n° 132
Juin
2 0 1 3
Les Nouvelles
de l’archéologie
Une archéologie des temps funéraires ?
Hommage à Jean Leclerc
Éditions de la Maison des sciences de l’homme
Éditions Errance
Les Nouvelles
de l’archéologie
Sommaire
Dossier : Une archéologie des temps funéraires ? Hommage à Jean Leclerc
sous la direction de Grégory PEREIRA
3
Grégory PEREIRA | Introduction
1 | S OINS
8
12
17
23
Jean-Gabriel PARIAT et Florence DUSSÈRE | Sur la piste du mort habillé :
les matières organiques piégées dans le mobilier métallique
Sandrine BONNARDIN | La parure dans la chronologie des temps funéraires.
Quatre exemples néolithiques
Corinne THEVENET | La mise en bière au Néolithique ancien en Allemagne
Dominique CASTEX et Sacha KACKI | Funérailles en temps d’épidémie :
croyances et réalité archéologique
2 | DU
30
36
41
54
60
65
CADAVRE AUX OSSEMENTS
:
LE TEMPS DES TRANSFORMATIONS
Pascal SELLIER et Julio BENDEZU-SARMIENTO | Différer la décomposition : le temps suspendu ?
Les signes d’une momification préalable
Louiza AOUDIA | Du cadavre à l’objet, de l’objet au dépôt funéraire. Exemples de modifications
des os humains chez les derniers chasseurs-cueilleurs d’Algérie
Isabelle LE GOFF | Brûler le défunt pour traverser le temps des funérailles
3 | DU
48
ET PRÉSENTATION : LE TEMPS DU CADAVRE
SOUVENIR À L ’ OUBLI : LE TEMPS DES OSSEMENTS
Henri DUDAY & William VAN ANDRINGA | Des formes et du temps de la mémoire dans une
nécropole de Pompéi
Fanny BOCQUENTIN | Après la mort, avant l’oubli : les crânes surmodelés du Levant sud
Frédérique VALENTIN, Grégory PEREIRA & Jennifer KERNER | Du provisoire conçu pour durer ?
La question du statut des restes dans les dépôts funéraires partiels
Arnaud BLIN & Philippe CHAMBON | Du cadavre à l’oubli. Désindividualisation
et déshumanisation des restes dans les sépultures collectives néolithiques
Actualités
71
Jeanne PUCHOL | Silex and the city, ou le côté obscur du biface
N° 132
Juin 2013
En couverture :
Sépulture collective néolithique fouillée sous la direction de Jean Leclerc à Bazoches-sur-Vesles.
Les Nouvelles de l’archéologie
Rédaction
Fondation de la maison des sciences de l’homme
190, avenue de France
CS no 71345
75648 Paris cedex 13
Téléphone : 01 49 54 21 02
Télécopie MSH : 01 45 48 83 53
Courriel : nda@msh-paris.fr
Internet : http://www.nda.msh-paris.fr
Directeur scientifique
François Giligny (Université de Paris-I )
Rédactrice en chef
Armelle Bonis (Conseil général du Val-d’Oise,
direction de l’Action culturelle)
Secrétaire de rédaction
Nathalie Vaillant (FMSH)
Relecture et maquette
Virginie Teillet (Italiques)
Comité de rédaction
Aline Averbouh (CNRS, Toulouse)
Olivier Blin (INRAP, Centre/Île-de-France)
Dorothée Chaoui-Derieux (SRA, Île-de-France, Paris)
Virginie Fromageot-Laniepce (
Séverine Hurard (INRAP, Île-de-France)
Claudine Karlin (CNRS, Nanterre)
Sophie Méry (CNRS, Nanterre)
Stéphen Rostain (CNRS, Nanterre)
Nathan Schlanger (INRAP, Paris)
Antide Viand (Service archéologique des Hautsde-Seine, Nanterre)
Comité de lecture
Peter F. Biehl (State University of New York,
Buffalo, États-Unis)
Patrice Brun (Université de Paris-I )
Michèle Brunet (Université de Lyon-II )
Joëlle Burnouf (Université de Paris-I )
Noël Coye (Ministère de la Culture, Paris)
André Delpuech (Musée du quai Branly, Paris)
Bruno Desachy (EPCI, Mont-Beuvray)
François Favory (Université de Franche-Comté,
Besançon)
Xavier Gutherz (Université Paul-Valéry Montpellier-III )
Marc Antoine Kaeser (Musée du Laténium,
Neuchâtel, Suisse)
Chantal Le Royer (Ministère de la Culture, Rennes)
Fabienne Médard (Université de Bâle, Suisse)
Christophe Moulhérat (École française d’Athènes)
Agnès Rousseau (SRA, Bourgogne)
Alain Schnapp (Université de Paris-I, Paris)
Stéphanie Thiébault (MNHN, Paris)
Élisabeth Zadora-Rio (CNRS, Paris)
Directeur de publication
Michel Wieviorka (FMSH)
Abonnement
ÉPONA SARL, 82 rue Bonaparte, 75004 Paris.
Tél. : 01 43 26 40 41. Fax : 01 43 29 34 88.
Courriel : archeoli@club-internet.fr
Vente
http://www.lcdpu.fr/revues/?collection_id=1666
Comptoir des presses, 86 rue Claude Bernard,
75005 Paris. Tél. : 01 47 07 83 27
Revue de la Fondation de la maison des sciences de l’homme, soutenue par la sousdirection de l’archéologie (ministère de la Culture) et l’Institut national des sciences
humaines et sociales du CNRS. Les articles publiés, approuvés par le comité de lecture,
sont sollicités par le comité de rédaction ou envoyés spontanément par leurs auteurs.
Les Nouvelles de l’archéologie proposent régulièrement un dossier de trente à
cinquante pages ou des actes de colloques, séminaires, tables rondes, dont les
thématiques concordent avec la ligne éditoriale. La revue publie aussi des articles
d’actualité et des informations sur la politique de la recherche, l’enseignement et la
formation, le financement et les métiers de l’archéologie, les expositions, publications, congrès, films, sites Internet et autres moyens de diffusion des connaissances.
