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BA Ñ O S GALLEGO (Pedro), « (In)fortune de Smarra et ses traductions en Espagne », Cahiers d'études nodiéristes, n° 10, 2021, La Fortune de Nodier en Espagne, p. 53-67 DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11768-1.p.0053 La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé. © 2021. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. © Classiques Garnier BA Ñ O S GALLEGO (Pedro), « (In)fortune de Smarra et ses traductions en Espagne » RÉSUMÉ – Nous essayerons de donner ici une réponse à la question de l’absence de traductions et de rééditions de Smarra en Espagne. Les fondements de notre hypothèse reposent sur l’appartenance générique du texte. Smarra participe du mélange générique qui va surtout toucher le récit narratif court au XIXe siècle. Nous considérons qu’il s’agit de la cause principale du désintérêt éditorial pour Smarra face aux textes de facture plus classique. MOTS-CLÉS – Smarra, réédition, poème en prose, théorie des genres, récit court, littérature du XIXe siècle BAÑOS GALLEGO (Pedro), « Smarra’s (mis)fortune and its translations in Spain » ABSTRACT – Here we will try to account for the lack of translations and reissues of Smarra in Spain. Our hypothesis is based on the generic classification of the text. Like many short narrative works in the nineteenth century, Smarra combines different genres. We consider this to be the main cause of publishers’ lack of interest in Smarra compared with more classical texts. KEYWORDS – Smarra, reissue, prose poem, genre theory, short story, nineteenth-century literature (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE Les Contes du bibliothécaire de l’Arsenal sont arrivés très tôt en Espagne. Outre les éditions importées directement en français, auxquelles on pouvait accéder peu après leur publication en France, les premières traductions datent du vivant même de l’auteur : nous pouvons en compter une d’Inès de Las Sierras déjà en 18391 et une autre de Trilby en 18422. Nous concédons qu’il ne s’agit pas d’un phénomène de masse, vu que la figure de Charles Nodier n’a pas eu la même reconnaissance que d’autres écrivains romantiques. Néanmoins, la tendance des éditions et des traductions s’est plus ou moins maintenue : une perspective historique générale rend compte d’un certain intérêt éditorial pour la figure de Nodier en Espagne. Les rééditions de ses œuvres se poursuivent tout au long du xxe siècle (1921, 1935, 1946, 1999 pour continuer avec Inès de Las Sierras) et même au xxie (des volumes collectifs en 2002 et 2003). Toutefois, nous trouvons une disparité notoire, concernant la quantité de traductions de chacun des Contes, qui attire notre attention. D’après nous, le cas le plus intéressant, au vu de la renommée du texte, est celui de Smarra, qui semble être situé à l’arrière-plan éditorial par rapport aux autres récits courts de Nodier. Pour n’en donner qu’un petit exemple, dans le répertoire déjà cité de Palacios et Giné on trouve huit traductions pour Inès de Las Sierras en tant que récit indépendant, cinq pour Trilby mais seulement une pour Smarra. Cette tendance continue pour la catégorie des récits insérés dans des volumes collectifs : La Combe de l’Homme mort3 présente huit traductions mais il n’y en a qu’une de Smarra. La question qui en surgit est, pour nous, bien claire : à quoi 1 2 3 Voir G. Zaragoza, « La presente novelita española », dans ce volume, p. 169. Répertorié dans C. Palacios Bernal et M. Giné Janer, Traducciones españolas de relatos fantásticos franceses, de Cazotte à Maupassant, Barcelona, PPU, 2005. Voir I. Illanes Ortega, « Les traductions espagnoles de La Combe de l’Homme mort » dans ce volume, p. 93. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 54 PEDRO BAÑOS GALLEGO doit-on cette différence quantitative ? Ce conte a beau être plutôt connu, comme nous verrons plus tard à travers les témoignages des critiques tant du xxie siècle que du xxe, il reste cependant dans une position marginale évidente parmi les maisons d’édition espagnoles. Nous allons essayer ici de proposer une réponse dont les fondements reposent sur l’étiquetage générique du texte. Smarra, qui est certes un conte, participe pourtant du mélange générique qui s’impose au xxe siècle et va surtout toucher le récit narratif de courte étendue4. Le texte s’apparente tantôt au récit lyrique, tantôt au poème en prose. À notre avis, cette fluctuation générique se trouve au cœur de la question que nous venons de poser, puisqu’elle rend encore plus difficile l’approche pour le lecteur. La conséquence de l’amalgame ou la confusion volontaire des genres, devenue la norme vers la fin du xixe siècle, mais anticipée par certains auteurs comme Nodier, fait naître le dépaysement du lecteur. Nous faisons référence ici au lecteur commun, au grand public, non pas au public spécialisé avec un bagage littéraire lui donnant une perspective tout autre. Ce lecteur « ordinaire » n’a plus de repères valables pour affronter le texte, car les entités génériques traditionnelles sont ici disloquées intentionnellement par les écrivains. Ce fait ayant été attesté par plusieurs critiques comme nous le montrerons plus loin, nous considérons qu’il s’agit de la cause principale du désintérêt éditorial pour Smarra face aux autres textes de facture plus classique, voire reconnaissable par le lecteur. 