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La coopération douanière européenne : entre intégration et fragmentation

2017, Cahiers de la Sécurité, Paris, La Documentation Française, no 38, pp.122-131.

Cahiers de la sécurité et de la justice Revue de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice n°38 Sécurité, justice et libertés en Europe L’Europe de la sécurité et de la justice Quels enjeux pour la france ? Actes du colloque de l’INHESJ – Paris 14 octobre 2016 Cahiers de la sécurité justice et de la Quatrième trimestre 2016 n°38 Directrice de la publication : Hélène CAZAUX-CHARLES Rédacteur en chef : Manuel PALACIO Sommaire 3 Comité de rédaction : AMADIEU Jean-Baptiste, Agrégé de lettres, chargé de recherches au CNRS BERLIèRE Jean-Marc, Professeur émérite d’histoire contemporaine, Université de Bourgogne DOMINIQUE BERTELOOT, Inspecteur d’Académie, inspecteur pédagogique régional BERTHELET Pierre, Chercheur au centre de documentation et de recherches européennes (CRDE), Université de Pau COOLS Marc, Professeur en criminologie, Université libre de Bruxelles, Université de Gand DE BEAUFORT Vivianne, Professeur à l’Essec, co-directeur du CEDE DE MAILLARD Jacques, Professeur de Science politique, Université de Versailles Saint-Quentin DIAZ Charles, Contrôleur Général, Inspection Générale de la Police Nationale DIEU François, Professeur de sociologie, Université Toulouse 1 Capitole EVANS Martine, Professeur de droit pénal et de criminologie, Université de Reims HERNU Patrice, Administrateur INSEE LATOUR Xavier, Professeur de droit, Université de Nice LOUBET DEL BAYLE Jean-Louis, Professeur émérite de Science politique, Université de Toulouse I, Capitole NAZAT Dominique, Docteur en Sciences odontologiques, expert au Groupe de travail permanent pour la révision des normes d’identification du DVI d’Interpol PARDINI Gérard, Chef du service des affaires immobilières de la Prefecture de police de Paris PICARD Jean-Marc, Enseignant-chercheur à l’Université de Technologie de Compiègne RENAUDIE Olivier, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine, Nancy RIDEL Laurent, Directeur interrégional de l’Administration pénitentiaire DE LA ROBERTIE Catherine, Rectrice, Professeure des universités, Paris I, Directrice du Master2 Statégie Internationale & Intelligence Économique ROCHE Jean-Jacques, Directeur de la formation, des études et de la recherche de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) SAURON Jean-Luc, Professeur de droit à l’Université Paris Dauphine TEYSSIER Arnaud, Inspecteur Général de l’Administration, Professeur Associé à l’Université Paris I VALLAR Christian, Doyen de la Faculté de droit, Nice Sophia Antipolis WARUSFEL Bertrand, Professeur agrégé des facultés de droit, Université Lille 2 Responsable de la communication : Axelle de FONTGALLAND Conception graphique et fabrication : Laetitia BÉGOT Vente en librairie et à la librairie de la Documentation française 29-31, quai Voltaire – 75344 Paris Cedex 07 – Tél. : +33 (0)1 40 15 70 00 Par correspondance – La Direction de l’information et administrative (DILA), Service Abonnements, 29-31, quai Voltaire – 75344 Paris Cedex 07 www.ladocumentationfrancaise.fr Tarifs : Prix de vente au numéro : 23,10 € – Abonnement France (4 numéros) : 70,20 € – Abonnement Europe (4 numéros) : 75,30 € Abonnement DOM-TOM-CTOM : 75,30 € (HT, avion éco) – Abonnement hors Europe (HT, avion éco) : 79,40 € Impression : DILA Tirage : 1 000 exemplaires © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2015 Conditions de publication : Les Cahiers de la sécurité et de la justice publient des articles, des comptes rendus de colloques ou de séminaires et des notes bibliographiques relatifs aux différents aspects nationaux et comparés de la sécurité et de ses acteurs. Les offres de contribution sont à proposer à la rédaction pour évaluation. Les manuscrits soumis ne sont pas retournés à leurs auteurs. Toute correspondance est à adresser à l’INHESJ à la rédaction de la revue. Tél. : +33 (0)1 76 64 89 00 – Fax : +33 (0)1 76 64 89 31 publications@inhesj.fr – www.cahiersdelasecuriteetdelajustice.fr INHESJ École militaire - Case 39 75700 Paris 07 SP Tél : +33 (0)1 76 64 89 00 Fax : +33 (0)1 76 64 89 31 www.inhesj.fr Éditorial – Hélène CAZAUX-CHARLES Dossier Dossier coordonné par Pierre BERTHELET 5 L’harmonisation des incriminations pénales : jalons pour un code pénal européen ? – Éliette RUBI-CAVAGNA 14 L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française – Jocelyne LEBLOIS-HAPPE 25 Le droit pénal de l’Union européenne face au juge Emmanuelle GINDRE 38 Le mandat d’arrêt européen, succès de l’Europe pénale ? Gildas ROUSSEL, François-Xavier ROUX-DEMARE 48 La présomption d’innocence selon la directive UE 2016/343 du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales – Jean PRADEL 54 La lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen Mikaël BENILLOUCHE 61 Le droit européen antiterroriste : notes en marge d’une fuite en avant – Maria Luisa CESONI 72 La décision d’enquête européenne, nouvel instrument d’entraide judiciaire pour la mise en état des affaires pénales Juliette LELIEUR 75 Eurojust. Une réponse judiciaire, plus solide que jamais de l’Union européenne – Michèle CONINSX 79 Le droit pénal allemand et le droit pénal européen. Réticences et adaptation de la justice pénale allemande au droit pénal européen post-Lisbonne – Julien WALTHER 88 La progression d’un statut des victimes en droit de l’Union européenne – Claire SAAS 97 Introduction aux coopérations policières de l’Union européenne Olivier CAHN 106 Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » – Pierre BERTHELET 122 La coopération douanière en Europe. Entre intégration et fragmentation – Bruno DOMINGO 72 132 Quelle coopération douanière européenne dans un contexte de concurrence ? – François LAFARGE 142 L’Union européenne et la lutte contre la piraterie maritime. Les incohérences de la dimension externe de l’espace de liberté, de sécurité et de justice Coralie MAYEUR-CARPENTIER 151 Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? – Agathe PIQUET 164 L’Europe en danger d’implosion Viviane de BEAUFORT 168 Des smart borders aux clôtures barbelées : la revanche du low-tech ? – Denis DUEZ Actes du colloque L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? 179 Introduction à l’Europe de la sécurité et de la justice – Cyrille SCHOTT 182 L’Europe des insécurités, quels enjeux ? – Jean-Jacques COLOMBI 185 La directive européenne sur les armes à feu – Frédéric MOLLARD 187 La directive européenne sur les armes à feu – David LEROOY 190 La nouvelle directive « terrorisme » et quelques réflexions sur l’évolution institutionnelle en matière policière et judiciaire – Emilio de CAPITANI 193 Contrôle social total versus libertés fondamentales – Stefan BRAUM 198 Réflexions sur quelques équilibres essentiels au droit pénal européen – Anne WEYEMBERGH 203 La France et l’Europe de la sécurité : le temps des doutes ? – Xavier LATOUR 209 La coopération policière européenne : obstacles et solutions – Émile PEREZ 212 Sécurité intérieure européenne et définition de l’intérêt national : le modèle français revisité Jacques DE MAILLARD 215 La France et l’Espace pénal européen : enjeux actuels – Sonya DJEMNI-WAGNER 48 142 132 I3 Éditorial L a commémoration, en 2014, par l’institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), de la naissance, en 1989, de son ancêtre, l’institut des hautes études de la sécurité intérieure, a été l’occasion de retracer l’évolution de la doctrine sécuritaire au cours de ces 25 dernières années. Deux étapes ont marqué la construction de cette doctrine : d’une part, le passage du concept de sécurité intérieure à celui de sécurité globale, c’est à dire d’une politique publique incluant de nombreux autres acteurs que ceux relevant du seul domaine régalien, autour d’un objet élargi à d’autres risques et menaces que ceux-là seuls liés aux phénomènes criminels ; d’autre part, et cela concerne au premier chef l’INHESJ, l’inclusion dans un même mouvement de stratégies de sécurité intégrant la dimension incontournable de la justice. Ces évolutions ne sont pas spécifiques à la France. Elles ne sont pas non plus le résultat d’une trajectoire naturelle qui accréditerait l’idée d’un enchainement historique évident. Elles sont le produit de débats, d’affrontements parfois, mais toujours d’un constat riche et documenté comme d’une réflexion renouvelée qui ont fourni la base d’une doctrine nouvelle, dans le champ de la pensée sur la sécurité comme dans celui des politiques nationales. Ainsi, lors de la réunion du Conseil européen tenue en juin 2015 sur « la stratégie de sécurité de l’UE notamment dans le contexte de la lutte contre le terrorisme » , les 28 chefs d’État et de gouvernement ont acté «la nécessité pour l’Union européenne de contribuer à la protection des citoyens européens eu égard à l’augmentation actuelle des menaces» en se dotant d’une «sécurité intérieure de l’UE» autour de différents défis à relever : lutter contre la criminalité transnationale organisée, prévenir le terrorisme et la radicalisation, anticiper les menaces émergentes à l’aide du renseignement, assurer la cybersécurité et la protection des frontières extérieures… Les attaques terroristes à Paris, Nice, Magnanville, Saint-Étienne-du-Rouvray en 2015 et 2016, l’attentat du Thalys en septembre 2015, les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, pour ne citer que ceux-là, ou encore l’afflux de réfugiés chassés de leur pays par les guerres sanglantes au levant et au Sahel, ont mis en évidence l’impérieuse nécessité de construire un cadre d’action international pour apporter des réponses efficaces, à la hauteur des drames humains et des enjeux politico-juridiques de ce siècle. La France, en tant que pays leader de la construction européenne, a joué un rôle actif dans ce dossier en plaidant en faveur d’un Corps européen aux frontières ou d’une sécurité civile européenne plus intégrée. L’Union européenne, elle aussi, a construit au fil de son histoire une politique de sécurité structurellement liée à la création d’un espace de justice. Cette construction spécifique s’est faite dans le cadre politique de l’Union, cadre qui soumet tout projet commun à la négociation préalable entre les États membres d’une part, entre les États membres et les différentes structures de l’Union d’autre part. En outre, et au-delà de la construction d’une « sécurité intérieure européenne », cette nouvelle donne conduit à relancer l’interrogation sur l’architecture d’un « espace pénal européen ». Cette réflexion, fil rouge de ce numéro spécial sur l’Europe qui intègre les actes d’un colloque de l’INHESJ tenu en octobre 2016 sur le même sujet, aborde de façon très concrète l’analyse des différents dossiers dans leur dimension à la fois politique et judiciaire. Elle porte aussi sur les rapports renouvelés entre la France et l’Europe en matière de sécurité et de justice. Terrorisme, criminalité, crises : dans quelle mesure l’approche française de la menace et du risque est-elle affectée par les grandes évolutions européennes ? Peut-on parler, concernant la France, en matière de justice et de sécurité, d’un mouvement « d’européanisation »? Demeure-t-il encore des opportunités pour agir ensemble et de façon constructive entre la France et l’UE dans ce domaine ? Quels sont les leviers dont dispose la France pour influencer la construction institutionnelle en cours d’un continuum entre justice pénale et sécurité intérieure européennes ? Il faut ainsi saluer l’action déterminante de la France dans la construction du paquet européen, compétent en matière de lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, dont les fraudes à la TVA, et dont les compétences pourraient être, un jour, étendues à la lutte contre le terrorisme. Ainsi, postérieurement au colloque de l’INHESJ tenu en octobre 2016, à l’issue du Conseil « Justice-Affaires Intérieures » de décembre 2016, le ministre de la justice français a relancé, dans une intervention décisive, une procédure en souffrance, et le projet de règlement a été consolidé. Certes, l’unanimité nécessaire pour un accord global ne sera pas atteinte compte tenu de la position exprimée par la Suède. Mais, conformément aux dispositions de l’article 86 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le Conseil européen a été effectivement saisi le 14 février 2017. Il a désormais mission de rechercher un consensus durant un délai de 4 mois. A défaut, un groupe d’au moins neuf États membres pourra engager une procédure de coopération renforcée en vue de l’adoption définitive du texte, après approbation par le Parlement européen. Le Conseil européen se réunira au mois de mars, à l’occasion des 60 ans du traité de Rome. La construction d’une « sécurité intérieure européenne » soulève un ensemble de défis au regard des menaces et des risques qui pèsent de manière permanente sur chaque pays membre. Affronter ensemble ces défis, c’est assumer de porter des politiques, d’initier des actions, d’inventer de nouveaux dispositifs qui posent immédiatement la question du cadre juridique comme du compromis politique dans lequel ils doivent être élaborés. À travers toutes ces questions sur la dynamique à l’œuvre en matière de sécurité et de justice européennes, il s’agit toujours, en réalité, du même enjeu politique central de l’Union, celui d’une coopération ou d’une intégration. De nombreuses contributions dans ce numéro et au cours du colloque montrent l’extrême difficulté à trancher. Et pourtant, même ceux qui, parmi les Européens les plus convaincus, ont pu préconiser une pause dans la construction européenne pour garantir les conditions d’une intégration repensée à l’aune des interrogations des peuples et à la mesure des bouleversements majeurs du monde et du siècle, ont exclu la sécurité et la justice de cette suspension de la démarche européenne. C’est dire l’urgence à agir. Hélène CAZAUX-CHARLES, directrice de l'INHESJ DOSSIER I 5 © Corgarashu - fotolia.com L’harmonisation des incriminations pénales : jalons pour un code pénal européen ? Éliette RUBI-CAVAGNA L ors de la création des trois communautés européennes, il y a une soixantaine d’années, on est loin d’imaginer l’impact qu’aura la construction européenne sur les droits nationaux et singulièrement sur le droit pénal. Les États fondateurs considèrent la législation pénale comme un attribut de la souveraineté étatique et il n’est, à aucun moment, question de compétence pénale dans les traités fondateurs 1. Il apparaît néanmoins très rapidement que droit pénal et droit communautaire ne peuvent rester totalement étrangers l’un à l’autre et que le droit communautaire exerce une certaine influence sur le droit pénal des États sans toutefois que l’on puisse parler d’une compétence pénale des communautés européennes 2. Les traités de Maastricht, en 1993, et d’Amsterdam, en 1999, constituent un tournant à cet égard. Le traité de Maastricht, en créant l’Union européenne (UE), intègre la coopération policière et judiciaire pénale dans le 3e pilier de l’Union et offre un fondement aux premiers textes d’harmonisation en matière pénale dans l’objectif d’accroître l’efficacité de la lutte contre certaines formes de criminalité. Quelques années plus tard, le traité d’Amsterdam va donner un objectif plus ambitieux à la coopération intergouvernementale, dans le cadre du 3e pilier, en visant la construction d’un espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ). La Éliette RUBI-CAVAGNA Maître de conférences HDR, Université de Lyon, UJM-SaintEtienne, CNRS, CERCRID UMR 5137. (1) La Commission européenne précisait, en 1974, que le droit pénal est « un sujet qui n’entre pas, en tant que tel, dans la sphère de compétences de la Communauté, mais qui reste du ressort de chaque État membre » (8e rapport général sur l’activité des Communautés européennes, § 145). La Cour de justice des Communautés européennes affirmait, en 1981, que « la législation pénale et le régime des sanctions relèvent de la compétence des États membres » (CJCE, 11 novembre 1981, Casati, 23/80) (2) Pour un exposé des mécanismes, lire (entre autres) Gindre (E.), 2009, « L’émergence d’un droit pénal de l’Union européenne », Clermont-Ferrand, L.G.D.J., coll. des thèses, p.14-17 ; Flore (D.) et Bosly (S.), 2014, Droit pénal européen, Bruxelles, Larcier, 2e ed. p. 25-40 ; Rubi-Cavagna (E.), 2014, L’essentiel du Droit pénal de l’Union européenne, Issy-les-Moulineaux, Gualino, p.15-26 Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 6 I DOSSIER réalisation d’un tel espace doit favoriser la libre circulation au sein de l’Union européenne, et en particulier celle des personnes, par le développement de la prévention et de la lutte contre certaines formes de criminalité, spécifiquement la criminalité de réseau. Afin d’atteindre cet objectif, les États membres déclarent, lors du Conseil européen de Tempere en octobre 1999, qu’ils souhaitent privilégier le principe de la reconnaissance mutuelle pour construire la coopération. La reconnaissance mutuelle qui « impose aux autorités d’un État membre d’exécuter une décision judiciaire prise par les autorités judiciaires d’un autre État membre comme si elle avait été prise par les siennes propres 3 », semble un moyen de garantir l’exécution des décisions judiciaires pénales dans tout État membre de l’Union sans avoir préalablement réalisé une quelconque harmonisation des règles pénales. La pratique montrera toutefois très rapidement que l’exécution, dans un État, des décisions pénales rendues dans un autre État membre suppose une confiance dans la procédure et la législation de cet État qui ne peut se construire que sur une proximité des législations. Autrement dit, l’harmonisation deviendra le « préalable nécessaire 4 » du recours aux instruments de reconnaissance mutuelle (comme le mandat d’arrêt européen). L’utilité de l’harmonisation des incriminations est ainsi confirmée, mais elle n’est pas une fin en soi dans la construction de l’ELSJ. Le traité de Lisbonne 5, qui entre en vigueur en 2009, confirme que l’harmonisation n’est qu’une méthode au service de la coopération en matière pénale. