Voilà qui décrit parfaitement ce qui est en jeu dans le film de
Hayes, à savoir déployer des significations et des relations, une
parenté avec Pasolini, des relations entre les interviewés et des fantômes échappés de l’Italie des années 1960, entre des fantasmes et
des faits qui n’ont force de preuve que spéculative. Ricerche: three
établit la relation entre le passé et le présent et ouvre une porte sur
un autre avenir, un avenir queer14.
Oralité, anonymat,
Préhistoire
La formation d’un nouveau paradigme
dans la pensée de l’histoire après la
Seconde Guerre mondiale
MARIA STAVRINAKI
Chez de nombreux artistes et théoriciens de l’art, après la
Seconde Guerre mondiale et l’utilisation de la bombe atomique,
la pensée de l’histoire a été fortement marquée par le sentiment
que, pour la première fois, l’humanité avait pris conscience de son
existence synchronique et plus seulement diachronique, comme cela
était le cas depuis les Lumières. Cette conscience proprement planétaire a notamment été forgée par les effets de la technique, que
l’humanité a certes élaborée, mais qui semble lui échapper dans ses
conséquences plus ou moins radicales. C’est par ce biais également
que l’idée d’une « seconde Préhistoire » hante la pensée et l’art de
ces années, de Georges Bataille à Lucio Fontana et Asger Jorn, de
Pier Paolo Pasolini et de Lewis Mumfordaux artistes britanniques
de l’Independent Group1. Ce qui est largement partagé, c’est l’idée
14. Julia Bryan-Wilson, « We Have a Future. An Interview with Sharon Hayes », in
Grey Room, no 37, automne 2009, p. 78-93.
488
1. J’ai étudié ces aspects dans Saisis par la préhistoire. Enquête sur l’art et le temps des
modernes, Dijon, Les Presses du réel, 2019.
489
que la bombe atomique signifie un changement d’âge, lorsqu’elle
ne signifie pas tout simplement la fin : non seulement l’humanité
quitte l’Âge du bronze pour entrer dans l’âge atomique, mais elle
serait aussi en train de sortir du Néolithique, laissant derrière elle
l’écriture, le sédentarisme et ses formes centralisées de pouvoir.
Dans ce texte, nous nous concentrerons sur Sigfried Giedion
(1888-1968) et Marshall McLuhan (1911-1980), deux auteurs, très
liés par ailleurs pendant ces années d’après-guerre, qui recourent
aux thèmes de l’oralité et de l’anonymat pour penser l’avènement
de cette seconde Préhistoire. Cette constellation, qui associe les
thèmes de l’oralité, de l’anonymat et de la Préhistoire, permet, nous
semble-t-il, de jeter un éclairage nouveau sur la pensée de l’art et du
médium qui eut cours pendant ces années – et qui n’est pas si étrangère, au fond, à notre expérience actuelle du temps et de l’écriture
de l’histoire.
On a souvent souligné combien la pensée de McLuhan sur
les médias a fortement été imprégnée par les écrits de Giedion2.
L’historien de l’architecture publie en 1948 son livre Mechanization
Takes Command. A Contribution to Anonymous History3. Après cette
publication, qui explore la production industrielle anonyme de la
modernité, Giedion commence à travailler sur l’histoire la plus
anonyme de toutes, la Préhistoire. Son ouvrage The Eternal Present.
The Beginnings of Art (1962), où il analyse l’espace « pré-architectonique » des cavernes, en est le résultat tangible4. Giedion a toujours oscillé entre l’histoire des « grands noms » du modernisme,
tels que Walter Gropius ou Le Corbusier, et l’histoire collective, donc « inconsciente », de la modernité industrielle. Élève de
2. Richard Cavell, McLuhan in Space. A Cultural Geography, Toronto, University of
Toronto Press, 2002.
3. Sigfried Giedion, Mechanization Takes Command. A Contribution to Anonymous
History, New York, Oxford University Press, 1948 (en français : La Mécanisation au
pouvoir, traduit de l’anglais par Paule Guivarch, Paris, Denoël, 1980).