4 L’indétermination générique et la fluctuation des critères de classification ainsi que des étiquettes génériques elles-mêmes ont été analysées dans bien des études : celle de Godenne, Études sur la nouvelle française (1985) ou La Nouvelle (1995), de Grojnowski, Lire la nouvelle (1993), d’Ozwald, La nouvelle (1996) et, pour une approche plus concrète du poème en prose et ses connexions avec les autres typologies de récit court narratif, la thèse de Yaouanq-Tamby, L’indétermination générique dans la prose poétique du symbolisme et du modernisme (domaines francophone et hispanophone, 1885-1914) (2011). © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE 55 TRADUCTIONS, RÉÉDITIONS ET PRÉSENCE GÉNÉRALE DE SMARRA EN ESPAGNE DU XIXe SIÈCLE JUSQU’À NOS JOURS Nous voulons maintenant élaborer une liste des apparitions de Smarra dans les maisons éditoriales espagnoles ainsi que dans les journaux. À la suite du travail de Palacios et Giné, la présence de Smarra sous un format de livre (soit de manière indépendante, soit inclus dans un ensemble plus grand) est celle-ci : Publication comme récit indépendant : mention à une édition de 1840 non localisée. 2. Publication comme récit indépendant dans un volume collectif : Smarra apparaît dans le recueil de contes de plusieurs auteurs traduits par Jorge A. Sánchez et Miguel Giménez Saurina en 20035. 3. Publication insérée dans un volume monographique dédié à la figure de Nodier : un recueil des contes en 18636, un autre en 19897 et le dernier en 20038. 1. Rien de plus pour les éditions en format livre. Nous avons relevé cependant une autre traduction de Smarra dans la presse espagnole du xixe siècle : traduction anonyme apparue dans le journal La Ilustración tout au long du mois d’août de 18539. De même, nous avons trouvé une critique de l’œuvre annonçant une traduction10, ce qui témoigne de l’intérêt et de la mise en valeur de la figure de Nodier à cette époque-là : 5 J. A. Sánchez et M. Giménez Saurina, Sangre y rosas. Vampiros del siglo XIX ; edición, selección y notas de Jorge A. Sánchez. [traducción Miguel Giménez Saurina, Jorge A. Sánchez], Barcelona, Abraxas, 2003. 6 N. María Martínez, Cuentos fantasticos de Carlos Nodier ; versión castellana de Nicolás María Martínez, Barcelona, Imprenta económica a cargo de José A. Olivares, 1863. 7 J. Martín Lalanda et L. A. de Cuenca, Cuentos visionarios. Traducción, Javier Martín Lalanda, Luis Alberto de Cuenca, Madrid, Siruela, 1989. 8 A. Laurent, Los demonios de la noche. Traducción de Alberto Laurent, Barcelona, Abraxas, 2003. 9 Cette traduction apparaît dans les exemplaires nº232 (06/08/1853, p. 319-320), 233 (13/08/1853, p. 327-328), 234 (20/08/1853, p. 331) et 235 (27/08/1853, p. 338). 10 Auteur inconnu, « ESMARRA ó Los demonios de la noche », El Constitucional, no 04/04/1840, p. 4. S’agit-il de la traduction non-localisée mentionnée par Palacios et Giné ? © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 56 PEDRO BAÑOS GALLEGO Este sueño romántico, producción del célebre ragusano el conde Máximo Odín, ha merecido por la sublimidad de su estilo que el literato Carlos Nodier lo vertiese, con su habilidad característica, al francés no queriendo privar á su patria de una obra nueva en su clase y este mismo objeto nos ha movido à traducirlo al castellano11 […] Nous pouvons constater ainsi la présence de deux époques de traduction de Smarra en langue espagnole : une première période quelques années après la publication en France du conte et une autre qui comprend la fin du xxe siècle et le début du xxie. En tout cas les nombres globaux restent assez modestes : cinq traductions sous format livre et une autre pour la presse. C’est précisément dans le milieu des journaux que nous trouvons de nombreuses mentions de ce conte, ce qui témoigne de l’intérêt des cercles littéraires espagnols pour l’œuvre de Nodier. Pardo Bazán12, qui fait une apologie de la subversion romantique, se souvient de Nodier pour rendre compte de l’originalité de Smarra : Este docto filólogo y elegante narrador publicó una obra titulada Smarra, y los críticos, tomándola por engendro romántico, la censuraron acerbamente. ¡Cuál sería su sorpresa al enterarse de que Smarra se componía de pasajes traducidos de Homero, Virgilio, Estacio, Teócrito, Catulo, Luciano, Dante, Shakespeare y Milton13 ! L’article consacré au romantisme français de Menéndez y Pelayo14 mentionne aussi Smarra, même si le rapport reste assez minoritaire : « Sus primeras historias de vampiros y demonios nocturnos, Lord Ruthwen y Smarra, causaron general extrañeza, y fueron miradas por la crítica como un producto bárbaro15 […] ». 