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), issu du traité de Lisbonne, reprend l’objectif de construction d’un espace de liberté, de sécurité et de justice qui constitue la finalité de la compétence reconnue à l’Union européenne en matière pénale. L’article 67 § 3 du TFUE précise les méthodes d’intervention dont dispose celle-ci : « L’Union œuvre pour assurer un niveau élevé de sécurité par des mesures de prévention de la criminalité, du racisme et de la xénophobie, ainsi que de lutte contre ceux-ci, par des mesures de coordination et de coopération entre autorités policières et judiciaires et autres autorités compétentes, ainsi que par la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale et, si nécessaire, par le rapprochement des législations pénales ». C’est ce pouvoir de « rapprochement des législations pénales » ou de « rapprochement des dispositions législatives et réglementaires 6 » que la doctrine qualifie de « processus d’harmonisation ». Dans le cadre d’une approche modélisée, Mireille DelmasMarty a présenté l’harmonisation comme l’une des formes d’interaction de normes issues de systèmes juridiques différents7. La modélisation propose trois formes d’intégration et situe l’harmonisation comme la forme intermédiaire entre l’unification et la coopération. L’unification est la forme la plus intégrée et suppose une identité des normes nationales, tant dans leur lettre que dans leur interprétation, tandis que la coopération consiste en une interaction réduite des normes. Elle vise simplement à permettre un fonctionnement non discordant de normes non identiques et d’origines différentes. Le processus intermédiaire qu’est l’harmonisation aboutit à une convergence des droits nationaux tout en laissant subsister des spécificités nationales. De façon plus précise, selon ce modèle, l’harmonisation suppose un rapprochement des droits nationaux par référence à une norme supranationale laquelle ne contraint pas à l’adoption de normes nationales identiques 8. Par référence à cette modélisation, on peut observer que le pouvoir reconnu à l’Union européenne pour opérer un rapprochement des incriminations en établissant « des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales… 9 » peut être qualifié d’harmonisation. En effet, l’UE reçoit compétence pour élaborer une norme européenne de référence fixant des règles minimales relatives à la définition des infractions, norme que les États membres devront transposer afin de l’intégrer dans l’ordre juridique national sans pour autant devoir renoncer à toute spécificité nationale. Cependant, il est essentiel de relever que la compétence pénale reconnue à l’UE est une compétence dite « partagée » soumise au principe de subsidiarité, ce qui signifie que l’UE ne peut intervenir pour harmoniser les incriminations qu’après démonstration de la nécessité et de la proportionnalité de son action. Une compétence pour harmoniser les définitions des incriminations pénales, une compétence subsidiaire… De ces premières précisions apportées quant à la compétence dévolue à l’Union européenne en droit pénal substantiel, (3) Haguenaud-Moizard (C), Gazin (F) et Leblois-Happe (J), 2016, Les fondements du droit pénal de l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, Coll. Paradigme, p.144, §113. (4) idem. (5) Le traité de Lisbonne réforme l’Union européenne dorénavant construite sur le traité sur l’Union européenne (TUE) et le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). (6) Article 83 TFUE. (7) Delmas-Marty (M.), 2008, « Introduction – Objectifs et méthodes » in Delmas-Marty (M.), Pieth (M.) et Sieber (U.) (dir.), Les chemins de l’harmonisation pénale, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 15, p. 27. (8) Delmas-Marty (M.), 2006, « L’intégration pénale européenne », séminaire organisé par l’Institut d’études internationales de Montréal, Université du Québec. Disponible à l’adresse suivante : http://www.ieim.uqam.ca/IMG/pdf/Integration_penale_europeenne.pdf (9) Article 83 TFUE. L’harmonisation des incriminations pénales : jalons pour un code pénal européen ? – Éliette RUBI-CAVAGNA DOSSIER I 7 il résulte clairement que l’on est loin de l’élaboration d’un code pénal européen présentant de façon unifiée des incriminations pour le territoire de l’UE. D’ailleurs un tel projet n’est pas à l’ordre du jour de l’Union 10. Pourtant, nonobstant le champ limité de l’harmonisation pénale substantielle, l’idée que le processus amorcé puisse receler les premiers jalons d’un code pénal européen n’est pas totalement dénuée de pertinence. En effet, si les traités européens semblent dessiner une compétence limitée pour harmoniser, l’analyse montre que l’Union européenne exerce, en partage avec les États membres, un pouvoir d’incrimination et élabore un droit pénal matériel qui présente une certaine cohérence en terme d’intérêts protégés. On peut dès lors s’interroger sur l’opportunité d’un code pénal européen. De ces premières précisions apportées quant à la compétence dévolue à l’Union européenne en droit pénal substantiel, il résulte clairement que l’on est loin de l’élaboration d’un code pénal européen présentant de façon unifiée des incriminations pour le territoire de l’UE. D’ailleurs un tel projet n’est pas à l’ordre du jour de l’Union Le pouvoir limité de l’UE pour harmoniser des incriminations L’article 83 du TFUE reconnaît compétence à l’UE pour « établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales » et opérer ainsi « le rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres » aux fins de faciliter la coopération judiciaire en matière pénale. Le pouvoir d’harmonisation des incriminations reconnu à l’Union européenne apparaît très limité tel que présenté dans le TFUE. Il se présente comme limité dans sa nature, limité quant à son objectif et limité quant à son domaine. Un pouvoir d’harmonisation des incriminations limité dans sa nature Le pouvoir d’harmonisation reconnu à l’UE est limité dans sa nature. Il s’agit précisément de la compétence pour « établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales » par voie de directive. On peut observer, en premier lieu, que l’Union européenne ne reçoit de compétence que pour intervenir sur la définition d’incriminations particulières 11, donc en matière de droit pénal spécial. Son intervention n’est donc envisagée que comme ponctuelle dans le champ du droit pénal matériel. En second lieu, l’Union n’a pas le pouvoir de définir de façon unifiée des infractions pénales. Sa compétence se limite à l’adoption d’un texte européen de référence posant des « règles minimales ». L’emploi de l’adjectif « minimal » renvoie à des règles constituant un plancher n’interdisant pas aux États d’adopter des mesures plus protectrices 12. La directive précise ainsi les règles incontournables quant à la qualification pénale et semble laisser aux États une marge d’appréciation quant au mode d’insertion des incriminations en droit national. L’outil que constitue la directive ne fixe d’ailleurs que des objectifs en termes d’incrimination et nécessite un texte national de transposition. Par conséquent, sur le plan formel, la compétence pour incriminer reste acquise aux États dans le respect du principe de souveraineté pénale auquel les États sont fortement attachés. Un pouvoir d’harmonisation des incriminations limité quant à son objectif Le pouvoir d’harmonisation dont dispose l’Union est également limité par le TFUE quant à son objectif. Dans la continuité des traités antérieurs, et pour préserver la souveraineté pénale des États, le rapprochement des incriminations n’est pas une fin en soi. Certes, l’harmonisation est un levier dont on a compris l’importance pour impulser la confiance entre États de l’Union et faciliter les échanges entre autorités judiciaires. Mais elle n’est conçue que comme un moyen de favoriser la coopération et le bon fonctionnement des outils de reconnaissance mutuelle. C’est au demeurant au regard de l’objectif de coopération policière et judiciaire que sera appréciée l’intervention de l’UE en matière d’harmonisation. La légitimité de son intervention pour poser des règles minimales réside dans son utilité pour la coopération en matière pénale. (10) Actuellement, la page consacrée à la politique de droit pénal sur le site de la Commission européenne s’ouvre sur la phrase suivante : « Bien que l’UE ne puisse pas adopter de code pénal européen général, la législation pénale de l’UE peut ajouter, dans les limites de ses compétences, une valeur importante aux systèmes nationaux existants en droit pénal ». (11) Le traité donne également compétence à l’Union pour poser des règles minimales relatives à la définition des sanctions, mais ce point est hors de notre étude. (12) Haguenaud-Moizard (C.), Gazin (F.) et Leblois-Happe (J.), 2016, Les fondements du droit pénal de l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, Coll. Paradigme, p.151-153. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 8 I DOSSIER Un pouvoir d’harmonisation limité quant à son domaine Le pouvoir d’harmonisation reconnu à l’UE est enfin limité, par le TFUE, quant à son domaine. La compétence pour opérer un rapprochement des incriminations est prévue dans deux champs distincts : pour la criminalité grave transfrontière et pour assurer l’efficacité d’une politique harmonisée de l’Union. La doctrine a ainsi identifié une compétence pénale autonome pour harmoniser la définition d’infractions pénales graves, et une compétence pénale accessoire lorsque le pouvoir d’harmonisation en matière pénale est reconnu à l’Union pour assurer l’efficacité des politiques de l’UE par le droit pénal. La compétence pénale autonome de l’UE s’exerce pour des domaines de criminalité qualifiée de grave en raison d’une atteinte à la liberté, à la dignité ou à la sécurité des personnes ou d'une atteinte à la stabilité politique ou économique des États. L’article 83 § 1 TFUE liste les domaines concernés : « le terrorisme, la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, le trafic illicite de drogues, le trafic illicite d’armes, le blanchiment d’argent, la corruption, la contrefaçon de moyens de paiement, la criminalité informatique et la criminalité organisée 13 », parfois qualifiés d’eurocrimes 14. Il convient d’ajouter que, même s’agissant de ces domaines de criminalité, la compétence de l’UE pour harmoniser est soumise à une seconde condition : l’UE ne peut établir de règles minimales que lorsque l’infraction revêt une dimension transfrontière. Toutefois, on peut relever que cette dimension est définie largement par le texte puisque, outre les cas dans lesquels il existe un élément objectif d’extranéité résultant du « caractère ou des incidences de ces infractions », l’article 83 TFUE précise que le caractère transfrontière peut découler « d’un besoin particulier de les (les infractions) combattre sur des bases communes ». S’agissant de la compétence pénale dite « accessoire », elle désigne la compétence reconnue à l’UE dans l’article 83 § 2 TFUE, pour établir des règles minimales relatives à la définition des infractions « lorsque le rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres en matière pénale s’avère indispensable pour assurer la mise en œuvre efficace d’une politique de l’Union dans un domaine ayant fait l’objet de mesures d’harmonisation ». La compétence pour harmoniser est ici une compétence accessoire au développement d’autres politiques de l’Union, qu’il s’agisse de politiques développées dans un champ de compétence exclusive, dans un champ de compétence partagée ou même pour servir les objectifs transversaux des traités (protection de l’environnement, protection de la santé humaine…). Toutefois, concernant cette compétence pénale accessoire, le TFUE pose une exigence plus importante en termes de nécessité puisque l’intervention de l’Union doit être « indispensable » pour assurer l’efficacité d’une politique de l’Union, ce qui implique d’établir l’insuffisance de toute intervention non pénale avant de recourir à la sanction pénale. Le champ potentiellement très large de la compétence pénale accessoire a conduit la doctrine à exprimer des craintes quant à une hypertrophie du champ pénal investi par l’Union sur ce fondement. La Commission a annoncé, dès 2011, son souhait d’investir certains domaines comme la politique de la pêche et les infractions graves en matière de transport routier, mais pour l’instant le développement redouté n’est pas intervenu. Nonobstant les limites posées par le traité, l’exercice du pouvoir d’harmonisation par l’UE a impulsé un processus de création d’un droit pénal matériel européen. La construction par l’UE d’un droit pénal matériel européen Quelques années après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il est loisible de procéder à une analyse de l’action de l’Union européenne et celle-ci confirme que le pouvoir d’harmonisation reconnue à l’Union européenne s’apparente à un pouvoir d’incrimination, ce qui aboutit à un partage du pouvoir d’incriminer entre l’Union et les États membres. Mais dans le même temps, la politique pénale de l’UE dans le cadre de l’harmonisation des définitions des infractions pénales peine à se dessiner entre le souhait d’une certaine cohérence et l’exigence d’une intervention limitée par la nécessité. Le partage du pouvoir d’incriminer entre l’Union européenne et les États membres Quoique le TFUE ne confie à l’UE qu’un pouvoir d’harmonisation des définitions des infractions pénales, l’Union européenne exerce au-delà de ce pouvoir, une partie du pouvoir d’incrimination 15. (13) L’article 83 §1 TFUE in fine prévoit la possibilité, pour le Conseil de l’Union, d’intégrer d’autres champs de criminalité. (14) Nous n’utiliserons pas le vocable d’« eurocrimes » proposé par la doctrine et repris par la Commission en 2011, car s’il a le mérite de renvoyer à la dynamique pénale européenne, il nous semble trompeur. En effet, le terme évoque des « crimes européens » qui n’existent pas pour l’heure alors qu’en réalité, il ne s’agit ici que de domaines de criminalité pour lesquels