Ces dernières sont également mises en ligne, ce qui permet de suivre l’actualité entre
deux livraisons.
RECOMMANDATIONS AUX AUTEURS
L’article ne peut excéder 25 000 signes, notes et bibliographie comprises. Le nombre
maximum d’illustrations est fixé à cinq. Les appels bibliographiques doivent figurer dans le texte entre parenthèses, selon le système (auteur date). Les références
complètes doivent être regroupées en fin d’article, par ordre alphabétique et, pour
un même auteur, par ordre chronologique. Dans le cas de plusieurs articles publiés
la même année par un même auteur, mettre par exemple 2001a, 2001b, 2001c. Les
rapports finaux d’opération (RFO) et les mémoires universitaires sont déconseillés en
bibliographie – sauf s’ils n’ont pas encore fait l’objet d’une publication.
Les articles sont soumis à une évaluation anonyme par le comité de lecture et relus
par le responsable éventuel du dossier. Les auteurs sont tenus d’intégrer les modifications demandées, qu’elles soient d’ordre scientifique ou rédactionnel. Dans le cas
d’un article à signatures multiples, la rédaction n’entre en relation qu’avec le premier
auteur, à charge pour lui de négocier les corrections avec ses coauteurs.
La publication de chaque article est conditionnée par la signature et le renvoi du
contrat d’auteur.
Le bon à tirer final de chaque numéro est donné par la rédaction des Nouvelles de
l’archéologie, qui se réserve le droit d’apporter d’ultimes corrections formelles. Après
publication, l’auteur reçoit un exemplaire du numéro et une version pdf de son article.
Présentation des références dans le texte et en bibliographie
•(Auteurdate,volume:pages).Exemple:(Dumont1983:113-130)oubien(Lepage
1756, 2: 223-598). En l’absence d’auteur, remplacer le nom d’auteur par le titre
abrégé. Exemple : (Dictionnaire des synonymes…1992:33-46).
• Pour les ouvrages: Nom, initiale du prénom. Date. Titre. Lieu d’édition, éditeur,
nombre de pages. Ex. : LOTHAIRE,E.1989.Figures de danse bulgares. Paris, Dunod.
•Pourunarticledansunerevue:Nom,initialeduprénom.Date.«Titredel’article»,
titre de la revue, volume, numéro : page à page. Ex. : GLASSNER, J. 1993. «Formes
d’appropriationdusolenMésopotamie»,Journal asiatique,16,273:11-59.
• Pour un article dans un volume d’actes par exemple: Nom, initiale du prénom.
Date. «Titre de l’article», in : prénom et nom des directeurs de l’ouvrage, titre de
l’ouvrage. Ville d’édition, éditeur : page à page. Ex. : LEMONNIER, P. 1997. «Mipela
wanbilas.Identitéetvariabilitésocio-culturellechezlesAngadeNouvelle-Guinée»,
in : S. TCHERKÉZOFF & F. MARSAUDON (éd.), Le Pacifique-Sud aujourd’hui : identités et
transformations culturelles. Paris, CNRSÉditions:196-227.
DOSSIERS à PARAÎTRE : Financement et réglementation de l'archéologie (fin du
siècle - début XXe siècle) - Archéologie et art contemporain - L'archéologie du
Grand Froid.
XIXe
Le n° 132 a été tiré à 800 exemplaires.
Abonnement du 1er janvier au 31 décembre 2013 – 4 numéros :
FRANCE : 40 euros (étudiants : 36 euros)
ÉTRANGER : 44 euros (étudiants : 40 euros)
PRIX AU NUMÉRO : 12 euros
ISSN : n° 0242-7702. ISBN : 978-2-7351-1636-2.
3 | DU
SOUVENIR À L ’ OUBLI :
LE TEMPS DES OSSEMENTS
Des formes et du temps de la mémoire
dans une nécropole de Pompéi
Henri Duday* & William Van Andringa**
L
es développements fondamentaux qu’a connus l’archéologie funéraire au cours
des dernières décennies tiennent surtout aux considérations relatives à la disposition des restes osseux dans la tombe, à la prise en compte de la taphonomie du
cadavre dans la restitution du micromilieu au sein duquel s’est opérée la décomposition, à l’essor des méthodes de l’ostéologie quantitative et, plus récemment, au croisement des données de l’anthropologie biologique avec les paramètres archéologiques.
De fait, cette approche ne prend en compte que la première des deux composantes
essentielles qui définissent la tombe : certes, celle-ci est le réceptacle des restes matériels du défunt, mais elle est aussi le point d’ancrage des cultes commémoratifs.
Dans la plupart des cas auxquels nous sommes confrontés, seule la partie profondedessépulturesestpréservée;ilestdoncnormalquel’archéologiedelamort
ait principalement traité du dépôt funéraire, c'est-à-dire du corps ou de ce qu'il en
subsiste, et du mobilier placé à ses côtés. Les gestes commémoratifs intervenant au
moment de la fermeture de la tombe, ou après elle, les vestiges qui en témoignent se
trouvent principalement à la surface du sol, de sorte que les archéologues ont rarement l’occasion de les observer. D’autres études portent sur les monuments ou les
inscriptions funéraires mais les objets qu’elles traitent sont le plus souvent dissociés
des considérations relatives aux défunts eux-mêmes et aux gestes qui ont présidé à
leur mise en sépulture.
Il est finalement exceptionnel de pouvoir considérer l’un et l’autre de ces deux aspects
pour une même tombe, a fortiori pour un ensemble de tombes. Ce constat a été à
l’origine d’un programme de recherche initié et coordonné par l’un de nous (W. V. A.)
et S. Lepetz, qui a porté sur un quartier funéraire de la nécropole de la Porta Nocera
à Pompéi. La fouille s’est déroulée de 2003 à 2007 sous l’égide de l’École française de
Rome et de la Surintendance archéologique de Pompéi, et ses résultats ont fait l’objet
d’une publication monographique récente (Van Andringa et al., 2013).
