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L'image du diplomate à travers l'historiographie des villes italiennes au
12 siècle (Italie du Nord)
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En mars 1153, deux habitants de Lodi, en Lombardie, se présentèrent auprès de
Frédéric Barberousse, qui présidait une diète dans la ville de Constance. Après avoir
exposé à l’empereur l’état misérable dans lequel se trouvait leur ville, subissant les
vexations de Milan, ils lui demandèrent justice. Aussi Fréderic décida-il d’envoyer un
ordre écrit par lequel il somma les consuls milanais de ne pas s’acharner sur Lodi.
Lorsqu’on lut ce message en pleine séance du conseil à Milan, les consuls indignés ne
se contentèrent pas de rejeter ce qu’ils considéraient comme un ordre injuste, fruit
d’informations fausses. Ils s’emparèrent du parchemin pour le déchirer et le piétiner
publiquement. C’est ainsi qu’Othon Morena, magistrat de Lodi et chroniqueur
contemporain des événements, rapporte cet épisode. D’après lui, c’est cet incident qui
fut à l’origine de la première expédition en Italie organisée l’année suivante par
Frédéric Ier.
J’ai présenté cet épisode de la manière la plus neutre possible, mais le récit
comporte en réalité de nombreux éléments problématiques. Le premier concerne
l’adéquation avec l’objet d’étude de ce colloque : quel est le rapport entre une
assemblée judicaire, comme celle organisée à Constance, et les relations
diplomatiques ? Peut-on considérer la communication entre l’empereur et ses sujets –
en vertu du statut des villes italiennes à l’égard de Frédéric Ier – comme une véritable
communication diplomatique ? Certains éléments indiquent en effet que ces relations
fonctionnaient selon les règles de la diplomatie. Tout d’abord, le fait que le souverain
était un étranger : Frédéric parlait allemand et le centre de son pouvoir était en
Allemagne, ses relations avec le Royaume d’Italie ne pouvaient par conséquent
qu’être épisodiques. Deuxièmement, les niveaux d’autonomie atteints par de
nombreuses communautés et de nombreux princes dans le cadre des grandes
formations étatiques du XIIe siècle (et cela non seulement dans le Saint Empire
romain germanique) étaient tels que les sujets pouvaient négocier les prestations dues
au souverain à un niveau de parité. Cela nous autorise à appréhender les représentants
envoyés par les villes italiennes auprès de l’empereur comme de véritables
diplomates. Les relations entre villes sont en revanche plus aisées à définir, même si,
nous le verrons, le cadre dans lequel elles sont présentées est celui d’une assemblée
présidée par l’une des deux autorités universelles : le pape ou l’empereur.
Ainsi pouvons-nous considérer comme rencontres diplomatiques ce que les
sources nous présentent comme les séances des grands tribunaux. Ce dont on traitait
en présence de l’empereur Frédéric n’était donc pas seulement les affaires judiciaires
d’intérêt local, mais aussi les grands problèmes politiques (lesquels ressortiraient
aujourd’hui de l’arbitrage international). Cela vaut également pour le cas soumis à
Constance par les deux habitants de Lodi. D’après l’étiquette, c’est comme simples
requérants, et non comme ambassadeurs, que ceux-ci devaient se présenter, le
souverain étant reconnu comme juge suprême. C’est bien en tant que juge en effet
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que Barberousse est décrit lors de sa première descente en Italie en 1154 dans les
comptes rendus impériaux : outre son biographe, Othon de Freising, et Othon Morena
déjà mentionné, l’auteur anonyme du Carmen de gestis Federici I. in Lombardia,
sans doute un laïc cultivé de Bergame contemporain de ces événements, insiste lui
aussi sur cette identification.