l’UE peut avoir compétence. L’harmonisation des incriminations pénales : jalons pour un code pénal européen ? – Éliette RUBI-CAVAGNA DOSSIER I 9 Le pouvoir d’incriminer confère à l’organe qui l’exerce trois choix essentiels : la décision de pénaliser (c’està-dire de recourir à la sanction pénale), la définition des comportements punissables et le choix du type de peine et son quantum. L’analyse des directives opérant un rapprochement des incriminations montre que ces choix (décisions de pénaliser, description des éléments constitutifs et choix de peine) sont réalisés par l’Union européenne au titre des « règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions » et qu’ils constituent les objectifs de la directive que les États membres doivent respecter. Certes, on peut avancer que ces règles minimales n’interdisent pas à l’État d’aller au-delà du minimum prévu par la directive, mais il faut bien comprendre que cette possibilité signifie uniquement, pour l’État membre, qu’il peut pénaliser des comportements non envisagés par la directive ou sanctionner plus sévèrement les infractions prévues, et encore sous réserve que les incriminations au-delà de la directive ne constituent pas des entraves aux libertés de circulation et ne portent pas atteinte aux principes fondamentaux de l’UE. L’Union européenne définit donc le contenu de la norme d’incrimination et exerce ainsi une partie du pouvoir d’incriminer, mais cette compétence pénale s’exerce par le biais de directives laissant aux États le soin d’adopter un texte de transposition pour la création ou la modification des incriminations. La source formelle des incriminations reste donc nationale 16 et la directive d’harmonisation constitue une source indirecte, quoique contraignante, des incriminations 17. L’impact réel du pouvoir d’harmonisation reconnu à l’UE conduit les États à développer, lors des travaux préparatoires, une grande vigilance quant au contenu des directives opérant une harmonisation des incriminations, de façon à maîtriser les conséquences de ces textes sur le droit pénal national. L’accord entre États n’est pas toujours aisé à trouver. En conséquence, si certaines directives posent effectivement des règles minimales communes pour la définition d’une incrimination, d’autres n’opèrent que des rapprochements « en trompe-l’œil 18 » ou « binaires 19 » en juxtaposant des définitions alternatives qui laisseront subsister les disparités nationales. Une politique pénale de l’UE entre cohérence et nécessité La politique d’harmonisation développée par l’Union permet d’identifier, avec une certaine cohérence, les valeurs sociales que protège l’UE. Toutefois, soumise au principe de nécessité, l’intervention de l’Union ne doit se développer que de façon pragmatique. La politique d’harmonisation de l’UE fait progressivement émerger des valeurs sociales pour lesquelles une protection pénale a semblé nécessaire. Émerge « une communauté d’interdits » selon l’expression du professeur Pin 20. E. Gindre a dégagé que la protection pénale se développe autour de deux intérêts : la protection d’intérêts économiques (héritage de la construction de la CEE et du marché unique) et plus récemment la protection d’intérêts démocratiques (accentuée, depuis la création de l’UE, par l’objectif de création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice 21). Au regard des textes adoptés, on peut identifier : - la protection de la liberté et de la dignité des personnes (lutte contre la traite des êtres humains, la pédopornographie, le racisme et la xénophobie…) ; - la protection de l’État de droit et de la sécurité des personnes (lutte contre le terrorisme et les réseaux mafieux liés au trafic de drogues, d’armes…) ; - la protection de la sécurité financière (sanction des atteintes aux intérêts financiers de l’UE, de la corruption, de la contrefaçon des moyens de paiement, des abus de marché, du blanchiment…) ; - la protection de l’environnement (sanction des atteintes à l’environnement, de la pollution des navires) ; - la sécurité informatique. (15) Lire Gindre (E.), 2009, « L’émergence d’un droit pénal de l’Union européenne », Clermont-Ferrand, L.G.D.J., Coll. Des thèses, p. 323. ; également notre article Rubi-Cavagna (E.), 2009, « Réflexions sur l’harmonisation des incriminations et des sanctions pénales prévue par le traité de Lisbonne », R.S.C., p.501-521. (16) Des auteurs évoquent à ce propos la dualité de la souveraineté pénale. Gindre (E.), 2009, L’émergence d’un droit pénal de l’Union européenne, Clermont-Ferrand, LGDJ, Coll. Des thèses, p. 326-354. (17) Même dans l’hypothèse de directives très précises pour lesquelles le texte national de transposition se contente de reproduire le texte européen sans modification. Flore (D.) et Bosly (S.), 2014, Droit pénal européen, Bruxelles, Larcier, 2e ed., p. 316. (18) Flore (D.) et Bosly (S.), 2014, Droit pénal européen, Bruxelles, Larcier, 2e ed., p. 323. (19) Manacorda (S.), 2008, « La parabole de l’harmonisation pénale : à propos des dynamiques d’intégration normative relatives à l’organisation criminelle » in Delmas-Marty (M.), Pieth (M.) et Sieber (U.) (dir.), Les chemins de l’harmonisation pénale, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 15, p. 267. (20) Pin (X.), 2013, « les enjeux de l’harmonisation pénale », in Zerouki-Cottin (D.) (dir.), L’espace pénal européen : à la croisée des chemins, Bruxelles, Dossier de la Revue de droit pénal et de criminologie, p.93. (21) Gindre (E.), 2009, « L’émergence d’un droit pénal de l’Union européenne », Clermont-Ferrand, LGDJ, coll. Des thèses, p. 158 Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 10 I DOSSIER Toutefois l’action de l’UE en matière pénale est soumise au principe de subsidiarité et la compétence pour harmoniser ne peut être exercée que si elle est nécessaire pour favoriser la coopération. Dans une communication en 2011 22, la Commission européenne 23 a exposé que la « nécessité » de l’intervention pénale posée par le TFUE supposait un processus en deux étapes : première étape, l’Union doit peser la nécessité d’une intervention pénale et, seconde étape, l’Union doit définir le type de mesures pénales nécessaires. En réalité, la nécessité ne semble pas répondre aux mêmes exigences selon que l’on se situe dans le champ de l’harmonisation autonome ou dans le champ de l’harmonisation accessoire. Pour les infractions graves transfrontières, la nécessité d’harmoniser s’apprécie par rapport à la question de savoir si les divergences de législations nationales constituent ou non un frein à la coopération dans la lutte contre la criminalité. La question porte donc sur la nécessité d’une intervention de l’UE et pas vraiment sur la question d’une intervention pénale. Le caractère pénal de l’intervention est d’ores et déjà légitimé par la liste des catégories d’infractions figurant dans l’article 83 § 1 TFUE. Dans le champ de l’harmonisation accessoire, c’est-àdire l’harmonisation aux fins d’assurer l’efficacité des politiques de l’UE, la question de la nécessité est autre. Elle renvoie au point de savoir si le droit pénal constitue l’unique outil susceptible d’assurer l’application d’une politique de l’Union. Pour l’exprimer autrement, c’est la nécessité de l’intervention pénale de l’UE qui est posée. construction d’un code pénal européen. Toutefois le droit pénal européen reste une source indirecte des incriminations et cela amène à nourrir de sérieux doutes quant à l’opportunité d’un tel outil. L’opportunité d’un code pénal européen ? Peut-on imaginer un code pénal européen ? Peut-on regarder le processus d’harmonisation des définitions des infractions comme apportant des jalons pour la construction d’un tel code ? Répondre à ces questions suppose préalablement de repréciser ce qu’est un code. Un code est un document regroupant des normes portant sur un même objet pour les présenter de façon ordonnée afin d’en améliorer l’accessibilité et d’en accroître l’intelligibilité. Il s’agit d’un instrument juridique doté d’un fort intérêt politique. Concernant le droit pénal européen, l’élaboration d’un code ne présente, pour l’heure, pas de véritable intérêt au plan juridique. D’un point de vue politique en revanche, le code est un instrument que l’Union pourrait souhaiter. Un code pénal européen, un instrument juridique actuellement sans intérêt La compétence de l’UE pour harmoniser étant, quoiqu’en des termes différents, totalement liée à la question de la nécessité, la politique pénale de l’UE ne peut être que pragmatique (orientée vers le besoin de lutter contre telle ou telle forme de criminalité) et discontinue (n’intervenant que pour remédier aux difficultés 24 ). Nous envisagerons ici deux questions différentes, mais à notre sens complémentaires afin de répondre à la question de la création d’un code pénal européen. La première porte sur la faisabilité actuelle d’un tel code et de son intérêt, et la seconde sur la place que peuvent prendre les réalisations actuelles en droit pénal matériel dans la construction d’un éventuel code pénal européen à plus longue échéance. Le rôle essentiel que joue l’UE dans la définition de certaines infractions pénales et l’émergence de valeurs sociales protégées par le droit pénal de l’Union européenne permettent de s’interroger sur l’éventuelle Concernant la faisabilité actuelle d’un code pénal européen, disons d’emblée que l’instrument ne présenterait que très peu d’intérêt. Un code pénal européen regroupant l’ensemble des directives d’harmonisation des définitions (22) « Vers une politique de l’UE en matière pénale : assurer une mise en œuvre efficace des politiques de l’UE au moyen du droit pénal », COM(2011) 573 final. (23) La Commission s’exprime sur la politique de l’UE en matière pénale après que des universitaires de dix pays européens ont rédigé un « manifeste pour une politique criminelle européenne » afin de rappeler les principes fondamentaux que l’Union doit respecter dans l’élaboration du droit pénal dans la « tradition européenne des lumières ». Voir le manifeste sur le site https://sites.google.com/site/eucrimpol/manifest/francais. (24) La doctrine pénaliste a néanmoins souligné le risque que la nécessité de recourir au droit pénal soit appréciée en s’appuyant sur son efficacité symbolique, « ce qui risque de priver le principe de subsidiarité du droit pénal de toute pertinence ». Van De Kerchove (M.), 2012, « Le principe de subsidiarité » in Guidicelli-Delage (G) et Lazerges (C.) (dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, p. 45. L’harmonisation des incriminations pénales : jalons pour un code pénal européen ? – Éliette RUBI-CAVAGNA DOSSIER I 11 des infractions pénales adoptées par l’Union européenne pour les présenter de façon ordonnée n’améliorerait ni l’accessibilité des normes pénales pour les justiciables, ni l’intelligibilité des normes. Améliorer l’accessibilité des normes constitue l’un des objectifs que l’on attribue à la codification. Dans le cas particulier d’un code pénal, il s’agit d’un instrument de diffusion du droit au service du principe de la légalité des délits et des peines. Il constitue un moyen efficace pour assurer la prévisibilité de la sanction pénale en facilitant l’accès des justiciables aux normes d’incriminations et de sanctions. Dans l’état actuel du droit européen, les normes pénales d’harmonisation sont posées par voie de directives, lesquelles ne sont pas directement applicables. En conséquence, et même si les choix essentiels quant à l’incrimination sont bien opérés par l’Union et que les États exercent une forme de « compétence liée » dans la transposition des directives posant des règles minimales pour définir les infractions, les États conservent la compétence de poser et de modifier les incriminations pénales applicables sur leur territoire et les directives ne constituent que des sources indirectes du droit pénal. Un code pénal européen ne présenterait donc pas d’utilité quant à l’accessibilité des normes pénales pour les justiciables, pas plus d’ailleurs quant à l’intelligibilité de celles-ci. Dans un code, l’intelligibilité est améliorée par la structuration des dispositions au sein de chapitres ou livres… de même que par la présence d’éventuelles dispositions générales qui permettent de développer une lecture et une interprétation cohérentes des dispositions. Concernant la structuration des dispositions, l’identification d’intérêts protégés permettrait sans doute d’organiser une présentation logique des directives dans un code pénal européen, mais cette organisation matérielle des textes ne permettrait pas nécessairement d’améliorer la lisibilité des dispositions dès lors que la politique pénale de l’UE se caractérise par son caractère pragmatique et discontinu découlant du principe de la subsidiarité de son intervention et de l’exigence de nécessité pour réaliser une harmonisation des incriminations. Au surplus, on peut souligner que, dans le champ de l’harmonisation accessoire, l’intelligibilité des directives opérant un rapprochement des définitions des infractions pénales peut surtout être améliorée par la lecture des textes de l’Union (règlement ou directive) qui définissent la politique harmonisée 25. En ce domaine, une amélioration de la lisibilité des textes résulterait moins du regroupement des directives opérant une harmonisation pénale que du regroupement des textes de l’Union concernant une politique particulière. Quant aux dispositions générales susceptibles d’améliorer l’intelligibilité des dispositions pénales spéciales, on peut relever qu’en l’absence de toute compétence de l’UE pour harmoniser le droit pénal général, seuls les principes essentiels du droit pénal moderne consacrés en droit de l’Union (entre autres le principe de la légalité des délits et des peines, le principe de la non-rétroactivité des lois pénales plus sévères…) pourraient figurer dans un tel code. Hormis ces principes, aucun concept clé du droit pénal, faute de compétence expresse de l’UE, ne viendrait guider l’interprète. L’utilité d’un code pénal européen adviendrait, en revanche, dès lors que dans un ou plusieurs domaines, l’UE se verrait reconnaître une compétence pénale non plus pour harmoniser des incriminations par voie de directive, mais pour poser des règles communes de définition de certaines infractions par la voie du règlement 26. En ce cas, le corpus de textes d’harmonisation d’incriminations pénales élaboré jusqu’alors constituerait une référence. Les textes pénaux serviraient en particulier, et assez paradoxalement pour la construction d’un droit pénal général, car d’ores et déjà des concepts émergent au fil des textes (complicité, tentative, intention…). De même apparaissent des analyses des mécanismes de la responsabilité pénale, notamment dans la réflexion que l’UE a amorcée sur la légistique en matière pénale 27. Ces concepts et ces mécanismes sont des éléments fondamentaux à partir desquels un code pourrait être conçu. Sans grand intérêt en l’état actuel au plan juridique, un code pénal européen aurait immédiatement un important intérêt politique, du moins pour l’UE. Un code pénal européen, un instrument politique intéressant Un code pénal met, en effet, en lumière les valeurs d’une communauté humaine et un code pénal européen montrerait, sur ce plan, la double dynamique européenne (25) Par exemple, la Directive 2014/57/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 relative aux sanctions pénales applicables aux abus de marché nécessite d’être lue en parallèle avec le Règlement (UE) n° 596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché, dont elle assure la sanction pénale. (26) L’Union européenne a créé, par la voie du règlement et dans le champ d’une compétence exclusive, un Code des douanes de l’Union. Règlement no952/2013 du Parlement européen et du Conseil du 9 octobre 2013 établissant le Code des douanes de l’Union. (27) Rubi-Cavagna (E.), 2016, « Un droit pénal général de l’Union européenne ? », Humanisme et Justice, Mélanges en l’honneur de G. GiudicelliDelage, Paris, Dalloz. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 12 I DOSSIER de construction d’une Union européenne travaillant au développement économique de l’Europe tout en organisant un espace de protection de l’État de droit et de la sécurité des personnes. Il accroîtrait la lisibilité de l’action européenne dans ces domaines. Européens au même espace territorial. Concernant cet effet de cohésion, nous souhaiterions néanmoins préciser que bien d’autres codes devraient préalablement construire ce sentiment d’appartenance à la même communauté et ce, de façon plus positive qu’un code pénal. Outre ce premier intérêt d’un point de vue politique, un code pénal européen jouerait un rôle de « cohésion » dans la mesure où il contribuerait à unir « géographiquement et socialement 28 » un espace pénal. Il constituerait, sur le plan symbolique, un instrument important pour matérialiser l’ELSJ et renforcer le sentiment d’appartenance des Si un tel code peut être intéressant pour l’UE, il est clair que cet affichage politique reste actuellement inacceptable pour des États qui conservent une souveraineté pénale, quoique partagée dans certains domaines n Bibliographie Ouvrages HAGUENAUD-MOIZARD (C.), GAZIN (F.), LEBLOISHAPPE (J.), 2016, Les fondements du droit pénal de l’Union BERNARD (D.), CARTYUVELS (Y.), GUILLAIN (C.), SCALIA (D.) et VAN DE KERCHOVE (M.), 2013, européenne, Bruxelles, Larcier, Coll. Paradigme, 200 p. Fondements et objectifs des incriminations et des peines en droit européen et international, Limal, Anthemis, 712 p. RUBI-CAVAGNA (E.), 2014, L’essentiel du droit pénal de DELMAS-MARTY (M.), PIETH (M.) et SIEBER (U.) (dir.), ZEROUKI-COTTIN (D.) (dir.), 2013, L’espace pénal européen : à la croisée des chemins, Bruxelles, Dossier de la Revue de droit pénal et de criminologie, 108 p. 2008, Les chemins de l’harmonisation pénale, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 15, 447 p. GIUDICELLI-DELAGE (G.) et MANACORDA (S.) (dir.), 2005, L’intégration pénale indirecte, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 10, 383 p. l’Union européenne, Issy-les-Moulineaux, Gualino, 140 p. Articles CABRILLAC (R.), 2005, « Les enjeux de la codification en France », Les cahiers du Droit, Vol. 46, p. 533-545 GUIDICELLI-DELAGE (G) et LAZERGES (C.) (dir.), 2012, Le Droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, 336 p. KERCHOVE (G.), WEYEMBERGH (A.) (dir.), 2002, L’es- pace pénal européen : enjeux et perspectives, éd. Université de Bruxelles, 305 p. FLORE (D.) 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L’harmonisation des incriminations pénales : jalons pour un code pénal européen ? – Éliette RUBI-CAVAGNA DOSSIER I 13 WATTIER (L.), 2006, « La lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie et la majorité sexuelle. La consécration d’une disparité », RID pén., p. 223-235. WEYEMBERGH (A.), 2006, « Le rapprochement des (M.), PIETH (M.) et SIEBER (U.) (dir.), Les chemins de l’harmonisation pénale, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 15, p. 269-287. PIN (X.), 2012, « Subsidiarité versus efficacité » in GUIDICELLI-DELAGE (G) et LAZERGES (C.) (dir.), incriminations et des sanctions pénales, Introduction », RIDpén., vol. 77, p. 185-192. Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, p. 47-57. Contributions dans un ouvrage collectif PIN (X.), 2013, « les enjeux de l’harmonisation pénale », in ZEROUKI-COTTIN (D.) (dir.), L’espace pénal européen : à la ALIX (J.), 2012, « Les frontières de l’harmonisation autonome » in GUIDICELLI-DELAGE (G) et LAZERGES (C.) croisée des chemins, Bruxelles, Dossier de la Revue de droit pénal et de criminologie, p. 87-100. (dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, p. 147-151 ARROYO ZAPATERO (L.) et MUNOZ DE MORALES (M.), 2012, « Droit pénal européen et Traité de Lisbonne : le cas de l’harmonisation autonome », in GUIDICELLI-DELAGE (G) et LAZERGES (C.) (dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, p. 113-139. BEAUVAIS (P), 2012, « Discussions » in GUIDICELLI-DELAGE (G) et LAZERGES (C.) (dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, p. 79-84. 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(dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, p. 185-196. VAN DE KERCHOVE (M.), 2012, « Le principe de subsidiarité » in GUIDICELLI-DELAGE (G) et LAZERGES (C.) (dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, Paris, Société de législation comparée, Coll. UMR droit comparé, vol. 28, p. 27-46. WEYEMBERGH (A.), 2002, « Le rapprochement des législations pénales au sein de l’Union européenne : les difficultés et leurs conséquences », in KERCHOVE (G. DE) et WEYEMBERGH (A.) (dir.), L’espace pénal européen : enjeux et perspectives, éd. Université de Bruxelles, p. 127-144. MANACORDA (S.), 2008, « La parabole de l’harmonisation pénale : à propos des dynamiques d’intégration normative relatives à l’organisation criminelle » in DELMAS-MARTY Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 14 I DOSSIER L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française Jocelyne LEBLOIS-HAPPE L’incidence de la législation de l’Union européenne sur la procédure pénale française, qui provient principalement de la transposition des directives d’harmonisation, est très variable. Alors que certains actes confortent les solutions du droit interne ou n’exigent que quelques ajustements (comme la directive du 20 octobre 2010 sur le droit à l’interprétation et à la traduction), d’autres, au contraire (comme la directive sur le droit à l’information dans le cadre des procédures pénales du 22 mai 2012), en ébranlent l’équilibre. Les perspectives qui se dessinent confirment cet état des lieux : si les directives adoptées en 2016 (sur la présomption d’innocence et les enfants soupçonnés ou poursuivis) ne conduisent guère à modifier le droit français, il en ira autrement de la création du Parquet européen, pour laquelle les négociations sont déjà bien avancées. A nalyser l’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française présente un intérêt tant au regard du droit français qu’au regard du droit européen. L’étude permet en effet de faire la part, au sein des réformes récentes, entre ce qui relève des choix souverains du législateur national et ce qui procède de la construction d’un espace pénal européen 1. Elle permet également de mettre au jour les caractéristiques du droit de l’Union qui présente, de manière exacerbée, les traits de la législation pénale contemporaine : un droit marqué par les circonstances politiques de son adoption, pas toujours cohérent et de précision variable. (1) Il convient d’observer que le législateur français ne cultive pas la transparence sur ce point. Tantôt il n’affiche pas la transposition à laquelle il procède (v. par ex. la loi n°2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale intégrant sans le dire en droit français la décision-cadre 2008/675/JAI du 24 juillet 2008 relative à la prise en compte des décisions de condamnation entre les États membres de l’Union européenne à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale), alors même que les textes européens exigent une telle mention (v. par ex. l’art. 15, § 2, de la directive 2013/48/UE du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales), tantôt il morcelle la transposition d’actes européens qui ont pourtant leur propre cohérence (ainsi par ex. la directive 2012/29/UE du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité a été transposée par les lois n° 2013-711 du 5 août 2013 et n° 2015-993 du 17 août 2015, et la directive 2013/48/UE du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales par les lois n° 2014-535 du 27 mai 2014 et n° 2016-731 du 3 juin 2016). L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française – Jocelyne LEBLOIS-HAPPE Jocelyne LEBLOIS-HAPPE Jocelyne Leblois-Happe est professeure de droit pénal à l’université de Strasbourg (Centre de droit privé fondamental – EA n°1351), membre du groupe European Criminal Policy Initiative, du groupe d’experts pour la politique pénale de l’Union européenne à la Commission européenne et du conseil d’orientation de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Elle a coécrit avec Catherine HaguenauMoizard et Fabienne Gazin un ouvrage intitulé Les fondements du droit pénal de l’Union européenne (éd. Larcier, 2015). DOSSIER I 15 © illustrez-vous - fotolia.com les procédures répressives des États membres qu’entre leurs droits matériels [Pradel, 2015, p. 16 ; Weyembergh, 2004, p. 38-39]. Le respect des principes guidant l’action du législateur européen (subsidiarité, proportionnalité, respect de l’identité nationale des États membres) en la matière est donc scruté avec une attention particulière, comme l’a montré la réaction des parlements nationaux au projet de règlement sur le Parquet européen [HaguenauMoizard, Gazin, Leblois-Happe, 2015, n° 136 et s. p. 175 et s.]. La procédure pénale est, on le sait, un domaine sensible. Les règles de procédure sont déterminantes pour l’efficacité de la lutte contre la criminalité, car elles sont – faut-il le rappeler ? – le seul moyen de mettre en œuvre le droit pénal de fond. Ce sont aussi les normes les plus conditionnées par la culture ou l’identité juridique nationale, ce qui explique qu’il y ait davantage de différences entre Si la législation européenne en matière de procédure pénale n’est pas née avec le traité de Lisbonne 2, il n’en demeure pas moins que 2009 a été une année charnière sur le plan institutionnel comme sur le plan politique. La compétence pénale de l’Union a été consacrée aux articles 82 et 83 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) (auxquels il convient d’ajouter l’article 86 sur le Parquet européen), l’instrument de la directive se substituant à celui de la décision-cadre (excepté pour le Parquet européen pour la création duquel un règlement est exigé) [Haguenau-Moizard, Gazin, Leblois-Happe, 2015, n° 108 et s. p. 136 et s. 3]. Au moment où le nouveau traité entrait en vigueur était adopté le « programme de Stockholm 4 » entérinant la feuille de route du Conseil visant à renforcer les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales 5. Cette volonté politique a permis de débloquer les choses et de rendre fructueux les travaux entamés par la Commission plusieurs années auparavant [Weyembergh, 2004, p. 45]. Les directives adoptées, par rafales, à partir de 2010 sont tantôt des textes d’harmonisation 6 tantôt des instruments (2) Plusieurs actes ont, en effet, été adoptés antérieurement, comme par ex. la décision-cadre 2001/220/JAI du 15 mars 2001 sur la situation des victimes dans le cadre des procédures pénales, la décision-cadre 2005/212/JAI du 24 février 2005 relative à la confiscation des produits, des instruments et des biens en rapport avec le crime ou la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil du 26 février 2009 renforçant les droits procéduraux des personnes et favorisant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions rendues en l’absence de la personne concernée lors du procès. Plusieurs de ces décisions-cadre ont été transposées récemment par la loi n°2015-993 du 17 août 2015 portant adaptation de la procédure pénale au droit de l’Union européenne. (3) Alors que la décision-cadre devait être votée à l’unanimité, laissait une grande marge d’appréciation aux États membres, était dépourvue d’effet direct et que sa non-transposition ou sa transposition incorrecte n’était pas sanctionnée, la directive est adoptée à la majorité qualifiée, comporte des dispositions relativement précises, peut bénéficier d’un effet direct et sa non-transposition ou transposition imparfaite est susceptible de faire l’objet d’un recours en manquement. Le règlement est, lui, un instrument d’uniformisation du droit, « obligatoire dans tous ses éléments et […] directement applicable dans tout État membre » (art. 288 TFUE). (4) « Une Europe ouverte et sûre qui protège les citoyens », Conclusions du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2009 (EUCO 6/09), publiées sous forme de programme au JOUE C 115/1 du 4.5.2010. (5) Résolution du 30 nov. 2009 publiée au JOUE C 295/1 du 4.12.2009. (6) Directive 2010/64/UE du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales ; directive 2012/13/UE du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales ; directive 2012/29/UE du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité ; directive 2013/48/UE du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires ; directive 2016/343/UE du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales ; directive 2016/800/UE du 11 mai 2016 relative à la mise en œuvre de garanties procédurales en faveur des enfants qui sont des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 16 I DOSSIER de reconnaissance mutuelle 7, la première étant placée minimales » établies « pour faciliter la reconnaissance mutuelle au service de la seconde par le nouveau traité (art. 82, des jugements et décisions judiciaires, ainsi que la coopération § 1er, TFUE : « La coopération judiciaire en matière pénale policière et judiciaire dans les matières pénales ayant une dimension dans l’Union est fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle transfrontière » peuvent porter, selon le § 82, § 2, TFUE, des jugements et décisions judiciaires et inclut le rapprochement sur « a) l’admissibilité mutuelle des preuves entre les États des dispositions législatives et réglementaires membres ; b) les droits des personnes dans la des États membres dans les domaines visés procédure pénale ; c) les droits des victimes de au paragraphe 2 et à l’article 83 […] »). la criminalité ; d) d’autres éléments spécifiques L’impact des actes d’harmonisation de la procédure pénale, que le Conseil aura sur le droit interne est nécessairement identifiés préalablement par une décision ; pour Le rapprochement plus fort que celui des actes destinés à l’adoption de cette décision, le Conseil statue à des législations faciliter la reconnaissance mutuelle. Le l’unanimité, après approbation du Parlement conduit en effet rapprochement des législations conduit européen ». (le plus souvent) en effet (le plus souvent) à modifier le à modifier le fond fond du droit alors que la promotion de Il importe cependant de souligner que la confiance mutuelle repose davantage l’incidence de la législation de l’Union du droit alors que sur l’établissement de « passerelles » ne se limite pas à la modification des la promotion de la destinées à rendre les droits des articles du Code de procédure pénale confiance mutuelle États membres conciliables entre eux résultant de la transposition des actes repose davantage [Lapérou-Scheneider, 2016, p. 331 juridiques européens. D’une part, le sur l’établissement et s. 8]. Surtout, la transposition des juge national a l’obligation d’interpréter de « passerelles » instruments de reconnaissance mutuelle son propre droit de manière à ce qu’il destinées à rendre n’a d’effet que sur les procédures soit conforme aux prescriptions des les droits des États comportant un élément d’extranéité directives de l’Union, même si celles-ci membres conciliables alors que l’intégration des directives ne sont pas encore transposées [Flore, entre eux d’harmonisation modifie le déroulement Bosly, 2014, n° 179 p. 91-92. 