4. Id., The Eternal Present. The Beginnings of Art, Washington, National Gallery of
Art, 1962. Pour une interprétation de l’espace « préarchitectonique » de la caverne
par Giedion : Spyros Papapetros, « Modern Architecture and Prehistory. Retracing
The Eternal Present (Sigfried Giedion and André Leroi-Gourhan) », in Res, no 63/64,
printemps-automne 2013, p. 173-189.
490
Heinrich Wölfflin, il a assimilé le principe d’une « Kunstgeschichte
ohne Namen5 » [histoire de l’art sans noms], qui, par son mutisme
biographique, laisserait retentir le pur son des lois impersonnelles
de la forme. Bien sûr, les formes anonymes choisies par Giedion
sont celles, plus brutes, des ingénieurs et de l’industrie. Mais ses
« héros », Gropius et Le Corbusier, fondent leur exceptionnalité sur
le microcosme utopique de leurs œuvres, incarnant la synthèse de
la raison pratique et de l’émotion. En vérité, les formes mécaniques
anonymes portent, malgré tout, les traces d’un état divisé, en attente
de réconciliation, celle-là même que les grands noms du modernisme réalisent dans leurs œuvres, de façon utopique et par là même
à titre exceptionnel. À l’évidence, la Seconde Guerre mondiale est
venue maximiser la crise et la division. Ainsi, en 1948, Mechanization
Takes Command se termine-t-il par un constat mélancolique où
Giedion, empruntant au pessimisme de Georges Sorel le thème des
« illusions du progrès6 », déplore l’expérience transitionnelle du
présent moderne, qui n’est pas vécu dans ses liens avec le passé et le
futur, et reste comme absent de lui-même.
Au flux de ce présent continu, expérience du temps qu’on appelle
aujourd’hui « présentisme », Giedion opposa plus tard l’« éternel
présent » de la Préhistoire – la Préhistoire proprement dite, qui
fut vécue par l’espèce, mais sans doute aussi, à une échelle plus
modeste mais néanmoins réelle, celle de Giedion lui-même. Dans
les années 1950-1960, l’utopie moderniste a reculé encore plus
loin dans le passé, devenant davantage une rétroprojection qu’une
projection dans le futur. Il faut s’arrêter sur l’« éternité » du présent préhistorique. Pour Giedion, ce présent est éternel, parce qu’il
l’imagine fermement imbriqué dans le passé et le futur ; les trois
5. « Je ne sais d’où cette expression m’est venue. Elle était dans l’air. En tout cas,
elle dénote clairement l’intention de présenter une réalité qui se situe en dessous
de l’individuel. Or, c’est ici que la contradiction s’élève : “ce qui compte en histoire
de l’art c’est tout de même la personnalité ; l’élimination du sujet signifie un
appauvrissement désolant ; l’histoire sera remplacée par un schéma exsangue, etc.”. »
Heinrich Wölfflin, « Pro Domo. Justification de mes “Principes fondamentaux de
l’art” » [1915], dans Réflexions sur l’histoire de l’art, traduit de l’allemand par Rainer
Rochlitz, Paris, Flammarion, 1997, p. 43.
6. Georges Sorel, Les Illusions du progrès [1908], Lausanne, L’Âge d’homme, 2005.
491
ordres du temps y sont indissociables. Pour les premiers préhistoriens, les hommes préhistoriques étaient captifs du présent, parce
qu’ils ne pouvaient que réagir mécaniquement aux stimuli du monde
extérieur, sans pouvoir s’en extraire : c’est de cette répétition involontaire et strictement réactive que témoignait le prétendu « naturalisme » de leurs œuvres7. Pour Giedion, au contraire, l’expérience
préhistorique du temps est synchronique, à l’image de l’expérience
de l’espace. Une caverne n’obéit ni à l’axe horizontal ni à l’axe vertical, car elle est obscure et irrégulière. De même, les images gravées
et peintes sur ses parois sont superposées : elles existent simultanément, ne témoignant guère du désir de détruire le passé, tout en
restant ouvertes à l’avenir. L’espace et le temps préhistoriques sont
donc pareillement circulaires, le commencement y coïncidant toujours avec la fin. Une spatialisation du temps complètement antibergsonienne se dessine ainsi dans le texte de Giedion, dans la mesure
où l’espace caverneux, loin d’incarner la réification du temps, en est
la matrice et l’empreinte à la fois, la source et le signe. Non sans
intentionnalité oxymorique, le nom que Giedion donne au principe
de création dans la préhistoire est « le sans nom8 » [the nameless].
