Perspective
Actualité en histoire de l’art
1 | 2020
Japon
Rosetsu, ses Cinq cents Arhat, et la culture des
expositions dans le Kyōto du XVIIIe siècle
Rosetsu’s One-Inch Square Picture and the Culture of Exhibitions in 18 th-century
Kyōto
Rosetsu, seine Fünfhundert Arhat und die Ausstellungskultur im Kyōto des
18. Jahrhunderts
Rosetsu, i suoi Cinquecento Arhat e la cultura delle esposizioni nella Kyōto del
XVIII secolo
Rosetsu, sus Quinientos Arhat, y la cultura de las exposiciones en el Kyōto del
siglo XVIII
Matthew McKelway
Traducteur : Étienne Gomez
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/perspective/18586
DOI : 10.4000/perspective.18586
ISSN : 2269-7721
Éditeur
Institut national d'histoire de l'art
Édition imprimée
Date de publication : 5 juin 2020
Pagination : 201-220
ISBN : 978-2-917902-89-9
ISSN : 1777-7852
Référence électronique
Matthew McKelway, « Rosetsu, ses Cinq cents Arhat, et la culture des expositions dans le Kyōto du
XVIIIe siècle », Perspective [En ligne], 1 | 2020, mis en ligne le 30 décembre 2020, consulté le 25 janvier
2021. URL : http://journals.openedition.org/perspective/18586 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
perspective.18586
Rosetsu, ses Cinq cents Arhat,
et la culture des expositions
dans le Kyōto du XVIIIe siècle
Matthew McKelway
Le 10 septembre 1799, Minagawa Kien (1734-1807), l’éminent savant confucéen de Kyōto
de la fin du XVIIIe siècle (on lui doit plus d’une dizaine de livres), décrivit brièvement une
peinture remarquable de son proche ami, le peintre Nagasawa Rosetsu (1754-1799) :
Nagasawa Rosetsu était déjà un peintre réputé pour son talent, et à chacune
de ses expositions, ses œuvres gagnaient en merveille. L’année dernière, à l’occasion
de l’exposition estivale du quatrième mois lunaire, il a représenté cinq cents arhat
sur un carré de trois centimètres sur trois, chacun en pied, avec aussi des silhouettes
de lion, d’éléphant, de dragon, et de tigre. Malgré l’extrême petitesse et minutie
de la représentation, chaque élément apparaissait avec sa forme propre, et son pinceau
manifestait un raffinement accompli. C’était une véritable merveille pour les yeux1.
Ces quelques lignes représentent un cas relativement rare de commentaire esthétique, par
un contemporain, d’une peinture japonaise antérieure à l’époque moderne et parvenue
jusqu’à nous. La nouvelle de la réapparition de cette peinture a fait sensation au Japon
en 2010, car on ne l’avait pas revue depuis 1928 et on ne la connaissait que par une
photographie en noir et blanc publiée dans un catalogue de vente à cette date. La peinture
Cinq cents Arhat (方寸五百羅漢), qui suscite un vif intérêt depuis sa première exposition
moderne en 2011, a été présentée à l’automne 2018 dans l’exposition Rosetsu – D’un
pinceau impétueux que j’ai codirigée à Zurich2, et au printemps 2019 dans l’exposition Les
Lignées d’excentriques – Le monde miraculeux de la peinture Edo à Tōkyō3. Comme il arrive
souvent au Japon, on ne sait presque rien de sa provenance ni de ses propriétaires
jusqu’au moment de sa réapparition. Fasciné par l’idée aussi bien que par l’exécution
de cette peinture âgée de deux cent vingt ans, l’artiste Murakami Takashi, du mouvement Superflat, en a récemment fait l’acquisition, puis une copie, réalisant par ailleurs
une peinture murale sur le même thème4.
J’aimerais faire de Cinq cents Arhat le point de départ d’une enquête en deux temps
sur l’art de Nagasawa Rosetsu et sur ce que j’appellerai une « culture des expositions »
naissante dans le Japon de la fin de la période d’Edo, qui a stimulé sa créativité. Depuis
un demi-siècle, Rosetsu est considéré comme un représentant proto-moderne dans
la « lignée d’excentriques » de la période d’Edo (vers 1600 – 1868), mais j’aimerais
Essais
201
1a-b. Rosetsu Nagasawa,
Cinq cents Arhat, taille
réelle [a], et agrandissement
[b], encre et couleur
sur papier, 3,03 × 3,03 cm,
1798, collection privée.
montrer qu’au-delà d’un environnement particulièrement créatif, c’est le
contexte sociohistorique des expositions publiques d’œuvres de peintres (et
de calligraphes) contemporains qui l’a poussé à réaliser cette œuvre insolite.
Inscrivant mon étude dans la perspective de recherches récentes sur les réseaux
des peintres et sur leurs communautés de mécènes5, il me semble possible de
soutenir que l’évolution de Rosetsu et de ses contemporains vers des œuvres
toujours plus saisissantes sur le plan visuel, en particulier pendant l’ère
Kansei (1789-1801), est intrinsèquement liée à l’essor de nouvelles pratiques
d’exposition – ce terme désignant les divers milieux où l’on montrait des
images. J’espère que l’article qui suit, qui part de cette minuscule peinture
de Rosetsu qu’est Cinq cents Arhat, contribuera à un réexamen plus général
de la créativité des peintres dans le Kyōto prémoderne.
Depuis la publication, il y a une cinquantaine d’années, de l’ouvrage de Tsuji
Nobuo intitulé Kisō no keifu [Lignées d’excentriques], la notion d’« excentricité »
occupe une grande place dans l’histoire de l’art japonais du début de l’époque
moderne. La catégorie des « excentriques » n’avait rien de neuf, puisque dès
1790, Ban Kōkei publiait sous le titre Kinsei kijin den [Vies des excentriques de l’époque
moderne] un recueil de plus d’une centaine de notices biographiques sur des personnalités
remarquables, dont des hommes de lettres aussi bien que des paysans et d’autres roturiers6.
Dans ses travaux, entrepris en 1968 sous la forme d’une série de courts essais pour la
revue d’art contemporain Bijutsu techō, le professeur Tsuji se revendiquait pourtant moins
du recueil d’anecdotes de Ban Kōkei que de récentes études sur la peinture chinoise du
début de l’époque moderne7. On a d’ailleurs fait remarquer qu’aucun des sujets d’étude
de Tsuji, de Kano Sansetsu à Iwasa Matabei ou d’Itō Jakuchū à Rosetsu, ne figurait dans le
livre de Ban Kōkei. C’est ce choix pertinent qui a permis à Tsuji de jeter sur cet ensemble
de peintres un regard à la fois nouveau et conforme à une manière plus ancienne de
les voir, puisqu’elle remontait au XVIIIe siècle. L’impact durable de la classification des
« excentriques » de Tsuji, désormais canonique, tient au fait qu’elle a introduit la possibilité
d’une analyse de l’art japonais indépendante des normes de la méthodologie historique
en usage pour l’art occidental. Elle a cependant les mêmes limitations que n’importe quel
canon, en ce qu’elle laisse beaucoup de côté.
