieux ça que lui :
- Bon, je vais me débrouiller pour trouver ça. On viendra.
- Bien. 23H30, place de l'église alors, indiqua le jeune homme, avant de saluer uniquement le lycéen d'un hochement de tête : Hoseok.
Il remonta rapidement dans la bagnole et fit marche arrière sur le sentier. Koo grommela :
- Plaisir partagé, Namjoon, plaisir partagé...
Yoon explosa de rire et tapa l'épaule de sa cousine :
- Ne fais pas attention à Nam. C'est un rustre. Un pauvre gars... Pense simplement chamalos grillés et sa présence te paraîtra beaucoup plus supportable.
Notes:
Merci d'avoir lu ! J'espère que l'histoire attise votre curiosité
Chapter 3: Chapitre 3
Summary:
"Nam et Jim, ils savent que la nuit, c'est pas juste les étoiles qui brillent dans le ciel pour faire joli."
Notes:
Welcome back, sweetheart !
Here comes JIMIIIIIIIN
Juste pour vous souhaiter une bonne lecture.
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
Mais, quelques heures plus tard, alors que les trois lycéens étaient entassés sur la banquette arrière du véhicule bringuebalant, Koo ne s'était toujours pas faite à la présence de Namjoon. Il fumait comme un pompier, dans l'automobile et seule la fenêtre du conducteur fonctionnait encore. Elle avait planté son nez dans la manche de son survêtement pour essayer de ne pas mourir asphyxiée :
- Bon alors, les mioches ? On vient se faire peur ? Les défia-t-il avec stupidité.
Il devait simplement avoir deux ou trois ans de plus qu'eux, c'était bien tout. Mais il considérait qu'on restait un bébé jusqu'à la première fiche de paie. Et encore. C'était réservé aux métiers où on mettait vraiment la main à la pâte, selon lui. Les types qui griffonnaient à l'abri dans leur bureau, il les considérait surtout comme des assistés du gouvernement. Les fonctionnaires, c'était la pire des races, pour lui. Il savait à peine ce que ça voulait dire que "fonctionnaire", tiens !
Personne ne lui répondit. En réalité, mise à part Yoon qui semblait très détendue, elle et sa rationnalité infaillible, Hoseok et Koo observaient avec beaucoup plus de méfiance le paysage d'ombres impénétrables qui défilait. Ils roulaient doucement, sautant de nids de poule en nids de poules, entre les champs encore hauts. Il n'y avait plus aucune habitation aux alentours et seuls les phares de la voiture leur dégageait la vue. Le silence régnait derrière le ronflement tranquille du moteur.
Koo n'avait pas vraiment saisi en quoi consister une "séance chamanique" mais Yoon lui avait assuré qu'on ne faisait pas plus folklorique à Binmin-li. La brune lui avait répondu qu'elle n'aurait jamais soupçonné l'existence d'un folklore propre à ce village sans histoire. Mais visiblement, ici, on était friand de ce genre de choses. On avait la menteuse bien pendue et les légendes avaient autant le vent en poupe que les rumeurs. La communauté avait connue ses heures sombres, à n'en point douter. Un climat si austère était, selon Yoon, propice aux élans de démence que l'on prêtait volontiers à des esprits locaux. Les veillées villageoises avaient encore de beaux jours devant elles, à Binmin-li. Mais Koo n'était vraiment pas sûre qu'elle ait besoin d'une initiation à toute cette noirceur. Elle aurait largement préféré passer des vacances tranquilles, dans la plus grande ignorance, à profiter innocemment des sous-bois et du lac. Elle retint un soupir quand la voiture s'immobilisa sur le bas côté :
- On y est, décréta Namjoon d'un ton grave, comme s'il avait décidé de se plonger dans son rôle de taximan chamanique tout à coup.
Hoseok frissonna. L'adrénaline leur monta un peu aux tripes. Ils se détachèrent et sortirent du véhicule. L'air chaud les accueillit et Koo tendit l'oreille aux cris métalliques de insectes, oubliant quelques instants qu'elle était censée être terrifiée. Elle aimait la campagne. Même à Daebak, il était facile de se retrouver rapidement sur de jolis chemins sauvages. Ca allait lui manquer, l'année prochaine. Elle et Yoon partaient faire leurs études à la capitale, comme beaucoup ici. Elle ne voulait pas y penser. Ca la rendait mélancolique.
Ils marchèrent d'un pas pressé sur le chemin de craie blanche, le bruit de leurs semelles crissantes mélangées à leurs chuchotements peu rassurés. Ils n'avaient pas le droit d'être là, à cette heure tardive et le goût de l'interdit se savourait lentement dans leurs jeunes bouches assoiffées d'aventures. Au bout du champs, à la lisière de la forêt, était posée là une masse sombre que Koo identifia comme une vieille caravane oubliée. La fameuse "Carcasse", sans doute. La porte d'entrée était entrouverte. On ne pouvait rien apercevoir de l'intérieur de la caravane si ce n'est les rayons égarées d'une lumière ocre qui semblaient emplir l'habitacle. Ils s'arrêtèrent sagement à bonne distance de sécurité de l'habitacle et Koo les imita sans poser de question. Il y avait probablement de l'attente, à présent, comprit-elle. Namjoon s'assit sur une roue de tracteur qui avait été abandonnée là :
- Bordel, Hoseok, heureusement que tu as pensé aux bières, mon pote... Tu sauves cette soirée de merde. On s'en ouvre une ? Qui me suit ?
Koo se retrouva rapidement au milieu de nulle part, une bière à la main, ne sachant pas ce qu'on semblait attendre de pied ferme devant cette caravane qui pourrissait gaiement. Yoon lisait à l'aide de sa frontale, ce qui s'avérait périlleux mais qui ne l'avait pas découragé pour autant. Hoseok et Namjoon s'était lancé dans une conversation sur le sport que Koo suivait attentivement. Ils ne semblaient pas remarquer son intérêt et alors qu'elle intervenait pour donner son avis, les deux garçons se stoppèrent, un peu surpris. Ce fut la première fois de la soirée que Namjoon semblait reprendre conscience de sa présence. Et c'est à cet instant même qu'elle jugea définitivement qu'elle n'apprécierait pas outre mesure cette personne. C'était sans appel :
- Tu fais du sport, toi ? S'étonna-t-il
Le ton l'agaça fortement :
- Koo est championne régionale de natation, répondit à sa place sa cousine, visiblement très fière de ce palmarès.
Les yeux du jeune homme dévalèrent sur la silhouette de la brune, comme pour chercher confirmation. Ses yeux s'arrêtèrent sur ses cuisses épaisses et musclées à demi-couverte par un short de sport noir puis sur les tennis qu'elle portait aux pieds. L'idée lui semblait-elle tellement incongrue qu'il se devait de vérifier ? Il haussa les épaules et repiqua dans sa bière :
- Bon, qu'est-ce qu'on attends au juste? S'impatienta Koo qui se disait que supporter Namjoon toute la soirée allait être long à cette allure et regrettait déjà son lit.
A cet instant même, la porte de la caravane s'ouvrit avec violence et tapa contre le véhicule faisant aussitôt taire Koo. Ils sursautèrent et se tournèrent de concert vers l'apparition. L'image surprit Koo. Il s'agissait d'une silhouette de femme, aux cheveux si courts que l'on pouvait suivre sans peine la rondeur de son crâne. Son corps semblait excessivement chétif, perdu dans les volants d'une robe blanche bohème qui coulait sans fin autour d'elle. La jeune fille avait le visage griffoné de symboles étranges. Des créoles dorées pendaient lourdement de ses lobes et ses yeux grisâtres et colériques se posèrent sévèrement sur le petit groupe. Elle semblait très mécontente, ses fins sourcils froncés à outrance :
- J'espère que vous avez ce qu'il faut en offrande. Les esprits sont particulièrement de mauvaise humeur, ce soir. Il va falloir les amadouer si on veut que tout ceci se termine bien pour nous.
Hoseok émit une petite plainte étrange, se balançant d'un pied sur l'autre mais personne ne pipa mot. Pas même Namjoon. Elle s'effaça contre la cloison, leur faisant signe de rentrer du menton.
Koo fut fascinée par la pseudo "séance chamanique" - qu'ils avaient quand même payé un magnifique morceau de soie, retrouvé dans le grenier de la maison de sa tante -. Si elle ne ressentit pas la mauvaise humeur des prétendus esprits et qu'aucune des pratiques présentées ne lui sembla réellement dialoguer avec l'au-delà, elle fut cependant totalement bluffée par la performance de la mystérieuse blonde. Tout avait été méticuleusement pensé. Les bougies, les encens, les gri-gris aux poignées de porte, le costume, les poudres, les symboles sur sa peau... C'était une scénographie de grande qualité, à n'en point douter. On en avait pour son offrande...
L'incarnation de la chamane était sans doute le fait le plus admirable de la soirée. Perdus dans des manches évasées en dentelle, ses lourds bracelets cliquetaient sur ses poignets délicats et pâles quand qu'elle élevait les bras dans l'air pour accentuer ses paroles. Alors qu'elle avait les paupières abaissés sur son jeu de cartes, les symboles violâtres qui courraient sur sa peau pâle faisaient ressembler son petit visage à un masque, taillé finement dans l'écorce d'un arbre sacré. Puis elle tendait l'éventail de cartes à l'un pour qu'il y pioche son avenir. Et à ce moment, elle relevait ses yeux pâles et vifs à la vitesse d'un battement de cils et tout le monde sursautait. C'était la même émotion que le soleil qui pointe tout à coup à l'horizon d'une aube nouvelle. Foudroyant, comme le rugissement d'un fusil qui éclate dans les bois pour annoncer la mort d'un animal. C'était intimidant. Elle contait les légendes avec une voix basse, captivant son auditoire, s'attardant en détails horrifiants. L'air poussièreux et brûlant de la Carcasse semblait incendier leurs narines et leurs poumons à chaque respiration âpre et profonde. Plus les mots s'échappaient de ses lèvres charnues, plus Koo se sentait hypnotisée, son esprit se laissant emporter par les histoires des temps immémoriaux. Elle croyait pouvoir entendre les chants mythiques et les percussions entêtantes des chamanes dans les bourrasques de vent qui venaient ébranler la caravane. Etrangement, elle sentit un grand calme l'envahir et perdit petit à petit la notion du temps. Seules les pupilles orageuses se balançant sur la petite assemblée, comme le métronome d'un autre espace-temps, rythmaient les récits et troublaient le calme des spectacteurs qui avaient le malheur de soutenir trop longuement ce regard d'acier.
Quand la jeune fille leva la séance, Koo sursauta presque, surprise. Elle n'avait pas la moindre idée de la durée qu'elle avait passé là, en tailleur, sur le lit, aux côtés de Yoon et d'Hoseok. Mais ses genoux lui semblaient engourdis. Elle en avait totalement oublié Namjoon, appuyé contre l'évier, en face d'elle. Tout le monde semblait sortir de la même profonde retraite en soi-même car ils baillèrent et s'étirèrent sous le regard satisfait de la chamane.
Namjoon se redressa aussi vite qu'il le put, brisant la magie du moment :
- Bon, les minus, on va chercher du bois pour faire un feu? Hoseok ? Tu me suis ? Ignorant toujours superbement les autres.
- Euh ouais bah... C'est qu'il fait noir là, pour marcher dans les bois, non? Balbutia le lycéen, pris à court.
Yoon fronça les sourcils. Elle ne se rappelait pas s'être assise si proche du lycéen, au début de la séance. Hoseok avait dû se réfugier à ses côtés entre temps. A moins que sa mémoire lui faisait défaut...
Namjoon avait déjà ouvert les portes de la caravane et se tenait sur les marches, les mains dans les poches. Il le toisa avant de questionner :
- Alors quoi, t'as peur des fantômes? Faut que t'arrête d'écouter ce que raconte Jim, hein. Il y a que des mensonges qui sortent de la bouche de cette gamine.
- Je t'emmerde Nam, répondit l'intéressée.
- C'est pas ça mais on peut se prendre les pieds dans les racines et se tordre une cheville ! Corrobora Hoseok.
Yoon lâcha un soupir tonitruant et se redressa :
- Ah les hommes... Même pas le courage d'avouer quand ils ont simplement peur. Décevant... Bon, on perd du temps, là. Je viens avec toi, Nam.
Sur ces mots, elle s'extirpa du lit. Hoseok la retint par un pan de sa robe et releva des yeux inquiets sur elle avant de balbutier :
- Yoon, tu vas pas me laisser tout seul, quand même?
Elle leva les yeux au ciel :
- Et bien, viens avec moi...
Le jeune homme sembla hésiter, lançant un regard angoissé vers la pénombre aux alentours par une des fenêtres puis hocha la tête, vaincu. L'idée de rester seul avec Jim et ses esprits malveillants ne le rassurait pas vraiment plus. Au moins, il mourrait aux côtés de Yoon. C'était une belle mort, jugea-t-il. Namjoon prenait son rôle de mec cool très au sérieux et ordonna presque séchement aux deux autres :
- Vous deux, vous surveillez nos affaires.
Et la porte de la caravane claqua. Koo et Jimin écoutèrent les bruits de pas s'éloigner, et Yoon qui disputait Hoseok ne fut qu'un mumure qui s'évapora bientôt. Le silence s'installa rapidement dans l'habitacle. Koo devait admettre que l'inconnue était très impressionnante, avec ses peintures chamaniques sur le visage. Elle osait à peine la regarder dans les yeux. Il y avait quelque chose de puissant dans sa posture actuelle.
Yoon lui avait dit qu'elles devaient sans doute se connaître, puisqu'elle étudiait aussi au groupement scolaire de Daebak mais Koo n'avait qu'un vague souvenir de son visage. Elles avaient dû se croiser de loin. Mais elles n'avaient sans doute aucune fréquentation en commun.
Elle leva les yeux vers la petite blonde. On n'arrivait que partiellement à lire ses traits à travers les symboles... Même si on imaginait sans peine qu'elle était plus que jolie. Malheureusement, la brune avait une mémoire excessivement mauvaise des visages. Koo ne prêtait pas beaucoup attention à ce qui l'entourait. Mise à part ses amies et son équipe de nageuses, elle ne remarquait l'existence de personne. Ce n'était pas de la négligence ou de la prétention de sa part, elle était juste un peu rêveuse.
La petite blonde se leva en soupirant et souleva les pans de la longue robe qu'elle avait porté jusqu'ici par dessus sa tête. Elle jeta le vêtement négligemment en boule au sol. Elle portait un jean clair en dessous et fouilla dans son sac à dos pour trouver un haut afin de se couvrir. Koo laissa traîner son regard sur son petit corps nerveux et grêle. On apercevait ses côtes sous le soutien gorge trop ambitieux. Mais elle n'était pas maladivement maigre pour autant. Il y avait simplement quelque chose d'extrêmement petit et chétif chez elle, malgré une vivacité étonnement développée. Pourtant, Koo aurait parié qu'elle ne mesurait que quelques centimètres de moins qu'elle, tout au plus. Elle observa sa nuque dégagée se ployer sur le côté alors qu'elle inclinait la tête pour mieux voir dans son sac. Finalement, l'inconnue enfila son t-shirt. Ses créoles furent bousculées par le mouvement et scintillèrent dans les rayons fauves de la lampe de chevet. C'était étrangement une vision qui marqua profondément Koo. Quelque chose de précieux, auquel on n'assiste qu'une fois dans une vie.
L'inconnue enfourna l'offrande dans son sac à dos avant de saisir d'une lingette humide afin d'effacer grossièrement les symboles chamaniques qui commençaient à dégouliner à cause de la transpiration qui avait perlé sur ses tempes. Koo déchiffra son visage avec curiosité et finit par effectivement songer que ce visage ne lui était pas totalement inconnu. Mais il y avait beaucoup d'élèves dans l'établisssement de Daebak car ce dernier n'était pas concurrencé dans un très large périmètre de ruralité.
La petite blonde se laissa retomber sur la banquette poussièreuse en soupirant et fit semblant de ne pas remarquer le regard curieux qui déchiffra sans attendre ses traits fins. La brune la mettait mal à l'aise, à la fixer ainsi :
- Alors comme ça, tu t'appelles Jimin?
Jimin aperçut le paquet de clopes et le briquet de Namjoon, oubliés sur le coin du lavabo. Quel con. Elle se leva pour le récupérer et l'ouvrit avec curiosité. Elle avait déjà fumé, au collège. Elle n'aimait pas ça, mais elle savait faire. Et elle se sentait nerveuse de sentir la brûlure de ce regard sur son dos. Elle attrapa un bâton de nicotine et le glissa rapidement entre ses lèvres avant de se retourner vers la lycéenne. Elle fut déçue de voir qu'elle s'était trompée. La brune ne la fixait pas, elle regardait dehors. Irritée, elle répondit tout de même :
- Ouais. Jimin. Ou plutôt juste Jim.
Elle posa sa main blanche sur la poignée de la porte de la caravane et remua la clope entre ses lèvres. Ca faisait son petit effet. Et puis elle avait besoin de se détendre. On lui avait dit que ça détendait, la fumette.
C'était les premiers mots embarrassés qu'elles s'échangeaient depuis le début de la soirée. Elles ne s'étaient jamais directement adressées la parole avant cela. Elles n'auraient su dire pourquoi elles trouvaient cela si difficile de jouer la scène de rencontre stupide et sans intérêt de deux gens sympathiques. Ce face à face soudain les intimidait. Koo était timide au premiers abords et Jim mal à l'aise en toutes circonstances.
Jimin ne demanda pas confirmation de son prénom en retour. Parce que Jimin avait aussitôt retenu la syllabe douce et brutale avec laquelle on interpellait la brune : Koo. Elle ne savait pas quoi en penser mais elle l'avait aussitôt enregistré, c'était certain. Jimin avait une mémoire d'éléphant :
- Je sors fumer. Tu viens?
- Je ne fume pas, fit remarquer Koo.
Mais Jimin n'avait pas non plus demandé si elle fumait. Elle savait déjà que l'autre ne fumait pas. Quelqu'un qui s'appelle si doucement Koo ne fume pas. C'est quelqu'un d'inattendu. La façon dont Koo semblait attendre une réaction de sa part lui paraîssait disproportionnée. Son ton semblait demander à la tester, à la tâter, à la comprendre. Ca l'agaçait. Ne pouvaient-elles pas faire comme tout le monde et échanger des politesses ? Elle se contenta de hausser les épaules et avait soufflé :
- Ca ne change rien, tu peux quand même venir.
La tension sembla s'évaporer et s'échappa par la porte entrebaîllée lorsque Koo esquissa un sourire et se leva du lit pour la suivre. Elles se plantèrent devant la caravane et observèrent en direction des bois où les faisceaux albes des lampes torches de leurs amis se frayaient parfois un passage jusqu'à elles. L'air était tiède mais elles se sentaient fièvreuses, ce soir-là. Fréquenter les esprits leur avait sans doute pompé toutes leurs forces, allez savoir.
Jimin ne semblait pas décidée à allumer sa cigarette. Le tube roulait distraitement entre son pouce et son index. Ces ongles étaient peinturlurés grossièrement d'un vernis pourpre dégueulasse. Yoon s'était émerveillée de cette couleur, qu'elle avait qualifié de "cerise". Mais le regard noir que Jimin lui avait réservé à ces mots inspirait une toute autre métaphore à Koo. Elle se doutait que la blonde avait choisi ce vernis car il lui évoquait probablement le sang séché. Jimin était de celles qui préféraient avoir des griffes à la place des ongles. Enfin, de celles qui y croyaient encore. Koo avait alors eu la drôle de vision de ses mains froides et minces qui plongent lentement dans sa poitrine et de ses doigts qui s'enfoncent dans son coeur pour le lui arracher et le dévorer encore battant. Elle avait quelque chose de la méfiance d'une bête sauvage. Ca lui avait semblé une imagerie cohérente.
La brune jeta un regard intriguée vers la fille. Ses vêtements étaient usés. Le jean délavé, taille basse, semblait pouvoir lui tomber des fesses à tout instant, malgré une ceinture turquoise terne bien serrées sur ses petites hanches. Les pans du bas, longs et évasés, avaient été déchiquetés par ses chaussures en toile, à force de piétiner dessus. Le sweat gris, bien trop large, avait dû être emprunté à un homme, et était ouvert sur un t-shirt jaune dont les écritures s'effritaient. Même ainsi, elle semblait déguisée. C'était comme si elle s'était réveillée nue à l'aube et avait été voler dans les greniers des maisons du village pour se couvrir.
Jim n'allumait toujours pas sa cigarette, pensive. Peut-être qu'elle ne fumait pas non plus. Peut-être que Jimin aimait juste se raconter des bobards. Leur regard se rencontrèrent par inadvertance. Jimin avait l'oeil agité, fuyant. Elle avait rarement rencontré une fille comme Koo. Quelque chose dans sa façon d'habiter l'espace qui la faisait tiquer. Elle sembla comprendre qu'il fallait qu'elle passe à l'action, à présent, si elle ne voulait pas perdre la face. Elle alluma la cigarette. Il fallait qu'elle trouve de quoi causer maintenant, le temps que la clope se brûle sans qu'elle n'ait le déplaisir de devoir fumer pour de bon :
- J'aime bien ta tresse collée, choisit-elle de dire, au hasard.
Koo ne sut que faire du compliment et tenta de cacher son trouble dans un remerciement confus et bafouillant. Elle portait toujours ses cheveux ainsi. C'était un rituel de natter ses cheveux mi-longs bien serrés pour qu'ils ne la gênent pas. Le soir seulement, à l'abris des regards impudiques, alors que la plupart des mèches s'étaient déjà échappées du rigide tressage, elle libérait sa tignasse suintante et ondulée pour la laver et la brosser. Elle aussi, elle aimait beaucoup cette coiffure. Ca faisait parti de son identité. C'était quelque part le point d'équilibre qu'elle avait trouvé entre son besoin naturel de crapahuter toute la journée et l'affection qu'elle portait à sa chevelure. Elle avait toujours eu de très beaux cheveux, noirs et épais, mais, elle ne les montrait pas détachés. Alors ce compliment lui faisait beaucoup plus d'effet qu'elle ne l'aurait imaginé. Et Jimin trouvait vraiment que ce pragmatisme lui allait bien. C'était... beau ? :
- Quand j'avais les cheveux plus longs, je faisais cette coiffure, moi aussi... Une de chaque côté aussi. Ca m'allait vraiment bien, ajouta la petite blonde.
Koo ne put que s'imaginer que, oui, ça devait vraiment bien aller à Jimin... Bien mieux qu'à elle. Jim était violemment jolie :
- Pourquoi tu t'es coupée les cheveux ? S'entendit-elle demander, comme si ça avait vraiment de l'importance, comme si ce geste aurait pu signifier quelque chose de plus profond dont Koo voulait confirmation.
Jimin jeta un coup d'oeil rapide à la cigarette qui brûlait trop lentement à son goût. Bordel, ce qu'elle tardait à crever celle-là, maudit-elle. Elle se contenta de répondre mystérieusement :
- Un moment de folie, j'imagine.
- Tu regrettes ?
- Certainement pas. Tu aurais vu leurs têtes, au lycée ! A croire que j'avais tué quelqu'un au passage !
Elle rit et Koo fut rassurée de savoir qu'elle n'avait jamais tué personne. Elle fut rassurée de voir qu'elle savait rire aussi. Elle fixa ses lèvres qui s'étiraient et ses jolies dents rondes qui apparaissaient enfin et qui étaient bien loin des canines sanguinaires que certains pouvaient lui prêter. Sa dent avant chevauchait un peu l'autre et ça lui allait bien.
La brune s'assit sur les marches de la caravane et observa les épis de blé, bien en rang, immobiles devant elles, comme une armée endormie dressée devant elles :
- Moi, j'aime bien ta bague, complimenta-t-elle en retour, peu sûre d'où elle voulait aller avec ça, fixant obstinément droit devant elle.
Elle était à sa mère. C'était une bague à sa mère. Comme la robe de cérémonie, d'ailleurs. Jimin se disait que pour se déguiser en revenant, rien ne valait mieux que porter les habits d'un vrai fantôme. Elle sait ce que c'est que d'être hantée, Jim. Son odeur flotte encore parfois mystérieusement dans les couloirs de la maison. A moins que ça ne soit que des hallucinations et qu'elle ne soit complétement tarée. Elle l'est sans doute, complétement tarée. Et la vie pourrit, sans elle. Elle et lui, dans cette maison, ils pourrissent. Connasse. Elle fit tomber les premières cendres d'un geste colérique et lâcha :
- Un mec.
- Pardon?
- C'est un mec de Daebak qui me l'a offerte.
- Pourquoi donc ? S'entêta Koo, légèrement agacée, comme si la réponse n'était déjà pas évidente.
Elle l'était, de toute évidence :
- Il devait être amoureux de moi, j'imagine... Ca arrive.
Ca devait arriver oui, songea Koo en enfonçant son menton plus fort sur ses genoux :
- Et Namjoon ?
- Quoi, Nam ?
- C'est un mec qui est du genre à offrir des bagues ?
- Je pense.
- T'es pas sûre ? Fit semblant de s'amuser Koo.
En réalité, elle n'était pas vraiment amusée. Elle avait surtout besoin de l'information. Jim se demandait bien pourquoi tout le monde semblait penser qu'elle avait du temps à perdre avec un mec aussi pitoyable que Namjoon. Parfois, elle se demandait si on ne rêvait pas de marier une fille comme elle avec un loser pareil parce qu'ils la jalousaient simplement. Elle était tellement jolie, il fallait bien lui faire payer :
- Je veux dire, il ne m'en offre pas à moi. Mais il en offrira une à quelqu'un, un jour. Ca ressemble bien à ce qu'il pense devoir faire de sa vie de merde, en tout cas.
Jimin ne se sentait honnêtement pas très à l'aise à l'idée de laisser paraître qu'elle connaissait bien Namjoon. Namjoon était quelqu'un de beaucoup moins bien qu'elle, et elle ne voulait pas qu'on puisse penser qu'ils étaient réellement proches au point de se connaître par coeur. Même si, en réalité, c'était le cas :
- Vous vous connaissez depuis longtemps ?
Elles semblaient de nouveau dérangées par la conversation qu'elles entretenaient mais pour autant elles voulaient des réponses. Koo tourna la tête vers elle et s'excusa d'un regard d'avoir eu ce ton empressé. Elle fut très impressionnée alors que les longs cils maquillés de Jimin battirent sur ses pupilles aux éclats métalliques. Jimin la fixa en retour :
- On est sex friends, décréta-t-elle, avec un accent appuyé. C'est que du sexe entre nous... Tu comprends?
Elle se dit que ça méritait bien de tirer un coup sur sa cigarette, histoire de marquer le coup. Koo hocha la tête, signe qu'elle avait entendu mais ne dit rien. Jimin lui jeta un petit coup d'oeil à la dérobée : est-ce qu'elle avait perdu de l'intérêt, à ses yeux, en lui avouant cela ? La petite blonde regrettait un peu, si c'était le cas. C'était con, sans doute mais, après réflexion, elle aurait peut-être dû éviter cette remarque. Habituellement, les autres filles l'admiraient quand elle disait ça. Elle s'empressa de changer de sujet :
- T'es la cousine de Yoon, toi ?
- Hm, confirma la brune.
- Je l'aurais pas deviner. Vous ne vous ressemblez pas.
- Je sais.
- Tu vas rester longtemps ici ?
La petite blonde était vraiment curieuse de cette information :
- Tout l'été, je pense.
- Pourquoi ? Tes vieux ne voulaient plus de toi ? Demanda Jim comme si c'était une question des plus naturelles.
Koo crut qu'elle plaisantait alors elle sourit, amusée :
- Non, pas du tout. Ils ont juste des prblèmes à gérer et-
- Ils divorcent ? Coupa l'autre.
Koo fut étrangement attendrie par la précipitation qu'elle avait eu, tout à coup. Et la façon dont elle la mitraillait de questions que les autres n'auraient pas eu le culot de poser :
- Non, pas du tout, sourit-elle.
Il y avait de la tristesse au fond des pupilles noires de la lycéenne et Jim retint de justesse son "Alors quoi ? "qu'elle eut l'étonnante présence d'esprit de trouver trop brusque. Elle soupira et lui tendit la main. Koo fronça les sourcils devant la petite paume ouverte devant elle et la regarda sans comprendre :
- Donne-moi ta main, ordonna la blonde.
Koo hésita, peu sûre de comprendre à quel moment elles étaient devenues assez proches pour faire ce genre de chose mais le regard orageux l'intimidait. Timidement, elle lui attrapa donc la main. Jim manqua de s'étouffer en remarquant qu'elles se tenaient par la main :
- Hé ! Dans l'autre sens, je dois inspecter ta paume !
- Oh, s'excusa Koo en la lâchant, rougissant légèrement de sa stupidité.
La brune lui tendit sa paume tournée vers le ciel, cette fois-ci. Jim sembla avoir un instant d'hésitation. Elle ressentait encore la chaleur légèrement humide de sa longue main sur la sienne et elle ne savait pas si elle devait en être répugnée. Elle serra son poing gauche, celui qui avait été touché, pour le rappeler à l'ordre alors qu'elle avait l'impression désagréable que des milliers de fourmis le parcouraient. Elle se pencha sur la main offerte pour en déchiffrer les traits. Ou faire au moins semblant. Pendant une longue minute, elle ne dit rien. Koo eut peur qu'elle sache y lire toute sa vie mais elle n'osait pas se retirer. Il y avait quelque d'intimidant à sentir ses yeux ombragés sur sa peau. Pour un tel regard, elle deviendrait supersticieuse. Finalement, Jim lâcha son expertise :
- Tu vas perdre ton ange-gardien, n'est-ce-pas ?
Elles se fixèrent longuement alors que le coeur de Koo s'était arrêté de battre à ces mots. Jim disait-elle ce genre de chose au hasard ou avait-elle réellement des dons de clairvoyance ? Pas que Koo ne croit en ce genre de chose mais ça résonnait étrangement en elle et à l'évocation de ce terme mystique, un visage avait sauté douloureusement à son esprit, comme une évidence. Elle se contenta de lui servir un sourire poli mais légèrement moqueur, comme si elle n'y croyait pas, de toute façon. Jimin haussa les épaules. Elle regarda avec dégoût la cigarette et songea que ce nouveau silence qui s'installait entre elles était vraiment embarrassant. Pourtant, elle avait écoulé son stock de gentillesse pour ce soir et se convint que ce n'était plus à elle de fournir des efforts. La brune devait relancer la conversation et l'entretenir jusqu'au retour des autres. Ce qu'elle s'empressa de faire :
- Comment t'as connu Yoon ?
- Le gens de Binmin-li se connaissent, affirma avec certitude Jimin.
C'était trop court, comme réponse. Koo allait lui demander des précisions quand Yoon, suivie de près par Hoseok, jaillit des forêts, les bras chargés de petits bois, coupant court à leur tête à tête. Koo en fut soulagée. Jimin l'observa se dresser sur ses longues jambes athlétiques et marcher à leur rencontre, un peu vexée de son attitude. Elle ne sut pas trop pourquoi mais elle avait vraiment envie que cette fille lui prête son haut de survêtement noir. Il avait l'air très douilllet à porter. Et puis, ça devait sentir cette odeur chaude et légère que la petite blonde trouvait intéressante. Elle reprit une taffe pour camoufler son trouble alors que Namjoon, passant à ses côtés pour aller chercher des allumettes, lui adressait un petit clin d'oeil tout en lui tapotant la cuisse.
Durant le reste de la soirée, la petite blonde resta en retrait, comme à son habitude. Elle fit semblant de se fasciner tour à tour pour les feuillages obscures, au loin et les crépitements du feu de camp. La présence de Namjoon, à ses côtés, la dérangeait plus qu'à l'accoutumée. La façon qu'il avait d'être bête. Namjoon n'était pas si bête qu'il le prétendait mais il était sans doute encore plus mal à l'aise que Jimin en société. Pourtant, c'était comme ça, ils s'asseyaient inévitablement côte à côte. Ils préféraient rester ensemble plutôt que se mêler aux autres. Peut-être qu'ils avaient peur de déranger les trois autres s'ils restaient trop près d'eux, de sentir mauvais pour leurs narines délicates. Ils savaient qu'ils sentaient mauvais, parfois, Jim et Nam.
Tard dans la nuit, ils décidèrent de rentrer. Jimin s'assit devant, avec le conducteur et elle ne put se défaire de cette question : si elle regardait vers la banquette arrière, est-ce que la brune fixait son profil ? Elle arrivait à peine à respirer à cette simple idée.
Finalement, les trois furent redéposés chez eux. Namjoon s'appuya contre le volant afin d'observer Yoon et sa cousine disparaître dans le jardin bien entretenue de la propriété :
- Quelle maison de petits bâtards, fit-il remarquer en éteignant le moteur.
Jimin ne répondit rien. Elle en avait marre de penser les même putain de conneries que Namjoon exactement en même temps que lui :
- Pourquoi tu éteins le moteur? On va pas camper là. J'suis fatiguée.
- Tu veux pas qu'on profite un peu ? Demanda-t-il, malicieux, en se tournant vers elle. L'air est si agréable, ce soir...
La petite blonde détourna enfin les yeux de la haute façade et le toisa avec mépris. Il en frissonerait presque :
- Non, je veux pas, non. On se tripotera pas ce soir, si c'est ça que tu veux savoir.
- Bordel Jim, je pensais pas à ça, merde ! T'es pas possible !
- Alors si tu pensais pas à ça, fais pas d'histoire. Dépêche-toi de redémarrer avant que je me décide à te planter là.
Namjoon soupira mais s'éxecuta, en grommelant. Satisfaite, Jimin se concentra de nouveau sur le paysage. Eux, ballotés dans une voiture, perdus dans la nuit, ça avait des airs de déjà vu. Ils s'étaient fait muets, tout à coup, comme chacun replongeant dans ses mauvais souvenirs, serrant les dents pour ne rien laisser paraître à l'autre. Les images défilaient malgré eux dans leur esprit.
Elle savait qu'il ne voulait juste pas rentrer chez lui, qu'il n'osait pas le lui avouer, espèrant qu'elle le comprendrait d'elle-même. Bien-sûr qu'elle le comprenait sans qu'il n'ait besoin de le lui dire. Elle connaissait cet abruti par coeur. Mais merde, elle allait avoir des problèmes à traîner dehors comme ça. Elle n'avait pas de temps à perdre avec ses problèmes. Qu'il se démerde. Et puis, c'était pas sérieux pour lui non plus. Il travaillait demain.
Pourtant.... Sa petite main se crispa alors qu'ils tournaient dans sa rue. Pourtant... Parfois... Parfois, sur cette route, elle aurait aimé qu'il appuie sur l'accélérateur et dépasse la maison.
Nam et Jim, ils savent que la nuit, c'est pas juste les étoiles qui brillent dans le ciel pour faire joli.
Notes:
Merci d'avoir lu. Je suis in love du perso de Jim ptn.
Chapter 4: Chapitre 4
Summary:
"Finalement, ça faisait quelques temps qu'il lui pelotait les seins dans l'odeur chaude du bois coupé et qu'elle cherchait toujours désespérément la beauté de ces avant-bras blancs et poilus. Elle suivait la veine sans intérêt du bout du doigt, persuadée qu'un jour elle y trouverait enfin l'excitation exceptionnelle qui faisait tant rêver la gente féminine. "
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Elle réajustait correctement son haut, boutonnant le premier bouton de son col, sur son soutien-gorge. Assise ainsi sur le canapé, elle ressemblait à une jolie boule, le dos courbé, le menton rentré, son visage boudeur plongé sur ses gestes précipités. Son ventre semblait se plisser mille fois, formant de profonds sillons où s'engouffraient des ombrages majestueux. Il ne comprenait pas. Namjoon ne comprenait pas pourquoi diable les femmes avait horreur de ce petit gras. Ce petit gras taillé comme les lames de bois d'un éventail brisé quand elles se courbaient, c'était joli quoi. Ca lui faisait penser aux moulures de plâtre au dessus de la cheminée de sa grand-mère. Il en faisait son bonheur, lui. Il tendit la paume, passant le bout de ses doigts contre ses côtes nues.
Jimin frissonna et tapa séchement cette main quémandeuse. Ca l'agaçait, quand il était tendre. Entre nous, Namjoon ne méritait vraiment pas quelqu'un comme Jimin. Et c'est d'ailleurs pour ça qu'il la considérait toujours comme un être supérieur, au fond. Pas qu'il soit amoureux d'elle, certes non. Un loser comme lui ne pouvait pas s'imaginer aimer une fille pareille, ça aurait été un enfer à vivre. Supporter de ne pas lui arriver à la cheville, jour après jour, était un calvaire qu'il ne se serait absolument pas vu traîner. Et de toute manière, Jim ne le portait par énormément dans son cœur non plus. Il préférait donc s'arranger avec le réel, s'inventer qu'il bouffait des nichons comme un Dieu et que, pour cette raison précise, elle revenait le voir, à l'entrepôt. Il était bien plus aisé de vivre en se raccrochant à cette lecture du réel plutôt que de faire l'effort d'être amoureux d'elle. C'était sans doute le seul intérêt qu'elle lui trouvait. Le reste... C'était de l'habitude.
Namjoon n'aimait pas faire d'efforts. Alors tomber amoureux de Jim, c'était hors de question. Il n'en voyait pas l'intérêt. Mais il n'était pas un mauvais bougre, dans le fond. Il aurait fait le bonheur de plus d'une jeune femme, sans doute... Sans doute... Oui, sans doute, songeait Jimin.
Namjoon faisait un travail inintéressant, dans endroit inintéressant. Il était avachis toute la journée dans son porte-palette électrique et il s'attachait à déplacer des choses d'un point A jusqu'à un point B. Quand tout avait bien été changé de place et que le soleil était au zénith, il rejoignait les autres hommes et s'enfilait un sandwich triangle. Après manger, ils partageaient leur clope en ricanant des nouvelles et quelques grivoiseries bien pensées - qu'ils faisaient semblant de trouver encore drôles - qui leur passaient par l'esprit. Et après, il retournait tout remettre dans l'ordre initial. Et ainsi de suite, les jours, les semaines, les mois, les saisons s'enchaînaient. Jimin savait tout ça par cœur, parce qu'elle avait été témoin de cette vie. Elle avait fait des inventaires de paperasse dans les bureaux du rez-de-chaussée de l'entreprise, certains étés, pour se récupérer quelques sous. C'était facile pour elle d'obtenir le job, grâce à son père... "Un vieux loup de mer" dans cette scierie, le père Park, plaisantait les gars. Il n'était en réalité pas si vieux mais comme il travaillait là depuis l'adolescence, il était le mentor de beaucoup des salariés. Un bonhomme de taille modeste, le teint un peu gris, le visage creusé mais au regard limpide, quand il était sobre. Exactement les mêmes yeux gris que sa gamine. Un collègue humble, bosseur, ferme mais d'apparence sympathique. Pas le dernier à vous taper affectueusement dans le dos. Mais quand il partait pisser, ça murmurait tristement à son passage. Il y avait une fragilité terrible dans ses éclats de rire. Sa rigidité cachait une grande faiblesse. Un bonhomme fissuré qui cachait tant bien que mal son jeu. Les plus jeunes gars étaient inquiets en le voyant. Ils finiraient comme lui, c'était leur certitude.
Sa gamine, ils l'avaient vu grandir. Petite, elle courrait dangereusement entre les grosses machines et faisait le bonheur des employés. Ils l'attrapaient au passage et la foutaient en sac à patates sur leurs grosses épaules. Elle hurlait alors de bonheur, la tête dans le vide, et bavait sur leur chemise. Qu'ils avaient aimé jouer avec cette petite sauvageonne à la tignasse blonde... Infatiguable, la petiote !
Mais les enfants grandissent et les parents vieillissent. Aujourd'hui, elle les saluait brièvement, au loin, le regard peu commode. Elle garait son vélo et marchait d'un pas pressé jusqu'à l'accueil. Il était rare qu'elle passe beaucoup de temps avec les hommes qui la regrettait :
- Elle a remarqué que le petit de l'entrepôt est devenu un beau gars, disaient-ils : tu penses, elle ne nous voit plus maintenant !
Et leur jalousie n'était en réalité pas si feinte. Il n'y avait bien que le père Park qui ne savait pas pour les activités de l'entrepôt. En tant que bons copains, ils auraient peut-être dû lui en toucher deux mots. Mais quelque part, ils respectaient terriblement Jim. La gamine avait bien besoin d'un espace à elle. Elle s'occupait seule de son père, elle pouvait bien se détendre un peu, auprès d'un petit-copain. Ils savaient ce que c'était. Ils avaient été jeunes, aussi.
Mais Namjoon n'était pas le "petit-copain" de Jimin. Cette idée lui paraissait des plus aberrantes. Ce n'était pas pour faire du jeune homme son petit-copain qu'elle revenait souvent à l'entrepôt. Jim avait passé beaucoup de temps dans les locaux de la scierie. Ca avait toujours été son château, ce lieu austère et sans charme. Elle se baladait dans des terrains défoncés, aux airs d'apocalypse, suivant les sillons creusés par le roues de machines, que la pluie avait rempli de flotte. Elle les comparait à ces milliers de rides dans les paumes blessées de son père. Il avait les plus belles mains du monde. Toujours coupée ou truffée d'échardes, la peau était tellement durcie qu'elle formait comme une sorte de carapace de corne jaunis. Et Jimin aimait comme la saleté noire du travail venait dessiner le contour de ses gros ongles carrés. Elles n'étaient pas seulement chaudes, elles étaient brûlantes et réconfortantes. Jimin n'en avait plus tellement l'âge mais elle avait toujours aimé y glisser ses petits doigts.
C'était l'imagerie triste et désolée de la scierie qui l'avait façonné. Elle avait été nourrie dans la plus grande des laideurs et sans doute loin de la douceur dont nécessitait les enfants. Ce qui lui avait forgé ce regard d'acier, sans pitié. Petite, elle s'imaginait à la tête de l'affaire, baronne d'un réseau de vente d'essences précieuses, au marché noir. Parfois encore, elle enfonçait un casque de sécurité avec l'assurance que l'on mettait une vie à obtenir et venait attentivement observer tous ses hommes de main à la tâche, comme si le jeu de rôle de l'enfant n'avait jamais vraiment cessé. Son regard froid et dur se promenait sur les chantiers sylvicoles et elle pouvait les rendre fébriles, bien malgré eux.
A la scierie, l'adolescente avait ses rituels, ses habitudes. Elle y venait les soirs, après les cours, observer avec adoration la femme de ménage qui traînait des pieds, derrière son chariot qui semblait peser des tonnes et des tonnes. Jimin aimait par dessus tout son bourlet de maternité qui tressautait avec joie, comme pris d'hilarité, alors qu'elle s'y appuyait de tout son soûl comme si ses jambes rondes et rouges ne pouvaient déjà plus la porter. La jeune fille la trouvait si puissante alors qu'elle maugréait :
- Me foutre une lumière automatique dans les chiottes, tu te rends compte ? Un interrupteur, c'était très bien ! Un coup, ça me détecte, un coup, ça me détecte pas. Et me voilà dans le noir, à lui faire signe que si, je suis bien là, avec la brosse à chiotte. C'est pas réglé pour ma taille, ce truc. Pourtant je te jure, c'est moi qui ai besoin de lumière ici, pas eux ! Eux, avec ou sans, ils visent toujours aussi mal...
Elles ne parlaient jamais vraiment de rien, toutes les deux. La femme ne parlait pas, d'ailleurs. Elle rouspétait, essentiellement. Elle n'appréciait pas vraiment Jimin, du reste, qui s'asseyait paresseussement sur une chaise, son sac de cours entre les jambes et ne proposait jamais de lui venir en aide. Une sale gosse. Mais elle ne lui reprochait rien pour autant. Elle restait la fille du père Park. Elle avait bien du mérite, cette petite.
Ce que Jimin préférait par dessus tout ici, c'était la lumière des soirées d'été, qui filtrait par la taule glauque du toit de l'entrepôt et dont la chaleur ravivait l'odeur puissante de la sève et des copeaux de bois. Ca avait joué dans son appréciation de Namjoon. Namjoon empestait cette odeur délicieuse d'arbres. Oui, l'odeur de Namjoon avait joué... Ca... Et le mystère de ses avant-bras veineux...
Alors qu'un groupe d'étudiantes avaient empiété sur son territoire pour réaliser un quelconque exercice pédagogique, Jimin avait surpris une conversation enflammée autour de la beauté des avant-bras de Namjoon. Leur perfection supposée semblait faire l'unanimité auprès des jeunes femmes. Etonnée de n'avoir jamais remarqué un tel trésor sur un de ses gars, Jimin avait passé la semaine suivante à détailler le jeune homme avec agacement. Elle s'était sentie idiote et trahie. Namjoon lui avait toujours semblé d'un ennui mortel. Taiseux à faire baîller, avec elle. Ils n'avaient jamais rien eu à se raconter, malgré leur proximité générationnelle. Alors elle n'aurait jamais soupçonné qu'une telle personne puisse faire rosir les joues de toutes ces filles. Elle les avait regardé, feignant de s'éventer de la main, sous le coup de l'émotion. Leur émoi l'avait franchement intrigué. Quelque chose qu'elle ne connaissait dans son propre empire ? Elle avait tenu à corriger son ignorance, presque en colère contre elle-même. Parfois, Jim avait l'impression d'être ignare, de ne rien comprendre au fonctionnement de ce monde. C'était un sentiment qu'elle haïssait car il l'avait pourchassé toute sa vie.
Finalement, ça faisait quelques temps qu'il lui pelotait les seins dans l'odeur chaude du bois coupé et qu'elle cherchait toujours désespérément la beauté de ces avant-bras blancs et poilus. Elle suivait la veine sans intérêt du bout du doigt, persuadée qu'un jour elle y trouverait enfin l'excitation exceptionnelle qui faisait tant rêver la gente féminine. Sans vraiment y croirent ni même comprendre ce que cela pouvait bien leur apporter, ils leur arrivaient parfois de se toucher ainsi. Ca n'allait jamais au bout et leur laissait une drôle de sensation de gêne, au delà des sensations mécaniques que pouvaient leur procurer ce jeu étrange. Quand bien même, ils ne s'appréciaient pas outre mesure, il y avait quelque chose d'à la fois rassurant et terrifiant à l'idée de s'avoir ainsi, dans la vie de l'un et de l'autre. Nam et Jim n'avaient jamais connu le confort de la stabilité. Alors ils s'accrochaient désesperemment aux habitudes. C'était tout ce qu'ils leur restaient. Bien qu'ils ne soient ni frère et soeur, ni amis, ni amoureux, ils revenaient souvent à eux deux. Parce que c'était facile. Parce qu'ils se comprenaient sans même chercher à se comprendre. Ce n'était pas par envie ou par un quelconque plaisir qu'ils étaient liés, c'était par nécessité :
- Jimin !
L'adolescente sauta sur ses pieds, pris de court, et Namjoon l'imita précipitamment, courant à l'autre bout de l'entrepôt. Il fit semblant de fermer les poubelles pour le weekend. Il ne voulait pas de problème avec le père Park. Elle leva les yeux au ciel devant son comportement et répondit :
- Je suis là, papa, j'arrive !
Elle jeta un regard froid en direction du jeune homme:
- Prochaine pleine lune : la même chose.
Namjoon s'appuya contre le mur, un peu rassuré que personne ne rentre dans l'entrepôt, et opina du chef. Elle acquiesça à son tour avant de donner la dernière consigne :
- Minuit, pas avant.
Il fit signe qu'il savait. Elle poussa la grosse porte de l'entrepôt. Ici, on ne formulait pas grand chose. La rudesse de la vie avait appris à économiser les mots, à délier les langues avec parcimonie. Le silence et l'obduration avaient toujours été d'usage. Si l'on n'avait pas tout gardé enfermé en soi, alors tout s'effondrait. Nam et Jim voulaient simplement sauver ce qu'ils pouvaient encore sauver.
Il y avait eu ces soirs où, inquiète, assise dans la nuit, sur le perron gelé, dans son pyjama, la collégienne guettait leur voiture avec désespoir. Enfin, les phares du véhicule venaient éclairer les traits de son visage enfantin et mort de peur. Elle sautait sur la portière et criait :
- Vous savez où ils sont?
Oui, Namjoon se rappelait bien des nuits où elle était assise à ses côtés, sur la banquette arrière de la voiture, de son bas de pyjama rapeux qui dépassait de son gros blouson et ses petites nattes sous son bonnet en laine. Il la revoyait trembler de la tête au pied alors qu'ils arpentaient lentement les rues, sondant l'obscurité à leur recherche. Elle avait peur, elle avait mal. Il savait parce que lui aussi, il avait peur et mal. Le grand-frère de Nam lui répétaient inlassablement :
- On se charge de te le ramener, Jim. Va te coucher.
Mais elle refusait toujours. Elle ne pouvait pas dormir tant qu'elle ne le savait pas à la maison. Elle ne disait jamais rien sur le trajet. Eux non plus. Enfin, ils les trouvaient et arrêtaient la bagnole avec précipitation. Elle et Namjoon aidait le grand-frère, plus costaud et solide qu'eux, à charger les poids morts de deux, dans la bagnole. Elle se rappelait avoir tenu la main de Namjoon, un soir où ils faisaient plus les cons que d'habitude et que le grand-frère n'arrivait pas à calmer leur désespoir. Le ton montait et elle ne le reconnaissait plus. Namjoon aussi, il avait du mal à déglutir, la bouche sèche. Ils n'avaient jamais parlé de tout ça entre eux, de ce qu'ils ressentaient quand ils fixaient un point au loin, pour ne pas avoir ces images ancrées dans leur tête toute une vie, et que des paroles qu'ils ne voulaient pas entendre s'imprimer malgré eux dans leur esprit. Tout ça, ils savaient. Ils n'avaient pas besoin de s'étendre sur le sujet. Ils savaient, Jim et Nam. Ils savaient que la nuit ce n'était pas juste les étoiles qui brillaient pour faire joli. Ils savaient, oui. Ils n'avaient pas besoin d'en dire plus. Le lendemain matin, ils ne saluaient même pas alors qu'ils se croisaient, plus fatigués que les autres enfants, devant les grilles du groupement scolaire. Ils savaient, c'est tout. La vie était comme ça.