Tout se passe comme si ce principe ne supportait aucune fixation
lettrique, évoquant un état avant la dissociation du langage, avant
que les écarts ne commencent à fissurer les signes. Conformément
à cette idée, Giedion qualifie aussi l’espace préhistorique d’« acoustique », sous l’influence directe de Le Corbusier et de l’anthropologue Edmund Carpenter, collègue de McLuhan à l’université de
Toronto, qui étudie les sociétés eskimos. Avec McLuhan, Carpenter
a fondé, dans les années 1950, un groupe de recherche qui aboutit à la création de la revue Explorations, à laquelle Giedion a aussi
été associé9. Au demeurant, l’espace acoustique de Giedion reste
sous l’influence diffuse et d’autant plus profonde de toute la tradition métaphysique du Logos, que Jacques Derrida s’est employé
à déconstruire dans ses écrits, en réaction, peut-être, à l’engouement pour l’oralité dont il était témoin dans les années 1960. Pour
ne pas reprendre ici l’exemple derridien de Jean-Jacques Rousseau,
nous nous limiterons à rappeler l’ouvrage de l’anthropologue
Marcel Jousse intitulé Le Style oral, publié en 192510 (à l’époque où
l’on commençait à revisiter le mode de composition des épopées
homériques11). Dans ses travaux, Jousse explique la parole comme
un geste « laryngo-buccal12 », qui ne marque qu’un petit écart visà-vis des choses et des gestes corporels que ces dernières activaient
mimétiquement. L’espace acoustique de Giedion revendique cette
même proximité mimétique entre le monde et sa représentation.
Une raison supplémentaire pour laquelle le « présent » est éternel, c’est que, pour Giedion, comme pour bien d’autres penseurs
de l’époque (dont Claude Lévi-Strauss n’est que le plus illustre),
l’homme est doté de structures de pensée identiques, que seule la
relativité de l’histoire peut éroder – ce qu’elle ne fait hélas que trop.
Une preuve de cette universalité est la résurgence de l’expérience
préhistorique du temps et de l’espace dans la peinture moderne,
chez Paul Klee, Jean Arp, Joan Mirò ou Wassily Kandinsky : sans
imiter littéralement la Préhistoire dans ses formes, tous ces artistes
en réactivaient les fondements, à savoir les principes et les procédés
antilinéaires qui guidaient la traduction du temps et de l’espace dans
les images. Ces procédés régissent tout autant l’écriture de l’histoire
par Giedion lui-même, qui fuit la linéarité narrative (considérée traditionnellement par les études sur l’oralité comme l’un des dons
empoisonnés de l’écriture) au profit des constellations simultanées
et du principe de l’anonymat.
Mais
comment
Giedion
comprenait-il
exactement
7. Sur cette interprétation « présentiste » de la peinture pariétale, nous nous permettons de renvoyer à notre article « “Enfant né sans mère, mère morte sans enfant”.
Les historiens de l’art face à la préhistoire », in Les Cahiers du Mnam, no 126, hiver
2013-2014, p. 4-13 ; ainsi que Saisis par la préhistoire, op. cit., p. 183-205.
8. Giedion, The Eternal Present, op. cit., p. 8.
9. Michael Darroch, « Bridging Urban and Media Studies. Jacqueline Tyrwhitt
and the Explorations Group, 1951–1957 », in Canadian Journal of Communication,
vol. 33, 2008, p. 147-169 ; Harald E. L. Prins et John Bishop, « Edmund Carpenter.
Explorations in Media and Anthropology », in Visual Anthropology Review, no 2,
automne-hiver 2001-2002, p. 110-140.