Mon objectif ici n’est pourtant pas de signaler le cas de peintres de mérite qui auraient
jusque-là échappé à notre attention (et à celle de Tsuji) : les musées et les chercheurs
en art japonais le font déjà très bien. Il ne s’agira pas non plus de faire une incursion
dans le domaine de l’historiographie de l’art japonais. Mon souhait est plutôt de situer
les œuvres de l’un de ces artistes, Rosetsu, dans le contexte original des expositions et
des présentations publiques, car je crois que c’est dans ce contexte de compétition et de
collaboration que des dizaines, voire des centaines de maîtres du pinceau établis dans
ces centres urbains d’une grande densité qu’étaient Kyōto, Edo et Ōsaka, ont trouvé
leur style pictural. Je rejoins l’avis de certains qui ont soutenu que le XVIIIe siècle avait
été à Kyōto une période d’effervescence, de créativité et de diversité toute particulière
pour la peinture, sans équivalent au Japon ni dans de nombreux pays, avant ou après,
et j’espère ici envisager Rosetsu dans ce contexte.
Les arhat et la culture des expositions
La peinture de Rosetsu est un tour de force matériel et conceptuel. Dans un carré
de 3 centimètres sur 3, il a peint des dizaines et des dizaines d’arhat (fig. 1a-b). Je
ne les ai pas comptés, mais on voit assez bien se dégager une composition complexe
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de silhouettes simplifiées, la plupart dépourvues de caractéristiques faciales, vêtues de
robes amples et réparties en petits groupes sur la surface entière de l’œuvre. Les arhat
du premier plan sont les plus précis en même temps que ceux dont le trait est le plus
appuyé ; suivant les lois de la perspective aérienne, les plus éloignés apparaissent flous.
Un promontoire rocheux, bleu et vert pâle, se dresse sur le devant à droite, surmonté de
deux pins étendant leurs branches. Des escarpements plus prononcés se dressent dans
le coin supérieur gauche. Un sentier, évoqué par une succession de traits horizontaux
de couleur gris sombre, oblique du bord en bas à droite vers le milieu de la peinture,
jusqu’au bord gauche. Pour compléter la scène, quatre créatures sont représentées :
un tigre, un lion, un éléphant, et un dragon.
Les arhat étaient depuis longtemps un sujet d’inspiration majeur à l’époque de Rosetsu.
Depuis le succès qu’ils avaient connu en Chine plusieurs siècles auparavant, ces êtres
accomplis, réputés pour avoir été des disciples de Bouddha dotés d’une exceptionnelle
prajña, la sagesse transcendante, ils étaient abondamment représentés par la peinture
Essais
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et la sculpture8. Dans la peinture, leur sagesse apparaissait souvent à travers la mise en
scène de bonnes actions, comme les aumônes, ou de pouvoirs surnaturels, comme la
transfiguration ou l’apparition sous la forme de Bodhisattvas. Selon une tradition, les arhat
demeuraient ici-bas pour protéger la Vraie Loi du Bouddha Sakyamuni après sa mort et son
entrée dans le nirvana. Dans le bouddhisme Mahāyāna (du « Grand Véhicule ») répandu
en Asie de l’Est, les arhat sont vénérés en tant que modèles de la voie vers l’éveil. Parmi les
plus anciennes peintures d’arhat connues, on peut mentionner une série de seize rouleaux
attribués (mais ce sont probablement des copies) au moine-peintre Guanxiu (832-912),
de la fin de la dynastie Tang, dont certains font partie de la collection impériale japonaise9
(fig. 2). Selon un texte du début de la dynastie Song, Yizhou minghualu [Vies de peintres
éminents du Sichuan], Guanxiu a vu en rêve seize arhat absurdement déformés, dont il
a peint à son réveil les étranges semblances10. Les représentations d’arhat suivent souvent
ce célèbre précédent et leur prête des traits exagérés
ou grotesques. Les noms des arhat ont été recensés
dans un texte traduit par Xuanzang, Nandimitrāvadāna
[Traité sur la résidence de la Loi, exposé par le grand
2. Guanxiu (attr.), Arhat, dynastie Yuan,
arhat Nadimitra], quatre d’entre eux étant représentés
XIVe siècle, rouleau suspendu,
encre sur soie, 110,2 × 50,9 cm, Tōkyō,
dans la peinture de Rosetsu : l’arhat à dos d’éléphant,
musée Nezu.
l’arhat dompteur de tigre, l’arhat dompteur de dragon,
et l’arhat au lion riant.
Selon des combinaisons variées, par groupes de seize,
de dix-huit, voire de cinq cents, les arhat occupent
une place éminente dans les temples zen du Japon, le
plus célèbre étant le monastère zen de Daitokuji où est
aujourd’hui exposée, tous les ans, une partie des cent
rouleaux suspendus des peintres chinois Lin Tinggui
(actif 1174-1189) et Zhou Jichang (fin du XIIe siècle)
connus sous le nom de Cinq cents Luohan (l’autre est
répartie entre deux musées américains). Il se peut que
Rosetsu les ait vus, et qu’il ait vu d’autres œuvres de son
époque, comme les peintures sur panneau coulissant et
les sculptures sur pierre qu’Ikeno Taiga (1723-1776) et
Itō Jakuchū (1716-1800) ont respectivement réalisées
pour les monastères de Manpukuji vers 1772 et de
Sekihōji à la fin des années 1780. Si le choix de support
et de technique de Taiga, qui a procédé exclusivement
à l’aide de ses doigts et de ses ongles sur une surface démesurée (fig. 3), semble en harmonie avec la
nature céleste des arhat, l’abstraction de Jakuchū, qui
a délaissé le pinceau pour la pierre brute, fait ressortir
leur étrangeté physique.
Dans la description qu’il donne en 1799 des Cinq
cents Arhat de Rosetsu, Kien dit qu’« à chacune de ses
expositions, ses œuvres gagnaient en merveille », et
que « l’année dernière, à l’occasion de l’exposition
estivale du quatrième mois lunaire, il a représenté
cinq cents arhat sur un carré de trois centimètres sur
trois ». Il attire donc notre attention sur le fait que
Rosetsu présentait régulièrement son travail dans des
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PERSPECTIVE / 2020 – 1 / Japon
expositions, et sur le lien entre la fréquence de telles
3. Ikeno Taiga, Cinq cents Arhat, 1765,
quatre panneaux, 180 × 115 cm chacun,
manifestations et le degré de « merveille » (le mot ki
Kyōto, Tō-hōjō, temple Manpuku-ji.
signifie par ailleurs « étrangeté » ou « excentricité »)
des œuvres présentées. Exécuté l’année ayant précédé
la mort de Rosetsu, le rouleau des Cinq cents Arhat apparaît ainsi, à en juger par la remarque de Kien, comme
un point culminant dans son aspiration à réaliser des œuvres capables de surprendre
et de réjouir leurs spectateurs. Quel est donc le sens de cette œuvre ?