Cette fouille concernait cinq puis trois enclos funéraires contigus – trois d’entre eux,
à l’origine séparés, ayant ensuite fusionné – bordant la route qui part de Pompéi en
direction de Nocera (fig. 1). Les occupations funéraires dans ce secteur s’échelonnent
48
* Directeur de recherche au CNRS,
UMR 5199 PACEA, Université de Bordeaux
et Laboratoire de Paléoanthropologie de
l’École pratique des hautes études,
h.duday@pacea.u-bordeaux1.fr
** Professeur à l’Université de Lille 3,
william.va@free.fr
Les Nouvelles de l’archéologie no 132 – Juin 2013
Henri Duday & William Van Andringa | Des formes et du temps de la mémoire à Pompéi
Limite du trottoir
Enclos 21
203
US 21023
1
104
105
Enclos 25a
46
41
40
3
2 45
102
101
6
108
107
201
207
32
212
43
8
25
42
Fosse 1
213
Bûchers
211
10
36
Secteur 210
Fosse 2
Enclos 25
11
Aire de crémation
secteur 250
Fosse 4
44
37
30
35
Fosse 3
Enclos 23
12
13
48
Fosse
23288
56
15
14 38
22
16
24
18
9
55
54
0
2,5 m
Secteur 25 sud
33 17
entre la période augustéenne et la destruction définitive de
lavilleantiqueen79ap.J.-C.,soitsuruneduréed’environ
un siècle. Grâce à une observation détaillée des unités stratigraphiques, nous avons pu établir un phasage précis pour
chacun des enclos. Ainsi, pour l’ensemble constitué par les
enclos 23OS, 25OS et 25bOS, quatre phases subdivisées en
plusieurs états ont été reconnues, avec un événement important qui survient aux alentours de 60 ap. J.-C. : Phileros, un
affranchi de la maison des Vesonii, acquiert l’enclos et y fait
ériger un monument orné de trois statues, la sienne et celle
de son ami Marcus Orfelius Faustus encadrant celle de sa
patronne, Vesonia.
L’enclos voisin 21, une construction fermée à fronton de
façade, n’a été qu’en partie fouillé. Il est néanmoins établi qu’il a lui aussi fonctionné entre la période augustéenne
et l’éruption de 79. Fait tout à fait exceptionnel, l’aire sur
laquelle ont été incinérés sa fondatrice, Stallia Haphe, et
un enfant nommé Bebryx – c’est-à-dire au moins deux des
défunts dont les tombes se trouvent à l’intérieur de l’enclos –,
apuêtreétudiée;ellesetrouvesurunterre-pleinjusteàl’arrière de l’édifice.
L’histoire de l’enclos 25a, accoté au mur ouest de l’enclos 23,
est beaucoup plus brève. Ce petit monument a en effet
été érigé aux alentours de 60 ap. J.-C. en l’honneur d’une
affranchie du nom de Castricia Prisca, morte à l’âge de 25 ans.
Au total, 57 tombes à crémation ont été fouillées pour
58 sujets : une tombe double et une tombe triple dans l’enclos 23, et une tombe vide dans l’enclos 25a, qui a en outre
Les Nouvelles de l’archéologie no 132 – Juin 2013
52 53
19
21
34
51
27
29
Bûchers
206 205
5
7
Fosse 5
202
204
31
39
103
106
28
47
23
Enclos 25c
208
Enclos 25b
26
Fig. 1 – Plan du quartier
funéraire fouillé dans
la nécropole de la
Porta Nocera à Pompéi.
La route antique est
au nord des enclos.
la particularité d’avoir livré les restes d’un individu répartis entre deux tombes. À cela s’ajoutent cinq inhumations de
sujets immatures.
Dans leur forme la plus courante, les tombes sont constituées
de la manière suivante : les os brûlés, collectés sur l’aire de
crémation et enveloppés d’un tissu (sac, linge replié ?), sont
placés dans une urne culinaire en céramique, plus rarement en
plomb, ou dans un contenant en matière périssable, ce réceptacle étant ensuite déposé au fond d’une fosse. Des résidus
provenant du curage partiel du bûcher peuvent être déversés
dans celle-ci, avant ou après que l’urne y soit placée. Un tube
à libations en céramique ou en bois (?) assure la communication entre la partie profonde de la tombe et la surface, la stèle
est mise en place et, enfin, la fosse est comblée. Au pied de la
stèle, une plaque de scellement en pierre disposée à l’horizontal présente en général une encoche semi-circulaire qui s’emboîte sur le sommet du tube à libations. Dans quelques cas, il
n’y a ni tube ni plaque de scellement mais un petit tertre de
terre, délimité par quelques petites pierres disposées en arc de
cercle, est constitué juste en avant de la stèle.
L’ensemble est donc cohérent, son utilisation couvre une
période relativement brève, elle-même subdivisée en plusieurs phases, et sa fouille nous a permis d’analyser à la fois
les aménagements de surface, les restes épars sur les sols de
circulation et le contenu des fosses funéraires. C’est à partir de
ce corpus exceptionnel que nous aborderons diverses formes
que peut prendre la mémoire dans le contexte des nécropoles
romaines.
49
D os s i er Une archéologie des temps funéraires ? Hommage à Jean Leclerc
Fig. 2 – Stèle funéraire d’Erotis,
jeune femme morte à 14 ans,
9 mois et 21 jours.
Rome, nécropole Santa Rosa,
Cité du Vatican (photo H. Duday).
Fig. 3 – Enclos 23, tombe 19.
Le chignon à la face postérieure
de la tête est ici évident
(photo A. Gailliot, mission
archéologique de Porta Nocera).
Fig. 4 – Enclos 25b, tombe 28.
Les fragments de l’urne et le
couvercle ont été soigneusement
replacés dans la fosse après
l’extraction de la stèle et le bris
de l’urne. En bas, les éléments
du calage originel de la stèle
(photo A. Gailliot, mission
archéologique de Porta Nocera).