Les diètes convoquées par Barberousse – appelées curia, magna curia, curia
generalis, colloquium ou encore parlamentum – prévoyaient en leur sein une
articulation différente : elles pouvaient comporter – du moins les plus solennelles,
comme celle de Besançon, en 1157, ou celle de l’année suivante réunie à Roncaglia,
près de Plaisance – une séance réservée, puis une session publique. À Besançon, les
nonces du pape furent reçus en privé, mais c’est seulement au moment de la session
publique qu’ils lurent la missive du pontife qui fut, entre autre, à l’origine d’un
incident diplomatique. À Roncaglia, en revanche, après la séance réservée qui dura
trois jours, se tint une session publique d’un jour, suivie de toute une série de sessions
parallèles ayant par but de régler les litiges dans tout diocèse du Regnum Italiae. Ces
assemblées, nous l’avons dit, abordaient indifféremment aussi bien les questions
judiciaires personnelles que les questions internationales. Par exemple, dans cette
même diète de Constance où les deux habitants de Lodi demandèrent justice pour leur
ville, un accord important avec le pape avait également été signé. On ne peut donc
pas tracer une frontière nette entre aspects judiciaires et diplomatiques.
Cependant, les problématiques que l’analyse des relations entre villes italiennes
et empereur pose ne s’arrêtent pas là. Afin de mieux comprendre ce que je vais dire,
il faut revenir à la diète de Constance, et regarder de près comment Othon Morena
présente la mission de ses concitoyens. Pour lui, l’expédition de l’empereur dans la
Péninsule est un fait absolument positif. Il précise pourtant que les deux habitants de
Lodi n’avaient aucun mandat officiel : ils étaient non pas des diplomates mais des
marchands qui, tout en sachant qu’ils ne représentaient qu’eux-mêmes, avaient décidé
de demander justice pour leur ville. En effet, à leur retour à Lodi, ils encoururent les
blâmes des consuls qui appréhendaient une réaction violente de la part de Milan. Pour
quelle raison Othon Morena précise-t-il que les deux marchands ne possédaient pas
de mandat officiel ? Pourquoi fait-il apparaître les consuls de la ville comme des
lâches ? Avant de pouvoir répondre à ces questions, il faut s’arrêter sur une question
plus générale que les spécialistes de cette période historique ont peu abordé : la
question de la représentation des gouvernements citadins à l’extérieur.
Patrick Gilli a analysé les normes statutaires des villes communales relatives
aux missions diplomatiques. Par la documentation d’au moins deux siècles
(notamment les XIIIe et XIVe siècles), on comprend que le problème le plus
important était celui de limiter le plus possible le mandat des ambassadeurs, aussi
bien en termes de sujets à traiter que de liberté décisionnelle. Dans la cité, en raison
de la rotation rapide du personnel politique, il arrivait qu’une mission diplomatique
ayant un certain mandat change en cours de route sa propre position et son propre
degré d’autonomie décisionnelle. Ainsi la représentation diplomatique s’avère-t-elle
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être un fait moins technique que politique. D’autre part, celui qui recevait les
ambassadeurs s’interrogeait sur leur effective représentativité : était-ce leur rang qui
était de nature à garantir leur fiabilité ? La négociation était-elle dictée par une
volonté authentique, ou n’était-elle qu’une simple tactique pour gagner du temps ?
Qui était le véritable commanditaire de la mission ? En raison du caractère
magmatique et polycentrique de la politique communale, il était en effet complexe de
savoir clairement qui représentait qui.
Comme le remarque Gilli, concernant le XIIe siècle on a peu de visibilité des
lois régissant la diplomatie citadine. Ce vide semble suggérer que le caractère
compliqué des normes codifiées au cours des siècles suivants soient le résultat d’une
complexité accrue : des sociétés plus stratifiées, où les professions intellectuelles
tendaient à se spécialiser, demandaient des formes plus sophistiquées de
représentation, à l’intérieur comme à l’extérieur. Une enquête fondée sur les
chroniques montre en revanche que, dès le milieu du XIIe siècle, le problème de la
représentation se posait comme reflet du caractère composite de la société
communale.
En ce sens, le cas proposé par Othon Morena est assez instructif : l’écrivain fait
bien attention à ne pas attribuer de caractère officiel à la mission de ses concitoyens.