Dans le même texte, Kien évoque brièvement l’origine des expositions semestrielles
organisées dans les hauteurs orientales de Kyōto :
Depuis longtemps, dans l’espoir de promouvoir la peinture et la calligraphie à Kyōto,
Ōsaka et Edo, j’invite chaque année des artistes que je connais à se réunir à Higashiyama
à une certaine date au printemps et à l’automne, et à apporter leurs œuvres. J’appelle
ces événements les Shinshoga tenkan [Expositions de calligraphies et de peintures nouvelles].
De Kansei 4 (1792) à l’année passée, Kansei 10 (1798), il y en a eu quatorze, et chaque fois
ce sont entre trois et quatre cents rouleaux qui y ont été exposés. Leur renommée
a attiré des étrangers, ce qui en a fait un véritable succès. Les calligraphes et peintres
de Kyōto qui venaient en masse à ces événements rivalisaient pour créer des œuvres
originales et bizarres11.
D’après ce passage, les Expositions de calligraphies et de peintures nouvelles ont commencé en
1792 et se sont poursuivies pendant sept ans, au printemps et à l’automne, soit quatorze
fois en tout. Kien situe ces événements dans les « montagnes de l’est » (higashi-yama)
de Kyōto. Il faut remarquer que si d’autres expositions, comme l’hommage à Ashikaga
Yoshimasa dans le temple Ginkakuji en 1789, s’étaient déjà tenues auparavant, l’aspect
systématique, deux fois par an, au même endroit, avec les mêmes mécènes, de celles-ci
était novateur12. Les expositions organisées pour commémorer les carrières d’éminents
artistes et intellectuels, devenues courantes à Kyōto, s’étendaient alors à Ōsaka et à Edo
au début des années 1800, avec des hommages à Ikeno Taiga en 1800, Maruyama Ōkyo
en 1807, Nagasawa Rosetsu lui-même en 1810, Kimura Kenkadō en 1813, ou encore
Ogata Kōrin en 1815.
Seuls deux catalogues nous sont parvenus des quatorze expositions d’Higashiyama
évoquées par Kien (1796 et 1797), auxquels viennent encore s’ajouter deux catalogues
qui correspondent à des expositions du début du XIXe siècle, dont l’une est ultérieure à sa
mort (1806 et 1825)13. On ne sait pas si les publications sont apparues dès les premières
Essais
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Essais
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expositions ou seulement par la suite, mais la
liste de 212 œuvres de calligraphie et de peinture
présentée dans le catalogue de 1796, avec les titres
des œuvres et les noms des artistes, suggère un
format bien établi dans l’inventaire des œuvres
exposées. Malgré la rareté de ces catalogues,
d’autres sources, au premier rang desquelles
les écrits de Kien, donnent des informations
précises sur les lieux et dates de plusieurs de ces
expositions14. Quatre lieux différents sont mentionnés, les temples Kiyomizudera et
Sōrinji, et les pavillons Tazō’an et Tanryō. Mis à part le temple Kiyomizudera, situé à
une vingtaine de minutes à pied vers le sud, ces lieux se trouvaient dans le voisinage
immédiat, le long du parc Maruyama actuel. Les représentations contemporaines de ces
événements nous donnent une image de ces lieux, vus de plus ou moins loin. Un paravent
peint par Rosetsu représente ainsi un ensemble de bâtiments perchés sur les hauteurs
de Higashiyama, au milieu de collines et de bosquets arborés (fig. 4). On reconnaît
aisément Kiyomizudera à l’extrême droite. Sōrinji (ou Chōrakuji), identifiable à son
toit de tuiles, apparaît sur le quatrième panneau, à droite, sur une autre colline, tandis
que les bâtiments situés à gauche sur le cinquième panneau forment le temple An’yōji.
C’est là que se trouvaient les pavillons Tazō’an et Tanryō (aussi appelés Karaku’an), qui,
comme les quatre autres sous-temples d’An’yōji, servaient à l’origine à loger les pèlerins
et furent transformés en hôtels et en restaurants à la suite de la Restauration de Meiji.
Ils ont déjà les caractéristiques de lieux de plaisance au XVIIIe siècle. Rosetsu en fait un
groupe de constructions légères surmontées de toits en bardeaux, plus proches de ryōtei
modernes que de salles de dévotion. Un guide de Kyōto publié en 1780, intitulé Miyako
meisho zue, vante leurs « feuilles vertes, pelouses parfumées, et fleurs perpétuelles »,
tandis qu’un guide complémentaire et détaillé des jardins panoramiques de Kyōto publié
en 1799, Miyako rinsen meishō zue, consacre plusieurs pages illustrées à la description de
ces auberges, à commencer par le « Tan-no-ryō » qui, avec ses divers niveaux, ses salles
très spacieuses et ses vues sur le jardin, semble parfaitement adapté aux expositions
de peintures et de calligraphies évoquées par Kien (fig. 5).
4. Rosetsu Nagasawa, Vues de Higashiyama,
fin des années 1770, paravent de six panneaux,
encre et couleur sur papier, 165,5 × 344 cm,
collection privée.
Les pavillons Tazō’an et Tanryō sont représentés
dans la partie supérieure du deuxième panneau
(à partir de la gauche).
Tim Clark, dans son étude récente sur l’exposition tenue en hommage à Itō Jakuchū
de 1885, complète la vision que l’on peut avoir de ces expositions grâce à plusieurs
illustrations tirées d’un album de Kawamura Bunpō (1779-1821), un jeune contemporain
de Rosetsu et de Kien invité à Higashiyama15. Tout en renvoyant à cette étude pour
davantage de détail, je me contenterai ici de faire allusion à la série intitulée « Shoga
tenkan zu » [Images d’une exposition de peintures et de calligraphies], où Bunpō semble
transposer quelque chose comme la relation de son témoignage oculaire, à partir de ses
souvenirs personnels de ces événements, en parant de costumes chinois ses personnages
qui emballent, déroulent, accrochent, et estiment les œuvres réunies dans un univers
raffiné et exotique (fig. 6a-b). La vision grossissante que nous donnent tour à tour le
paravent de Rosetsu, les illustrations du guide, et les images de Bunpō nous aident ainsi
à donner corps aux témoignages de Kien.