La mémoire affichée
Il s’agit bien évidemment ici d’évoquer les épitaphes qui
informent le passant, d’une manière plus ou moins complète,
sur l’identité du défunt et parfois sur le (ou les) dédicant(s).
L’inscription indique le commanditaire du monument et les
personnes destinées à y être accueillies : ainsi, un peu plus à
l’est dans la nécropole, nous savons qu’un mausolée circulaire
a été érigé par Barchilla,
1.
VEIAN.F.BARCHILLA/SIBI.ET/N.
fille de Veianus, pour elleAGRESTINO.EQUITIO/PULCHRO.VIRO.SUO. même et pour le chevalier Agrestinus, «son bel
2.
Dans l’enclos 21, le défunt de la
homme»1. Les stèles qui surtombe 204, Atimetus, esclave de
montent les tombes portent
Comicia, était l’intendant de la maison.
en général des inscriptions
3.
assez succinctes qui menDans l’ensemble étudié, il est toutefois
tionnent le nom du défunt,
certain que les stèles anépigraphes ne
son statut et son âge au
portaient pas d’inscriptions peintes.
décès, très exceptionnellement sa fonction2. Dans l’ensemble qui nous occupe, les stèles
épigraphes sont cependant assez rares – 10 cas seulement pour
39 stèles observables – et les informations qu’elles délivrent
n’atteignent jamais la précision que l’on peut observer dans
certaines nécropoles contemporaines (fig. 2).
Même lorsqu’elles sont anépigraphes, ou si l’inscription peinte
dessus a disparu3, les stèles apportent parfois des indications
pertinentes : plusieurs, en lave ou en calcaire, ont une tête
hémisphérique avec une face antérieure plane et une face postérieureconvexe;certainesprésententàl’occiputuneexcroissance arrondie qui figure un chignon (fig. 3) et, dans ce cas,
il est certain qu’elles concernent une femme. À l’inverse, les
stèles de même type dépourvues de chignon signalent sans
doute des tombes masculines.
50
La mémoire effacée
Dans un article fondamental sous bien des aspects, J. Leclerc
aabordélaquestiondeladurée:«Defaçontrèsgénérale,et
dans l’intention des acteurs, une sépulture est conçue pour
toujours. […] Voilà qui est très clair – car en matière de sentiment […] le mot “toujours” a un sens très précis : c’est le temps
nécessaire pour oublier. Encore faut-il distinguer l’oubli individueldel’oublicollectif»(Leclerc1990:16).
L’une des fonctions essentielles de la tombe étant d’être le
point d’ancrage de cérémonies commémoratives, il importe
de savoir pendant combien de temps elles ont été pratiquées
et, d’une manière plus large, pendant combien de temps le
marquage de la sépulture a
4.
été préservé et entretenu. En
Un doute subsiste cependant pour
des tombes dont on est sûr qu’elles
général, le seul moyen dont
possédaient bien à l’origine un tube à
nous disposions pour traiter
libations, dont la présence est attestée
cette question consiste à estipar des infiltrations en profondeur
mer le laps de temps minide coquilles d’escargots venus de la
surface. Il est en effet possible que
mal qui sépare deux tombes
l’absence du tube soit due au fait qu’il
dont la seconde a recoupé la
ait été en matière périssable (bois ?)
première. Il y a fort à parier
plutôt qu’arraché ultérieurement. Dans
que, dans ce cas, le souvenir
le cas de la tombe 42, l’empreinte du
de celle-ci s’était estompé tube à libations arraché a pu être mis en
évidence à l’aplomb de l’urne.
et que son marquage au sol
avait disparu. La précision
du phasage chronologique de l’enclos 23-25 nous a permis
d’une part de prouver l’occultation de certaines sépultures au
moment de la mise en place d’un remblai destiné à l’implantation de nouvelles tombes, d’autre part de retracer les gestes
quiontaccompagnécette«condamnation»définitive.
La plaque de scellement a parfois été enlevée ainsi, sans doute,
que le conduit à libations4;lastèlen’ajamaisétélaisséeen
Les Nouvelles de l’archéologie no 132 – Juin 2013
Henri Duday & William Van Andringa | Des formes et du temps de la mémoire à Pompéi
place,elleapuêtre«décapitée»,c’est-à-direbriséeaurasdu
sol (tombe 32), ou bien entièrement arrachée – auquel cas
on a pu l’emporter ou l’abandonner couchée au sol, près de
sonemplacementoriginel(tombe39-40).Enrevanche,l’urne
cinéraire a toujours été laissée en place dans la partie profonde de la tombe, conformément au droit romain qui interdit toute atteinte aux os du défunt. L’exemple de la tombe 28
offre une illustration tout à fait saisissante du respect dont
faisaient l’objet les restes humains : l’arrachement de la stèle
s’est en effet accompagné du bris involontaire de l’urne dont
les fragments ont été soigneusement recueillis et empilés avec
le couvercle au fond de la fosse, avant que le reste du vase
contenant la motte d’os brûlés et de sédiment infiltré ne soit
ensuite replacé au-dessus (fig. 4).
La mémoire entretenue
La fréquentation régulière et continue de la nécropole s’est
naturellement accompagnée d’une élévation du niveau de
circulation à l’intérieur des enclos. Les parties les plus super
ficielles des tombes ont été progressivement ennoyées dans le
sédiment, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes
pour l’entretien de la mémoire et l’exécution des gestes de
commémoration. Quelques observations rendent compte de
la manière dont les Pompéiens ont remédié à cet état de fait.
Les premières témoignent du souci de pérenniser le souvenir
du défunt en préservant la lisibilité de son épitaphe. Dans les
deux cas qui nous intéressent ici, l’inscription se trouvait à
Tombes 201, 202, 203 et 207, Coupe 1
l’avant de la stèle sous le rétrécissement figurant le cou, c’està-dire au niveau du thorax, de sorte qu’elle a dû rapidement
être occultée par l’accumulation des terres rapportées.