Dans l’historiographie italienne, on ne connait pas de cas aussi éclatant. Les
chroniques citadines offrent souvent une image de concorde au sein de la cité. Et
même lorsque les auteurs s’arrêtent sur les conflits internes et reconnaissent la
présence de factions diverses, ils tendent à attribuer à leur propre faction la
représentation légitime de l’ensemble : les autres sont des traitres, des ennemis, de
faux citoyens. Ainsi les autres ne sont-ils pas autorisés à exprimer des instances
collectives : ils ne représentent qu’eux-mêmes. Cette simplification du cadre politique
n’est pas le fruit de l’immaturité des chroniqueurs. Comme en témoignent des travaux
récents, cela est plutôt à attribuer à l’intention pédagogique de l’historiographie
communale, c’est-à-dire à la volonté de forger une conscience civique unitaire par le
bais du récit de l’histoire récente. Les phases de crises, relatées selon des critères de
réticence intéressée et dans un cadre politique recomposé de façon artificielle,
semblent avoir joué un rôle déterminant dans la causa scribendi des chroniques
locales (Schweppenstette, Engl).
C’est une source étrangère au contexte local – comme les Gesta Friderici
d’Othon de Freising, dont le continuateur est Rahewin – que nous permet d’observer
les différentes sociétés urbaines, sans ce lourd conditionnement. Bien évidemment,
les historiographes officiels de l’empereur tendaient aussi à délégitimer la partie
adverse. Mais ils n’étaient pas obligés d’offrir une image pacifiée et homogène des
villes. Au contraire, le fait de souligner l’existence de divisions dans le camp ennemi
– c’est à dire Milan et ses alliés – pouvait aller dans le sens de légitimer l’action
impériale. Pour reconnaître les limites de la représentativité de la diplomatie citadine,
il est donc plus instructif de s’attarder sur ce texte plutôt que sur les chroniques
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locales. Le polycentrisme citadin est loin d’être seulement un problème : dans les
moments de crise avec le monde extérieur, il peut devenir exploitable. Lorsque
l’empereur assiégeait une ville, était-il plus opportun au moment d’entamer des
négociations, d’envoyer qui poussait à la résistance à outrance ou au contraire qui y
était opposé ? Pour frapper l’une de ses parties politiques, était-il légitime d’anéantir
une ville entière ?
Partons d’un cas sur lequel Othon de Freising insiste longuement. Entre février
et avril 1155, Frédéric assiégea Tortone, fière ennemie de la Pavie impériale, et alliée
de la turbulente et puissante Milan. Faire plier Tortone ne signifiait pas seulement
rendre service à Pavie, mais aussi donner une leçon à Milan. Après deux mois de
siège acharné, la ville en vint au point de se rendre. Ce fut alors qu’un groupe de
clercs se rendit parlementer avec l’empereur. Ces clercs se définirent eux-mêmes
comme la ‘partie malheureuse’ des habitants de la cité («Terdone infelix portio»), car
ils subissaient les conséquences de choix politiques scélérats qu’ils ne partageaient
pas. Il se peut qu’en voyant s’annoncer le désastre, les cives les plus rusés et les
moins compromis aient essayé de prendre les distances d’un groupe dirigeant sur le
point de tomber. Toutefois, si nous voulons encore faire confiance à Othon, ce que
nous avons entendu jusqu’à présent serait l’exorde d’un discours plus complexe, une
sorte de captatio benevolentiae. Après avoir argué, en citant les Saintes Ecritures, de
leur totale désaccord avec la politique communale, ces clercs se placent ensuite dans
une dialogue plus concret : d’où vient la colère de l’empereur ? Tortone est certes
l’alliée de Milan, mais pour quelle raison ? La cause en est l’attitude constamment
menaçante de Pavie. Les habitants de cette ville – qui désormais affichent leur amitié
envers l’empereur – prétendent juger Milan qui a détruit Come, mais ils oublient
avoir quant à eux détruit le château de Lomello, autrefois siège d’un conte palatin.