Il y a par ailleurs de nombreuses leçons à tirer des catalogues qui nous sont parvenus. Le
catalogue de 1796, qui dresse un inventaire de 212 œuvres de peinture et de calligraphie,
évoque ainsi un certain Shōfūtei Yūsen, à la fois mécène et participant. Yūsen était un
disciple d’Ikeno Taiga, qui était lui-même un ami proche de Minagawa Kien. Un rapide
examen du catalogue suffit à nous fournir une longue liste de peintres et de calligraphes
remarquables : Minagawa Kien, Poème en écriture cursive sur la pêche en solitaire par une
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5. « Tan-no-ryō », dans Oku Bunmei, Akisato
nuit d’été ; Itō Jakuchū, Cinq cents Arhat ; Go Gekkei
Ritō, Nishimura Baikei, Sakuma Sōen, Miyako
(Goshun), Prunier à l’encre ; Moine Shōchū (Daiten),
rinsen meishō zue, 1799.
Vers en écriture semi-cursive ; Maruyama Ōzui, Troupeau
de bœufs ; Genki, Pivoines ; Aoki Shukuya, Paysage à
l’encre ; Yamaguchi Soken, Coq et fleurs de prunier ;
Kawamura Bunpō, Réunion élégante ; Okamoto
Toyohiko, Yang Guifei ; Kimura Kenkadō, Orchidées à l’encre ; Tani Bunchō, Reine mère de
l’Ouest ; Nagasawa Rosetsu, Su Dongpo ; Matsumoto Guzan, Poème sur un paysage en écriture
cléricale ; Minagawa Kien, Encres dans l’esprit de Wang Wei. En fin d’ouvrage figurent huit
maîtres sous la mention tsuibo no i (« in memoriam »), parmi lesquels « Maruyama Ōkyo,
Canards en tons clairs sur soie », ce qui démontre que les artistes vivants n’étaient pas les
seuls représentés. Mort l’année précédente, Ōkyo laissait derrière lui ses « disciples »
(Maruyama monjin), nombreux dans le catalogue. Les exposants n’étaient pas tous non
plus des adultes ou des hommes : la liste s’ouvre sur un rouleau de Cinq grands personnages
en écriture semi-cursive de Miyake Otsuryū, âgé de 7 ans, et il est question plus loin d’une
peinture intitulée Chrysanthèmes, en couleurs par une certaine Takeichi, âgée de 10 ans,
une autre calligraphie de jeune fille étant encore mentionnée quelques pages plus loin.
Le catalogue ne fait pas état de l’âge d’Itō Jakuchū, qui avait 80 ans à l’époque, mais
les 95 ans du professeur confucéen Nishiyori Seisai (1702-1797) sont évoqués. Avec
un mélange de peintures et de poèmes calligraphiés, l’exposition semble avoir réuni
certains des plus grands talents de l’époque ainsi que des intellectuels vénérables, et
même des enfants d’un talent exceptionnel. Les thèmes et les styles parcourent toute la
gamme de l’art japonais moderne ; si quelques grands noms sont mentionnés d’entrée
Essais
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6a-b. Bunpō Kawamura, Shoga
tenkan zu [Exposition de calligraphies
et de peintures], dans Bunpō gafu
[Album de gravures de Bunpō], Kyōto,
1813.
de jeu – le peintre de cour Tosa Mitsusada (1738-1806)
apparaît ainsi dès les premières pages, aux côtés de celui
de Kien –, le catalogue ne donne guère l’impression de
suivre un ordre ou une hiérarchie.
Rosetsu apparaît dans deux expositions, mais étant
donné ses liens étroits et bien connus avec Kien, il était
à n’en pas douter un exposant régulier. Il est mentionné
dans le catalogue de 1796 comme auteur d’un « Su Dongpo, à l’encre ». Cette œuvre
aujourd’hui perdue ressemblait peut-être à certaines peintures qu’on lui connaît, représentant un sage chinois en train d’écrire, comme sur le rouleau de la collection Uematsu
conservé au musée national de Tōkyō. Ce n’est que deux ans plus tard, en 1798, qu’il
a peint les Cinq cents Arhat. Étonnamment, le même thème est inventorié sous le nom
de Jakuchū dans le catalogue de 1796, « sur soie ».
En tant qu’adepte du bouddhisme Zen, Jakuchū
éprouvait un vif intérêt pour les arhat, et s’il n’est
pas généralement considéré comme très doué
7. Itō Jakuchū, Arhat, fin du XVIIIe siècle,
rouleau suspendu, encre sur papier,
dans l’art figuratif, il a réalisé une copie intégrale
× 59 cm, Boston, Museum of Fine Arts,
de seize rouleaux attribués au peintre Guanxiu, 113,7
William Sturgis Bigelow Collection,
précédemment mentionné, de la dynastie Tang. Il
inv. 11.6921.
s’agissait sans doute d’un projet ambitieux pour
Jakuchū ; une comparaison avec l’un des originaux
conservés témoigne de son effort de fidélité dans
la reproduction des robes des arhat, avec leurs plis
expressifs, ainsi que des branches rugueuses et irrégulières des arbres (fig. 7). Les arhat de pierre dont
Jakuchū a entrepris l’exécution dans les années 1770
étaient alors bien connus : ils furent mentionnés et
reproduits dans le guide de Kyōto de 1780, Miyako
meisho zue, et firent l’objet d’une célèbre visite de
Kien, accompagné d’Ōkyo et de Goshun, au début
de l’année 1788. Jakuchū en fit lui-même une série
de peintures, dont certaines furent reproduites sous
la forme de gravures commercialisées au temple
Sekihōji, où ils avaient été installés. Il est difficile de
déterminer si la peinture que Jakuchū a présentée en
1796 faisait partie de cette série, mais on peut gager
que Rosetsu, ayant participé à la même exposition, a
connu les peintures d’arhat réalisées par Jakuchū. Il
en a sans doute tiré la matière de sa propre œuvre,
où les cinq cents arhat apparaissent désormais réunis
dans l’invraisemblable exiguïté d’un carré de trois
centimètres sur trois.
C’est dans les années 1790 que Rosetsu et
Jakuchū, alors bien plus âgé, ont réalisé certaines
de leurs peintures les plus surprenantes sur le
plan visuel, rien de tel n’ayant existé auparavant
dans la peinture nipponne. D’après l’âge indiqué
par Jakuchū à côté de sa signature (82 ans), les
paravents intitulés Baleine et éléphant (fig. 8) datent
Essais
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de 1795 (ou de 1797)16. Les spécialistes continuent de s’interroger sur la signification de
ce couplage, qui représente un parallèle fascinant avec les paravents intitulés Taureau et
éléphant de Rosetsu, eux aussi peints à la fin des années 1790. Les deux artistes n’ont-ils
été intéressés que par les contrastes formels du noir et du blanc tels qu’ils se manifestent
à travers ces animaux démesurés ? Ou faut-il s’orienter vers une lecture bouddhiste alors
que la tradition n’établit pas de lien clair, ni avec le Bouddha Sakyamuni (qui monte
un taureau), ni avec le Bodhisattva Fugen (qui monte un éléphant) ? Des deux côtés,
ces œuvres échappent aux interprétations simplistes.