Elle vérifia que le dernier bouton de sa chemise avait été reboutonnée correctement avant de se dévoiler sous les jets solaires. Son père saluait un collègue, sur le parking, nonchalemment appuyé contre sa camionette. Dès qu'il l'aperçut marchant vers lui, son visage s'éclaira d'un franc sourire auquel elle ne répondit pas. Elle n'était pas comme les autres femmes, sa Jim. Jimin ne souriait pas. Il observa avec satisfaction sa petite mine colérique, ses yeux durs, perçants, d'un gris glacial. Et puis, son corps mince, nerveux, tonique mais peu pourvu en formes féminines. En tout cas, lui ne les voyait pas. En tout cas, il ne pouvait pas les voir sous ses tenues larges et c'était mieux ainsi. Elle portait ses cheveux rasés au ras du crâne, dégageant sa nuque et son minois claire. Elle n'était pas vraiment coquette. Il ne voulait pas qu'elle le soit. Il espérait qu'elle ne plaisait pas aux garçons. Elle portait les vêtements qu'il lui ramenait du centre de troc, depuis toute petite. Jimin n'était pas difficile, aimait-il à penser. Il se plaisait à la voir travailler au jardin avec ses bermudas de jeune homme et ne jamais se plaindre d'un vieux t-shirt troué par l'effort, qui lui avait appartenu jadis. Elle comprenait que la cause était plus grande que celle de se flatter l'égo avec quelques artifices. Il n'y avait rien d'artificiel à la maison d'ailleurs. L'artificiel n'avait pas ce place sous son toit, il avait été clair sur ce point avec sa fille. Il était fier d'elle. Il savait comment étaient les jeunes de son âge. Tous préoccupés par des considérations superficielles et conformistes. Elle, elle n'était pas comme eux. Elle n'était pas comme eux tous. Elle était l'humanité de demain, il en était sûr. Elle devait l'être. L'humanité avait besoin de gens qui servait une cause plus grande que la leur.
Il la serra brièvement dans ses bras. Elle venait toujours à lui pour le saluer, par habitude. Elle grimpa à l'avant de la vieille camionnette sans un mot. Il chargea sa bicyclette dans la benne avant de l'imiter. Ils démarrèrent et quittèrent le parking de la scierie non sans en saluer nombre de camarades de chantier. Ils traversèrent quelques nids de poule qui les firent sauter sur les sièges rafistolés avant de se lancer sur la route :
- C'était bien, ces quelques jours avec mamie ?
Jimin haussa les épaules. Pas très bavarde, sa gamine. Il sourit :
- Je t'ai pas entendu rentrer, hier soir. Elle t'a déposé ce matin?
- Ce matin, oui, mentit-elle.
Il sembla la croire et n'insista pas. Il n'aurait pas aimé découvrir qu'elle avait traîné toute la journée et une bonne partie de la nuit dehors, la veille, sans qu'il en soit prévenu. Elle n'en avait plus rien à foutre, de lui mentir continuellement, de toute façon. Elle avait par dessus la tête, de lui :
- Bon, alors? Il s'est passé quoi avec mamie ? Voulut-il la relancer. Ca fait des jours que cette vieille pimbêche essaie de me téléphoner pour me parler de toi. Tu l'as encore fait sortir de ses gonds ?
Il rit un peu, pas fâché, dans le fond, que sa fille puisse faire chier sa mère. Jimin regardait les champs défiler avec ennui par la fenêtre. En fait, ce n'était pas de l'ennui. Il croyait que ça l'était mais il se trompait. C'était la présence de son père, dans son dos, qui la mettait mal à l'aise. Elle ne répondit pas. Il détourna brièvement le yeux de la route pour l'inciter à parler du regard. Mais elle ne le regarda pas en retour :
- Elle m'a appelé, tu sais ? J'étais occupé, j'ai pas tout compris de ce qu'elle me jacasser mais tu l'avais sacrément mis en rogne...
- J'ai rien fait. Elle s'énerve toute seule, voilà, coupa Jimin, la joue écrasée dans sa paume.
Un silence s'installa quelques instants. Il avait pafois du mal à comprendre pourquoi sa fille était toujours tellement agacée. Elle avait du caractère, se rassurait-il :
- On va où là? Demanda-t-elle durement : Je croyais qu'on rentrait à la maison. J'ai faim.
- Je dois repasser voir Sungwoo. Il sera pas là demain matin, quand on lui déchargera son bois de chauffage. Il faut que je vois avec lui où je lui range ça. Tu m'aides demain, hein?
Elle ne répondit pas :
- Ca me ferait vraiment plaisir que tu-
- J'ai entendu, merci, je suis pas sourde, s'énerva-t-elle.
Un peu brusqué, il se tut et continua sa route. Il n'aimait pas qu'elle lui réponde sur ce ton. Il n'aimait vraiment pas ça. L'intonation repassait en boucle dans son esprit et lui irritait la cervelle. Elle s'énervait, avec cette voix nasillarde qu'il haïssait par dessus tout. Il n'aimait pas le son que produisaient les femmes en colère. Ca vous irritait les tympans, lui faisait crisser les dents. Il avait l'impression de revenir des années en arrière quand Yunhee... Ses mains s'étaient serrées sur le volant et viraient au blanc. Il n'aurait pas dû ressentir cette rage anormale mais c'était plus fort que lui. Il devait se calmer. Sa fille n'était qu'une adolescente débile, parfois. Il ne devait pas y prêter attention. Il se concentra quelques minutes sur la route qui serpentait entre les champs pour se changer les idées. Quand il se sentit plus en contrôle de lui-même, il reprit :
- Bon alors? Mamie, hein? Elle appelait pour quoi, Jim? Il s'est passé quoi, au lycée ? T'as pas fait une connerie alors que l'année se finissait quand même hein?
- Mais bien-sûr que non. Tu la connais, elle veut juste trouver des motifs pour me critiquer.
Habituellement, il se contentait de ça. Mais aujourd'hui, il ne semblait pas s'en satisfaire. Son index tapotait nerveusement sur le volant et Jimin se sentait de plus en plus mal. Il ne fallait pas qu'il sache. Elle gérait très bien toute seule. La voix de son père se fit sifflante :
- Parce que tu sais ce que je t'ai dit, Jimin, hein? Tu t'en rappelles, dis-moi ?
Elle déglutit, sa bouche était sèche malgré l'habitude qu'elle avait de supporter ces disputes. Elle ne voulait pas lui donner ce plaisir d'entendre sa voix trembler. Il la faisait chier. Pourtant, elle parla plus bas :
- Oui, je sais.
La jambe de sa fille tressautait de nervosité et il le remarqua. Rien ne lui échappait jamais. Il avait cette chance d'être particulièrement observateur. Il cernait bien les êtres humains. Il cernait particulièrement bien sa fille. Et il savait qu'elle lui mentait. Il détestait ça, les secrets. Elle ne devait pas avoir de secrets pour lui. Il était son père. Il avait le droit de tout savoir d'elle. Il ne supportait pas que Jim veuille garder des choses pour elle. C'était lui qui décidait, ici. Pas elle :
- Je t'ai déjà dit de ne pas faire de problème avant que...
- Je sais, papa ! S'écria-t-elle, exaspérée.
- Alors qu'est-ce qui s'est passé, putain, Jimin !? Hurla-t-il en freinant un grand coup.
Elle s'aggripa à son siège, alors que son corps partit violemment en avant, priant silencieusement pour qu'ils n'aient pas d'accident. Le véhicule se stoppa et elle retomba dans son siège avec brusquerie. Ils étaient à l'arrêt, elle le sentait mais elle ne voulait pas rouvrir les yeux. Elle contractait ses muscles au maximum pour éviter qu'il perçoive ses tremblements. Elle savait qu'il regardait le soleil se coucher sur les maïs, le visage rouge, pris entre cette honte d'avoir éclaté ainsi et cette colère névrotique dont il était hanté. Il devait respirer lourdement. La culpabilité le rongeait mais elle n'était jamais assez forte pour contenir toute la rage qui affluait parfois en lui. Après une minute, il soupira et reprit la route plus calmement. Elle ouvrit les yeux et se tourna de nouveau vers sa fenêtre, comme si rien ne s'était passé. Elle avait l'habitude de prétendre qu'il ne s'était jamais rien passé, que tout était normal, que sa jambe ne tremblait pas :
- Est-ce que tu peux me dire ce qu'il s'est passé maintenant, Jimin, s'il-te-plaît ? Reprit-il en s'efforçant d'avoir une voix calme.
Qu'est-ce que ça pouvait bien lui foutre? Qu'est-ce que ça pouvait putain de bien lui foutre? Elle battit des cils, ses ongles toujours plantés dans la mousse du siège :
- Il s'est rien passé du tout, je te dis, répéta-t-elle, se forçant à articuler alors que sa mâchoire était serrée.
Elle lui mentait encore et il ne pouvait pas accepter ça. Jimin déglutit, mal à l'aise. Elle jouait avec le feu. Elle n'avait pas besoin de regarder pour savoir que les belles mains de son père se serraient de nouveau sur le plastique noir du volant. Parfois, ces même mains qui savaient si bien la rassurer se chargeaient de colère et l'adolescente ne savait plus très bien à qui elles appartenaient. C'était comme si, par moments, ils ne se reconnaissaient plus en tant que père et fille, qu'ils jouaient des nouveaux rôles qui n'auraient pas dû être les leurs. La voiture accélèra un peu, les maïs devenaient flous par la fenêtre et elle sentait la moiteur l'étouffait. Elle avait hâte qu'ils aperçoivent l'allée qui menait à la maison de Sungwoo et qu'il ait l'esprit occupé ailleurs. Il y eut un silence durant lequel elle retint sa respiration. Finalement, il ralentit et après quelques virages, elle expira en le voyant tourner sur le chemin enpierré de la maisonnée. Il n'ajouta rien, pas un mot à ce propos. Il se contenta d'un simple :
- Aller, descends.
Et il s'extirpa de la voiture. Rassurée qu'il passe à autre chose, elle laissa ses yeux glisser au loin, sur le jardin impeccablement tondu où courraient les petits-enfants de cet homme que connaissait visiblement son père. Tout allait bien, il avait lâché l'affaire, se dit-elle, levant la main pour détacher sa propre ceinture. Mais, tout à coup, la portière conducteur claqua avec une brutalité qui secoua tout le véhicule. Elle sursauta à ce bruit, légèremment sonnée, et l'observa aussitôt s'éloigner à grands pas, la laissant abasourdie derrière lui. Il lui en voulait. Elle eut un bref moment d'abscence où tous ses muscles restèrent pétrifiés par la peur. Elle souffla, le coeur battant, se répétant mentalement que tout allait bien. Elle n'avait pas peur pour maintenant, en réalité. Ce qui la terrifiait davantage c'était de ne jamais savoir quand elle devait vraiment avoir peur de lui. Finalement, elle défit rapidement sa ceinture pour se lancer sur ses pas. Il devait déjà l'attendre avec irritation. Elle sortit du véhicule et le regarda adresser un franc sourire à l'homme qui était venu à sa rencontre. Il savait changer de visage avec une facilité déconcertante. Elle en aurait pleuré de rage :
- Sale con, murmura-t-elle entre ses dents serrées, en claquant sa portière au moins aussi fort que lui.
Notes:
Merci beaucoup d'avoir lu !
Chapter 5: Chapitre 5
Summary:
"Estime-toi heureux, idiot de cabot, grommela-t-elle."
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Un silence morbide régnait dans la petite chambre. Allongée sur son lit d'enfant, Jimin observait avec ennui les motifs marins de la vieille couverture. Parfois, de la pointe de son pied nu, elle allait taper mollement la moustiquaire nouée au dessus d'elle. Les persiennes étaient closes malgré l'heure avancée. Depuis que la vigne vierge avait envahie la façade, il n'était plus possible de les ouvrir. Du moins, ni elle ni son père n'avaient essayé. Ils se contentaient de vivre dans le noir, été comme hiver. Il disait qu'ils faisaient des économies de chauffage et que comme ça, aucun curieux ne pouvait les observer depuis la rue. Elle pouffa, aigre. L'air de l'habitation était devenu difficilement respirable. La poussière s'était accumulée sur les sols et les meubles. Son père ne montait plus à l'étage depuis longtemps. Rien n'avait changé et il ne pouvait pas supporter cette vision. La porte de la chambre conjugale était encore grande ouverte, comme si la colère et la détermination avec laquelle sa femme l'avait autrefois ouverte pour s'en aller étaient encore soigneusement conservées. Une plaie ouverte dans le temps qui semblait suspendu. Tout, d'ailleurs, rappelait les gestes qu'elle avait abandonné pour fuir. La planche à repasser, encore ouverte sur le pallier, et la panière de linge n'avaient pas été bougé d'un millimètre. Les photos de leur vie à tous les trois étaient toujours souriantes sur les murs. C'était comme s'ils espéraient tous les deux qu'un jour elle reviendrait subitement et que la vie reprendrait son cours là où elle l'avait laissé. Jimin se contentait de contourner et de ne pas regarder le macabre spectacle de l'absence, quand elle se rendait dans sa chambre. Son père n'escaladait quasiment jamais les escaliers. Il s'avachissait sur le canapé en cuir défoncé, devant la télévision, en bas, au côté de son chien et il y dormait depuis des années. Depuis le temps, le meuble avait pris la forme de son corps allongé. Jimin cauchemardait parfois qu'il finissait par faire corps avec l'objet.
Jimin soupira et roula sur son autre flanc. Elle décrypta la pénombre, ses yeux habitués à cette obscurité pesante. Son regard tomba sur son sac de cours qui avait été jeté négligemment derrière sa porte, après la dernière épreuve du baccalauréat. Ce matin avait été l'annonce des résultats. Elle n'avait pas eu besoin de se lever aux aurores pour récupérer le courrier avant son père. Son père ne montrait tout simplement aucun intérêt pour ses études. Il n'imaginait pas un seul instant que sa fille puisse nécessité une éducation. L'éducation de sa fille, c'était lui qui s'en chargeait. L'école n'était pour lui qu'un ramassis d'idioties pour formater tous les gosses en leur bourrant le crâne. De toute façon, ce n'était pas comme si Jimin était bonne élève. A l'époque où Yunhee était là – elle, elle avait un peu suivi la scolarité de la gamine – il n'avait eu vent que d'une chose : Jimin était en échec scolaire. Les maîtres d'école disaient qu'elle était intelligente mais incapable de se concentrer deux secondes. Il avait haussé les épaules et avait rassuré sa fille : ce n'était qu'un système de bureaucrates et de pseudo-intellectuels corrompus. Elle n'avait pas besoin de tout ça. Elle était allée chercher le courrier dès que son père s'était cassé. La lettre reposait juste là, sur l'oreiller, à côté de sa tête. Elle avait été elle-même surpris de voir comme son cœur avait battu fort alors qu'elle avait déchiqueté l'enveloppe. Elle aurait voulu que ses mains ne tremblent pas comme ça. Merde, bien-sûr qu'elle ne l'avait pas, elle le savait déjà. Pourquoi se mettre dans des états pareils ? Elle avait soufflé avant d'ouvrir le feuillet, suppliant pour une cause qu'elle savait perdue d'avance. Puis, ses yeux s'étaient posés sur chaque résultat et une détresse incompréhensible l'avait envahie. Elle avait d'abord jeté le papier au sol, agacée, grommelant qu'elle n'en avait rien à foutre de toute façon. Pendant une heure, la rage l'avait tenue de s'effondrer complètement. Puis, elle avait relu le courrier. Et elle avait eu du mal à contenir ses cris de frustration. Peut-être qu'elle avait imaginé stupidement que ce foutu diplôme aurait pu changer quelque chose, aurait pu la faire quitter ce trou à rats. Elle se mit à tourner en rond dans la minuscule pièce, tremblante, les poings serrés. Elle se sentait totalement prisonnière. Elle ne le dirait pas à son père. Elle savait qu'au fond, il serait fou de joie de voir qu'elle n'avait plus aucun moyen de se barrer. Après tout, qu'aurait-elle fait, seule, sans projet, à la ville ? Il fallait mieux qu'elle reste au pays. Elle était agile de ses mains et sacrément débrouillarde. Elle travaillerait dans une ferme ou avec lui, à la scierie. Ce n'était pas la mer à boire. Elle avait déjà fait ça toute sa vie.
L'adolescente attrapa son oreiller et étouffa un hurlement de rage à l'intérieur. Elle essaya de sangloter, pensant que ça la calmerait mais rien ne venait. Il faut dire qu'elle s'était endurcie. La vie ne lui avait pas vraiment fait de cadeaux. Mais quand elle songeait à l'avenir, une sensation d'étranglement lui nouait la gorge. Elle respira plus lentement, la tête toujours enfoncée dans son oreiller. Elle se rappelait avoir vu sa mère, par l'entrebâillement de la porte de la cuisine, porter sa main à sa propre gorge en hurlant : « J'étouffe, Haechan ! J'étouffe, tu comprends !? Cette vie m'étouffe... ».
La jeune fille se redressa lentement alors qu'elle fut soudainement prise d'un besoin de lui parler. Elle attrapa la lettre qui traînait sur le sol et sortit de sa chambre, le cœur battant. Sur le coup, ça lui semblait important. Elle descendit les escaliers quatre à quatre et tourna à gauche dans le petit corridor pour faire face à la porte close de l'ancien bureau. Cette pièce était rarement ouverte. Son père ne s'y rendait qu'occasionnellement et fermait toujours la porte derrière lui. Elle ignorait ce que contenait le cabinet ainsi que ce qu'il y faisait. C'était une sorte de pudeur excessive qu'il avait. Jimin n'avait pas non plus envie de plonger dans le jardin secret de son père. Elle avait la sensation de se retrouver devant la mystérieuse porte du château de Barbe Bleue mais sans la curiosité de découvrir ce qu'elle dissimulait. Elle déglutit, songeant que son imagination la menait par le bout du nez. Elle inspira profondément et appuya finalement sur la poignée de fer forgé. Le battant coulissa facilement et aucun grincement sinistre ne vint la faire trembler. La pénombre était épaisse et pâteuse, camouflant les étagères. Elle secoua la tête : ne sois pas sotte, il n'y a rien à craindre. Elle ne voulait pas regarder les affaires que son père rangeait ici. Elle avait l'impression de faire une bêtise. Elle repéra simplement le téléphone de la maison, sur le bureau et s'en saisit. Elle s'installa par terre, les fesses dans les gros moutons de poussière et composa le numéro de téléphone. Elle le connaissait encore par cœur. Elle fixa ses résultats des yeux pour se donner du courage alors que la première intonation résonnait dans son oreille. Aller, se dit-elle, tu lui dis et c'est finis... Elle souffla, tentant de se calmer. Sa tête tournait presque. Elle se répétait que c'était peut-être la meilleure chose à faire et qu'elle en avait le droi- :
- Allô ? Demanda la voix douce d'une femme.
Le cœur de Jimin bondit et elle raccrocha, affolée. Elle n'avait pu maîtriser son geste. Chaque fois, c'était pareil... Elle tremblait de tout son corps.
Quel jour était-on ? Elle s'obligea à l'écrire dans son esprit : Dimanche. Voilà, on était dimanche... Elle souffla par le nez, les orteils recroquevillés dans la saleté. Dimanche... Que faisaient les gens, le dimanche, avant midi ? Est-ce qu'elle l'avait dérangé ? Est-ce qu'elle l'avait dérangé pendant qu'elle préparait un repas pour sa nouvelle petite famille ? Elle avait du mal à respirer, du mal à déserrer ses doigts enroulés sur le combiné. Aller calme-toi, Jim. Calme-toi...
Est-ce qu'ils avaient un jardin aussi, dans leur maison en ville ? Est-ce qu'ils mangeaient dehors, ensemble, profitant de l'ombre d'un arbre aussi ? Est-ce qu'ils étaient heureux ? Est-ce qu'ils étaient heureux, hein ? Et est-ce que Jimin avait tout gâché, à lui téléphoner ?
Son visage était crispé. Tellement d'émotions se mélangeaient en elle. Elle écoutait les bruits de la maison et elle sentit l'odeur rassurante de son père. Il avait raison... Maman n'était qu'une égoïste. Jimin savait qu'elle ne devrait même pas lui manquer. Pourquoi s'accrocher à quelqu'un qui vous méprise ?
Est-ce qu'elle se doutait que c'était elle qui appelait pour raccrocher aussitôt ? Est-ce qu'elle en avait seulement quelque chose à foutre ? Est-ce qu'elle passait à autre chose ? Est-ce qu'elle disait à son nouveau mec que c'était juste une erreur de numéro ? Est-ce qu'elle chantonnait toujours en cuisinant ? Hein ? Est-ce qu'elle faisait tout pareil mais sans eux ?
Elle ferma les yeux, tremblante et chiffonna le courrier dans sa paume. Et elle serra, serra, serra, serra. Elle serra jusqu'à ce qu'à ce que ce soit douloureux. Elle aurait voulu que ses os craquent et se brisent. La rage. Elle avait la rage.
Est-ce qu'elle avait oublié à quoi ressembler les dimanches ici ? Est-ce qu'elle avait oublié le jardin et l'ombre qu'offrait le chêne pour les repas ? Et puis qu'est-ce qu'elle pouvait bien en avoir à foutre de savoir si Jimin avait eu son baccalauréat ? Elle appellerait elle-même, quand elle voudrait savoir. C'est tout. Jimin n'avait pas de temps à perdre pour cette... Une seule larme roula sur sa joue et elle s'empressa de l'essuyer. Il y en avait marre. Il y en avait putain de marre. Lorsqu'elle rouvrit ses yeux gris, ils étaient de nouveau emplis de leur colère habituelle. La colère les faisait tenir. Il n'y avait plus que ça.
Sale pute. Je te déteste. Non. Pire : je te hais.
Alors, depuis quelques heures, elle était là, avachie dans sa chambre, à s'ennuyer ferme. Elle ne ressentait plus rien. Elle ne réfléchissait juste plus à rien. Ou seulement à des choses très concrètes. Elle avait été compter les conserves de petits pois restantes au sous-sol par exemple. Mais la vision du sac de cours l'avait de nouveau interpellé. Un livre en dépassait. Celui de Monsieur Kim, le professeur de science du vivant. Elle avait toujours apprécié Monsieur Kim, contrairement aux autres professeurs. Il n'avait aucune autorité et pourtant, c'était le seul cours qu'elle ne dérangeait pas par des bavardages. Elle était sage comme une image avec lui. Pas qu'elle ne soit passionnée par ses discours. Il était d'un ennui affligeant. Mais, souvent, quand il leur donnait du temps pour résoudre des problèmes, il regardait tristement par la fenêtre et elle le fixait avec curiosité. Il ne s'était jamais senti à l'aise sur l'estrade des professeurs, c'était évident. Il n'était pas du tout à sa place, au lycée. Bien trop timide. Il n'avait rien à foutre ici. Mais Jim non plus et c'est pour ça qu'il attisait son intérêt d'ailleurs. Elle le regardait rêvasser à une vie meilleure, ailleurs... Loin peut-être ? La petite blonde aurait voulu savoir quel était son plan B, de vie...Finalement, elle s'était portée volontaire pour nourrir les perruches et le lapin de la salle de science. Ils avaient commencé à discuter de temps en temps et elle en avait été étrangement heureuse. Jim n'était certes pas brillante mais elle connaissait et aimait la Nature. Elle l'avait écouté parlé avec intérêt et ces échanges avaient été un peu de douceur dans son quotidien. Passionné d'oiseaux, il lui recommanda une énorme encyclopédie, au centre de documentation.
Bien vite, des rumeurs circulèrent sur elle et Monsieur Kim. Évidemment, la traînée de service se tapait le prof de sciences : quoi de plus étonnant ? Jimin avait l'habitude que l'on murmure des horreurs dans son dos. Son prénom était toujours craché, comme on se débarrasse d'une saleté. Mais cette rumeur-ci lui fit immensément de peine. Elle parvint jusqu'aux oreilles du professeur. Elle sentit qu'il n'osait plus la regarder, de peur d'alimenter les mauvaises langues. Elle comprit qu'elle devait faire profil bas. Elle passa tout de même dire adieu aux perruches et au lapin.
Et puis, voilà, la veille de l'épreuve de biologie, elle n'avait pu trouver le sommeil. Finalement, prise de panique, elle avait ressenti l'urgence de s'y préparer un minimum. Elle avait bossé toute la nuit ses cours. Elle ne voulait pas se décevoir sur la biologie... Elle avait quand même eu la moyenne, ce n'était pas si mal, songea-t-elle. Elle se redressa et attrapa l'encyclopédie avec désintérêt. Elle avait peut-être foiré sa scolarité mais elle n'était pas fâchée d'avoir volé ce gros livre au groupement scolaire. Quelle belle bande d'enfoirés, alors.
En bas, le chien aboya. Ça la ramena à la réalité. Elle jeta le bouquin sur son lit et sortit en grommelant.
Jimin poussa le lourd battant de la porte à la force de sa hanche, les mains encombrées par la gamelle d'eau du chien. Elle pesta alors que le griffon puant s'agitait autour d'elle et qu'elle renversait généreusement le liquide sur son bermuda :
- Dégage, vieux cabot, tu vas me faire tout renverser...
Elle n'avait jamais aimé cette foutue bestiole et c'était un sentiment relativement réciproque. Il n'avait d'ailleurs pas de nom. Ils l'appelaient « le chien », c'était bien suffisant. Il obéissait au père Park au doigt et à l'œil et savait de toute évidence défendre son territoire. C'était un animal stupide. Il grognait souvent sur la lycéenne, quand elle rentrait des cours, mais il savait qu'il n'avait pas le droit de toucher au moindre de ses cheveux. Elle réussit à déposer la gamelle à peu près remplie à mi-chemin de la niche. Puisqu'il était trop impatient, il n'avait qu'à boire son eau ici même, en plein soleil. Elle s'accroupit, fatiguée, aux côtés de l'animal qui reniflait déjà le bol avec sa truffe gluante. Il lapa avec curiosité l'eau claire mais, déçu qu'il ne s'agisse pas de nourriture susceptible d'assouvir sa gourmandise, il repartit à la découverte du jardin, en trottinant :
- Hé ! Se scandalisa Jim. Non mais tu m'as fais une scène juste pour ça ?
L'ignorant royalement, il se mit à gratter la terre dans les racines du vieux chêne. Elle soupira, agacée et posa sa tête dans ses bras. Elle observa la voisine étendre son linge au fond de son jardin. La bonne femme passait sa vie à faire le ménage, une vraie maniaque...
Jimin, ainsi accroupie dans les herbes hautes, n'était probablement pas visible depuis l'autre côté du haut grillage. Ennuyée, elle décida d'observer sa voisine. Une connasse, cette vieille, songea-t-elle. Elle et son père n'avaient cessé de se cracher dessus pour des broutilles... Des voitures mal garées en passant par des haies trop taillées, dont la coupe aurait empiété d'un centimètre sur le terrain de l'autre... Tout ce qu'ils pouvaient faire pour se faire chier mutuellement, ils le faisaient.
L'adolescente observa avec fascination la précision de ses gestes alors qu'elle frappait les pans d'une nappe pour qu'elle soit bien lisse sur le fil. Ces gestes lui rappelaient ceux de sa mère. Elle se souvenait qu'elles se mettaient toutes les deux dans la véranda, autour du grand baquet d'eau encore fumant. Sa mère commençait par enrouler ses longs cheveux en un beau chignon, qu'elle piquait ensuite d'une broche en bois sombre. Puis, elle plongeait ses avant-bras minces dans le liquide pour aller chercher tous les vêtements. Ca sentait bon le savon fondu alors qu'elles essoraient ensemble les tissus au dessus du gazon, jadis bien entretenu. Après ça, elle soulevait l'énorme et lourde panière d'osier et elle allait étendre au soleil le tout.
La voisine se sentit sûrement observée car elle regarda en direction du jardin des Park en plissant ses petits yeux perfides de corbeau et tendit sa longue nuque. Jimin retint sa respiration, pour une raison qui lui échappa. Si la femme avait pu l'apercevoir, elle n'aurait sans doute reçu qu'une flanquée de noms d'oiseau, rien de plus. Mais la vieille lui faisait peur. Elle était d'une méchanceté sans nom et n'avait aucune sympathie pour la petite. Cela remontait sans doute à l'incident de Grisou... Grisou, le petit chat noir qu'elle avait toujours considéré comme son enfant avait un beau jour disparu. S'il était vrai que Jimin savait exactement comme le félin avait perdu la vie, elle avait toujours une profonde amertume à y songer. Elle aussi, ça lui avait fait beaucoup de peine.
Jim avait toujours aimé le minuscule animal, lorsqu'il s'aventurait dans leur jardin. Plusieurs fois, alors que le chien était enfermé à l'intérieur, elle l'avait appâté avec des croquettes, pour pouvoir le caresser. Il était plutôt câlin et peu méfiant. Jimin trouvait qu'il devait se trouver bien triste de vivre avec une telle mégère pour maîtresse. Elle lui promettait que quand elle serait grande, elle l'emmènerait vivre avec elle. Elle le passait autour de sa nuque et se pavanait ainsi, comme affublée d'une fourrure. Docile, il se contentait de ronronner.
Et puis, un jour, subitement, Grisou disparut. Jimin devait avoir treize ans, quelque chose comme ça. Le lendemain, Jim observa son père et la voisine se hurlaient dessus depuis la fenêtre de sa chambre. Elle n'entendait pas ce qu'ils se disaient mais elle comprit les larmes qui perlèrent alors aux yeux de la pauvre femme. Pour une fois, elle avait ressenti de l'empathie pour elle.
Le soir, attablés autour de la table, dans le silence morbide que Jim avait toujours connu, elle avait osé questionné :
- La voisine croît que c'est nous qui avons capturé Grisou parce que je jouais avec lui d'habitude ?
Son père, qui se balançait lentement sur les pieds arrières de sa chaise en buvant son potage, s'était arrêté, le bol suspendu devant ses lèvres. Le plafonnier diffusait une lumière jaunâtre et faible sur la vieille table en bois sombre. Tout le reste de la pièce semblait engloutis dans les ombres. Le visage de son père aussi en était creusé et faisait ressortir la fatigue et les joues creuses de l'homme. Dans sa grande main, la vaisselle paraissait miniature et ça avait toujours fasciné Jimin. Il avait observé sa fille quelques secondes, comme il faisait toujours, et la petite était persuadée qu'il lisait en elle :
- Mais bien-sûr que non, ma puce... Tu l'aimais toi, Grisou, hein ? Elle sait bien que ce n'est pas ta faute.
Elle aussi le dévisagea fixement. Il lui fit un petit sourire pour la rassurer. Pendant un instant, la chaleur de ses yeux brillants la rassura. Elle reprit son plat avant de demander :
- Alors pourquoi elle te criait dessus, tout à l'heure ?
- Parce qu'elle est folle, ma puce. C'est tout. Et Grisou, il en avait marre de vivre avec elle, il est parti prendre des vacances ailleurs.
Il jeta cependant un regard nerveux au chien qui baillait, à moitié assoupis sur sa couverture et cela n'échappa pas à sa fille. D'abord étonnée, elle se retourna pour observer l'animal, repu, dans le coin obscure de la pièce. Le chien soupira, la gueule puante et tout fit sens dans l'esprit de la petite fille. Un frisson d'horreur la parcourut alors qu'elle se tourna de nouveau vers la table à dîner. Son père croisa ses yeux gris écarquillés d'horreur. Elle se tut un instant, interdite, puis repoussa sa chaise et se précipita à l'étage, sans un mot :
- Jimin ! Tenta son père
Seul dans la cuisine, il regarda son chien avec un air désolé, soupira et abandonna la table pour aller chercher sa fille. Il la trouva assise sur son lit, recroquevillée sur elle-même. Ses épaules maigres étaient secouées de sanglots. Il alla s'asseoir à ses côtés et la serra contre lui :
- Jim, ne pleure pas, ma puce... C'est comme ça, c'est la vie. Les chiens mangent les chats parfois. C'est ainsi.
Les pleurs redoublèrent alors qu'il lui caressait le dos pour la réconforter comme il le pouvait. Sa fille était bien trop sensible mais il n'avait pas le cœur de le lui reprocher ce soir. Il concéda à la consoler car il se souvenait lui-même de ses chagrins d'enfant, les premières fois où il avait découvert la fragilité de la vie. Elle apprendrait à mettre ses sentiments de côté. Épuisée par ses pleurs, elle s'endormit contre lui, serrant les pans de sa chemise dans ses petits doigts. Attendris, il l'allongea, tira la couette sur eux et ils restèrent blottis l'un contre l'autre dans son petit lit. Avant de sombrer à son tour, il dégagea son visage de ses petits cheveux blonds et embrassa tendrement le front de sa fille.
Le lendemain matin, pensant que l'affaire était finie, le père fut surpris de voir descendre sa fille la rage plein les yeux. Elle était là, dans la cage d'escalier, le regard accusateur. Jimin avait toujours été le portrait craché de sa mère mais quand elle prenait cet air colérique, il revoyait Yunhee, en chair et en os. Aussitôt, sa raison se faisait attaquée par toutes sortes d'idées sombres. Il essaya de contrôler sa propre émotion mais ses grandes mains chaudes tremblaient alors qu'il faisait ses lacets. Il sentait le poids des reproches de sa femme dans les iris tumultueuses de la petite. Sa femme flottait, là, au-dessus de la gamine qu'elle lui avait laissé, et avait comme pris possession d'elle. Il était sûr que Yunhee viendrait un jour pour lui reprendre sa Jimin. Elle voudrait la convaincre que c'était lui qui avait détruit leur famille. Cette connasse voulait détruire le lien qu'ils avaient. Elle voulait leur faire du mal. Elle leur avait déjà fait du mal. Il en était terrifié. Il devait fuir. Il devait la fuir. Cette femme était le diable en personne. Il enfila son blouson de chantier et, avant de prendre la porte, décréta :
- Grisou est mort, tu es triste mais ce n'est pas une raison pour me regarder comme ça, Jimin.
Le père et la fille se fixèrent longuement. Il ne pouvait se soustraire à l'intensité de son regard et il se mit à étouffer. C'était comme si l'enfant le soumettait à sa volonté rien qu'à le regarder, le transperçait de ses yeux clairs. Le menton de la petite blonde se mit à trembler et elle cracha, la gorge serrée de sanglots :
- J'te déteste, papa. T'es qu'un monstre !
Évidemment, Jimin avait compris. Jimin était une enfant intelligente, il était difficile de la berner. Ses mots terribles sifflaient dans les oreilles du père. La voix était plus aiguë, l'intonation plus enfantine mais c'étaient les mêmes reproches qu'il ne supportait plus d'entendre. Il ne supportait pas ces accusations. Il n'était pas responsable ! Elles n'avaient pas le droit de lui reprocher ça. Elle n'en avait pas le droit. Jimin devait l'aimer. Jimin l'aimait. Jimin était encore là, avec lui, et elle ne l'abandonnerait jamais. Jamais personne ne lui enlèverait sa fille. Elle l'aimait et elle resterait avec lui. Il n'était pas un monstre et elle l'aimerait. Elle était sa fille. La sienne. Elle devait comprendre.
Son sang ne fit qu'un tour. Il traversa la pièce à grand pas. La petite tenta de reculer mais il fut plus rapide. Il se jeta sur elle, l'attrapa violemment par le bras et la tira brusquement devant le chien, toujours couché sur sa couverture, ignorant ses plaintes :
- Ecoute-moi bien, Jimin, on s'en fout de savoir si c'est moi ou pas qui ait lâché le chien sur ce putain de chat parce que le résultat est le même : il l'a bouffé. Les chiens bouffent les chats et c'est normal, tu comprends ? C'est naturel. Dis-moi ce que tu comprends pas dans le mot « naturel », Jimin, putain ?
Elle pleurait maintenant mais il ne pouvait pas s'arrêter de la secouer. Il voulait que ça soit gravé dans son esprit. Elle devait comprendre. Elle n'était pas conne comme sa putain de mère. Elle, elle le comprendrait. Elle devait le comprendre :
- Donc quoi ? Tu l'aimes pas, ce chien, c'est ça ? Tu n'aimes pas qu'il remplisse ses devoirs de chien ? Hein ? Réponds !
Elle essayait de se débattre. Il lui faisait mal, ses doigts rentrant puissamment dans ses muscles frêles, marquant sa peau blanche. Il finit par la lâcher et elle se laissa tomber au sol, hurlante. Il la regarda, effondrée à ses pieds, et cette image sembla légèrement calmer sa colère. Il respirait lourdement mais il devait lui mettre les idées au clair :
- Maintenant, écoute-moi bien : Si tu penses encore que ce chien mérite ta haine et que la vie de ce chat valait mieux que la sienne, quand je rentre du boulot, je lui fous une balle entre les deux yeux. Hein ? C'est ça que tu veux ? Tu veux que je le crève pour satisfaire ton sentimentalisme à la con ? Regarde ! Regarde-le dans les yeux et réponds ! Tu veux que je le crève, c'est ça ?
Il attrapa sa fine mâchoire dans sa poigne pour qu'elle le regarde dans le blanc de l'œil et il pesta :
- Tu vois, Jim, c'est ça, la vraie cruauté. C'est quand les Hommes font passer leurs intérêts avant tout le reste, sans même chercher à comprendre quelles seront les conséquences. T'as pas eu mal, quand maman est partie, hein ?! T'as pas eu mal, peut-être ? Alors oublie ce putain de chat et sois responsable !
La petite fille continuait de trembler, le visage ravagé par les larmes. Livide, elle ressemblait à une noyée... Il la revit, tremblante sur les bords du lac, les lèvres violacés et son cœur s'emballa de nouveau. Cette fois, c'était lui qui l'avait mis dans cet état... Il savait qu'il dépassait les bornes. Il ne voulait pas lui faire de mal. Il l'aimait plus que tout. C'était lui, le monstre, elle avait raison... Il n'y avait plus qu'eux deux, à présent. Ils n'avaient rien d'autre qu'eux deux. Il l'aimait. Il l'aimait à en crever... Elle comprendrait. Jimin était intelligente, elle comprendrait qu'il l'aimait... Il voulait juste qu'elle comprenne... Il prit peur alors que les sanglots de sa fille résonnait dans son esprit. Fou de désespoir, il prit la fuite. La porte claqua et les murs semblèrent trembler.
Jimin releva la tête pour observer le chien qui gambadait joyeusement dans les herbes folles du jardin à l'abandon :
- Estime-toi heureux, idiot de cabot, grommela-t-elle.
Jimin était encore aujourd'hui sûre d'une chose : donner le chat de la voisine à manger au chien était un acte cruel. Mais parfois, elle croyait à ses beaux discours. Comment aurait-elle pu survivre, sans se laisser persuader ? Cependant, les sensations de déchirure étaient ineffaçables en elle. Elle soupira avant d'enfouir son visage sur ses genoux et elle ferma les yeux quelques instants. Le soleil lui brûlait la peau et elle avait la bouche sèche. Son t-shirt sentait affreusement mauvais : la terre, le chien mouillé, la transpiration, le renfermé... Jim frotta son visage dans le tissu jaunissant qui recouvrait son corps comme les longs voiles d'un bateau. On s'était souvent moqué d'elle car elle sentait mauvais, à l'école. Ils disaient qu'elle devait sans doute dormir dans la niche du chien pour empester ainsi. Pourtant, tous les matins lorsqu'elle se rendait au groupement scolaire, elle se levait toujours trente minutes en avance pour se récurer la peau jusqu'au sang, comme si elle craignait que l'odeur se soit incrustée profondément en elle. La rumeur, elle non plus, ne partait pas à l'eau et au savon.
L'adolescente serra les poings et secoua la tête. Elle s'obligea à respirer profondément pour se calmer. La vie était ainsi. Les regrets ne servaient à rien. Seul le futur leur appartenait. C'est ce qu'il lui disait : d'arrêter de se morfondre et d'avancer. Eux deux contre le reste du monde...Jimin jeta de nouveau un regard vers le grillage. La vieille était rentrée. Elle se redressa lentement, sortant de sa cachette. Le soleil déclinait déjà. Elle se demanda depuis combien de temps elle était restée immobile, dans l'herbe. Elle avait affreusement mal au crâne. Il fallait qu'elle rentre, qu'elle se désaltère, qu'elle... :
- Pssst ! Jim !
Elle fit volte-face en direction de la ruelle en un sursaut. Le chien accourait déjà, aboyant pour faire peur au nouvel arrivant. Namjoon était appuyé sur le muret en béton, devant la maison, l'air peu impressionné par la parade guerrière du cabot, qu'il connaissait par cœur. Cependant, il avait chuchoté pour l'interpeller. Il n'était jamais à l'aise à l'idée de croiser Park. Il ne l'avouerait jamais mais le père de la blonde était sacrément flippant. Elle fronça les sourcils dès qu'elle l'aperçut et s'approcha en soupirant, massant ses tempes douloureuses:
- Il est pas encore rentré, Nam, tu peux parler normalement.
Le sourire du jeune homme s'agrandit aussitôt, rassuré :
- Bah alors ? Tu faisais quoi accroupie dans l'herbe toute seule ? Tu comptais les fourmis, bébé Jimin ?
- Ta gueule, Nam, maugréa-t-elle en se postant devant lui, de l'autre côté du portail.
Bordel, il allait empirer sa migraine :
- En tout cas, couvre ta tête de chauve, la miss. T'es rouge comme une tomate et je compte pas t'emmener à l'hôpital, aujourd'hui.
Et sur ces mots, il retira sa propre casquette pour lui enfoncer sur les yeux. Elle ne dit rien et s'appuya contre le muret, croisant ses bras sur sa poitrine plate :
- Tu veux quoi ? Aboya-t-elle
Il avait l'habitude d'être mal reçu, avec Jimin. Il ne s'en formalisait plus depuis belle lurette. Ça en faisait presque son charme, à la longue. Il prit son temps, pour la faire rager :
- Tu chômes aujourd'hui ? Il est où, ton vieux ?
Jimin le dévisagea. Son père était parti avec la camionnette. Lui et un copain avait repéré une vieille ruine que leur chantier sylvicole avait rendu accessible et ils allaient sans doute récupérer les belles pierres pour les revendre. Autrement dit, elle n'avait aucunement l'autorisation d'en parler à Nam. Ici, tout le monde traînait dans les petits trafics et la compétition était rude, même entre amis. Elle lâcha :
- Hier, on a monté du bois pour un type pas très manuel. Il voulait voir deux trois trucs dans sa maison, j'crois. Tu connais mon père, il touche à tout. Il est retourné lui filer un coup de main.
Namjoon sembla réfléchir et elle se demanda s'il avait compris que c'était un mensonge. A dire vrai, elle se fichait qu'il sache qu'elle lui mentait. Tout le monde se mentait, ici. Et c'était fairplay que de faire semblant d'y croire. Tout le monde aurait été déstabilisé si tout à coup l'un se mettait à s'insurger contre ça. Et puis aucun de ces marchés sous le manteau n'était très légal. Plus on ignorait, mieux on s'en portait. Ca faisait parti des règles du jeu :
- Rémunéré ? S'enquit-il
S'il y avait de la thune à se faire pour rendre deux trois services à un citadin venu se mettre au vert, il ne rougirait pas de faire de l'ombre au père Park pour avoir sa part du gâteau :
- Je n'en sais rien, haussa-t-elle les épaules alors qu'elle avait elle-même assisté aux négociations de la veille. Bon, qu'est-ce que tu fous-là ?
Il sourit. Bien. Rémunéré, de toute évidence :
- On va faire un tour au lac, avec les gars. Tu viens ?
Elle ne bougea pas d'un centimètre, semblant réfléchir. Dans l'ombre de la visière, ses yeux luisants observaient la façade triste de la baraque à l'abandon. Seul Namjoon savait qu'elle vivait là et avait le droit de s'y rendre. Il savait aussi qu'il fallait venir ici, sans relâche, et la faire sortir de là, le plus souvent possible. Les vieux grognaient souvent qu'ils étaient des gosses errants, qui n'avaient rien à faire de leur vie. Ils l'étaient peut-être mais il était parfois plus aisé d'habiter dehors que de rentrer chez eux :
- Okay. Je vais me changer, j'arrive.
Il sourit, satisfait de la réponse, et hocha la tête pour lui donner son feu vert. C'était une des coquetteries de Jimin depuis qu'elle était rentrée au lycée et qu'elle retroussait la jupe de son uniforme, comme toutes les filles, pour la rendre plus courte. Elle ne serait jamais sortie en bermuda de travail. Personne ne la voyait ainsi accoutrée. Namjoon, ça ne comptait tout simplement pas.
Elle ressortit quelques minutes plus tard, changée :
- Tu me siffles une seule fois, je te jure que tu n'auras jamais de progéniture, Nam, décréta-t-elle avec une froideur qui aurait glacé le sang à n'importe qui de sensé, alors qu'elle s'extirpait par le vieux portail rouillé.
Le garçon rit, passant son bras autour de ses épaules dénudés par son petit crop top ivoire alors qu'ils se mettaient tous les deux en marche :
- C'est mal me connaître Jim... Je voulais simplement relever que ce jean te faisait toujours autant un cul d'enfer.
Notes:
J'adore Jim mais ce chapitre me brise le cœur...
Chapter 6: Chapitre 6
Summary:
"Le Whisky-Coca n'est pas très approprié pour s'adresser à l'au-delà, tu m'excuseras."
Chapter Text
Koo bâilla si puissamment que sa mâchoire craqua et elle s'empressa d'en masser l'os, inquiétée par le bruit. Voilà qu'elle rouillait maintenant. Il était temps qu'elle se repose. Les débuts de playlist ne sont pas les meilleurs, remarqua-t-elle alors que la piste de danse était encore totalement vide. Seul un groupe de filles, sans doute les plus drôles, tournoyaient en riant dans un coin, encore timides. Patience. Ça allait bien finir par démarrer.
Dans la voiture qui les conduisait jusqu'ici, Koo avait dit à Yoon :
- Ce soir, tu ne me quittes pas, d'accord ?
Pas que la brune n'était pas sociale. Non, elle aurait pu s'intégrer à beaucoup de ses petits îlots de lycéens. Elle avait la chance d'être appréciée par tous les sportifs. Généralement des mecs populaires que tout le monde suivait. Mais elle n'avait pas cette énergie ce soir. En fait, toute son énergie était happée par cette angoisse qui lui serait la gorge. D'autant plus depuis qu'elle était seule, sur cette chaise en plastique. Passé le seuil de la porte, Yoon s'était inventée des responsabilités à droite à gauche et fatiguée de s'agiter, sa cousine s'était avachie seule face à sa tristesse. Koo avait passé une journée éprouvante.
- Je n'arrive pas à croire que tu fricottes avec l'ennemi, Koo.
La brune réprima un sourire, tout en finissant de lacets ses chaussures de course. Yoon se complaisait décidemment dans le registre du dramatique :
- J'aurais été plus que ravie d'aller courir avec toi, crois-moi mais il se trouve que tu détestes ça. Et faut vraiment que je bouge là.
Elle se retourna pour faire face à sa cousine. Yoon était assise sur les marches de chêne de l'imposant escalier en collimasson qui menait à l'étage. La cage était faiblement illuminée par une douche de lumière qui provenait d'un velux situé dans le toit. La maison de campagne était en général sombre et fraîche, même en été, les murs conservant cette humidité bien particulière. Les ouvertures avaient été réparties avec parcimonie dans les murs épais de pierres brutes. Si Koo appréciait se mettre à l'abri des heures caniculaires de la journée, elle trouvait en revanche quelques peu étouffant la pénombre tranquille qui planait sur chaque pièce. Elle avait beau adorer sa cousine et ce lieu plein de petites poésies, Koo était du genre à avoir la bougeotte. L'apathie avait tendance à la déprimer. Surtout en ce moment.
La porte d'entrée, grande ouverte, laissait entrer la lumière orangée du début de soirée. Koo jeta un regard las au gazon brûlé du jardin. Elle était restée assise sur le paillasson de l'entrée pendant bien une heure, à caresser rêveusement le chat. Les jambes au soleil, elle avait resongé à l'appel qu'elle avait reçu ce matin. Sa mère et son père étaient très inquiets. Les jours étaient comptés, même s'ils n'évoquaient jamais rien en ces termes. Elle savait que ce n'était pas pour se débarrasser d'elle qu'ils l'avaient confié à sa tante mais elle ne pouvait s'empêcher de se sentir mise à l'écart. Elle se sentait impuissante et inutile ici :
- Tu ne peux pas rester en place, hein ?
La brune esquissa un sourire mais la tristesse dans ses yeux noirs n'échappa pas au regard aiguisé de Yoon. Après tout, elle avait passé toute sa scolarité à côtoyer des adolescents malheureux. Elle savait les lire mieux que personne. Elle reposa son énorme bouquin sur ses cuisses et s'appuya sur sa paume :
- Tu es inquiète, n'est-ce-pas ?
Koo se fascina tout à coup pour les pans de son long débardeur de course blanc qu'elle tortilla dans tous les sens. Elle hocha simplement la tête avant de souffler :
- Hm.
Yoon prit quelques secondes pour la regarder. Koo admirait la façon dont elle savait rester d'un stoïcisme parfait sans pour autant manquer de compassion et de délicatesse. Elle était apaisante :
- Comment allait-elle aujourd'hui ? Reprit-elle.
Sa cousine haussa les épaules, se racla la gorge pour en éclaircir le ton et déclara le plus calmement possible :
- C'est pas facile. Elle a perdu beaucoup de repères... Voilà.
Elles échangèrent un bref regard mais turent l'appréhension qui ombrageait soudainement leur poitrine. La petite Yoon se leva lentement pour aller se servir un verre d'eau citronnée dans la magnifique cuisine équipée. La tante était "collectionneuse de beau", comme elle aimait le dire. Sur les étagères, s'alignaient diverses poteries artisanales où elle avait fait sécher des compositions végétales, souvenirs fanés de ses longues excursions. Les ustensiles - choisis en bois, de préférence - avaient chacun leur clou, sur lesquels ils étaient exposés avec goût. Bref, il ne faisait aucun doute que Madame Min fantasmait les odeurs de la bonne popote malgré le fait qu'elle ne cuisinait pas. Quand elles étaient arrivées à Binmi-li, Yoon avait eu un mal fou à se sentir bien dans tous ces élégants détails. Elle s'était souvent sentie étouffée par ce décor que sa mère sanctuarisait. Et puis, un jour alors qu'elle observait l'architecture drue de la maison qui semblait vous écraser dans sa lourdeur, la jeune fille avait cru y reconnaître l'étreinte puissante des bras d'un homme. D'abord troublée de réaliser les failles de sa propre mère, elle avait fini par comprendre et accepter.
La veille au soir, la tante les avait emmenées sur la place de l'église pour fêter les résultats excellents des filles au baccalauréat. Un camion à pizzas s'y rendait une fois par semaine. Elles étaient rentrées en silence, marchant à la queue leu leu, leurs pensées joyeusement rythmées par les claquettes lâches de Yoon contre le bitume brûlant.
Après leur dîner, elles s'étaient attablées sous le châtaignier, devant leurs cartons vides, jusqu'aux premières heures du matin. Elles avaient siroté un verre de vin rosé, pour faire festif. Elles avaient peu parlé mais avaient ressenti un calme intérieur moelleux qu'aucune n'avait voulu briser. La tante, enveloppée dans son châle, avait fredonné lentement entre ses lèvres closes, toujours perdue dans cet univers où elle avait l'air globalement heureuse. Yoon avait observé sa cousine. Elle souriait paisiblement quand leurs yeux se rencontraient par hasard mais elle avait perçu l'amertume de cette dernière. Ses longues jambes nonchalamment posées sur le coin de la table et les bras derrière la nuque, elle avait observé d'un air maussade le morceau de ciel étoilé que dévoilait pudiquement les branchages, sans un mot.