11 « Ce rêve romantique, produit par le célèbre ragusain le comte Maxime Odin, a mérité par la sublimité de son style que l’écrivain Charles Nodier l’ait traduit, avec son habileté caractéristique, en français, ne voulant pas priver sa patrie d’une nouvelle œuvre en son genre et c’est ce qui nous a conduit à le traduire en espagnol […] ». 12 E. Pardo Bazán, « La cuestión palpitante. Historia de un motín », La Época, nº10922, 04/12/1882, p. 3. 13 « Ce philologue distingué et élégant narrateur a publié une œuvre intitulée Smarra, et les critiques, la prenant pour une monstruosité romantique, la censurèrent sévèrement. Comme ils seraient surpris d’apprendre que Smarra se composait de passages traduits d’Homère, de Virgile, de Stace, de Théocrite, de Catulle, de Lucien, de Dante, de Shakespeare et de Milton ! ». 14 M. Menéndez y Pelayo, « Estudios sobre los orígenes del romanticismo francés : Mad. de Staël, Chateaubriand y sus respectivos grupos », La España moderna, n. XXV, 15/01/1891, p. 39-108. 15 « Ses premières histoires de vampires et de démons nocturnes, Lord Ruthwen et Smarra, provoquèrent un étonnement général et furent regardées par la critique comme un produit barbare […] », (p. 104). © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE 57 Nous pouvons conclure que Smarra était, au xixe siècle tout du moins, plutôt présent dans l’esprit des sphères littéraires espagnoles ainsi que dans les librairies, ce dont témoignent plusieurs comptes rendus16. Malgré cet intérêt des critiques, Smarra est loin d’être le récit court le plus traduit de Nodier. Au contraire, comme nous l’avons déjà signalé, des textes comme Trilby, Inès de Las Sierras ou La Combe de l’Homme mort ont suscité beaucoup plus de traductions que Smarra. Nous allons suggérer, dans la section suivante, un lien hypothétique entre la catégorisation générique de ce texte et la situation de véritable marginalité éditoriale dans laquelle il se trouve. L’AMALGAME GÉNÉRIQUE : POÈME EN PROSE, CONTE, NOUVELLE ? L’étiquetage générique des récits narratifs courts au xixe siècle est vraiment irrégulier. D’après Godenne17, à cette époque-là on a « l’habitude de recourir, pour désigner tout type de récit court, […] non seulement au terme de “nouvelle” […] mais encore à celui de “conte” ». Cela découle, bien évidemment, de la forte expérimentation littéraire ayant lieu au xixe siècle et qui arrive jusqu’à l’ère moderne. En conséquence, la théorie des genres a été complètement bouleversée. Les auteurs vont arriver même à un point où leur production artistique sera intentionnellement envahie de marqueurs génériques de tout type : « Certains livres confus, constitués de poèmes, de proses, où des morceaux de tout genre se mêlaient à la trame d’un récit, contribuaient à conduire à une dissolution générale des catégories esthétiques18 ». Conte fantastique, nouvelle, fable, poème en prose ? Les frontières restent très floues eu égard à toutes ces dénominations génériques. Par 16 Nous avons trouvé dans plusieurs journaux des références à la vente de Smarra dans certaines librairies, que ce soit traduit ou en français : – El Guardia Nacional, nº1808, 11/12/1840, p. 4. – Diario Constitucional de Palma, nº18, 18/07/1840, p. 4 (mention au traducteur A.M.). – El Popular, nº114, 23/07/1841, p. 4. El Gratis, nº49, 24/09/1842, p. 2 (édition en français, apparemment). 17 R. Godenne, La Nouvelle française, Paris, Presses Universitaires de France, 1974, p. 53. 18 M. Raymond, La Crise du Roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1996, p. 196. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 58 PEDRO BAÑOS GALLEGO sa concision comme par son efficacité, nous suivrons les idées de Vadé19 : celui-ci propose que la nouvelle ou le conte comportent « un plus grand nombre d’événements se succédant et s’enchaînant […]. C’est précisément cet enchaînement et cette durée […] qui se trouvent abolis ou du moins subvertis dans le poème en prose ». La nouvelle, le conte ou la fable resteraient donc dans le domaine du récit narratif court (qu’il soit fictionnel, fantastique ou réaliste), tandis que le poème en prose pencherait plutôt pour les sujets traditionnellement associés au lyrisme, voire à la poésie versifiée, idée exposée non seulement par Vadé mais aussi par bien d’autres critiques20. Pour le cas de Smarra, nous observons la présence d’un ensemble de personnages et de repères spatio-temporels : « Je venois d’achever mes études à l’école