L’intérêt de ces paravents s’accroît encore si l’on considère que Rosetsu et Jakuchū ne
se sont pas limités à des exemplaires uniques : on connaît en effet plusieurs versions de
chaque paire. Avant la découverte de Baleine et éléphant en 2008, une paire de paravents
quasiment identique était attestée par des photographies dans un catalogue d’enchères
qui datait des années 1920, et l’on sait qu’il existe au moins quatre versions des paravents
Taureau et éléphant 17. Plusieurs peintures de Rosetsu existent en plusieurs versions, et si
ce phénomène n’a rien d’inédit dans l’histoire de l’art (on pense par exemple à la Vierge
aux rochers de Léonard de Vinci), il met en évidence à la fois le degré d’accomplissement
technique d’un peintre, le rôle de ses assistants dans l’atelier, et la demande de compositions considérées comme plus ou moins réussies ou désirables18. La reproduction de
tant de peintures, notamment sur paravents, suggère que le public les connaissait et les
désirait au point de commander de nouvelles versions. Les expositions d’Higashiyama
ont dû représenter des occasions importantes pour que les clients et les collectionneurs
puissent découvrir des artistes qu’ils ne connaissaient pas et des œuvres nouvelles
de ceux qu’ils connaissaient déjà.
Les expositions de peintures
dans les temples et aux festivals
Organisées seulement deux fois par an pendant sept ans, les expositions d’Higashiyama
n’étaient bien sûr qu’une vitrine parmi d’autres où voir de l’art dans le Kyōto de la fin du
XVIIIe siècle. La présentation périodique d’œuvres précieuses conservées dans les temples
(bakuryō) représentait depuis longtemps une occasion de voir des peintures anciennes et
il semble d’ailleurs qu’elle faisait partie de la formation des peintres19. Le Journal du Prince
impérial Shinnin de Myōhōin relate ainsi que le 18e jour du 6e mois de Tenmei 7 (1er août
1787), « Jakuchū a demandé à ce que quatre de ses disciples puissent voir la présentation
faite dans la grande salle Ryūkazō (au temple Myōhōin), ce qui veut dire que nous aurons
en tout sept invités avec le groupe d’Ōkyo. La demande lui a été accordée, et j’ai pris
mes dispositions pour qu’ils puissent également visiter le jardin20. » Si ces événements
étaient l’occasion de présenter avant tout des peintures et des calligraphies anciennes, ils
inspiraient de toute évidence des œuvres nouvelles, intégrées par les organisateurs dans
le parcours. On considère aujourd’hui comme acquis que les rouleaux Tigre et dragon
de Rosetsu, aujourd’hui exposés lors des présentations annuelles au temple Daitokuji,
ont été inspirés par les rouleaux du peintre chinois Muqi, une source d’influence pour
les artistes japonais depuis plusieurs siècles. La retenue et la clarté méticuleuse avec
lesquelles Rosetsu a représenté ses créatures attirent notre attention sur la composante
météorologique de l’œuvre : le vent qui plisse les vagues, fouette les bambous, chasse les
nuages autour du tigre, ainsi que les nuées et les éclairs enveloppant le dragon. L’aisance
de Rosetsu dans le lavis sur soie est le principal élément nouveau dans ces peintures,
et l’on peut facilement imaginer que les rouleaux anciens de Muqi l’ont poussé à créer
une œuvre différente, digne d’un environnement aussi auguste.
212
PERSPECTIVE / 2020 – 1 / Japon
Les festivals, au premier rang desquels celui de Gion, ont
8. Itō Jakuchū, Baleine et éléphant,
paire de paravents de six panneaux,
dû fournir d’autres occasions importantes de présenter 1797,
encre sur papier, 159,4 × 354 cm
par paravent, Shiga, musée Miho.
des œuvres audacieuses. La coutume qu’avaient les
familles de commerçants d’ouvrir leurs maisons dans
ce quartier de Kyōto pour exposer leurs biens et pour
démontrer l’importance de la capitale impériale en
tant que centre de la production textile de luxe était
liée par la pratique courante comme par la tradition orale au goût de l’innovation
et de l’originalité visuelles. Si la majeure partie de ce que l’on voit aujourd’hui est
banale et de qualité inégale, la présence d’une œuvre comme les Loups au clair de lune
de Suzuki Shōnen dans la maison familiale des Ban montre combien les peintres de
l’époque cherchaient à satisfaire les aspirations de ces riches clients en matière d’œuvres
visuellement saisissantes.
Les documents du milieu du XVIIIe siècle indiquent que le « festival des paravents »
(byōbu matsuri) ou la « présentation des paravents » (byōbu kazari) étaient bien établis à
Essais
213
l’époque de Rosetsu. Ainsi peut-on lire dans « Yamaboko yurai ki » [Origine des chars
du festival de Gion], un chapitre du livre Gion goryō-e saiki [Compte précis du festival
de Gion] paru en 1757 :
Plusieurs jours avant le festival dans les districts où il a lieu, chacun allume
d’innombrables lanternes, suspend des étoffes, et expose des paravents d’or et d’argent
ainsi que des tapis de laine pour ne pas être en reste par rapport aux ornements
des voisins21.
Tan Taigi (1709-1771), l’un des tout premiers auteurs de haikai, a laissé un poème
révélateur sur les paravents exposés pour le festival du solstice d’été : « Le jour du festival
/ qui sera juge dans le concours de paravents ? » Le poème de Taigi figurait dans une
anthologie de 1777, et j’espère ne pas me tromper en y voyant une association ludique
entre le rôle du juge dans un concours de poésie (un uta-awase) et le rôle des spectateurs
qui, au festival, offraient leurs commentaires sur les mérites esthétiques des paravents
qu’ils avaient sous les yeux22. Un texte de la période de Meiji, en 1894, est encore plus
clair sur le but de ce genre de décorations festivalières :
Dans les districts où a lieu le festival, des lanternes sont érigées sur tous les avant-toits,
décorées de tissus. Les paravents d’or et d’argent sont installés dans les pièces, qui peuvent
être décorées de rideaux de perles et de tapis à motif floral. Les lanternes sont allumées
et des bouquets de fleurs sont présentés, ainsi que des bonzaïs, pour le divertissement
des invités. Leur beauté est tout bonnement saisissante pour les yeux. Le public vient en masse,
par dizaines de milliers peut-être, et de loin, pour être témoin du spectacle23.
Plusieurs des paravents remarquables de Rosetsu et surtout de son maître Ōkyo proviennent
de familles du centre de Kyōto installées dans le commerce de kimonos. Les Pins dans
la neige d’Ōkyo, qui font partie de la collection Mitsui, en donnent un exemple majeur,
et les Nishimura, propriétaires des ateliers Chisō, ont encore en leur possession des
paravents parmi lesquels certains sont de Rosetsu et d’Ōkyo. De telles familles avaient
des entrepôts entièrement remplis d’œuvres d’art, et le caractère novateur d’une œuvre
augmentait sans doute son attrait lorsqu’elle était d’un peintre réputé.