Yoon s'accouda sur le rebord de l'impressionnant évier cuivré et lança son regard intelligent sur le jardin à travers la fenêtre de bois. Elle fit pianoter ses ongles manucurés sur le verre au plomb finement gravé, pensive. La haute horloge tapait les temps et on pouvait entendre le chien de la ferme voisine aboyer au loin, de l'autre côté des prés. Sa cousine s'était murée dans un silence pudique, les yeux modestement posés sur ses basquettes de course et, pour une fois, elle ne savait que dire pour la réconforter :
- Ça te fera du bien de faire la fête, ce soir, décréta calmement la présidente des élèves.
Quand la lisière de la forêt apparut enfin, les visages des deux adolescents étaient déjà rouges écarlates et les gouttes dégoulinaient généreusement dans leurs nuques. Koo n'avait pas laissé la longue route bétonnée la décourager et, même en plein cagnard, elle imposait un rythme soutenu. Par chance, Hoseok était dans l'équipe de football et son cœur pouvait suivre ce genre de hargne. Koo était l'une des entraîneuses du bureau des sports et il pouvait affirmer sans peine qu'il n'avait jamais autant souffert que les mercredis où elle était chargée d'organiser le renforcement musculaire. Il la revoyait prendre des notes sur le bord du stade, dans ses éternels shorts. Imperturbable, son coupe-vent bleu nuit gonflait à cause des rafales de vent, son bonnet maladroitement enfoncé sur ses mèches grasses et son sifflet autour du cou. Les sourcils froncés de concentration, elle reportait les temps sur ses fiches de suivi de performance avec une minutie quasi inquiétante.
Leurs chaussures martelèrent le sol du sentier et les racines des arbres rendirent leur progression plus ardue encore, alors qu'ils s'enfonçaient enfin sous l'ombre de la forêt. Pourtant, leur obstination à repousser leur endurance ne les fit pas ralentir. Amusés par la difficulté de l'exercice, un sourire apparut progressivement sur leur visage autrefois si sérieux. Puis ils se mirent à rire franchement, à s'observer mutuellement sautiller comme deux idiots ne voulant pas perdre la course. Enfin, au bout du sentier, ils criaient de joie à chaque fois que leur appuie glissait sous leurs pieds agiles et qu'ils manquaient de déraper. Hoseok, qui avait mieux réussi cet équilibrisme, se laissa tomber le premier dans la mousse tendre qui bordait les rives du lac artificiel :
- Bordel, Koo, tu vas me tuer !
La brune se stoppa à ses côtés pour reprendre son souffle, prenant appui sur ses genoux. Elle riait encore, autant que ses poumons le lui permettaient :
- J'avais tellement besoin de ça, ça fait un bien fou ! Etire-toi, tu vas avoir mal sinon.
Hobi grommela, le crâne douillettement enfoncé dans le tapis de mousse :
- Laisse-moi souffler deux secondes, espèce de dictateur.
La brune pouffa mais finit par accepter et se laissa tomber à ses côtés. Allongés de tout leur long, ils observèrent le ciel se faire livide alors que le soleil glissait vers l'horizon. Ils percevaient les brides des conversations des vacanciers qui remballaient leur serviette en cette fin d'après-midi alors que, petit à petit, la dopamine infusait leur sang et les imprégnait d'une grande sérénité :
- Pff, j'aurais dû me douter que tu allais me torturer...
Koo se mordit la joue pour réprimer son sourire, pas fâchée de sa réputation de tortionnaire sportive :
- Estime-toi heureux, vous n'avez pas d'entraînement avec moi pendant les grandes vacances.
- Il ne manquerait plus que ça, oui !
Ils rirent un peu mais épuisés, le silence se fit bien vite et ils commencèrent à somnoler, sombrant dans ce bien-être que le corps rejoint après un effort. Mais leur repos fut de courte durée alors que le calme de la forêt fut brutalement brisé par le vrombissement d'un véhicule et de la musique techno abrutissante qui criait par-dessus. Jungkook se redressa, dérangée par le vacarme désagréable. Elle papillonna des yeux et se protégea du jour, la main en visière. Un groupe de grands échalas s'entassaient dans une petite voiture rafistolée qui s'était garée de traviole sur une botte de terre. Trois silhouettes s'extirpèrent du véhicule en faisant claquer brutalement les portières et Jungkook en reconnut une parmi eux :
- Hé ! Les morveux !
Pas de doute, c'était Namjoon et il marchait dans leur direction, la clope au bec. Les épaules de la brune s'affaissèrent de manière imperceptible. Cependant, le cœur de la brune manqua un battement alors qu'elle croisa un regard de fer qui la fixait déjà, sans ciller. L'étrange blonde s'était appuyée contre la carrosserie raillée et semblait profondément agacée de les revoir. Ces sourcils étaient froncés d'un mécontentement manifeste et la lycéenne se demanda ce qu'ils avaient bien pu faire pour s'attirer un tel agacement. Koo ne put malgré tout s'empêcher de noter son petit haut blanc en crochet qui pointait vers son nombril, dénudé par un jean taille basse. Le blanc rendait son teint éclatant. A son grand désarroi, Namjoon lui gueula :
- Jim, ramène ton joli petit cul ! On va dire bonjour !
Et la blonde obtempéra. Koo se souvint alors de la conversation qu'elles avaient eu à propos de Nam et son déplaisir de croiser le jeune homme augmenta d'un cran encore.
Hobi, qui n'avait jamais remarqué que quelqu'un pouvait être désagréable sur cette Terre, se redressa pour saluer chaleureusement le nouvel arrivant :
- Hey, mec, sympa de te voir. Comment ça va ?
Namjoon ne répondit pas mais lui serra la main avec un air entendu. Il était bien trop préoccupé par l'adolescente brune, encore assise à ses pieds, qui le fusillait déjà du regard. Il sourit de plus belle en voyant qu'elle n'arrivait pas à dissimuler sa détestation. Gagné d'avance. Il était toujours heureux de faire chier, quand il pouvait. Il mâchouilla le filtre de sa roulée, la toisant avec délectation, de toute sa hauteur. Elle soutint son regard et ça l'amusa de plus belle. Finalement, il se mit avec une lenteur calculée à chercher son briquet dans ses poches, imposant son rythme au malaise naissant que créer l'étalage de sa domination :
- Alors ? Comment va Madame ? Questionna-t-il avec délice, alors qu'il avait fini par allumer la cigarette : Tu tires une sacrée tronche.
- Très bien, répondit-elle sèchement.
Il sourit de nouveau, tirant sa première bouffée. Il hocha la tête :
- Ravi de l'entendre.
De nouveau, un bref silence s'installa. Il n'avait visiblement rien à dire. Namjoon n'était pas quelqu'un d'un grand intérêt, lui-même en avait conscience. En revanche, la satisfaction qu'il éprouvait à jouer avec les nerfs de sa nouvelle cible brisait l'ennui intersidérale de son quotidien et il n'en était pas mécontent. Un des mecs de la bagnole semblait s'impatienter, le moteur tournant toujours accompagné des enceintes qui crachaient par-dessus :
- Nam, qu'est-ce que tu fous ?
Jungkook jeta de nouveau un coup d'œil à la blonde. Elle était restée en retrait et regardait à présent obstinément vers les bois, comme si elle cherchait à se soustraire de cette situation où elle était mal à l'aise. La lycéenne remarqua que tous les mecs de la voiture devaient bien avoir quatre à cinq ans de plus qu'elle. Sans doute plutôt des amis de Namjoon. Koo reporta son attention sur ce dernier :
- J'arrive ! Deux secondes... marmonna-t-il avant de se tourner de nouveau vers les deux adolescents qu'il observa quelques secondes avant de lâcher. Trainez pas trop dans les bois la nuit, les morveux. C'est pas un coin pour des mauviettes comme vous.
Le rictus qui se dessina à ses mots sur sa bouche mit franchement mal à l'aise la sportive. S'agissait-il d'une menace ? Elle n'aurait su le dire. Il avait déjà repris son air stupide alors qu'il donnait une grande tape à l'épaule d'Hoseok :
- J'imagine qu'on se capte chez Soyeon ? Il s'pourrait bien qu'on fasse un tour à votre petite sauterie.
Il avait croisé le regard incompréhensif de Koo, qui se demandait s'il était entièrement licite que des mecs plus âgés comme Nam se tape l'incruste dans des soirées uniquement dans l'espoir de coucher avec des lycéennes. Il sourit avec idiotie, comme s'il avait pu lire dans ses pensées et qu'il s'en délectait. Il les salua du menton, d'un air entendu et rebroussa chemin. Au passage, il attrapa Jimin par les épaules et s'appuya de tout son poids contre elle.
Et c'est à peu près comme ça qu'elle s'était retrouvée assise à côté de sa tante, lancée à toute vitesse sur la route qui menait à Daebak. Les fenêtres avaient été baissées et des bourrasques venaient ravagées leurs tympans. Yoon semblait ravie de ce qui se profilait. Sa mère aussi :
- Je suis contente de vous voir vous amuser les filles. Vous l'avez bien mérité, s'enthousiasma la tante Min.
- Tu parles d'un amusement, toi. Je vais avoir plein de choses à gérer, moi.
Et c'était vrai. Yoon était celle aux commandes de chaque soirée. Elle tenait les cheveux des élèves aux toilettes, savait exactement à partir de quand un teint verdâtre devenait inquiétant, orchestrait les manœuvres des chantiers de grand nettoyage, sensibiliser sur le consentement et les bonnes pratiques sexuelles avec plus de clarté que n'importe quelle infirmière scolaire et connaissait les effets de toutes les drogues sur le bout de doigt. Bref, elle était essentielle et très sollicitée. Mais ne vous méprenez pas : elle adorait ça. Même si Soyeon n'avait aucune sympathie pour elle, il allait de soi que la Présidente serait présente ce soir, comme tous les autres, et veillerait au bon déroulement de la fête.
Pour l'occasion, elle avait posé de beaux faux ongles à strasses et réalisé un incroyable dégradé de rose sur ses paupières. Elle était prête et son sourire ne mentait pas. Il était arrivé que Koo se demande si ce n'était pas dur pour elle, d'occuper cette place si spéciale. Au fond, les gens ne la connaissaient pas vraiment, ne l'aimait pas pour ce qu'elle était mais pour les services qu'elle rendait avec une efficacité implacable. Bien-sûr, elle se sentait existé, ainsi. Mais que lui offrait-on en retour ? Qui prenait soin d'elle ? Yoon était d'une impressionnante indépendance et d'une grande solidité et sa cousine trouvait cela aussi courageux que triste. Elles en avaient parlé ensemble parfois mais Yoon était d'une extrême pudeur quant à ce qu'elle pouvait amasser en petits chagrins et blessures de vie.
Jim se pencha pour allumer le plafonnier de la voiture et tourna le rétroviseur vers elle. Elle croisa son regard souligné par le trait obscur de khôl qu'elle venait tout juste de tracer. Elle observa son visage quelques secondes avant d'attacher les énormes spirales dorées à ses lobes. Elle repensa étrangement à la douleur qu'elle avait ressenti quand elle se les était percés avec une épingle à nourrice, il avait de ça des années. Elle se souvenait avoir observé le bout de ses doigts ensanglantés avec une grande fierté, comme si s'infliger cette petite mutilation lui avait donné un contrôle formidable sur son corps. Jim aimait cette sensation de pouvoir.
Jim n'avait jamais cru en Dieu. Pourtant, elle avait toujours étroitement cohabité avec celui-ci. Sa grand-mère la forçait parfois à aller à la messe avec elle. Elle lui disait de prier de toutes ses forces. Pour son Salut, pour celui de son père... Jim avait l'impression que la vieille était terrifiée lorsqu'elle levait les yeux au Ciel. La grand-mère implorait. Mais étrangement, Jim n'avait partagé cette peur. Cependant, elle avait toujours adoré les églises. Le Père qui faisait office était également quelqu'un qu'elle appréciait. C'était un homme d'une grande douceur, qui riait beaucoup. Il semblait d'un calme inébranlable et tous appréciait sa compagnie, fidèles comme profanes. C'était sans doute ce qui faisait sa renommée.
L'homme d'Eglise partageait d'ailleurs cette tendresse envers la jeune fille, encore aujourd'hui. Jim était une petite auquel il était attaché. Il la connaissait depuis qu'elle était petit bout, dans les bras de sa grand-mère. Il connaissait bien la famille Park, du côté paternel de la petite. Modestes paysans implantés sur la commune, ils avaient su profiter mieux que les autres de la modernisation et de l'expansion économique des villes voisines. Pas effrayés par le travail, c'était ce qu'on appelait de braves gens. Ils étaient aujourd'hui à la tête d'un large domaine et s'ils étaient restés fidèles à leurs origines paysannes et à leur acharnement au travail, ils vivaient aujourd'hui de façon aisée. D'apparence, une joyeuse histoire de réussite. Mais leur expansion tentaculaire ne leur avait pas fait que des amis. Et puis, le fils avait mal tourné et refusé de reprendre l'affaire, disait-on. En réalité, sans doute des tabous, des blessures et des manques affectifs béants - sur fond de sensibilités politiques opposées - avaient-ils déchirer les deux générations. La religion avait d'ailleurs fait partie de ses clivages. Le Père connaissait bien Haechan et n'avait pas eu de haine lorsqu'il avait quitté la paroisse, avec grand fracas, bien qu'il regrettât amèrement la violence et la haine dans lesquelles cette séparation s'était opérée. Contrairement à ce qu'il pouvait se penser, il conservait une amitié pour cet homme et nourrissait plus de peine que de colère envers lui. Il s'était bien vite débarrassé des mauvais mots qui avaient pu être prononcés par sa bouche. Il venait d'ailleurs toujours au pas de course lorsque le désespoir poussait l'homme dans de nouveaux excès et que la présence de son curé pouvait lui être d'un quelconque réconfort.
La naissance de la petite Jim n'avait pas été un évènement très joyeux pour la communauté, qui regardait le couple avec beaucoup d'hostilité. Cela avait peiné le curé car habituellement on célébrait la venue de tous les enfants. Ce bébé fut l'exception. Finalement, alors que les années avaient quelque peu atténué la virulence des cœurs, elle fit son entrée dans l'église dans les bras de sa grand-mère et ses grandes mirettes toutes écarquillées charmèrent toutes les dames qui avaient jadis médit sur sa naissance. Haechan sembla fermer les yeux sur les messes du dimanche et, sans que toutefois le conflit ne s'évanouisse des mémoires, l'omerta sembla calmer les agitations.
Jim avait rapidement pris une place particulière dans le cœur de l'homme d'Eglise. Elle ressemblait à s'y méprendre à sa mère : même gabarit chétif, même petit minois aux traits d'anges. Mais ses yeux... Ses yeux étaient typiquement Park. Cette même dureté dans le regard qui révélait une grande vitalité et vivacité d'esprit remarquable.
L'enfant était terriblement triste et solitaire. On ignorait les vraies raisons de ce comportement mais, comme pour beaucoup d'autres, on murmurait que ce n'était sans doute pas facile tous les jours à la maison. Chacun y allait de sa rumeur et ce qui parvenait aux oreilles de l'homme d'Eglise n'avait rien de bien reluisant. On se doutait qu'il y avait malheureusement une part de vérité là-dedans. Mais, en tant qu'ecclésiastique, il n'avait sans doute pas le rôle, ni la légitimité d'interférer. Cela n'aurait sans doute fait qu'empirer la situation. Mais il se trouvait que la gosse venait d'elle-même rechercher sa compagnie. Il voyait l'émotion systématique dans ses yeux, quand elle l'appelait « Mon Père » et ça lui faisait peine. Alors il s'efforçait de passer par la ruelle où la famille vivait quand il en avait l'occasion et d'aller la saluer avec un sourire tendre.
Un jour, après un office, alors qu'il saluait les fidèles sur le parvis de l'église, elle s'était plantée entre sa grand-mère et lui et l'avait regardé droit dans les yeux avant de déclarer :
- De toute façon, vous n'êtes qu'un menteur. Dieu, il existe même pas.
Evidemment, elle s'était sans doute prise une gifle monumentale une fois arrivée dans la voiture. Mais ce n'était pas le plus important. Lui, il avait lu dans ses yeux qu'elle cherchait simplement à le tester. La gamine n'était pas folle. Elle avait juste besoin d'une preuve de sa sincérité, pour lui accorder sa confiance. Malgré les punitions qu'elle avait probablement reçu après cet incident, elle avait obtenu ce qu'elle voulait. Il lui avait souri :
- Tu dois faire ton chemin par toi-même, Jimin. Peut-être penseras-tu différemment plus tard, peut-être pas. Je ne me fais qu'intermédiaire d'un message qui me semble bon et tu es libre de m'accorder ou non ta confiance. Quoiqu'il en soit, tu es la bienvenue si tu as besoin de mon conseil.
La joue en feu sur le chemin du retour à la ferme familiale, elle avait retourné ses mots dans son esprit avec un grand bonheur.
Les crucifix étaient partout, dans la maison de grand-mère. Petite, la blonde avait adoré observer cette image macabre, sans réellement comprendre ce qu'il y avait derrière. En fait, elle aimait ce côté solennel et sinistre. Elle avait l'impression que les gens de sa famille craignaient plus Dieu qu'ils ne l'admiraient. Plus tard, au catéchisme, elle en apprit plus sur sa vie, sa souffrance et sa marginalité. Ça lui avait semblé familier. Et peut-être avait-elle senti le besoin de s'identifier à Lui. Sa vie résonnait étrangement en elle.
Elle jeta un regard hors de la voiture. Namjoon était immobile, de dos, les phares éclaboussant sa silhouette longiligne. Il avait plongé les deux mains dans ses poches et regardait au loin. Il arrivait que Namjoon soit pensif. Elle aurait pu être méchante et dire qu'il ne devait pas se passer grand-chose là-haut. Mais elle savait exactement à quoi il songeait. Elle jeta un coup d'œil au cadrant du tableau de bord. On approchait bientôt minuit. Elle soupira mais ne le dérangea pas. Bien au contraire, elle l'imita. Les bruits de la campagne était assourdissant. Les insectes semblaient hurler dans le noir bouillant, comme des âmes agonisantes. En contrebas, on devinait les lumières du village. Un spectacle qu'ils connaissaient par cœur.
Il y avait toujours eu un mystère dans la relation conflictuelle que son père avait entretenu avec la religion de famille. Dans ses discours, il lut porter une haine viscérale et ostentatoire, brandissant son rationalisme pseudo-scientifique comme un étendard. Il avait déclamé tant de fois ses discours anticléricaux à table que sa fille aurait pu les recracher mot pour mot. Pourtant, cela n'empêchait pas qu'il y avait de l'ambigüité dans son rapport à la foi. Jim se souvenait particulièrement d'une nuit où elle l'avait entendu rentrer très tard. Elle avait perçu de grand fracas au rez-de-chaussée, ainsi que des hurlements à peine humains. Effrayée, elle avait retenu ses sanglots, sursautant à chaque nouvel excès de rage sous sa couette. Une fois que le silence de la nuit était revenu à la normal, elle était restée en alerte des heures durant, guettant le moindre grincement du bois qui aurait pu indiquer qu'il gravissait les escaliers. Jimin n'avait que rarement eu peur des monstres et des fantômes. Elle n'avait jamais eu besoin d'eux pour se faire des frayeurs nocturnes. Ce qui se passait souvent en bas des escaliers était déjà assez terrifiant. Elle avait toujours craint son père, quand il était ivre. Parfois, il venait la voir, dans sa chambre, et l'observait fixement. Son œil était éteint et fou. Ça l'avait toujours terrifié. Mais cette nuit-là, il ne vint pas la visiter.
Namjoon sembla finalement revenir à lui-même. Il prit quelques instants pour s'étirer comme s'il devait reprendre possession de son personnage d'idiot, dont l'enveloppe charnelle était trop étroite. Finalement, quand il prit place dans la voiture, il regarda Jimin quelques instants. Son visage était ivre de mélancolie. Il ne sut soutenir plus longtemps le regard clairvoyant de la blonde et se passionna pour la bretelle très fine de la longue nuisette dont elle était vêtue. Il posa sa main chaude sur cette dernière et la tira vers le bas, le long de son épaule. Il aperçut son sein, se dévoilant à ses yeux. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait les seins de Jim. L'excitation sexuelle et la sensation de l'interdit ne le rendaient pas heureux mais ça calmait sa douleur, ça comblait un vide... Pourtant, à chaque fois, il avait l'impression de détruire quelque chose en eux deux. Namjoon était un connard de la pire espèce. Il le savait. Faire du mal, c'était avant tout contre lui-même. Jim le savait aussi. Elle avait plus pitié pour lui qu'autre chose. Elle retira avec autorité les doigts et se rhabilla convenablement. Elle ordonna sèchement qu'ils se mettent en route, emprise d'une violente colère à son égard. Elle se sentait humiliée. Pas par Namjoon en particulier, par la vie en général. Par la vie qui semblait la condamner à être insignifiante. Jim ne supportait pas cette sensation.
Depuis la première nuit où son père avait tout détruit dans le salon, elle avait commencé à fantasmer ce rapport de dévotion qu'évoquaient les figures spirituelles. Malgré cette fascination et son affection pour le curé, sa foi catholique ne s'était jamais développée. Pourtant, quand elle descendit le matin même pour prendre le bus scolaire, elle tomba sur une scène qui la marquait encore aujourd'hui : là, au milieu des décombres de sa rage névrosée, gisait son père, recroquevillé sur le sol. Il tenait la main du prêtre du village penché sur lui, tremblant et plein de sanglots. On aurait dit un animal blessé, gémissant et pitoyable. Jim crut entendre qu'ensemble, ils priaient. Le ton plaintif des murmures de son père restait gravé dans son esprit, plus vivement encore que l'état de la pièce à vivre, totalement éventrée depuis la veille. Il demandait Pardon. Pas à sa fille. Jamais à sa fille... Mais à Dieu. Elle comprit alors que son père avait préféré placer tous ses espoirs dans cette entité mystique plutôt que dans sa personne. Au fond, il espérait sans doute que Lui ne l'abandonnerait pas - pas comme sa femme -. Et que Lui ne serait pas déçu de sa vie misérable - pas comme ses parents -. C'est sans doute pour cela qu'il craignait Dieu plus que n'importe qui et bien plus encore que sa propre fille, qui l'observait avec étonnement, au milieu du salon ravagé. Alors, elle s'était mise à jalouser le pouvoir de Dieu et ce qu'Il représentait pour son père, à cet instant. Jim était toujours restée, malgré tout ce qu'il lui avait fait subir. Son père n'était pas un homme facile mais elle était toujours là, elle, comme il l'avait toujours exigé d'elle. Elle l'aimait plus que tout, comme il lui avait appris à l'aimer. Alors elle trouvait injuste qu'il préféra la tendresse de Dieu à la sienne, elle qui n'avait jamais trahi sa confiance. Peut-être qu'aujourd'hui encore, elle cherchait à ce qu'on la désire avec la même ferveur et qu'on la craigne avec la même terreur d'être renié que celle qui brillait jadis dans les yeux larmoyants de son père. « Pardonne-moi »... Jimin attendait beaucoup de « Pardonne-moi. ».
Ils se garèrent sur un trottoir et claquèrent les portières derrière eux. Namjoon s'arrêta pour s'allumer sa traditionnelle cigarette. Il n'allait quand même pas rejoindre la soirée sans fumer, ça l'aurait mis mal. Il regarda Jim s'éloigner sans lui en direction de la maison d'où s'échappaient les lumières et le bruit assourdissant des basses. Il trouvait qu'elle faisait toujours étonnement femme. Une femme superbe, certes, dont il n'était pas mécontent de la présence à ses côtés. Mais il y avait aussi quelque chose de volontairement repoussant dans ce qu'elle dégageait. Il n'aurait su le décrire. Namjoon n'était pas doué avec les mots.
Elle poussa le portillon et pénétra sur la propriété. Jim arrivait toujours aux fêtes avec une grande angoisse même si cela ne se lisait sûrement pas sur son visage renfrogné. Avant qu'elle ne joue aux apprentis sorcière, elle n'avait jamais su quoi attendre de ces rassemblements. Elle ne s'y amusait jamais. Elle s'y rendait autrefois par conformisme, aujourd'hui parce qu'elle y occupait un rôle. Etrangement, elle s'y était toujours sentie très seule. Ce soir-là ne faisait pas défaut. Elle traça son chemin parmi les danseurs sans un regard. Elle connaissait la maison de Soyeon par cœur, même si elle n'aimait pas outre mesure revenir sur ces lieux.
De mauvais souvenirs de son ex-meilleure amie, Jim en avait. Beaucoup. Marquants. Parce que même les fois où elle ne l'avait pas enfermée dans la chambre de ses parents avec Jonghyun, même les fois où elles avaient ri, même les fois où elles avaient partagé de beaux moments de complicité... Même ces fois-là, ce n'étaient plus de bons souvenirs. Elle restait sur ses gardes.
Elle se dirigea vers le minibar, dissimulé dans l'emplacement de l'ancienne cheminée, et se servit sans vergogne dans la réserve des parents. Ca empêcherait sa stupide mère de s'avaler un shot quand elle rentrerait du travail, désemparée que son mari s'affiche avec une jeunette. C'était devenu la nouvelle lubie du père de Soyeon, les filles dans la vingtaine. Enfin, il semblait s'assurer qu'elles aient toutes au minimum 25 ans. Il avait jugé que le seuil de 7 ans d'écart avec sa fille était respectable. Tout le monde enviait le joli couple à l'époque où les deux petites filles se rencontraient sur les bancs de l'écoles. Evidemment, la jolie progéniture, les vacances en Europe, le super portail électrique, tout ça présentait bien et on n'aurait su contredire ce bonheur. La mère de Soyeon s'exclamait souvent que son mariage avait été le plus jour de sa vie. Jim pouffa. La vie devait paraître bien longue quand on la résumait à une journée. Elle se releva, les bouteilles serrées sur la poitrine et son cœur fit un bon en arrière quand elle aperçut une silhouette penchée à ses côtés. Pendant quelques secondes, elle se demanda où elle devait cacher les bouteilles :
- Je crois que Soyeon a dit qu'on devait uniquement prendre l'alcool qui est dans la cuisine.
La blonde soupira de soulagement en voyant qu'il ne s'agissait que de Koo. Elle reprit immédiatement possession de sa nonchalance peu aimable et referma consciencieusement le placard :
- Le Whisky-Coca n'est pas très approprié pour s'adresser à l'au-delà, tu m'excuseras.
Elle n'était pas très contente d'avoir été prise en flagrant délit :
- Il y a aussi des bouteilles pures, argumenta Koo qui ne voyait pas où était le problème.
- 2€ le litre, non merci, grimaça la chamane. C'est du poison, à ce niveau...
Elle fourra les bouteilles dans son gros sac en toile, pensant s'extirpait de la situation. Mais Koo ne l'entendait visiblement pas de cette oreille et elle lui emboîta le pas en faisant tout de même remarquer :
- Je ne vois pas ce que ça change pour les esprits, de toute façon...
Jim ne releva pas mais se surprit à avoir du mal à réprimer un sourire. Elle ne l'aurait jamais avoué mais elle n'était pas fâchée d'être escortée à travers les pièces de la grande maison. Ca lui évitait de croiser des regards indésirables. Les gens lui faisaient peur, elle n'avait aucune confiance en eux. Elle observa dans sa vision périphérique la silhouette floue de la brune qui avait choisi de marcher à ses côtés et elle se sentit étrangement calme à cette idée. Pour la première fois, la musique n'était pas un vacarme assourdissant mais simplement ce qu'elle devait être ; une mélodie, qu'elle appréciait plus ou moins. Elle se détendit un peu et osa même demander :
- T'es pas avec Yoon, toi ?
La brune haussa les épaules. Ses pommettes étaient rosées et ses yeux plus plissés qu'à l'accoutumée, signe qu'elle s'était légèrement alcoolisée. Cela expliquait sans doute pourquoi elle n'avait eu aucune réticence à venir l'accoster à son arrivée. Mais Jim trouva son comportement étonnant. Elle voyait la brune comme quelqu'un de plutôt bien intégrée qui aurait pu facilement être en train de s'amuser avec les autres. Observer que ce soir-là, elle avait bu seule et peinait à s'adapter aux festivités en disait long. Jim ne fit aucun commentaire à ce propos mais nota ce détail dans son esprit. Elle tenait ce côté observateur maladif de son père, très probablement :
- Ça fait une heure que je l'ai pas vu. Aux dernières nouvelles, elle aurait voulu s'expliquer avec Hobi dans la salle de bain après que l'équipe de football décide de tous boire cul sec et torse-nu. Depuis, plus rien...
La blonde se contenta de hocher la tête :
- Je vois...
Elles réprimèrent toutes les deux un sourire, entendues qu'elles savaient ce que ça signifiait.
Jim finit par trouver Minha, qui l'avait convié. Elle opina, d'un air entendu et solennel quand elle croisa le regard de la chamane et se détacha de l'étreinte étouffante de son petit-ami pour venir à sa rencontre. Elle jeta un coup d'œil inquiet à la besace énorme qu'elle porta sur son épaule. Les dons de Jimin divisaient, au sein de l'établissement scolaire. Certains la condamnaient à l'asile psychiatrique à perpétuité et ne rataient pas une occasion pour la tourner au ridicule. D'autres, au contraire, lui louaient des pouvoirs sans limite. La majorité était dans l'incertitude mais préférait la craindre, dans le doute. Dans tous les cas, son image était plutôt négative. On ne la consultait pas pour faire le bien. En général, elle était invitée à raconter des histoires macabres pour des groupes en quête de frisson. Parfois, elle avait, disait-on, des demandes beaucoup plus sombres dont on n'osait même pas évoquer la nature.
Elles escaladèrent les escaliers toutes les trois, sans échanger un mot. Koo remarqua qu'on murmurait à leur passage. Elle ne posa cependant aucune question quant au programme de ce soir. Elle observa la silhouette de Jim se faufiler entre les gens, dans sa longue robe blanche. Son pas était ferme et elle semblait voltiger au dessus du sol. Le trio finit par arriver dans le couloir des chambres. Sur leur gauche, une porte s'ouvrit en fracas et Yoon apparut, ébouriffée, les manches retroussées, s'essuyant les mains dans un torchon, comme un chirurgien après son opération. Voyant sa cousine, elle s'exclama :
- Ah ! Te voilà enfin, toi !
Koo n'eut pas le temps de faire remarquer que c'était elle qui l'avait abandonnée comme une vieille chaussette que Minha questionna :
- Alors ? Comment va-t-elle ?
- Des vomissements et une sensation d'étourdissement, exposa Yoon avec professionnalisme : Probablement pas de GHB mais plutôt un trop plein d'alcool. Je l'ai couché et j'ai fait un petit planning de surveillance avec les filles du Bureau. La situation est sous contrôle.
Minha hocha la tête, visiblement soulagée du diagnostic. Elle sembla se souvenir de sa mission et poussa la porte opposée. La pièce était atrocement sombre et froide et le petit groupe resta un instant figé en rang d'oignons devant le lieu peu accueillant, plus très certain de vouloir y pénétrer. Un frisson leur parcourut l'échine. Minha reprit cependant rapidement contenance et appuya sur l'interrupteur. La lumière éclaboussa aussitôt les lieux :
- Merde, une chambre d'enfant... Sérieusement, vous auriez pas pu faire plus glauque ? Souffla Hoseok qui semblait s'être téléporté aux côtés de Yoon par on ne sait quel miracle.
Chapter Text
La musique techno jouée dans le salon du rez-de-chaussée était atténuée par l'isolation sonore et leur parvenait seulement le bruit sourd des basses. Ça vibrait lourdement dans les murs, comme les tambours lointains des anciennes chamanes. Jim avait les yeux fermés, concentrée sur le monde qui vivait si fort autour d'elle. Koo ne pouvait plus détacher ses yeux d'elle. Personne ne le pouvait plus. Elle n'aurait su dire s'il s'agissait de l'alcool mais cette fois-ci, elle était entièrement happée par la scène. Que se passait-il dans cet esprit qui tournait à tout allure ?
Jim avait commencé par consulter un par un ceux qui le souhaitaient, en privé. Elle ouvrait la porte sèchement, faisait sortir son ancien visiteur avant de fondre de nouveau dans l'obscurité, invitant le prochain à la suivre dans son antre. Elle observait les expressions inquiètes ou apaisées des différents visages. Dans la queue, la tension montait d'un cran au fur et à mesure que l'on s'approchait de la porte de la chambre. Il n'était plus question de faire demi-tour mais on se demandait s'il n'aurait pas mieux fallu rester tranquillement à danser avec les autres au lieu d'aller chercher à fricoter avec l'occulte.
La brune avait commencé à se dire qu'il était dommage de ne pas croire à cette magie car l'excitation qu'ils avaient ressenti en pénétrant dans la chambre pour l'histoire du soir était inimitable. A présent, une dizaine de lycéens étaient assis en cercle par terre, prêts à l'écouter. Mais Koo n'arrivait déjà plus vraiment à distinguer leurs visages. Elle avait l'impression d'être seule, entourée de silhouettes sombres. Jimin présidait ce théâtre d'ombres. Devant elle brûlaient lentement de petites bougies et quelques bols étaient remplis de macération de plantes malodorantes. Plus étonnant encore étaient les quatre petits monticules de sel représentant les points cardinaux d'un cercle imaginaire autour d'elle qui semblait l'avoir placé un peu en retrait de la réalité. Elle tenait dans chacune de ses mains une amulette dont la chaînette tombait de son poing clos, laissant les pendentifs se balançaient dans le vide. Il sembla à Koo qu'un long moment se passa où tous étaient obnubilés par les mystérieux pendules. Ce n'était pas désagréable. Au contraire, c'était comme une somnolence qu'ils rejoignaient avec obéissance. Une sorte de berceuse muette. Petit à petit, les cercles que les pierres dessinaient dans l'air s'élargirent. Quelque chose se fit plus pesant alors qu'un murmure inaudible s'échappa des lèvres entrouvertes de la chamane. D'une manœuvre d'une dextérité étonnante, elle fit sauter les pendentifs dans ses poings et coupa court à leur ballet hypnotique. Ses yeux gris s'ouvrirent d'un coup, comme un aigle déploie ses ailes au vent en attrapant sa proie, et la brune sursauta, comme poignardée... Ils étaient prêts. Elle avait toute leur attention :
- Binmin-li a connu ses heures sombres.
Sa voix semblait profonde. Un timbre que Koo ne lui connaissait pas, comme emprunté. Ses traits étaient très graves :
- L'Homme a vite fait de croire que le malheur n'arrive que chez son voisin... Que la foudre ne s'abat que sur l'arbre d'à côté. Mais les forces de la Nature suivent des lois qui nous sont bien souvent... inaccessibles. Il faut, par conséquent, les vénérer et les observer toujours avec méfiance et modestie. Et c'est ce qu'apprit le Chasseur Jang, à ses dépens...
Elle marqua une brève pause pour dévisager les spectateurs sur sa droite, un à un :
- Sa funeste histoire a marqué les esprits de Binmin-li. Elle a parcouru les générations des diseuses de bonnes aventures jusqu'à nos jours. Certains disent qu'il ne faut pas croire ce qui sort de la bouche de ces femmes... Mais pourtant, il règne un silence de mort chaque fois qu'elles se mettent à conter cette histoire, lors des veillées. Il sera à vous de juger de la véracité du récit que je m'apprête à vous transmettre ce soir...
Cette fois-ci, elle se tue un temps, fixant quelques longues secondes Koo. Elle se demandait s'il était normal que les petites bougies éclairent si fort. On aurait dit que les flammes la consommaient vivante jusqu'au cou. Elle avait l'impression qu'un brasier se reflétaient dans les pupilles pénétrantes de la blonde. La brune avait atrocement chaud et des sueurs fiévreuses coulaient dans son dos. Pourtant, la fraîcheur de la nuit rendait la température ambiante très supportable jusqu'ici. Jimin détourna les yeux sur sa gauche cette fois et reprit :
- Jang Dong Jung était un étranger. Il n'était pas né au village. On dit qu'il arriva peu de temps après l'installation de Madame La Mère, de la riche lignée des Kim, dans la splendide résidence de son fils cadet, à Daebak. Il aurait suivi le déménagement de la Dame à la campagne et travaillé pour eux avant d'être rapidement répudié. On ignorait beaucoup de sa vie mais l'on sait qu'il occupa une modeste cabane à Binmin-li, aux portes de la forêt de l'Est et qu'il travailla dans les champs.
- Oh, bordel... glapit sans s'en rendre compte Hoseok avant de se justifier, sentant les regards agacés : Mes grands-parents habitent à l'orée de la forêt...
Jim pinça ses lèvres, n'appréciant visiblement pas les interruptions. Elle reprit cependant :
- Il était encore jeune quand il décida de s'installer dans la maisonnée. Chasseur dans l'âme, il était solitaire et les villageois ignoraient beaucoup de lui, si ce n'est qu'ils se croisaient dans les bois, à l'occasion. Malgré les sinistres rumeurs qui courraient sur son passé, il finit par disparaître des préoccupations du voisinage. Les premières années, le village se fit à sa présence solitaire, ne remarquant rien d'anormale. Il était d'une extrême discrétion, cordial. Son seul vice était sans doute la quantité excessive de gibier que celui-ci abattait. Prises d'incompréhension face aux carcasses indénombrables que les villageois retrouvaient, les anciennes vinrent le trouver pour l'avertir que les esprits n'appréciaient guère les déséquilibres et qu'il ne valait mieux pas rompre l'harmonie. Prendre uniquement le nécessaire était une loi que tous respectaient. Le chasseur, sans doute ignorant des anciennes croyances, ne tint pas rigueur des avertissements... L'automne qui suivit son installation fut particulièrement rude. Les vieux racontent encore qu'on disait que la forêt semblait dépérir. Ce n'était pas le processus saisonnier habituel. Tout semblait étrangement maladif, comme si le paysage entier pourrissait sur place. La pluie était sans fin et les maisons humides se fissuraient et craquaient sinistrement. Les gens étaient devenus amères... Si l'automne fut sinistre, l'hiver fut mortifère. Le blizzard qui s'abattit sur les lieux pétrifia ce qui avait survécu. Les arbres ressemblaient à de grands squelettes noircis, pris dans le froid. Les rafales de vent ne redescendaient jamais et le bruit de lamentation constant qu'elles produisaient en courant dans les rues du village donnait la migraine aux habitants. C'est dans ce décor que les voisins du chasseur commencèrent à observer des comportements pour le moins... étranges.
Elle prit une pause et observa chacun des participants quelques secondes comme si elle demandait confirmation qu'ils voulaient bien entendre un récit qui les hanteraient probablement un temps. Ses créoles se balançaient à chaque mouvement de tête :
- Les anciennes disent que les nuits où le ventre de la lune se fait bien rond et que le ciel est clair sont les nuits où l'obscurité et le monde des ombres se dévoile aux yeux des mortels. Mais mieux vaut parfois, dans cette clarté tentatrice, détourner les yeux. Un fermier qui s'était rendu un peu tard chez un ami d'un bourg voisin, eut malheureusement l'œil trop ouvert ce soir-là...
Elle marqua une pause. Ils déglutirent, pas certains de vouloir entendre la suite. Les ongles de Koo avaient pénétré la peau de ses paumes de nervosité. Elle ne comprenait pas bien ce qui la mettait dans un tel état. Serait-ce l'alcool qui jouait avec ses nerfs ? Sans doute :
- Alors qu'il atteignait le village par le sentier forestier et sortait de l'ombrage des rameaux, il aperçut la silhouette d'un animal à plusieurs dizaines de mètres, dans le pré qui bordait le chemin. Il fronça les sourcils, cherchant à identifier les contours massifs de l'ombre qui se déplaçait lentement en direction des bois. La démarche était chaloupée et le paysan ne reconnaissait là aucune bête connue. Il fut parcouru d'un long frisson car il crut d'abord à l'apparition d'un esprit de la forêt qui venait rôder aux alentours du village. Il détourna le regard, apeuré. Il pressa aussitôt le pas tout en essayant de rester le plus discret possible. Quelques mètres plus loin, il eut le réflexe de regarder par-dessus son épaule afin de s'assurer que la bête ne s'était pas lancée à sa poursuite... Mais ce qu'il vit lui glaça le sang... La silhouette de l'animal étrange avait disparu pour laisser place à celle bien humaine du chasseur. Il le fixait, à présent debout sur le bord du chemin, une expression indéchiffrable au visage et l'œil brillant d'un éclat qui l'éloignait de l'Humain. Le paysan poussa un cri terrible et courut le plus vite possible se réfugier chez lui.
Koo avait froid à présent. Elle se sentait mal, son estomac était tordu. Elle avait peur, sentant le vent qui filtrait par la porte comme le souffle de la bête humaine sur elle. Elle avait aussi l'étonnante impression que la lune était sortie de son voile de nuages et que ses rayons bleutés frappaient puissamment contre le velux. Pourtant ses yeux étaient figés sur Jimin comme si elle seule détenait le pouvoir d'ouvrir et de refermer les portes de ce monde onirique, oublié, sacré et qu'il ne fallait pas perdre sa trace, de peur de s'y égarer à jamais. Les murs de la maison étaient devenus aussi fragiles que du papier de riz et l'Homme aussi semblait bien éphémères contre la Terre, qu'ils entendaient tournoyer dans le vide :
- Le lendemain, alors qu'il livrait son histoire aux autres, on reprocha au villageois d'avoir été trop alcoolisé et l'on en rit. Mais dans les semaines qui suivirent, plusieurs évènements étranges vinrent étayer son récit. Premièrement, un jeune homme disparut deux jours dans la forêt. Quand il revint enfin au village, déshydraté et affamé, il avait perdu l'usage de la parole. Il restait immobile, les yeux dans le vide, comme emprunt à un choc éternel. Les anciennes se rendirent auprès de lui pour le soigner avec tous leur savoir. En vain. Mais elles alertèrent les villageois que la forêt n'était plus un endroit qui les accueilleraient comme avant. Elles retournèrent à la cabane du chasseur pour lui demander de cesser les tueries d'animaux qui continuaient de sévir mais sa porte resta close et son oreille sourde... Il avait disparu de la vie du village... Plus tard, un groupe de femmes qui ramassaient du bois un matin retrouvèrent son corps inanimé sur un tapis de feuilles. Son habit et le contour de sa bouche étaient souillés de sang séché. Elles le pensèrent d'abord mort mais finirent par entendre que son cœur battait toujours. Il fut ramené au village et il reprit conscience sur le chemin. Il ne donna aucune explication, il semblait devenu taciturne et sauvage. Sa barbe avait poussé. Personne n'osa demander si le sang était le sien mais il dit ne pas être blessé. Il claqua la porte sans un remerciement au nez de ses sauveteurs. Après cet évènement, les gens commencèrent à l'éviter et à le maudire. Il y avait quelque chose qui clochait depuis son arrivée et lui refusait toujours d'écouter la sagesse de chamanes. Il fallait qu'il s'en aille...
Tout avait disparut du monde des Hommes. Il n'y avait plus que Koo et Jim, face à face, assises dans les flammes, la respiration lourde et profonde qui soufflaient entre les collines boisées de Binmin-li, les pas des âmes qui faisaient craquer les branches... Le regard électrique qui plongeait en elle et l'emplissait à lui en faire mal, à bousculer tous ses organes, à gratter ses tissus. Elle avait à peine la place d'emplir ses poumons d'air. Sa peau était tendue, comme si elle allait imploser de toutes ces sensations. Elle entendait son cœur affolé contre son tympan :
- Après ça, on ignore exactement ce qu'il s'est passé réellement. L'histoire ne le dit pas. Peut-être parce que certains détails macabres ont préféré être passés sous silence. Ou peut-être n'y a-t-il jamais eu réellement d'explications. Je laisse à votre imagination le soin de combler votre curiosité sur ce point. En tout cas, l'été suivant, on perdit tout trace du chasseur. Il disparut sans plus jamais revenir et la vie, la forêt et les Hommes semblèrent reprendre leur souffle... Mais les anciennes restèrent toujours sur leurs gardes. Cette âme avait été habitée par le Mal et avait fait sacrilège au lieu. Il était impossible que cela s'efface rapidement. Cela prendrait du temps. Un temps qui n'est sûrement pas à l'échelle humaine... On dit d'ailleurs que, aujourd'hui encore, on peut apercevoir un point lumineux qui se balade entre les troncs, la nuit et que c'est l'esprit du chasseur qui cherche le repos...
Koo porta instinctivement la main à sa tempe, tremblante. Sa tête lui faisait terriblement mal mais elle n'arrivait pas à se détacher du regard de Jimin comme si celui-ci était la seule passerelle qui la retenait de tomber au fond d'un gouffre. Il y avait quelque chose d'extrêmement puissant en elle. Dans ses yeux gris, elle voyait les arbres dans la nuit et la lanterne du chasseur mort qui tremblait. Koo se souvint tout à coup de cette nuit, à la caravane, où sa main avait tenu la sienne. Mais le souvenir était tellement vif qu'elle avait l'impression de ressentir la caresse de sa peau chaude alors qu'elle lisait ses lignes. Elle réentendit ses mots alors qu'elle y avait lu la mort imminente, ce soir-là. Les larmes de la brune montèrent à ses yeux sans qu'elle ne puisse plus rien contrôler et coulèrent à flots sur ses joues. Entre les rideaux de larmes, il y avait toujours le pic acéré de la pupille grise de la blonde. Koo étouffait. Elle entendit un murmure dans le creux de son oreille, la voix d'une femme qui n'était pas la sienne. Sa vision devint trouble. Elle ferma les yeux et sentit le vide s'ouvrir sous elle.
Elle se réveilla en sursaut dans son lit. Le plafond blanc était fortement ensoleillé, preuve qu'elle avait oublié de fermer les persiennes en revenant de la soirée. Elle resta immobile. Son cœur battait la chamade et les draps étaient trempés sous elle. Elle se répéta doucement que ce n'était qu'un rêve, que tout allait bien. Mais elle ne put s'empêcher de sangloter. Elle finit par se lever quelques dizaines de minutes plus tard et fit face au miroir. Ses beaux cheveux noirs étaient dans un état terrible, comme si elle avait couru à travers les buissons et les ruisseaux. Elle avait un teint livide. Elle sentait que sa peau était collante de transpiration. Elle essuya ses larmes et partit se laver.
Quand elle descendit enfin les escaliers, elle fut accueilli dans la cuisine par des notes rassurantes d'un disque de jazz. Mais le malaise qu'elle avait éprouvé dormait toujours au creux de son ventre. Elle découvrit Hoseok et Yoon, attablés devant un petit déjeuner royal, qui semblaient discuter à voix basse. Yoon mit fin à la conversation aussitôt qu'elle aperçut sa cousine. Elle lui adressa un sourire moqueur :
- Hé bien, j'ai cru que tu n'allais jamais t'en remettre de cette soirée. Faut pas que tu te mettes à l'alcool, toi, ça te réussit pas !
Koo jeta un regard à la pendule. Il était déjà treize heures. Elle haussa les épaules et vint s'asseoir à leurs côtés. Elle fut aussitôt servie d'un yaourt fait maison et de fruits frais. On mangeait de très bons produits chez les Min. La mère de Yoon y veillait et connaissait absolument toutes les fermes voisines qui pouvaient lui vendre leur production. « Le bon goût de la terre », s'émerveillait-elle.
Hoseok sembla pressé de s'éclipser car il attrapa son sac à dos et déclara qu'il partait sans plus tarder. Koo se douta que Yoon était derrière cette précipitation. Pourtant Koo savait bien qu'elle et Hoseok ne s'entendaient pas si mal qu'elle ne le prétendait et elle était la dernière à juger qu'ils puissent passer une nuit ensemble. Personne n'était vraiment dupe à leur sujet. Mais elle respectait sa pudeur.
Elle serra Hoseok dans ses bras pour lui souhaiter une bonne journée. Koo savait qu'il devait sans doute un peu souffrir que Yoon n'assume pas leur relation, de quelque nature celle-ci soit. La porte claqua doucement derrière lui. Finalement seules, face à face, elles s'observèrent. Koo leva un sourcil pour exprimer son interrogation. Yoon reposa sa tasse sur la table, agacée :
- Te fais pas d'idées, on a juste dormi. Mais hier soir... Je sais pas ce qui m'a encore pris. A chaque fois que je bois, je fais n'importe quoi... Je sais pas, je dansais, il était là, je l'ai embrassé. Une pulsion, c'est tout... Il va encore se faire de faux espoirs...
Koo se mordit la joue pour ne pas sourire et la taquina :
- Enfin quand même, quand tu as des pulsions envers la même personne depuis des années, je crois qu'on peut appeler ça une attirance...
Yoon pouffa, comme si tout ceci était d'un ridicule fini :
- Une attirance... Tout de suite ! Koo, je te rappelle que ce qui m'attire avant tout chez quelqu'un c'est son intelligence. Donc Hoseok est d'office hors-jeu.
Koo hocha la tête, trop fatiguée pour débattre et de toute façon, elle n'avait rien à redire. Elle but le thé que sa cousine venait de lui servir et regarda à travers la petite fenêtre de bois le soleil qui frappait le jardin. Elle avait du mal à atterrir après son cauchemar. Les souvenirs de la veille se mélangeaient au rêve dans une espèce de confusion inquiétante. Elle déglutit, mal à l'aise, en repensant au regard transperçant de la blonde et sa main la démangea étrangement. Elle repensait à ses mots de mauvais augure et elle frissonna. Elle devait appeler sa mère, être sûre que mamie allait bien :
- Hé ? Ça va ?
Koo sursauta presque avant de lever les yeux sur Yoon. Elle ne se forçait pas à sourire quand elles étaient juste ensemble. Elles se connaissaient trop bien et la brune n'avait jamais eu de mal à lui ouvrir son cœur :
- Euh faut que... Faut que j'appelle mes parents.
Yoon hocha lentement la tête, compréhensive et empathique. Elles observèrent quelques instants un silence un peu morose. Finalement leur regard se croisa et Koo pouffa soudainement :
- Quelle nuit bizarre...
Yoon rit un peu :
- C'est clair. Jim est putain d'effrayante quand elle s'y met...
Koo hocha la tête, assez d'accord. Sa main la brûlait encore et elle la frotta doucement sur sa cuisse, sous la table, comme pour se débarrasser de son trouble :
- Ca fait longtemps qu'elle fait ce genre de choses ?