Tels sont en synthèse les mots du chef de la délégation de Tortone, rapportés, je le
rappelle, par un grand intellectuel de la cour impériale. Il est difficile de savoir si
cette argumentation subtile avait véritablement été conçue par les clercs de Tortone ;
il me semble toutefois évident que parmi les argumentations exposées, les plus
authentiques sont plus probablement celles qui possèdent un enracinement clairement
local. Ces clercs cessent ainsi d’apparaître comme les sujets innocents d’un pouvoir
citadin tyrannique et suicidaire. À la lumière de leur attaque à l’égard de Pavie, ils
endossent plutôt le rôle de délégation chargée de trouver une issue. Il s’agit certes
d’une délégation dont les membres ont été choisis parmi ceux qui pouvaient se
présenter comme les porteurs les plus crédibles d’un message amical à l’égard de
Barberousse (des clercs tendanciellement favorables à l’empereur) ; mais elle est en
même temps en mesure de souligner l’arbitraire du choix de Frédéric qui soutient la
cause de Pavie à l’encontre de Tortone. En somme, à la veille de sa capitulation, la
ville aurait, de manière fort rusée, exploité ses propres divisions politiques internes
afin de se présenter aux négociations dans une position de moindre faiblesse.
*** De ruina civitatis Terdonae, un court texte de peu postérieur à ces
événements, politiquement du côté de Tortone, témoigne du traitement que la
mémoire locale réserva à cet épisode. Il est très instructif de le comparer avec le texte
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d’Othon de Freising. Dans le De ruina, en effet, l’initiative de l’entrevue vient de
Frédéric, qui désespérait alors de prendre la ville par la seule force des armes. Par la
médiation de l’abbé Bruno de Chiaravalle Milanese, Barberousse promet de ne pas
s’acharner sur la ville en cas de reddition. Mais, dès qu’elle ouvre ses portes, Tortone
est détruite. S’il mentionne bien les négociations avec l’empereur, le De ruina ne
nomme pourtant pas les personnes qui les ont conduites. Toute la cité, qui apparaît
sous le signe de la concorde, est trompée par le malhonnête Frédéric. Il n’est pas
possible de déterminer quel compte-rendu est le plus véridique : les Gesta d’Othone
ou bien le De ruina. La seule certitude est que les deux récits divergent de manière
évidente à propos de l’ambassade, et laissent par-là supposer qu’au cours des mois et
des années qui suivirent, la question des négociations était devenue un sujet
politiquement délicat.
Pour notre analyse, Othon de Freising offre d’autres cas où les cives semblent
avoir perçu très concrètement les limites et les avantages de leur désunion interne.
Par exemple, Vérone, qui avait attaqué l’armée de Frédéric traversant son territoire
lors du retour en Allemagne durant l’été 1155. Les sources s’accordent sur l’origine
de l’embuscade : pour Othon de Freising et pour l’auteur anonyme du Carmen de
gestis Frederici, les coupables n’étaient autres que des pillards locaux ; pour Othon
Morena comme pour l’annaliste Vincent de Prague, il s’agit, en revanche, d’une
opération commanditée par les dirigeants de la cité. Comme l’a remarqué Paolo
Grillo, cette incertitude trahit tout de même les fractures au sein de la politique
communale. D’après Othon de Freising, lors de la diète impériale convoquée à
Ratisbonne en octobre, les cives de Vérone essayèrent de se disculper : il s’insinuait à
l’évidence le soupçon que derrière l’agression il y avait la longa manus de la ville.
Dans ce cas aussi, afin d’affirmer la bonne foi des cives, on envoya un homme
d’Église : l’évêque. Avant d’accepter cette mission, le prélat avait demandé que le
mandat soit officialisé par le biais de la convocation d’une assemblée citadine dans la
cathédrale. S’étant assuré que les cives parlaient «unanimiter», l’évêque accepta
d’accomplir cette tâche. La question de la représentativité de la mission d’ambassade
met en évidence le problème, en miroir, de la représentativité des groupes dirigeants,
fortement ressenti dans les villes italiennes au milieu du XIIe siècle.