Quand les sépultures d’une femme adulte anonyme (tombe 203)
et d’un garçonnet de 6 ans nommé Bebryx (tombe 201) ont
été installées de part et d’autre de la tombe 202, datée vers
0-40 ap. J.-C. et qui entretenait la mémoire de la titulaire
fondatrice de l’enclos, Stallia Haphe, la stèle de celle-ci a été
exhaussée d’une vingtaine de centimètres alors que sa plaque
de scellement restait en profondeur, à son niveau initial. Or,
la tombe 203 est attribuée à la phase 50-79 ap. J.-C. et la
tombe201,àlaphase70-79ap.J.-C.:lesoucid’honorerla
mémoire de Stallia Haphe s’est donc perpétué sur une, voire
plus probablement deux générations après son décès (fig. 5).
La stèle d’Atimetus (tombe 204), dont la tombe remonte elle
aussi à la période 0-40 ap. J.-C., a également été réajustée peu
de temps avant l’éruption du Vésuve, de telle manière que le
nom du défunt reste lisible alors que sa fonction d’intendant
semblait oubliée.
Dans l’enclos 23, la tombe 19 donne en revanche l’exemple
d’une surélévation du dispositif destiné au déroulement des
cérémonies commémoratives. Cette fois, la plaque de scellement a été rehaussée d’environ 10 cm de manière à rester
visible et fonctionnelle : alors qu’en général sa surface affleure
à peu près au niveau de l’élargissement figurant les épaules,
donc au-dessous du cou, elle se situe ici au quart inférieur de
la face. De ce fait, l’extrémité supérieure du conduit à libations
n’affleurait plus à la surface de la plaque et il a fallu rétablir
Carré 28 Carré 27
Carré 27 Carré 26
stèle
21018
stèle
21013
- 1.00
- 1.00
stèle
21019
conduit
21021
lapilli
21304 = 21305
21113
21334
21110
21310
- 1.50
couvercle
21324
21322
=
21323
balsamaire
conduit
21320
=
21321
couvercle
co
21328
21105
urne
sédiment jaune
21104
os
21109
- 1.50
couvercle
couvercle
21024
Sép. 201
21107
sédiment
jaune
vide
21213
21025
21106
21207
infiltration
sédiment gris
clou
21203
dalle
21315
=
21316
balsamaire
21102
21014
21202
21311
=
21312
21313 = 21314
21317 = 21318
21205
21210
terre noire
21308 = 21309
21101
21101
calage
21301
21302
=
21303
21704
21703
21214
urne
monnaie
21701
21707
urne
21216
21327
21325
21208
21326
Sép. 203
urne
21319
os
21702
21708
21709
21215
Sép. 202
21705
Sép. 207
1/10
Fig. 5 – Enclos 21, coupe frontale montrant de gauche à droite les tombes 203, 202 (Stallia Haphe) et 201 (Bebryx). La stèle de la
tombe 202 a été remontée de manière à être à la même hauteur que celle de la tombe 206, alors que sa plaque de scellement est restée
à son emplacement originel, c'est-à-dire au niveau du sol de l’enclos au moment de son installation.
Les Nouvelles de l’archéologie no 132 – Juin 2013
51
D os s i er Une archéologie des temps funéraires ? Hommage à Jean Leclerc
lacontinuitéenyajoutantun«étage»supplémentairesousla
forme d’un couvercle conique retourné percé en son centre.
La tombe 17 se signale par un dispositif sensiblement différent : pas de tube à libations ni de plaque de scellement mais
un petit tertre de terre stérile accumulé en avant de la stèle,
juste au-dessous du cou, et ceinturé d’une couronne rayonnante de petits galets blancs. L’élévation des niveaux de circulation a peu à peu ennoyé le tertre qui a alors été rechargé,
avec mise en place d’une nouvelle couronne de petites pierres :
il est clair que l’on a voulu maintenir la fonctionnalité de cette
petite aire bien délimitée.
Une forme particulière de la mémoire :
la pré-programmation de dépôts consécutifs
dans la même tombe
Le fait de concevoir d’emblée une tombe pour qu’elle reçoive
les restes de deux personnes ne renvoie pas nécessairement à la
notion de mémoire. Ce peut être, en effet, la réponse apportée
à deux décès simultanés ou, du moins, suffisamment proches
dans le temps pour que la mise en terre des défunts se fasse
au même moment. Si, dans le cas des inhumations, la déposition5 synchrone implique
5.
effectivement
que les décès
Le terme « déposition » pourra surprendre,
l’usage qui en est fait ici n’étant pas
ont été contemporains6, il
conforme à la définition qu’en donnent
n’en va pas de même pour
la plupart des dictionnaires usuels.
les sépultures à crémation.
Dans le Dictionnaire historique de
Les os brûlés constituent en
la langue française, Alain Rey écrit
cependant : « Furetière signale son emploi effet une matière inerte et
classique, dans le langage religieux,
stable qui peut être conserpour l’enterrement d’un défunt ». Cette
véeenl’étatfortlongtemps;
acception existe donc dans notre
on peut donc imaginer que
langue, elle est analogue à celle du mot
quelqu’un ait conservé les
« deposizione » en italien. Elle présente
en outre l’avantage de ne pas créer de
restes d’un de ses proches
confusion avec le « dépôt funéraire »,
jusqu’au moment où luiexpression par laquelle on entend aussi
même vient à mourir, leurs
les objets (« artefacts et écofacts ») que
cendres étant ensuite réul’on place dans la tombe ou au-dessus
de celle-ci après sa fermeture. Le mot
nies dans la même sépulture.
« dépôt » peut également avoir une
Opter pour l’une de ces deux
connotation plus neutre qui n’implique
éventualités est évidemment
pas un fait intentionnel (dépôt
difficile mais il est certain
sédimentaire, dépôt éolien…).
que, dans les cas qui se sont
6.