La Présidente connaissait en détails la vie privée de tous les élèves. Ravie qu'on fasse appel à son incroyable expertise, elle s'installa contre le dossier de sa chaise de bar, croisant les bras sur sa jolie robe blanche. Koo comprit qu'elle ouvrait mentalement le dossier Park Jimin et se rendait au chapitre vie privée pour se remémorer ses notes. Elle allait tout lui raconter:
- Jim et Soyeon étaient meilleures amies avant.
Chapter 8
Summary:
"- Cet endroit, commença Jimin, hésitante.
Koo tourna la tête vers la blonde, surprise qu'elle prenne ainsi la parole. La blonde tentait de contrôler la dureté de son expression mais elle pouvait voir les émotions courir sous sa peau :
- C'est un cadeau que mon père m'a fait."
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Quand Jimin se réveilla ce matin-là, sa tête était lourde et son corps engourdi de fatigue. Les émotions que lui procuraient le retour sur des lieux qu'elle fuyait habituellement étaient toujours éprouvantes après coup. La maison de Soyeon en particulier.
Elle tourna la tête et aperçut la veste de costume verte, posée sur le dossier de sa chaise de bureau et se figea, le cœur battant dans sa poitrine. Elle se remémora la fin de la nuit passée. Il ne restait plus beaucoup de monde dans la chambre du petit frère où avait siégé le rituel. Un groupe de cinq ou six lycéens s'étaient assis sur le tapis duveteux, autour d'une casserole de nouilles froides qu'ils se partageaient tout en bavardant allègrement. Jim s'était assise seule sous le velux du fond après avoir méticuleusement rangé son matériel et rassemblé les dons. Yoon avait fini par s'assoupir dans les bras d'Hobi qui les avait enroulés dans une couverture. On ne sait par quel miracle ces deux-là pouvaient dormir avec ce vacarme. Assise à leur côté, contre le mur opposé à celui où s'était posté Jim, Koo sommeillait. Koo... Au départ, elles avaient échangé de longs regards que la blonde n'avait pas su interpréter. Elle se souvenait simplement des crises de tachycardie dès lors que leurs yeux se rencontraient. Elle faisait un peu peur à Jim. Il n'y avait pourtant aucune animosité ou perversion dans les yeux de la sportive. Mais Jim ignorait la signification de cet échange muet. Était-ce de la sympathie ? Était-ce à ça que ressemblait le regard de quelqu'un qui voulait être ami ? Elle en était si perplexe qu'elle n'avait pas pu couper court d'elle-même à ce petit jeu, trop occupée à essayer de comprendre ce que l'autre attendait d'elle. Jim avait un cerveau qui allait à cent à l'heure. Les questions fusaient à une vitesse affolante dans son esprit alors pourquoi son cerveau faisait-il le vide dès lors que leurs yeux se croisaient ?
Finalement, Koo avait subitement tourné la tête, brisant tout contact visuel. Pétrifiée et emprise à de nombreux doutes, la blonde avait continué à la fixer, immobile, la tête dans les bras. Le petit sourire qui était né sur ses lèvres de la brune lui avait totalement échappé. Finalement, au bout d'un certain temps, elle avait fini par l'imiter. Elle avait posé sa joue contre ses genoux et observait le ciel encore noir du petit matin. Il faisait froid dans la maison à présent et sa petite robe ne suffisait plus. Elle frissonnait, priant pour que Namjoon puisse rapidement décuver et la ramener. Elle était occupée à frotter ses avant-bras quand... :
- Tiens.
Jimin sursauta et leva les yeux vers la personne qui avait parlé qui n'était autre que Koo, qui lui tendait sa veste de costume. Jim n'avait jamais réalisé à quel point elle pouvait avoir du charme. Elle avait marmonné un truc comme :
- Euh ouais, d'accord...
Avec le recul, elle s'était fait la réflexion qu'elle aurait dû lui dire de la garder pour elle car elle doutait franchement que le bandeau qu'elle portait en dessous lui suffisse. Elle se revit enfiler le vêtement encore tiède et rougit en y repensant. N'importe qui d'autre lui aurait fait une telle proposition, elle aurait très probablement refusé, par fierté. Au lieu de ça, elle s'était blottie dans le vêtement. L'odeur de la noix de coco d'une huile solaire l'avait enveloppée et elle aurait voulu sentir aussi bon qu'elle. Elle avait observé la brune repartir vers Yoon pour la réveiller avec fascination. Il fallait peu de gentillesse pour fasciner Jim. Et pour combler le tout, la brune était revenue vers elle pour s'assurer qu'elle avait bien un moyen de retourner au village. Elle repensa à son sourire, à sa natte ébène, à sa peau bronzée, à son corps fuselé et ne comprit pas l'euphorie qui grouillait en elle, tout à coup, alors qu'elle était en possession d'un objet lui appartenant.
Elle se leva de son petit lit d'enfant et attrapa son sac de cours, qui prenait la poussière. Elle en extirpa le gros livre sur les oiseaux qu'elle jeta sur son lit avant d'y fourrer la veste. Il fallait qu'elle aille lui rendre. Aujourd'hui. Impérativement. Parce que... Parce qu'elle... Parce qu'elle avait été vraiment gentille de lui prêter. Enfin, parce que Jim n'aimait pas avoir des dettes envers quelqu'un. Oui, c'était ça : Jim était pressée de lui rendre, comme ça, on n'en parlait plus. Elle allait refermer le sac mais une flagrance de noix de coco lui monta aux narines. Elle attrapa délicatement le col qui dépassait et fourra son visage dedans quelques instants... Il fallait bien avouer quelque chose : les femmes sentaient atrocement bon... Elle rougit de son propre comportement.
Elle enfila un vieux jean à elle, un des seuls t-shirts qui ne faisaient pas trop craignos et alla s'observer dans le long miroir. Elle trouva son visage fatigué, insipide, laid. En fait, elle ressemblait à la vraie Jim. Celle qui moisit dans cette maison. Sûrement pas celle qu'elle avait envie de montrer aux autres ados de son âge... Et encore moins à Koo. Surtout pas à Koo. Soyeon avait raison de dire que si les gens avaient vu le vrai visage de Jim, ils ne l'auraient jamais trouvé jolie. Il y avait une grande laideur qui la balafrait. Soyeon avait appris à Jimin à le voir dans le miroir.
Elle ouvrit son tiroir et fouilla entre les feuilles et carnets avant d'en extraire un gloss à paillettes. Ce n'était pas du grand maquillage mais c'était tout ce qu'elle avait d'assez discret. Elle hésita quelques secondes. Elle espérait que son père ne remarquerait rien. Elle tapota un peu de matière sur ses lèvres en se disant qu'elle l'emmerdait et, satisfaite, jeta le sac sur son dos avant de prendre les escaliers. Dans le salon, la télévision était allumée sur un match de rugby et elle soupira de soulagement : s'il était sur le rugby, il n'allait pas l'emmerder au moins. Elle pénétra de la pièce en lançant :
- Salut, pa'.
Elle avait essayé de donner de la légèreté à sa voix :
- Bonjour Jim, répondit-il d'une voix étonnement froide.
Voilà qu'il était de mauvaise humeur. Quelque chose l'avait irrité. Elle se força à marcher d'un pas normal, pas trop pressé et se dirigea dans l'entrée pour enfiler ses basquettes. Elle sentit aussitôt son regard sur elle. Elle n'avait pas besoin de relever les yeux pour sentir cette pesanteur bien familière sur ses épaules :
- Tu vas où ?
Il y eut quelque chose qui, au-delà de la peur, fut douloureux dans sa poitrine. Elle ne sut pas pourquoi mais elle prit beaucoup de temps avant de finir son lacet. Bizarrement, elle pensait à la veste de costume dans son sac. Elle se répétait qu'elle était libre. En boucles. Elle le hurlait dans son esprit pour faire abstraction de ce regard qui la fixait et qui se voulait oppressant :
- Me promener.
Il laissa un silence. Il savait exactement comment faire pour qu'elle ait le temps de ressentir monter l'angoisse en elle. Il était passé maître dans ce genre d'interrogatoire :
- Te promener ? Souffla-t-il
Elle fixa le bout de sa chaussure, toujours agenouillée dans l'entrée. Elle se le répétait. Qu'elle était libre. Quand elle se redressa, elle gonfla sa poitrine comme elle le pouvait. Jim avait appris à camoufler sa peur derrière ce regard insolent qu'elle lui dédiait. Elle savait qu'ils n'en avaient pas terminé :
- Viens par là.
Jim resta quelques secondes dans l'entrée, les bras le long du corps, le fixant de loin. Lui n'avait pas détourné les yeux de la télévision. Il était confiant. Malgré la lumière du dehors qui brillait dans son dos à travers la vitre de la porte d'entrée, Jim ne partirait pas. Jamais. Elle n'avait personne d'autres que lui. Elle n'aimait personne d'autre que lui. Il fut satisfait d'entendre qu'elle lui obéit. La jeune fille se planta devant lui. Il était assis sur le canapé, les bras écartés sur le dossier comme un naufragé qui s'accroche à un débris. La peau de son visage tirait vers le bas, lui donnant un air de mort. Il avait trop bu la veille et il était épuisé. Pire que ce mal-être physique, il puait l'amertume. Il observa sa fille de la tête au pied avant de lever lentement un de ses bras pour lui attraper le visage. Il le fit tourner d'un côté et de l'autre. Jim serra les dents et les poings, humiliée. Elle fixa l'évier au loin, d'où débordait les assiettes sales. Elle avait envie de se débattre. Elle ne supportait pas la chaleur de ses gros doigts qui serraient sa mâchoire. Il y avait bien plus de violence dans ce geste et dans ce regard que dans tous les coups qu'il aurait pu porter. Elle avait envie de hurler pour qu'il la lâche. Elle était libre. Elle était libre, Jim. Elle le répéta dans son esprit. Elle était en réalité prête à frapper, à montrer les dents. La sensation de danger faisait battre son cœur :
- C'est quoi sur ta bouche ?
Il ne lui donna pas l'occasion de répondre :
- Tu sais quel genre de femmes portent ce genre de chose ? La coupa-t-il, la voix sifflante
Elle ne répondit rien. Maman portait ce genre de chose. Le pire dans tout ça c'est qu'il arrivait toujours à enfoncer ce sentiment de honte viscérale en elle :
- Tu veux être ce genre de femmes ?
En quelques mots, il réussissait à l'enfermer dans sa cage mentale. Il faisait régner le jour et la nuit sur sa fille. Il avait toujours détesté tout ce qui lui rappelait qu'elle était née femme. Elle se rappelait la première fois qu'elle avait enfilé sa jupe d'uniforme. Elle s'était regardée dans le miroir de sa chambre avec beaucoup de confusion. Elle ne s'était jamais vue ainsi vêtue. Elle se sentait nue, dans tous les sens du terme. Fragile dans une sensualité féminine qu'elle n'avait jamais expérimentée. C'était très inhabituel, intimidant mais pas totalement désagréable. Elle avait passé une bonne heure à s'observer, à comprendre comment bouger, comment se tenir, encore étrangère à cette image qu'elle renvoyait. Lorsqu'elle avait jugé qu'elle avait suffisamment travaillé sa performance sociale, elle avait enfin pu se résoudre à s'exposer aux regards extérieurs. Elle se cachait derrière le fait que c'était une tenue obligatoire mais elle appréciait se découvrir sous ce nouveau jour. Mais tous ses efforts furent balayés en une seconde. Dès lors qu'elle passa devant les yeux de son père, un peu fière de s'être sentie jolie, celui-ci explosa de rire. Il avait ri comme si elle était déguisée en clown, comme si elle était parfaitement ridicule dans cet accoutrement. Il lui avait dit, d'ailleurs. Qu'elle était ridicule. Ça avait brisé quelque chose en elle, ce jour-là. C'était comme s'il lui avait amputé de cette part d'elle-même :
- Tu vaux mieux que ça.
Ce n'était pas un constat. C'était un rappel à l'ordre. Jim l'observa et ses yeux gris étaient remplis de rage alors qu'elle essuya sa bouche du dos de sa main avec un geste colérique, dessinant vulgairement un traîné rosé sur sa joue gauche. Elle releva légèrement le menton, le visage ainsi balafré, le défiant. Sa fille avait vraiment caractère, songea-t-il. Il croyait revoir Yunhee. Il détestait ça d'elle. Il n'en avait rien à foutre qu'elle ne soit pas contente. Elle devait apprendre que cette vie était pavée de frustrations. Et que le dernier mot ne lui revenait pas, pas tant qu'elle vivrait sous ce toit :
- Maintenant, tu prends ton petit déjeuner et tu vas venir avec moi. On a du travail, jeune fille.
Elle prétexta à son père qu'elle préférait aller se balader plutôt que de rentrer avec lui. Elle regarda sa camionnette passer devant elle. Il était 17 heures quand elle se mit en route vers la demeure des Min avec automatisme. Elle ne sut pas bien si c'était le soleil qui l'avait assommé mais elle ne vit pas le temps passer et lorsqu'elle sortit de ses songes, elle était déjà devant l'élégant portail, son index en suspend devant la sonnette. Elle avait observé son sac à dos, de loin, toute l'après-midi, comme si la veste verte représentait une présence pesante, qui la rendait nerveuse et un peu impatiente. Elle sembla prendre conscience à ce moment de son accoutrement. Elle avait dû enfiler son pantacourt de travail à l'imprimé militaire qu'un cousin éloigné lui avait cédé quand il s'était fait trop petit pour lui. C'était une taille enfant mais Jimin pouvait rentrer dedans car la grand-mère avait fait sauté le bouton pour mettre un élastique à la taille. Son t-shirt avait appartenu à son père, plus jeune. Le temps l'avait fait méchamment jaunir et il était troué par endroit. C'étaient ce genre d'habits qu'elle mettait parce qu'on ne craignait pas de s'en vouloir de les bousiller à la tâche. Autrement, la tenue était affreuse. En plus de ça, elle sentait que sa peau était moite et collante et elle était sûre de sentir l'huile de lin à des kilomètres à la ronde. Elle avait dû cirer une barrière en bois, toute l'après-midi, sous le soleil. Elle allait finir le geste lorsqu'une voix la fit sursauter :
- Jimin ?
Elle se pétrifia un instant, voyant Koo s'approcher du portillon avec un petit sourire aux lèvres. Un long pantalon de lin, d'un gris bleuté, volait autour de ses jambes et le débardeur noir au col mao, qui répondait à sa chevelure noire, souligner le port de son buste ferme. Jimin ne savait pas trop pourquoi mais elle était omnibulée par une envie de tirer sur l'élastique de sa natte et de passer ses doigts dans ses mèches ondulées. Elle frissonna à cette image mentale. C'était bizarre, n'est-ce-pas ? Jimin était presque sûre que c'était bizarre :
- Ça va ? Tu passais dans le coin ?
Dire qu'elle était surprise de voir Jim ici était un euphémisme. La blonde la regardait elle-même avec des yeux écarquillés. Koo avait commencé à comprendre que le visage de Jim avait une palette d'expressions plus variée que son irritation habituelle, si la situation la prenait au dépourvu. C'était manifestement le cas. Et quelque part, ça l'attendrissait vraiment. Elle était si différente de la nuit dernière, avec ses grigris et sa voix profonde, s'en était fascinant. Elle était... différente. Intéressante. Oui, Koo l'aurait formulé ainsi.
Jimin articula brutalement :
- C'est ta veste. Je viens te la rendre.
- Oh. Merci.
Elle avait été tellement troublée par la soirée et son sommeil agité qu'elle en avait oublié le vêtement. Elle se souvenait de Jim, grelottante dans un coin de la chambre alors que les bretelles de la robe, trop grandes, avaient glissé sur ses épaules brunes. Elle l'observa trifouiller dans son sac avec amusement. Il était évident que Jim était affreusement gênée. La blonde sembla se rendre compte avec horreur qu'elle portait encore la casquette du club de rugby préféré de son père sur la tête. Confuse, elle l'arracha presque de son crâne et la fourra à la va vite au fond. Enfin, elle réussit à extirper la jolie veste verte. Elle l'épousseta, comme si elle pouvait en retirer tous les plis par le simple passage de ses doigts :
- T'embête pas, elle va aller au sale de toute manière.
Jim ne sut pas quoi répondre alors elle se tut et lui tendit gauchement le vêtement. Koo le prit délicatement. Elle remarqua qu'elle avait ralenti automatique ses gestes, pour les rendre plus harmonieux, comme si elle avait eu peur d'effrayer l'autre. La veste sous le bras, la brune ne bougea pourtant pas. Au contraire, elle prit appui contre la barrière. Etonnée, Jim n'osa pas prendre de décision et resta planter là. Koo la regardait sans détour et elle était totalement perdue sur ce qu'on attendait d'elle. La brune se mordit l'intérieur de la joue pour ne pas sourire devant son embarras. Elle décida de rompre le silence :
- Tu fais quoi ?
Jimin ne s'attendait pas à un interrogatoire :
- Euh, je... Je me promène.
- Tu vas où ? Je peux venir ? renchérit aussitôt Koo
Jim acquiesça avant même d'avoir songé à la requête. La brune se dépêcha d'aller déposer le vêtement avant de revenir en trottinant et franchir la barrière. La blonde resta figée quelques secondes, ne sachant pas exactement quoi faire puis se décida enfin à bouger. Elle attrapa le bas de son t-shirt qu'elle noua soigneusement, dévoilant son nombril puis lui fit signe de la suivre. Koo ressentit l'adrénaline lui courir dans les veines de manière incompréhensible. Elle ne craignait pas Jim mais elle craignait son univers. Elle pouvait lire la violence et la rudesse de son existence sur ses traits sévères. Qui était-elle ? Qu'avait-elle vu ? Jimin connaissait-elle seulement suffisamment de mots pour raconter toute l'histoire ? Koo voulait comprendre. Elles se mirent en route.
Elles coupèrent à travers champs. Jimin ne parlait pas. Elle marchait devant, ouvrant le chemin dans les hautes herbes. La brune laissa volontairement quelques mètres les séparer, ne voulant pas la troubler davantage. Elle observa sa démarche paresseuse mais agile comme un photographe aux aguets d'un animal sauvage. Elle ne sut pas très bien si c'était elle qui enjolivait la vision, après tout ce qu'elle avait vu et entendu à propos de la mystérieuse blonde mais il lui sembla que toute la nature résonnait autour d'elle. Que le groupe d'oiseaux noirs s'envolèrent pour la saluer, que les branchages de l'arbre se secouèrent pour la caresser de leurs ombres, que le vent se levait pour la rafraîchir, que le soleil se couchait pour l'épargner de sa brûlure. Et elle marchait, interdite, au centre de tous ces éléments, comme souveraine. Ces champs et ces bois étaient sa cité interdite. Elle y semblait liée, enracinée et le pouvoir qui irradiait de sa personne sur ces lieux avait quelque chose du sacrifice, comme une sorte de devoir dont elle avait hérité. C'est alors qu'elle comprit que l'aura qui courrait autour de la blonde était empreint d'une profonde tristesse. Koo s'arrêta quelques instants en le réalisant. Elle sentit les larmes lui montaient. Maintenant elle le voyait avec clarté : Jimin était indéniablement quelqu'un de triste.
Elles grimpèrent une petite colline. Il n'y avait pas de sentier mais Jimin marchait avec assurance entre les arbres. Finalement, elles atteignirent une trouée qui donnait sur une formation de granite garnie de fougères que Jimin escalada. Ce fut la première fois qu'elle se retourna pour regarder Koo. Elle sembla hésitante puis elle lui tendit la main pour l'aider à monter à sa suite. Finalement, elles s'assirent côté à côte face à la vallée qui se dessinaient sous elles et elles pouvaient même apercevoir un morceau du lac. Elles observèrent le silence un long moment, reprenant leur respiration, scrutant l'horizon. Le sentiment qui les occupait toutes entières étaient quelque chose d'unique :
- Cet endroit, commença Jimin, hésitante.
Koo tourna la tête vers la blonde, surprise qu'elle prenne ainsi la parole. La blonde tentait de contrôler la dureté de son expression mais elle pouvait voir les émotions courir sous sa peau :
- C'est un cadeau que mon père m'a fait.
Koo tourna lentement la tête vers le panorama que les rochers dévoilaient à leur regard. Koo comprenait que la beauté de la Nature puisse rendre des gens mystiques. La vie semblait y vibrer dans la moindre particule de ce tableau. Elle eut l'impression que Jim venait de dévoiler quelque chose d'extrêmement précieux d'elle-même. Elle se demanda pourquoi elle lui accordait une telle confiance, tout d'un coup. Elle releva avec douceur :
- C'est un beau cadeau.
Jim pensa que le soleil avait dû lui taper sur la tête pour parler aussi ouvertement à Koo. Mais elle se sentait en sécurité, avec elle. Elle l'avait sentie, à la fête. Dès l'instant où elles avaient marché côte à côte, la musique et la foule avaient cessé de la torturer. Aujourd'hui encore, alors qu'elles partageaient cette méditation, elle se sentait sereine. Elle en avait oublié Soyeon et tout ce qu'elle croyait savoir sur les amours qui faisaient mal :
- Oui, souffla Jimin. C'est un beau cadeau...
C'était très beau, oui. C'était même le plus beau cadeau qu'on puisse faire à Jimin. Mais elle ferma les yeux et s'imagina que ça n'avait jamais existé. Elle lui en voulait. Elle lui en voulait de l'aimer comme ça. Il n'avait pas le droit de l'aimer comme ça.
Notes:
Mes petits bébés... elles sont adorables.
Merci d'avoir lu ! J'espère que l'histoire vous plaît. C'est une narration lente (potentiellement parce que je suis pas douée héhé) mais c'est dans les détails que se cachent l'intrigue!
Chapter 9: Interlude : La peur de l'eau
Summary:
"Abandonnés. Exilés. Ensemble."
Chapter Text
Jimin longea la berge, la boule au ventre, alors qu'elle essayait de s'approcher du groupe de collégiennes, le cœur battant. Elle avait remarqué Soyeon, en particulier, depuis la serviette qu'elle partageait avec son père. Il était enfin revenu. Cet été-là était un calvaire pour Jimin. Elle était isolée, à Binmin-li, loin de tout le monde. Pas qu'elle soit heureuse d'aller à l'école et de subir les mauvais traitements de ses camarades de classe. Mais elle se retrouvait enfermée dans la surveillance maladive de son père. Il n'avait pas changé depuis que... C'était même pire. Il était tout particulièrement vigilant quant aux fréquentations de sa fille, pris de crises de paranoïa où tout le monde représentait un danger potentiel. Sa grand-mère, qui la prenait encore régulièrement à la ferme, avait dû faire face à une scène de pure folie la semaine dernière. La voiture de celui-ci avait débarqué à toute allure dans la cour de ferme alors qu'elle commençait à peine à servir le plat de résistance. Lui était sorti en furie du véhicule et avait ouvert la porte avec violence, le visage fermé. La mâchoire serrée, il avait réussi à articuler :
- Jimin, dans la voiture. Tout de suite !
Depuis quelques jours, il ne la laissait plus sortir. Sauf en sa compagnie. Namjoon devait s'inquiéter de son absence mais elle n'aurait pas besoin de lui expliquer. Il savait ce qui se passait. Elle aurait voulu qu'il ne soit pas si habitué à ce genre de choses. Parfois, elle rêvait qu'ils s'enfuient ensemble. Lui aussi, il rêvait. Il n'y avait jamais eu de verrous aux portes, ni de barrages sur les routes. Les limites étaient ailleurs. Bien cachées au fond de leur crâne.
Elle entendit le rire de ses camarades. Elle ne savait pas bien ce qu'elle attendait d'elles. Elle ignorait quel accueil lui serait réservé. Elle connaissait cette appréhension. C'était devenu le même stress chaque matin, alors qu'elle franchissait la grille du collège et réhaussait son vieux sac à dos pelé qui avait été objet de nombreuses moqueries. Elle ignorait si elle aurait le droit de rester dans la bande ou si elle devrait passer la journée seule, après s'être fait rejetée. Ca dépendait entièrement du bon vouloir de Soyeon :
- Tiens, regardez qui est là... Souffla la jeune fille en question.
Jimin sursauta presque. La jeune fille était accoudée nonchalamment sur sa serviette. D'autres filles avaient pris la place qui avait été celle de Jimin autrefois :
- Qu'est-ce que tu veux ? Demanda l'adolescente.
Elles échangèrent un regard très bref. Souvent, il y avait, au fond de cette domination malsaine, une pointe de peur dans les yeux de Soyeon. Jimin aurait voulu tendre la main vers cet éclat blanc, la rendre de nouveau vulnérable et qu'il n'y ait plus entre elles toute cette violence. Cette peur, cette fragilité, c'était ce qui la raccrochait à son humanité, à son empathie qu'elle taisait pour ne pas perdre la face. La blonde ne savait pas trop pourquoi elle continuait d'espérer que tout rentrerait dans l'ordre un jour. Que de nouveau, elle ne serait plus cette chose qu'elle maltraitait. Malgré tout ce qu'elle avait dit, combien de mal elle lui avait causé, elle lui aurait ouvert les bras, Jimin y aurait accouru :
- T'es vraiment bizarre, comme fille, Jim. Tu vas rester plantée là sans rien dire, à nous mater ? On dirait une folle. Tu vas finir par nous faire peur.
Elle ne supportait pas d'être vue avec son père quand il y avait des jeunes de Daebak dans les environs. Trop de rumeurs avaient circulé sur leur famille. Soyeon les trouvait toutes très drôles, d'ailleurs :
- Je peux m'asseoir avec vous ? Osa-t-elle, dans un souffle.
Demander. Il fallait toujours demander la permission avec Soyeon. Supplier parfois, même... Soyeon resta silencieuse un instant puis regarda derrière Jimin, à la recherche d'un visage qu'elle connaissait bien, avant de sourire, victorieuse :
- Tu ne restes pas avec ton papa chéri, aujourd'hui ?
Il avait beau faire une chaleur écrasante, la petite blonde frissonna. Plusieurs filles eurent un rire gêné, comprenant le sous-entendu. Ça sembla donner des ailes à Soyeon. Elle se pencha vers Jimin et tendit le bras pour lui caresser le pied :
- Tu n'as pas été sa gentille fifille, cette fois ? Tu n'as pas fait ce qu'il te demandait ?
Tout le monde rigolait. C'était à mourir de rire parce que c'était une énorme invention, bien-sûr. Qui croyait qu'un père et sa fille puissent avoir ce genre de relation ? Peut-être personne. Personne, mise à part Jimin qui frissonnait d'effroi au soleil. Jimin qui se débattait avec les élans d'amour puis de haine de son père. Jimin qui avait la sensation qu'il y avait réellement un problème, derrière les persiennes rouillées de leur maison...
Soyeon n'aurait pas dû rire avec les autres. Parce que Soyeon avait vu. Soyeon savait. Le rire de Soyeon était celui qui était vraiment meurtrier.
Elle était incapable de parler à présent. Immobile, les lèvres closes, l'envie de vomir, l'envie de partir :
- Si tu veux rester avec nous, il faut que tu relèves un défi, Jim.
Soyeon attrapa la tong rose poudré au bout de ses orteils et la jeta dans l'eau du lac. Le morceau de plastique se mit à flotter à quelques mètres de la berge:
- Si tu vas la chercher et que tu me la ramènes, tu peux rester avec nous toute l'après-midi. C'est le deal.
Ce n'est pas la solitude qui fait vraiment peur à Jimin. Elle apprécie être seule parfois. Ce qui lui fait peur, en revanche, c'est d'être exilée. Elle donnerait beaucoup pour ne plus manger seule sous les regards malfaisants, à la cantine. Pour ne plus à avoir à donner le spectacle de celle qu'on a rejeté. C'est épuisant de faire semblant de ne pas être réduit à néant.
Elle ne se rappelle pas très bien ce qui se passe ensuite. L'eau dans les yeux, dans les narines, partout. La vision trouble, les sons atténués par le lac. Elle se débat et elle croit entendre des gens crier son nom. Elle comprend qu'elle va mourir. C'est vrai qu'elle ne sait pas nager.
Quand elle rouvre les yeux, elle est dans les bras de son père qui l'extrait de l'eau. Leurs vêtements dégoulinent et les entravent. Il trébuche. Elle sent les regards de la foule qui s'est rassemblée. Elle s'agrippe fort à son cou et se blottie contre lui, priant pour qu'on ne voit pas sa détresse et sa honte. Lui, au moins, il sait aussi ce que c'est que l'exil. Le monde leur fait peur. Il lui répète que tout va bien, qu'il est là, que c'est fini. Mais Jim, elle sait que c'est faux. Elle sait que la réalité dans laquelle il voudrait la faire vivre, ce ne sont que des mensonges. Elle sait que le monde extérieur fait peur mais elle a peur aussi, dans ses bras. Mais il n'y a que ses bras et pourvu qu'il ne la lâche pas.
Ils rentrent dans leur affreuse maison. Sa mère n'est pas là. Jimin voudrait que sa mère soit là. Ca fait longtemps qu'elle n'a pas eu ce besoin viscéral d'être dans les bras de sa mère. Elle a l'impression d'étouffer à cause de ce manque. Elle tousse, sanglote, ne respire plus. Finalement, ils s'endorment tous les deux, blottis l'un contre l'autre sur le canapé défoncé, dans leurs vêtements qui sentent la vase. Abandonnés. Exilés. Ensemble.
Chapter 10: Chapitre 10
Summary:
"- Tu mens."
Chapter Text
Les deux jeunes filles marchaient à tâtons sur le sol sec et dur de la forêt. Koo n'était pas particulièrement rassurée mais Jim semblait si calme et sûre d'elle qu'elle n'émit aucune réflexion et se contenta de suivre l'ombre pâle que dessinait le corps de la blonde dans l'obscurité naissante. Elle essaya de chasser de son esprit la phrase qu'avait prononcé Namjoon la veille : « Traînez pas dans les bois la nuit, les morveux. ». Evidemment, ce genre de choses vous revenez au moment où vous auriez préféré ne pas savoir. Et irréfutablement, l'histoire du chasseur fou revient au galop dans sa mémoire et elle frissonna d'effroi. Bon dieu, cet endroit allait finir par la rendre mystique... Il lui aurait fallu la nonchalance cartésienne de Yoon. Bon maintenant elle ne pouvait plus penser à autre chose et sa curiosité la poussa à questionner :
- Comment tu as appris tous ces trucs ?
Elle entendit un espèce de reniflement qui semblait presque amusé. Est-ce que la blonde se moquait d'elle ? Elle garda le silence quelques secondes, comme si elle hésitait à taquiner Koo :
- Quels trucs ? Feigna-t-elle.
Jim avait beau être petite, elle marchait à une allure remarquable ce soir-là. Koo, qui écarquillait les yeux pour ne pas trébucher sur les racines, avait étonnement du mal à suivre le rythme :
- Enfin tu sais... Tes séances ésotériques ?
Koo se sentait bête en utilisant n'importe quel terme alors elle s'était lancée avec celui-ci. Elle ignorait si ce que pratiquer Jimin était de la magie noire ou un chamanisme ancestral. Et puis comment diable aurait-elle pu le savoir ? Ce monde lui était totalement étranger et elle préférait qu'il le reste d'ailleurs :
- Pourquoi tu veux savoir ?
Il sembla à Koo que la nuit rendait Jim moins farouche car elle rétorquait avec une certaine malice qu'elle ne lui connaissait pas. Ou peut-être était-ce qu'elle était dans son élément, dans cette discussion. Koo aimait bien cette Jimin et elle se laissa faire volontiers :
- Je ne sais pas, admit Koo, en riant légèrement : Tu admettras qu'il y a plus commun, comme passe-temps.
Il faisait nuit noire alors qu'elles posèrent enfin le pied sur le bitume encore brûlant de la route. Les nuages avaient dissimulé la lune. C'était désert. Les premiers lampadaires du village éclairaient faiblement. Les insectes semblaient hurler leur chant. Il faisait lourd et orageux. Il y avait un peu de vent qui venait d'entre les arbres et ondulait doucement dans les longs pans du t-shirt de la blonde. Tout à coup, Jimin qui marchait devant, se retourna pour faire face à Koo : elle souriait franchement, cette fois. La vision était onirique. Koo ne put empêcher son corps de marquer un arrêt alors que l'autre, visiblement satisfaite, continuait de s'éloigner à reculons. Ça avait étrangement quelque chose d'intime. Tout. Ce moment, ces mots, son regard, la façon dont son sourire était fragile. Leur solitude dans cet écrin de nature sombre :
- Quelles sont les théories de Yoon ? Voulut-elle savoir.
Koo la dévisagea encore un instant, immobile. Elle était perspicace, s'en était fascinant. Jim se stoppa à son tour, quelques mètres plus loin. Elles restèrent plantées là, face à face, sur le bord de la route. La brune finit par admettre qu'elles avaient bien eu une discussion à son propos :
- Les théories de Yoon s'arrêtent là où le spirituel commence.
L'expression de Jim se tinta aussitôt de tristesse, visiblement déçue. Elle serra ses bras contre sa poitrine, comme s'il commençait à faire froid :
- J'imagine que je devrais garder au moins ça secret, alors.
Il y avait quelque chose d'extrêmement fragile dans le dessin de sa silhouette. Koo n'aurait su dire si c'étaient les chaussettes blanches qui escaladaient ses chevilles ou le long t-shirt dans lequel elle se noyait qui lui donnait cet air quasi enfantin. Elle ressentit aussitôt le besoin de la réconforter. Et si c'était ça, son tour de magie ? Cacher la façon dont elle était blessée ? Koo voulait savoir :
- Yoon ne m'a pas dit grand-chose.
Jim ne bougea pas. Elle respirait doucement. Le vent se levait et les mèches ébènes de Koo lui fouettèrent le visage, suivant le balancement des herbes folles dans les fossés. Jim en était fascinée. Elle croyait encore se souvenir de la sensation du vent dans ses cheveux. Elle aurait voulu replacer tendrement ces mèches derrière son oreille du bout des doigts, caressant la peau de sa pommette au passage, alors qu'elles auraient continué de s'observer, cherchant à se comprendre. Ses doigts bougèrent dans le vide, le long de son corps, comme si elle s'imaginait le faire. Toute l'attention de Koo était entièrement figée sur elle, elle le sentait. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale :
- Tu mens.
On ne s'était jamais contenté de "pas grand-chose", au sujet de la blonde. Elle le savait. Qu'importait les intentions, les bouches jacassaient salement. Tout le monde y allait de son opinion. Ils faisaient et défaisaient la vie de Jim, ce qu'ils croyaient connaître d'elle. Elle ne le savait que trop bien :
- Tu mens, répéta-t-elle plus bas.
Il y avait une pointe d'agacement dans sa voix. Pourtant, au fond, elle n'en voulait pas à la brune. C'était elle qui ne disait pas la vérité. Car elle avait - au contraire - envie de n'avoir plus aucun mystère pour Koo... Mais pas maintenant. Pas tout de suite. Plus tard. Doucement :
- Je suis désolée, souffla Koo, ignorant pourquoi elle ressentait le besoin de prononcer ces mots pour la blonde.
Jim lui faisait confiance. Et c'est précisément ça qui l'impressionnait. Ca faisait longtemps que Jim ne faisait plus confiance.
Une goutte de pluie s'écrasa à ses pieds. Elles observèrent la petite tâche ronde quelques secondes, comme surprises par sa soudaine apparition, avant de se regarder de nouveau, subissant déjà l'assaut des suivantes :
- Dépêche-toi !
Quand Jim franchit le seuil de la porte, elle dégoulinait. Elle secoua ses bras dans l'entrée avant d'essuyer les gouttes sur son visage. L'eau qu'elle avait ramené se mélangeait à la poussière des lieux pour former une gadoue noirâtre à ses pieds. Le salon était plongé dans son obscurité silencieuse habituelle. Elle questionna dans le vide :
- Papa ?
Aucune réponse ne lui revient. Elle fit quelque pas dans la pièce sombre. Le canapé était inoccupé et la télévision éteinte. Elle aperçut le chien bâillait dans son panier, claquant sa gueule édentée avant de se lever mollement et marcher en direction de sa maîtresse. Elle soupira et se faufila dans la véranda, suivie par l'animal. Elle essora ses vêtements comme elle put en jetant son regard dans le jardin. La tonnelle où son père garait la voiture était vide également. La pluie battait son plein et le sol, totalement asséché, ne pouvant absorber, laissait place à une mare d'eau dans laquelle la lumière fanée de la cabane de jardin se reflétait doucement.
Un éclair trancha la nuit et le ciel tonna brutalement, faisant trembler la vieille maison. Jim relâcha son t-shirt humide sur son ventre et se tourna vers le chien. Elle lui parla pour se rassurer, prenant soin à ce que sa voix ne tremble pas :
- T'as passé une bonne journée ?
Le chien la fixa de ses yeux noirs quelques instants avant de faire demi-tour et de s'enfoncer de nouveau dans le noir cadavérique de la maison. Jimin regarda de nouveau le jardin inondé et inspira profondément, essayant d'ignorer l'angoisse habituelle que lui faisait naître ce lieu. Elle retira ses chaussures, attrapa des vêtements secs sur l'étendoir et se changea rapidement.
Elle observa quelque instants le cadran de la porte qui ramenait dans la maison. Ces lieux avaient été le théâtre de sa vie. Et parfois, tout, de son odeur à sa noirceur, devenait très lourd pour les épaules fluettes de Jimin. Elle s'y engouffra en essayant d'oublier son malaise.
Dans le silence abyssal, elle alla s'asseoir timidement sur le canapé, à l'emplacement de son père, bien droite, les yeux fixés sur l'écran noir et sans vie. Elle ne sut pas pourquoi elle avait le cœur battant. Peut-être était-ce qu'elle avait encore cette capacité à sentir le parfum de sa mère comme si elle revenait parfois, lorsqu'ils étaient absents. Elle ne savait pas si elle devait être terrorisée ou heureuse de ces hallucinations. Pourquoi revenait-elle toujours ? Pourquoi elle était toujours là ? C'est elle qui les avait abandonnés... Alors pourquoi ils la retenaient, comme ça ? Pourquoi ils l'aimaient encore si fort ?
Elle frissonna, fiévreuse. Elle s'allongea contre le cuir gelé et ferma les yeux. Elle voulait que cette odeur arrête de la terrorisait mais elle ne pouvait pas la laisser s'évanouir. Elle serra ses bras autour d'elle et écouta la pluie martelait dehors.
Elle fut réveillée par un juron alors que la porte d'entrée cogna dans un des nombreux sacs poubelles qu'ils oubliaient à répétitions de sortir. Elle papillonna des yeux. Il faisait visiblement jour dehors. Elle se redressa, surprise du vacarme venu troubler son sommeil :
- Non mais regardez-moi ça... Mais c'est quand même pas croyable !
Jimin soupira, reconnaissant la voix aigrie de sa grand-mère et se laissa retomber sur les coussins. Elle l'entendit pénétrer dans la pièce commune et aller de déceptions en déceptions, scandalisée par la saleté et le bordel. Elle faisait toujours le même cinéma. Et Jimin se sentait systématiquement attaquée et humiliée. Elle était sûre que la vieille le savait. Elle ferma les yeux et serra les dents :
- Jimin, pour l'amour de Dieu, mais où est ton père !? Et pourquoi diable tu dors dans ce canapé, jeune fille. Tu vas te faire des problèmes de dos à la longue ! Tu as un lit, c'est pour qu'il serve.
Il y avait trop de mots pour que Jimin y prête attention. De toute manière, c'était loin d'être fini :
- Quand même, toutes ces poubelles dans l'entrée... Mais c'est pas possible, de vivre dans une telle porcherie. Et l'odeur ! Franchement, Jim, tu pourrais faire un effort, si ton père oublie ! Je sais que ce n'était pas facile mais là, tu es en vacances, tu as du temps. Moi, je ne comprends pas comment une jeune fille de ton âge puisse vivre dans cette saleté. C'est devenu irrespirable. Et les fringues de Yunhee sont encore dans cette foutue panière... Je le dis à chaque fois que je viens, qu'il faut monter tout ça au grenier, si vous ne voulez pas les donner... A chaque fois ! C'est de la névrose à ce niveau !
Impossible de faire semblant de dormir avec le monologue hystérique de la vieille. La mâchoire de Jimin était serrée à l'extrême, preuve qu'elle avait du mal à camoufler son agacement. C'était une mimique qu'elle partageait avec son père. Elle essaya de se distraire en caressant le chien, allongé au pied du meuble :
- Tu m'écoutes quand je te parle, jeune fille ?
Les yeux gris assassins se plantèrent dans ceux de la femme. Malgré son âge, elle était toujours bien plus dynamique que beaucoup de vieux que connaissait Jimin. L'aigreur conservait bien, il fallait croire. Sa grand-mère était une personne extrêmement droite, froide et sévère. Elle avait mené sa vie d'une poigne de fer et ne supportait qu'on déroge à sa loi. Autrement dit, Jim était la petite fille la plus problématique qu'elle possédait :
- Où est ton père ?
Jim reporta son attention sur le chien, jouant avec ses poils sales. La femme ne l'entendait pas de cette oreille et s'exclama :
- Tu sais quelle heure il est ?
- Quelle heure est-il ? Répliqua Jimin avec insolence
- Déjà onze heures, figure-toi !
Elle sous-entendait sans doute qu'elle attendait qu'à cette heure-ci, Jimin soit tirée à quatre épingles, que le linge sous la véranda soit soigneusement plié et la cuisine lavée :
- Alors il est très probablement encore aux putes, lâcha Jim sans émotion.
Il y eut un petit silence avant que la femme ne hurle :
- On ne parle pas comme ça, jeune fille !
Jim ne dit rien. Quel mot n'aurait pas choqué ce crapaud de bénitier ? Elle caressait obstinément l'animal, le visage complétement hostile au dialogue. Elle espérait décourager la vieille de trop l'ouvrir. La femme soupira, les poings sur les hanches :
- Je sors les poubelles, nourris le chien, fais la vaisselle et on y va. J'ai besoin de ton aide pour l'évènement de cette après-midi. Tu te doucheras à la maison. Enfile tes chaussures.
Elle ne laissa pas à l'adolescente l'opportunité de rétorquer et repartit à la tâche. Les doigts de la blonde restèrent en suspens quelques secondes dans les poils du chien alors qu'elle fixait le sol. Elle entendit les bruits de la vaisselle qui s'agitait et ça la fit trembler de rage, pour une raison inconnue. Elle avait l'impression que tout ceci était injuste et elle aurait eu envie de pleurer de frustration. C'était comme si ces mains puissantes qui remuaient la mousse saccageait le sanctuaire que son père – et elle, par extension – avaient cherché à construire tout autour de leur traumatisme. Peut-être que ça leur faisait peur, le constat du temps qui avait suivi son cours sans eux. Finalement, elle se leva, incapable de subir plus longtemps cette offense et enfila ses chaussures. Elle sortit par la véranda et respira profondément pour calmer sa colère.
La voiture était garée dans la cour de ferme. Jim attendait, assise sur le banc en pierre accoudé à l'imposante longère, déchiquetant hargneusement les toasts de sa grand-mère entre ses doigts avant de les balancer aux chiens. Elle lui avait fait enfiler de force cette affreuse jupe à froufrou mal taillée et ce t-shirt à manches longues. Dans la salle de bain, Jim avait essayé d'arranger le tout pour ne pas ressembler à un épouvantail en retroussant la jupe à la taille. C'était Soyeon qui lui avait appris la technique. Ca avait été leur routine tous les matins, une fois le portail de l'établissement scolaire et le regard sévère du CPE franchis : elles se rendaient dans les toilettes pour raccourcir leurs jupes d'uniforme et se maquiller, tout en bavardant. Et comme toutes les fois où sa grand-mère était venue la chercher à la sortie des classes, la vieille s'était ruée sur elle dès lors que Jimin avait posé un pied hors de la salle de bain pour tirer fermement sur les pans du vêtement, scandalisée. C'était presque devenu un rituel entre elles et Jim ne ratait jamais une occasion de la choquer. Elle se demandait toujours au bout de combien de fois sa grand-mère finirait par abandonner l'idée.
Finalement, la femme s'était écartée de quelque pas pour la regarder. Elle avait hoché la tête, satisfaite :
- Tu es ravissante.
- C'est affreux, avait maugréé Jim.
Sa grand-mère avait ignoré sa remarque, désignant avec autorité l'assiette de tartines qu'elle lui avait préparé.
Jim siffla quelques notes stridentes et un des petits fox terriers releva aussitôt la tête du repas pour la regarder. Il se mit à sautiller joyeusement avant d'accourir vers la jeune fille et caler son museau humide et terreur sur ses cuisses, les yeux implorant ses caresses. Elle rit et lui flatta la tête. Ici, on ne donnait pas de nom aux animaux. Ce n'était pas qu'il n'y avait pas de tendresse mais on ne concevait pas les bêtes ainsi. Mais peut-être était-ce dans un élan de solitude extrême que Jim avait eu la fantaisie de donner à Zozo un nom. Personne n'avait rien dit face à cette nouvelle pratique. Zozo avait à présent un nom et tout le monde s'était plié à la règle sans protester. Jimin était si triste, à l'époque où elle avait dû venir vivre à la ferme. Ils auraient accepté de nommer un par un tous les animaux de la ferme si cela avait pu la faire sourire. Quand la grand-mère était de bonne humeur, elle entamait la discussion en donnant des nouvelles de l'animal à Jim. Ce n'était pas que ça importait énormément à sa petite fille mais il y avait une sorte de sympathie partagée à l'évocation de ce souvenir. C'était la seule référence joyeuse qu'elles pouvaient partager de cette sombre époque.
Les premiers vrais souvenirs de la ferme de Jim coïncidaient principalement à l'époque où sa mère était partie. Elle y était sans doute déjà venue, bébé, dans les bras de ses parents pour faire connaissance avec la famille mais mise à part les quelques photos d'elle dans les bras de son grand-père, elle ne se rappelait pas de moments marquants. De cette époque, elle avait conservé une photo d'elle, minuscule, sans doute encore vacillante sur ses petites jambes et de sa mère qui la tenait par la main, dans sa longue robe noire. Elles s'éloignaient toutes les deux en direction du champ de l'âne, de dos au photographe. Elle avait toujours aimé cette photographie. Elle avait l'impression qu'un grand calme s'en dégageait. Et le calme était quelque chose qui avait toujours manqué à l'enfance de Jimin. Elle aimait ce dire que cet instant avait été calme et heureux.
Et puis, après... Après le départ de sa mère, elle y avait fait plusieurs courts séjours. Jim avait toujours aimé les animaux et le potager. La ferme était pour elle un endroit de grande fascination. Elle y avait connu une liberté nouvelle où elle pouvait rester seule à observer avec des yeux écarquillés les fourmis, les poules, les porcs. Lorsque ces cousins venaient, la petite fille fronçait les yeux de mécontentement. La grand-mère lui accordait bien qu'ils étaient de caractères diamétralement opposés. Si Jim pouvait passer des heures, accroupie dans l'étable, à essayer d'apprivoiser un veau farouche, elle revoyait sans peine « ses garçons » revenir fanfaronnant avec une souris qu'ils avaient chassé et décapité au couteau dans la paille des clapiers. La grand-mère était inquiète de constater cette sensibilité chez Jim. Elle ressemblait trop à Haechan gamin. Sensible. La tête et la bouche toujours pleines de questions, sur tout. Dans d'autres sphères, c'était sans doute un atout. Mais pas ici. Ici, c'était une malédiction.
Contrairement à ce qu'on pouvait penser, Jim et sa grand-mère ne se détestaient pas. La vie les avait montées l'une contre l'autre, c'était tout. Mais ça aurait été mentir que de dire que la femme n'avait pas souffert d'être privée de sa petite-fille à sa naissance. Et malheureusement, les circonstances de leur rapprochement avaient été d'une telle violence, l'une pour l'autre, que leur relation n'avait jamais eu le temps de se former sur de bonnes bases. Son regard, quand il se posait sur l'enfant, ne pouvait être que sombre et triste. Elle savait que Jim comprenait tout ce qu'il y avait dans ce regard. Mais c'était inévitable. Elle avait peur pour Jimin depuis que l'enfant était venue au monde. Elle savait que Jimin lui en voulait de poser un regard si lourd sur elle, qui n'avait rien demandé. Mais elle ne pouvait apaiser son cœur, la condamnant à une vie de folie et de désespoir. Jimin ressemblait bien trop à Haechan pour pouvoir prétendre au bonheur :
- Jimin ! Viens m'aider à charger la voiture s'il te plaît !
L'adolescente tenta en vain de repousser Zozo, somnolant sur ses cuisses, grognant de protestation. Elle fut ravie du caprice et se pencha en avant pour poser son front contre le sien et lui murmurer quelques mots tendres. Elle finit par réussir à s'extirper à regret de la séance de câlins. Elle jeta la dernière tartine à la horde de chiens et se retourna pour pénétrer dans la maison. Elle tomba nez à nez sur sa grand-mère, les sourcils froncés de voir son petit déjeuner ainsi cruellement balancer à l'appétit des chiens mais elle ne dit rien. Jim haussa les épaules, un peu honteuse d'avoir été prise sur les faits. Finalement, elles portèrent en silence les cageots de victuailles dans le pick-up. Avant que Jimin ne puisse se hisser dans le véhicule, sa grand-mère l'attrapa fermement par le bras et se mit à épousseter sa jupe. Sa poigne était douloureuse sur le bras grêle de la jeune fille et laissa une marque rouge sur sa peau fragile. Elles ne s'adressèrent pas un mot sur la route jusqu'à la salle des fêtes.
Jim délivra le dernier cageot de nourriture et retourna à la voiture pour la verrouiller. Sa tête tournait légèrement et elle s'appuya contre la carrosserie brûlante quelques instants, se maudissant silencieusement de n'avoir pas avaler ce foutu petit-déjeuner. Elle n'avait rien avalé depuis hier et sa gorge était sèche au point d'en être douloureux. Il arrivait souvent à Jimin d'oublier de se nourrir. Elle n'avait pas été élevée avec l'habitude rituelle des trois repas par jour. Elle ne l'aurait jamais avoué à sa grand-mère – qui en serait devenue folle – mais, depuis toute petite, son père et elle sautaient souvent les repas, par négligence. Même lorsqu'elle avait atteint un âge suffisant pour cuisiner sa propre nourriture, elle ne le faisait pas. Tout simplement car ce n'était pas familier pour elle. La cantine avait longtemps été l'assurance qu'elle avale quelque chose de consistent et d'équilibré. Elle ne comprenait les enfants qui boudaient des plats chauds et réguliers, elle, elle dévorait tout.