Parmi les dernières œuvres de Rosetsu, Paysages avec des personnages chinois (fig. 9a-b),
ultime recherche dans le genre de la peinture de paysage, apparaît comme l’une des
plus étonnantes. Ces paravents dorés à la feuille d’or et peints à l’encre monochrome
214
PERSPECTIVE / 2020 – 1 / Japon
amplifient l’abstraction de ses paysages antérieurs.
9a-b. Nagasawa Rosetsu, Paysage
avec personnages chinois, vers 1789-1799,
Ils puisent dans une imagerie familière issue de la
paire de paravents de six panneaux,
littérature chinoise classique, avec le vol d’oies et les
encre sur papier doré, 154,6 × 356 cm
par paravent, New York, Metropolitan
saules de Tao Qian sur le paravent de droite et, sur
Museum of Art.
celui de gauche, les abrupts précipices qui évoquent la
Falaise rouge de Su Shi. La spontanéité des paysages, les
mouvements amples du large pinceau sur la feuille d’or,
et les nombreux endroits où l’encre a coulé, suggèrent
que Rosetsu les a peints devant une assistance24. Si ces peintures évoquent son séjour sur
certaines des côtes pittoresques du Japon, elles témoignent aussi de son extraordinaire
confiance en lui, dont les récits sur la dernière période de sa vie font souvent état.
Des paravents comme Baleine et éléphant de Jakuchū, Taureau et éléphant de Rosetsu, ou
encore Paysages avec des personnages chinois, donnent ainsi corps à l’allusion de Minagawa
Kien à des œuvres « originales et bizarres » dans une décennie où les peintres rivalisaient
d’ingéniosité et d’inventivité pour réaliser des compositions toujours plus saisissantes,
les panneaux articulés du paravent ayant le format idéal pour toucher de larges publics.
Les peintres de Kyōto au XVIIIe siècle s’essayaient déjà depuis des décennies à des représentations surprenantes, comme le montrent certaines des œuvres de Soga Shōhaku et
d’Ikeno Taiga, entre autres. L’incendie de Tenmei 8 (1788) a sans aucun doute entraîné
une recrudescence des commandes dans les années qui ont suivi, de la part des habitants
de Kyōto mais surtout des commerçants et des artisans du centre de la capitale, qui
étaient aussi le moteur de son économie. Le renouveau du mécénat a de toute évidence
représenté une chance pour l’originalité : si l’atelier d’Ōkyo a occupé une position
dominante jusque dans les années 1790, des images de peintres indépendants quoique
redevables envers le maître, comme Rosetsu et Ganku, démontrent qu’il y avait aussi une
demande pour quelque chose de différent et de plus novateur. C’est justement à cette
époque, en 1796 et en 1797, que le vénérable Itō Jakuchū a peint ses paravents Baleine
et éléphant et Légumes, et les productions d’atelier comme les paravents « mosaïques »
qui lui sont associés datent aussi, certainement, de la même période. Les peintres furent
soutenus dans la diffusion et la promotion de leurs œuvres par les expositions semestrielles
d’Higashiyama, ainsi que par l’industrie croissante de manuels de peinture imprimés
(gafu). L’invention et l’originalité étaient les nouveaux critères esthétiques.
Essais
215
Mes recherches m’ont montré qu’une grande partie de
l’originalité des œuvres de Rosetsu tient à la manière
dont il les a exécutées. Les inscriptions, colophons
et écrits complets de Kien ont constitué une source
inestimable, car ses commentaires portent souvent sur
le processus pictural lui-même25. Ainsi Kien précise-t-il
dans la préface d’un rouleau que Rosetsu, pour ajouter
des fleurs, des oiseaux et des animaux colorés à des bambous préalablement peints à
l’encre par quelqu’un d’autre, a exigé plus d’une rasade de saké et plus d’une séance
avant de finir le travail (fig. 10). Dans un poème sur un paravent de 1796 aujourd’hui
perdu, Kien s’émerveille de la manière dont Rosetsu a réussi à recouvrir la surface des
panneaux par la peinture d’une puce monstrueusement magnifiée (un éventail peint
nous donne une idée de ce à quoi elle ressemblait). Si Kien ne touche pas un mot de Vol
de grues au-dessus du mont Fuji (fig. 11), cette œuvre semble nous inviter à la regarder de
près et à nous demander comment Rosetsu a pu figurer ces grues, avec leurs corps de soie
vierge de toute peinture devant les pentes grises, escarpées, du mont Fuji.
10. So Dōi et Nagasawa Rosetsu, Fleurs,
oiseaux, et animaux, 1795, rouleau,
encore et couleurs sur soie, 33 × 371,4 cm,
musée des Beaux-Arts de Chiba.
Préface de Minagawa Kien.
Les Cinq cents Arhat offrent un parfait exemple de la manière dont Rosetsu attire notre
attention sur le processus pictural lui-même. Nul doute qu’il ne s’associe à la prouesse
surhumaine des arhat à travers cet effort singulier d’en représenter cinq cents dans un
carré de trois centimètres sur trois, sans aucun précédent dans la tradition iconographique
en la matière. On retrouve trace de cette prouesse dans certains jugements posthumes,
parmi lesquels ce témoignage d’Anzai Un’en qui, au XIXe siècle, a raconté que « Rosetsu,
ayant entendu un homme se déclarer incapable de décrire ses œuvres parce qu’il n’y
avait rien vu de fin, peignit cent oiseaux dans un carré de trois centimètres sur trois ;
par quoi cet homme admit qu’il n’avait vraiment rien à envier à Ōkyo26 ». Comme il
avait passé la quarantaine d’années et qu’il semblait souffrir d’une insuffisance à un œil,
Rosetsu a probablement réalisé les arhat à l’aide d’une loupe ou d’un microscope, un outil
dont on sait par Minagawa Kien qu’il s’est servi pour d’autres œuvres. L’intervention
d’un tel outil a sans doute augmenté l’attrait de l’œuvre, étant donné les associations
que le spectateur informé pouvait faire avec des sommités comme Kimura Kenkadō,
possesseur d’une loupe.
Le sixième mois de cette année, 1799, Rosetsu est mort au cours d’un voyage
à Ōsaka. Comme, dans cette petite peinture, l’artiste avait donné tout son cœur et toute
son âme, elle a été donnée au temple où se sont déroulées ses funérailles, à Ōsaka,
pour qu’elle y soit conservée à perpétuité comme l’un de ses objets sacrés. Une version
216
PERSPECTIVE / 2020 – 1 / Japon
préparatoire de cette peinture, plus ancienne, a cependant refait surface. Elle a été
achetée par le commerçant An [Yasu] Kisei, qui a décidé de la faire monter dans
un rouleau de la taille adéquate. M’ayant présenté ce rouleau, il m’a demandé de mettre
par écrit les renseignements sur cette œuvre et sur son acquisition. J’ai beau ne pas
encore être ce que l’on appelle un vieux sage, je semble recevoir de nombreuses
demandes de ce genre – sans doute est-ce là un châtiment divin. Rosetsu aimait les grands
formats et nombre de ses œuvres sont passablement gigantesques, en tout cas il n’y
en a pas d’autre aussi minuscule que celle-ci. C’est la raison pour laquelle cette peinture,
aujourd’hui dans la collection de curiosités de Yasu Kisei, a dix fois plus de prix
que les autres.