À moins, bien sûr, que l’un des corps n’ait présentés à nous, les deux
défunts n’ont pas été brûlés
été conservé, notamment par le froid…
sur le même bûcher puisque
leurs os sont séparés entre deux urnes. On trouve ainsi associés
dans une même tombe deux adultes âgés – une femme et très
probablement un homme dans les tombes 25 et 7, un homme
et très probablement une femme dans les tombes 12 et 30 –, ou
encore un adulte accompagné d’un enfant – un homme et un
enfant de 4 ans à 6 ans et demi dans les tombes 11 et 37, probablement un homme et un adolescent de 13 à 14 ans dans les
tombes 40 et 13. Le nombre de dépôts doubles avérés est donc
élevé puisqu’il atteint quatre cas au moins, soit 8 individus sur
un effectif de 58, ce qui peut surprendre si l’on s’en tient à la
seule hypothèse de morts simultanées. Cela n’est toutefois pas
impossible dans le contexte pompéien, des séismes assez violents ayant affecté la cité au cours des décennies qui ont précédé sa ruine définitive.
52
Il est en revanche certain que les tombes 15 et 21 ont dès l’origine été conçues pour recevoir les restes de plusieurs sujets. Le
réceptacle cinéraire est une amphore dont la capacité est très
supérieure à celle des urnes habituelles et le dispositif autorise
une réouverture aisée du conduit à libations qui est en fait,
aussi, l’orifice par lequel les
7.
restes osseux brûlés ont été
Dans les autres tombes, la partie
introduits dans le récipient7.
inférieure du conduit à libations occupe
une position variable par rapport
L’épitaphe gravée sur la stèle
à l’urne : il peut n’y avoir aucune
de la tombe 15 concerne
communication directe avec les restes
un jeune homme nommé
osseux, le tube débouchant soit à côté
Eliodorus, mort à 18 ans. du vase, soit sur le couvercle qui le ferme
hermétiquement ; dans d’autres cas, les
La partie inférieure de l’amprofusiones ont pu baigner les os brûlés,
phore a effectivement livré
le couvercle, alors souvent disposé à
les restes d’un adolescent
l’envers, présentant un petit orifice
(sujet 15B) mais il y avait,
central obtenu par le bris du bouton de
immédiatement
au-despréhension. Quel que soit le dispositif, il
est clair que les os brûlés n’ont pu être
sus, les restes brûlés d’un
introduits par le tube à libations.
adulte robuste relativement
âgé et de sexe indéterminé
(sujet 15A). À l’interface entre les deux sujets, une myriade
d’infimes particules blanches traduit la percolation de particules osseuses au travers de l’amas osseux aéré correspondant à l’adulte 15A. Le fait qu’elles se soient arrêtées à la
surface du dépôt 15B montre que les infiltrations de sédiment
avaient complètement colmaté celui-ci au moment où les os
de l’adulte 15A ont été introduits dans l’amphore. Il n’est évidemment pas possible d’estimer le temps nécessaire à ce comblement mais il est bien certain que les deux dépôts ont été
séparés par un intervalle assez long : la pré-programmation
est ici avérée.
L’amphore 21 a reçu les restes brûlés d’un enfant d’environ9mois(sujet21C),puisd’unadolescentsansdoutedesexe
masculin (sujet 21B), enfin d’une jeune femme (sujet 21A) qui
était très probablement Vesonia Urbana, dont la stèle nous
apprend qu’elle est morte à l’âge de 20 ans. Entre les dépôts
des sujets 21C et 21B est intervenue la construction d’un
coffrecomposédetuilesplates(tombe29)danslequelaété
inhuméunenfantd’environ1anà1anetdemi;etl’intervalle de temps qui a séparé les dépôts des sujets 21B et 21A
a été suffisant pour que de nombreux animaux (batraciens,
lézards, limaces…) tombent dans l’amphore et y restent piégés.
Ici encore, il est clair que le fonctionnement s’inscrit dans la
durée : les tombes 15 et 21 ont donc bien été conçues, certes
a minima, comme des sépultures collectives.
La mémoire négative
Sur la façade du monument, au-dessous des trois statues,
est fixée la dédicace suivante: «Publius Vesonius Phileros,
affranchi de matrone, augustal8, a fait ce monument de son
vivant pour lui et pour les
8.
siens, pour Vesonia, fille de
Deux mentions, que nous avons
Publius, sa patronne et pour
soulignées dans la transcription, ont
été ajoutées au texte initial. Elles
Marcus Orfellius Faustus,
indiquent que Phileros, après avoir
affranchi de Marcus, son
érigé son mausolée, a été élevé au
ami». Dans la niche bâtie
statut d’augustal, et que l’enclos a reçu
au dos du mausolée se
les restes de membres de sa famille
(« et suis ») décédés avant lui.
trouvaient à l’origine deux
Les Nouvelles de l’archéologie no 132 – Juin 2013
Henri Duday & William Van Andringa | Des formes et du temps de la mémoire à Pompéi
stèles jumelles avec, à l’avant de chacune d’elles, l’ouverture d’un conduit à libations et une urne avec son couvercle,
tous ces éléments étant pris dans la maçonnerie. La tombe
de Vesonia se trouve à proximité mais en dehors de la niche
funéraire et légèrement décalée vers la gauche par rapport
à elle.
La façade porte une deuxième inscription fixée juste audessous de la première. Il s’agit d’une plaque de défixion qui
dit:«Passant,arrête-toiuninstantsicelanetedérangepas
et apprends ce dont tu dois te garder. Celui que j’avais espéré
être un ami m’a intenté des procès, procurant des accusateurs. Grâce aux dieux et en vertu de mon innocence, je fus
libéré de tout ennui. Que celui de nous deux qui a menti ne
soitreçuniparlespénates,niparlesdieuxinfernaux».Ilest
clair que celui qui a trahi la confiance de son ami n’est autre
que Marcus Orfellius Faustus. Si Phileros n’avait pas la possibilité de détruire sa statue ni d’effacer son nom de la dédicace initiale qui constituait un véritable document juridique,
il s’acharna à occulter sa mémoire à l’intérieur de l’espace
privé de l’enclos : la stèle de Faustus fut décapitée, puis l’ouverture du tube à libations et l’embouchure de l’urne furent
condamnées par une couche de mortier sur laquelle Phileros
fit inscrire son propre nom. À la fouille, l’urne initialement
prévue pour recevoir les cendres de Faustus s’est révélée totalement vide.