Elle transpirait à grosses gouttes. Elle ferma les yeux alors que sa vision était trouble et respira plus profondément dans l'espoir de reprendre des forces. Son esprit était obnubilé par la soirée d'hier et elle ne savait pas si c'était parce qu'elle était réellement intriguée par la brune ou si elle avait juste besoin de se distraire en se raconter des histoires. Elle réprima un sourire euphorique. Elle ressentait toujours une sorte de grande joie quand elle se souvenait d'elles à la soirée de Soyeon, traversant la foule, épaule contre épaule. Elle avouait ne pas saisir entièrement pourquoi. Elle se demandait si Koo aussi avait ressenti sa force se décuplait, à cet instant. Si elle aussi, elle avait eu moins peur et s'était sentie moins seule, tout à coup.
Les pneus d'une voiture crissèrent sur le dos d'âne qui marquait l'entrée du parking. L'adolescente releva les yeux instinctivement et aperçut la grosse voiture des Min passer dans l'allée. Son cœur bondit dans sa poitrine et dans un mouvement incontrôlable, elle déverrouilla le pick-up et grimpa à l'intérieur. Elle observa la voiture manœuvrer dans le rétroviseur et se garer dans un angle mort. Le moteur se coupa et des voix féminines résonnèrent doucement avant de s'éloigner vers la salle des fêtes. Elle attendit un petit moment, le temps de remettre ses idées en place. Elle ne savait pas vraiment si elle ressentait de l'appréhension ou de l'excitation à l'idée que Yoon et Koo soient présentes à cette stupide réunion. Elle ne chercha pas à savoir ce qu'elle ressentait. Elle se pencha vers le rétroviseur pour vérifier son reflet. Elle se pinça les joues et se mordilla les lèvres par réflexe. Elle baissa les yeux vers la jupe avec un instant d'hésitation.
La première chose qu'elle remarqua en pénétrant dans la grande salle fut le regard courroucé de sa grand-mère sur la jupe qui avait été de nouveau raccourcie. Mais cela fut bien vite oublier quand Jim constata que Yoon était venue seule avec sa mère. Elle s'assit sur la dernière rangée, tout à gauche de la salle, de mauvaise humeur, le plus loin possible du stand de boissons où servait sa grand-mère. Le curé, qui était à la tête de l'association caritative, l'aperçut et fut pris d'un sourire amusé en voyant son air colérique si caractéristique. Elle n'avait pas changé, depuis qu'elle était petite. Il s'excusa auprès des dames avec qui il discutait et vient rapidement s'asseoir à ses côtés. Elle resta de marbre, les bras croisés sur sa poitrine, l'air renfrogné :
- Bonjour, Jim. Comment vas-tu ? Ca faisait longtemps que je ne t'avais pas vu, dis-moi.
- On va dire que ça va, lâcha-t-elle.
Elle avait croisé ses jambes et son pied s'agitait nerveusement dans l'air. Même elle ne cernait pas vraiment la raison de telles émotions :
- Je vois, releva l'homme d'Eglise en souriant, le regard au loin. Ca me fait plaisir que tu sois venue aujourd'hui. Dis-moi, comment va ton papa ?
L'évocation de son père ne fit qu'augmenter sa nervosité. Elle marqua une pause. Elle ne l'avait pas vu depuis qu'ils s'étaient quittés en fin d'après-midi, la veille. Elle supposait qu'il était allé voir Maddy mais elle n'en savait rien. Il n'avait rien dit à ce sujet. Elle se demanda s'il lui en avait voulu de l'avoir laissé seul la veille au soir. Elle détestait ça mais une pointe de culpabilité s'ajouta à son inquiétude habituelle à son sujet :
- Je ne sais pas. Il est chez Maddy, je pense.
Le religieux hocha la tête et tenta de la rassurer, comprenant silencieusement la détresse dans sa voix :
- S'il est avec Maddy, alors tout va bien.
Jim se détendit à ses mots. Elle appréciait le curé aussi parce qu'il était la seule personne qui appréciait Maddy et en parlait avec amitié, au village. Jim savait que Maddy croyait beaucoup en Dieu mais les fidèles refusaient qu'elle vienne prier avec eux. Elle fréquentait l'église quand personne ne la voyait et elle avait un énorme respect pour l'homme d'Eglise qui l'accueillait comme n'importe quel autre fidèle. Ca rendait un peu Jimin triste, la façon dont elle s'émerveillait des gens qui la traitait comme un être humain normal. Mais elle comprenait aussi la reconnaissance qu'elle ressentait. Oui, Jimin ne pouvait que la comprendre :
- Tu es inquiète pour lui ?
Pour lui. Pour elle. Pour tout. Elle préférait ne pas répondre. Elle avait bien trop peur de fondre en larmes :
- Si vous vous attendez à ce que je me confesse aujourd'hui, c'est pas au programme.
- Je prends juste de tes nouvelles, répondit-il avec sa tranquillité infaillible.
Elle savait qu'il disait la vérité. Mais le regard brûlant de sa grand-mère sur eux la forçait à monter dans la résistance :
- Oui, oui, c'est ça... Je vous connais.
Il ne dit rien :
- J'avais l'impression que tu étais contrariée. Je voulais m'assurer que tout allait bien.
- Oh, je le suis, répondit-elle du tac au tac.
Elle n'avait plus tellement de retenue. Elle se rendit compte qu'elle était vraiment énervée à l'idée que Koo ne soit pas là. C'était absurde. Elles ne se connaissaient pas plus que ça. Mais Jim plaçait une sorte d'espoir étrange dans cette fille. Était-ce la façon dont la brune avait de s'adresser à elle avec beaucoup de douceur ? Elle n'aurait su le dire :
- Qu'est-ce qui te contrarie tant ?
- La personne que je voulais voir ici n'est pas venue, déclara-t-elle abruptement.
Elle sentit aussitôt ses joues brûlées et se demanda si la phrase ne pouvait pas prêter à confusion. Elle voulut bredouiller quelques explications mais l'homme fut interpellé par une femme qui lui tendait un micro, devant l'estrade, signe qu'ils allaient commencer. Il s'excusa auprès de la jeune fille avec beaucoup de malice :
- J'espère que cette délicieuse réunion de rapport d'activités va réussir à te faire oublier l'absence de cette personne si spéciale à ton cœur, Jimin. Va piquer une part de gâteau au chocolat, tu vas voir, il est sublime. Ça ira tout de suite mieux.
Jimin râla, désespérée et le curé s'éloigna, amusé. Elle fixa les feuillages verdoyants par la fenêtre pendant une dizaine de minutes, bien décidée à ignorer le discours enjoué du curé. Cet homme était d'une bonne humeur exécrable aux yeux de Jim. Agacée, elle finit par se lever et alla se servir au stand de nourriture, abandonné par les bénévoles. Elle était occupée à découper un gâteau quand une présence fit son apparition à ses côtés :
- Salut, Jim, lâcha la Présidente des élèves.
Jimin reprit sa manœuvre au couteau, répondant du bout des lèvres :
- Salut.
Yoon ne se servait pas. Elle fixait simplement sa camarade, dans sa jolie robe, les bras croisés sur sa poitrine et Jim eut la désagréable impression de revoir son professeur principal quand elle avait été convoquée au bureau pour discuter de la nullité de ses résultats en mathématiques:
- Ca te dit qu'on aille discuter ailleurs ?
Visiblement, ni l'une ni l'autre n'avait que faire de la préparation de la fête du village. Jim savait que Yoon avait quelque chose derrière la tête. Peut-être même qu'elle savait exactement ce pourquoi elle était venue la trouver. Bien qu'elle n'ait pas envie d'avoir cette discussion, elle acquiesça, enfournant la dernière bouchée de gâteau dans sa bouche et elles sortirent.
Yoon alla s'asseoir à l'ombre sur le petit muret de pierres mousseux. Jim, bien trop nerveuse, resta plantée devant elle. Elles observèrent dans un court silence où Jim faisait tout pour fuir son regard, mal à l'aise. Yoon la scrutait sans détour, en revanche. Elle finit par parler :
- Monsieur Choi m'a contacté.
Jim croisa son regard une fraction de seconde avant de fixer de nouveau le rosier dépérissant. Elle tendit la main vers un bouton aux pétales desséchés qu'elle arracha :
- Tu ne t'es pas réinscrite pour l'année prochaine.
Jim hésita sur la posture à adopter. Elle avait refusé de trop y réfléchir mais Yoon venait de poser des mots clairs sur une peur abyssale qu'elle avait cadenassé en elle. La présidente soupira :
- Jimin, qu'est-ce que tu comptes faire ?
La petite blonde arracha une autre fleur fanée avant de regarder sa camarade dans les yeux. Mais sa bouche était close et ses lèvres tremblaient de manière imperceptible. Mais bordel, elle était censée faire quoi ? Yoon pointa la salle des fêtes du menton avant de demander :
- Ta famille est au courant ?
Jim ne pouvait toujours rien répondre. Elle avait honte de mentionner qu'aucun de ses deux parents n'avaient songé à lui demander si elle avait eu ses résultats. Personne ne lui avait demandé non plus ce qu'elle voulait faire. Son père avait toujours évité la question quand elle venait, prétextant qu'elle avait déjà tout ce dont elle avait besoin ici. Elle imaginait qu'il comptait la faire travailler avec lui à la scierie comme il plaisantait souvent de faire. Quant à sa mère... Jim conservait encore l'espoir qu'elle finirait par téléphoner au cours de l'été.
Yoon la regarda, embêtée. Elle se gratta le bras, l'air de réfléchir puis chuchota, comme s'il ne fallait pas qu'on les entende :
- Ecoute, je sais que c'est difficile mais... Je te jure qu'on peut trouver des solutions. Réfléchis à ce que tu veux faire et viens me trouver, d'accord ? C'est important. On va t'aider, Jim.
Jim était terriblement mal à l'aise mais elle reconnaissait bien là la Présidente. Dans sa scolarité, peu de gens lui était venu en aide, si ce n'était Yoongi. La brune avait toujours respecté le besoin de solitude de la blonde mais elle avait toujours eu des petites attentions protectrices envers elle. Jim ne savait trop comment mais elle apparaissait toujours dans les moments où ça avait été dur à la maison. Yoon était probablement très bien renseignée. Ou alors lisait-elle excessivement bien la blonde. Elle n'aurait su le dire.
Bien qu'elle n'en donne pas l'impression, Jim appréciait et respectait beaucoup Yoon. Quand le harcèlement avait commencé, Jim avait été moquée dans le bus scolaire qui faisait la liaison entre Binmin-li et Daebak. Aussitôt, Yoon était venue s'asseoir deux rangées derrière elle et les remarques avaient cessé de pleuvoir.
C'est pourquoi, si habituellement elle aurait envoyé balader méchamment ces paroles, elle finit par hocher la tête, signe que le message était reçu. Elles s'observèrent un moment et Yoon lui sourit, essayant de détendre l'atmosphère. Elle ne chercha pas longtemps quoi dire pour changer de sujet :
- Je crois que tu intrigues beaucoup Koo.
Jim crut s'étouffer sous le coup de la surprise :
- Hein ?
Yoon eut du mal à réprimer un rire en la voyant se liquéfier, totalement désemparée. Elle se leva, satisfaite du trouble qu'elle venait de semer en elle et lui tapota l'épaule au passage alors qu'elle repartait vers la salle des fêtes. Jimin resta un instant plantée devant le muret, les joues en feu. Elle... - quoi ?
Chapter 11: Chapitre 11
Summary:
"La douleur était un excellent maître, selon lui. Qu'elle chiale un peu, ça lui remettrait les idées en place. Il la connaissait, elle et sa fierté de merde."
Chapter Text
Koo serra l'élastique autour de sa natte d'un geste sec avant de s'observer dans la psyché de la chambre d'amis. Elle souffla profondément pour essayer de se détendre. Aujourd'hui, elle retournait à Daebak, chez ses parents. Elle était impatiente bien qu'elle redoutait ce qui allait suivre. Ça promettait d'être une journée lourde en émotions
Finalement, elle entendit de l'agitation au rez-de-chaussée, des exclamations qui signaient l'arrivée de sa mère dans la maison. Ça faisait quelques jours que la famille ne s'était pas réunie et bien que les circonstances n'étaient pas des plus joyeuses, elle avait hâte de serrer ses parents dans ses bras. Finalement, elle vivait mal le fait d'avoir été isolée chez sa tante. Elle comprenait que ces parents n'auraient pas le temps de s'occuper d'elle et qu'ils ne voulaient pas se rajouter une pression supplémentaire mais vivre cette situation à distance et seule n'avait rien d'évident pour l'adolescente :
- Koo ? Cria-t-on dans les escaliers
- J'arrive !
Dans la voiture qui les conduisait vers Daebak, il y avait une certaine tension dans l'air. La mère de Koo qui était au volant sentait que sa fille était blessée. Habituellement, Koo était une enfant très facile à vivre. Elle et ses parents avaient une excellente relation que beaucoup de familles leur enviaient. Il régnait une grande confiance entre eux. Koo avait toujours été calme, stable et responsable et généralement, elle était celle dont la présence aux soirées rassurait les adultes car elle tempérait beaucoup les excès de l'adolescence. Ce n'était pas le genre à avoir envie de dépasser les limites du raisonnable car elle n'en avait jamais éprouvé l'intérêt. Elle respectait les règles imposées par ses parents car ils lui donnaient une liberté de choix importante. Bien qu'ils l'aient poussé dans les études et qu'elle se sentait parfois obligée d'y être performante, elle avait trouvé un équilibre avec le sport.
Pourtant, Koo était tendue. Bien qu'elle ait longuement serrer sa mère contre elle en la voyant ce matin, elles semblaient à présent tendues toutes les deux. Koo s'en voulait d'être aussi à fleur de peau mais elle ne contrôlait pas bien son état. Toutes les émotions qu'elle essayait de refouler depuis des semaines semblaient ressurgir mais elle ne voulait montrer à quel point la situation l'affectait réellement :
- Ca se passe bien avec Yoon ?
- Oui, oui. Répondit-elle évasive.
Elle se tourna vers la fenêtre, le regard fuyant :
- Alors qu'est-ce que vous faites, avec tata ? Vous faites de la randonnée ? Vous êtes allées vous baigner ?
- Oui, coupa court l'adolescente, ne souhaitant visiblement pas parler.
- C'est mignon Binmin-li, fit remarquer sa mère.
Koo leva les yeux au ciel. Elle n'attendait pas ce genre de réflexions creuses après tout ce temps loin l'une de l'autre. Il y eut un long silence avant que sa mère ne relance :
- Alors, comment vous avez célébré les résultats du bac ?
Koo ne sut pas pourquoi mais ses yeux se remplirent de larmes à cette phrase. Elle-même en était la première surprise. Elle prit conscience que toute cette situation la remuait plus qu'elle ne le pensait. Mais elle aurait aimé qu'ils soient tous ensemble, à la maison, avec mamie, pour découvrir les résultats. Ils auraient dressé une belle table d'apéro dans le salon et auraient écouté de la musique en bavardant. Elle se serait assise sur le tapis moelleux, à côté du fauteuil de sa grand-mère pour jouer avec le chat ou poser sa tête sur la cuisse de sa mamie comme elle le faisait depuis toute petite. Son père lui aurait trouvé les surnoms les plus ridicules et dégoulinants qui passaient par son esprit juste pour la faire râler avant de ressortir ses albums photos et commenter pour la centième fois avec amour toute la vie de sa merveilleuse petite fille. Koo et son père entretenait une complicité privilégiée. Ils passaient énormément de temps tous les deux. Ils avaient des rituels depuis qu'elle était petite. Les matins, il préparait deux grands bols de thé noir et ils s'asseyaient sur le perron de leur maison pour le boire, levés avant le reste de la maisonnée. Ils parlaient quand Koo avait besoin de son conseil mais ils pouvaient aussi restés muets, profitant de la vue modeste de leur petit jardin où était garé la voiture et de la haie.
Dès qu'ils le pouvaient ils disaient qu'ils partaient « à l'aventure ». Ils prenaient la voiture et puis, ils s'arrêtaient sur un sentier de randonnée qu'ils ne connaissaient pas. Souvent ils se perdaient et ne rentraient qu'en fin de journée, bien crottés et souvent rincés. Son papa n'était pas comme les autres papas. C'était un homme d'une grande joie de vivre qui semblait s'amuser de son quotidien. Et c'était un des plus beaux enseignements qu'il avait essayé de transmettre à sa fille. La maison était toujours pleine de vie avec lui. Il s'émerveillait de peu, comme un enfant et parfois, quand sa fille rentrait de l'école et qu'il ne travaillait pas, il dévalait les escaliers pour lui partager son enthousiasme à propos d'une de ses trouvailles. Il était artisan de métier et bricolait toujours quelque chose dans son atelier.
En fait, peut-être que tous ces détails de vie comptaient vraiment beaucoup aux yeux de Koo, cette année tout particulièrement puisque sa vie était sur le point de changer de façon irréversible : sa grand-mère - qui l'avait élevé comme un parent - qui n'allait pas bien du tout et elle partait loin faire ses études à la fin de l'été... La façon dont elle avait l'impression qu'elle devait dire au revoir à l'enfance, avec tout ce que ça sous-entendait, c'était terrifiant quelque part.
Sa mère sentit le trouble de sa fille et posa sa main sur la sienne, reposée contre sa cuisse. Elles ne dirent plus rien. Elles avaient toutes les deux la gorge nouée.
Et la journée fut éprouvante. Elles passèrent une bonne partie de la matinée et de l'après-midi à l'hôpital. En début de soirée, son père les rejoignit pour souhaiter une bonne nuit à la vieille femme. Ils rentrèrent à la maison pour dîner, chacun dans un mutisme sombre et malheureux. C'était difficile pour Koo de constater tous les changements, la confusion dans ses beaux yeux, ses répétitions et à présent le fauteuil vide dans le salon. Et ses deux parents semblaient très éprouvés aussi. Après le repas, sa mère s'excusa qu'elle devait finir du travail laissant sa fille et son mari autour de la table. Koo leva des yeux interrogatifs sur son père. Il la regardait déjà. Il prit son verre de vin et murmura avec la tranquillité qu'il avait toujours eu :
- Chacun gère comme il peut.
Il lui sourit avec un petit clin d'œil malicieux dont il avait le secret et qui avait don d'attendrir sa fille à chaque fois. Elle l'aida à ramasser la vaisselle et s'accouda au plan de travail alors qu'il se mit à faire la vaisselle :
- Et toi ? Tu gères comment ?
Son père prit le temps de la réflexion, frottant les assiettes :
- Ces derniers jours, je me focalise sur la joie d'avoir une famille si aimante. J'ai regardé les photos de ma vie, les travaux de la maison, la naissance de ma fille magnifique... C'est... C'est beaucoup d'années de joie, tu sais.
Sa voix se brisa légèrement d'émotions et l'émotion voyagea entre le père et sa fille en une fraction de seconde. Ils se serrèrent dans les bras, Koo laissant enfin couler ses larmes qu'elle retenait. Son père posa ses grandes mains savonneuses dans les dos de son sweatshirt et ils se bercèrent dans les bras l'un de l'autre.
La nuit suivante, elle dormit mal. Elle ne cessait de faire le même rêve. Elle était dans une forêt épaisse, pareille à celles de Binmin-li. La nuit tombait, le ciel palissait et le noir terrifiant s'entortillait autour des troncs comme une maladie. Elle sentait en elle un danger réel qui la poussait à presser le pas, slalomant entre les arbres pour rentrer au village. Elle se réveillait en sursaut, comme sur le point d'être abattue par la poigne de la nuit qui la poursuivait. Finalement, elle fut soulagée de voir le soleil se lever et épuisée, elle tressa sa natte, les cheveux encore humides de ses angoisses nocturnes. Elle ne s'était jamais vue ainsi.
Dimanche en fin d'après-midi, sa mère la reconduisit à Binmin-li. Elles firent un stop à la station-service à l'entrée du village pour que sa mère fasse le plein. Le pompiste était le fils d'un ami d'enfance et ils se mirent à discuter longuement. Morte de chaleur, Koo fit signe à sa mère qu'elle allait faire un tour et se dirigea vers la boutique dans l'optique de s'acheter une glace. En effet, le commerce donnait accès à un café attenant qui était devenu le refuge des retraités qui trouvaient autour d'un verre les vestiges d'une vie sociale. Elle traversa le rideau de grosses bandelettes de plastique coloré censé dissuader les mouches et pénétra dans la pièce poussiéreuse. Un petit groupe discutait avec animation au bar tandis qu'une seule des tables était occupée par un couple silencieux. C'était le genre d'endroit où les habitués regardaient avec méfiance les nouveaux arrivants et elle sentit aussitôt un petit malaise flotter autour d'elle. Elle décida de l'ignorer et les conversations reprirent alors qu'elle se dirigeait vers un petit congélateur qui faisait en bruit infernal qui couvrait presque le son de la télévision. Au-dessus du bar trônait un énorme crucifix et des couronnes d'herbes séchées qui semblaient appartenir à quelques croyances locales :
- J'vous assure que je ne rêve pas ! Aussi silencieux et rapide qu'une bête sauvage !
Koo releva la tête, comme interpellée par la discussion. Un petit homme, de dos, d'une maigreur inquiétante et à la silhouette difforme s'agitait avec l'excitation d'un enfant de 10 ans devant un petit auditoire d'hommes grassouillets aux rictus moqueurs. L'énervement du vieillard semblait énormément les amuser :
- Aller, le vieux, c'est pas la première fois que tu vois trouble, quand même ?
- Je n'ai rouvert les yeux que le lendemain ! Que le lendemain ! Avec une bosse, là où j'ai été touché et un mal de crâne terrible, continuait-il en ouvrant les quelques mèches blanches qui restaient sur le tour de son crâne veineux pour exhiber sa blessure.
Effectivement, Koo pouvait apercevoir la trace d'une plaie bénigne surmontée d'un amas de sang séché au milieu d'une bosse imposante. L'impact avait été violent à tous les coups mais cela ne sembla que renforcer l'hilarité des autres :
- Pas besoin des esprits de la forêt pour ça tu sais. Un coup dans le nez et je me suis déboîté l'épaule l'année dernière... Aucun souvenir de ce que j'ai bien pu faire pourtant !
- Et puis qu'est-ce que tu allais faire dans les bois à cette heure tardive ?
- Ça fait bien 40 ans que je fais mon tour toutes les nuits ! Mes douleurs m'empêchent de dormir, tu verras à mon âge !
- Il n'y a pas que les balades nocturnes qui te détendent papi, avoue, rajouta un jeune qui avait été silencieux jusqu'ici.
Un klaxon retentit depuis le parking par-dessus les éclats de rire, faisant sursauter Koo qui s'empressa d'attraper la glace et de payer. Elle courut à la voiture et s'excusa auprès de sa mère pour l'attente. Sur la petite route de campagne, elles ouvrirent grand les vitres du véhicule pour laisser les bourrasques de vent chaud entrer. Koo ne put s'empêcher de toiser les arbres noirs qui jalonnaient la route, resongeant au sang noir sur le crâne du vieux. Elle essaya de ne pas songer à la boule qui s'était formée dans son ventre.
Jim remonta son short de rugby qui lui tombait des hanches avant de passer un long t-shirt au tissu détendu par le temps par-dessus son petit haut. L'avantage de ses bandeaux étaient leur facilité à être dissimulés. Elle s'assit sur le bord de la baignoire pour essuyer l'eau entre les doigts de pied avant d'enfiler ses sandales et de se relever. Elle balança la serviette par-dessus la paroi de la baignoire, qui prévenait l'eau d'inonder le carrelage et dont la transparence avait été troublée par l'usage et les dépôts de calcaire. Elle s'avança vers le lavabo en céramique et s'empara d'un gros savon gras qui fondait doucement au grès des jours, laissant des coulées brunâtres sur les rebords de la vasque fissurée. Elle fit mousser entre ses paumes avant de frotter énergiquement la peau de son visage. Les yeux fermés, dans la pénombre de son esprit, elle se souvint de ce mouvement. La façon dont elle avait griffé ses joues jusqu'au sang pour faire disparaître les dessins paillards. Elle se rappelait du rire de Soyeon. Elle se rappelait de son propre sourire, hésitant, incapable de comprendre si elle devait être heureuse ou humiliée alors qu'elle leur avait laissé son visage. Bien-sûr, elle avait trouvé étrange l'activité et elle avait accepté avec hésitation, par défaut. Soyeon était capricieuse mais c'était elle qui choisissait si Jim avait le droit de rester avec eux. Et Jim était facilement à sa merci. Elle l'admirait presque, au fond de sa souffrance trouble. Elle faisait ce qu'il fallait pour la satisfaire. Elle finissait par accepter mais elle avait toujours l'impression que lui dire 'oui' lui faisait mal. Pourtant, elle n'avait pas le choix. Elle dépendait d'elle. Quand la pointe du marqueur s'était enfin enfoncée dans la peau tendre de ses joues d'enfant et que tout le monde avait ri et bavardé tranquillement, Jim avait d'abord senti une sensation de soulagement. Comme si, elle avait passé l'épreuve et qu'elle était rassurée de constater que cette fois, ça se finissait bien et sans souffrance pour elle. Et puis, quand la sonnerie avait retenti, elle avait ouvert les yeux dans un monde où elle était encore celle qu'on avait utilisé comme objet d'amusement. Quand elle avait compris qu'ils la laissaient pour morte, sur ce banc de la cour de récré, balafrée et traverser seule le regard de tous les autres enfants sans savoir la nature des signes qui habillaient son visage... Mais c'était trop tard. Parce que Soyeon avait décidé qu'elle enverrait son clown triste dans la cage aux lions.
Elle se rappelait de l'eau sale, de l'eau noire qui tournoyait sans fin dans le lavabo des toilettes des filles comme son sang, comme ses larmes qu'elle retenait, comme la souffrance muette de devoir laver sa honte dans la peur et sans intimité, exposée au regard de ses camarades qui allaient et venaient. De supporter leur regard. Encore et toujours. Ce regard qu'on porte à celle qui subit l'exil. Ce regard d'incompréhension qui exile.
L'encre avait été si tenace qu'elle avait dû gratter sa peau avec ses ongles, arrachant quelques morceaux d'épiderme. Son visage en était devenu rouge et douloureux. La cour de récréation s'était vidée et elle s'était enfermée dans un cabinet pour pleurer, morte d'inquiétude quand elle avait entendu la maîtresse appeler son nom. Finalement, la femme finit par la retrouver et téléphona aux parents pour expliquer que la petite fille était malade et qu'il fallait venir la chercher.
Soyeon avait toujours jalousé la belle chevelure blonde de Jimin. Un jour, ce sentiment était devenu insupportable. Peut-être qu'elle n'en pouvait plus de désirer ses cheveux blonds qui courraient dans son dos à chacun de ses pas gracieux et que le vent ébouriffait si joliment. Alors qu'elles rangeaient leur affaire dans la salle de classe vide, elle avait attrapé ses ciseaux dans sa trousse. Dans une pulsion, elle avait traversé le mètre qui la séparait de sa camarade, attrapait une grosse mèche de cheveux dans son poing et l'avait coupé à quelques centimètres du crâne. Puis tremblante, elle avait posé les cheveux dans la main de Jimin en crachant : « Tiens. ». Puis elle avait regardé Jimin comprendre ce qui se passait, lever une main fragile à son visage, tâter le cuir chevelu mise à nu et s'effondrer. Elle avait raison de pleurer, elle était vraiment laide à présent.
Jim essuya son visage dans la serviette et leva les yeux sur son reflet. Jimin était factuellement belle. Mais tout sa vie, on s'était efforcé à lui ôter sa beauté. Sa beauté dérangeait. On n'avait pas besoin d'une fille belle. Personne n'avait besoin d'une fille belle : ni Soyeon qui la jalousait, ni son père qui la gardait entièrement pour lui, ni sa grand-mère qui avait peur du regard des hommes et de Dieu. Ni même Jimin qui ne comprenait pas le désir qu'elle suscitait.
Le jour où Soyeon lui avait coupé les cheveux, elle avait ressenti une honte terrible. Elle avait enroulé son écharpe autour de sa tête pour que personne ne puisse voir sa belle chevelure détruite dans le bus scolaire. Arrivée chez elle, elle s'était enfermée dans la salle de bain et c'est là que son corps avait exprimé les émotions qu'elle avait retenu jusqu'ici. La crise l'avait tordu en deux. C'était la première fois qu'elle vivait dans sa chair une telle expérience et elle crut qu'elle allait mourir. Elle tremblait tellement qu'elle ne pouvait pas rester debout et à chaque fois qu'elle apercevait son crâne chauve à l'endroit où Soyeon l'avait coupé, la crise reprenait. Elle aurait voulu que ça ne soit qu'un cauchemar. Elle ne pouvait pas accepter qu'elle lui ait fait ça, qu'elle ait eu cette pulsion de la détruire dans son estime d'elle, dans son identité. C'était son père qui l'avait retrouvé. Haechan était un père défaillant sur bien des aspects mais il aurait tué par amour pour sa fille. Ils étaient restés assis côte à côte sur le tapis de salle de bain à essayer de trouver une solution. Finalement, elle avait pris des ciseaux et avait fini le travail. Il l'avait aidé à égaliser, pour qu'elle se trouve jolie comme ça. Elle s'était observée dans le miroir et elle avait explosé en sanglots, terrifiée par l'emprise que Soyeon avait sur sa vie, par les droits qu'elle s'octroyait sur elle. Elle avait le pouvoir de la rendre misérable. Elle était méconnaissable. Dans un sens, elle l'avait détruite. Haechan détestait voir sa fille ainsi alors il prit les ciseaux et coupa ses propres cheveux. Quand Yunhee rentra et les aperçut tous les deux, blottis l'un contre l'autre dans le canapé devant un dessin animé, elle poussa un hurlement terrible et refusa de leur parler pendant plusieurs jours. Et quelque part, Jimin avait eu le cœur brisé de voir son père se réjouir de la peine que leurs cheveux coupés avaient causé à sa mère.
Elle rinça à l'eau clair ses joues et sortit de la salle de bain. Dimanche. Jim déteste le dimanche. Elle déteste le silence de sa maison, les dimanches. Elle a l'impression de les entendre, tous, toutes ces familles heureuses qui sortent la table de jardin sous le cerisier en bavardant sous le soleil, les couverts à salade qui cognent sur les parois de la vaisselle, les jurons lancés contre les guêpes, la fraîcheur des fruits de l'été et les discussions somnolentes de la digestion, autour de la tisane. Tous ces bruits qu'elle avait aussi connu, petite. Tous ces bruits la dérangeaient à présent, dans leur silence. Il est midi passé. Son père n'a pas donné de signe de vie, il doit décuver sur le canapé. Il croit qu'elle ne voit pas. Il croit qu'elle n'a pas compris qu'il a recommencé à consommer. Il essaie de lui cacher. Ça la rend triste de voir qu'il a encore peur de la décevoir. Jim est déjà déçue. Elle est déçue depuis des années.
Elle récupéra un sachet plastique dans sa chambre avant de dévaler les escaliers. Elle traversa le salon avec un air déterminé. Il questionna tout de même :
- Tu vas où ?
- Maddy va bien ? Répliqua aussitôt sa fille avec agressivité.
Il se tut immédiatement. Elle savait qu'il détestait aborder devant elle ce sujet. Elle ne comprenait pourtant pas pourquoi il avait si honte. Jim aimait cette femme bien plus que lui. Il aurait dû lui vouer de l'admiration car elle s'était parfois occupée de sa fille bien mieux que lui, à certains épisodes difficiles. Elle sortit et claqua la porte derrière elle.
Dehors, sous le soleil ardent, elle observa la ruelle déserte, son paquet sous le bras. Finalement, elle se mit à courir en direction de la mairie. Les toilettes publiques étaient vides. Elle retira rapidement le t-shirt qu'elle fourra en boule dans le sac plastique. Elle recourba rapidement ses cils avec son petit mascara et pendit ses fameuses créoles à ses oreilles avant de grimper sur les toilettes et de soulever – non sans mal - la dalle du faux plafond. Habituellement, Namjoon était là pour l'y aider. Il s'accoudait contre la porte, la fixant alors qu'elle se changeait et se maquillait. Avec le temps, il avait cessé de fixer son petit cul avec envie ou même de maugréer qu'il ne comprendrait jamais les femmes. Il s'était habitué à son petit rituel et il se contentait de tendre la main quand elle avait fini pour qu'elle lui donne le sac plastique, qu'il grimpe sur la cuvette, soulève la dalle et y flanque sa tenue dans la cachette. Beaucoup aurait donné sans doute pour regarder l'adolescente se dévêtir, surtout avec les rumeurs sulfureuses qui circulaient sur elle. Mais Namjoon et Jim étaient si habitués l'un à l'autre que ce genre de proximité ne les faisait plus frémir depuis longtemps. Un jour, alors qu'un ami de son père, travaillant pour la mairie, avait mentionné des travaux dans les parties communes, Namjoon, se souvenant de tout ce qu'ils avaient planqué là-haut, avait accouru jusqu'aux toilettes des femmes le soir même pour sauver toutes les babioles de Jim. Il n'avait pas réfléchi avant d'agir, ça lui avait semblé d'une logique imparable, depuis les années où il était complice de ce petit trafic.
Quelques heures plus tard, elle était allongée sur la carrosserie de la voiture d'un des potes de Namjoon, garée sous l'ombre d'un arbre. Elle transpirait, déshydratée et fixait la branche au-dessus d'elle, l'esprit vide. Elle ne pouvait s'empêcher de s'imaginer le gros gourdin de bois tomber tout à coup et la réduire en bouillie dans un bruit écœurant. Des fois, elle se demandait si ce n'était pas l'ennui de leur vie qui les rendait si stupides.
Le groupe de mecs bavardaient, une bière à la main tandis que deux autres se chamaillaient quelques mètres plus loin. Des amis de Namjoon, tous travaillant déjà et ayant globalement la même vie de merde. Jim traînait avec eux depuis le collège mais la fréquentation avait parfois été sporadique. Ils avaient plus ou moins tour à tour fantasmé sur Jim et entretenu des moments ambigus avec elle. Avant qu'elle ne soit la cible des moqueries de l'établissement scolaire de Daebak, Soyeon l'avait toujours entraîné dans un jeu de séduction avec les garçons. Elle s'y était prêtée à l'époque où elles étaient meilleures amies car ça avait été une grande source d'amusements et d'anecdotes qui avaient nourris leur amitié. Mais plus tard, le jeu était devenu un terrain d'humiliation que Soyeon avait détourné pour lui faire du mal.
Parmi les voix qu'elle percevait depuis la voiture, il y avait celle de Jason par exemple. Jim ne lui avait adressé que quelques mots de toute son existence. A vrai dire, elle le détestait. Elle détestait tout de lui et subissait sa présence en silence depuis des années. La haine à Binmin-li était monnaie courante et l'on cohabitait très fréquemment avec ce sentiment. En fait, elle ne l'avait jamais sucé. C'était faux. Archi faux. D'ailleurs, contrairement à ce qu'ils murmuraient tous dans son dos quand elle marchait dans les couloirs, Jimin n'avait jamais sucé personne. Mais le monde entier semblait persuadé du contraire. Ou, en tout cas, c'était plus drôle de venir la voir à l'école et lui dire qu'elle en avait encore un peu sur le coin des lèvres. La vérité, vous savez, finalement, avait peu d'importance. Surtout concernant Park Jimin.
En réalité, ça avait été une des dernières soirées où Jim avait accepté l'invitation de Soyeon. Elle se rappelait de cette nuit plus souvent qu'elle ne l'aurait aimé. En fait, tout partait d'un défi stupide mais l'angoisse que ça avait généré chez Jim lui revenait parfois et tout son corps se mettait à frissonner d'effroi. Soyeon les avait enfermés, elle et Jonghyun, dans la chambre de ses parents, prétextant que c'était leur gage pour avoir perdu un jeu. Elle avait refermé la porte sur eux en hurlant « Jonghyun, c'est ton jour de chance ! ». Jim et le garçon, alcoolisé, s'étaient alors regardés dans le blanc des yeux. Il fallait dire qu'il y avait de ça quelques semaines, Jonghyun lui avait volé un baiser et qu'il y avait des rumeurs selon lesquelles il était amoureux de la jeune fille, si tenté qu'un garçon comme lui puisse aimer une fille.
L'adolescent avait simplement baissé son pantalon, plein d'espoir, fixant la blonde comme si elle aurait dû savoir ce qui lui restait à faire avec son sexe. Jimin avait une sacrée réputation. Mais vous connaissez la nature des réputations : ça ne vous appartient pas. Et Jim était à des années lumières de tout ce que représentait ces jambes nues et poilues surmontées de ce boudin rougissant et vulgaire. Elle avait scruté un instant cette vue horrifique qu'on lui imposait et elle avait fondu en larmes. Embarrassé, l'adolescent s'était rhabillé précipitamment et avait cherché à la réconforter :
- C'est un malentendu, Jim, tout va bien.
Son corps avait réagi de lui-même et elle l'avait repoussé avec une violence surprenante. Elle ne supportait pas le contact avec un corps si monstrueux. Elle en avait des nausées, elle tremblait de la tête au pied. Ce n'était pas un malentendu et tout n'allait pas bien. Elle avait hurlé, secouant la poignée de porte avec rage viscérale, incapable de se contenir. Ils se moquèrent de son hystérie : « le gros bébé à sa maman ! ».
Quand Soyeon la libéra enfin de cette torture, sa meilleure amie l'observa avec rage et incompréhension. Silencieusement, elle avait cherché à comprendre comment Soyeon avait pu lui faire une chose pareille... N'avait-elle jamais vu qui était Jimin ? Comment avait-elle pu penser qu'elle vivrait bien une telle expérience ? Mais Soyeon avait simplement eu ce sourire. Ce sourire qui ne disait pas la joie mais qui disait la haine. Ce sourire qui lui demandait pourquoi Jim l'aimait encore. Elle ne voulait pas perdre la face devant les autres mais Jim savait qu'au fond d'elle, Soyeon se détestait. C'était trop. La blonde était partie sans se retourner. Elle ne lui avait pas couru après malgré le fait qu'elle avait parfaitement conscience que c'était dangereux de laisser Jim marcher sur les routes désertes de campagne avec sa mini-jupe et son petit t-shirt dans la nuit noire et glaciale. Soyeon la condamnait à vivre ces dangers et elle en avait pleinement conscience. Elle ne pouvait plus la supporter, Jimin et tout ce qu'elle représentait d'elle-même. Alors elle la laissait partir seule dans la nuit, malgré la légère douleur qui lui scindait l'estomac en deux.
Jim plissa les yeux et scruta les rayons de soleil dans les branchages agités par un doux zéphyr. Les garçons s'agitaient bruyamment, se poussant violemment en riant gras pour shooter dans une cannette vide. Namjoon s'était extirpé du jeu, épuisé par la chaleur, et avait rejoint les trois autres garçons pour fumer et boire. Il observait Jimin du coin de l'œil. Elle avait levé une main fragile vers le ciel, les doigts lâches, renfermés sur eux-mêmes :
- Quelle salope. Elle m'a chauffé toute la soirée...
Il but quelques gorgés, ne la lâchant pas des yeux. C'était son visage qui l'alarmait le plus. Pour la majorité des êtres humains sur cette Terre, Jim avait toujours l'air en colère, les sourcils obstinément froncés. Mais Namjoon la connaissait bien. Elle avait peur :
- Elle m'a demandé de la baiser dans la salle de bain, mon gars.
Contrairement aux super-héros des films, la vie mouvementée de Jim ne l'a pas endurcit. Ça n'endurcit pas. Cette narration relève du fantasme. Namjoon le sait. Jim n'a pas moins peur que les autres. Ils sont morts de peur, comme n'importe qui. Jim n'encaisse pas. Elle est blessée à chaque fois. Elle hurle, elle pleure, elle est fragile. C'est difficile à accepter pour ceux qui ne vivent pas ce genre d'existence mais ils ont mal à chaque fois :
- Non, je te jure j'étais choqué !
Les doigts de Jim retombèrent. Namjoon avait l'impression qu'ils tremblaient. Jonghyun et les autres pouffèrent. C'est tellement injuste. Elle s'assit. Son cœur battait si fort que son sein tremblait.
- Les meufs comme ça, tu peux pas les respecter.
Son regard souligné de khôl noir rencontra celui de Namjoon quelques secondes, comme pour le prévenir, avant qu'elle ne saute sur ses pieds :
- Tu devrais te la fermer.
C'était Jimin qui avait parlé. Elle regarda le jeune homme dans les yeux. Namjoon remarqua ses poings qui tremblaient si forts le long de son corps. Le garçon se sentit visiblement blessé dans son égo car il se moqua d'elle :
- Y a quoi ?
Au moment où le coup partit, Namjoon eut cette sensation qu'il s'y attendait. Elle l'avait poussé violemment contre la voiture et même elle avait sursauté du bruit de l'impact. Oui, Namjoon avait oublié de le préciser mais l'impulsivité faisait partie des défauts de Jim. Elle ne réfléchit pas avant d'agir et s'était mise plusieurs fois dans des situations délicates. En gros, elle ne savait pas fermer sa gueule quand il le fallait, si Nam avait dû résumer la chose. Il soupira intérieurement. Jonghyun eut le souffle coupé et le mec qui racontait son histoire se jeta sur elle en hurlant :
- Mais t'es malade, pauvre conne !
Elle recula mais elle ne baissa pas les yeux. Elle le défiait, pas par courage mais parce qu'elle était terrifiée et que c'était la seule chose qu'elle pouvait faire à présent. Il leva le bras et si personne n'avait été là pour l'arrêter, il l'aurait tabassé, elle le savait. Il chopa le tissu de son haut pour la tirer vers lui, elle se débattit, prête à rendre les coups avant que les autres n'interviennent. Il l'attrapa par la taille et enfonça son genou d'un coup sec dans son ventre. Le souffle coupé, elle tituba, pliée en deux, avant que les garçons s'interposent et stoppent les coups. Elle hoquetait, crachant un peu. Ça hurlait des horreurs, l'abruti en lui semblait révolté :
- Elle va pas se calmer celle-là avec sa bouche de suceuse !?
Elle aussi, elle lui criait qu'elle allait le buter, l'égorger comme un porc. Les garçons ne comprirent pas d'où venait cette rage. Ils ne peuvent pas comprendre. Tout est si simple de leur côté. Ils se disent qu'elle est juste hystérique. Ça la rendit plus hargneuse encore, elle se débâtit dans les bras de Namjoon qui la souleva par la taille pour la traîner plus loin. Elle rencontra les yeux éberlués de Jonghyun et elle fit en sorte qu'il lise dans les siens toute la rage du monde. C'est injuste. Elle arriva à cracher à ses pieds. Elle s'agita tellement que Namjoon se prit son crâne dans la mâchoire :
- Putain mais tu vas te calmer oui !?
Il la laissa tomber au sol et l'attrapa par les épaules pour la secouer violemment. Elle avait terriblement mal, les larmes qui perlèrent au coin de yeux, l'adrénaline qui retombait de façon fracassante alors elle continuait de déblatérer des choses qui n'avaient ni queue ni tête pour faire sortir toute la frustration et la peur qu'elle avait pu ressentir dans cette chambre. Qu'il aille crever. Elle planta ses ongles dans son bras droit et se griffa fort. Elle voulait lui lacérer le visage.
Trente minutes plus tard, elle était assise sur le gazon grillé, la tête cachée dans les genoux. Namjoon se tenait debout, un mètre plus loin et l'observait à intervalles réguliers, fumant sa clope :
- T'es vraiment une dingo, Jim, tu le sais ?
- Ta gueule, aboya-t-elle.
Il pouffa. Comme s'il suffisait qu'elle cache son visage et lui parle mal pour qu'il ne capte pas qu'elle chialait comme un bébé parce qu'elle s'était faite mal. C'était bien fait pour elle, elle s'était blessée toute seule à jouer à la bagarre avec plus fort qu'elle. Elle devait arrêter de se croire surpuissante. Il ne serait pas toujours là pour la sortir de tout. La douleur était un excellent maître, selon lui. Qu'elle chiale un peu, ça lui remettrait les idées en place. Il la connaissait, elle et sa fierté de merde. Il reprit une taffe, amusé :
- T'es vraiment putain de compliquée, Jim.
Elle soupira, les nerfs à vif mais ne bougea pas d'un poil. Elle comptait restée comme ça combien de temps au juste ? Remarquez, il n'avait que ça à foutre, alors il avait tout son temps. Il observa le lac artificiel, quelques vingtaines de mètres plus loin. Ils avaient fait peur à quelques vacanciers mais maintenant que le groupe de mecs s'était éloigné, tout semblait s'être apaisé. Un couple était venu vérifier si elle n'était pas en train de faire un malaise. Namjoon leur avait ri au nez :
- Alors là, ne vous inquiétez pas pour elle, elle a tellement les nerfs qu'elle risque pas de tourner de l'œil, j'vous le dis !
Namjoon repensa à son expression pensive avant qu'elle ne pète son câble. Bordel, Jim était vraiment compliquée. Dire qu'il était étonné de son excès de colère serait mentir. Ce n'était certes pas dans l'habitude de la blonde mais ça faisait longtemps que Namjoon avait normalisé le fait d'avoir envie de s'entretuer et de passer à l'acte. Combien de fois il avait dû séparer son père qui s'était jeté sur un collègue qui l'avait trop taquiné et défoncé la table de jardin ? Non, la vraie question était plus de savoir quelle mouche l'avait piqué aujourd'hui et pas hier :
- T'es de mauvais poil toi aujourd'hui, hm ?
- Ta gueule, Nam.
Il pouffa de nouveau. Bordel, qu'est-ce qu'elle était compliquée :
- Pourquoi tu frappes ?
- Il méritait bien pire, que je lui arrache les yeux et que...
Elle s'étouffa de rage. Nam rit franchement. Il était clair qu'elle l'aurait fait si elle en avait eu l'occasion. Il aurait dû frapper plus fort, elle n'était toujours pas calmée :
- Aller, c'est ton paternel ?
Il observa ses petites épaules maigres s'affaisser, signe qu'elle soupirait :
- J'suis sûre que t'as aussi ramassé le tien à moitié crevé sur le paillasson ce matin, j'me trompe ? Alors pourquoi tu poses des questions à la con ? Cracha-t-elle méchamment
Elle marquait un point. Généralement, leurs pères n'étaient jamais loin pour ce genre de choses. Namjoon ne cilla pas et conserva le silence un moment avant de reprendre :
- J'suis sûr t'es déçue... T'avais envie de croire qu'il tiendrait sa parole. Mais moi j'te l'avais dit, Jim. C'est le genre de chose qui change pas. Cette merde ça leur sort jamais de la tête totalement. Alors arrête de le croire. T'arrêtera d'être déçue comme ça, tu vas gagner du temps dans ta vie.
Namjoon aurait dû se la fermer si c'était pour déblatérer des choses comme ça. Elle ne bougea pas mais elle commençait à se douter que Namjoon savait qu'elle pleurait. Mais putain, elle en avait marre. Elle essuya rageusement ses larmes du bout des doigts. Une douleur fulgurante la transperça. Elle tâtonna sa peau et la sentit brûlante et gonflée à l'endroit où il avait frappé. Elle se pencha pour regarder son nombril. Sa peau marquait si vite qu'une tâche rouge trônait déjà sur son estomac. Elle marmonna quelques injures incohérentes avant de se relever en grimaçant. Elle se posta devant Namjoon et le toisa de bas en haut :
- Enlève ton t-shirt.
Il retira sa cigarette d'entre ses lèvres :
- Jamais de la vie. J'vais pas me trimballer à...
Elle tendit la main, agacée du temps qu'il mettait à obtempérer. Il souffla, agacé et écrasa son mégot sur le tronc de l'arbre avant de retirer le vêtement et de lui céder, croisant les bras sur ses pectoraux nus, contrarié :
- Tu fais vraiment chier, Jim.
Elle ne répondit rien, enfilant le t-shirt pour camoufler son bleu en formation. Elle grimaça :
- Wow, Nam : l'odeur du truc.
Son petit nez s'était plissé de dégoût et le garçon crut rêver. Bordel, qu'est-ce que Jim était compliquée !
N'ayant plus de moyen d'être véhiculés, ils se mirent en chemin pour rentrer au village. Jimin marchait plusieurs mètres devant, d'un pas vif, les sourcils froncés et Namjoon suivait mollement, à moitié nu, mâchouillant avec nonchalance un épis de graminée quelconque. Elle était toujours autant contrariée et la douleur la lançait à chaque pas même si elle s'efforçait de marcher la tête haute :
- Hé ! Jim !
La blonde sursauta et fit volte-face pour voir Koo lui foncer dessus à vélo. Elle s'arrêta brusquement à ses côtés avec un sourire éblouissant, comme si elle était réellement heureuse de la croiser. Par automatisme, elle eut envie de lui rendre ce sourire mais elle aperçut Yoon et Hoseok qui s'étaient arrêtés pour saluer Namjoon, plus loin et voir la Présidente des élèves la rendit aussitôt nerveuse. Elle salua avec moins de chaleur qu'elle ne l'aurait souhaité l'arrivante. Koo avait pédalé pour la rattraper elle, avant les autres :
- Hey. Ça va ?
Si Jimin avait été sincère, elle aurait dit qu'elle avait des envies de meurtre mais Koo avait eu une voix si douce qu'elle se contenta d'hocher sagement la tête pour passer à autre chose :
- Vous étiez au lac ? questionna la brune qui ne semblait pas s'être formalisée du manque de loquacité de la petite blonde.
Jimin ne répondit pas tout de suite, bien trop préoccupée de constater la couleur lumineuse que le soleil avait donné à la peau de Koo et ses mèches folles qui s'échappaient de sa coiffure et avaient frisé sous l'effet de l'humidité. Un seul mot lui venait à l'esprit : solaire. Elle était solaire. Personne n'avait jamais eu une aura aussi lumineuse que Koo et Jim se disait qu'elle pourrait la brûler. Elle finit par hocher de nouveau la tête et demander maladroitement :
- Et vous ?
Elle n'écouta pas la réponse. Honnêtement, les mots n'avaient aucune valeur quand leurs yeux se rencontraient. Il y avait toujours cette électricité, cet orage inexpliqué grognant au fond de leur ventre. Elle voulait le soleil de Koo et que tout le reste s'efface un instant. Elle était comme un papillon de nuit, prisonnier dans une lampe de chevet :
- Tu veux monter ? Demanda la brune en désignant son vélo. On peut aller chez Yoon.
Jim l'observa quelques instants, hésitante. Elle jeta un regard par-dessus son épaule pour apercevoir Namjoon qui tapait un grand coup dans le dos d'Hoseok, la face hilare et Yoon qui les observait, l'air ennuyée. Le petit groupe s'approchait d'un pas lent vers elles. Jim demanda :
- Euh... Pour faire quoi ?
Koo ne s'était pas attendue à la question. Ils étaient en vacances, ils ne se souciaient plus vraiment de ça :
- Je sais pas, ce que tu veux. Probablement s'asseoir et parler.
Parler ? Jim sentit le regard autoritaire de Yoon sur elle. Parler. Cela semblait tout sauf agréable pour Jimin :
- On peut aller à un endroit où ils ne seront pas là, sinon ? Proposa-t-elle précipitamment.