10. Marcel Jousse, Le Style oral. Rythmique et mnémotechnique [1925], Paris, Fondation
Marcel-Jousse, 1981.
11. Sur la question homérique : Ismaïl Kadaré, Le Dossier H, Paris, Fayard, 1981.
12. Marcel Jousse, Anthropologie du geste, Paris, Resma, 1969, p. 104.
492
493
l’« anonymat » ? Dans son étude inédite de 1944, intitulée « The
Study of Anonymous History » [Étude de l’histoire anonyme], il se
fixa pour but de dépasser la spécialisation des sciences humaines en
disciplines séparées – l’histoire, la sociologie, etc. – afin de reconstituer « l’histoire anonyme qui est à la base des événements politiques, sociologiques, économiques13 ». Son analyse permet de
comprendre, d’une part, que l’histoire anonyme est nécessairement
une histoire d’« en bas », puisqu’elle est liée à la matière et aux
masses qui, soit comme producteurs, soit comme consommateurs,
en sont les principaux agents ; d’autre part, que cette histoire peut, à
quelques conditions, s’avérer la seule synthétique possible, la seule
qui puisse saisir les forces de la vie sociale comme un tout, et peutêtre même comme un « tout esthétique ». C’est très précisément ce
que Giedion se propose de faire.
L’histoire événementielle est nécessairement liée à des
noms, puisque, comme Giedion l’écrit dans son introduction à
Mechanization Takes Command, « on peut comprimer les faits dans
un nom et une date14 », mais pas les relations. D’une certaine façon,
l’histoire événementielle est le pendant du naturalisme. Quant à
l’histoire anonyme, elle peut être perçue et analysée comme une
composition relationnelle. Cette mise en rapport des objets de la
modernité industrielle donne à la vie quotidienne, dans ce qu’elle
a d’éparpillé, une forme. Selon Giedion, l’histoire anonyme a
« beaucoup d’aspects et ses parties différentes s’interpénètrent. Elles
ne peuvent être séparées que difficilement. L’idéal, dans l’histoire
anonyme, serait de montrer simultanément les facettes variées dans
le processus de leur interpénétration15 ». Mais c’est d’abord dans les
meilleurs œuvres des artistes modernes que l’on peut voir réaliser ces
relations configurées dans leur interpénétration simultanée. Dans
une lettre à McLuhan, Giedion cite l’art des avant-gardes comme
13. Londres, Royal Institute of British Architects, fonds Jacqueline Tywhitt,
Tyj/17/2, Siegfried Giedion, « The Study of Anonymous History », 1944, cité
dans Michael Darroch, “Sigfried Giedion und die ‘Explorations’. Die anonyme
Geschichte der Medien-Architektur”, Zeitschrift für Medienwissenschaft, vol. 11, n° 2,
2014, p. 144. Nous traduisons.
14. Giedion, Mechanization Takes Command, op. cit., p. 2. Nous traduisons.
15. Ibid., p. 3.
494
l’un des modèles de son écriture de l’histoire. Les relations que
l’historien doit forger à partir de la matière brute de la vie ne sont
pas purement abstraites – et donc idéelles, selon l’esprit hégélien –,
ni matérialistes, telles que Marx les avait analysées. Elles doivent
certes intégrer « les humbles objets16 » de la vie quotidienne, mais
de la façon qui est celle des artistes modernistes : « Nous aurons à
faire ici à des choses humbles, auxquelles on ne prête habituellement
pas d’intérêt ou, du moins, qu’on n’évalue pas pour leur portée historique. Mais en histoire, pas plus qu’en peinture, ce qui compte
n’est pas le caractère imposant du sujet. Le soleil se reflète même
dans une cuiller à café17. » La métaphore de la cuiller à café est
lourde de références. Gropius écrivait jadis, à l’aube du Bauhaus, en
paraphrasant légèrement Wölfflin, que son école avait pour tâche
de trouver une forme englobant la totalité de la vie, de la cathédrale
à la cuiller18. Tout se passe donc comme si cette forme totale, qui,
dans les années 1940, reste encore introuvable dans la réalité, pouvait désormais être donnée par l’écriture de l’histoire – non pas une
histoire de l’utopie, mais bel et bien l’histoire comme utopie. Dans
la mesure même où le modernisme a échoué à réaliser ce qu’il avait
promis, c’est à son historien d’extraire sa promesse des ruines du
passé afin de la réaliser sous la forme écrite de l’histoire.