des philosophes d’Athènes, et curieux des beautés de la Grèce, je visitois pour la première fois la poétique Thessalie21 ». Il y a aussi, bien que cela devienne un peu nébuleux selon la section choisie du récit, un déroulement plus ou moins logique d’un ensemble d’événements : Mes paupières appesanties se rabaissaient malgré moi sur mes yeux fatigués de chercher la trace blanchâtre du sentier qui s’effaçoit dans le taillis ; et je ne résistais au sommeil qu’en suivant d’une attention pénible le bruit des pieds de mon cheval, qui tantôt faisaient crier l’arène, et tantôt gémir l’herbe sèche en retombant symétriquement sur la route. S’il s’arrêtait quelquefois, réveillé par son repos, je le nommais d’une voix forte, et je pressais sa marche devenue trop lente au gré de ma lassitude et de mon impatience22. Ou encore : « Après avoir parcouru ainsi, tant notre élan était rapide, une distance pour laquelle les langages de l’homme n’ont point de termes de comparaison, je vis jaillir de la bouche d’un soupirail […] quelques traits d’une blanche clarté23. » 19 Y. Vadé, Le Poème en prose et ses territoires, Paris, Bélin, 1996, p. 189. 20 Pour donner quelques exemples de ces affirmations, nous pouvons citer Lecoq, qui doute « que le conte bref, même poétique, soit toujours un poème. L’enchaînement du récit, en ce qu’il a de rationnel, relève de la prose […], non de la poésie ». G. Chambelland et B. Dumontet, « Poème en prose : enquête », Le Pont de l’Épée, nº14-15, 1961, p. 7. De plus, Paraíso suggère que la brièveté du poème en prose mais aussi « su escaso desarrollo argumental distinguen al poema en prosa del cuento poético ». I. Paraíso, El verso libre hispánico. Orígenes y corrientes, Madrid, Gredos, 1985, p. 421. 21 Ch. Nodier, Contes de Charles Nodier, Paris, Bibliothèque d’éducation et de récréation, 1879, p. 180. 22 Ibid., p. 181. 23 Ibid., p. 214-215. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE 59 En outre, concernant du moins les différences formelles entre la nouvelle ou le conte et le poème en prose, nous renvoyons aux travaux qui y ajoutent la brièveté du texte comme signe reconnaissable24 de ce dernier. Smarra, par sa longueur (60 pages dans l’édition avec laquelle nous avons travaillé), semble être loin des frontières établies pour le poème en prose, qui reste habituellement dans les limites des trois ou quatre pages au maximum. À la suite de ces arguments, nous pouvons conclure que Smarra se trouve plutôt dans la sphère du conte ou de la nouvelle, selon la terminologie incertaine de cette époque-là. Néanmoins, la présence d’études ou d’analyses de Smarra dans beaucoup de travaux concernant le poème en prose attire notre attention. Des cinq parties formant cette œuvre (Prologue, Récit, Épisode, Épode, Épilogue), tant la première section que la dernière font problème par le ton lyrique, l’abandon de la logique narrative et même la disposition des paragraphes. C’est le cas de Suzanne Bernard qui cite le commencement du Prologue25 (« Ah ! qu’il est doux, ma Lisidis, quand le dernier tintement de la cloche qui expire dans les tours d’Arona vient de nommer minuit, – qu’il est doux de venir partager avec toi la couche longtemps solitaire où je te revois depuis un an ! ») dans son étude célèbre du poème en prose comme genre. Elle rapproche la première et la dernière partie de Smarra aux traits formels et aux ressources techniques explorés par Bertrand dans son Gaspard de la Nuit, les couplets et le goût pour la musicalité du texte : Nodier […] vient de composer une nouvelle qui est en même temps un chefd’œuvre du genre « noir » et une curieuse tentative de construction poétique et symphonique – je veux parler de Smarra. Smarra, où les visions tantôt suaves, tantôt terrifiantes d’un songe se fondent et s’enchaînent, disparaissent et reparaissent comme des thèmes musicaux, contient aussi un Prologue et un Épilogue dont la construction en couplets implique un certain effort vers le poème en prose26. 24 La question de la brièveté du poème en prose comme trait distinctif a été bien étudié par les théoriciens du genre. Pour ne nommer que les travaux les plus célèbres, le lecteur pourra approfondir cette question dans Bernard (Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, op. cit.), Vincent-Munnia (Les premiers poèmes en prose : généalogie d’un genre dans la première moitié du dix-neuvième siècle français, Paris, Champion, 1996) ou Vadé (Le poème en prose et ses territoires, op. cit.). 25 Ch. Nodier, Contes de Charles Nodier, op. cit., p. 175. 26 S. Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959, p. 45. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 60 PEDRO BAÑOS GALLEGO Un peu plus loin dans le même ouvrage, Bernard signale une certaine intention de Nodier vers le poétique dans Smarra, en situant ainsi cette œuvre dans une zone intermédiaire entre le poème en prose fantastique et la narration romanesque pure : « Issu à la fois de la ballade fantastique […] et du conte fantastique si en vogue après Hoffmann et que Nodier avait déjà amené vers la forme “poème” dans Une Heure ou la Vision et dans Smarra, le poème en prose fantastique est plus resserré27 ». D’autres travaux orientés vers l’étude du poème en prose évoquent la figure de Nodier, accompagnée le plus souvent d’une mention à Smarra. Vista Clayton28 parle de Smarra et détermine que certains textes de Nodier et de Chateaubriand sont la véritable « culmination of the poème en prose ». Nous avons trouvé de même des mentions à Nodier et/ou à Smarra dans Utrera Torremocha29, Octavio Paz30 et Vincent-Munnia31. Chez ce dernier, l’auteur place côte à côte Smarra de Nodier et Sylvie, Les Filles du feu et Aurélia de Nerval ou Chien-Caillou, Fantaisies d’hiver de Champfleury pour commenter l’abondance de récits au xixe siècle où la prose poétique utilisée peut faire penser le lecteur à un poème en prose. Pourtant, la longueur reste celle d’une nouvelle ou d’un conte. À notre avis, les caractéristiques formelles de Smarra apparentent celui-ci plutôt à la nouvelle ou au conte. Nous remarquons cependant l’usage sporadique de la deuxième personne : « Mais vous dormez, enfant, et vous ne m’entendez plus32 ! », « Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi… vois les rayons du soleil levant qui frappent la tête colossale de saint Charles. Écoute le bruit du lac qui vient mourir sur la grève au pied de notre jolie maison d’Arona33 ». On relève également des élans spontanés de lyrisme, tant intime (« Mais une autre fois, plus attentive, je lierai une de mes mains à ta main, je glisserai l’autre dans les boucles de tes cheveux, je respirerai tout la nuit le souffle de tes lèvres34 ») que 27 Ibid., p. 555. 28 V. Clayton, The Prose Poem in French Literature of the Eighteenth Century, New York, Publications of the Institute of French Studies (Columbia University), p. 235. 29 M. V. Utrera Torremocha, Teoría del poema en prosa, Sevilla, Secretariado de publicaciones de la Universidad de Sevilla, 1999. 30 O. Paz, Los hijos del limo, Barcelona, Seix Barral, 1974. 31 N. Vincent-Munnia, Les premiers poèmes en prose : généalogie d’un genre dans la première moitié du dix-neuvième siècle français, op. cit. 32 Ch. Nodier, Contes de Charles Nodier, op. cit., p. 176. 33 Ibid., p. 232. 34 Ibid., p. 233. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE 61 fantastique (« Les ombres vont et reviennent, elles me menacent, elles parlent avec colère, elles parlent de Lisidis, d’une jolie petite maison au bord des eaux, et d’un rêve que j’ai fait sur une terre éloignée35… »). Ces deux traits transportent le lecteur (toujours le lecteur de l’époque de la publication de cet ouvrage) vers la sphère du poème en prose, si ce n’est pour le texte tout entier, du moins pour les deux parties que nous venons de commenter. Nous trouvons une espèce de piège tendu au lecteur, puisque l’on transmet des informations contradictoires concernant l’appartenance générique de l’œuvre. Dans la section suivante nous aborderons les conséquences qui découlent de ce malaise du lecteur : les difficultés éprouvées lors de la catégorisation du récit auront des répercussions évidentes sur la traduction et l’édition. CONSÉQUENCES POUR L’APPROCHE DU LECTEUR La question de l’appartenance générique d’un texte n’est pas sans incidence : le rapport établi entre l’œuvre et le lecteur sera bien différent selon le genre auquel ce dernier doit faire face. Stalloni propose que le choix générique fourni par l’auteur « [puisse], à lui seul, constituer un guide de choix, un élément de jugement esthétique, une manœuvre d’auteur pour hypothéquer le mode de lecture36 ». Grosso modo, nous pourrions parler de l’approche « poétique37 » comme celle qui place le lecteur dans une posture où il « attend » les codes représentatifs du lyrisme traditionnel occidental : l’intimisme, le développement d’événements personnels racontés par la voix de l’auteur et, pour ce qui est de la forme, une certaine remise en question de la mise en œuvre du 35 Ibid., p. 231. 36 Y. Stalloni, Les Genres littéraires, Paris, Dunod, 1997, p. 7. 37 La perception d’une dichotomie entre « ce qui appartient à la prose » et « ce qui appartient à la poésie » n’est pas nouvelle. Le xxe siècle a beau avoir estompé les frontières entre ces deux mondes, la question était brûlante au xixe siècle. Nous nous souvenons du témoignage de Bonnet, qui étudie les antagonismes du « bonheur de la création romanesque » et « celui de la création poétique ». H. Bonnet, Roman et poésie. Essai sur l’esthétique des genres. La littérature d’avant-garde et Marcel Proust, Paris, Nizet, 1980, p. 10. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 62 PEDRO BAÑOS GALLEGO récit. Cela serait, pour résumer, les traits principaux de la poésie classique dont nous avons tous hérité. Concernant les aspects formels du texte, il faut parler, évidemment, du vers structuré. León Felipe suggère que le mètre comporte « unos códigos ineludibles que la tradición literaria ha establecido y que siempre supondrán una ventaja […] frente a los modelos y esquemas del poema en prosa38 ». À travers l’effet visuel du vers, le lecteur sera capable de reconnaître au premier coup d’œil un « récit poétique », en déclenchant ainsi l’attitude correspondante et les conséquences que nous venons d’exposer. C’est cet effet visuel qui doit être suscité dans les récits se voulant poétiques, voire lyriques, mais qui ne se réclament pas du vers classique. Les traductions de poésie en prose, les pseudo-traductions du xviiie siècle, la prose poétique en général et le poème en prose en particulier ont dû chercher d’autres ressources techniques pour « convaincre » le lecteur de la poéticité des récits, même s’ils s’éloignaient de la tradition poétique. Le rapport entre Smarra et le poème en prose apparaît, comme nous l’avons déjà vu, à travers le traitement particulier du texte (surtout dans le Prologue et l’Épilogue). Le poème en prose en tant que genre a beau devenir célèbre vers la fin du xixe siècle39, à l’époque de la publication de Smarra cette typologie générique est encore inconnue. Le manque de repères visuels était, comme nous l’avons déjà observé, le premier obstacle pour faire naître le sentiment poétique chez le lecteur : « Les vers réguliers offraient des signes visibles de poésie : ils inspiraient confiance40 ». Les traductions et les pseudo-traductions du xviiie siècle ont certes préparé le public41 ; les premiers poèmes en prose, ceux d’Aloysius Bertrand, son Gaspard de la Nuit, vont recourir cependant à un découpage du texte en couplets pour rendre visible la différenciation entre ce type d’écriture et celle d’un roman quelconque. 38 B. León Felipe, El poema en prosa en España (1940-1990). Estudio y antología, Tenerife, Université La Laguna, 1999, p. 13. 39 Théodore de Banville affirme en 1872 que le poème en prose n’existe pas puisqu’« il est impossible d’imaginer une prose, si parfaite qu’elle soit, à laquelle on ne puisse […] rien ajouter ou rien retrancher » (Th. de Banville, Petit traité de la poésie française, Paris, Gallimard, 1872, p. 6). – Néanmoins, il publiera en 1883 La Lanterne Magique, un recueil de poèmes en prose : voyons-nous ici un véritable changement d’idéologie ou le désir plutôt de se joindre à la poussée éditoriale du genre ? 40 M. Sandras, Lire le poème en prose, Paris, Dunod, 1995, p. 92. 41 « Des traductions en prose d’œuvres poétiques étrangères vont contribuer pour leur part à dissocier dans l’esprit des lettres poésie et forme versifiée ». Y. Vadé, Le Poème en prose et ses territoires, op. cit., p. 21. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE 63 Comme nous pouvons l’imaginer, le poème en prose en tant que genre eut une très faible réception même en France jusqu’aux années 1880 : c’est alors que l’on publie les Illuminations de Rimbaud (1886) et presque tous les écrivains associés au symbolisme pratiquent le poème en prose (Verlaine, Cros, Trézénik, Banville, etc.). Toutefois, les œuvres de Rabbe, Lefèvre-Deumier, Forneret, Guérin, Bertrand (même les Petits poèmes en prose de Baudelaire) furent plutôt ignorées au moment de leur publication : elles n’auront une vraie audience littéraire qu’après l’éclatante réussite de ce genre, vers la fin du siècle. Le public de la première moitié du xixe siècle était encore « inexpérimenté » en ce qui concerne l’apparition de ressources techniques ou sémantiques habituellement associées au lyrisme dans un cadre prosaïque. Vincent-Munnia témoigne de cette situation et parle ouvertement d’un état de marginalité artistique pour la plupart de ces auteurs, qui sont « fort éloignés des idéaux artistiques et poétiques du romantisme42 ». Ces textes, au sein de l’éventail générique, développent « un type de poésie qui inscrit la marginalité poétique – des sujets, des registres et des formes d’expression traditionnellement exclus comme apoétiques – dans son espace textuel43 ». Charles Nodier participe de cette exclusion artistique. Outre les questions générales associées aux aspects biographiques de Nodier44, il nous semble évident que Smarra a dû subir le même phénomène d’incompréhension générale. Le récit global peut être plus ou moins accepté par le lecteur, puisqu’il se situe dans la lignée des contes fantastiques ou de rêve. Pourtant, le Prologue et l’Épilogue soulèvent bien plus de problèmes ; confrontés au reste du texte, ils sont perçus par le lecteur comme des sections presque indépendantes. S’ils avaient été publiés de manière isolée, ils auraient pu passer sans doute pour des poèmes en prose, pour les raisons que nous avons déjà évoquées. Les effets de plurivocalisme45 ainsi que le ton intime, certes lyrique, de bien de sections 42 N. Vincent-Munnia, Les premiers poèmes en prose : généalogie d’un genre dans la première moitié du dix-neuvième siècle français, op. cit., p. 306. 