Koo eut une seconde d'hésitation avant d'hocher la tête. Elle descendit de la scelle et Jim l'enfourcha aussitôt. Elle apprécia que Koo ne pose pas de question sur le t-shirt de Nam qu'elle portait. Elles partirent toutes les deux, à la puissance des jambes sportives de Koo.
Elles s'arrêtèrent dans un petit chemin où elles planquèrent le vélo dans les hautes herbes pour poursuivre quelques mètres en pente douce qui menait à une rigole claire entourée de pierres noires moussues et de boutons d'or. En silence, elles se déchaussèrent pour faire quelques pas dans l'eau glacée. Il commençait à faire très sombre au fur et à mesure que le soleil se couchait et la silhouette de Jimin était comme un faisceau blanc dans la pénombre.
Etonnement, si Koo se posait beaucoup de questions sur Jim, elle ne lui en posait pas souvent. Elle ne savait pas si c'était un excès de pudeur ou de timidité mais elle avait l'impression que son esprit était constamment vide lorsqu'elles étaient ensemble. Ou plutôt emplis d'une sorte d'euphorie puérile qui l'empêchait de trouver des sujets de conversation :
- Tu vas faire quoi, toi, l'année prochaine ?
Koo releva les yeux sur elle. Elle regardait fixement le sentier, comme si elle attendait que quelqu'un en descende pour les rejoindre, retenant son jean de glisser dans l'eau dans ses poings serrés sur ses cuisses. De dos, de jolies ombres se dessinaient autour de ses omoplates. Les rayons rouges du soir se reflétaient dans ses créoles d'argent, comme un incendie lointain, d'où les cris ne leur parvenaient pas. Elle semblait si extraordinaire ainsi que tout ce que Koo aurait pu raconter était d'une banalité sans fin. Pourtant, elle concéda à répondre :
- Je vais faire du Droit. Je voudrais être juriste.
Jim ne bougeait plus. Elle se demanda si elle savait seulement ce qu'était une juriste. Elle ignorait la profondeur et détails des contours de ce terme. Elle avait cette vision enfantine de la Justice qui arrête les bandits après l'enquête de police. Elle était loin de la philosophie, de l'éthique et des préoccupations politiques des lois. Elle pensait seulement à une seule chose : elle veut démêler le vrai du faux. Mais elle ne pouvait pas donner le change sur un tel sujet alors elle préféra une phrase d'idiote, celle qu'elle était :
- Ça te va bien, la justice.
Elle le pensait vraiment. Koo avait en elle cette force naïve qui ne périrait jamais, celle de croire qu'il faut trancher entre le bien et l'inacceptable. Ce n'était pas mauvais, c'était quelque chose qui l'attirait, cette foi. Mais une part d'elle était amère quand elle songeait qu'elle-même était désabusée depuis longtemps. Peut-être n'avait-elle jamais eu la capacité ou l'espace de songer à des grands principes pour lesquels elle devrait se battre. Ce n'était pas par manque de sensibilité, ni d'intelligence mais ici, on ne pouvait pas voyager. On était pétris des sueurs froides du quotidien, à essayer de ramasser ses débris ici et là, les recoller pour tâcher de rester humain. Il n'y avait pas d'instant de sérénité pour survoler le monde et ses idées. Elle imaginait qu'elle aurait dû se réjouir que Koo soit assez apaisée pour tout ça... Mais ce fossé béant entre elles lui faisait mal, comme si le monde lumineux de Koo était déjà inaccessible :
- Et toi ?
Jim se souvenait très bien de cette après-midi de juin. Elle était arrivée à la fin du collège. Une époque sombre pour elle, elle se sentait totalement seule. Sa mère était déjà partie depuis longtemps et elle allait se cacher dans les toilettes dès son arrivée à l'école pour éviter les moqueries de ses camarades. Son père était au fond de son alcoolisme. Elle vivait des nuits cauchemardesques lorsqu'il était à la maison. Mais heureusement, il y avait Maddy. Maddy était une femme hors norme. Malgré tous les noms d'oiseaux qui lui collaient à la peau et dont se régalait méchamment son père, Jimin n'avait jamais connu telle douceur qu'avec elle.
Méfiante des femmes, Jimin était restée sur ses gardes lorsqu'elle avait découvert celle-ci se tenant en plein milieu de leur salon. Quelque part, depuis le départ de sa mère, c'était un peu salir l'entrée d'un temple qu'ils avaient construit, au fur à mesure des années où le traumatisme était resté intacte. Bien qu'elle avait admiré la capacité de Maddy à être gaie et papillonner dans l'horrible cimetière dans lequel fille et père vivaient enfermés, elle n'avait pas dénié articuler un mot. Les jours suivants non plus. Mais Maddy revenait. Pourtant, Haechan était loin d'être le prince charmant et d'avoir l'argent pour l'entretenir. Jim doutait qu'elle puisse en être amoureuse mais elle se souciait de lui, c'était certain. Maddy revenait, même lorsqu'il était absent. Et Jimin ne voulait pas poser de question sur les raisons de ses visites. Elle espérait au fond que c'était parce que Maddy avait fini par l'aimer elle.
Un jour, elles s'étaient assises dans l'herbe, du côté du jardin, si bien que personne ne pouvait les voir depuis la rue. A part peut-être la vieille pie qui leur servait de voisine mais si elle s'y mettait, Jimin avait préparé un petit tas de gravillons pour la faire rentrer bien vite. Il faisait grand soleil. Un avion passé dans le ciel bleu et c'est là que Maddy confia :
- A ton âge, je rêvais d'être hôtesse de l'air.
Jim la fixa sans comprendre. Ça ne lui semblait pas plus absurde que policier ou médecin mais elle ignorait tout des motivations qui pouvaient pousser à une telle carrière. Maddy rigola à son expression :
- Je ne sais pas tu sais... Voler, partir à l'aventure ! C'est sans doute l'idée que je m'en fais, je n'en sais rien. Mais ça à l'air plus drôle que de rester les pieds sur Terre.
Alors lorsque la conseillère d'orientation lui avait posé la question, Jimin avait répondu qu'elle rêvait d'être hôtesse de l'air, bien qu'au fond d'elle, elle avait terriblement le vertige. Mais il lui avait semblé que c'était un choix suffisamment original pour lever le doute sur son avenir. La femme avait été séduite par l'idée - « avec un si joli minois ! », pensez-vous - sans doute excitée par le fantasme de l'uniforme. Enthousiaste, elle avait poussé le vice à demander les raisons de ce merveilleux choix et Jimin avait admis avec beaucoup de sincérité cette fois :
- J'aime les oiseaux.
Mais aujourd'hui, les rêvasseries troubles de liberté l'agaçaient. Elle s'en serait voulu d'y croire une fraction de seconde. Elle se l'interdisait parfois. Mais elle n'avait aucune idée d'où la vie la trimballerait alors elle se surprit à mentir :
- Je vais aller vivre avec ma mère... Elle a une entreprise qui vend des cuisines. Ça marche bien. Elle a besoin d'aide. Elle a besoin de moi... pour le secrétariat.
Plus tard, alors qu'elles marchaient en poussant le vélo sur la route du retour, Koo brisa de nouveau le silence :
- Hier, au café de la station-essence, un vieux racontait qu'il s'était fait assommé dans les bois autour du village, alors qu'il faisait sa balade nocturne quotidienne. Il avait une blessure à la tête.
Jim semblait écouter attentivement mais elle ne dit rien quand Koo marqua une pause. Elle ne semblait pas vraiment surprise du récit qu'elle lui faisait. Cela finit de déstabiliser Koo qui sentait ses larmes monter :
- J'ai l'impression que quelque chose ne va pas ici. Et ça me fait peur.
Est-ce que... Est-ce que Jimin allait bien ? Parce que Koo avait très peur qu'elle n'aille pas bien du tout et ça lui faisait mal... Elle essuya précipitamment les larmes qui perlaient sur ses longs cils. Etrangement, elle se replongea dans les yeux gris de Jim desquels s'échapper un calme hypnotisant mais mensonger. Elle repensa aussitôt au lac, à cette étendue d'eau silencieuse. Elle s'y laissa tomber comme lorsque ses eaux l'accueillaient, avec confiance. Si Jimin avait peu de maturité émotionnelle et réagissait souvent à côté de la plaque, elle était dotée d'une grande sensibilité qu'elle camouflait derrière une irritation constante. Quand elle taisait celle-ci, elle semblait plus petite et brisée mais si proche de tout. Comme si, tout à coup, elle se liait à la vie de la personne, qu'elle défilait devant ses yeux gris et qu'elle en partageait le tourment. Koo songea qu'en cela, elle pouvait bien se dire ensorceleuse. Jim retint sa respiration et, rassemblant toute son audace, posa une main sur l'épaule de la jeune fille :
- Demain, 16h : attends-moi à la fontaine, devant la mairie. J'aurais quelque chose pour toi.
Chapter 12: Chapitre 12
Summary:
"Ne crois plus que moi."
Chapter Text
« Quand je suis rentrée dans l'église dans ma robe blanche, j'ai d'abord cru à un rite initiaque pour entrer dans la famille Park, encore un caprice de cette reine-mère, profondément castratrice. Je l'avais laissé décider de tout concernant la cérémonie. Nous n'avions pas d'argent, me rappelait-elle dès que j'osais poser la moindre question. Mais quand j'ai croisé ses yeux fous de rage, près de l'autel, j'ai compris que je n'entrerais jamais dans son cœur. Il s'agissait simplement de laver l'honneur de cette vieille bigote concernant l'enfant que je portais. Elle réglait simplement son problème avec Dieu. Je la hais. Et je hais Haechan de ne pas avoir dit non à cette formalité. Dès que j'évoque le nom de sa mère, il se mure dans un silence austère et me regarde avec un regard accusateur. Il la craint autant qu'il a besoin de Dieu : malgré lui. Et Haechan n'a jamais aimé qu'on découvre ses secrets... Dans tous les cas, cela arrange tout le monde ici de nous savoir mariés mais c'est un engagement que je déteste de tout mon être et refuse. Avant de monter à l'église, j'ai observé les bois qui s'étalent au fond du jardin et je me suis dis qu'il serait si facile d'y disparaître, de quitter Binmin-li pour toujours. De marcher tout droit et de renaître autre. Cet endroit n'est pas un enfer comme les autres. Il est mien, malgré moi. »
Koo sursauta et regarda par-dessus son épaule. Elle scruta les branchages qui s'agitaient doucement sur la noirceur des sous-bois, doucement éclairés par la lune. Son cœur battait dans ses tympans et tous ses sens étaient en alerte. Elle ne savait pas exactement ce qui avait suscité son geste brusque et instinctif : un bruit qu'elle n'était pas censée entendre si elle était bien seule sur le sentier ou simplement la sensation d'être observée. Pendant un instant, elle retint même sa respiration, tendant l'oreille mais aucun son ne vint troubler le silence pesant des lieux. Pourtant, quelque chose n'allait pas, elle en était certaine. Elle aurait voulu appeler, demander si une figure familière s'était trouvée là aussi, par hasard, mais sa gorgé était atrocement serrée, douloureuse. C'était comme si elle savait que quelque chose de monstrueux était juste là, quelque chose qui ne devait pas exister, quelque chose dont elle n'aurait pas dû connaître l'existence mais qui était tapis dans l'ombre. Les arbres de Binmin-li savaient mais leur silence était gardien de la vérité. Et la vérité dépassait les limites de ce qu'un esprit sain pouvait concevoir. Les Hommes d'ici se détestaient suffisamment pour alimenter les récits mensongers, les croyances stupides et les jérémiades manipulatrices.
Un autre bruit lui parvient, dans son dos à nouveau. Etonnement, malgré la tension dans son corps, elle ne sursauta pas cette fois-ci. C'était un bruit liquide et lent, presque mélodieux, comme un ruisseau qui dégringole un champ, comme quelqu'un qui caresse une surface aqueuse rêveusement. Koo se tourna de nouveau, pleine de curiosité et aperçut une petite silhouette blanchâtre, penchée au-dessus du lac, jouant de sa main fine dedans, traçant de petits cercles à répétition. La surface du lac était absolument lisse en dehors des cercles qui, en s'évanouissant dans leur parcours, s'élargissaient progressivement pour se perdre dans l'horizon nocturne. Dans la nuque de l'apparition brillait un éclat d'or, sans doute un rayon de lune qui se reflétait dans un bijou :
- Jim ?
Jimin tourna lentement la tête vers la brune. Elle ne semblait pas étonnée de la voir. Elle portait une longue robe blanche, de celles qu'elle portait lorsqu'elle officiait en tant que chamane. Koo marcha vers elle, toujours en proie à sa panique, alors qu'elle se relevait pour lui faire face :
- Jimin, qu'est-ce qui se passe ici ? Chuchota-t-elle, anxieuse.
Comme si la petite blonde savait déjà de quoi elle parlait, et au plus grand désarroi de la brune, elle regardait par-dessus son épaule. Koo était pétrifiée. Elle voulut voir ce qui se passait dans son dos car l'expression de Jim était impénétrable mais elle fut aussitôt interrompue :
- Ne te fis pas aux bruits dans la nuit, Koo.
La jeune fille se mit à frissonner de la tête au pied :
- Qu'est-ce que tu-
- Ne te retourne pas, regarde-moi, ordonna la blonde avec une autorité quasi terrifiante : Ton imagination pourrait te jouer des tours.
Et quand leur regard se croisèrent, ils se verrouillèrent l'un dans l'autre au point que Koo eut l'impression que tout son corps était pétrifié. Elle se mit à trembler alors qu'elle sentait une présence dans son dos avec de moins en moins d'ambiguïté comme si le danger se rapprochait d'elle, petit pas par petit pas. Dans le regard d'acier de la blonde, elle avait l'impression de pouvoir déchiffrer, loin, très loin dans sa rage grise, une peur terrible, qui les avalait toutes les deux. Comme si Jimin avait pu pressentir qu'elle commençait à lire en elle, elle posa une main ferme sur sa joue pour l'obliger à ne regardait qu'elle, tellement profondément que tout le reste devait disparaître, comme si la vie ne dépendant que des quelques mots qu'elle lui prononça :
- Il n'y a rien derrière toi, crois-moi, Koo. Ne crois plus que moi.
Koo ouvrit les yeux. Elle était en sueur dans la petite chambre de la longère des Min et un soleil franc tapait contre les rideaux rose poudré, donnant un éclat rougeâtre à l'air brûlant de la pièce, comme si un incendie ravageait le lieu paisible. Elle prit un moment pour dénouer ses muscles un part un, tendue comme un arc, avant de s'asseoir sur le lit. Elle avait l'envie de vomir et les tempes douloureuses, sans doute déshydratée de son agitation nocturne. Elle finit par se lever pour aller se servir un verre dans la salle d'eau attenante, perturbée. Elle but en silence, au milieu de la pièce avant d'ouvrir d'un geste sec les rideaux, fronçant les sourcils, éblouie quelques secondes par le jardin ensoleillé sous sa fenêtre de chambre. Cet été-là était chaud. Bouillonnant, même. Le ciel était entièrement dégagé de toute encombre, comme si la main d'un jardinier habille était passée par là pour en arracher tous les nuages cotonneux. Mme Min se plaignait de la chaleur en agitant son éventail alors qu'elle avait eu la coquetterie de s'installer sous le saule avec un chevalet pour dresser le portrait du champ qui descendait sous la majestueuse demeure. Il était vrai que la vue était plaisante, de cette longue étendue d'herbe sauvage où paressait un troupeau de génisses. Un vieux pommier, qui n'avait jamais grandi très haut offrait une ridicule ombrelle aux grosses bêtes qui ruminaient, l'air endormi par le soleil. Mais Koo avait du mal à comprendre son enthousiasme à l'idée d'accrocher au mur de sa chambre une vue qu'elle connaissait par cœur alors qu'elle n'avait qu'à jeter un œil par la fenêtre pour en redécouvrir le spectacle coutumier. Mais la femme ne faiblissait pas dans la tâche, combattant la chaleur caniculaire à coup de citronnades auxquelles elle s'entêtait d'ajouter des fleurs de son petit potager, qui finissaient par brunir et ramollir dans l'acidité du mélange, donnant une mâche affreuse à la boisson. Le dos de ses blouses en lin dégoulinait, si bien qu'elle s'asseyait du bout des fesses sur sa chaise de jardin pour laisser la brise la sécher. Peut-être trouvait-elle plus de sens à accomplir une tâche dans une certaine souffrance. C'était ce que Yoon expliquait à sa cousine. Parfois, Koo s'asseyait aux côtés de sa tante pour l'observer. A petites doses, elle était une des femmes les plus charmantes qui puisse être. Mais elle pensait à Yoon, à sa façon d'avoir grandi si vite et d'être si autoritaire avec elle-même. C'était le reflet d'une enfant qui avait vécu dans l'ombre des rêveries d'une mère qui méprisait le réel et sa trivialité. Elle avait besoin de camaïeu plein de lumière, de sonates d'amour et de mots qui chantaient cristallin à son oreille. Elle ne savait écouter rien d'autres, semblait vouloir tout ignorer de la souffrance et de la perversion de ce monde. Elle était comme une toute petite fille. Yoon avait cependant une immense délicatesse envers sa mère. En colère, elle avait dû l'être alors qu'elle se sentait seule face à son refus de maturité. Mais aujourd'hui, la muraille qu'elle s'était bâtie lui permettait de lui parler avec douceur, de l'observer avec tendresse s'épanouir dans toutes les entorses qu'elle faisait au réel. Yoon s'occupait du banal, du franchement moche, des choses qui n'émerveillaient pas mais qui faisaient aussi partie de la vie avec une patience dont Koo n'aurait pu faire preuve. Elle protégeait sa mère du réveil, la laissait se bercer dans sa jolie bulle de savon, aux irisations colorées. Elle ne se confiait pas sur ce que ça lui coûtait de vivre ainsi. C'était peut-être ce qui expliquait son aversion pour la romance. Elle était étrangère à ce monde de douceur que l'on s'inventait à deux. Peut-être le méprisait-elle même, celui-ci la ramenant à l'image de sa mère, incapable de s'en soustraire.
Koo avait rejoint Jim à la fontaine comme prévu cette après-midi-là. La brune était d'une étonnante humeur ce jour-là, n'avait quasiment pas pu adresser un mot à Yoon et à sa tante, comme perdue dans le souvenir d'une peur terrible qu'elle ne se souvenait pas avoir réellement vécue. Quand elle atteignit la place, Jimin l'attendait déjà, une grosse besace en bandoulière traversant sa poitrine, l'air grave. Elle était intimidante, comme à son habitude. Malgré ses yeux de fer, elle lui adressa un sourire qui contenait la même chaleur que le regard doux qu'elle lui avait accordé la veille. Koo, qui jusqu'à lors restée baignée dans cette même confusion anxieuse, lui en fut aussitôt reconnaissante. Elle se détendit aussitôt que l'autre déclara, satisfaite :
- Je suis contente que tu sois venue. Viens, suis-moi.
Elles traversèrent le village pour retrouver la route qui s'enroulait entre les champs dans le silence. Koo aurait pu demander où elles se rendaient mais elle aimait le mystère de la petite blonde. A quoi l'avait-elle secrètement conviée ? Jim s'arrêtait à un carrefour pour tendre l'oreille, comme un animal qui sonde son univers. Elle regarda de chaque côté avant d'attraper le poignet de la brune pour la tirer dans un champ de maïs. Ses doigts s'éternisèrent, comme si sa main hésitait à glisser le long de sa peau pour s'entremêler à l'autre. Koo en oublia les couloirs de l'hôpital, le futur train qui la conduirait loin de l'enfance pour l'université et les légendes des villageois qui faisaient froid dans le dos. Elle protégeait son visage alors qu'elle se laissait tirer entre deux rangs, comme submergée soudainement dans une jungle impénétrable.
Finalement, elles arrivèrent à une trouée où le sol avait été creusé où elles stoppèrent leur course :
- Les sangliers, avait expliqué Jim en lâchant la main de Koo.
Elle fit quelque pas en avant. Les feuilles lisses et tendre d'un plant juvénile caressèrent son épaule dorée, tachetée par le soleil, comme un toutou affectueux reconnaît sa maîtresse. Koo la regardait elle et la beauté du port de sa nuque, du balancement de ses muscles dévoilés par son dos-nu vert anis. Et le petit nœud, si fragile, qui retenait l'habit à son cou : les perles de bois striées qui finissaient les deux cordons pendant entre ses omoplates ronronnaient lorsqu'elle se déplaçait. Jimin l'invita à prendre place comme s'il s'agissait d'un petit boudoir dont la nature l'avait rendu propriétaire. Elles s'assirent sur le sol sec et la petite blonde fouilla son sac en toile. Elle tendit à Koo ce qui s'apparentait à un collier :
- Tiens. Mets-le.
Koo attrapa l'objet. Il s'agissait d'une cordelette noire qui avait été passé dans les deux trous d'un bouton de corne :
- Mets-le, insista Jim.
Koo s'empressa de le nouer derrière sa nuque. La blonde expliqua :
- Je l'ai porté longtemps avec moi. Il t'aidera, c'est certain.
Elle observa le bouton sur la gorge de la brune, les yeux dans le vague. Koo frissonna alors qu'elle entendait de nouveau le soupir glacial « crois-moi » dans l'obscurité de sa mémoire. Elle essaya d'ignorer son trouble et demanda timidement :
- Qu'apporte-t-il ?
La blonde se mit à fouiller dans son sac pour en extraire un khôl noir et un petit miroir de poche alors qu'elle expliqua :
- Je ne sais pas ce qu'il t'apportera. Ça dépendra de toi.
Elle commença à tracer le trait sous son œil droit, avec relativement d'habilité, puis elle ajouta crûment :
- Il appartenait à un vêtement de ma mère.
Elle avait beau prononcé ses mots avec désinvolture tout en se maquillant, Koo se sentit aussitôt traverser d'une émotion qu'elle n'aurait su qualifier. Elle en eut presque le souffle coupé, alors qu'elle se remémorait les mots de Yoon : "Tout le monde sait que sa mère est partie. Elle a fui, comme ça. Il paraît qu'elle leur a laissé toutes ses affaires, comme une fugitive. Si terrifiée d'être rattrapée qu'elle n'a pas pris le temps de faire des bagages. Il aurait compris. Il l'aurait empêché de partir. Haechan est un manipulateur. Il n'aime pas, il possède."
Elle serra ses doigts autour du bouton de corne, dévastée par un vertige qui n'était pas sien alors qu'elle observait les gestes lents de Jimin. Elle avait l'impression que le collier était lourd autour de son cou tout à coup. Elle était troublée : était-ce réellement un porte-bonheur ? Ou une malédiction digne de ceux qu'une chamane pouvait jeter ? Elle essaya de se répéter mentalement les pensées rationnelles autour des mythes qui entouraient Binmin-li : des histoires pour se faire des frousses au coin du feu, voilà tout. Mais son malaise ne disparaissait pas. Elle ne put s'empêcher de questionner, profondément troublée :
- Où est-elle, ta mère ?
Jim se figea quelques secondes, comme frappée par la question. Personne n'avait jamais osé le lui demander. Car au fond, tout le monde savait sans savoir. Il se disait beaucoup de choses sur la famille Park. Mais la réalité était simple. Si simple qu'on se refusait d'y croire. Jimin le savait, ça... Parce que, elle non plus, elle n'avait pas voulu y croire, ce matin-là. Ce matin-là où elle était partie, sans se retourner. Ce matin-là où la porte d'entrée s'était refermée sur eux deux, complétement abasourdis. Comment maman avait-elle pu la laisser avec tant de simplicité ? Et puis, au fil du temps, il avait fallu accepter.
Au début, Yunhee avait entretenu l'espoir possible d'une réunification. Mais Jimin s'était montrée défiante. L'enfant n'y avait jamais vraiment cru, dans le fond. Ça avait duré l'espace de quelques week-ends. A l'époque, Yunhee s'était réfugiée chez une amie, dans un appartement moderne et citadin de Daebak. Jim et elle dormaient sur le canapé. Jimin se rappelait de l'appartement. Du salon aux murs jaunes. Ça sentait bon, une odeur sucrée qu'elle n'avait jamais senti à Binmin-li. Quelque chose de sophistiqué. Les rideaux épais et doux. La moquette et le beau canapé dépliant. Pourtant la petite fille avait détesté cet endroit. Elle et sa mère étaient dans le passage, gênant la famille dans sa déambulation quotidienne. Chaque matin, elle était réveillée par les parents qui se levaient et qui essayaient de se faire un chemin jusqu'à leur cuisine. Il n'y avait pas de place pour elles, ici. L'enfant épiait l'homme et la femme, le visage encore à demi caché sous la couverture chaude et elle sentait son petit estomac s'emplir de cette honte alors qu'ils chuchotaient et qu'elle pouvait quand même entendre. Quand Jimin arrivait de chez son père et qu'elle passait le seuil de la porte pour retrouver sa maman, la femme s'exclamait en fronçant le nez : « Mais par pitié, Yunhee, qu'on lave cette pauvre enfant ! ». Ce n'est plus possible de continuer comme ça. Jimin, de son jeune âge, comprenait que ce n'était pas une situation normale.
Jimin se souvenait qu'elle avait d'autant plus honte de cette situation que sa mère se comportait comme une gamine surexcitée à l'idée de faire une soirée pyjama. Elle traînait au lit, désœuvrée, et parlait très fort, comme si elle ne remarquait pas les mines dubitatives que le mari leur lançait. Yunhee ne se rendait plus compte de rien d'ailleurs. Elle monopolisait la parole et Jimin avait honte. Elle prenait sa fille par la main et s'écriait :
- Ça te dit d'aller manger une glace, Jim ? Allons manger une glace, maintenant que nous sommes en ville, hein ?
Et puis, elle s'enfermait avec sa fille dans la salle de bain et se maquillait lourdement pour sortir. Jim se rappelait de la moue qu'elle faisait alors qu'elle se passait le bâton de rouge à lèvres sur la bouche. Elle s'était lentement tournée vers la petite, semblant réfléchir puis elle avait dit :
- Ça t'amuserait d'être maquillée comme maman ?
Jim avait regardé les lèvres écarlates de sa mère avec étonnement. Elle avait déjà vu des bouches criardes à la télévision mais ce n'était pas quelque chose qui se faisait à la maison. Sa mère portait autrefois rarement de maquillage. A sa connaissance, elle n'avait jamais été coquette. Indécise, elle avait pourtant hoché la tête pour lui faire plaisir. Elle se souvenait que la femme s'était agenouillée devant elle pour lui peindre la bouche et que Jimin avait eu l'étrange impression de disparaitre, au fur et à mesure que le bâton rouge glissait sur sa bouche enfantine. La femme devant elle la regardait de moins en moins comme étant sa fille. En fait, la mère qu'elle avait pu être s'évanouissait en elle. Jimin faisait face à quelqu'un de nouveau et elle-même ne savait plus trop quel lien les unissait. Ces moments la terrifiaient.
Après quoi, elles allaient se balader en ville longuement. Jimin suivait péniblement. La petite fille n'avait pas l'habitude de l'agitation de la ville et fatiguait vite. Mais elle n'osait pas se plaindre. Yunhee ne l'entendait pas, de toute façon. L'enfant observait sa mère avec sidération. La femme avec sa bouche rouge ressemblait aussi à un enfant maquillé. Elle regardait passer les hommes en se tortillant sur son siège, dans les terrasses des cafés, les yeux implorants afin qu'un s'arrête pour elle ou laisse traîner à son égard un regard désireux. La mère implorait pour recevoir de l'attention et Jimin se demandait pourquoi elle ne tournait jamais la tête vers elle, dans ces moments-là. Qu'avait-elle fait pour ne plus être intéressante aux yeux de sa mère ? Quand la femme sentait que personne ne l'avait remarqué, elle s'agaçait et sifflait simplement :
- On ne s'amuse pas, ici, hein, Jim ? On va trouver un endroit plus amusant pour toi, viens.
Et elle allait commander un café et une grenadine dans un autre quartier, à la table la plus en vue de la terrasse. Finalement, méprisées par les hommes, elle et ses jolies lèvres écarlates, la mère soupirait et baissait les bras. Abattue, elle finissait par retirer les talons que son amie lui avaient prêtés et se laisser tomber sur un banc, dans un parc, ses pieds nus embrassant la poussière de craie. Jimin aimait beaucoup les ambiances des parcs. Elle reconnaissait les pieds nus de sa mère quand elle foulait autrefois le jardin, la démarche paresse et la panière de linge en équilibre contre sa hanche. Nullement impressionnée par les promeneurs qui passaient, elle se mettait en quête de bestioles à observer. Jimin essayait de faire abstraction du poids mort au bout de l'allée, de la silhouette avachie de sa mère sur le banc. Yunhee ne la surveillait pas comme les autres mamans, elle regardait dans le vide et il y avait une peine profonde dans ses yeux vides.
Finalement, quand le soir tombait, la mère relevait les yeux pour chercher sa petite fille, qu'elle trouvait accroupie sous un gros platane qui bordait l'allée. Jimin était une enfant intelligente. Elle comprendrait d'elle-même, pensait la femme. Oui, un jour, elle comprendrait pourquoi elle avait choisi de ne plus être sa mère. Et un jour, elle lui pardonnerait de les avoir laissés derrière la porte grinçante. Elle était allée s'accroupir auprès de l'enfant et avait passé une main tendre dans ses cheveux :
- Tu regardes les fourmis travailler, mon ange ?
Jimin avait hoché la tête et avait placé un doigt devant sa bouche pour lui indiquer de ne pas faire de trop de bruit. La mère avait sourit, mélancolique :
- Tu penses qu'elles peuvent nous entendre, mon chat ?
- Je ne sais pas. Peut-être. Mais ta voix dérange le bruit, maman, expliqua la petite fille.
Etonnée, la femme avait poursuivi ses caresses dans les cheveux soyeux de sa fille avant de demander :
- Quel bruit ?
- Le bruit du monde qui vit, précisa Jimin.
Jimin était une enfant silencieuse qui comprenait mieux que quiconque le silence. Jimin valait bien mieux que beaucoup d'autres enfants, songea la femme. Et cette fierté qu'elle ressentait face au silence scientifique de sa fille qui savait écouter le monde ne fit qu'augmenter cette culpabilité dense et abyssale qu'elle portait au creux de son cœur blessé. Elle sentit l'émotion la submergeait et ne put contenir quelques larmes alors que sa main était devenue immobile et crispée dans la tignasse de l'enfant. Et Jimin se souvenait qu'elle avait serré les poings très forts en entendant la femme à ses côtés sangloter, à côté de son petit dos. Et qu'elle avait pensé : Tais-toi, maman. Tes larmes dérangent le bruit.
A la fin du week-end, la gravité de l'enfant était inchangée. Sa mère avait glissé le bâton de rouge à lèvres dans la poche de son manteau, avant de la laisser sur le parking et Jimin avait compris que c'était la dernière fois. La femme avait dit : «Tu pourras te maquiller comme maman, comme ça. ». Elle avait ensuite rajouté quelque chose comme : « Je ne t'oublierai jamais, petit chat. » avant de remonter dans sa voiture avec précipitation. Elle avait prétexté devoir faire vite, qu'elle ne voulait pas croiser son ex-mari. Mais sa voix avait tremblé lorsqu'elle avait dit ces mots. Indéridable l'enfant avait observé la voiture de sa mère repartir dans la nuit noire. Elle ne voulait lui céder aucune larme. Aucune larme pour les traîtresses de son genre. Encore aujourd'hui elle lui en voulait de l'avoir laissé sur le bord d'une route, comme on abandonne un stupide chien. On n'avait pas le droit d'abandonner Jimin aussi facilement qu'un stupide cabot. Aucune larme.
Seule et immobile, le bâton de rouge à lèvre au creux de la main, elle avait attendu patiemment que son père vienne la chercher. Elle avait écouté le bruit du monde. Les insectes criaient très fort dans le champs autour d'elle mais les ombres des branches craquaient. Elle avait peur des esprits de la forêt. Elle connaissait la puissance des forces de la nature et elles auraient pu briser tous les os de sa petite silhouette fluette de gamine en une bourrasque de vent. Elle savait, Jim, qu'elle ne faisait pas le poids, toute seule. Mais la peur qu'elle ressentait, elle se promettait de devenir aussi puissante qu'elle. Elle voulait être aussi terrifiante et mystique que cette forêt qui engloutissait les villageois, pour que jamais plus personne ne puisse lui faire autant de mal. Jim était seule à présent, elle apprendrait à devenir invincible. Elle le jurait.
Quand la grosse voiture de papa était enfin arrivée et que la portière s'était ouverte sur le grand bonhomme, elle avait couru et s'était jetée contre lui pour plonger son petit visage dans l'odeur de sève si réconfortant de son ventre. Après ce soir, il n'avait plus jamais été question de maman, dans la bouche de Jimin. Pendant longtemps, ils n'osèrent plus monter à l'étage, voir le mur rempli de photos d'eux trois, les placards pleins à craquer de ses vêtements, qui sentaient encore bons son parfum. Papa et elle dormaient tous les deux, blottis dans le vieux canapé, le jeune griffon puant, ronflant à leurs côtés. Ils se serraient fort pour essayer de retrouver la chaleur qu'ils avaient perdu... Ils se serraient très fort, si fort... Jimin n'avait jamais été serrée dans les bras de quelqu'un aussi fort que ces soirs-là. Elle aurait cru étouffer, dans l'étreinte de son père.
Alors quand Koo lui posait la question, elle aurait pu répondre avec précision le numéro de la boîte aux lettres, le nom de la rue, décrire la façade et le hangar où ils rangeaient les voitures. Elle avait fait ses recherches, elle connaissait bien la nouvelle vie que cette menteuse s'était recréée sans eux. Et pourtant, qui était cette femme dont son père crachait le nom comme on dispute un chien ? Qui était cette femme que la grand-mère associait au Diable à qui voulait l'entendre ? Qui était ce souvenir lointain de tranquillité, sous le chêne du jardin ? Et lorsqu'on ne savait pas, on fantasmait, on rêvait, on se radicalisait. Si Jimin n'avait jamais cru à aucune forme de religion avec sincérité, elle avait eu besoin de combler l'incompréhension que son départ avait créé. Elle s'appropriait son fantôme allégorique, le faisait exister dans sa mythologie. Car la sidération qu'elle ressentait, abandonnée à la violence de son père, avait besoin d'explications surnaturelles. Jim mentait sur sa vie entière. Elle mentait sur ses dons extraordinaires, sur elle-même, sur cette colère qui devait la rendre inatteignable. C'était son salut. Pourtant elle regardait Koo et elle était incapable de faire travailler son imagination. Il y avait simplement ce regret envahissant de n'avoir jamais su si celle qui l'avait enfanté avait un jour été mère pour elle :
- Je ne sais pas, finit-elle par admettre dans un murmure.
Koo ne dit rien quand Jimin fit semblant de ne pas avoir mal. Elle caressa le bouton avec bienveillance et n'évoqua plus le secret de son origine. Elle la laissa la guider dans son monde, celui où elle n'avait pas besoin de parler car les éléments les berçaient dans une beauté aussi aiguisée qu'une lame : celle – amère et empreinte de violence - de Jimin. Le vent dans les ramures des forêts épaisses était un océan qu'elle ne connaîtrait jamais car Jimin était enracinée à Binmin-li. Et quand elles fermaient les yeux suffisamment fort, il y avait jusqu'aux embruns qui lui léchaient les joues. Elles passèrent la fin de la journée ensemble, à parcourir les bois, les ruisseaux et les champs. Au fil des kilomètres, plus elles s'enfonçaient loin du village, plus Koo découvrait le sourire timide de Jim. Elle connaissait beaucoup de choses sur les environs.
Alors qu'elles étaient assises dans un pré surplombant la vallée, elle avait sorti de sa besace un livre où les espèces étaient peintes avec réalisme, qu'elles avaient minutieusement feuilleté, côte à côte. Jimin semblait rassurée par la présence du livre sur ses genoux, par le fait qu'elle traçait les lignes de son doigt pour le regard de Koo pour qu'elles lisent ensemble. Elles passèrent une bonne heure ainsi, à discuter ornithologie et les oiseaux n'avaient jamais semblé si intéressants aux yeux des adolescentes. Comme Jim se détendait, elle décréta, traçant de la main le paysage :
- Je connais toute la vallée, Koo. On pourrait aller écouter les oiseaux partout. Et comme ça, tu n'auras plus jamais peur de cet endroit.
Koo la fixa le cœur battant alors que Jim se tournait vers elle. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle lui proposait de se revoir, de passer du temps toutes les deux, de... de devenir amies ? Koo avait tellement besoin de trouver un sens à sa présence ici, de penser à autre chose, d'avoir des préoccupations moins déprimantes que les nouvelles meurtrières de l'hôpital... Et Jim... Elle ne pouvait cacher le fait que Jim la fascinait. Depuis son apparition, dans la caravane, elle n'avait cessé de penser à elle, aux mots qu'elles s'étaient échangées, à son regard bouillant d'intelligence et à tous les détails qu'elle ne pouvait citer par faute de leur nombre mais qui la rendait si extraordinaire. Elle n'avait jamais rencontré personne comme Jim. Et elle avait espéré chaque jour la croiser dans une rue du village, avoir un prétexte nouveau pour la rencontrer encore... Elle était même heureuse d'entendre la voix de Namjoon si cela nourrissait l'espoir d'apercevoir Jimin. Et tout ici était à son image : grandiose, sauvage et insaisissable au point d'en devenir inquiétante.
La blonde la fixait, semblant légèrement troublée de son mutisme suite à sa proposition peut-être trop audacieuse. La jeune sportive sourit aussitôt pour la rassurer :
- J'aimerais beaucoup.
Jimin hocha la tête et referma son bouquin, tentant de dissimuler un sourire dans une moue adorable qui creusa ses fossettes. Koo s'empressa de la mémoriser ainsi, si belle et si libre, dans la lumière du soir. Elle avait l'impression d'assister à un spectacle rare et elle savait apprécier ce qui était précieux.
Jim se demanda ce qui se passait alors qu'aucune d'elles ne disait plus un mot, observant le paysage au loin. Elles auraient dû rentrer maintenant qu'elles étaient désœuvrées. Le livre était refermé, toutes les pages consultées. Elles n'avaient pas de raison de rester ensemble. Elle se demandait si c'était étrange qu'elle ne veuille pas partir, qu'elle veuille que Koo reste assise à côté d'elle. Elle observa ses mains qui arrachaient des brins d'herbe à côté de ses chevilles. Si seulement, dans un geste plus ample que les autres, Koo pouvait par mégarde l'effleurer. Elle se prit à imaginer la sensation subtile du dos de sa main frottant sa jambe. Elle ferma les yeux puis elle songea à la caresse – cette fois-ci volontaire – qu'elle l'aurait autorisé à faire, là, maintenant qu'elle avait les yeux clos. Elle sentit les poils de ses jambes se hérissaient et, perturbée, elle rouvrit les yeux pour se saisir de son sac, déclarant la fin de leur sortie. Elle caressa la reliure de l'ouvrage, rêveuse :
- C'est un professeur qui me l'a offert, expliqua-t-elle avec plus de fierté qu'elle n'aurait cru. Il savait que j'aimais être dehors. Il était très gentil...
- Il devait beaucoup t'apprécier, souffla Koo avec innocence.
Aussitôt, la remarque frappa Jim et elle se renferma sur elle-même. Elle attrapa le sac, blessée, et cacha le livre comme s'il lui faisait honte à présent. Elle lâcha :
- On devrait rentrer.
Koo ne comprit pas le changement soudain de son humeur mais elle se leva aussitôt, obéissante. Alors qu'elles redescendaient le pré d'un pas vif et Jim marchait un mètre devant elle, elle ne put s'empêcher de vouloir lui parler :
- Je suis désolée si j'ai dit quelque chose qui t'a blessé.
Jim se figea immédiatement. Koo l'imita. Le silence qui régnait la rendit triste. Et si un mot avait gâché la percée qu'elle avait obtenue au travers de l'armure de la petite blonde ? Tout pouvait arriver... Jim se tourna vers elle, tremblante. Ses poings étaient fermés et ça lui coûtait probablement de communiquer à cet instant et Koo lui en était reconnaissante pour cet effort :
- Le prof et moi... Il ne s'est rien passé... Jamais. Rien.
Koo vit passer furtivement à travers ses beaux yeux gris une douleur encore vive et elle comprit à quel point ce qu'elle venait de prononcer comptait pour elle. L'adolescente hocha la tête et prit le temps de marteler les syllabes de sa réponse dans le vent, que la petite blonde et toute la vallée sous elles ne puissent plus entendre que cela :
- Je te crois, Jim.
Chapter 13: Chapitre 13
Summary:
"C'était comme la foudre dans la nuit. Elle avait envie de l'embrasser."
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Sans doute autrefois lié aux célébrations du calendrier agricole, les paroissiens de Binmin-li organisaient tout l'été des rassemblements dans un champs communal. L'association catholique était la seule encore bien active et dirigeait les festivités avec une raideur militaire. Elle regroupait toutes les grandes familles d'agriculteurs et les généreux donateurs renflouaient les caisses en cas de besoin. Le passé industriel de la zone avait profondément marqué le territoire. Les familles les plus pauvres avaient laissé leurs terres en masse pour vendre la force de leur bras dans les carrières de schiste ardoisier. Lorsque l'exploitation de l'ardoise avait cessé d'être rentable, le chômage avait explosé, forçant les gens à quitter leur campagne pour les villes, à la recherche d'emplois. Binmin-li s'était peu à peu vider de sa vie. Des petits vieux occupaient désormais les anciennes résidences ouvrières qui tombaient peu à peu dans l'insalubrité. Les rescapés de l'exode vivaient de l'exploitation forestière, dans la petite scierie qu'un industriel de Daebak avait lancée. En revanche, la situation avait profité à ceux qui avaient su maintenir leur exploitation agricole. Ils s'étaient enrichis en se redistribuant les terres arables, délaissées pour une bouchée de pain. De grands champs céréaliers s'étendaient à l'infini autour de la route nord, qui courraient à la ville voisine. La petite paysannerie d'autrefois avaient laissé place à quelques grandes familles de cultivateurs.
Il y avait un mépris réciproque entre les familles qui vivaient ici depuis plusieurs générations. Les paysans étaient accusés d'être profiteurs et voleurs. Certains prétendaient qu'on leur devait de l'argent, pour une parcelle achetée à un prix déloyale. Les procès se traînaient sur des dizaines d'années pour des erreurs cadastrales de quelques mètres carrés et passionnaient les conversations. On parlait souvent là d'accords de vente passés par les anciens mais chez les ouvriers, la frustration était l'héritage le plus fourni. La rancune se transmettait d'une génération à une autre. Quand l'alcool les enrageait, c'était eux souvent qui, aigris par la vie, portaient les premiers coups. Les paysans, eux, niaient en bloc. Ils juraient de leur mauvaise foi, sous-entendaient qu'ils étaient sales, pervers, incultes, qu'ils sentaient mauvais.
Haechan et Yunhee étaient l'exemple parfait des vestiges de cette petite société polarisée. Lui, fils de céréalier productiviste, n'avait manqué de rien, sauf d'idéaux. Première génération à poursuivre ses études, il était revenu à la campagne avec l'idée qu'il comprenait le monde et qu'il détestait ceux qui avaient réussi financièrement. Yunhee, fille d'ouvriers conquis par le vent socialiste qui soufflait sur le pays, représentait tout ce que son milieu détesté. Et donc tout ce qu'il se devait d'incarner. Elle était son émancipation, sa renaissance, sa rédemption. Elle et son corps libre, ses robes bohèmes et ses cheveux au vent, n'avait jamais été aussi séduisante que la colère que cet amour allait susciter pour Haechan.
Il s'était disputé à mort avec ses parents pour son union. C'était politique bien-sûr. Lui avait de grandes idées anarchistes que des paysans qui, s'étant tués à la tâche toute leur vie pour accumuler un beau capital pour leur descendance, étaient incapables de comprendre. C'était comme nier leur existence. Et puis ses études l'avait aussi poussé à détester Dieu. Il l'accusait d'être l'antithèse de la modernité, un obstacle au projet de civilisation auquel il adhérait.
Eux, ils détestaient Yunhee. Cette sale fille de basse famille, dont les beaux yeux avaient suffi à leur spolier un fils aîné. Ils avaient été persuadés un temps que ce n'était que passager. Haechan était un homme révolté, colérique et caractériel et elle semblait si fragile, éteinte et constamment mélancolique... Ils formaient un drôle de couple. Mais le jour où il était venu leur annoncer l'arrivée d'un enfant, tous leurs espoirs s'étaient envolés de lui léguer un jour leur héritage qu'ils chérissaient tant. Leur fils aîné avait rejeté en bloc tout ce qu'ils représentaient et avaient construit : le drame de leur vie. Il travaillait à présent comme un animal, simple ouvrier de scierie, pour un salaire de misère. Il se disait qu'il avait plus de dignité qu'eux ainsi. Et elle, constamment malade et apeurée de la vie, restait terrée à la maison. Il avait fallu les marier. La mère n'aurait pas accepté une enfant illégitime dans la famille Park. La crainte de Dieu était au-dessus des autres considérations.
Malgré les conflits qui s'étaient cristallisés entre les deux communautés, ils se retrouvaient sans faute à toutes les festivités. Car on se détestait, certes, mais la morosité était tout autant motif à dépérir que l'animosité. Jim était toujours forcée d'y assister car sa grand-mère était membre actif du comité organisateur. Elle trouvait donc impératif que sa petite-fille apparaisse dans l'univers de sa paroisse et face bonne impression. De toute façon, elle jugeait que les adolescents n'avaient rien de mieux à faire que de commencer à apprendre le gout du travail et de la contrainte.
Afin de préparer la célébration, les organisateurs s'activaient à monter les grandes tentes, dresser les tablées et accrocher les installations électriques. En tant que petite-fille des Park, la présence de Jim était obligatoire et elle avait été réquisitionnée toute l'après-midi à monter le bar avec Namjoon. Les deux jeunes étant plutôt taciturnes, ils avaient travaillé en silence toute l'après-midi. Ils écoutaient distraitement les bavardages enjoués des femmes qui passaient jeter un coup d'œil sur le chantier. Ils se passaient les outils sans un mot, d'un geste exigeant du menton. De toute évidence, ils avaient tous les deux étaient forcés à aider et même s'ils avaient été élevés dans cette culture de la communauté et qu'ils avaient la politesse de ne pas le montrer, ils n'avaient pas particulièrement d'enthousiasme à se joindre aux préparatifs.
Depuis l'échec de sa couple, Haechan avait catégoriquement refusé que Jimin soit une femme. Il l'avait amené avec lui dans tous ses chantiers, lui avait mis un marteau et un tournevis rapidement dans les mains. Il avait éduqué sa fille avec dureté. Il s'opposait à l'idée de lui acheter ses propres vêtements. Il avait récupéré ses vêtements de garçon chez sa mère et l'habillait avec. Il lui gardait ses cheveux courts. Il lui refusait ses faiblesses d'enfant. Qu'il pleuve ou qu'il vente, elle était à ses côtés. Et il ressentait du plaisir à la voir souffler en vain sur les engelures qui lui coupaient ses petits doigts, à le supplier de ralentir le pas quand ils allaient en forêt, à l'entendre trébucher dans son dos et ne pas se retourner. Qu'elle tombe et se relève seule. Seule avec le goût amer de l'injustice... Parce qu'il la voulait forte. Il la voulait assez forte pour accepter tous ses élans de colères et tous ses excès. Il voulait anéantir en elle la femme qui aurait pu encore le fuir.
Sa grand-mère au contraire avait pour dégoût les femmes qui se négligeaient. Il ne fallait pas être coquette - parce qu'elle trouvait ça vulgaire - mais il fallait à tout prix ressembler à une femme quand même. Pour paraître en société, les jours de célébrations, sa grand-mère sortait toujours de ses armoires une de ses robes de jeune fille qui empestaient l'essence de térébenthine et la poussière et qu'elle forçait sa petite-fille à enfiler. Malgré cela, Jimin était rarement appelée à travailler avec les femmes. La plupart du temps, elle assistait mollement Namjoon. On l'avait associé aux tâches des hommes. Légère et habile, elle était généralement chargée de grimper aux échelles pour tous les travaux qui nécessitaient d'être en hauteur.
La soirée était inhabituellement fraîche ce soir-là. Les bénévoles avaient pour tradition de partager le dîner sous la tente principale en récompense de leur travail. Ils y discutaient déjà des ajustements à prévoir pour l'année prochaine. Il arrivait que le prêtre sorte sa guitare pour leur jouer quelques morceaux, toujours les mêmes. Mais l'alcool aidant, les applaudissements bienveillants étaient sans faute redoubler. Parfois même, ils se joignaient à ses cordes pour entamer un chant d'adoration.
Mme. Min était arrivée dans la soirée, après que les boîtes à outil soient rangés bien au chaud dans les coffres de camionnette, ravie de pouvoir distribuer les recettes de son potager sans devoir manœuvrer la perceuse. Mais ni Koo ni Yoon ne semblaient s'être jointes à la veillée. Jimin mâchouillait des gâteaux apéro, l'air plus renfrognée qu'à l'accoutumée, assise à l'extrémité de la longue table. Sa petite silhouette était dissimulée entièrement par un vieux sweatshirt de Namjoon qu'elle lui emprunté. Elle avait laissé quelques mètres entre le groupe, assise en bout de la rangée de table. Elle espérait faire diminuer le volume sonore des conversations qui résonnaient sous l'épaisse bâche du toit, sans pour autant paraître trop impolie. Elle essayait de faire abstraction des éclats éblouissants des guirlandes qui s'enroulaient autour de la structure et qui lui faisait mal au crâne. Alors qu'elle enfournait une nouvelle poignée de chips dans sa bouche, elle croisa le regard courroucé de sa grand-mère sur elle. Elle se demanda si c'était parce qu'elle portait le vêtement d'un garçon, si c'était la capuche qu'elle avait rabattue sur son visage pour essayer de disparaître ou simplement parce que sa grand-mère n'avait jamais que des reproches à la bouche pour elle. Dans le doute, Jimin retira sa capuche en l'insultant mentalement avant que leur attention à toutes les deux ne soient détournés par l'entrée indiscrète d'un nouvel arrivant sous la tente.
Jimin se figea sur sa chaise alors qu'elle découvrait Jihyun qui saluait en grands éclats ses proches et toute la tablée. Le jeune homme était un grand échalas à la chevelure gominée, une amabilité d'hypocrite, des manières vulgaires, un rictus mal placé et l'air bête. En somme, il était le portrait craché de son petit frère mais l'œil plus sournois. Jim chercha aussitôt Namjoon des yeux. Il était debout, en train de servir de généreux gobelets de mauvaise bière et, de toute évidence, cherchait à masquer sa surprise alors que son aîné s'approchait de lui, les bras grands ouverts pour le serrer contre lui :
- Hé le morveux ! T'as encore grandi, ma parole, plaisanta-t-il, faisant mine de trouver cela encore drôle alors qu'ils étaient devenus tous deux des hommes depuis bien longtemps.