Il est tout aussi vrai, bien sûr, que Giedion s’inscrit dans plusieurs
généalogies : celle de l’histoire anonyme de la culture matérielle de
Vienne ; celle des ethnologues du musée de l’Homme théorisant et
collectant des « objets moyens » et des « séries » au détriment des
objets précieux19 ; enfin, celle des historiens de l’école des Annales,
16. Ibid., p. 2-3.
17. Ibid., p. 2.
18. Heinrich Wölfflin, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture [1886], Paris,
Carré, 1986, p. 82-88. Gropius développe son idée d’une « architecture totale » au
Bauhaus et le poursuit à Harvard ; voir Scope of Total Architecture, New York, Collier
Books, 1943.
19. Sur le tournant ethnographique vers « l’objet moyen » : Marcel Mauss, Manuel
d’ethnographie, Paris, Payot, 1947, p. 5 ; Michel Leiris, Instructions sommaires pour les
collecteurs d’objets ethnographiques, Paris, musée d’Ethnographie/Mission scientifique
Dakar-Djibouti, 1931 ; Jean Jamin, « La mission ethnographique Dakar-Djibouti
1931-1933 », in Cahiers ethnologiques, no 5, 1984, p. 7-73 ; id., « De l’humaine
495
qui ouvrent l’histoire à des documents autres que les textes écrits20.
La temporalité de toutes ces histoires anonymes est lente : si, pour
l’histoire canonique des grands hommes et des événements cataclysmiques, ce qui fait l’histoire est la rupture et l’exception, Giedion
défend ici une histoire longue, insensible, diffuse, agissant sans que
l’on en ait conscience à travers les structures de la vie quotidienne.
Après la fin de la guerre, Giedion mit donc son historiographie
au service de la lutte contre la vie vécue au jour le jour, selon un
rythme dicté par les informations diffusées par les médias. Le temps
du productivisme – quand il fallut promouvoir une histoire susceptible de contribuer à la réconciliation avec la division du travail – est
bel et bien passé ; il est urgent désormais de montrer que l’ère de la
communication planétaire est aussi susceptible d’être façonnée dans
un tout esthétique, une Gestalt, qui se fonderait sur les principes universels de la pensée humaine. Dans une lettre à McLuhan, Giedion
écrit : « Le but est de dépasser le présent […] notre médium est le
temps et, comme le temps coule, nos mots devraient être consistants, pour révéler d’autres dimensions, qui s’adaptent à d’autres
conditions et à d’autres angles d’observation21. » Les mots doivent
donc contenir, mouler le temps qui coule. L’histoire sans nom de
Giedion est elle-même une reformulation de l’espace acoustique de
la Préhistoire – l’espace où les voix et les temps s’interpénètrent sans
contradictions et sans conflit22.
Pour McLuhan, qui a lu très attentivement tous les livres de
Giedion, la singularité de son écriture de l’histoire réside dans sa
manière d’échapper aux maux de l’histoire et de l’écriture à la fois
condition de Minotaure », in Claude Gaume (dir.), Regards sur Minotaure. La revue
à tête de bête, cat. expo. (Genève, musée Rath, 17 octobre 1987 – 31 janvier 1988 ;
Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 17 mars – 29 mai 1988), Genève,
musée d’Art et d’Histoire, 1987, p. 79-87.
20. François Dosse, L’Histoire en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire »,
Paris, La Découverte, 1987.
21. Sigfried Giedion, lettre à Marshall McLuhan, citée dans Darroch, « Bridging
Urban and Media Studies », art. cit., p. 149. Nous traduisons.
22. À noter également le travail de Le Corbusier durant la même période, par
exemple Le Corbusier, Le Poème électronique. Pavillon Philips pour l’Exposition universelle de Bruxelles, Paris, Minuit, 1958.