Automne, 11e jour, 8e mois de l’ère Kansei (1799)27
La brève allusion de Kien à la mort prématurée de
Rosetsu à Ōsaka en 1799 est confirmée par le registre
des décès du temple Ekōin, qui précise qu’il est
mort le huitième jour du sixième mois de l’année28.
L’existence d’une deuxième stèle funéraire au temple
Tenryūin à Ōsaka vient encore étayer le récit de Kien,
même si les détails concernant la mort de Rosetsu
demeurent obscurs29. Nous ne pouvons qu’imaginer
les merveilles que Rosetsu aurait réalisées s’il avait
vécu plus longtemps.
11. Nagasawa Rosetsu, Vol de grues au-dessus
du mont Fuji, 1794, rouleau suspendu,
encre et ton clair sur soie, 157 × 70,5 cm,
collection privée.
Les expositions temporaires sont assez rapidement devenues des événements périodiques à Kyōto,
puis à Edo et dans d’autres villes, bien avant que ce
phénomène ne prenne une forme institutionnelle
à la fin du XIXe siècle avec l’avènement des musées
et de l’époque moderne. De tels dispositifs de présentation publique allaient continuer à influencer
les esprits en matière d’innovation artistique, en
particulier picturale. Parallèlement, les expositions
commémoratives et les manuels imprimés ont renforcé les rapports d’affiliation au sein de lignées
de peintres – autrement dit la tradition – sous la
dynamique combinée de la participation collégiale et
de la diffusion par l’impression des styles des vieux
maîtres comme Maruyama Ōkyo ou Sakai Hōitsu.
La riche décennie de l’ère Kansei représente un pic
de créativité dont les Cinq cents Arhat de Rosetsu
sont, dans une certaine mesure, emblématiques,
en lien avec cette pratique nouvelle qu’était
l’exposition de peintures originales. La question de
l’innovation dans la peinture du XIXe siècle devra
faire le sujet d’une étude à part, mais ce qui d’ores
et déjà me frappe, c’est que l’innovation, chez les
artistes du XVIIIe siècle comme Ōkyo, Rosetsu et
Shōhaku, est devenue elle-même la source d’une
tradition à perpétuer sans grand changement pour
les artistes ultérieurs, comme Ōshin et Roshū, ou,
dans le cas de Shōhaku, Yokoyama Kazan. Une
étude approfondie permettra de démontrer que
Essais
217
l’éclectisme, les échanges de styles, et la perpétuation de lignées anciennes comme
celle de Maruyama-Shijō dans les décennies qui ont mené à la Restauration de Meiji
ont dérivé de l’institutionnalisation même des modes d’exposition qui se sont avérés
fertiles pour l’imagination de Rosetsu et de ses contemporains.
Cette contribution a été traduite de l’anglais
par Étienne Gomez.
218
PERSPECTIVE / 2020 – 1 / Japon
Matthew McKelway
Matthew McKelway est professeur d’histoire de
l’art japonais à Columbia University (chaire Takeo
and Itsuko Atsumi). Il a écrit sur les paravents peints
à Kyōto (rakuchū rakugai zu) et le développement
de la peinture de genre à l’époque moderne au
Japon, sur la peinture des écoles Kanō, Rinpa, et les
peintres « individualistes » de Kyōto au XVIIIe siècle.
Il a été professeur invité à la Freie Universität Berlin, à l’Universität Heidelberg, à la Seijō University,
et à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne.
NOTES
1. Minagawa Kien et Takahashi Hiromi, Kien shibunshū,
Tōkyō, Perikansha, 1986, p. 293-294.
2. Rosetsu – D’un pinceau impétueux, Zurich, musée
Rietberg, 5 septembre – 4 novembre 2018. Voir Matthew
McKelway et Khanh Trinh (dir.), Rosetsu: Ferocious Brush,
cat. exp. (Zurich, Museum Rietberg, 2018), Munich /
Londres / New York / Zurich, Prestel / Museum Rietberg,
2018.
3. The Lineage of Eccentrics: The Miraculous World
of Edo Painting, Tōkyō, Tōkyō-to Bijutsukan [musée
d’art métropolotain de Tōkyō], 9 février – 7 avril 2019.
4. Voir Tsuji Nobuo et Murakami Takashi, Nobuo Tsuji vs.
Takashi Murakami: Battle Royale! Japanese Art History,
Christopher Stephens et Yuko Sakata (trad. angl.), Tōkyō,
Kaikai Kiki, Ltd., 2017, p. 216-217, 225.
5. Parmi les travaux les plus récents, l’article que
Sugimoto Yoshihisa a consacré à Maruyama Ōkyo
et aux projets iconographiques de son atelier pour
le prince-abbé Shinnin de Myōhōin montre l’intérêt potentiel de cet angle d’étude. Voir Sugimoto
Yoshihisa, « Myōhōin monzeki Shinnin Hosshinnō to
Maruyama Ōkyo no monjin tachi: Maruyama Ōzui,
Goshun, Nakamura Sokubyō, Nagasawa Rosetsu,
Genki » [Prince Abbot Shinnin et les suiveurs de
Maruyama Ōkyo : Maruyama Ōzui, Goshun, Nakamura
Sokubyō, Nagasawa Rosetsu, Genki], dans Kurokawa
Kobunka Kenkyūjo kiyō [Research Journal of the
Kurokawa Institute of Ancient Cultures], no 16, 2017,
p. 99-170.
6. François Lachaud, Le vieil homme qui vendait du
thé : excentricité et retrait du monde dans le Japon du
XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2010.
7. Tsuji Nobuo, Lineage of Eccentrics: Matabei to
Kuniyoshi, Aaron M. Rio (trad. angl.), Tōkyō, Kaikai
Kiki, Ltd., 2012, p. 6.
8. Ces commentaires d’ordre général sur les arhat et
leurs représentations en Asie de l’Est sont tirés de
Stephen Little, « The Arhats in China and Tibet », dans
Artibus Asiae, vol. 52, no 3/4, 1992, p. 255-281.
9. Pour une étude précise au sujet des représentations
d’arhat chinois, voir Evelyne Mesnil, « Les Seize “Arhat”
dans la peinture chinoise (VIIIe-Xe s.) et les collections
japonaises : prémices iconographiques et stylistiques »,
dans Arts Asiatiques, vol. 54, 1999, p. 66-84.