Namjoon se laissa faire et il sembla se perdre dans l'étreinte musclée, déboussolé, et, pendant une seconde, Jimin eut de la peine pour lui. C'était son regard. Jimin connaissait ce regard. Celui où l'on cherche et trouve l'amour dans sa peur. Ils sont parfois comme des petits enfants qui regardent ces mains tendues, méfiants qu'elles ne se fassent brutales bientôt. Être serré par ses mêmes mains. Être tenu connu contre ce cœur qui prétend vous reconnaître même dans le noir le plus noir mais qui parfois - oui parfois seulement - commande cyniquement votre destruction.
Jim détourna rapidement les yeux. Elle savait que Namjoon n'aimerait qu'elle puisse voir aussi clair en lui. C'est un peu un truc qu'ils ont entre eux, comme un accord muet. Quand l'un fléchit, l'autre détourne le regard. Ça lui laisse le temps de reconstruire son image intacte. Et puis on fait mine d'oublier. Et puis, de toute manière, elle n'avait aucunement l'intention de perdre du temps à s'apitoyer sur la famille merdique de Namjoon. Ce n'était un mystère pour personne ici. Surtout pas pour Jimin. Alors, elle replongea obstinément la main dans son paquet, agacée.
Jihyun avait toujours été une racaille de la pire espèce et sa façon détestable d'embrasser toutes les bigotes du pays comme du bon pain relevait plus de la provocation qu'autre chose. Il était la définition même du mec qui avait mal tourné. Il était parti en ville il y a de ça pas mal de temps. Jimin n'aurait su dire quand parce que ce n'est certainement pas le genre d'information qu'elle s'attachait à conserver. Mais assez longtemps pour qu'elle espère qu'il ne refoute plus jamais ses pieds ici. Au contraire, Namjoon l'avait attendu sans doute de pieds fermes ce retour, cette visite. Même s'il ne l'aurait jamais avoué. Elle imaginait qu'elle pouvait le comprendre dans un sens. C'est un truc de grand frère, non, d'être admiré de son cadet ?
Mais le truc vraiment agaçant avec Jihyun, c'était qu'il partait un beau jour et ne donnait plus de nouvelles. Et puis, comme ça, un jour comme aujourd'hui, il revenait triomphant sur les lieux qui l'avaient bercé, comme une fleur. Il aimait peut-être qu'on ait souffert de son absence. En ville, Jimin était prête à parier qu'il était le dernier des ratés. Ici, il se plaisait à jouer le petit patron mafieux et à terroriser les gosses. Au fond, il n'avait jamais grandi et il était comparable à ces petits harceleurs de cour de récréation qui ne se sentent exister qu'en foutant le bordel. Ce genre de personnes qui faisaient pitié, selon Jimin. Namjoon et sa stupide admiration faisait tout autant pitié, d'ailleurs.
Le mécontentement de la petite blonde monta d'un cran alors que Namjoon et son frère s'approchèrent d'elle : après les lumières abrutissantes, les conversations bruyantes, il avait fallu qu'on rajoute la désagréable présence de Jihyun. Mais bien-sûr, Namjoon flippait bien trop d'être seul avec lui, il avait besoin de Jimin pour gérer. Elle serra les dents alors que Jihyun passait une main dans son dos pour la contourner :
- Jimin, Jimin... Il ne manquait plus qu'une Park pour que le tableau soit complet ! Et quelle femme mademoiselle est devenue, se moqua-t-il sans pour autant pouvoir cacher l'avidité de son regard qui prenait la mesure de l'étendu de sa beauté.
Elle avait subitement envie de remettre la capuche sur sa tête mais elle le fixa tout en continuant à mâcher, imperturbable. Namjoon eut un rire bête et elle eut vraiment envie de se lever et de le gifler lui :
- Jihyun, salua-t-elle du bout des lèvres.
Les trois se connaissaient trop bien pour être dans l'hypocrisie. Ainsi, elle ne comptait pas lui paraître sympathique. Jimin avait d'autres choses à faire que perdre du temps avec des gens comme Jihyun. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de jeter un œil anxieux à Namjoon, alors qu'ils prenaient place à ses côtés. Quand Jihyun était là, c'était comme s'il ne savait plus où se mettre pour qu'on l'oublie. Il était tendu à l'extrême, mal à l'aise. Est-ce qu'il avait espoir que Jimin fasse la conversation à sa place ? Avec son propre frère ? C'était hors de question :
- Alors vous sortez finalement ensemble ? questionna-t-il en pointant du doigt le sweatshirt de Namjoon sur les épaules de Jimin
C'était un connard de poser cette question :
- Non, répondirent-ils à l'unisson.
Il se rassit au fond de son siège, amusé par leur solennité :
- Tu devrais, Nam. Depuis le temps que vous traînez ensemble... Et elle est jolie.
Nam lança un petit regard rapide en direction de Jim, histoire d'être sûre qu'elle n'allait pas se jeter sur lui et lui griffer sauvagement le visage. Il eut presque envie de rire en la voyant fixer un point au loin, profondément ennuyée par le commentaire, sa petite mâchoire tendue comme un arc.
Il n'y avait rien à répliquer. Il haussa simplement les épaules. La réalité était que Namjoon était peut-être le seul homme qui ne se posait pas la question de savoir si Jimin était jolie. Jim était juste quelqu'un. Quelqu'un qui s'était retrouvé à vivre la même vie de merde que lui. Jimin était affreusement chiante et caractérielle et compliquée et... Et Jimin était aussi bien trop merveilleuse pour ce monde et pour les gens comme lui. Il la détestait parfois, pour ça. Tout aurait été plus simple si elle avait été conne et rude, comme toutes celles qui vieillissaient ici et qui finissaient par abandonner tous les rêves que font les filles. Jimin, elle vivait trop dans sa tête.
Jimin finit par se lever, probablement trop irritée par le nouvel arrivant. Elle partit sans doute se planter dans un coin sombre en attendant de pouvoir avoir l'autorisation de se tirer. Il regarda sa silhouette rétrécir dans le soir en déglutissant. Il n'aimait pas ça. Il n'aimait pas ça du tout. Il ouvrit la bouche, hésitant, haletant. Et puis, il osa parler.
- Pourquoi est-il ici ?
Namjoon fit un bond, rattrapa de justesse le carton qu'il chargeait dans son coffre. Il le posa rapidement et plaqua une main sur son cœur, prenant appuie maladroitement contre la carrosserie poussiéreuse de sa voiture pour reprendre ses esprits. Il releva les yeux vers Jimin, à quelques mètres de lui. Elle ne souriait pas mais il savait qu'elle n'était pas fâchée de lui avoir foutu les jetons. Fuck. A force de fumer et boire comme un ringard, son palpitant déconnait sérieusement. Elle allait finir par le tuer à apparaître toujours dans les moments où il se pensait seul. Il souffla et sortit son paquet de cigarettes :
- Qu'est-ce que tu veux ? râla-t-il comme si elle était la seule responsable de sa migraine et du nœud au fond de son ventre
Leurs regards se croisèrent. Il se détourna en pestant entre ses lèvres, craquant son allumette pour allumer sa clope. Sentant qu'elle n'avait pas bougé d'un poil, piochant encore dans un nouveau paquet de chips, il soupira de nouveau. Putain. Jimin était la pire des chieuses, parfois :
- Arrête de bouffer comme ça, tu vas avoir un gros cul, se vengea-t-il de la nervosité qu'il venait d'accumuler.
Jimin marqua un temps de pause avant de replonger sa main dans le paquet, signe qu'elle avait sans doute considérer de l'étrangler et de lui arracher les yeux pendant quelques secondes :
- Qu'est-ce que ça peut bien te foutre ?
Visiblement, elle avait besoin de lui vivant si elle voulait obtenir des informations. Il ne répondit rien. Ce n'était pas une question, elle lui rappelait juste qu'il fallait mieux pour lui qu'il se la ferme. Elle avait raison, il était un connard. Agacée, elle reprit :
- Tu savais qu'il viendrait ?
Son regard perçant rendait Namjoon nerveux. Il frotta ses yeux dans une tentative désespérée de regagner une certaine nonchalance. Il soupira en rejetant en arrière les quelques mèches grasses qui lui tombait sur le front avant de se redresser pour la confronter :
- J'en savais que dalle, Jim.
Et c'était vrai. La dernière fois qu'il avait eu des nouvelles de son frère remontait à bien un an. Il avait été chopé pendant une livraison et jeté en garde à vue. Tout ça parce qu'un petit gars plein de fric voulait avoir l'air cool en se défonçant le cerveau avec une quelconque drogue de merde, dans une soirée de merde, dans une ville de merde. Putain, ça lui foutait la rage parfois... Mais qui était-il pour critiquer le monde ? Personne. Il valait mieux ne rien penser de tout ça.
Jihyun n'avait pas appelé Namjoon quand il avait été condamné avec sursis. Mais il avait quand même appris la nouvelle parce qu'il avait des amis à lui qui rentraient parfois au village et qui était vaguement proches de son frère. Suffisamment proche en tout cas pour être au courant de tous les bourbiers dans lesquels Jihyun se jetait allégrement. Namjoon ne disait jamais rien des nouvelles qu'il recevait de la ville à ses parents. Ce soir-là, il n'avait pas dérogé à cette règle. Il était rentré après le boulot, il avait mis la table en écoutant sa mère et son père se disputaient par-dessus les voix du poste radio. En mangeant, ils semblaient déjà avoir oublié pourquoi ils se gueulaient dessus. Son père lui parla boulot. Les décisions de merde de la direction. Et Namjoon avait essayé de ne rien ressentir en songeant à son frère. Namjoon ne le changerait pas. Namjoon ne changerait ni le monde, ni sa famille, ni sa vie. C'était comme ça. Il fallait s'y faire.
D'une certaine manière, il n'arrivait pas à être en colère contre Jihyun. Pas totalement. Il savait pourquoi il était parti. Il était parti pour les même raisons évidentes que tous les autres. Ce n'était pas vraiment une question, en réalité. Et puis, lui, en ville, il aurait sans doute fini pareil. Petit égo cassé, la peau avide d'amours indécentes, la rage à l'âme, l'argent pour se racheter une dignité : c'était facile d'imaginer le scénario qui l'avait conduit à jouer le toutou auprès des petites chefferies urbaines. Vous voyez, ni Jihyun ni Namjoon n'avaient vraiment peur de passer pour des ratés. On leur avait fait comprendre qu'ils l'étaient du jour où ils avaient mis un pied dans ce monde. Non, Namjoon gardait tout ça pour lui. Il ne pouvait pas vivre à l'idée que, si son frère venait à mourir, ses parents passeraient le restant de leurs jours à se demander quelle erreur ils avaient commis. Des erreurs, leurs parents s'en étaient répandus. Peut-être que parfois, la nuit, quand Namjoon était censé dormir depuis longtemps déjà, il aurait pourtant souhaité de tout son cœur qu'ils en prennent conscience. Que ça les ronge. Que comme Namjoon, ils soient les yeux ouverts dans la pénombre de leur chambre à souffrir. Mais jusqu'ici, Namjoon n'avait jamais parlé. Il n'avait jamais rien dit. Petit, c'était la peur des représailles. Il voyait comment son père cognait quand son frère faisait des conneries à l'école. Il se souvenait des scènes entre lui et Jihyun dans la cuisine. Ils se battaient de façon spectaculaire. Leur mère hurlait qu'ils aillent faire ça dehors pendant que son mari plaquait l'adolescent contre les étagères remplis de vaisselle, rouge de colère. Ses pieds ne touchaient même plus le sol.
Quand son frère avait commencé à travailler, c'était lui qui avait pris la relève pour faire des conneries à l'école. Ça lui aurait donné des occasions de parler, sans doute. Il n'avait plus vraiment peur, il aurait pu être un peu méchant. Mais finalement, il encaissait en silence. Namjoon, lui, n'avait jamais eu la combativité de Jihyun. C'était devenu une habitude, se taire. Et puis, il se disait que ça restait leurs parents, vous voyez. Ils ne méritaient pas de tels tourments :
- Jihyun déteste cet endroit, s'agaça Jimin, comme si elle ne pouvait pas accepter l'idée que son retour était inopportun
Elle avait raison, ça ne pouvait pas l'être. Jihyun ne serait jamais revenu ici sans une bonne raison. Et ça lui faisait froid dans le dos rien que de se remémorait les propos glaçants qu'il lui avait tenu une heure plus tôt. Il avait parlé avec désinvolture et des mots si crus étaient sortis de sa bouche que Namjoon l'avait écouté sans dire un mot : « Tu comprends, Nam ? Tu comprends, il faut que je ne fasse pas de bruit. Un bon petit citoyen docile, qu'ils me foutent la paix. »... Liberté conditionnelle... Bordel. Il ne savait même pas ce que ça voulait dire. Mais ça ressemblait à ce que Namjoon appelait « les emmerdes ». Il tira sur sa cigarette et ricana :
- Qui ne déteste pas cet endroit ?
Il avait dit qu'il comptait se faire employer un temps à la scierie, aussi longtemps qu'il le fallait pour qu'ils l'oublient. Papa l'aiderait à y rentrer, c'était le plan. La réinsertion professionnelle, il avait dit. Enfin, un truc comme ça. Namjoon ignorait ce qu'il leur avait baratiné pour qu'ils avalent le truc. Jihyun avait toujours été un beau parleur convainquant. Il ne dit pas pour quel motif il avait été condamné. Namjoon n'avait pas vraiment envie de savoir. Ça devait être quelque chose de minable. Comme menacer une mamie au couteau de cuisine pour lui voler son sac à main.
Au fur et à mesure que son frère parlait, son esprit se vidait, un blanc l'emplissait totalement. Comme si la vie était comme une poignée de sable qui lui échappait d'entre les doigts, vous voyez ? C'était la seule image qui lui venait pour décrire ce qu'il ressentait. Sous la table, il avait caché ses mains tremblantes. Il ne pouvait pas imaginer plus terrible moment pour Jihyun de débarquer ici.
Le bordel. Ça allait être le bordel.
Elle observa le corps de Namjoon dans l'éclairage froid du petit lampadaire. Sa tête semblait peser autant qu'une pierre, son échine courbée pouvant à peine la supporter. Elle aurait voulu le secouer de toutes ses forces, comme si, côte à côte le torse bombé, ils pouvaient continuer à nier leur pitoyable avenir :
- Tiens-le, ton frère, compris ? Personne n'a besoin de quelqu'un comme lui ici.
Elle avait parlé avec dureté mais Namjoon savait que ce n'était pas de la méchanceté. Il ne dit rien, fit un petit geste du menton insolent, mais ils savaient que le message était passé. Namjoon devait faire attention à lui. Elle vida les dernières miettes du paquet dans sa bouche avant de le chiffonner et de le jeter sur le siège arrière, par la fenêtre ouverte de la voiture :
- Merde, Jimin ! Ma caisse, c'est pas une poubelle !
Elle avait déjà fait volteface et s'éloignait en direction du parking où les dernières conversations s'épuisaient lentement. Elle l'entendit marmonner un « pouffiasse » dans sa barbe.
Jimin retrouva sa grand-mère qui discutait encore avec quelques femmes. Mme. Min était encore là et semblait heureuse de sociabiliser avec des gens du cru, même si elle semblait un peu perdue et décalée à leurs côtés. Jim la scanna de la tête au pied. C'était amusant de voir comme sa fille s'était construite en opposition à tout ce qu'elle était de lunaire. Elle avait à ses pieds deux gros paniers en osier bien chargés et une idée germa aussitôt dans l'esprit de la petite blonde. Jimin se pencha et souleva l'un des deux paniers :
- Mme Min, laissez-moi vous aider à rapporter tout ça.
Elle ne savait pas très bien quelle audace l'avait poussé à agir. Peut-être qu'elle repensait à la journée qu'elle avait passé avec Koo et qu'elle se disait que les amies faisaient ce genre de chose, créer des occasions pour se voir. Et elle avait envie de voir la brune. En fait, elle pensait souvent à Koo. Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Il avait quelque chose dans la façon dont elle essayait d'écouter Jim, dont elle la regardait comme si elle était importante... Parfois, à tout moment de la journée, elle la revoyait assise proche d'elle dans le champ, marcher à ses côtés en soirée ou bien découvrir ses épaules pour lui prêter sa veste. Elle se sentit un peu rougir à l'idée que les femmes puissent deviner qu'elle n'avait pas agi par grandeur d'âme mais, au vu du sourire fier de sa grand-mère, la manipulation était passée. Mme Min s'esclaffa :
- Ah les jeunes comme ça, on n'en fait plus !
Jim ne chercha pas à comprendre ce qu'elle voulait dire par là. Elle fut soulagée lorsque sa grand-mère l'autorisa à rentrer avec Mme. Min. Elles se mirent en marche vers leur petit domaine, dans la nuit. Mme. Min se mit en tête de la questionner sur son avenir. Jim marmonna une histoire bidon, qu'elle ne savait pas trop, qu'elle prenait son temps pour réfléchir. Elle remerciait Yoon de ne pas avoir détaillé à sa mère le néant qui arrivait à la fin des vacances d'été. Elle avait suffisamment l'impression que les jours qui passaient était un compte à rebours mortifère, elle n'aurait pas eu le courage de supporter les conseils bien léchés d'une femme qui, de toute évidence, ne comprenait pas sa vie.
Elle l'invita à boire un verre d'eau pour la remercier et même si Jimin n'avait pas la moindre envie de mettre un pied chez les Min, la curiosité l'emporta. Peut-être que Koo serait là. Mais dans le salon, à sa grande déception, elle ne croisa que Yoon à qui Hobi tâchait de faire la lecture, devant la cheminée éteinte. Elle semblait en train de s'endormir contre son épaule, ses lunettes tombant sur le bout de son nez fin. Elle se redressa, mécontente d'être surprise un peu trop proche de Hobi. Mme. Min ne sembla pas le moins du monde le remarquer et se lança dans des descriptions détaillées de sa soirée. Par politesse, Hoseok fit semblant de s'intéresser à sa tirade et elle se laissa tomba dans un fauteuil moelleux que Jimin aurait bien aimé testé. Mais Mme. Min commanda rapidement à sa fille de servir un verre d'eau à leur invitée pendant qu'elle répondait aux questions plates de celui qu'elle considérait déjà comme son beau-fils. Yoon leva les yeux au ciel en les voyant faire mais se leva sans broncher. Lorsqu'elle passa aux côtés de Jimin, elle lui souffla avec autorité :
- Suis-moi.
Jim se retint de soupirer. Premièrement, aucun signe de Koo à l'horizon, elle se sentait stupide de s'être laissée entraînée par sa propre bêtise. Mais en plus de ça, elle allait se taper la Présidente des élèves et ses discours sur la vie. Elle s'était jetée elle-même dans la gueule du loup semblait-il. Quelle idée de merde que de rendre service aux gens. C'est ainsi qu'elle se retrouva dans la plus belle des cuisines qu'elle n'ait jamais vu. Mise à part dans les magazines féminins, chez sa grand-mère. Mais elle avait toujours pensé que c'étaient des mises en scène et pas que des vrais gens vivaient dedans. Elle espérait que sa surprise ne se lisait pas sur son visage. Elle essayait d'imprimer ces couleurs et ces textures pour plus tard. On ne savait jamais, peut-être qu'un jour, elle aussi, elle aurait une jolie maison. Sa sidération fut coupée court par un verre d'eau fraîche tendue sous son nez :
- Tiens.
Jim attrapa le verre, oubliant de remercier. Elle était bien trop mal à l'aise pour fonctionner normalement. Elle allait prendre ce verre, le vider d'une traite et se casser de cette magnifique maison pour toujours. C'était le plan. Et de toute manière, Yoon n'était pas du genre à se formaliser pour si peu. Elle avait l'habitude des petites brutes dans son genre :
- Tu es venue pour voir Koo ?
Jimin sursauta presque en entendant ce prénom. Elle oublia comment avaler pendant quelques secondes alors qu'elle sentait ses joues chauffer. Elle eut une difficulté incroyable à faire tomber l'eau glacée dans son estomac, quand bien même elle voulait nier son accusation, indignée par on ne sait trop quoi. Yoon sembla très amusée par le spectacle. Elle prenait plaisir à la torturer. La blonde jouait les dures mais elle était comme n'importe qui. La Président croisa les bras sur sa poitrine et ne lui laissa pas le temps de rétorquer :
- Dommage. J'espère un peu que tu venais pour m'apporter de bonnes nouvelles.
Jim détourna les yeux en reposant son verre sur le marbre lustré, embarrassée par la tournure que prenait la conversation. Face à son silence, Yoon soupira, jetant son regard par la baie vitrée. Sur les champs baignés par le noir de la nuit se découpaient leurs deux reflets blancs, comme de grands fantômes flottant dans la nuit. Elle allait reprendre la parole mais un filet de voix hésitant la coupa dans son élan :
- Je vais avoir dix-huit ans à la fin du mois.
Les deux adolescentes s'observèrent longuement. Le cerveau de Yoon connecta rapidement tous les morceaux entre eux. Evidemment... Evidemment que ça comptait. Jim serait majeure. Une adulte. Capable de faire ses propres choix. Mais ça marquerait aussi le jour où plus aucun organisme des services de la protection de l'enfance ne viendrait la recherchait là-bas. Si elle n'arrivait pas à se défaire de l'emprise de son père pour demander de l'aide... Haechan n'avait probablement aucune intention de la perdre une seconde fois. Il ne fallait pas compter sur sa mère pour venir la chercher. A moins qu'ils ne se passe quelque chose de grave, personne ne viendrait chercher Jimin... Mais il ne fallait pas penser au pire.
Jimin fixait intensément Yoon. Elle lui demandait de l'aide. Elle lui avouait silencieusement qu'elle ne savait plus quoi faire pour elle-même, qu'elle était terrifiée, qu'elle était perdue. Pour la première fois, la Présidente des élèves se sentait prise de court, impuissante. Elle voulait lui dire quelque chose, qu'il y avait des solutions, qu'elle n'était pas seule. Mais Yoon avait peur quelque part de promettre quelque chose qui la dépassait. Elle avait besoin de temps, de réflexion.
Jimin cherchait la confirmation dans les yeux de Yoon que son passage à la majorité serait signe de bon augure pour elle. Elle déglutit mal à l'aise devant son silence. Elle savait habituellement avoir des mots encourageants mais Jimin était trop intelligente pour ça et elle ne croyait pas aux faux espoirs.
Parfois Yoon était vraiment triste pour Jimin. Elles n'avaient jamais été amies mais elle s'était attachée à elle plus qu'à l'accoutumée. Vous voyez, il y avait quelque chose en Jimin qui vous donnait envie de vous démener. Elle avait défendu l'indéfendable aux conseils de classe, mettant sa réputation et sa crédibilité en jeu, pour la protéger. Quand elle voyait Jimin dormir au fond de la classe, isolée du monde tout autour d'elle, elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce qui se passait chez elle le soir, ce qu'elle ne disait à personne. Elle voulait aussi la secouer, lui dire que d'autres choses étaient possibles, qu'il fallait quitter son apathie mortelle. Mais ça aussi, c'était injuste. Parce que personne de leur âge ne pouvait se sortir de cette situation seul. Et c'est pourquoi elle préféra garder le silence. Yoon aussi était aussi jeune et incapable que Jimin de trouver de vraies solutions. Prise de court par la situation, Yoon ignora son appel à l'aide et conclut la conversation, mal à l'aise :
- Il est trop tard pour tout ça... Nous reparlerons plus tard. Moi aussi, j'ai des choses à te dire.
Jimin aurait voulu parler, répondre quelque chose d'intelligent. Ou un minimum arrogant, histoire de ne pas perdre la face. Elle ravala les tremblements qui agitaient son corps alors qu'elle avait essayé de formuler quelque chose qui la torturait depuis des semaines. Mais même ça, elle en était incapable. Elle était pétrifiée à chaque fois que la Présidente des élèves essayait de la faire parler de son futur. Il lui semblait qu'elle ne pouvait donner aucune réponse face à un avenir qui, quelque soit le choix qu'elle prendrait, lui semblait douloureux et sans issue réelle. Mais comment exprimer la prison qu'elle ressentait au fond d'elle ? Alors elle resta les bras ballants devant Yoon, incapable de formuler quoi que ce soit. Yoon la prit en pitié et décida de la libérer :
- Koo était partie se défouler. Elle devrait arriver d'une minute à l'autre. Si tu pars maintenant, tu devrais la croiser avant qu'elle ne rentre...
Jim continua de la fixer, les yeux écarquillés mais quelque chose dans son expression avait changé, signe qu'elle avait visé juste. Elle réprima difficilement un petit sourire. C'était gros comme le nez au milieu de la figure :
- Ça, ça veut dire qu'il faut que tu y ailles. Maintenant, insista-t-elle pour qu'elle se décide à initier un mouvement.
Jimin sembla piquée par la remarque et se redressa rapidement, essayant de cacher sa précipitation soudaine. Yoon lui emboita le pas. Elle salua Hoseok et Mme. Min et, à la porte, elle semblait avoir repris ses esprits. Alors qu'elle allait se jeter dans le noir, elle sembla se souvenir de quelque chose et revient sur ses pas. Elle glissa à l'attention de la Présidente :
- Il me faut aussi des informations sur quelqu'un, Yoon.
Les deux jeunes femmes se fixèrent quelques secondes. La Présidente sembla considérer l'offre. Si elle était plutôt bavarde auprès de Koo, elle se faisait orgueil de bien garder les secrets de chacun au plus grand nombre. Cela faisait partie de son professionnalisme. Mais si elle voulait que Jimin soit coopérative, elle devait peut-être faire entorse à sa discipline. Elle lui accorda d'un hochement de tête prometteur :
- Je verrais ce que je peux faire.
Elles se saluèrent sans davantage de cérémonie et Jimin balança sa capuche sur sa tête avant de s'éloigner d'un pas rapide.
Quand Jimin regagna le portail de la propriété, elle tomba nez à nez avec Koo qui finissait ses étirements contre le murée de pierre. Elle portait un short de cyclisme et un t-shirt blanc très simple. Quelques mèches avaient échappé à sa tresse, comme d'habitude. Dès qu'elle aperçut la petite blonde, sa bouche se fendit en un sourire chaleureux. Jimin dut retenir son visage de s'éclairer de même. Elle l'observa avec une froideur un peu trop surjouée :
- Jim, tu étais chez nous ?
Parfois, Jimin oubliait que Koo venait d'un milieu où les maisons ressemblaient à des décors de magasines. Quelque chose la mettait mal à l'aise, là-dedans. Comme si elle avait une expérience de la vie balbutiante et brouillon à côté. Et si elle semblait à côté de la plaque depuis le début ? Elle bredouilla des justifications :
- Je, j'ai aidé ta tante avec ses affaires.
Koo hocha la tête. Elle ne cherchait pas à interpréter quoique ce soit dans les comportements des autres. Mais Jimin avait cette habitude de mentir un peu sur tout et n'importe quoi pour s'éviter des représailles ou réprimandes potentielles :
- Si j'avais su que tu allais passer, je ne serai pas partie. Mais par chance, je suis rentrée à temps pour te croiser.
Jimin espérait vraiment que la capuche qu'elle avait enfoncé sur sa tête et l'obscurité cachaient la teinte cramoisie qu'elle prenait. C'était le genre de stupide commentaire gentil qui la mettait qui traînait dans sa tête pour des jours entiers. Elle se trouvait ridicule. Elle aurait voulu lui dire qu'elle était aussi contente de la voir mais cela lui sembla insurmontable. Elle resta plantée là, les poings flanqués dans les poches de son sweatshirt. Koo offrit :
- Ça te va si je te raccompagne chez toi ? J'ai encore un peu d'énergie à dépenser avant d'aller dormir.
Jimin resongea à ses jouets de bébé qui pourrissaient dans le gazon haut, mâchouillés par le vieux griffon. Et à la lumière glauque du plafonnier qui filtrait à travers les persiennes rouillées. Et aux postes de télévision qui hurlaient à travers la ruelle, entre les maisons des vieux travailleurs de la scierie qui s'étaient tués les tympans avec les machines à une époque où ça ne posait de problème à personne. Son nez fronça par réflexe, gênée, alors qu'elle se força à prendre la parole avec désinvolture :
- J'ai la dalle. Je connais un truc pas mal, ça te dit de tester ?
Koo sembla réfléchir quelques secondes, jetant un coup d'œil en direction de la maison. Mais son visage finit par s'illuminer d'un sourire magnifique et... Et éclatant comme Jimin avait rarement vu des couchers de soleil l'être. Elle enfonça son ongle dans sa paume de main pour se rappeler à l'ordre :
- Ouais, avec plaisir.
Jimin ne put réprimer un petit sourire en coin, soulagée. Elles se mirent en marche, côte à côte. Jimin essaya d'oublier son pantacourt camouflage de chantier et le sweatshirt puant de Namjoon qui lui faisait une robe :
- Tu cours souvent les soirs, comme ça ? voulut-elle savoir.
- Hm, affirma Koo : ça fait le vide dans ma tête avant d'aller dormir.
- Soucis pour dormir ?
- Parfois.
- Hm.
Koo lui lança un petit regard mais n'ajouta rien. Jimin reprit car un silence l'aurait gêné :
- Trop de choses en tête ?
Elle se sentit un peu mal à l'aise en s'entendant parler. Elle ne savait pas ce qui lui prenait, elle n'avait pas à poser des questions aussi intimes tout à coup. Mais Koo ne semblait pas le moins du monde surprise. Encore moins dérangée de lui répondre :
- Ma grand-mère est à l'hôpital en ce moment. On espérait qu'elle reviendrait à la maison à la fin de l'été mais... Son état ne semble pas encore stabilisé.
La lumière de la petite épicerie illuminait la place au loin. L'air commençait juste à être respirable. Jimin sembla se perdre un instant dans ses pensées. Elle, elle détestait par-dessus tout sa grand-mère. Mais maintenant, si elle s'imaginait la vieille sur un lit d'hôpital, comme dans les films dramatiques, branchée de partout... Ca lui semblait vertigineux :
- Nous vivions ensemble. Elle m'a élevé comme un parent, en quelque sorte.
La phrase foudroya quelque chose en Jimin. La vieille était une vraie épine dans le pied, honnêtement. Mais elle s'était occupée de Jimin sans relâche, même lorsqu'elle lui avait mené la vie dure. Jim se rappelait de la vie à ferme. Ça avait été un enfer entre elles. Elles se seraient jeté des assiettes au visage si elles avaient pu. Jimin se souvenait de la détresse constante dans laquelle elle avait vécu à cet épisode de sa vie. Elle était petite encore à l'époque. Mais elle se rappelait fixer l'horizon avec rage, ressentant au fond d'elle ce même désemparement qu'aujourd'hui : comme si elle ne savait pas si elle devait s'enfuir, elle, sans jamais se retourner ou faire la guerre à la Terre entière pour retrouver le monde de son père, qu'ils lui avaient dérobé. Parfois, elle se décidait à mettre un pied devant l'autre, remonter la route du sud comme si elle pouvait trouver un chemin, une issue. C'était toujours sa grand-mère qui venait la repêcher. Elle la giflait pour la forme. Parce qu'elle était mal à l'aise de voir une gamine hurler à la mort alors qu'elle essayait de la mettre dans la voiture. Mais la vieille n'était jamais dangereuse comme son père. Elle, au moins, elle ne la secouait pas en lui hurlant qu'elle était juste comme sa salope de mère.
Quand bien même Jimin était punie de tout parce qu'elle s'était mal comportée à l'école, sa grand-mère venait la bercer chaque soir. La nuit, si elle l'entendait sangloter dans son lit ou appeler désespérément ses parents dans un sommeil délirant, elle se levait et passait des heures à lui caresser la joue. D'une certaine manière, la façon qu'elle avait de toujours mettre son nez dans les affaires de Jim était sans doute une preuve de considération. Elle était la seule qui enfonçait le portillon rouillé du jardin, enjambait énergiquement les divers objets abandonnés à la pluie et au vent, pour venir déposer des conserves qu'elle faisait à la ferme. Son fils avait beau l'insulter de tous les noms, elle revenait à la charge toujours plus forte et remontée. C'était une figure qui faisait preuve d'une certaine constance. Jim se demandait si ce n'était pas ça, au fond, l'amour.
Jim hocha lentement la tête en regardant au loin. Koo s'étonna à penser que la compréhension qui traversa alors son visage n'avait besoin d'aucun mot pour la réconforter. Koo repensa à ce que Yoon lui avait raconté sur Jimin. Elle se doutait que l'expérience qu'avait Jim du deuil n'avait probablement rien à voir avec la sienne, que cela devait être une émotion conflictuelle chez elle. La mort avait cet avantage de séparer sans rancune. L'abandon devait avoir une toute autre dimension.
Elles entrèrent dans la petite épicerie du village et une forte odeur de poussière chaude et de papier journal leur sauta aux narines, étouffante. La caisse était désertée. Les réfrigérateurs ronronnaient d'un bruit assourdissant sous la lumière verdâtre des néons. En face de la porte, place stratégique d'un commerçant consciencieux, leur faisait face le mur des alcools, qui se dressait jusqu'au plafond. La silhouette de Jimin semblait minuscule devant les étalages de bouteilles. Elle détourna les yeux, nullement impressionnée, et s'enfonça entre les présentoirs pleins à craquer de paquets et boîtes aux couleurs criardes, son lacet défait traînant sur le damier ocre et jaune. Les joints et fissures s'étaient remplies au fil des années de cette boue sombre qui avait coagulé dans les veines du carrelage. Koo lui emboîta le pas. Jimin ouvrit la porte d'un frigo, à l'autre bout de l'allée, et regarda par-dessus son épaule :
- Boisson aussi ?
Sa petite créole dorée attrapa la lumière blanche comme une étoile cachée dans son cou. Elle ressemblait à un ange, baignée dans ces lumières froides, comme prête à être avalée par les portes du paradis. Quelque part, cette image donnait envie à Koo d'accourir vers elle pour l'attraper, la retenir. Il y avait quelque chose dans la beauté de Jimin qui était tellement triste que ça lui faisait mal. Surtout ce soir où elle sentait son cœur sur le bord d'un gouffre. Ses yeux continuaient à faire mentir le sourire qu'elle s'efforçait de conserver. C'était ce mélange de fragilité et de puissance qui émanait de la petite blonde, de son regard plein de rage et d'innocence. Koo avait le sentiment que Jim la comprenait. Que même si c'était l'été, les vacances, l'air de liberté à l'idée de se barrer, de devenir indépendant, il y avait aussi en elles la peur de l'inconnu. Du néant aussi. Mais Koo savait aussi qu'elle, elle ne comprendrait jamais totalement Jimin.
La brune hocha la tête en se forçant un peu à sourire. Jimin hésita un instant avant de détourner les yeux, une expression indéchiffrable au visage. Elle finit par attraper ce qu'elle cherchait avec nonchalance :
- T'as pas besoin de sourire si tu es triste pour ta grand-mère.
La petite blonde avait parlé avec un ton irrité, comme si ce genre de comportement l'agaçait. Mais Koo savait que c'était la façon dont Jimin s'exprimait et elle ne s'en formalisa pas. Au contraire, elle trouva la remarque d'une bienveillance assez intelligente. Elle la laissa finir son petit tour et déposer quelques pièces sur le comptoir au côté d'un petit tas de monnaie, signe qu'il y avait eu d'autres passages nocturnes. Les bras chargés, elle se dirigea vers la sortie en maugréant :
- Dieu seul sait où sont les hommes de ce village à cette heure-ci...
Koo repensa au mur des alcools face à la porte ouverte, pesant derrière son dos comme une présence malsaine. Le mur de frigos semblait grogner à présent, comme des animaux dérangés par leur présence. Il y avait quelque chose qu'elle ne sentait pas à Binmin-li. Elle déglutit et essaya de détendre l'atmosphère :
- Tu as déjà volé des trucs ici ?
- Bien-sûr que non, mentit copieusement Jimin en passant la porte, la brune dans son dos.
Elle avait volé quelques trucs, seulement. Mais c'était d'une valeur inexistante pour la trésorerie d'un petit commerce bien implanté dans le paysage local. Et puis, son père donnait toujours à leur famille des déchets de bois pour l'hiver et des légumes du jardin en été. Lui continuait de lui vendre des caisses de mauvais whisky dans le dos de Jim. Elle jugeait que si quelqu'un profitait de l'autre, c'était bien lui, pas elle. Mais elle ne voulait pas que Koo l'associe à une voleuse. Elle avait été accusée de trop nombreuses fois au collège, pour les objets disparus dans les vestiaires des filles. Elle détestait à présent ce mot. Jimin n'était pas une voleuse.
Elles s'assirent sur un banc public et Jimin déballa ses trésors avec soin pour les déposer entre elle. Elle invita même Koo à se servir d'un geste d'encouragement :
- Est-ce que parfois tu as peur de traîner la nuit, ici ? questionna la brune en piochant au hasard, avec réticence, dans un paquet : Certaines personnes âgées me fixent quand je vais courir parfois, ils me donnent la chair de poule. Comme si je faisais une bêtise.
Elle croqua dans un snack sous le regard plein d'espoir de sa voisine. Elle fit un effort pour ne laisser aucune émotion transparaître mais elle n'était pas sûre de comprendre ce qu'elle mangeait. C'était trop salé et trop gras, sans doute la seule raison pour laquelle cela restait mangeable. Elle replongea la main dans le paquet et Jimin sembla se détendre enfin. Elle-même prit le temps d'avaler quelques gâteaux avant de répondre :
- Ceux-là sont vraiment pas mal. Ils sont au fromage.
Koo n'était vraiment pas sûre qu'il y ait un gramme de fromage à l'intérieur, ça avait un goût comparable à rien de réel. Mais ça restait addictif, pour toutes les mauvaises raisons. Elle opina pourtant, ne voulant pas la contredire et se resservit assidûment :
- Tu as toujours peur après ce je t'ai donné la dernière fois ? Tu es un peu une froussarde, tu sais.
Koo releva les yeux vers la blonde, surprise. Jim avait un rictus malicieux quasi indétectable au visage cette fois mais la brune le releva quand même. Elle laissa son regard prendre la mesure de son expression avec une joie inexplicable. Koo sourit à son tour, amusée, avant de répondre :
- Je dois t'avouer quelque chose... Je ne sais pas si je crois à ces trucs de magie. Mais en tout cas, je l'ai gardé avec moi.
Elle se redressa un peu pour sortir le pendentif de fortune, essayant de ne pas tâcher son col blanc au passage avec ses doigts huileux. Jimin l'observa faire, très surprise. Elle fixa le petit bouton contre sa peau brune, le cœur battant. La vérité, c'était, qu'à présent, elle avait envie qu'il soit véritablement ensorcelé. Qu'à travers lui, Koo revienne, continue de la croiser au hasard, de vouloir lui parler et de l'écouter comme ce soir. L'idée qu'elle garde précieusement quelque chose qu'elle lui offert lui faisait ressentir quelque chose qu'elle n'aurait su exprimé. Elle se rassit en tailleur sur son côté du banc, s'accaparant un paquet de biscuit et répliqua fièrement :
- Je pense que ça veut dire que tu as un peu commencé à croire en ma magie, en tout cas.
Koo se mordit la joue pour ne pas éclater de rire à la façon dont Jimin avait gonflé son buste, ravie d'elle-même. Sa sincérité, presque trop brute, avait quelque chose d'extrêmement touchant. Si Jimin avait eu un peu plus confiance en elle, il ne faisait nul doute qu'elle aurait été une séductrice redoutable. En tout cas, c'était ce que Koo pensait. La chamane en herbe reprit :
- Alors... Tu es coincée ici, pour le moment ?
Koo hocha la tête. Jimin reprit un biscuit et le mangea en silence, semblant réfléchir. En fait, Jimin n'était jamais du genre à s'attarder sur le malheur des autres. Elle n'était pas d'un milieu où l'on s'étendait de toute manière sur ses douleurs personnelles. On se racontait factuellement les épreuves de la vie en haussant les épaules fatalement. Les jours qui suivaient, les femmes s'organisaient discrètement pour rassembler quelques mets qu'elles offraient aux familles endeuillées. Ce genre de petits gestes solennels mais qui, au fond, étaient assez tendres. Mais surtout, on haussait les épaules en se confiant et l'autre personne hochait la tête, signe qu'il n'y avait pas besoin de plus en dire pour comprendre. Il y avait une certaine fierté aussi à ne pas endommager l'autre avec ses larmes. Mais avec Koo, c'était différent. Jimin avait envie d'être la personne qui savait tout. Elle avait envie de se sentir importante pour elle, d'être sa source de réconfort. Elle finit par questionner :
- Ca ne te dérange pas d'être ici ?
Koo mentirait si elle disait que vivre chez sa tante pour les vacances était désagréable. Elle et Yoon n'avaient aucune obligation, pouvaient manger ce qu'elles voulaient, à l'heure qu'elles voulaient... Elles étaient libres d'aller et venir. La nature autour de Binmi-li était assez magnifique, le lac offrait sa fraîcheur pendant les heures les plus chaudes de l'après-midi. Mais ce n'était pas ce qu'elle avait envie de dire à Jimin, bien que la petite blonde s'en serait contentée. Elle ne voulait pas être comme n'importe quel vacancier qui flatte l'autochtone.
Chaque endroit avait sa part d'ombre et celle de Binmin-li lui semblait particulièrement pesante ces derniers temps. Ou peut-être était-ce elle qui vieillissait et ne savait plus s'émerveiller sans cette part de retenue anxieuse. Dans tous les cas, quand elle observait Jimin évoluer dans ces lieux, son attirance était teintée d'une part de doute. Doute qu'elle essayait de faire taire, surtout quand Jimin la fixait comme ça, au fin fond d'une nuit calme :
- Je ne déteste pas être ici mais... Je ne sais pas si je pourrais y vivre. On dirait que les gens sont durs entre eux. On a l'impression que ça pourrait éclater rapidement mais qu'en même temps tout est si solidement accroché ensemble.
Elles se fixaient maintenant depuis une durée inquiétante, par-dessus les victuailles avant que Jimin n'explose de rire. La brune se demanda ce qu'elle avait pu dire de drôle. Mais, comme elle se rendait compte que c'était la première qu'elle entendit le rire de Jimin, ses préoccupations se dissipèrent aussitôt. Sa tête rejetée en arrière, ses pommettes hautes, ses mèches courtes qui glissaient dans le vide, ses épaules qui se secouent doucement, son visage éclatant... C'était comme la foudre dans la nuit. Elle avait envie de l'embrasser :
- Tu parles comme si les gens de Daebak étaient différents, rit Jimin : Mais tu ne les connais juste pas.
D'une certaine façon, ses paroles marquèrent Koo et elle rougit un peu, trouvant sa remarque déplacée. Jimin avait peut-être raison. Elle ne connaissait tout simplement pas les gens de Daebak comme on connaissait ses voisins dans un petit village. Et on ne savait rien du sentiment fragile de dépendre des autres, d'appartenir aux souvenirs collectifs d'une petite communauté. En ville, quand on avait les moyens de s'isoler, on avait les moyens de s'effacer. Alors, ça ne coûtait plus rien d'être gentil, de saluer un inconnu dont les tars ne nous avait fait souffrir une seule fois. Peut-être qu'elle ne connaissait même pas grand-chose du cœur des Hommes, comparé à Jimin. Elle se sentit embarrassée de son commentaire et décida de se taire.
Un silence s'installa entre elles. Jimin observa un papillon brûler ses ailes contre le lampadaire au bout de la place. Elle était heureuse que Koo soit arrivée à Binmin-li. Elle était heureuse qu'elle ait posé sur Jimin un regard d'intérêt et qu'elle ne l'ait pas trouvé bizarre. Elle la faisait se sentir bien et... Et normale. Elle la faisait sentir comme si elle pouvait être quelqu'un de bien mieux qu'elle ne l'était. Mais elle ignorait comment lui dire ce genre de choses. Ce n'était pas si grave, ce n'étaient guère que de stupides petites émotions. Ça n'avait pas d'intérêt de les lui exprimer. Le principal était qu'elles ne détestaient pas le temps passé ensemble. Elle déboucha sa bouteille de soda sans un mot, pour distraire son esprit. Elle espérait que Koo saurait lire sa maladresse comme le faisait sa cousine. Elle ne voulait paraître pour quelqu'un qui manquait de manières
Quand Jimin jeta un coup d'œil dans sa direction, Koo se rendit qu'elle la fixait avec quelque chose d'un peu trop sincère dans les yeux. Elle détourna précipitamment le regard, les joues rouges. Elle devait bien admettre que ce qu'elle ressentait avec Jimin depuis qu'elle l'avait croisé, ce soir-là, dans la caravane la hantait. Si elle était totalement sincère avec elle-même, la petite blonde l'obsédait. C'était la première fois de toute sa vie que son cœur faisait un bond dans sa poitrine dès qu'elle reconnaissait sa voix. C'était la première fois où elle cherchait des excuses pour voir quelqu'un. C'était la première fois de sa vie où une fille lui plaisait tellement qu'elle rêvait d'elle aussi bien la nuit que le jour. C'était la première fois de sa vie qu'elle ne se posait plus de questions sur rien. Elle regardait Jimin et ce qu'elle ressentait était tellement claire, vrai et tellement bouleversant que, parfois, elle en oubliait de respirer. Elle essayait de refouler tous les questionnements qui lui traversaient l'esprit. Mais c'était plus fort qu'elle. Elle se demandait souvent ce qu'elle faisait, avec qui elle était, est-ce qu'elle pensait à elle... Elle retournait souvent ce que Jimin lui avait dit le premier soir où elles s'étaient rencontrées. Elle ne pouvait plus nier que si la présence de Namjoon lui était aussi désagréable, c'est parce qu'elle était un peu jalouse de lui. Fixant ses lacets, un peu embarrassée, elle eut le courage de formuler :
- Donc... Tu étais avec Namjoon aujourd'hui ?
Jimin fronça les sourcils, automatiquement irritée par la mention de ce nom, et confuse quant à son apparition dans la conversation. Elle but quelques gorgées de sucre pour faire passer la pilule avant de regardait Koo avec agacement :
- J'aidais ma grand-mère pour les préparatifs et il était là, oui.
Koo hocha la tête, l'air perplexe. Il y eu un silence gênant. La brune essayait de détendre l'atmosphère :
- Il est.. sympa.
Jimin ne sut pas ce qu'elle était censée répondre à ça. Elle se tut, les lèvres pincées. Ce qu'elle pouvait bien se foutre de savoir si Namjoon était sympa ou non, c'était pas son problème :
- Depuis quand vous... Vous avez commencé à vous fréquenter ?
Jimin sembla enfin reprendre conscience qu'elle portait son sweatshirt. Et que c'était la deuxième fois qu'elle rencontrait Koo en portant des vêtements à lui après lui avoir dit de son plein gré qu'ils étaient sex friends pour l'impressionner. Maintenant qu'elle avait rencontré Koo et qu'elle pouvait passer du temps avec elle - et penser à elle quand elles n'étaient pas ensemble - , l'idée de retourner dans le hangar de la scierie pour bécoter Namjoon la dégoutait profondément. En réalité, elle avait toujours eu une sorte de dégoût au fond d'elle dans ces moments-là. C'était d'ailleurs assez rare parce que ni l'un ni l'autre ne trouvait ça particulièrement plaisant. Elle le frappait chaque fois qu'il avait une érection alors qu'ils s'embrassaient parce que bordel, comment pouvait-il avoir une érection pour Jimin alors qu'ils traînaient ensemble depuis qu'ils étaient bébés ? Il la dégoûtait. Elle le frappait de nouveau alors qu'il gémissait qu'il n'était qu'un homme. Si les hommes étaient capables de ça, et bien Jimin haïssait les hommes.
Elle avait la conviction que toutes les fois où ils s'étaient embrassés étaient des erreurs. Aucun des deux n'en redemandait et cela mettait toujours un froid entre eux pour les jours qui suivaient, comme s'ils voulaient effacer de leur mémoire ces sensations. Mais parfois, lorsqu'ils se sentaient fragilisés, qu'ils avaient besoin d'avoir mal pour se rassurer et de faire ça sur quelqu'un, ça pouvait leur arriver. Mais c'était plus une punition qu'autre chose :
- C'est fini avec lui, s'enfonça-t-elle dans son mensonge.
Le cœur de Koo s'envola, devenu léger tout à coup :
- Oh, je ne savais pas. Désolée.
Une pointe d'espoir passa dans ses yeux mais Jimin était bien trop agacée pour se rendre compte de quoique ce soit :
- Ne le sois pas, c'est un soulagement...
Koo leva un sourcil, surprise par le choix des mots, et elle se sentit obligée de rajouter quelque chose pour adoucir un peu le trait :
- Il était vraiment un mauvais coup, tu vois ?
Jimin prononça ses mots avec l'envie de vomir. Elle essayait de parler de sexe comme si elle y connaissait quelque chose mais elle était rassurée à l'idée de rester le plus éloignée de toutes ces choses-là. Elle en éprouvait énormément de dégoût. Mais elle espérait qu'elle mentait suffisamment bien pour la jeune sportive y croit.
Koo hocha la tête mais en réalité n'avait jamais vraiment réfléchit à ce à quoi un mauvais coup avec un garçon pouvait ressembler. Enfin, elle avait des amies qui lui avait dépeint en détails les choses bien-sûr. Elle savait que c'était plutôt courant. Mais elle n'avait pas particulièrement envie d'approfondir sa connaissance. C'était quelque chose de totalement étranger pour elle :
- Vous êtes restés en bon termes au moins, essaya de compatir Koo qui était en réalité très rassurée de l'annonce
Jimin avala nerveusement une poignée de ses précieux biscuits, mécontente. Elle commençait sérieusement à en avoir marre d'être constamment associée à Namjoon. Elle se disait qu'avec le temps, ils avaient fini par se ressembler et cette idée la rendait folle :
- Moi et Nam n'avons jamais été en bons termes, contredit-elle : C'est un naze. Et honnêtement, il ne m'a donné que des remords. Il était là, c'est tout.
Koo hocha la tête, bien d'accord avec le diagnostic. Elle devait admettre que Namjoon n'avait rien de comparable avec Jimin. Sur le chemin du retour, elle ne pouvait pas s'arrêter de sourire. En se couchant, elle referma sa main sur le collier qu'elle lui avait offert, dans le secret de ce champs de maïs. Namjoon était un naze, Jimin avait dit...
Notes:
Mes amours aaaaah
Chapter 14: Chapitre 14
Summary:
" Aller, Jim, insista-t-il en se levant de nouveau : Tu t'es jamais fait prendre..."