La mémoire « arrangée »
La stèle en marbre blanc qui surmonte la tombe 5 de l’enclos 23 indique que le défunt se nommait Publius Vesonius
Proculus et qu’il a vécu 13 ans9. Le coffre rectangulaire
qui constitue le réceptacle funéraire contenait un amas de
cendres et d’os humains brûlés qui se rapportent à un enfant
de sexe indéterminé dont l’âge au décès peut être estimé
entre 5 et 7 ans10. Ce résultat est évidemment incompatible
avec l’épitaphe et, pourtant, il est certain que la tombe a été
construiteenuneseulefois,qu’iln’yapaseude«vidange»
d’un éventuel dépôt initial et que la stèle n’est pas en remploi11. Comment expliquer une telle discordance ?
Les tria nomina indiquent que cet enfant est né alors que son
père était déjà affranchi. En l’occurrence, cette particularité
faisait de lui le fondateur de la nouvelle lignée familiale des
Vesonii, ce qui explique l’emplacement donné à sa tombe,
dans l’axe de la niche où était aménagée celle de son père
etàproximitédeT2quicontenaitlesrestesdeVesonia.Une
fouille minutieuse a en effet
9.
montré que les concepteurs
P VESONIO / PROCVLO / V A < XIII<
de la sépulture de Proculus,
dépositaire légal du nom
10.
Estimation réalisée par E. Portat par
familial, ont cherché à réula diagnose probabiliste de l’âge :
nir de façon symbolique ses
entre 5 ans 2 mois et 7 ans.
dépôts osseux avec ceux
de la patronne de Phileros,
11.
La stèle a été façonnée dans un
qui fut peut-être la dernière
grand fragment de plinthe de marbre.
représentante des Vesonii.
Il s’agit donc d’un remploi de matériau
L’installation de T5 à un
de construction, mais en tant que
endroit privilégié de l’espace
stèle, elle est manifestement dans
sa situation originelle.
sépulcral a entraîné le dépla-
Les Nouvelles de l’archéologie no 132 – Juin 2013
12.
cement de la stèle de T4512,
Ce déplacement d’une stèle marquant
les deux signalisations étant
l’emplacement d’une tombe n’est pas
réunies au-dessus de T3 par
un fait isolé. La stèle de la tombe 8 a
le dépôt d’un fragment de
en effet été décalée au moment où la
sol en béton utilisé comme
tombe double 7-25 a été implantée,
la fosse de grandes dimensions étant
plaque de scellement. Or les
prévue pour la mise en place de deux
tombes 3 et 45, très proches
urnes cinéraires.
dans leur conception, ont
livré les os de deux hommes
adultes dont tout donne à penser qu’ils étaient des fils de
Phileros, nés avant que celui-ci n’ait été affranchi, de sorte
qu’ils sont, eux, restés dans leur statut servile.
Reste à expliquer une anomalie. En effet, l’étude anthropologique des restes de P. Vesonius Proculus a montré que l’enfant n’était pas mort à 13 ans comme l’indique la stèle, mais
beaucoup plus jeune, entre 5 et 7 ans. Comment expliquer
un tel écart ? On pourrait penser à une erreur du lapicide qui
aurait gravé sur la stèle un X pour un V. Il faudrait dans ce
cas que l’enfant soit mort à 8 ans, ce qui est au demeurant
parfaitement plausible; surtout, il faudrait expliquer pourquoi, alors qu’un soin particulier caractérise cette tombe,
les membres de la famille n’ont pas fait corriger une erreur
aussi flagrante. L’hypothèse la plus probable selon nous est
que ce décalage relève d’une volonté délibérée. En vieillissant l’âge au décès de son fils, né libre, Phileros, affranchi
d’une famille importante de Pompéi, affirmait l’existence
d’une famille légale et libre et justifiait par la même occasion le dispositif mis en place : les os de Proculus, porteur
des tria nomina, étaient mis en terre à proximité des restes
de Vesonia, matrone des Vesonii, et dans l’axe de la tombe
de son père. La mort prématurée du jeune enfant ruinait visiblement les espoirs de Phileros de prendre le relais de l’honorabilité des Vesonii.
À vrai dire, l’évocation de ces diverses formes de la mémoire
n’appelle guère de conclusions : il faudra disposer d’un corpus beaucoup plus étendu pour savoir si les faits observés
sont véritablement significatifs ou bien s’ils n’illustrent que
des cas particuliers ou individuels. Cependant, il nous semble
essentiel de souligner deux points.
Le premier est que les observations archéologiques apportent
un complément absolument indispensable à l’étude des textes
et des inscriptions funéraires. La confrontation des données
afférentes à la même tombe se révèle une voie particulièrement féconde qu’il faudra à l’avenir systématiser aussi souvent que possible.
Le second est que notre connaissance des gestes commémoratifs passe nécessairement par l’observation des niveaux de
circulation à l’intérieur des espaces funéraires. La pratique
archéologique offre très souvent la possibilité d’étudier la
partie profonde des tombes, très rarement celle d’observer
les indices des gestes commémoratifs et, plus généralement,
des manifestations de la mémoire, puis de son effacement.
Ce constat devrait avoir des incidences sur la prescription,
notamment dans le contexte de l’archéologie préventive : ne
pas accorder une priorité absolue aux niveaux de fonctionnement d’un ensemble funéraire, lorsqu’ils sont suffisamment
conservés, constituerait à n’en pas douter une faute grave.