Cependant, les habitants des villes pouvaient tourner à leur avantage leurs
divisions internes, comme on l’a vu à Tortone. Cela avait été également le cas de
Milan, assiégée par Frédéric en 1158. C’est Rahewin, le continuateur d’Othon de
Freising, qui nous permet cette incursion au-delà des murs d’enceinte. Selon ce
chroniqueur, les cives oscillaient entre la volonté de résister et la décision de passer
un accord avec l’empereur. Il fait explicitement référence à un débat très vif surgi
entre Milanais : «inter se dissidentibus». Afin d’obtenir un changement radical de la
ligne politique, ceux qui souhaitaient parvenir à un accord avec Frédéric
convoquèrent une assemblée générale, une concio. Le conte Guy de Biandrate, «vir
prudens, dicendi peritus», et surtout «curiae carus et civibus suis non […]
suspiciosus» est alors chargé d’haranguer le peuple. On choisit donc un médiateur
idéal, apprécié aussi bien par la partie impériale que par les Milanais. On entama des
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pourparlers où la ville se trouvait dans une position de force : en dépit de l’imposition
du rituel humiliant de soumission à l’empereur, les conditions de paix lui furent, en
effet, plutôt favorables. Ici, la souplesse de la politique citadine avait porté ses fruits.
En raison de la ‘pédagogie de l’unanimité’ qui caractérise les chroniques
citadines, il n’est pas étonnant que ces textes mentionnent très peu le débat qui se
développa à Milan. Par exemple, la Narratio de Longobardie obpressione et
subiectione – une chronique favorable à la ville lombarde rédigée dans sa première
version avant 1167 – rapporte le déroulement des négociations, mais glisse sur les
opinions différentes qu’expriment les cives. Et le Carmen de gestis Frederici ne
diffère de cette attitude qu’en apparence. L’auteur, nous l’avons dit, est un laïc de
Bergame aux tendances anti-milanaises. Dans ce Carmen, on rappelle le discours
d’un «consul» qui se prononce pour l’accord avec Frédéric, sans pourtant le nommer.
On évoque rapidement l’incertitude montrée par les «patres», les conseilleurs, puis
on précise que «placuit sententia cunctis». Ainsi même un adversaire déclaré de
Milan n’ose pas contrevenir à la convention selon laquelle on représente toute action
des citoyens envers l’extérieur comme unanime.
Nous pouvons alors mieux apprécier l’originalité d’Othon Morena. Les deux
marchants de Lodi désavoués par les consuls locaux constituent une image inédite de
l’historiographie italienne contemporaine. Mais il y quelque chose dans le récit de
Morena qui ne convainc pas complètement. Pour comprendre les termes de la
distorsion que le chroniquer a probablement opérée, il est tout d’abord nécessaire de
souligner une caractéristique pour ainsi dire ‘structurelle’ du récit relatif aux
ambassades et qui se trouve, par ailleurs, dans tous les textes historiographiques de
cette période, italiens ou non.
Par commodité, nous pouvons résumer en disant que les ambassades sont
toujours décrites à partir de leur composition : on se réfère presque toujours à deux
personnages ou plus, dont l’autorité est confirmée par certains adjectifs témoignant
de leur rang et de leur préparation culturelle, notamment en termes de
communication. Pour donner quelques exemples, nous pouvons citer les évêques
Hillin de Trêves et Eberhard de Bamberg, envoyés par Frédéric pour annoncer au
pontife l’élection du roi d’Allemagne, définis comme «viri prudentes et litterati». Ou
encore les cardinaux Roland et Bernard «ambo divitiis, maturitate et gravitate
insignes», envoyés cette fois-ci par le pape à la diète de Besançon présidée par
Frédéric, évoquée plus haut. Les villes aussi adhèrent à ce schéma : auprès d’un
Barberousse sur le point de recevoir la couronne impériale, Rome envoie un nombre
non précisé de légats «industres et litterati». Ces modalités de représentation
collective ne s’appliquaient pas seulement dans le cadre des événements politiques ou
symboliques majeurs, tels les contacts entre les autorités universelles ou l’accès au
siège impérial. Elles étaient sans doute la norme dans les relations vers l’extérieur, y
compris donc celles, parfaitement ordinaires, entre empereur et villes. En témoigne
par exemple Gênes qui, à l’occasion de la première diète de Roncaglia en 1154, avait
envoyé l’annaliste Caffaro accompagné de l’archidiacre Hugues, les deux étant
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définis par Caffaro lui-même «de melioribus». D’après Othone Morena, lors de la
seconde assemblée de Roncaglia, chaque ville est représentée par deux iudices. De
même, avant que Barbarossa ne l’assiège en 1158, Milan avait tenté de concerter une
entrevue par l’intermédiaire de «viros eruditos et in dicendo acerrimos». On pourrait
multiplier les exemples, mais cela serait bien ennuyeux.