10. Selon Huang Xiufu (Xe-XIe siècles), auteur de Yizhou
Ming hua lu (益州名画録), Guanxiu a représenté ses
arhat « avec leurs sourcils broussailleux et leurs grands
yeux, leurs mâchoires tombantes et leurs nez saillants,
appuyés contre des pins et des rochers ou assis dans
un cadre montagneux, rendant à la perfection la particularité de leurs traits tartares ou indiens. Quand
je l’ai interrogé à leur sujet, il m’a répondu : “Je les
ai vus en rêve.” » Voir Susan Bush et Hsio-yen Shih,
Early Chinese Texts on Painting, Cambridge, Harvard
University Press, 1985, p. 105.
11. La traduction de ce passage est basée en partie
sur celle qui figure dans Tsuji et Murakami, 2017, cité
n. 4, p. 219. La version originale en langue littéraire
chinoise figure dans Minagawa et Takahashi, 1986,
cité n. 1, p. 293-294.
12. Voir Robert Campbell [Robaato Kyanberu], « Kanshō
no nagare: Shogakai yonseki sono ichi – Ginkakuji
Higashiyamadono sanbyaku kaiki » [La contemplation vagabonde : quatre expositions de calligraphie et
de peinture, n° 1 - en mémoire du 300 e anniversaire
d’Ashikaga Yoshimasa (Higashiyamadono) à Ginkakuji],
dans Bungaku [Littérature], vol. 8, no 2, printemps 1997,
p. 140-141.
13. Tanabe Nahoko, « Aimi bunko zō Shinshoga tenkan mokuroku honkoku to kaidai: Kansei-ki no Kyoto
shogadan to Minagawa Kien (jō) » [Réimpression et
synopsis des catalogues des nouvelles expositions de
peinture et de calligraphie dans les archives d’Aimi :
Minagawa Kien et les cercles de peinture et de calligraphie à Kyōto à l’ère Kansei], dans Bunken kenkyū
[Études des documents historiques], no 41, 2003.
14. Tanabe, 2003, cité n. 13, p. 58-60.
15. Voir Tim Clark, « The Jakuchū Memorial Exhibition
of 1885 », dans Yukio Lippit (dir.), The Artist in Edo,
actes du colloque (Washington D.C, Center for
Advanced Study in the Visual Arts, National Gallery
of Art / Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler
Gallery, Smithsonian Institution, 2012), Washington DC
/ New Haven, National Gallery of Art (coll. « Studies
in the History of Art », 80) / Yale University Press,
2018, p. 254-255.
16. Diverses hypothèses ont été avancées pour expliquer les âges indiqués par Jakuchū sur ses dernières
œuvres, en particulier du fait que sur certaines signatures il prétend avoir quatre-vingt-six ans ou davantage, alors qu’il n’avait pas encore atteint cet âge à sa
mort en 1800. Selon Kano Hiroyuki, passé soixante
ans, Jakuchū a ajouté un an à chaque nouveau nom de
règne (nengō). Selon Tsuji Nobuo, cependant, Jakuchū
n’aimait tout simplement pas le chiffre quatre et s’attribuait des âges différents, notamment soixante-quinze
ans, afin de l’éviter. Tsuji, Kisō no keifu ten, cat. exp.
(Tōkyō, Tōkyō-to Bijutsukan [musée d’art métropolitain
de Tōkyō]), Tōkyō, Shōgakkan, 2019, p. 260.
17. Voir Matthew McKelway, « After Rosetsu », dans
Impressions, vol. 41, 2020, p. 110-111.
18. La formule « motome ni ōjite » (« répond à une
demande ») figure sur un si grand nombre d’œuvres
reproduites par différents artistes qu’elle témoigne sans
doute de l’existence de versions alternatives.
Essais
219
19. 曝涼. Pour une analyse détaillée de ces pratiques
au monastère Daitokuji, voir Gregory P. A. Levine,
Daitokuji: the Visual Cultures of a Zen Monastery, Seattle,
University of Washington Press, 2006.
20. D’après Shinnin hosshinnō onjiki nikki [Diary of
Imperial Prince Shinnin of Myōhōin], cité dans Jens
Bartel, « Style, Space and Meaning in the Large-Scale
Landscape Paintings of Maruyama Ōkyo (1733-1795) »,
Ph.D. dissertation, Columbia University, 2019, Appendix
B, 365.
21. Voir « Yamaboko yurai ki », p. 4 (recto), dans Gion
goryō-e saiki [Compte précis du festival de Gion], Kyōto,
Yamamoto Chōbei, Hōreki 7 (1757) ; voir aussi Kano
Hiroyuki, « Byōbu matsuri: Gion-e no haikei » [Le
festival de paravents : contexte du festival de Gion],
dans Akai Tatsurō et Nakajima Junji (dir.), Kinsei fūzoku
zufu 8: Sairei (1) [Recueil des premières peintures de
genre modernes 8 : Festivals (1)], Tōkyō, Shōgakkan,
1982, p. 118.
22. Le poème de Taigi a d’abord été versé au dossier
par Takeda Tsuneo, cité ici par Kano, 1982, cité n. 21.
23. Kyōto Gion-e zue, cité par Kano, 1982, cité n. 21,
p. 117.
24. J’ai défendu cette hypothèse dans un article consacré au Paysages avec des personnages chinois. Voir
Matthew P. McKelway, « Rosetsu’s Red Cliffs: Medium
and Meaning in Late Edo-Period Painting », dans Lippit,
2018, cité n. 15, p. 15-46.
25. Ibidem.
26. Kinsei meika shoga dan, cité intégralement dans
McKelway et Trinh, 2018, cité n. 2.
27. Ibidem, p. 219. Pour le texte original, se reporter
à Minagawa et Takahashi, 1986, cité n. 1, p. 293-294.
28. Yamakawa Takeshi, « Nagasawa Rosetsu denreki »
[Biographie de Nagasawa Rosetsu], dans Kokka, vol. 860,
novembre 1963, p. 60.
29. Nagasawa Roshū a érigé la stèle funéraire aujourd’hui
à Tenryūin en 1838 en remplacement d’une ancienne
pierre tombale au temple voisin de Jikishi’an, sans doute
lié à Shikyō Eryō (1722–1787), moine du sous-temple
Kaifukuin du monastère zen Myōshinji, pour qui Rosetsu
a peint une image murale d’un dragon à Jikishi’an, son
ermitage, en 1783. Elle est restée à Jikishi’an jusque
peu avant 1901, d’où l’on sait qu’elle a été déplacée
à Tenryūin en raison de la fermeture du temple. Voir
Okada Hideyuki, « Nagasawa Rosetsu no denki to
sakuhin: shin shiryō o kuwaete » [Le vie et l’œuvre de
Nagasawa Rosetsu : à la lumière d’œuvres récemment
découvertes], dans Miho Museum, Nagasawa Rosetsu:
ki wa shin nari / Nagasawa Rosetsu: The Fanciful Painter,
cat. exp. (Kōka, musée Miho, 2011), Kōka, musée Miho,
2011, p. 266-267.
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