496
– les deux étant, bien sûr, indissociables. Giedion n’emprisonne pas
les voix du passé dans des noms ni la profusion des actes dans des
événements exceptionnels ; comme McLuhan le répète souvent,
l’historien transforme ses idées en outils directement versés dans
le flux des fonctions vitales. Dans son compte rendu enthousiaste
de Mechanization Takes Command, paru dans The Hudson Review, le
théoricien des médias relie Giedion à la tradition humaniste de la
pensée allemande, qui aurait échappé à la philologie et à l’abstraction de l’esprit inaugurée par Friedrich Hegel pour mettre l’histoire au service de la perception23. Les idées sont pour Giedion
des outils, écrit McLuhan, susceptibles d’aider l’homme à s’adapter
dans un monde de plus en plus complexe. L’auteur canadien explicite, à son tour, la méfiance plus ou moins latente dans les textes de
Giedion vis-à-vis de l’écriture et de l’histoire. Pour McLuhan, en
effet, l’imprimerie de Gutenberg a parachevé la fossilisation de la
parole exercée par l’écriture depuis la Protohistoire et, par là même,
a contribué à accentuer les maux de l’histoire :
La mécanisation de l’écriture a mécanisé la métaphore visuelle-acoustique sur laquelle toute civilisation est fondée. Elle a créé la classe d’école
et l’éducation de masse, la presse moderne et le télégraphe. C’était le
premier travail à la chaîne. L’histoire entière est devenue disponible sous
forme des données classifiées. Le livre transportable a porté le monde des
morts dans l’espace des bibliothèques des gentlemen. Et le télégraphe a
porté tout le monde des vivants à la table de déjeuner de l’ouvrier24.
Le médium du livre et l’historicisme qui lui est inhérent, que
McLuhan comprend comme une réification de l’histoire pour la
spatialiser sous la forme de données mortes, ont aussi une dimension de classe : ils appartiennent clairement au monde individualiste
et clos des classes dominantes – de l’aristocratie d’abord, puis de
la bourgeoisie. En revanche, le télégraphe, la radio, etc. sont les
23. Marshall McLuhan, « Vision in Motion by László Moholy-Nagy » et
« Mechanization Takes Command by Sigfried Giedion », in The Hudson Review, vol. 1,
no 4, hiver 1949, p. 599-602.
24. Id., Counterblast, op. cit., p. 15.
497
médias démocratiques qui diffusent directement la vie encore toute
chaude auprès des masses, pendant qu’elles vaquent à la multitude
de leurs activités quotidiennes.
Pour McLuhan, le pendant littéraire de Giedion est, sans
conteste, James Joyce. Le « barde irlandais » avait réussi à redonner
au langage son immédiateté de parole et sa vocalité polyphonique.
Son héros Stephen Daedelus n’avait-il pas proféré cette fameuse
phrase selon laquelle l’histoire était un cauchemar dont il voulait
se réveiller ? Dans Verbi-Voco-Visual Explorations, publié en 1967,
McLuhan écrit : « IL SEMBLE QUE CE SOIT LA FAUTE DE
L’HISTOIRE. Haines l’Anglais dans Ulysse partageait avec Stephen
son avis sur les torts faits à l’Irlande : Je peux tout à fait comprendre
cela, dit-il calmement. C’est ainsi que doit penser un Irlandais, si
j’ose le dire. En Angleterre, nous avons le sentiment de vous avoir
traité de manière plutôt injuste. Il semble que ce soit la faute de
l’histoire. Pour Stephen, de tradition orale irlandaise, “l’Histoire est
un cauchemar dont j’essaye de me réveiller”25. »
Il y aurait donc une histoire, celle des vainqueurs, qui ont commis
les injustices et les torts, histoire dont il faut s’extraire dans le but de
changer son cours. Mais comment peut-on se réveiller du cauchemar
des vaincus ? En plongeant, précisément, dans le vortex d’un présent
présumé éternel – celui d’une oralité qui a résisté à l’histoire et à son
écriture officielle : « Dans Finnegans Wake, explique McLuhan, la vie
et l’expérience entières de la race est comprimée dans le présent
simultané d’un vrai style bardique26. » Dès 1954, dans son ouvrage
Counterblast, McLuhan relève cette opposition sociale et politique
entre l’histoire écrite et l’histoire orale27. L’écriture, organe d’oppression, n’emprisonne pas seulement les choses et le souffle dans
des signes morts, mais aussi les peuples et les classes. L’histoire, discipline des documents écrits, est celle des vainqueurs, qui écrivent
afin d’oublier et de faire oublier : « Les Israéliens ne peuvent pas se
25. Marshall McLuhan (dir.), Verbi-Voco-Visual Explorations, New York, Something
Else Press, 1967, n. p. Nous traduisons.