Chapter Text
Petite, elle aimait fermer les yeux et écouter les adultes parler. Faire semblant de s'endormir et se tromper soi-même. Être réveillée par les bras forts de son père qui la soulèvent et la ramènent chez eux, en sureté. Des bras forts comme de l'acier. Jimin se rappuya contre l'épaule de son père, les yeux fixés sur les lampions qui brillaient dans le crépuscule pâle. Il n'y avait aucune odeur qu'elle aimait autant que celle de son père.
La fête avait commencé autour d'eux deux. La nuit serait longue. Serait-elle aussi cruelle ? Ou emplie de douceur, comme sa main chaude et lourde, autour de son épaule ? Il y avait déjà du bruit, déjà de l'agitation... Mais elle, elle n'écoutait que le vieux cœur de son père tambourinait sous son oreille. Ce bruit lourd et caverneux, celui qui guidait leur navire à bon port. Ce cœur qui bat comme un tambour militaire... Elle remerciait ce cœur qui continuait de battre, pour elle. Elle savait que maman lui avait fait mal. Elle savait que parfois, pour elle aussi, il s'était tu une demi-seconde. Le jour de sa naissance. Le jour où elle l'avait regardé avec ses grands yeux. Ses yeux qui lui disaient tout. Ses yeux si sévères pour une petite fille... Ses yeux. Les siens, à lui... Ce jour-là où il s'était senti aimé pour la toute première fois.
Haechan avait aussitôt adoré à la folie sa fille. Il en avait perdu l'appétit d'amour pour elle, les premiers mois. Il se demandait comment il avait pu vivre avant elle. Sa venue sur Terre avait tout bouleversé. Elle était si belle, si sensible, si lui... Il la chargeait sur ses épaules et l'emmenait regarder le monde. Et quand elle riait aux éclats de sa bouche endettée, des larmes perlaient à ses cils d'homme. C'était peut-être lui qui voyait le monde pour la première fois.
Sa fille était brillante, curieuse, pleine de malice et aussi ne tarda-t-il pas à lui enseigner ce qu'il savait. Elle le suivait au jardin, à la scierie, à la chasse, à la pêche, à la cueillette aux champignons... Elle traînait avec elle un petit seau en plastique rouge, d'un pas énergique. Ils y déposaient leur précieux butin du jour. Lui qui pensait bien connaître la nature, elle posait tant de questions qu'il avait dû se renseigner. Ils s'arrêtaient au bord d'une mare et attendaient de voir les grenouilles et les crapauds pendant des heures en silence. Quand le soleil prenait de la vigueur à la fin de l'hiver, ils allaient s'allonger dans un champ en pente et s'endormaient contre la chaleur du sol. Le temps n'était jamais gâché avec Jimin. Il aimait la regarder marcher sur les sentiers sur lesquels il avait lui-même grandi. Elle réparait tout sur son passage. Parfois, fatiguée de la marche et affamée, elle piquait des crises de colère terribles. Elle aurait vidé une forêt de toute sa vie avec ses jérémiades. Epuisé, il la chargeait sur ses épaules et rentrait au village avec son petit seau rouge dans sa grande main. A l'arrière de la maison, il y avait un robinet où il coinçait un bloc de savon. Il remplissait une bassine d'eau glacée et, ensemble, avec une brosse à chiendent, ils grattaient la terre sous leurs ongles.
Et dans leur joie, il y avait ce trou béant qu'ils appelaient « maman ». Papa disait que maman était fatiguée. Il allait la coucher comme un petit bébé, même quand le soleil brillait dehors. A ce titre, maman était un plus gros bébé que Jimin. Elle prenait beaucoup d'énergie à papa... Elle pleurait souvent, beaucoup. Il y avait des conversations nerveuses à voix basse derrière les portes fermées. Parfois des cris soudains et des objets qui tombaient au sol. Il disait « ferme les rideaux pour maman, la lumière lui fait mal. ». Le jour lui fait mal. La vie lui fait mal. Alors maman devenait cet être silencieux, à la respiration sourde, au fond du lit dans la pénombre.
Il voyait Jimin regardait sa mère avec, jour après jour, de plus en plus de questions dans sa caboche d'enfant. Il brossait les cheveux blonds de sa fille chaque soir, avec un ressentiment grandissant pour Yunhee. Il sentait que Jimin commençait à se questionner. Elle commençait à douter de l'amour qu'elle méritait de recevoir. Et cela le déchirait tout entier qu'elle puisse envisager être une source de désespoir. Parce que Jimin était tout. Elle était le jour. Elle était le commencement. Elle était la vie.
Un soir, il avait menti pour elle. Il avait dit « tu sais, maman, elle t'aime. », comme si c'était simple. Mais ce n'était pas simple. Sa gamine l'avait longuement fixé depuis son petit lit. Puis, elle s'était redressée pour le serrer dans ses bras. Et même si ce n'étaient que des tout petits bras fragiles, il ne s'était jamais senti aussi solidement tenu. Plus la femme qu'il avait tant aimé se désintégrer entre ses mains impuissantes, plus Jimin prenait sa place en lui. Plus Yunhee détestait la vie et plus Jimin apprenait à l'aimer, plus la mère et la fille devenaient des étrangères. Finalement, quand elle les avait quittés, il s'était raccroché à la vie par Jimin. Car Jimin était tout. Car Jimin serait tout. D'un battement de cil, elle le rendait fort.
Namjoon, qui s'agitait derrière le comptoir, jeta un regard dans la direction du père Park et de Jimin. L'homme avait passé son bras autour de ses épaules fluettes dans un geste possessif qu'elle ne semblait pas remarquer. Ils avaient l'air tous les deux détendus et l'étreinte, naturelle. Namjoon se demandait parfois si Jim avait tellement appris que le monde était dangereux et douloureux qu'elle finissait par trouver normal ce genre de comportement. Il en venait à donner raison aux affreuses rumeurs qui avaient autrefois couru sur la famille Park au groupement scolaire de Daebak. La relation qu'entretenait Haechan avec sa fille n'avait rien de sain. Ça lui donnait les chocottes rien que d'y songer. Il ouvrit le robinet de la tireuse à bière en détournant le regard, mal à l'aise, alors que les vieux de la scierie continuaient leur bavardage :
- S'il a le courage de se pointer...
- Il ne viendrait pas, se gargarisa l'un d'eux en portant sa bière à ses lèvres.
- Il est terrifié, si tu veux mon avis ! Il sait qu'on rigolera pas avec lui.
Jimin jeta un regard interrogateur en direction de Namjoon, espérant une réponse. Il détourna les yeux, renfrogné. Elle soupira mais se résigna au silence :
- Il a bien compris qu'on ne ferait aucun consensus. On maintient nos positions. S'il se pointe ici ce soir...
- Il ne se pointera pas ici ce soir, coupa court Haechan avec un ton tranchant qui réduisit les autres au silence mais trahissait une certaine nervosité : C'est la dernière chose qu'il veuille, croyez-moi. Ici, à Binmin-li, nous sommes chez nous. C'est comme se jeter dans la cage aux lions. Il n'a aucun intérêt à le faire. Il devrait faire profil bas aux yeux de tous. S'il veut garder un peu de manœuvre pour négocier, il doit se cantonner aux espaces qu'il maîtrise en tant que directeur.
Jim fronça les sourcils. Ils parlaient très probablement de Mr. Lee Kwangsoo, le Directeur Général de la scierie. Elle avait déjà croisé l'homme à plusieurs occasions. Elle se souvenait de lui parce qu'elle n'avait jamais rencontré un homme comme lui auparavant. Les hommes que Jimin connaissait étaient comme son père. Ils sentaient le bois et la forêt et Binmin-li. Ils marchaient les sourcils froncés et n'autorisaient personne à les pénétrer. Leurs vêtements et leur corps étaient usés par le travail. Le soir, ils s'asseyaient sur des chaises en plastique, dans le jardin d'un collègue, les membres douloureux, et puis, ils commençaient lentement à boire. Face à leur carré de pelouse bien protégé par de hauts grillages, ils fixaient les collines boisées au loin. Et la lune qui planait au-dessus dans un ciel encore clair, annonçant la brièveté des petits instants qu'ils volaient à cette vie. Dans une heure, ils mangeaient. Dans deux, ils regardaient la télé. Dans trois, ils dormaient. Demain, ils recommençaient. Le temps semblait tourner en rond mais ils vieillissaient vite. Il y en avait un qui parlait toujours de sa mort en faisant semblant que ça ne l'angoissait pas. Et l'autre qui souriait, moqueur, pour faire comme s'il n'était pas concerné. Et en même temps, c'était presque trop long, cette existence. Qu'on les abrège, s'ils n'incarnaient rien. Seuls les gosses avaient un semblant de sens. Pour la postérité. Pour dire « j'ai existé, voyez. »
Monsieur le Directeur était originaire de Daebak. Il portait toujours des chemises coquettes, rentrées dans son pantalon. Ses chaussures pointues et cirées n'avaient jamais parcouru que l'allée empierrée du parking qui menait au petit bureau en préfabriqué. Jimin se souvenait du genre de chaussures qu'il portait parce qu'elle les avait trouvé drôles. Il sentait ostentatoirement bon. Il sentait trop bon pour quelqu'un qui était censé travailler. Et c'était bien là son erreur. Il avait l'air mécontent de la vie. Du genre à haïr l'ivresse autant que la monotonie. Il était aimable quand il le fallait avec les équipes mais aussi sec. Sa voix – malheureusement - était trop perchée. Ses propos auraient sans doute pu être pertinents mais, à cause du son désagréable qui en résultait, ils avaient décidé de ne jamais l'écouter. Mais ça n'était pas très grave à leurs yeux. Ils s'étaient toujours satisfais d'hocher la tête lorsqu'il demandait « que ça change » et, dès qu'il repartait pour Daebak, reprenaient leurs habitudes. Ce n'était quand même pas un gars qui n'avait jamais touché une tronçonneuse qui allait leur apprendre comment travailler. Même quand il avait raison. En somme, il était un directeur passable : ni trop mielleux ni trop efficace dans l'exercice de l'autorité. Il n'avait jamais semblé poser de problème. Au contraire, il était arrangeant de l'avoir. Les employés lui passaient volontiers la main dans le dos quand il venait se représenter aux évènements sociaux. Ce que – habituellement - il ne manquait jamais de faire :
- Célébrons son absence, reprit Haechan en levant sa bière avec un sourire satisfait aux lèvres : On l'a calmé.
Il y avait eu un différend avec la direction probablement. Ça n'étonnait pas Jimin plus que ça. Cela faisait des années qu'elle les entendait rire de leur désobéissance. Il fallait bien qu'un jour, il finisse par perdre patience, le pauvre homme :
- Jim, viens m'aider, interpella Namjoon derrière le bar.
Jimin sursauta presque d'entendre son nom résonner. Elle avait eu l'impression d'un peu disparaître dans l'étreinte de son père. Sa grand-mère lui avait lâché la grappe au moment où il était arrivé sur les lieux des festivités. Elle se détacha de son père et contourna le bar où les clients s'amassaient. Inutile de dire qu'il s'agissait du stand qui faisait les meilleures recettes, n'en déplaisent aux organisateurs du grand loto de l'été.
Les deux adolescents échangèrent un regard méfiant. Depuis que Jihyun était arrivé, Jimin et Nam s'évitaient. Elle l'évitait, plus précisément. Comme si Namjoon y pouvait quelque chose... Parfois, les humeurs de Jimin lui courraient vraiment sur les nerfs. Remarquez, ça lui faisait des vacances. Il en avait marre de devoir la surveiller. C'était pas son mioche, putain. La prochaine qu'elle provoquerait quelqu'un, elle se ferait bien démonter parce qu'il ne lèverait pas le petit doigt. Il ordonna sèchement :
- Défais les packs de sodas et mets-moi des stocks au frais. On arrive à bout de munition.
Elle ne répondit rien et se mit automatiquement au travail. Quelques minutes plus tard, alors qu'elle plongeait les bouteilles en verre dans le bassin d'eau glacée, elle manqua de sursauter quand il se pencha à côté d'elle pour attraper la monnaie dans la caisse de secours :
- Ce soir, il y a teuf.
Elle se stoppa dans son geste pour le regarder par-dessus son épaule, surprise, mais hocha la tête pour qu'il poursuive. Namjoon haussa les épaules et regarda ailleurs, feignant l'innocence :
- Si tu arrives à choper les clés de la cuisine et que tu planques six fûts de bière dans le buisson avant minuit, ça serait...
- Combien ? Le coupa-t-elle, impatiente d'en arriver aux négociations.
- Ma reconnaissance éternelle ? Offrit-il avec un sourire forcé.
Elle roula les yeux au ciel avant de finir de plonger les derniers jus de fruit dans l'eau :
- Va te faire foutre, Nam.
Namjoon s'appuya contre la table, à côté d'elle, tripotant ses doigts nerveusement. Elle savait qu'il allait commencer à chouiner :
- S'te plaît... J'ai promis à Jihyun.
Elle se gratta le nez nerveusement à l'évocation de ce nom. A peine arrivé qu'il donnait déjà des ordres à Namjoon. A peine arrivé que Namjoon était déjà incapable de lui refuser quoi que ce soit. Pour qui il se prenait, ce mec ? Putain, un gars qui était parti sans donner de nouvelles pendant plusieurs années se repointait en attendant qu'on lui serve tout sur un plateau d'argent ? Il était parti, fallait qu'il arrête de croire que c'était encore chez lui, Binmin-li. Et maintenant, elle devait être mêlée à leurs magouilles à la con ? Elle avait la rage contre Nam aussi. Il était faible. Elle sentit son cœur se serrer malgré elle et tâcha de se reprendre. Elle s'était jurée qu'elle ne perdrait plus son temps avec la vie de merde de Namjoon, putain :
- Depuis quand ça te tient à cœur de tenir tes promesses ? Chuchota-t-elle avec cynisme en reprenant sa tâche.
Il sentit l'insulte le traversait. Des fois, il avait vraiment envie de lui en coller une bonne. Mais Namjoon, il tape pas les filles. Question de principe :
- Depuis quand ça te pose un problème de voler ?
Cette fois-ci, elle s'immobilisa dans son geste et se tourna lentement vers lui pour planter son regard d'acier dans le sien. Si l'irritation avait tracé un masque familier dans les traits fins de la petite blonde jusqu'ici, la colère les déforma à nouveau. Elle encaissa difficilement ses mots. Une sale voleuse. C'était ça qu'on disait de Park Jimin. Il regrettait un peu de lui avoir rebalancé à la gueule maintenant. Ça jouait pas en sa faveur. Ils se fixèrent avec méfiance. S'ils avaient été seuls, elle lui aurait sans nul doute sauter à la gorge. Il se radoucit, ne voulant pas qu'elle se braque davantage :
- Aller, Jim, insista-t-il en se levant de nouveau : Tu t'es jamais fait prendre...
Elle le fixa intensément, la mâchoire crispée. Il n'allait pas la lâcher avant d'avoir obtenu ce qu'il voulait d'elle. Simplement parce qu'il ne voulait pas passer pour un froussard devant son aîné. Elle se redressa, essuyant ses mains humides dans un torchon, réfléchissant. Elle finit par questionner :
- Combien, alors ?
Il sourit, vainqueur et soulagé. C'était la Jimin qu'il connaissait, ça :
- Donne ton prix.
Elle s'appuya contre la table bancale qui marquait le fond du stand pour réfléchir. En général, quand elle négociait, elle préférait que ça soit l'autre qui se mouille en premier. Mais Namjoon était peureux, elle était bien plus dure que lui en affaires de toute manière. Elle tenait ça de sa grand-mère. Elle obtenait toujours les meilleurs prix pour tout, même quand ça ne valait pas le coup de négocier.
Son regard se promena brièvement sur la foule animée, alors qu'elle réfléchissait. Elle manquait de tout mais elle n'avait besoin de rien. Il fallait pourtant choisir sa récompense avec sévérité. Elle voulait que la dette de Namjoon lui soit pesante, qu'il arrête de la mêler à des affaires dont elle ne voulait rien savoir... Qu'il arrête d'être terrifié devant son aîné. Elle avait autre chose à faire que penser à ce genre de conneries. En fait, elle ne voulait plus penser à Namjoon et à ses problèmes pour le restant de son existence. Elle ne voulait plus regarder sa vie misérable et avoir mal. Elle se rendait compte qu'elle était suffisamment terrifiée par la sienne. Et elle voulait avant tout se plonger dans cette peur, comprendre où fuir. Elle avait l'impression d'être prise au piège et qu'elle n'avait plus beaucoup de temps pour s'en sortir. Elle ne pouvait plus se laisser distraire.
Ses yeux se posèrent sur une natte noire qui glissait sur le dos d'une jeune fille. Le cours de ses pensées marqua brutalement un arrêt. Koo et Yoon étaient arrivées et discutaient au loin. La brune portait une chemise jaune pâle à manches courtes soigneusement rentrée dans un pantalon élégant et la façon dont cette tenue résonnait avec tout ce que Koo représentait avait quelque chose qui fascinait obsessionnellement le regard. Son regard... Elle n'avait besoin de rien mais elle manquait de tout, se répéta Jimin, le cœur serré :
- Si j'ai besoin d'aller à Daebak, tu m'y emmènes. Qu'importe ton programme du jour, tu m'y emmènes si je te le demande...
- En dehors des heures de boulot ?
- En dehors des heures de boulot, accorda-t-elle.
- Deal, coupa-t-il.
Mais elle n'avait pas fini :
- Et la broche en argent de ta mère, ajouta-t-elle. Celui avec le geai qui a l'œil en ambre.
Koo semblait rire, à présent. Du moins, des secousses courraient dans ses épaules, sous sa chemise. Jimin aurait aimé pouvoir l'entendre, voir son visage... Mais elle restait obstinément dos à elle. Inatteignable :
- Quoi ? Celui de son mariage ? Mais... tenta de protester Namjoon.
Elle détourna le regard de Koo pour lui faire face, les bras croisés sur sa poitrine en signe de fermeture aux débats. Elle conclut toute discussion :
- Sinon dis à Jihyun de trouver une meilleure idée pour se procurer de l'alcool.
Elle le dépassa pour aller chercher d'autres packs de soda, le visage fermé. Elle espérait que Namjoon apprendrait à dire non à son putain de frère, un jour. Elle détestait que Jihyun n'ait qu'à parler pour qu'il soit là, comme un toutou, à l'écouter et lui obéir comme le messie. Mais quelque part, elle savait déjà qu'il était trop con pour lui refuser ses caprices. Il préférait encore voler sa propre mère, cette pauvre femme qui leur restait fidèle malgré tous les abus dont elle souffrait. Elle était peut-être la dernière personne que Namjoon aimait encore sans amertume, sans retenue et sans peur. Et pourtant, il serait incapable de revenir sur la parole qu'il avait donné à son frère aîné parce que Namjoon n'était qu'un lâche. Dès demain, Jimin se maudirait d'avoir ainsi parlé, une broche volée à une innocente dans la main. Elle les haïssait tous. Ils l'obligeaient à être cruelle.
Namjoon se retint de justesse de jurer. Il imagina avec précision la façon dont il aimerait lui claquer sa petite gueule d'ange contre le bois dur du bar puis l'étrangler jusqu'à ce qu'elle le supplie d'être clément. Mais, encore une fois, il était un mec bien. Il frappait pas les filles. Quand Namjoon se tourna de nouveau vers la clientèle, il eut la désagréable surprise de croiser le regard du vieux Park sur lui. Ses yeux n'étaient pas encore plein d'alcool mais la lucidité de cet homme était sans doute encore plus terrifiante. Il fixait Namjoon avec sa froideur méthodique et sobre. Il avait toujours eu pour horreur les hommes qui se rapprochaient de sa fille. Quand Namjoon repensait aux fois où Jimin s'était introduite dans l'entrepôt et qu'ils s'étaient retrouvés enlacés plus par hasard que par réelle envie, il avait envie de disparaître. A chaque fois qu'il croisait le père Park, il se promettait que rien de tel ne se produirait plus jamais entre eux. Il était trop jeune pour mourir et il n'avait certainement pas envie de crever pour avoir toucher des nibards aussi plats que ceux de Jimin. La vie valait mieux que ça. Le vieux ne fit aucun commentaire et finit par replonger son nez dans sa bière. Son message était passé.
Yoon était particulièrement de bonne humeur ce soir-là. Elle avait réussi à faire installer une braderie de vieux bouquins en collaboration avec une libraire de Daebak, qu'elle connaissait par un moyen mystérieux dont Koo avait oublié les détails. Pour l'occasion, elle s'était non seulement pomponnée. Hobi n'avait également pas échappé à l'exercice de style. Elle avait fouillé ses armoires en marmonnant des paroles angoissées alors que les deux autres avaient sagement attendus les instructions, assis bien droits sur le bout de son lit. Finalement, Hobi arborait un magnifique costume vert d'eau par-dessus une chemise d'un blanc immaculé, agrémenté plus de froufrous qu'un footballeur ne portait normalement dans toute une vie. Il avait même accepté de recycler le canotier du grand-père, surmonté d'un ruban d'un brun chaud qui s'accordait parfaitement bien – il fallait le souligner – avec le vernis qu'elle avait choisi pour ses ongles courts. Mme. Min s'était exclamée « quel beau jeune homme ! » quand ils étaient descendus de la chambre de Yoon pour sortir et Koo avait vu de la fierté passer dans les yeux de sa cousine.
Yoon avait le sens de la représentation dans le sang. Son milieu l'avait habitué à être regardée depuis petite. Son père étant toujours dans les personnalités les plus influentes du département, elle avait pris conscience rapidement qu'elle n'était pas n'importe qui aux yeux des gens. Koo devait admettre qu'elle n'enviait pas la vie de sa cousine et qu'elle l'admirait d'avoir eu cette force de caractère malgré des parents totalement évaporés, voir désintéressés de ses problèmes de jeune femme. Mais ce n'était pas par hasard si elle-même occupait des fonctions à responsabilité au sein de l'établissement scolaire. Elle avait en elle cet héritage de l'ambition. Et bien qu'elle ne comptait pas suivre les traces de son père dans les affaires, elle aurait probablement du succès en psychologie. Parce qu'elle avait appris à ne pas se satisfaire d'être n'importe qui.
Alors qu'ils s'activaient pour descendre les derniers cartons de livres de la voiture, le regard de Koo tomba sur Jimin qui s'activait derrière le bar de fortune. Koo prit un temps pour la regarder travailler, dans la lumière douce du crépuscule, les bras chargés de livres. Elle plongeait ses mains rougies dans une bassine d'eau glacée pour sortir des boissons. Elle tirait un torchon de son épaule pour les essuyer brièvement, taper au cul des bouteilles avant de les ouvrir dans un bruit sourd devant le client. Elle tendait la main, encaissait l'argent, recommençait, ses créoles s'agitant dans son cou dans ses mouvements énergiques. Son regard était évitant. Elle servait sans déchiffrer les traits, esquivait le toucher des autres dans leurs échanges, se faufiler entre les corps avec méfiance.
C'était la première fois qu'elle voyait Jimin portait une robe. C'était une robe portefeuille noire, qui descendait pudiquement sur ses genoux. Le vêtement n'était pas de grande qualité mais le tissu souple faisait honneur à sa silhouette gracieuse et le délicat motif industriel de fleurs, d'un rose pâle, n'était pas vilain. Le nœud du vêtement battait paresseusement contre sa hanche droite et un simili de tulle sombre ombrageait joliment ses épaules rondes. Le noir soulignait ses cheveux clairs et l'éclat de ses yeux.
Se sentant observée, Jim tourna la tête dans sa direction et elles sursautèrent lorsque leurs regards s'entrechoquèrent. Koo leva la main pour lui adresser une salutation timide. Jimin ne réagit pas automatique, comme si le doute la pétrifiait. Puis, elle osa un petit sourire timide en retour, avant d'être interpellée par un client pour une commande. Koo attrapa un livre au hasard dans le carton et le posa maladroitement sur la table aux côtés des autres, se mordant la joue pour réprimer un sourire.
La noirceur de la nuit se faisait plus épaisse, les rires et les conversations semblaient s'être décomplexés. Ils s'élevaient fort dans l'air encore chaud. Les odeurs de nourriture, des viandes grillées et de l'huile de friture, embaumaient l'endroit, les fumées grasses s'envolant lourdement jusqu'aux cimes de hauts arbres. Le ciel était dégagé et pourtant tout semblait être hanté par l'électricité d'un orage montant. Jimin avait le tournis à force de s'accroupir, se relever, piétiner nerveusement jusqu'aux frigos de fortune et revenir, tourner la tête à droite et à gauche pour tendre l'oreille à une commande lancée avec autorité dans le vide. Elle sentait que l'heure approchait. Elle n'avait plus le choix. Quand Namjoon lui lança un regard nerveux, elle soupira avant d'acquiescer discrètement. Elle s'excusa avant de prendre congé au bar et se dirigea vers le stand de sa grand-mère. Elle se faufila entre les mères de famille qui revenaient acheter un ticket de tombola supplémentaire, anxieuses à l'idée de repartir sans lot ce soir. Un bon d'achat dans un supermarché de Daebak, des volailles, un panier garni, quelques conserves... Tout comptait suffisamment à leurs yeux pour justifier leur agacement et la sueur qui coulait à leurs fronts. Jimin avait toujours entendu sa propre grand-mère maugréait qu'il n'y avait pas de petites économies. Surtout pas ce soir quand la cagnotte pour la rénovation du toit de l'église était en jeux
Elle fit mine à sa grand-mère d'avoir oublié sa veste dans la voiture. Très préoccupée par les dernières minutes avant le tirage où tout allait se jouer et où elle devait s'empresser de prendre à ces ménagères jusqu'aux derniers de leurs centimes, elle se contenta d'un geste agacé en direction de son panier sous la table, où elle avait rangé ses propres affaires. Jimin retint son souffle en en s'accroupissant et plongea la main dedans avec résignation. Elle trouva rapidement le trousseau de clés de l'association. Elle jeta un regard autour d'elle avant de le dissimuler rapidement dans son poing. Elle attrapa les clés de voiture et - :
- Jimin !
Affolée, elle tourna la tête vers sa grand-mère qui venait de l'interpeller durement. La vieille femme la regardait enfin, avec l'air sévère qu'elle lui avait toujours réservé. Son cœur manqua un battement. Elle serra plus fort le poing autour du trousseau comme si elle avait pu le faire disparaître et sa peau blanchit autour du métal froid :
- Tu n'oublies pas de me les ramener, surtout !
Sa petite-fille empressa d'acquiescer, essayant de contrôler le frisson qui l'avait parcouru. La vieille détourna rapidement les yeux, peu intéressée. L'adolescente s'éloigna rapidement, ne voulant pas rester dans son champ de vision trop longtemps. A travers la foule, Jimin pouvait sentir le regard de Namjoon qui la surveillait et transperçait son dos alors qu'elle partait en direction de la mairie. Il fallait faire vite.
Une fois de retour sur la petite route abîmée, elle se mit à courir de toutes ses forces. Elle contourna le bâtiment pour se faufiler jusqu'au hangar de stockage, plongé dans l'obscurité. A bout de souffle et les mains tremblantes, elle déverrouilla la serrure et poussa la vieille porte silencieuse qui pivota sur elle-même. Elle planqua les fûts dans les thuyas qui bordait l'entrée des voitures, ne manquant pas de maudire généreusement Namjoon et toute sa généalogie, alors qu'elle les chargeait difficilement sur le diable. Elle s'empressa de repousser la porte et s'agaça sur le cadenas, durci par l'usure et la rouille :
- Jim ?
Jimin sursauta, faisant volteface, le dos plaqué contre le panneau en bois comme un animal piégé dans les feux d'une voiture, pour chercher le nouvel arrivant des yeux, en alerte. Elle soupira quand elle aperçut la silhouette pâle de Yoon dans la pénombre, plantée au milieu du gazon. Elles s'observèrent un instant avant que la Présidente des élèves n'éclate de rire :
- J'ignorais que les paroissiens participaient généreusement à la soirée de ce soir.
Jimin ne répondit rien alors que l'autre s'approchait d'elle, un air de méfiance manifeste au visage. Yoon prit appui contre le rebord du puit joliment restauré qui trônait à côté du hangar, un sourire vainqueur aux lèvres quand elle comprit qu'elle avait vu juste :
- C'est aux carrières Est ce soir, c'est bien ça ?
Jimin finit par se détendre, comprenant que le but de la Présidente n'était pas de la menacer ou de la dénoncer. Après tout, même si Yoon n'était pas totalement en accord avec le fait de voler dans le budget réservé aux travaux de l'église, elle restait tout de même une anticléricale convaincue. Agacée d'avoir été prise sur le fait pour quelque chose qu'elle n'avait même pas d'intérêt à faire et qu'elle avait bêtement accepté dans l'espoir de donner une leçon à Namjoon, la blonde frotta nerveusement son front du dos de la main :
- J'en sais rien. Je ne traîne pas avec ces gens-là. Se défendit-elle mollement, sans grande conviction.
- Avec Namjoon et Jihyun, tu veux dire ? Fit mine de corroborer Yoon avec sarcasme. Ou bien Songhyun et ses potes ? Il paraît que tu les as terrorisé, il y a pas longtemps... A moins que je confondes ?
Jimin abandonna l'idée de démentir. De toute manière, si elle avait bien appris une chose avec Yoon, c'est qu'on ne pouvait rien lui cacher :
- Dis pas à Koo que tu m'as vu ici, soupira la blonde, exaspérée.
Elle ne voulait pas qu'elle pense qu'elle était une voleuse. Et une menteuse, en prime.
- Pourquoi je dirais à Koo que je t'ai vu ici ? La taquina Yoon.
Jim regarda ailleurs, gênée de la tournure de la discussion. La Présidente des élèves se radoucit :
- Puisqu'on est seules, ça tombe bien. J'ai parlé avec Monsieur Choi, comme je l'évoquais. Il te propose un petit exercice. Tu profites de ton été pour réfléchir à ce que tu as envie de faire. Tu mets ça par écrit et à la rentrée, il s'occupera de ton projet professionnel. Même si tu fais le choix de ne pas retourner au lycée, il est prêt à t'aider. S'il faut te réinscrire au lycée, il n'est jamais trop tard non plus, tu sais...
Jimin fixa quelques instants la Présidente des élèves avant de rire amèrement, comme si elle ne pouvait pas croire ce qu'elle entendait :
- C'est ça, le plan de génie ?
- C'est ça, le plan de génie, répéta Yoon avec confiance, sans se laisser démonter.
La petite blonde eut envie de rire franchement. Elle eut envie de dire que justement, elle n'en savait rien, qu'elle ne rêvait de rien, qu'elle avait peur de ne rien pouvoir proposer, peur que ce prof la regardait encore avec exaspération. Parce qu'elle serait encore une fille vide. Une fille vide qui ne voulait pas trouver sa voie, qui haussait les épaules, qui subissait les « et ça ne vous angoisse pas de ne rien chercher ? mais enfin, il y a bien une chose qui vous anime ? non ? rien ? ». Une fille vide qui avait trop mal pour expliquer les impasses qu'il y avait en elle. Mais Yoon la fixait avec intensité, avec une forme de fermeté. Son regard avait cette empathie qui manquait parfois, celle d'avouer que l'échec était possible, car l'épreuve quasi insurmontable. Les chances de Jimin étaient minces de s'extraire de son passé, mais elle continuerait toujours de lui tendre une main. Même en vain. Car Yoon ne pouvait effectivement rien pour Jimin. Jimin devait se sauver seule, dans la souffrance et dans la rage. Ils étaient là pour le lui rappeler. Voyant qu'elle était plongée dans une émotion complexe face à sa proposition et qu'elle ne répondrait rien, Yoon conclut :
- Tu n'es obligée de rien. Mais je pense qu'il faut que tu le fasses.
Jim releva ses yeux froids sur elle et quelques instants, elles sentirent qu'elles auraient pu être amies. Que malgré tout ce que leur milieu respectif ne comprenait pas de l'autre, elles entretenaient une forme d'affection indéniable. La blonde acquiesça d'un mouvement vague, qui aurait pu être interprété aussi comme un refus. Ce n'était pas l'important. L'important était qu'elle avait entendu. Yoon changea de sujet pour qu'elle puisse reprendre de la constance, habituée à animer les interactions sociales avec souplesse et vigueur :
- Tu voulais aussi me parler de quelqu'un ?
Jimin se redressa un peu, soulagée du changement de direction que prenait la conversation. Pour gagner du temps et camoufler son trouble qui s'évanouissait doucement, elle se tourna pour finir de rattacher le vieux cadenas :
- Tu connais Jihyun ?
- Kim Jihyun ?
Le cadenas se referma dans un bruit métallique franc sous ses doigts :
- Hm, acquiesça-t-elle.
- Je ne le connais pas, non... Mais j'ai entendu parler de lui.
Jim leva les yeux au ciel, agacée par ses manières. Yoon n'avait pas la réputation de connaître la totalité des secrets familiaux de la contrée, même les mieux gardés, pour rien :
- C'est pareil, non ?
Elle fit signe à la Présidente des élèves qu'il fallait quitter les lieux sans bruit. Elles traversèrent la pelouse, côte à côte, avant qu'elle ne poursuive :
- Tu sais pourquoi il est revenu ?
Jimin glissa discrètement contre le mur de la bâtisse en direction de sa façade, vérifiant qu'elles pouvaient sortir de l'arrière du bâtiment sans être aperçues. Yoon lui jeta un regard interrogateur, en la suivant. Elle était intriguée par le fait que Jimin n'osait pas poser toutes ces questions à Namjoon. A moins qu'elle ne l'eût déjà fait. Craignait-elle que Namjoon ne lui ait pas dit toute la vérité concernant le retour de son frère à Binmin-li ? Pour quelles raisons aurait-il occulter certaines informations ? S'il y avait quelque chose que Yoon aimait, c'était bien connaître, enquêter et documenter la vie des gens. Elle ne rêvait pas de devenir une illustre psychologue par hasard. Si elle pouvait en apprendre plus sur la nature humaine, elle était prête à fouiner. Et laisser traîner ses oreilles et obtenir des informations, elle savait le faire. Interpellée par l'histoire de la blonde, elle la poussa à partager ce qui devait traîner dans sa tête depuis un moment :
- Tu penses que ça cache quelque chose ?
Jimin lui fit face pour répondre. Elle avait l'air parfaitement convaincue que la réponse était affirmative :
- Je ne sais pas. Je trouve juste bizarre qu'un type qui déteste vivre chez ses parents revienne s'installer subitement ici. Il n'y a de travail pour personne.
Yoon la dévisagea, curieuse d'en savoir plus, et Jim comprit qu'elle s'était adressée à la bonne personne. A défaut d'être vraiment utile pour trouver une orientation professionnelle, Yoon pouvait être une complice redoutable pour résoudre ce genre de mystère. Elle hocha la tête, très concernée :
- Je vais voir ce que je peux apprendre à son sujet. J'ai croisé Chaerin ce matin. Je la connais bien d-
- Lee Chaerin est ici ? La coupa Jimin, ahurie.
- Elle doit profiter de la fête pour retourner voir ses parents, acquiesça Yoon : D'autant plus que Jihyun est ici également maintenant.
Jimin baissa les yeux, perturbée par la nouvelle. Alors voilà donc la stupide véritable raison pour laquelle Namjoon était si insistant. Ce bâtard. Il avait d'autres choses qu'il omettait de lui dire, au hasard ? Elle sentit la colère la gagner. Quelle petite merde. Quel lâche. Elle soupira d'irritation, laissant tomber sa tête contre la pierre tiède du mur. Elle fit un geste exaspéré en direction de la route éclairée, les yeux dans le vague :
- Sors avant moi, déclara-t-elle
Elle allait buter Namjoon. Cet abruti de première classe :
- Pourquoi ? S'étonna Yoon.
Jim se redressa un peu, se décollant du mur pour revenir à elle :
- Parce que si on se rend compte que des fûts ont été volés et qu'on t'a vu avec moi, on va penser que tu étais dans le coup.
Elle allait le tuer, d'accord. Mais avant ça, elle allait le torturer un peu. Ouais, au moins un peu. Quand ils seraient seuls, elle allait bien lui régler son compte, à lui :
- Si je sors seule aussi. On pourrait très bien dire que c'est moi qui ai volé les fûts, rétorqua la Présidente des élèves.
Jimin tourna la tête dans sa direction, cette fois. Son regard scanna de haut en bas la jeune femme dans sa jolie robe d'un blanc immaculé et le gros nœud qui prévenait quelques mèches de lui tomber sur le visage. Finalement, elle lui adressa un rictus forcé :
- Permet-moi d'en douter, Yoon.
Ayant perdu sa cousine des yeux depuis un temps, Koo décida de quitter le stand de livres car elle arrivait à court de conversations avec la libraire. Et qu'elle voulait retrouver Jim. Elle devait aller lui parler, au moins. Lui proposer de prendre un verre. Quelque chose d'un peu plus direct. Elle voulait parler avec elle jusqu'à ce que – oh coïncidence – les feux d'artifice éclatent dans le ciel. Et elle pourrait passer ce moment aux côtés de Jimin, là voir tourner son doux visage au ciel, ses pupilles s'emplirent d'émerveillement et de gaieté. Elle aimait ses traits quand ils se chargeaient de rire. Si Koo avait été une autre personne, une personne avec du courage, elle lui dirait comme elle était belle.
C'est avec surprise qu'elle aperçut Jimin passait sous l'arche de ballons qui marquait l'entrée du champ où les villageois célébraient, comme si elle arrivait tout juste, une veste posée sur son bras. La petite blonde se stoppa un instant à l'entrée pour observer la foule, comme cherchant quelqu'un du regard. Etrange qu'elle se soit absentée du bar à l'heure de pointe. Jimin ne l'aperçut pas et se dirigea en direction du bar. Koo prit une grande inspiration et lui emboita le pas.
Jimin se faufila derrière le bar et aussitôt Namjoon se posta devant elle, penché sur son visage. Koo s'immobilisa pour les regarder, hésitante. Ils échangèrent quelques mots, un air agité au visage, mais la musique couvrait largement leurs voix. La lycéenne prit une inspiration profonde et traversa les quelques mètres qui les séparaient :
- Hé ! Jim !
Jimin et Namjoon se tournèrent vers elle, surpris, comme s'ils complotaient quelque chose. Ils semblaient embarrassés et Koo essaya d'oublier la sensation désagréable qui la traversa à cette idée. Elle s'appliqua à sourire aimablement. Jimin sembla hésiter un instant, comme si une nervosité et une contrariété l'accrochaient à Namjoon et l'empêchaient de revenir au présent :
- Tu bois quelque chose ? Offrit la brune au hasard.
Le visage de Jimin s'illumina tout à coup, comme si elle reconnaissait enfin l'amie avec laquelle elle avait passé la soirée de la veille. Le poids au fond de l'estomac de Koo, celui qui la clouait au sol, s'envola. Après quelques secondes à fixer la brune, Jimin tourna finalement la tête dans la direction de Nam et lui lança un regard glacial. Elle se retourna pour aller chercher quatre bières qui trempaient dans l'eau glacée. Elle en confia deux à Koo et elle enfila elle-même sa veste par-dessus sa robe. Elle fit tomber les deux bouteilles au fond de ses poches, comme deux revolvers qui tapaient lourdement sur le haut de ses cuisses. Koo restait béate, ses deux bières à la main, devant l'image. La petite blonde fit signe à Namjoon de lui donner quelque chose. Roulant les yeux au ciel, il s'exécuta à contrecœur en lui remettant son briquet et son paquet de cigarettes. Koo plissa les yeux, suivant le mouvement précis et discret avec lequel ils exécutèrent l'échange, sans même regarder. L'aisance avec laquelle Jimin fit disparaître les objets dans son vêtement fit tiquer la brune. Elle resongea désagréablement aux rumeurs qui circulaient au sujet de Jimin, au lycée. Elle essaya de les chasser de son esprit. Les rumeurs étaient les rumeurs, bourrées d'injustice et des préjugés. Jimin, elle, de ce que savait Koo depuis qu'elles se fréquentaient, était tout à leurs contraires : pleines de bonnes surprises. Koo préférait faire confiance à ce qu'elle découvrait petit à petit :
- Paye, au moins, grommela Namjoon.
Jimin contourna le bar et lança, sans se retourner :
- Tu m'en dois une, non ?
Le jeune homme marmonna quelque chose qui ressemblait à une insulte. Mais Jimin avait visiblement l'habitude et elle ne sembla même pas le remarquer. Elle attrapa Koo par le bras pour s'éloigner d'un pas pressé, se faufilant entre les rangées des spectateurs qui attendaient l'annonce des gagnants dans une fébrilité moite, encerclant la petite estrade :
- Il faut qu'on se taille d'ici avant que la loterie commence. Ça va devenir insupportable.
La vérité, c'était que Jimin n'aimait pas vraiment les feux d'artifice. Lorsqu'ils éclataient dans le ciel noir, elle avait l'impression que leur son la transperçait, comme si on criblait son thorax de balles. Elle les subissait avec un mélange de ravissement et d'anxiété, chaque été. Mais ce soir-là, quand Koo était assise dans l'herbe grillée, à ses côtés, elle les attendait avec impatience. Elle espérait qu'ils retentiraient si puissamment que ça couvrirait les battements de son cœur. Elle tapotait sa bière nerveusement à chaque fois que la brune tournait la tête vers elle pour la regarder. Mal à l'aise, elle assura :
- C'est la colline la mieux située pour en profiter.
Elle fixa Koo quelques instants en contrebas, depuis le bloc de pierre où elle s'était perchée. Sa tresse descendait dans le décolleté de sa chemise, ouverte sur un assortiment de colliers superposés. Celui qu'elle lui avait confié était plaqué contre sa peau, à la base de son cou. Elle se demandait, si elle l'attrapait entre ses doigts, si le bouton en corne aurait absorbé la chaleur de sa peau ? Sa chemise lui allait bien, elle lui laissait voir ses bras fermes et délicats. Est-ce qu'elle avait la même odeur que la veste verte qu'elle lui avait prêté la dernière fois ? Jimin serra ses genoux plus fermement contre son torse, comme si elle avait besoin de se rattacher à quelque chose d'organique, quand son cerveau entrait en ébullition. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher d'imaginer pouvoir poser sa tête contre son épaule, sentir son étreinte autour de sa taille. Sa main sur son flanc. Koo avait cette aura rassurante qu'elle traînait partout avec elle et qui attirait Jimin comme un papillon sur une lampe. S'y éblouir, s'y brûler... Elle s'imaginait qu'elle pourrait paresser dans ses bras des heures durant. Elle imaginait que Koo rirait parce que... Parce que la vie était agréable, tout à coup. Ou parce qu'elle avait dit un truc drôle... Que Koo la trouvait drôle. Et Jimin aurait été si proche d'elle, dans ses bras, que son rire aurait caressé ses cheveux, que son rire aurait éclaté dans son oreille... Comme le vacarme des feux d'artifice, mais en mieux... Perturbée, elle porta sa bière à sa bouche et en avala un bon tiers d'une traite. Elle ne voulait pas être la fille bizarre... Mais elle aimait s'imaginer ce genre de choses :
- C'est beau, remarqua Koo.
Jimin la regarda un instant, perdue, avant de suivre son regard sur le paysage nocturne qui se dessinait sous elles. D'ici, le village était inondé de lumières. Le cœur des célébrations, entouré des arbres et clôtures ornés de lampions rouges, paraissaient semblables à un brasier, d'où s'échappaient, en épis, les petites routes de campagne ponctuées par l'éclairage public. Un incendie ravageant la toile obscure de cette nature étonnement mystique. Jim battit des cils, quelques instants. Elle s'imaginait pouvoir partager avec Koo cet émerveillement qui lui était étranger. Elle voulait regarder le monde comme elle, et non le voir à vif. Son regard à elle était brut, factuel. Même dans le noir, elle aurait pu situer le lac, les carrières abandonnées, les rivières et la décharge à ciel ouvert qu'ils fréquentaient, bordée de vieux châtaigniers qui ne produisaient plus beaucoup. Et puis, elle aurait pu également citer les noms de chaque habitant en pointant une toiture au hasard. Même raconter qui était fâché avec qui. Mais ce n'était pas pour ça que Koo appréciait ce paysage. Koo regardait la nature comme les gens regardaient les peintures dans un musée. Et Jim n'avait jamais eu ce regard, elle ne comprenait pas son essence. Mais Jim s'imaginait assise contre Koo quand même, à regarder dans la même direction et comprendre. Penser avec elle, les mêmes belles choses sur le monde comme si la beauté était une vérité en soi. Si seulement elle pouvait dresser son esprit à ça... Être quelqu'un qui lui ressemblait un peu :
- Oui, c'est beau, mentit-elle en refoulant une tristesse qu'elle ne préférait pas ressentir.
Elles sursautèrent, les feux d'artifice leur éclatant à la face. Elles observèrent le spectacle en silence, finissant leur bière. Mais elles n'en virent rien, plongées dans leurs pensées. Jimin se demandait s'il y avait toujours quelque chose qui faisait mal dans le désir. Elle soupira. Elle ne voulait pas quitter Koo tout de suite. Elle ouvrit les deux dernières bières à l'aide du briquet de Namjoon :
- Je peux te montrer un truc cool, cette nuit. Mais faut que t'en parles à personne, expliqua-t-elle en lui tendant une bouteille.
Yoon referma le dernier carton de livres en scrutant la foule des yeux, soucieuse. Il était près de minuit, les attractions étaient terminées. Seuls la sono, le bar et la cuisine éphémères allaient continuer à fonctionner pour encore quelques heures. Voyant Hobi passait devant elle pour charger la camionnette, elle interpella :
- Hé ! T'as pas vu Koo ?
Le jeune homme se retourna vers elle pour lui répondre, déposant lourdement sa charge dans le coffre :
- Je l'ai vu partir avec Jimin aux alentours de 22 heures. Mais c'est tout.
Voyant que Yoon semblait préoccupée, il s'approcha :
- Elles ont disparu ?
La Présidente des élèves sembla réfléchir quelques instants à toute allure. Elle jeta un coup d'œil à l'attention du bar. Namjoon - qui y avait été planté comme un piquet bourru, depuis le début de l'évènement - avait à présent disparu à son tour :
- Elles sont parties dans les carrières, murmura-t-elle.
Le jeune homme tiqua à la mention des carrières :
- Ils font un truc là-bas, cette nuit ?
- Hm, acquiesça Yoon, mordillant sa lèvre.
Hobi prit appui sur la table devant elle, soucieux de savoir à quoi elle songeait. Elle avait l'air préoccupée comme lorsqu'elle s'apprêtait à présenter sa défense à un conseil de discipline :
- Elles sont presque majeures... ça va aller, non ? Jimin connaît la forêt comme sa poche.
La petite brune sembla considérer sa remarque un instant. Mais elle était perplexe à l'idée de laisser sa cousine seule dans la nuit, dans un environnement qu'elle ne maîtrisait pas. Yoon avait beau vivre à Binmin-li depuis plusieurs années, elle ne sortait jamais des sentiers balisés. Elle avait visité les carrières de l'Est quelque fois, mais toujours avec une personne pour la guider. Il fallait bien connaître la zone pour les trouver par les bois. De nuit, les pistes piétonnes qui y menaient étaient sans doute indiscernables pour les non-initiés. Elle ne connaissait pas assez Jimin pour être rassurée sur ses capacités à s'orienter de nuit. Le jour, le soleil pouvait servir de boussole pour suivre une direction. Elle avait également déjà vu des jeunes de Binmin-li lire dans les étoiles. Peut-être que la petite blonde avait été initiée à ce savoir. Mais la nuit, en forêt, la canopée estivale bloquait l'accès à la carte astrale. Même si Jimin avait voulu les utiliser, elle ne l'aurait pas pu. Peut-être étaient-elles parties avec Namjoon ? Il y avait une ancienne route d'exploitation qui conduisait proche du site où les soirées étaient organisées. A en juger les fûts de bière qui avaient été dérobées au début de la soirée, au moins une voiture allait être chargée de l'approvisionnement. Mais si elles étaient parties à pied, elles pouvaient se perdre. En s'écartant accidentellement des sentiers, rien ne ressemblait plus à un arbre qu'un autre arbre. De plus, elle n'aimait vraiment pas l'idée de les savoir toutes les deux à errer dehors un soir où les gens allaient trop boire. Elle resongea également à la conversation qu'elle avait échangé avec Jimin au sujet de Jihyun. Peut-être que c'était du pur fantasme, de la paranoïa... Mais Jihyun avait déjà dealé par le passé, c'était un fait connu de tous. Il y avait de la chance pour que de la drogue circule ce soir, en plus de l'alcool. Si Jimin buvait trop, Koo serait peut-être coincée, sans pouvoir rentrer. Elle pouvait être influencée à monter en voiture avec des inconnus qui avaient consommés. Le diagnostic était posé : c'était dangereux que Koo soit toute seule là-bas :
- Nous devrions aller les chercher.
Hobi ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes :
- On ne connait pas assez bien la forêt ! On va se perdre et c'est nous qui allons devoir être retrouvés.
- On passe par l'ancienne route, à vélo. C'est un peu long mais aucun risque qu'on se perde.
- Tu sais très bien ce qu'on dit sur les carrières de Binmin-li... se plaignit le jeune homme qui n'avait aucune intention de poser un orteil dans la forêt cette nuit.
Yoon leva les yeux au ciel. Hoseok et ses superstitions avaient la vie dure :
- Quoi ? Il y a un vieil ermite pervers qui bouffe tout cru les enfants qui s'y aventurent ?
- Oui ! S'exclama le footballeur qui trouvait que c'était un argument largement suffisant pour éviter les lieux.
La Présidente des élèves croisa les bras sur sa poitrine, perdant patience :
- Jung Hoseok, les légendes, ça sert à faire peur aux gens pour les empêcher d'entrer dans un lieu potentiellement dangereux pour eux. Ce n'est pas moi qui le dit, ce sont les anthropologues !
- Exactement, Yoon. C'est justement pour ça qu'on ne devrait pas y aller. Pourquoi on devrait y aller si c'est potentiellement dangereux ?
- C'est dangereux parce que c'est un ancien site industriel abandonné qui est loin du village... Pas parce qu'on va nous y égorger vivant, se défendit la jeune femme.
Hobi ne semblait pas convaincu. Yoon soupira et reprit :
- Je vis à Binmin-li depuis longtemps... Crois-moi, personne n'a jamais mystérieusement disparue. Ça se saurait.
Quand les gens disparaissaient, à Binmin-li, ceux qui restaient se gardaient bien de les rechercher. Ceux qui restaient essayaient de les oublier. Ceux qui restaient enfouissaient leur culpabilité et leur envie de tout foutre en l'air... Yoon ne voulait seulement aller récupérer sa cousine, ce soir. Elle voulait s'assurer que Jim était en sécurité. Hobi soupira, à court d'arguments.