L’élément fondamental est que les ambassades sont toujours présentées comme
étant constituées de plusieurs personnes qualifiées. Par cette pluralité, les légats
pouvaient reproduire, partout où ils se trouvaient, le mécanisme du consilium. Le
consilium hors de l’enceinte citadine est un sujet qui – en particulier après les travaux
de Lorenzo Tanzini – mériterait approfondissement. On peut en tout cas affirmer –
me semble-t-il – que tout légat n’avait, individuellement, aucune marge d’arbitrage
discrétionnaire, même pas quand il s’agissait d’un consul de la ville. Le cas le plus
intéressant se trouve dans les Annales Genuenses d’Obert le Chancelier (p. 163). En
août 1164, par ordre de l’empereur, le roi Barison de Sardaigne était retenu à Pavie
contre sa volonté. Frédéric venait en effet d’y clore une diète à laquelle avaient aussi
participé les consuls de Pise et de Gênes, qui s’opposaient les uns aux autres
précisément au sujet du contrôle des ressources de l’île. L’assemblée venait d’être
levée et tous les consuls de Gênes avaient gagné leur ville, sauf un. C’est à celui-ci
que s’adressa Barison, découragé et incapable de trouver l’argent pour payer à
l’empereur les droits pour la couronne qu’il venait de recevoir. Mais étant seul, le
consul affirma qu’il ne pouvait d’aucune manière se prononcer sur la question : «Ego
non possum hic vobis consulere, cum sim solus».
En s’appuyant sur l’historiographie contemporaine, nous pouvons donc
observer que les caractéristiques structurelles des députations des villes italiennes
comportent la présence d’au moins deux personnes, choisies toujours en raison de
leur compétence aussi bien technique que politique.
Il convient, à présent, de revenir, pour la dernière fois, à la légation de deux
marchands de Lodi à la diète de Constance. Il ne s’agissait pas d’une véritable
légation – nous l’avons dit - : Albernardo et Omobono – ce sont leurs noms – se
trouvaient là par hasard, à la demande de l’évêque local Ermanno. Mais le fait qu’ils
fussent deux suggère que la mission pouvait revêtir un caractère en quelque sorte
officiel. En outre, Othon se penche sur le fait qu’Albernardo connaissait la langue
allemande - «qui linguam Teutonicam optime didicerat» -, ce qui était, bien
évidemment, nécessaire pour une mission qui se déroulait – quel que fût son objectif
– en territoire allemand. Ce détail semble compléter le tableau des éléments
structurels de la légation officielle : deux individus particulièrement qualifiés et
capables de communiquer. Nous disposons alors d’éléments suffisants pour affirmer
qu’Albernardo et Omobono étaient en réalité chargés d’une mission réservée dont les
contenus devaient être déjà connus par les consuls de Lodi. Le chroniqueur Othon
Morena essaie par tous les moyens de réfuter cette interprétation, mais c’est
précisément cette insistance qui fait penser à un acte de censure. Je me limite à
constater qu’Othon est le seul qui présente Lodi comme étant initialement rangée du
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côté de Milan contre l’empereur. Tous les autres chroniqueurs insèrent Lodi, dès le
début, dans le camp anti-milanais.