26. Ibid.
27. Marshall McLuhan, Counterblast, New York, Harcourt, 1969.
498
souvenir et les Arabes ne peuvent pas oublier28 » – ou encore « Les
Anglais ne se souviennent jamais et les Irlandais n’oublient jamais29 ».
Le romantisme politique de McLuhan, selon lequel le moment est
enfin venu pour les vaincus de faire littéralement entendre leur voix,
s’ancre dans deux schémas historiques conflictuels qui opèrent dans
sa pensée : celui de Giambattista Vico et celui de Hegel.
Tout semble diviser, en effet, la conception périodique du
« corso » et « recorso » d’un Vico et la téléologie linéaire d’un Hegel.
Pourtant, ces deux schémas coexistent bel et bien dans la pensée
de McLuhan, et ce, en dépit des attaques continues de ce dernier
contre le philosophe idéaliste. Le cercle et l’extension infinie, le
modèle cyclique du retour à l’âge des dieux et du mythe, d’une part,
et l’optimisme évolutionniste, d’autre part, sont sans aucun doute
les deux figures contradictoires qui se rencontrent et se superposent
dans la figure du vortex de Counterblast. À la pensée de Vico, que
lui font connaître ses lectures de Joyce, McLuhan emprunte l’idée
selon laquelle l’histoire est cyclique et même périodique et que, par
conséquent, la phase « scripturale » de l’humanité est nécessairement vouée à être dépassée par une phase postscripturale, « post-alphabétisée », qui renouera avec l’oralité première30. Le jésuite
angliciste Walter Ong a nommé cette oralité « secondaire31 ».
McLuhan semble partager cet avis : « La vitesse électrique mélange
les cultures de la Préhistoire et les détritus des boutiquiers de l’ère
industrielle, les analphabètes avec les demi-analphabètes et postalphabétisés32. » Au demeurant, McLuhan n’en donne pas moins
à sa vision de l’histoire une dynamique téléologique de dématérialisation et de réconciliation ultimes. Il y aurait eu, selon lui, trois
étapes dans l’histoire de la transformation de l’homme : l’homme
préalphabétisé, ayant extériorisé son corps entier dans ses activités ;
28. Ibid., p. 69. Nous traduisons.
29. Ibid.
30. Giambattista Vico, La Science nouvelle [1725], traduit de l’italien par Alain Pons,
Paris, Fayard, 2001.
31. Walter J. Ong, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Londres/
New York, Routledge, 1982.
32. Marshall McLuhan, Pour comprendre les média. Les prolongements technologiques de
l’homme [1964], traduit de l’anglais par Jean Paré, Paris, Mame/Seuil, 1977, p. 35.
499
l’homme alphabétisé, ayant spécialisé ses gestes et ses mouvements ;
l’homme électronique/électrique, qui extériorisera de plus en plus
son système nerveux sous forme d’informations. En somme, l’hominisation est pour McLuhan une histoire de médium, qui commencerait avec la première parole et le premier silex, technologies
inventées par l’homme pour se détacher de sa clôture narcissique, et
qui se terminerait avec le monde global entièrement dompté.