43 Ibid., p. 311. 44 Charles Nodier semble avoir toujours été à l’arrière-plan des autres écrivains qui l’entouraient. Pour un approfondissement de cette question, voir G. Zaragoza, Charles Nodier, biographie, Paris, Classiques Garnier, 2021. 45 « Le poème en prose semble avoir aménagé un lieu de parole qui, à la différence du poème lyrique, admet des formes de distance et d’hétérogénéité dans le langage ». M. Sandras, Lire le poème en prose, op. cit., p. 149. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 64 PEDRO BAÑOS GALLEGO dans deux des chapitres46 les éloignent de la construction « canonique » d’un récit narratif. Comme nous l’avons déjà dit, en 1821 le public était encore inexpérimenté ; les véritables innovations textuelles deviendront réelles vers la deuxième moitié du xixe siècle. La réception de ce texte a dû être donc bien plus difficile que celle des autres récits de Nodier. En Espagne, les récits narratifs s’approchant du poème en prose vont apparaître assez tard. Brines suggère que les premières proses intentionnellement poétiques en Espagne sont celles des Leyendas de Bécquer47, dont la publication ne commence qu’en 1858. En ce qui concerne les traductions d’œuvres françaises, nous pouvons prendre comme exemple le recueil le plus célèbre du genre : les Petits poèmes en prose de Baudelaire, dont la réception est étudiée par Belotto. Celui-ci confirme que malgré l’apparition de commentaires sur presse à propos de l’auteur et l’arrivée de ces textes en français d’abord, la date de la première traduction comme recueil reste très tardive : 190548. Ce décalage montre, selon nous, la difficulté de réception d’une œuvre à partir de ces caractéristiques. Le public éprouve de vraies difficultés lors de l’assimilation d’une telle configuration artistique, où les repères visuels diffèrent considérablement de l’usage classique ou traditionnel des entités « prose » et « poésie ». Le rôle du lecteur ne doit pas être négligé ; c’est lui qui détermine, in fine, le succès d’une œuvre49. Les maisons d’édition seront plus enclines à la (re)publication et à la (re)traduction d’un texte lorsque le grand public montre son intérêt par le biais de l’achat. Le lecteur spécialisé, largement minoritaire, ne peut être ici pris en considération. Si un lecteur quelconque, sans formation spécifique, n’est pas capable d’intérioriser une œuvre donnée, il semble évident que le nombre global des ventes diminuera. Voilà donc la cause, selon nous, de l’ostracisme évident subi par Smarra dans le milieu éditorial espagnol. La différence face à la quantité de traductions/éditions d’autres récits narratifs de l’auteur est trop sensible. 46 « Dormez donc ainsi près de moi, le front appuyé sur mon épaule, et réchauffant mon cœur de la tiédeur parfumée de votre haleine. Le sommeil me gagne aussi, mais il descend cette fois sur mes paupières, presque aussi gracieux qu’un de vos baisers. Dormez, Lisidis, dormez… ». Ch. Nodier, Contes de Charles Nodier, op. cit., p. 177. 47 L. Cernuda, Ocnos, éd. Francisco Brines, Madrid, Huerga y Fierro, 2002, p. 9. 48 J. Belotto Martínez, La traducción y recepción del poema en prosa en España : Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire, Universidad de Alicante, thèse de doctorat, 2012, p. 168-169. 49 Jauss en arrive à suggérer qu’un texte peut être défini par « l’intensité de son effet sur un public donné ». H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1994, p. 53. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE 65 En prenant globalement les nombres du répertoire de Palacios et Giné : quinze rééditions d’Inès de Las Sierras, onze de La Combe de l’Homme mort, dix de Trilby mais cinq pour Smarra, nous considérons que le dépaysement du lecteur quant à l’appartenance générique de l’œuvre n’a pas favorisé la diffusion de celle-ci. Au contraire, l’inclusion du Prologue et de l’Épilogue dans l’ensemble du récit n’a provoqué que confusion du côté du public et, par conséquent, l’oubli, voire le mépris, de ce conte, ce qui se traduit par un faible intérêt éditorial. Si le public français a été plus tôt préparé aux expérimentations littéraires concernant le mélange de prose et de poésie, le public espagnol a dû attendre, quant à lui, bien plus d’années pour être prêt à recevoir une telle œuvre. De fait, nous voyons deux périodes quant à la publication de Smarra : une première époque d’introduction du texte dans le monde hispanophone (les traductions