9]. D’autre de tout procès, qu’il comporte ou non part, les directives sont susceptibles de une dimension européenne (ainsi par produire un effet direct en droit interne, ex. les informations qui, depuis la une fois le délai de transposition dépassé transposition de la directive 2012/13/ [Haguenau-Moizard, Gazin, LebloisUE du 22 mai 2012, doivent être délivrées à la personne Happe, 2015, n° 110 p. 141 10]. soupçonnée sont dues à tout suspect, même s’il est de nationalité française et se voit reprocher une infraction Cela n’a pas échappé aux avocats aux conseils qui commise exclusivement sur le territoire français à invoquent de plus en plus souvent de tels actes dans l’encontre d’une victime française). L’emprise des les pourvois qu’ils soumettent à la Cour de cassation lois d’harmonisation est d’autant plus grande que le [Thellier de Poncheville, 2016 p. 374 et s. 11]. Ainsi la champ de compétence de l’Union est vaste. Les « règles chambre criminelle a-t-elle été amenée à faire elle-même (7) Directive 2011/99/UE du 13 déc. 2011 relative à la décision de protection européenne et directive 2014/41/UE du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale. (8) Il est vrai que certaines directives de reconnaissance mutuelle contiennent une partie consacrée aux garanties procédurales que les États membres doivent prévoir, ce qui peut les conduire à enrichir leurs règles procédurales internes (v. par ex. la directive 2041/42/UE du 3 avril 2014 concernant le gel et la confiscation des instruments et des produits du crime dans l’Union européenne, art. 8). La transposition d’un instrument de reconnaissance mutuelle peut même avoir pour effet de modifier les règles de droit pénal substantiel. Ainsi, par ex., la transposition par la loi du 10 mars 2010 de la décision-cadre 2008/675/JAI du 24 juillet préc. a eu pour effet d’aggraver la peine légalement encourue par les personnes commettant en France une infraction après avoir été condamnées sur le territoire d’un autre État membre de l’Union, les conditions de la récidive se trouvant réunies (v. Cass. crim. 24 mars 2015, n° 15-80023, AJPénal 2015, p. 420, obs. J. Lasserre Capdeville). (9) CJCE, Von Colson et Kamann, 10 avril 1984, C-14/83 ; Grande chambre, Pupino, 16 juin 2005, C-105/03, AJDA 2005, p. 2335, obs. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert, AJPénal 2005, p. 452, obs. J. Leblois-Happe, Europe 2005, comm. 274, obs. F. Kauff-Gazin. (10) En vertu d’une jurisprudence constante de la Cour de Luxembourg (qui trouve sa source dans les arrêts SACE du 17 déc. 1970 (C-33/70) et Van Duyn du 4 décembre 1974 (C-41/74)), les particuliers peuvent invoquer devant le juge les dispositions précises et inconditionnelles d’une directive non transposée dans les délais prévus (v. ég. CJCE, Becker, 19 janv. 1982, C-8/81 ; Marshall, 26 fév. 1986, C-152/84). (11) V. ainsi (pour ne citer que des arrêts parus au Bulletin) : Cass. crim. 21 oct. 2015; 4 nov. 2015, n°15-84012 ; 15 juin 2016, n° 15-8604 ; 10 août 2016, n° 16-83318 ; 4 oct. 2016 n° 16-82309. La Haute Cour a été amenée à rappeler que seules les directives dont le délai de transposition est expiré pouvaient être ainsi invoquées. V. Cass. crim. 9 avril 2015, n° 14-87661 ; 25 fév. 2015, n° 14-86453 ; 25 mars 2015, n° 14-87403. L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française – Jocelyne LEBLOIS-HAPPE DOSSIER I 17 application des directives 2010/64/UE du 22 octobre 2010 sur le droit à l’interprétation et à la traduction et du 2012/13/UE 22 mai 2012 sur le droit à l’information dans le cadre des procédures pénales. Dans le premier cas, elle a utilisé la technique classique de l’assimilation. Jugeant que la demande de traduction de pièces du dossier adressée au juge d’instruction devait être analysée comme une demande d’acte (et soumise par conséquent au régime prévu par les articles 82-1 et 186-1 du Code de procédure pénale (CPP) : nécessité d’une ordonnance motivée en cas de refus et possibilité d’appel d’un tel refus devant la chambre de l’instruction), elle a comblé une lacune du code qui ne prévoit aucune possibilité de contestation alors que l’article 3, § 5, de la directive exige l’ouverture d’un recours [Thellier de Poncheville, 2016 p. 374 et s.]. Dans le second cas, elle a confronté les dispositions de la directive à celles du Code de procédure pénale pour en déduire que l’article visé constituait une « transposition complète » du texte européen 12. C’est dire si l’état des lieux que l’on tentera de dresser est fragile. Il l’est d’autant plus que de nouveaux changements se profilent. État des lieux L’influence de la législation européenne sur la procédure pénale positive est loin d’être uniforme [Taupiac-Nouvel, 2014]. Cela n’a rien d’étonnant puisque le droit de l’Union puise à la fois dans le droit du Conseil de l’Europe – que le droit français n’épouse pas totalement – et dans une comparaison des droits nationaux [Haguenau-Moizard, Gazin, Leblois-Happe, 2015, n° 55 et s. p. 71 et s.]. Aussi la transposition des actes européens a-t-elle tantôt conforté, tantôt ébranlé le système pénal français. Le système hexagonal a été conforté par le droit de l’UE chaque fois que l’intégration des normes européennes s’est traduite par une consolidation ou un simple ajustement des solutions internes. La consolidation s’observe en matière de protection des victimes d’infractions, la volonté du législateur européen de promouvoir leurs intérêts et de leur faire une place au sein du procès rencontrant une position traditionnelle du droit français. La procédure pénale française a, en effet, toujours réservé une place particulière à la personne lésée par l’infraction. En exerçant l’action civile, la victime peut devenir partie à la procédure – sans même devoir demander l’allocation de dommages-intérêts (v. art. 418, alinéa 3, CPP) – et ainsi corroborer l’action exercée par le ministère public. Les autorités, policières comme judiciaires, doivent pourvoir à son information et à sa protection (art. prélim. (II) CPP). Dans un tel contexte, l’adoption en 2011 et 2012 d’un « paquet législatif » en faveur des victimes n’a pas détoné. La directive 2012/29/UE du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité 13 [Cassuto, 2013, p. 534 ; Vergès, 2013, p. 121 et s.] a été transposée par les lois du 5 août 2013 et 17 août 2015 [Cahn, 2015, p. 1018 et s. 14]. La portée des changements est réduite ; ils portent principalement sur l’information donnée à la victime en début de procédure (elle est plus détaillée, v. l’art. 10-2 CPP), sur l’exigence d’une évaluation personnalisée de sa situation (art. 10-5 CPP : « Dès que possible, les victimes font l’objet d’une évaluation personnalisée, afin de déterminer si elles ont besoin de mesures spécifiques de protection au cours de la procédure pénale. […] La victime est associée à cette évaluation […] ») et sur la possibilité qui lui est (en principe) reconnue d’être accompagnée par la personne de son choix (art. 10-4 CPP 15). La directive 2011/99/UE du 13 décembre 2011 relative à la décision de protection européenne a été intégrée en droit interne par la loi du 17 août 2015 (v. les art. 696-90 et s. CPP). Le texte permet la reconnaissance mutuelle des mesures (judiciaires) ordonnées dans un État membre pour protéger la victime d’une agression du renouvellement de celle-ci. Si l’application sur le territoire hexagonal de mesures de ce type prononcées à l’étranger est nouvelle, les mesures elles-mêmes sont familières, de telles restrictions pouvant d’ores et déjà être imposées (12) Cass. crim. 4 oct. 2016, préc. (« dès lors que, d’une part, l’article 7, § 1, de la directive du 22 mai 2012 […] n’exige, à tous les stades de la procédure, qu’un accès aux documents relatifs à l’affaire en question détenus par les autorités compétentes qui sont essentiels pour contester de manière effective la légalité de l’arrestation ou de la détention, d’autre part, les § 2 et 3 de l’article 7 de ladite directive laissent la faculté aux États membres de n’ouvrir l’accès à l’intégralité des pièces du dossier que lors de la phase juridictionnelle du procès pénal, ce dont il résulte que l’article 63-4-1 du Code de procédure pénale constitue une transposition complète de l’article 7 de la directive, la chambre de l’instruction a justifié sa décision sans méconnaître les dispositions conventionnelles et du droit de l’Union invoquées »). (13) et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil. (14) Loi n° 20134-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France et loi n° 2015-993 du 17 août 2015 portant adaptation de la procédure pénale au droit de l’Union européenne. (15) L’article 706-53, alinéa 1er, CPP, qui prévoit une règle équivalente pour les mineurs, est issu de la loi du 5 août 2013. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 18 I DOSSIER « dans le cadre d’une ordonnance de protection, d’une alternative aux poursuites, d’une composition pénale, d’un contrôle judiciaire, d’une assignation à résidence sous surveillance électronique, d’une condamnation, d’un aménagement de peine ou d’une mesure de sûreté » (art. 41-3-1 CPP) [ég. Ribeyre, 2015, n° 16]. Le droit de l’Union européenne s’est parfois montré plus prégnant, contraignant la procédure pénale française à s’adapter sans que son équilibre ne s’en trouve pour autant modifié. Un ajustement des solutions internes a ainsi été nécessaire pour transposer, d’une part, la directive 2010/64/UE du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation ou à la traduction dans le cadre des procédures pénales et, d’autre part, la plupart des dispositions de la directive 2013/48/ UE du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales 16. La directive sur le droit à l’interprétation ou à la traduction, communément appelée la directive « A », car elle est le premier texte d’harmonisation prévu par la feuille de route du Conseil du 30 novembre 2009 et adopté après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, a imposé aux États membres de mettre la personne soupçonnée ou poursuivie en mesure de se défendre lorsqu’elle ne parle pas ou ne comprend pas la langue du pays du procès. Le Code de procédure pénale s’est ainsi trouvé enrichi, par la loi du 5 août 2013, de quelques articles transcrivant dans une large mesure des pratiques d’ores et déjà suivies [ég. Taupiac-Nouvel, 2014]. L’article préliminaire du code (III, alinéa 3) érige désormais en principe directeur du procès le droit à l’interprétation et à la traduction (« Si la personne suspectée ou poursuivie ne comprend pas la langue française, elle a droit, dans une langue qu’elle comprend et jusqu’au terme de la procédure, à l’assistance d’un interprète, y compris pour les entretiens avec son avocat ayant un lien direct avec tout interrogatoire ou toute audience, et, sauf renonciation expresse et éclairée de sa part, à la traduction des pièces essentielles à l’exercice de sa défense et à la garantie du caractère équitable du procès qui doivent, à ce titre, lui être remises ou notifiées en application du présent code »). La majeure partie des dispositions de la directive sur le droit d’accès à un avocat (dite directive « C ») a, elle, été transposée par la loi du 3 juin 2016 17. Le code n’a été retouché qu’à la marge, mentionnant désormais explicitement que la personne soupçonnée d’un délit puni de l’emprisonnement peut demander, primo, à être assistée par un avocat lors de la reconstitution des faits et, secundo, que son conseil soit présent lorsqu’elle participe à une séance d’identification, reconnaissant au gardé à vue le droit de « communiquer » (et plus seulement de faire informer) un tiers (art. 63-1, 63-2 et 76-1 CPP, entrant en vigueur le 15 nov. 2016) [Botton, 2016, p. 777 ; Perrier, 2016, n° 9]. Pour le reste, le droit français satisfaisait d’ores et déjà aux exigences européennes, qu’il s’agisse du droit reconnu à la personne privée de liberté ou citée à comparaître d’être assistée par un avocat (art. 63-3-1, 317, 390, 393 CPP ; art. 3, § 1, § 2 c) et d) de la directive), en particulier lors de ses interrogatoires et confrontations, et de s’entretenir « librement » avec lui (art. 63-4, 63-4-2, 278, 393 CPP ; art. 3, § 3 a), b), c) ii) de la directive), de la confidentialité des communications entre l’avocat et son client (art. 432 CPP ; art. 4 de la directive), du caractère effectif et concret que doit revêtir ce droit, notamment pour la personne privée de liberté (art. prélim. (III, in fine), art. 63-1 CPP ; art. 3, § 4, 9 et 12 de la directive), les dérogations étant nécessairement exceptionnelles et temporaires (art. 63-4-2 CPP ; art. 3, §§ 5 et 6, et 8 de la directive) ou du droit d’informer un tiers (membre de la famille, employeur, autorités consulaires, titulaire de l’autorité parentale pour les mineurs) « sans retard indu » ou « dans les meilleurs délais » en cas de privation de liberté (art. 63-1, 63-2 CPP ; art. 4 et 4-1 Ord. 2 fév. 1945 ; art. 5, 6 et 8 de la directive). La directive « C » était pourtant porteuse d’un autre changement, modifiant, lui, l’équilibre que connaissait, avec plus ou moins de bonheur, la procédure pénale française depuis 1958. L’ébranlement est venu de l’article 3, § 2, a) de la directive sur le droit d’accès à un avocat (« Les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat sans retard indu. En tout état de cause, les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat à partir de la survenance du premier en date des événements suivants : a) avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire ») et de la directive 2012/13/ UE du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (directive « B »). Adoptée dans la foulée des arrêts Salduz, Dayanan et Brusco de la Cour européenne des droits de l’homme18 [DourneauJosette, 2013, n°377 et s. ; Renucci, 2015, n° 433 et s. p. 453 et s.], cette dernière a imposé la communication à (16) et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires. (17) Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale. (18) Salduz c. Turquie (GC), 27 nov. 2008; Dayanan c. Turquie, 13 oct. 2009; Brusco c. France, 14 oct. 2010. L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française – Jocelyne LEBLOIS-HAPPE DOSSIER I 19 toute personne soupçonnée ou poursuivie d’informations sur ses droits et sur l’accusation portée contre elle, indépendamment de toute privation de liberté et du caractère juridictionnel ou non de l’enquête [Beauvais, 2012, p. 881]. La loi du 27 mai 2014 19 qui a transposé les deux textes est ainsi à l’origine d’une nouvelle conception des droits de la défense dans la phase préparatoire du procès. Il en résulte une fragmentation accrue de la situation juridique du suspect pendant l’enquête et un recul du secret de l’instruction. Alors que naguère seule la privation de liberté déclenchait la mise en œuvre des droits procéduraux, il n’est plus désormais nécessaire que la personne soit retenue par les enquêteurs pour pouvoir en bénéficier ; il faut et il suffit qu’« il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction » (art. 61-1, al. 1er, 77 CPP) et qu’elle fasse l’objet d’une audition. Préalablement à celle-ci, elle doit être informée de la qualification, de la date et du lieu des faits qui lui sont imputés, de son droit de quitter à tout moment le local où elle est entendue, de son droit à un interprète (si besoin est), de son droit de se taire et enfin d’être assistée par un avocat (si l’infraction dont elle est soupçonnée est punie d’une privation de liberté) (art. 61-1 CPP [Gogorza, 2015 ; Leblois-Happe, 2016] 20 ). Si elle est placée en garde à vue, elle doit en outre être « immédiatement » informée des motifs qui justifient sa rétention et de la durée potentielle de celle-ci, de son droit de faire prévenir un proche, son employeur et les autorités consulaires de son pays (si elle est étrangère), de son droit d’être examinée par un médecin, de son droit de consulter dans « les meilleurs délais et au plus tard avant l’éventuelle prolongation de la garde à vue », certaines pièces du dossier et de son droit de présenter des observations à l’autorité judiciaire (procureur ou juge des libertés et de la détention). Un document écrit énonçant ces droits lui est remis (art. 62-2 et s., et s. CPP). C’est cependant l’audition et elle seule qui confère au suspect les droits énumérés à l’article 61-1 CPP. Il ne peut y prétendre ni s’il effectue des déclarations spontanées ni à l’occasion d’une autre mesure d’investigation (comme une perquisition ou la visite d’un véhicule) conduisant à des échanges oraux. Cela ressort clairement du texte lui-même (« La personne […] ne peut être entendue librement […] qu’après avoir été informée […] ») et est confirmé par les circulaires relatives à son application 21. En dehors de ces auditions (et, depuis la loi du 3 juin 2016, des reconstitutions et parades d’identification), la personne soupçonnée demeure étrangère (ou presque) aux investigations qui la concernent : elle n’a ni le droit d’être informée de leur résultat 22 ni celui d’être assistée par un avocat. La Cour de cassation l’a rappelé dans un arrêt rendu le 3 avril 2013 à propos d’une perquisition : la loi n’exige pas que la personne soupçonnée « soit assistée d’un avocat lorsqu’elle est présente à des actes au cours desquels elle n’est ni privée de liberté ni entendue sur les faits qui lui sont reprochés » 23. Il résulte des nouvelles dispositions un déséquilibre (ou un défaut de cohérence) qui n’existait pas auparavant. De la même manière, la loi de transposition de 2014 a remis en cause un compromis admis de longue date – et approuvé par la Cour européenne des droits de l’homme 24 – entre les nécessités de la défense et les besoins des investigations. Jusque récemment, il était de règle que le justiciable ne pouvait accéder directement au dossier de la procédure que dans la phase publique du procès. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La personne gardée à vue peut dorénavant demander à consulter elle-même les pièces du dossier mentionnées à l’article 63-4-1 CPP. Au stade de l’instruction, le mis en examen comme la partie civile peut, après sa première audition, « se faire délivrer copie de tout ou partie des pièces et actes du dossier » (art. 114, alinéa 4, CPP). Le législateur avait omis de prévoir un tel accès au dossier devant la chambre de l’instruction (art. 197, (19) Loi n° 2014-535 du 27 mai 2014 portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (20) Elle doit également être informée des conditions d’accès à l’aide juridictionnelle et de la possibilité de bénéficier de conseils juridiques dans une structure d’accès au droit (art. 61-1, al. 1er, 5° et 6°, art. 77). (21) Circulaire CRIM – 2014 -12/E8 du 23 mai 2014 ayant pour objet la présentation des dispositions de procédure pénale applicables le 2 juin 2014 de la loi portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, p. 5 ; circulaire CRIM – 2014 – 27 du 19 décembre 2014 ayant pour objet la présentation des dispositions applicables à compter du 1er janvier 2015 de la loi n° 2014-535 du 27 mai 2014 portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (accès à l’avocat dans le cadre de l’audition libre), p. 3 . (22) Le Code de procédure pénale prévoit certes que l’officier de police judiciaire responsable de l’enquête donne connaissance à la personne soupçonnée des résultats des examens techniques et scientifiques réalisés mais seulement « sur instruction du procureur de la République » (art. 60, al. 4, 77-1, alinéa 2, CPP). (23) Cass. crim. 3 avril 2013, n° 12-88428, Bull. crim., n° 74. (24) Arrêt Menet c. France du 14 juin 2005 (§§ 45 et s.). Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 20 I DOSSIER alinéa 3, CPP : « Le dossier est déposé au greffe de la chambre de l’instruction et tenu à la disposition des avocats des personnes mises en examen et des parties civiles ».) ; la Cour de cassation y a pourvu 25, avant que le Conseil constitutionnel ne déclare le texte contraire au principe d’égalité devant la loi et n’en prononce l’abrogation 26. Depuis la loi du 3 juin 2016, le procureur de la République doit, à la fin de l’enquête, mettre à la disposition de la personne qui a été entendue et qu’il envisage de poursuivre selon les voies ordinaires, si elle le lui demande, une copie des pièces de la procédure (art. 77-2 CPP). Aussi inéluctable soit cette évolution 27, elle n’en contribue pas moins à une mise en chantier de la phase préparatoire du procès pénal qui est loin d’être achevée. Perspectives À l’image de l’espace de liberté, de sécurité et de justice qu’il contribue à édifier, le droit pénal européen est en continuelle construction. À peine certaines directives ont-elles été transposées que d’autres attendent déjà leur intégration en droit interne, pour ne rien dire des projets en cours 28. Du point de vue de la procédure, les perspectives qui se dessinent sont contrastées : si la transposition des deux directives adoptées au printemps 2016 ne doit guère avoir d’incidence sur le droit français, il en ira autrement du projet, désormais bien avancé, de création d’un Parquet européen. Deux nouvelles directives d’harmonisation procédurale ont été adoptées respectivement le 9 mars et le 11 mai 2016, la directive 2016/343/UE portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales et la directive relative à la mise en place de garanties procédurales en faveur des enfants qui sont des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales. L’une et l’autre poursuivent le « cycle de réformes » [Cassuto, 2016, p. 314 29] destinées à mettre en œuvre les principes inscrits aux articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux [Tell, 2014, p. 364]. La première directive, non prévue par la feuille de route du Conseil mais évoquée par le programme de Stockholm 30, ne conduira vraisemblablement pas à modifier le droit interne. Les règles minimales qu’elle préconise – souvent reprises telles quelles de textes internationaux ou de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – y figurent déjà, qu’il s’agisse de la protection de la présomption d’innocence ou du jugement in abstentia des personnes physiques (auxquelles la directive s’applique exclusivement selon son article 2). Concernant la présomption d’innocence, le texte vise principalement les déclarations publiques des autorités (qui ne doivent pas présenter la personne soupçonnée ou poursuivie comme coupable, sans préjudice du droit de diffuser des informations sur les procédures en cours lorsque cela est « strictement nécessaire » pour l’enquête ou au regard de l’intérêt public, art. 4), le recours à des mesures de contrainte physique contre les suspects et personnes poursuivies (qui ne doit pas faire apparaître la personne comme coupable mais peut être nécessaire pour des raisons de sécurité ou pour empêcher l’intéressé de s’enfuir ou d’entrer en contact avec des tiers, art. 5), la répartition de la charge de la preuve (qui doit peser sur l’accusation, les preuves étant recherchées à charge et à décharge et le doute profitant au prévenu, art. 6) et le droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination (tel qu’il résulte des arrêts Funke c. France du 25 fév. 1993, John Murray c. Royaume-Uni du 8 fév. 1996 et Saunders c. Royaume-Uni du 17 déc. 1996 de la Cour de Strasbourg), toutes exigences auxquelles les règles fixées aux articles 9 de la Déclaration des droits de l’homme (25) Cass. crim. 19 nov. 2014, n° 13-87965, AJPénal 2015, p. 153, obs. Dominique Luciani-Mien. (26) Plus précisément, le Conseil a abrogé les dispositions attaquées au 31 décembre 2017 et prescrit d'autoriser, dès la publication de sa décision, les parties non assistées par un avocat à accéder au dossier (Cons. const., déc. n° 2016-566 QPC du 16 sept. 2016, Dalloz Actualité, 29 sept. 2016, obs. Amélie André). (27) La décision du Conseil constitutionnel du 16 septembre 2016 s’inscrit, comme le relève le commentaire publié sur le site du Conseil, dans une jurisprudence constante de celui-ci (v. Commentaire, Décision n° 2016-566 QPC du 16 septembre 2016, Mme Marie-Lou B. et autre, p. 8 et 9). (28) À l’heure où nous écrivons, une nouvelle directive concernant l’aide juridictionnelle provisoire pour les suspects et les personnes poursuivies privés de liberté, ainsi que l’aide juridictionnelle dans le cadre des procédures relatives au mandat d’arrêt européen vient d’être adoptée et se trouve en attente de publication au JOUE (v. le site de l’observatoire législatif du Parlement européen : http://www.europarl.europa.eu/oeil/ popups/ficheprocedure.do?reference=2013/0409(COD)&l=fr, consulté le 31-10-2016). (29) Le cycle sera clos après la publication de la directive sur l’aide juridictionnelle. (30) Le Conseil européen invitait la Commission « à examiner s’il y aurait lieu de compléter les droits procéduraux minimaux des suspects et des personnes poursuivies et à déterminer si d’autres questions, par exemple la présomption d’innocence, d(evai)ent être abordées, afin de promouvoir une meilleure coopération » (« Une Europe ouverte et sûre qui protège les citoyens », JOUE, C 115/10 du 4.5.2010). L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française – Jocelyne LEBLOIS-HAPPE DOSSIER I 21 et du citoyen de 1789 31, préliminaire (III), 11 (alinéa 3) (sur les « fenêtres de À l’image de publicité » du procureur), 61-1 et 63-1 l’espace de liberté, (sur l’audition du suspect), 328-406de sécurité et de 535 (sur l’audition de l’accusé et du justice qu’il contribue prévenu), 803 (sur le menottage et l’interdiction d’en capter l’image) du à édifier, le droit Code de procédure pénale et 9-1 du pénal européen Code civil (sur le droit au respect de est en continuelle la présomption d’innocence) nous construction. À semblent répondre. peine certaines La directive rappelle le droit de tout directives ont-elles individu d’assister à son procès été transposées que (celui-ci ne pouvant se tenir en son d’autres attendent absence qu’autant qu’il en a été déjà leur intégration informé, sans préjudice des règles en droit interne, relatives à la police de l’audience et des procédures simplifiées, art. 8), le droit pour ne rien dire des à un nouveau procès en cas d’absence projets en cours (permettant un nouvel examen du fond de l’affaire, art. 9), à un recours effectif en cas de violation de ses droits (dont on voit mal en quoi il se distingue du droit précédent) et la nécessité de veiller à l’équité de la procédure dans l’appréciation des déclarations faites en violation de l’adage nemo tenetur se ipsum accusare (art. 10). Sur ce plan également, les prescriptions françaises paraissent à la hauteur des standards européens. Aucune condamnation ne peut être prononcée en matière criminelle ou correctionnelle « sur le seul fondement de déclarations (que la personne) a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assistée par lui » (art. prélim. (III, in fine) CPP). Le prévenu absent peut être défendu (art. 379-3, 410-412, 544 CPP). En matière correctionnelle et contraventionnelle, le jugement par défaut est susceptible d’opposition (art. 489, 545 CPP) ; en matière criminelle, l’arrestation ou la présentation volontaire du condamné suffit à le rendre non avenu (art. 379-4 CPP). La seconde directive, relative aux enfants soupçonnés ou poursuivis, est tout aussi peu porteuse de changements, mais pour d’autres raisons. Les normes qu’elle contient sont parfois formulées de manière tellement lâche (ex. : art. 4, § 1er, b), imposant une information du mineur « au stade le plus précoce et le plus opportun de la procédure ») et assorties de telles possibilités de dérogations que les États membres, et la France en particulier, n’auront guère de mal à s’y conformer (v. not. les art. 2, 4, 4-1, 5-1, 5-2, 7-1, 8, 10, 10-2, 10-3,11, 11-2, 12-1,12-3, 13,15 et s., 20-2, 20-3 et 20-4 et s. de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante) [Cassuto, p. 316-318]. Le texte s’applique aux personnes âgées de moins de 18 ans lors de l’ouverture de la procédure ainsi qu’à celles qui atteignent cet âge au cours de l’instance si cette application est « appropriée au regard de toutes les circonstances de l’espèce, y compris de la maturité et de la vulnérabilité de la personne concernée », les États membres pouvant décider de les écarter lorsque la personne a atteint l’âge de 21 ans (art. 2, § 3, et 3, 1)). Il mentionne le droit à l’information du mineur (art. 4) et du titulaire de la responsabilité parentale (art. 5), le droit à l’assistance d’un avocat (art. 6, avec toutefois des possibilités de dérogations telles que « les mineurs se trouvent placés dans une situation moins protectrice que des adultes » [Cassuto, p. 317]), celui de faire l’objet d’une évaluation personnalisée (auquel toutefois « les États membres peuvent déroger à l’obligation de procéder à une évaluation personnalisée lorsque cette dérogation se justifie par les circonstances de l’espèce, à condition que cela soit compatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant », art. 7) et d’être examiné par un médecin (art. 8), l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires (« dès lors qu’un tel enregistrement est proportionné dans les circonstances de l’espèce, compte tenu, notamment, du fait qu’un avocat est présent ou non et que l’enfant est ou non privé de liberté […] », art. 9, ce qui réduit singulièrement la portée de la règle énoncée), la limitation du recours à la privation de liberté (dont la « durée appropriée » doit être « aussi brève que possible » compte tenu de « l’âge et (de) la situation personnelle de l’enfant, ainsi que (des) circonstances particulières de l’espèce », art. 10) et la priorité qui doit être donnée (« si possible », art. 11) aux mesures alternatives, le traitement des mineurs détenus (qui doivent être séparés des adultes, « à moins qu’il ne soit considéré dans l’intérêt supérieur de l’enfant de ne pas procéder de la sorte », leurs droits à la préservation de leur développement physique et mental, à l’éducation et à la formation et à la vie familiale, notamment, devant être garantis, art. 12), le traitement diligent et adapté des procédures (art. 13), les restrictions de la publicité destinées à faire respecter le droit à la vie privée des enfants (art. 14), le droit du mineur d’être accompagné par le titulaire de la responsabilité parentale ou par un autre « adulte approprié » durant la procédure (art. 15), d’assister et de participer à son procès (art. 16) et de disposer d’un recours en cas de violation de ses droits (art. 19). Les personnels traitant d’affaires concernant des enfants doivent en outre pouvoir recevoir une formation spécifique (art. 20). (31) Rappelons que le Conseil constitutionnel a jugé qu’il « découl(ait) » de ce texte « que nul n’est tenu de s’accuser » (déc. n°2004-492 DC du 2 mars 2004, consid. 110). (32) La directive sur la présomption d’innocence et le droit d’assister à son procès doit être transposée au plus tard le 1er avril 2018, la directive sur les garanties procédurales en faveur des enfants au plus tard le 11 juin 2019. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 22 I DOSSIER Peu de changements dans les normes de procédure pénale française sont à attendre en 2018 et 2019 32 du fait de ces actes, à moins que le Parquet européen ne voie le jour. Or, la création du Parquet européen est susceptible d’avoir une incidence à la fois sur le statut du Parquet français et sur le maintien du juge d’instruction. La création d’un organe de poursuite au niveau européen constituera pour les droits nationaux, et pour le droit français spécifiquement, un bouleversement dont on n’a pas encore mesuré toutes les implications [Leblois-Happe, Winckelmuller, 2015, p. 279 et s.]