Ailleurs, McLuhan ajoute que l’approche écologique qu’il prône
est « paléolithique33 », parce qu’elle implique la participation orale
et totale de l’homme, à l’opposé de la fragmentation et de sa spécialisation visuelle. Tout se passe comme si l’humanité vivait la fin
du Néolithique, non pour tomber dans une quelconque entropie,
comme l’écrit au même moment Lévi-Strauss dans Tristes tropiques
(1955), mais pour retrouver un Paléolithique supérieur, qui irait de
pair avec la « reprogrammation » de la vie sensorielle34. McLuhan
fait un pas de plus. La coïncidence du sens et du signe devra être
parfaite, absolue – jusqu’à ce que l’oralité se transforme en mutisme,
non pas un mutisme géologique et minéral, signifiant l’extinction
de l’espèce, mais le mutisme propre à Dieu, qui, lui, n’a de toute
évidence nullement besoin de médium. Le monde utopique de
McLuhan a indéniablement quelque chose de La Cité de Dieu de
saint Augustin. Dans « La parole. Une fleur du mal ? », un chapitre
de Pour comprendre les média, McLuhan écrit :
L’électricité ouvre la voie à une extension du processus même de la
conscience, à une échelle mondiale et sans verbalisation aucune. Il
n’est pas impossible que cet état de conscience collective ait été celui
où se trouvaient les hommes avant l’apparition de la parole. Il se peut
que le langage, cette technologie de prolongement humain, dont nous
connaissons si bien la capacité de diviser et de séparer, ait été la « Tour
de Babel » par laquelle les hommes ont cherché à escalader les cieux.
Aujourd’hui, l’ordinateur s’annonce comme un outil de traduction
instantanée. […] L’ordinateur, en somme, nous promet une Pentecôte
33. Cette thèse parcourt tout l’ouvrage Pour comprendre les médias, où le retour au
Paléolithique est lié au retour d’une oralité « postalphabétisée ».
34. Id., Counterblast, op. cit., p. 33.
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technologique, un état de compréhension et d’unité universelles. Logiquement, l’étape suivante consisterait, semble-t-il, à préférer aux langues, au lieu les traduire, une sorte de conscience cosmique universelle
assez semblable à l’inconscient collectif dont rêvait Bergson. L’état
d’apesanteur où les biologistes discernent la promesse de l’immortalité
physique aura peut-être son parallèle dans un mutisme qui assurerait
une paix et une harmonie collectives perpétuelles35.
Il serait facile et vain de critiquer McLuhan aujourd’hui, où la
seule Pentecôte cybernétique à laquelle nous participons est celle de
la Bourse et de la surveillance. Il est peut-être plus utile de penser
à la façon dont les exemples de Giedion et de McLuhan peuvent
nous aider à comprendre et peut-être aussi à critiquer notre propre
conception et notre écriture de l’histoire : quelque chose d’obstinément familier émane de ces écrits. Anachronismes, présentisme,
histoire anonyme et substantialité de l’image au détriment du texte
hantent aujourd’hui à nouveau le discours de l’histoire et de l’histoire de l’art. Il est évident que ces notions s’inscrivent dans plusieurs généalogies et qu’elles n’ont pas de valeur intrinsèque. Selon
leurs usages, elles peuvent donc servir le pire comme le meilleur. On
peut commencer par interroger le romantisme politique qui idéalise
les anonymes, faisant la part entre les discours, affinant leurs présupposés. On peut se poser des questions sur les usages de l’image pour
penser l’histoire, usages qui ne se partagent pas entre le mal – l’esthétisation fasciste de la politique – et le bien – l’image subversive
qui sème la révolte auprès des vaincus. Giedion nous montre que
l’historien peut trouver dans l’image une perfection, un équilibre,
un exutoire et une libération des forces immaîtrisables de la vie.
Jusqu’où une œuvre finie peut-elle prêter son intelligibilité à l’écriture d’une histoire par définition infinie et nécessairement conflictuelle ? Voilà quelques questions que l’on peut se poser en traversant
les thèmes de l’oralité, de l’anonymat et du retour à la Préhistoire
tels qu’ils ont été configurés après la Seconde Guerre mondiale.
35. Id., Pour comprendre les média, op. cit., p. 99-103.
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