53
D os s i er Une archéologie des temps funéraires ? Hommage à Jean Leclerc
Et en amont, il est indispensable que le diagnostic s’attache
systématiquement à vérifier si cette possibilité s’offre à nous.
C’est certes une chose difficile car les témoins des cultes de
la mémoire peuvent être ténus, mais les résultats seront sans
nul doute à la mesure des efforts que nous saurons consentir.
Références bibliographiques
LECLERC J. 1990. « La notion de sépulture », Bulletins et mémoires de la
Société d’anthropologie de Paris, n.s., t. 2 , n° 3-4 : 13-18.
VAN ANDRINGA W., DUDAY H., LEPETZ S. et al. 1993. Mourir à Pompéi : fouille
d’un quartier funéraire de la nécropole romaine de Porta Nocera
(2003-2007). Rome : École française de Rome (Collection de l’École
française de Rome, 468), 2 vol.
Après la mort, avant l’oubli
Les crânes surmodelés du Levant sud
Fanny Bocquentin*
I
l n’est pas exceptionnel, dans le contexte du Néolithique proche-oriental, de trouver
des squelettes acéphales en sépulture et des crânes isolés en contextes variés. Ces
derniers sont parfois le support d’un visage humain modelé avec différents matériaux. Ce surmodelage n’est toutefois connu que dans deux régions distantes l’une
de l’autre : le Levant sud et l’Anatolie. Alors qu’il n’apparaît qu’à partir de la fin
du Néolithique céramique en Anatolie (6300-5000 av. J.-C.), il est spécifique du
Néolithique précéramique B moyen et récent (8200-7200 av. J.-C.) au Levant sud.
Bien que peu nombreux par rapport au nombre de squelettes découverts pour ces
périodes, les crânes surmodelés focalisent l’attention et suscitent des discussions
sur le traitement post mortem ou même, plus largement, sur la caractérisation des
pratiquesfunéraires.Le«cultedesancêtres»,auquelunconsensusgénérallesalongtemps rattachés, a fait l’objet de nombreuses critiques assez récentes qui ont le mérite
d’interroger des acquis scientifiques, en effet, parfois fragiles. Au-delà du débat sur
la nature précise des rituels auxquels sont rattachés ces crânes, leur présence pose la
question du maintien, chez et parmi les vivants, de la mémoire des morts. Dans les
lignes qui suivent, nous proposons un état des lieux sur cette question qui montre
l’ambiguïté des données actuellement disponibles.
Les crânes surmodelés : caractéristiques
Le surmodelage consiste en l’application d’une matière plastique, terre, argile,
cendres, plâtre ou chaux, sur un crâne sec (fig. 1). Il couvre la face (mandibule incluse
ou non selon les cas) et les temporaux sur lesquels sont modelés le visage et les
oreilles, ainsi que la partie inférieure de l’occipital, généralement aménagée en socle
sur lequel le crâne peut reposer. Exceptionnellement, le cou est également modelé,
commeparexempleàTellRamadoùlesvertèbressontnéanmoinsabsentes.Lereste
de la voûte crânienne (parties hautes du frontal et de l’occipital, et pariétaux), qui
correspond au cuir chevelu, n’est pas couvert. Le modelage vient pallier la disparition
des parties les plus charnues de la tête.
Fig. 1 – Trois crânes surmodelés
découverts par K. Kenyon à Jéricho
en 1953 (d’après Kenyon 1981 :
pl. 53a ; photographie reproduite avec
la permission du Musée d’archéologie
& d’anthropologie de l’Université
de Cambridge).
* Centre de recherche français
à Jérusalem, USR 3132 CNRS
(UMIFRE 7 CNRS-MAEE), Jérusalem,
Israël, fanny.bocquentin@crfj.org.il
54
Les Nouvelles de l’archéologie no 132 – Juin 2013
Sommaire
Dossier : Une archéologie des temps funéraires ? Hommage à Jean Leclerc
sous la direction de Grégory PEREIRA
3
Grégory PEREIRA | Introduction
1 | SOINS
8
12
17
23
36
41
54
60
65
LE TEMPS DU CADAVRE
CADAVRE AUX OSSEMENTS
:
LE TEMPS DES TRANSFORMATIONS
Pascal SELLIER et Julio BENDEZU-SARMIENTO | Différer la décomposition :
le temps suspendu ? Les signes d’une momification préalable
Louiza AOUDIA | Du cadavre à l’objet, de l’objet au dépôt funéraire.
Exemples de modifications des os humains chez les derniers
chasseurs-cueilleurs d’Algérie
Isabelle LE GOFF | Brûler le défunt pour traverser le temps des funérailles
3 | DU
48
:
Jean-Gabriel PARIAT et Florence DUSSÈRE | Sur la piste du mort habillé :
les matières organiques piégées dans le mobilier métallique
Sandrine BONNARDIN | La parure dans la chronologie des temps funéraires.
Quatre exemples néolithiques
Corinne THEVENET | La mise en bière au Néolithique ancien en Allemagne
Dominique CASTEX et Sacha KACKI | Funérailles en temps d’épidémie :
croyances et réalité archéologique
2 | DU
30
ET PRÉSENTATION
SOUVENIR À L ’ OUBLI
:
LE TEMPS DES OSSEMENTS
Henri DUDAY & William VAN ANDRINGA | Des formes et du temps
de la mémoire dans une nécropole de Pompéi
Fanny BOCQUENTIN | Après la mort, avant l’oubli : les crânes surmodelés
du Levant sud
Frédérique VALENTIN, Grégory PEREIRA & Jennifer KERNER | Du provisoire
conçu pour durer ? La question du statut des restes dans les dépôts
funéraires partiels
Arnaud BLIN & Philippe CHAMBON | Du cadavre à l’oubli. Désindividualisation
et déshumanisation des restes dans les sépultures collectives néolithiques
Actualités
71
Jeanne PUCHOL | Silex and the city, ou le côté obscur du biface
12 euros
ISBN : 978-2-7351-1636-2