de 1840, 1863 et celle de la presse en 1853) et une deuxième à la fin déjà du xxe siècle et début du xxie (éditions de 1989 et 2003). Même si nous sommes conscients des conséquences du franquisme dans la littérature en Espagne, nous croyons que l’existence de ces deux périodes répond à des causes bien différentes. Les éditions du xixe siècle témoignent du goût pour la culture française de la société intellectuelle espagnole de cette époque-là. Toutefois, le vide jusqu’à 1989 semble anormalement long : on a dû attendre jusqu’à la renaissance de la figure de Charles Nodier, ainsi qu’à la reconnaissance des avant-gardes littéraires, pour montrer de nouveau de l’intérêt pour Smarra. CONCLUSION Tout au long de ces pages nous avons tenté d’élucider les causes de la faible réception de Smarra en Espagne. Afin de mieux comprendre la rareté de publication de ce conte dans les maisons d’éditions espagnoles, nous avons essayé de montrer le lien entre l’appartenance générique d’une œuvre et la réception et diffusion de celle-ci. Smarra participe ainsi des traits formels associés au conte ou à la nouvelle. On y trouve un ensemble de personnages, de repères spatiotemporels et le développement d’une intrigue plus ou moins logique : © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 66 PEDRO BAÑOS GALLEGO tout cela l’éloigne du poème en prose. Pourtant, Smarra a été étudié ou mentionné dans beaucoup de travaux consacrés aux poèmes en prose. La prose de Smarra est certes poétique en général, mais ce qui intrigue les critiques est la construction du Prologue et de l’Épilogue de ce conte. Ces parties montrent des caractéristiques formelles, comme nous l’avons noté, se réclamant d’une construction plus poétique que prosaïque. Nous avons indiqué même que, si ces parties avaient été publiées séparément, elles auraient pu constituer de véritables poèmes en prose. La réception du poème en prose comme genre fut médiocre, même dans son pays de naissance, jusqu’à la fin du xixe siècle. Les premiers écrivains remaniant leurs textes avec l’ambition avérée de remise en question des caractéristiques habituelles du récit prosaïque (Guérin, Forneret, Bertrand, Rabbe, etc.) furent condamnés à l’ostracisme artistique jusqu’aux années 1880 et l’aube du xxe siècle. Au début du xixe siècle le public n’était pas encore préparé à ces expérimentations formelles. En conséquence, les écrivains voulant une rénovation de la prose éprouvèrent l’incompréhension totale du lecteur et, dans la plupart des cas, l’oubli éditorial. Le public espagnol, comme nous l’avons montré, affiche une attitude similaire avec des conséquences identiques : la prose poétique pouvait être admise mais les premiers poèmes en prose (ou les récits d’appartenance générique diffuse, en raison de leurs traits formels) furent absolument méconnus. Smarra, publié pour la première fois en 1821, est arrivé trop tôt pour le lecteur commun : les élans lyriques ou l’illogisme de la narration à la première ou troisième personne, comme l’inclusion d’une deuxième ne furent pas bien compris par le public de cette époque-là. La conséquence directe en est manifeste : le lecteur n’est pas « capable » de comprendre ou d’assimiler l’œuvre, on n’aura donc pas une très grande quantité de ventes. Ce phénomène est exporté en Espagne. On observe la vente de l’édition originale en français au xixe siècle et de quelques traductions, bien sûr. Néanmoins, ce n’est qu’un phénomène de nouveauté, répondant au goût pour la culture française de la sphère artistique espagnole du xixe siècle. Hormis cela, la réception de l’œuvre est presque nulle : aucune retraduction, aucune republication de Smarra jusqu’à la fin du xxe siècle. C’est à l’ère moderne, après avoir connu le coup d’éclat des avant-gardes, que Smarra peut être finalement compris et accepté par le lecteur non-spécialisé. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. (IN)FORTUNE DE SMARRA ET SES TRADUCTIONS EN ESPAGNE 67 La traduction et la réception d’une œuvre sont, d’après Belotto50, des phénomènes spatio-temporels. Le contexte du lecteur varie, ses repères culturels, voire son bagage artistique changent constamment. C’est de là que la nécessité des retraductions et des rééditions est née, puisqu’il sera nécessaire d’adapter l’œuvre fréquemment51. Nous ne pouvons que souligner l’importance d’un travail de retraduction d’une œuvre comme Smarra, stylistiquement précoce et d’une modernité saillante. Pedro Baños Gallego Université de Murcia 50 J. Belotto Martínez, La traducción y recepción del poema en prosa en España : Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire, op. cit., p. 90. 51 Belotto, citant Chaume et García de Toro, souligne le besoin d’une retraduction toutes les deux ou trois générations. Id. © 2021. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.