Pourquoi un chroniquer de Lodi, fidèle à la cause impériale, aurait-il dû cacher
la vérité sur ce point ? Pourquoi aurait-il discrédité le groupe dirigeant de sa propre
ville ? Je ne suis pas en mesure de le dire. Je me limiterai à constater que – en
séparant la députation des consuls – Othon déresponsabilisait le groupe dirigeant à
l’égard d’une question politique (l’intervention de Barberousse en Italie) devenue
brûlante pendant les années où il écrivait. Que cela coïncide ou non avec la vérité
n’est pas essentiel, car le point problématique que ce texte met en évidence est la
représentation des positions politiques différentes au sein d’une cité, une
représentation qui – ici comme ailleurs – n’apparait que lorsqu’on observe la ville
dans ses relations avec l’extérieur.
En conclusion : quel est le profil du diplomate fourni par les chroniques
citadines ? Il me semble composé de deux éléments qui ne sont, ni l’un ni l’autre,
spécifiques du milieu urbain. Le premier est le caractère collectif de la mission qui
tend à exporter en dehors de la ville la logique du choix partagé, du consilium. Le
second est l’idonéité personnelle, laquelle repose à son tour sur plusieurs conditions.
Tout d’abord l’aptitude technique : les diplomates doivent être instruits et éloquents,
particulièrement préparés dans les disciplines relatives à la communication. Mais cela
n’est pas suffisant. L’importance de l’ambassade et sa crédibilité se jugent également
sur le rang des légats. C’est pourquoi Caffaro, envoyé de Gênes à Roncaglia, se
définit lui-même ainsi que son compagnon de mission comme «de melioribus». Il
convient enfin de souligner le caractère non seulement technique, mais aussi politique
des missions. Quand elle ne se limite pas à une revendication générale de rang, cette
composante est beaucoup moins repérable dans les chroniques citadines. Pourquoi ?
Sur la base d’un petit échantillon que nous avons analysé, les chroniques
citadines – me semble-t-il – ne sont pas un outil fiable pour appréhender la
complexité interne aux villes italiennes du XIIe siècle. La ‘pédagogie de l’unanimité’
poussait la plupart des historiographes italiens à dissimuler, simplifier ou à
délégitimer les dissensions politiques. En revanche, on a la sensation que ces mêmes
dissensions étaient, dans une certaine limite, tolérées à l’intérieur de l’enceinte, voire
savamment utilisées lors des moments critiques. Cela signifie que les désaccords
politiques ne parvenaient pas à compromettre l’honor de la ville. Dans les cas que
nous avons évoqués, en effet, on voit qu’il est possible de s’extraire de la
responsabilité politique, mais non de la communauté citadine dans son ensemble. Les
représentants de Tortone, par exemple, arguent de leur fidélité à l’empire, mais ne se
privent pas pour autant d’accuser publiquement Pavie, ville alliée de Frédéric et
ennemie historique de leur patrie. Guy de Biandrate – citoyen milanais loyal, sans
être pourtant ennemi de l’empereur – parvient à convaincre ses concitoyens de
négocier.
Pourquoi devrait-on accorder davantage de crédit à Othon de Freising et à
Rahewin qu’aux chroniques locales ? Le seul cas de dissension entre cives exhibé
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dans une chronique italienne (celle d’Othon Morena) nous montre que ces désaccords
étaient une possibilité concrète. Si nous ne pouvons affirmer que les biographes de
Frédéric sont plus crédibles que les chroniqueurs locaux, nous pouvons sûrement dire
qu’ils nous présentent un cas de figure plausible : l’usage rationnel des divergences
politiques. Selon moi, il est significatif que cela n’émerge qu’au moment où la ville
est représentée à l’extérieur : contraints de sortir des pratiques et des langages
politiques habituels, les groupes dirigeants devaient trouver un langage commun
fondé sur des argumentations assurément rationnelles. Ce sont précisément ces
argumentations, et le langage politique qui en est issu, qui nous permettent également
de mener de manière plus détaillée une recherche sur la politique urbaine au XIIe
siècle.
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