. Une telle instauration trouve son fondement dans l’article 86 (§§ 1 et 2) TFUE qui permet au Conseil, statuant à l’unanimité et par voie de règlement, d’« instituer un Parquet européen à partir d’Eurojust » qui sera compétent pour « rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement […] les auteurs et complices d’infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union », « exer (çant) devant les juridictions compétentes des États membres l’action publique relative à ces infractions 33 ». La Commission européenne a rendu publique en juillet 2013 une proposition déterminant, conformément à l’article 86, § 3, « le statut du Parquet européen, les conditions d’exercice de ses fonctions, les règles de procédure applicables à ses activités, ainsi que celles gouvernant l’admissibilité des preuves, et les règles applicables au contrôle juridictionnel des actes de procédure qu’il arrête dans l’exercice de ses fonctions » 34 [Leblois-Happe, Un parquet européen : quand, comment et pourquoi ?, p. 129 et s. ]. En dépit du « carton jaune » décerné par les chambres parlementaires de onze États membres à l’automne 2013 [Haguenau-Moizard, Gazin, Leblois-Happe, 2015, p. 136 et s. p. 175 et s.], un accord provisoire et partiel – il est prévu que le texte soit revu dans son ensemble par le Conseil après qu’un accord aura été dégagé au cours des différentes étapes – a pu être trouvé en 2015 et 2016 sur l’organisation et les pouvoirs de la nouvelle institution 35. Les négociations se poursuivent actuellement sous la présidence slovaque. Le ministère public français est, on le sait, hiérarchisé et dépendant de l’exécutif (v. les art. 30, 33, 35 à 37 CPP). Tenus à un devoir d’obéissance, au moins dans leurs réquisitions écrites (art. 33 CPP), ses membres peuvent recevoir des ordres de leur supérieur hiérarchique et, in fine, du ministre de la Justice qui « conduit la politique pénale déterminée par le Gouvernement » (art. 30 CPP). La méconnaissance de ce devoir d’obéissance constitue une faute disciplinaire (art. 43, alinéa 3, Ord. n°58-1270 du 22 déc. 1958 relative au statut de la magistrature). L’indépendance des membres du Parquet européen à l’égard des États membres et des autres institutions de l’Union a, au contraire, toujours été présentée comme une exigence fondamentale 36. Les procureurs européens délégués sur le territoire français, qui auront nécessairement le statut de procureurs en France, devront donc exercer leurs missions en étant à la fois indépendants de l’Union et de leur État membre d’appartenance dans leurs fonctions européennes et dépendants de celui-ci dans leurs fonctions nationales. Comment le pourront-ils, alors que les conflits de compétence ne manqueront sans doute pas ? N’y a-t-il pas ici un risque de « schizophrénie » institutionnelle ? La solution – bien connue mais dont l’adoption a jusqu’à présent été repoussée – serait de rapprocher le statut des membres du Parquet de celui des juges (nomination et promotion avec l’accord du Conseil supérieur de la magistrature, celui-ci étant également la juridiction disciplinaire37). (33) Le champ matériel de compétence du Parquet européen sera défini par une directive d’harmonisation dont l’adoption est liée à celle du projet de règlement. V. la proposition de directive relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal du 11 juillet 2012, COM (2012) 363 final et l’état d’avancement de la procédure sur le site de l’observatoire législatif du Parlement européen (http://www.europarl.europa.eu/oeil/popups/ficheprocedure.do?reference=2012/0193(COD)&l=fr, consulté le 31-10-2016). (34) Proposition de règlement portant création du Parquet européen du 17 juillet 2013, COM(2013) 534 final. (35) V. J. Leblois-Happe, op. cit., p. 136 et s. et les résultats de la session du Conseil Justice et affaires intérieures des 15 et 16 juin 2015 (doc. 9951/15), 8 et 9 octobre 2015 (doc. 13293/15), 3 et 4 décembre 2015 (doc. 14937/15), 10 et 11 mars 2016 (doc. 6969/16), 9 et 10 juin 2016 (doc. 9979/16) et 13 et 16 octobre 2016 (doc. 13118/16). (36) V. : Corpus juris portant dispositions pénales pour la protection des intérêts financiers de l’Union européenne (ss la dir. De M. DelmasMarty, 1997), art. 18-2 ; Livre vert sur la protection pénale des intérêts financiers communautaires et la création d’un Procureur européen, 11 déc. 2001, COM(2001) 715 final, points 4.1.1 et 6.2.1 ; proposition du 17 juil. 2013, art. 5 §§ 1 et 2., art. 6 § 5 ; Conseil de l’Union européenne, dossier interinstitutionnel 2013/0255 (APP), art. 6 ; Résultats de la session du Conseil justice et affaires intérieures des 15 et 16 juin 2015 (doc. 9951/15). (37) V. Commission de modernisation de l’action publique, sous la présidence de J.-L. Nadal, procureur général honoraire près la Cour de cassation, Refonder le ministère public, Rapport à Madame la garde des Sceaux, Ministre de la Justice, Nov. 2013, p. 6 et s. (http://www.justice.gouv.fr/ publication/rapport_JLNadal_refonder_ministere_public.pdf, consulté le 31-10-2016). V. ég. l’entretien donné au Monde par Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation (« Pour échapper à la suspicion, il faut modifier le système de nomination des juges », 23 mai 2016). L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française – Jocelyne LEBLOIS-HAPPE DOSSIER I 23 Le recours à l’instruction est en recul constant en France depuis deux décennies pour des raisons à la fois techniques (le formalisme de l’instruction peut paraître disproportionné au regard de la gravité de nombreuses infractions) et politiques (l’Éxécutif se méfie du juge d’instruction qui est indépendant et impartial ; le fait que l’enquête soit dirigée par le procureur facilite en outre la mise en œuvre de la politique pénale). La majeure partie des affaires est donc élucidée par la police judiciaire sous l’autorité du procureur, ce qui correspond au schéma proposé pour le Parquet européen 38. Une telle évolution laisse présager la disparition du juge d’instruction qui semble pourtant être un élément de l’« identité nationale » judiciaire française (art. 4, § 2, du traité sur l’Union européenne (TUE)). Mis à l’écart dans la lutte contre les atteintes aux intérêts financiers de l’UE du fait de la création du Parquet européen, il le sera ensuite dans d’autres contentieux, car il est vraisemblable qu’une fois l’organe européen institué, sa compétence sera étendue par le Conseil européen « à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière » (art. 86, § 4, TFUE). Un nouvel équilibre devra alors être trouvé, dont la loi du 3 juin 2016, en ce qu’elle rapproche encore davantage les règles de l’enquête de celles de l’instruction 39 [ég. Ribeyre, 2016, n° 24], contribue à poser les premiers jalons n Bibliographie BEAUVAIS (P.), 2012, « Nouvelle harmonisation des droits de l’accusé dans la procédure pénale, Dir. 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, JOUE L 142, p. 1-10) », RTDeur, p. 881. GOGORZA (A.), 2015, « L’interrogatoire au stade policier – Un concept oublié », Dr. pénal, étude 16. HAGUENAU-MOIZARD (C.), GAZIN (F.), LEBLOISHAPPE (J.), 2015, Les fondements du droit pénal de l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, coll. « Paradigme-Masters ». BOTTON (A.), 2016, « Entre renforcement et érosion des garanties de la procédure pénale – À propos du Titre II de la loi n°2016-731 du 3 juin 2016 », JCP G, p. 777. CAHN (O.), 2015, « Nouvelle étape dans l’adaptation de la procédure pénale au droit de l’Union européenne, Aperçu rapide », JCP G, p. 1018. 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L’incidence de la législation européenne sur la procédure pénale française – Jocelyne LEBLOIS-HAPPE © Aleksandar Radovanov- fotolia.com DOSSIER I 25 Le droit pénal de l’Union européenne face au juge Emmanuelle GINDRE Le traité de Lisbonne a résorbé le déficit juridictionnel caractérisant le droit pénal de l’Union européenne avant 2009 en le soumettant pleinement depuis la fin de la période transitoire aux outils de contrôle de la Cour de justice de l’Union. Cette dernière n’avait pourtant pas attendu la réforme pour contribuer à dessiner les contours du droit pénal de l’Union européenne, à garantir son effectivité ou vérifier sa légalité. Qu’elle le contrôle ou qu’elle l’interprète, il est de plus en plus confronté aux droits fondamentaux, garantis par la Charte européenne désormais contraignante, qui passent pourtant au second plan face aux impératifs de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice. Emmanuelle GINDRE Maître de conférences à l’Université de Polynésie française. L' entrée en vigueur du traité de Lisbonne consacre l’avènement d’une véritable compétence pénale de l’Union européenne (UE), dans le cadre de l’instauration d’un Espace de liberté, de sécurité et de justice. Les articles 82 et 83 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoient la possibilité pour l’UE d’établir des règles minimales dans certains domaines de la procédure pénale, ainsi que pour la définition des infractions et des sanctions pénales applicables dans certains domaines de la criminalité particulièrement grave ou dans les domaines des politiques de l’Union ayant fait l’objet d’une harmonisation. Ces règles minimales, adoptées sous l’empire du traité d’Amsterdam par voie de décisionscadres non contraignantes, sont désormais adoptées par voie de directives européennes s’imposant aux États membres qui doivent les transposer dans leur droit national. Ce Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 26 I DOSSIER sont de véritables normes pénales européennes qui, en tant que telles, nécessitent un contrôle juridictionnel propre à garantir non seulement le respect du droit primaire et dérivé ou l’application correcte et uniforme de ces règles minimales par les États membres, mais également le respect des droits et libertés fondamentaux figurant dans la Convention européenne des droits de l’Homme, relayée par la Charte européenne des droits fondamentaux. Ce contrôle juridictionnel se caractérise par la complexité. En effet, c’est une pluralité de juges qui intervient et dont les relations s’enchevêtrent [Sinopoli et Omarjee, 2015, p. 545]. On peut distinguer trois niveaux de contrôle. Le niveau national tout d’abord : le juge national est habituellement qualifié de juge de droit commun du droit communautaire, en ce qu’il garantit les droits des citoyens issus des normes communautaires appliquées par les États membres. Le niveau européen ensuite : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui assure l’interprétation des normes communautaires et garantit le respect du droit de l’Union, sans oublier la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dont la jurisprudence est appliquée par les États membres et qui influence également la jurisprudence de la CJUE. Le contrôle juridictionnel national du droit pénal de l’UE, ainsi que celui de la CEDH méritent des développements conséquents pour en apprécier la portée et ne feront donc pas l’objet de cette contribution, qui sera consacrée à la préhension du droit pénal de l’UE par la CJUE. Il a fallu attendre de longues années avant que le droit pénal de l’Union européenne puisse se frotter à l’appréciation de la CJUE. La construction progressive de ce droit pénal de l’UE dès avant le traité de Maastricht et l’apparition du « troisième pilier » [Gindre, 2009] s’est accompagnée d’un déficit juridictionnel enfin corrigé par le traité de Lisbonne. En effet, la coopération en matière de justice et d’affaires intérieures instaurée par le traité de Maastricht 1 était exempte de toute compétence de la CJUE, hors le cas où des conventions adoptées sur le fondement de l’article K3c) du traité sur l’Union européenne (TUE) la prévoyait : une simple faculté limitée à l’interprétation des dispositions conventionnelles et au règlement des litiges concernant leur application 2. Le traité d’Amsterdam 3 a amorcé une évolution en confiant à la CJUE une compétence cependant limitée à plusieurs titres 4. Ainsi, sa compétence à titre préjudiciel d’interprétation ou d’appréciation de validité des décisionscadres et des décisions était subordonnée à une déclaration des États membres acceptant cette compétence lors de la signature du traité ou plus tard. Cette déclaration précisait en outre si toutes les juridictions nationales ou seulement celles dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne ont la faculté de soumettre une question à la Cour : aucune obligation donc. Le contrôle de légalité était, quant à lui, limité aux décisions-cadres et aux décisions, et l’initiative du recours n’appartenait qu’aux États membres ou à la Commission. Enfin, toute compétence de la Cour était exclue s’agissant de vérifier la validité ou la proportionnalité d’opérations de police, ou de statuer sur l’exercice des responsabilités incombant aux états pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure. Le traité de Lisbonne 5, en même temps qu’il reconnaît à l’Union européenne une compétence pénale, lui étend les outils de contrôle juridictionnel jusque-là réservés au droit communautaire : les recours en manquement (art. 258 s. TFUE), recours en contrôle de légalité (art. 263 s. TFUE), recours en carence (art. 265 TFUE) et renvoi préjudiciel (art. 267 TFUE). La compétence de la CJUE ne connaît plus de limite, hormis celle, classique, de l’appréciation de la validité ou de la proportionnalité d’opérations de police ou d’autres services répressifs ou de la responsabilité des États membres pour le maintien de l’ordre public ou la sauvegarde de la sécurité intérieure (art. 276 TFUE). Aucune limite ou presque. En effet, hors le cas de l’article 276 TFUE (limitation rationae materiae de la compétence juridictionnelle), l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne s’accompagnait de deux autres limites de la compétence de la CJUE, la première ratione temporis, la seconde rationae personae. La limite rationae temporis était imposée par les articles 9 et 10 du Protocole n° 36 annexé au traité de Lisbonne, instaurant une période transitoire. Ils prévoyaient que jusqu’au 1er décembre 2014, la CJUE conservait, sur les actes adoptés antérieurement en matière de coopération policière et judiciaire en matière pénale et non modifiés après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, sa (1) JOCE C 191, 29/07/1992. (2) Art. K3 c) al. 3 TUE. (3) JOCE C 340, 10/11/1997. (4) Art. K7, devenu art. 35 TUE avec le traité de Nice, JOCE C 80, 10/03/2001. (5) JOCE C 306, 17/12/2007. Le droit pénal de l’Union européenne face au juge – Emmanuelle GINDRE DOSSIER I 27 Malgré cette faible affluence de la matière pénale dans le prétoire européen, les arrêts rendus permettent cependant d’esquisser la façon dont la CJUE appréhende le droit pénal de l’UE. Que celui-ci soit contrôlé ou interprété, la CJUE n’a de cesse de donner tout leur effet utile aux dispositions européennes, même si elle doit parfois faire un choix entre plusieurs dispositions dont elle garantit le respect, et parfois au détriment des droits fondamentaux. compétence telle que déterminée par l’article 35 du traité sur l’Union européenne, y compris lorsqu’elle avait été acceptée par les États membres. De même, la Commission européenne ne pouvait engager de procédure en manquement d’un État relativement à l’application de l’un de ces actes. Cette période transitoire ayant pris fin, la CJUE (ainsi que la Commission européenne en matière de manquement) peut désormais exercer l’ensemble de ses compétences en matière pénale, y compris sur les actes adoptés avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. La limite rationae personae à la compétence de la CJUE en matière pénale est celle des protocoles n° 21 sur la position du Royaume-Uni et de l’Irlande à l’égard de l’espace de liberté, de sécurité et de justice et n° 22 sur la position du Danemark. Ces textes prévoient ainsi qu’aucune décision de la CJUE interprétant les dispositions ou mesures adoptées sur le fondement de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice ne lie ces États ou n’est applicable à leur égard. Ils préservent malgré tout une faculté d’opting in, c’est-à-dire la possibilité pour les États concernés de choisir d’appliquer les mesures écartées. En dehors de ces cas particuliers, et depuis la fin de la période transitoire, la jurisprudence de la CJUE en matière pénale devrait donc s’épanouir, et notamment dans le cadre de sa compétence préjudicielle, puisque le traité de Lisbonne prévoit une obligation de renvoi pour les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne (art. 267 al.3 TFUE, simple faculté pour les autres juridictions nationales). Pour autant, à la lecture du rôle de la CJUE, on ne constate pas une explosion de saisines concernant le droit pénal de l’Union européenne. Raphaelle Parizot dressait déjà ce constat [Parizot, 2012, p. 300], mais à une date où la période transitoire était encore en vigueur. Or, il ne s’agissait pas de la seule explication avancée alors de la « stagnation de l’activité de la Cour en matière pénale » : les autres arguments présentés semblent encore pertinents aujourd’hui. « Le juge de l’Union européenne n’est évidemment pas le juge naturel du droit pénal 6 », et lorsqu’il est saisi, ses champs d’intervention se réduisent à trois thématiques récurrentes : le mandat d’arrêt européen, le principe Ne bis in idem issu de l’acquis de Schengen, et le statut des victimes dans le procès pénal, alors que le champ des possibles est bien plus vaste si l’on considère l’ensemble des décisions-cadres et des directives adoptées en matière pénale depuis le traité d’Amsterdam. Au total, une quarantaine d’affaires intéressant le droit pénal européen ont donné lieu à un arrêt de la CJUE depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, dont une vingtaine de recours introduits depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, et seulement sept depuis la fin de la période transitoire. La grande majorité de ces affaires sont des renvois préjudiciels en interprétation. Malgré cette faible affluence de la matière pénale dans le prétoire européen, les arrêts rendus permettent cependant d’esquisser la façon dont la CJUE appréhende le droit pénal de l’UE. Que celui-ci soit contrôlé ou interprété, la CJUE n’a de cesse de donner tout leur effet utile aux dispositions européennes, même si elle doit parfois faire un choix entre plusieurs dispositions dont elle garantit le respect, et parfois au détriment des droits fondamentaux. Le droit pénal de l’Union européenne contrôlé La CJUE dispose de deux procédures lui permettant de contrôler le droit pénal de l’Union européenne. Le recours en annulation ou contrôle de légalité et le recours en manquement permettent de contrôler la validité et l’effectivité du droit pénal de l’Union européenne. Elle peut également en contrôler la validité à l’occasion d’un renvoi préjudiciel émanant d’une juridiction nationale. Les arrêts rendus en ce domaine marquent la volonté de la CJUE d’affirmer l’existence d’une compétence pénale européenne dont le respect s’impose tant aux institutions qu’aux États membres, tout en définissant ses contours de manière assez stricte. (6) Parizot (R.), 2012., p. 300. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 28 I DOSSIER Le contrôle de l’effectivité du droit pénal de l’Union européenne Le recours en constatation de manquement d’un État membre 7 est une procédure permettant à la Cour de justice de s’assurer de l’effectivité du droit de l’Union européenne, c’est-à-dire le respect du droit primaire et dérivé par les États membres. La procédure juridictionnelle est cependant précédée d’une procédure administrative menée par la Commission européenne, dont les mises en demeure efficaces limitent le nombre de poursuites engagées. Cette procédure est ouverte pour les dispositions de droit pénal de l’Union européenne depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne concernant notamment les actes législatifs que les États membres doivent appliquer, et plus particulièrement les directives qu’ils doivent transposer en droit interne. Elle est également ouverte depuis le 1er décembre 2014 s’agissant des actes adoptés sur le fondement de l’ex-troisième pilier dont les effets sont maintenus tant qu’ils ne sont pas modifiés ou abrogés 8. Pour l’heure, la Cour de justice n’a été saisie d’aucun recours en constatation de manquement dans le domaine du droit pénal de l’Union européenne. Les États membres ne sont pas pour autant de bons élèves, mais la procédure pré-contentieuse de la Commission européenne s’avère efficace à les convaincre de se conformer à leurs obligations avant toute saisine de la Cour, ou juste après, ce qui conduit cette dernière à rendre une ordonnance constatant le désistement de la Commission (mais condamnant l’État concerné aux dépens). Le registre des infractions, tenu par la Commission européenne nous indique cependant de nombreuses mises en demeure relatives au manquement de certains États membres à leurs obligations en matière de droit pénal de l’Union européenne. Ainsi, pas moins de dix-huit États membres ont été destinataires le 22 septembre 2016 d’une mise en demeure de communiquer l’avancement de leur transposition de la directive relative aux sanctions pénales des abus de marché 9. C’est en revanche dans le cadre d’un renvoi préjudiciel en interprétation que la Cour de justice a posé un principe chargé de garantir l’effectivité du droit pénal de l’Union européenne : le principe d’interprétation conforme du droit national à la lumière du droit pénal de l’Union européenne. Ce principe garantissait déjà l’effectivité du droit communautaire lorsque la Cour de justice, dans l’affaire Maria Pupino, l’a étendu aux dispositions du troisième pilier 10 : « Le principe d’interprétation conforme s’impose au regard des décisions-cadres adoptées dans le cadre du titre VI du traité sur l’Union européenne. En appliquant le droit national, la juridiction de renvoi appelée à interpréter celui-ci est tenue de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la décision-cadre afin d’atteindre le résultat visé par celle-ci », sous réserve des principes de sécurité juridique et de nonrétroactivité 11. Depuis, le principe d’interprétation conforme est régulièrement rappelé par la Cour de justice aux juridictions nationales qui la saisissent. La Cour a encore renforcé ce principe en soulignant que, s’il ne peut servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national, proscrite par les principes généraux du droit, « il demeure que le principe d’interprétation conforme requiert que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité de la décision-cadre en cause et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci 12 ». Le contrôle de la validité du droit pénal de l’Union européenne Le contrôle de la validité du droit pénal de l’UE peut concerner divers aspects de légalité. La CJUE peut ainsi intervenir pour vérifier la compétence de l’Union européenne, le respect des formes substantielles, le respect du fondement juridique de l’acte, des principes de l’Union européenne ou des droits fondamentaux, et le respect du droit dérivé. Parmi les arrêts rendus par la CJUE en ce domaine, la plupart concernent le choix de la base juridique. Mais il en est d’autres, qui pourraient se multiplier avec l’invocabilité (7) Art. 258 et s. TFUE. (8) Protocole n° 36 annexé au traité de Lisbonne, art. 9 et 10. (9) Directive 2014/57/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014, JOUE L 173 du 12/06/2014, p. 179 à 189. (10) CJCE grande ch., 16 juin 2005, Maria Pupino, aff. C-105/03. (11) Ibid. § 43. (12) CJUE, 5 septembre 2012, Joao Pedro Lopes Da Silva Jorge, aff. C-42/11, § 56 et 60; V. égal. CJUE, 28 juillet 2016, JZ, aff. C-294/16 PPU, § 32 et 33. Le droit pénal de l’Union européenne face au juge – Emmanuelle GINDRE DOSSIER I 29 de la Charte européenne des droits fondamentaux, s’intéressant au respect de ces droits. En outre, le recours en contrôle de légalité permet à la Cour de faire respecter l’équilibre institutionnel, en garantissant l’application des procédures de consultation du Parlement européen dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale 13. La validité de la base juridique du droit pénal de l’Union européenne Avant le traité de Lisbonne, cette question était d’autant plus fondamentale que la matière pénale n’était abordée que dans le cadre du titre VI TUE, troisième pilier intergouvernemental, qui ne devait pas pour autant empiéter sur les attributions de la Communauté européenne. Selon le principe énoncé par les articles 29 et 47 TUE, aucune disposition du traité ne peut affecter les traités instituant les Communautés européennes. C’est en s’appuyant sur ce principe et sur sa jurisprudence définissant les critères de choix de la base juridique, qui doit être fondée sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel comme la finalité et le contenu de l’acte 14, que la CJUE a annulé deux décisions-cadres instaurant une protection pénale du droit communautaire respectivement dans le domaine de l’environnement et dans celui des transports maritimes15. Elle a, en effet, considéré que la finalité de chacune de ces décisionscadres relevait d’une politique communautaire, tandis que le contenu, même s’il harmonisait les législations pénales des États membres, pouvait être adopté sur un fondement communautaire, (une directive) puisque rien n’empêche « le législateur communautaire, lorsque l’application de sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives par les autorités nationales compétentes constitue une mesure indispensable pour lutter contre les atteintes graves à l’environnement, de prendre les mesures en relation avec le droit pénal des États membres qu’il estime nécessaires pour garantir la pleine effectivité des normes qu’il édicte en matière d’environnement 16 ». Dans ces arrêts, la CJUE s’est montrée précurseur en adoptant une position validée depuis par le traité de Lisbonne, qui confère à l’Union européenne une compétence d’harmonisation pénale accessoire par voie de directive (art. 83 § 2 TFUE). Cependant, si la Cour a permis à la matière pénale, dans ces affaires retentissantes, d’être appréhendée sur le fondement du droit communautaire, elle en a circonscrit les limites. Ainsi, dans la seconde affaire, la CJUE restait plus réticente s’agissant de la nature et du quantum des sanctions pénales qui, jusqu’à la réforme institutionnelle, ont continué de relever du titre VI TUE, sur le fondement d’une formule lapidaire : « la détermination du type et du niveau des sanctions pénales à appliquer […] ne relève pas de la compétence de la Communauté 17 ». De même, la Cour a refusé qu’un texte d’application comporte une dimension pénale non prévue par la directive dont il résulte. Ce fut l’un des arguments présidant à l’annulation 18 de deux décisions adoptées par le Parlement et le Conseil sur le fondement de la directive 95/46 CE du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données 19. Deux décisions adoptées pour finaliser un accord avec les ÉtatsUnis organisant le transfert de données « Passenger name record » (PNR) des compagnies aériennes européennes vers les autorités américaines, visaient un traitement de ces données relevant de la sécurité publique et du droit pénal. Or, pour annuler l’une des décisions, la Cour retient que le champ d’application de la directive exclut « le traitement de données à caractère personnel mis en œuvre pour l’exercice d’activités qui ne relèvent pas du champ d’application du droit communautaire, telles que celles prévues aux titre V et VI du traité sur l’Union européenne 20 ». À l’inverse, bien qu’une directive comporte une finalité répressive, la Cour refuse de l’invalider pour base juridique erronée 21. Dans cette affaire 22, l’Irlande a formé un (13) V. not. CJUE, 16 avril 2015, aff. C- 317/13 et C- 679/13, et CJUE, 23 décembre 2015, aff. C 595/14, Parlement européen c/ Conseil. (14) CJCE 11 juin 1991, Commission c/Conseil, aff. C-300/89, § 10. (15) CJCE 13 septembre 2005, Commission c/Conseil, aff. C-176/03 et CJCE 23 octobre 2007, Commission c/ Conseil, aff. C-440/05. (16) CJCE 13 septembre 2005, Commission c/Conseil, op. cit. § 48. (17) CJCE 23 octobre 2007, op. cit., § 70. (18) CJCE 30 mai 2006, Parlement c/Conseil et Commission, aff. C-317/04 et C-318/04. (19) JOCE L 281, 23/11/1995, p. 31 à 50. (20) Art. 3§2 de la directive 95/46 CE précitée. (21) Elle sera finalement invalidée au regard du respect des droits fondamentaux, CJUE, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland et Seitlinger, aff. C-293/12 et C-594/12. (22) CJCE, grande ch., 10 février 2009, aff. C-301/06, Irlande c/Parlement européen et Conseil. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 30 I DOSSIER recours en annulation de la directive 2006/24 CE du 15 mars 2006 relative à la conservation des données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communication. Cette directive, adoptée au lendemain des attentats de Madrid en mars 2004 et de Londres en juillet 2005, s’inscrivait explicitement dans un objectif de lutte contre le terrorisme. L’Irlande soutient que les mesures d’harmonisation auraient dû être adoptées sur le fondement du titre VI TUE, car l’objectif principal de la directive, énoncé notamment par son article 1er § 1, est de « garantir la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d’infractions graves telles qu’elles sont définies par chaque État membre dans son droit interne ». À l’origine, les mesures litigieuses avaient fait l’objet d’une proposition de décision-cadre, mais c’est la proposition de directive de la Commission qui a finalement été adoptée sur le fondement de l’article 95 CE. Plusieurs motifs de ce choix sont repris par la Cour. Ainsi, l’objectif principal de la directive n’est pas répressif, mais concerne le bon fonctionnement du marché intérieur. En outre, la directive litigieuse affectait elle-même deux directives existantes. De ce dernier argument, la Cour tire une obligation de protéger l’acquis communautaire, fondée sur l’article 47 TUE, interdisant de modifier par un acte du troisième pilier une directive adoptée sur le fondement du premier. Enfin, la directive ne comportant aucune disposition pénale ni aucune réglementation des activités des pouvoirs publics à des fins policières ou répressives, elle ne violait pas les dispositions du titre VI TUE. Le contrôle, opéré à l’occasion d’un renvoi préjudiciel, de la validité d’une décision-cadre adoptée en matière pénale a, par ailleurs, permis à la Cour de justice de définir largement la notion de rapprochement des dispositions législatives et réglementaires nationales (ex art. 34 § 2 b) TUE) et donc la notion de droit pénal de l’Union européenne. Dans l’affaire Advocaten voor de Wereld 23, la Cour considère que l’harmonisation pénale des législations nationales au moyen de décisions-cadres ne vise pas que les règles de droit pénal mentionnées à l’article 31 § 1 e) TUE « à savoir celles relatives aux éléments constitutifs des infractions pénales et des sanctions applicables dans les domaines énumérés 24 » (criminalité organisée, terrorisme et trafic de drogue). Autrement dit, le rapprochement englobe également les mesures de reconnaissance mutuelle et les mesures de rapprochement des procédures permettant cette reconnaissance mutuelle, auxquelles participe le mandat d’arrêt européen, objet de la question préjudicielle. Aujourd’hui, malgré la réforme institutionnelle et la reconnaissance d’une compétence pénale de l’Union européenne, la question du choix de la base juridique reste d’actualité, mais se pose différemment. L’enjeu constitutionnel est moins pressant, même si la procédure de veto d’un État membre n’est prévue que pour les projets de directives fondées sur les articles 82 et 83 TFUE. Malgré tout, la Cour de justice veille au respect strict des dispositions de droit primaire et à la répartition des compétences entre les différentes politiques menées par l’Union européenne. Ainsi, saisie d’un recours en annulation d’une directive adoptée sur le fondement de l’article 87 TFUE instaurant une coopération policière entre les États membres, elle apprécie strictement les critères du choix de la base juridique et notamment la finalité du texte 25. La Cour considère que la directive facilitant l’échange transfrontalier d’informations concernant les infractions en matière de sécurité routière ne relève pas de la coopération policière mais de la politique commune des transports, car elle a pour objectif principal l’amélioration de la sécurité routière dans l’Union européenne. Elle annule donc la directive qui aurait dû être adoptée sur le fondement de l’article 91 TFUE. Pourtant, elle relève que le contenu de la directive comporte bien la définition d’infractions concernées par l’échange d’informations, mais il ne s’agit que de l’instrument de l’amélioration de la sécurité routière qui ne se rattache pas aux objectifs de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice définis à l’article 67 TFUE. Elle n’accorde donc qu’une portée étroite à la coopération policière, sans la définir (Michel (V.), 2014), au contraire des conclusions de l’Avocat général 26. La CJUE a ici été plus frileuse que dans l’arrêt Advocaten voor de Wereld dans lequel elle n’avait pas hésité à élargir la portée de la notion de rapprochement des législations pénales des États membres. La validité du droit pénal de l’Union européenne au regard des droits fondamentaux Avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le respect des droits fondamentaux par l’Union européenne était garanti par l’article 6 TUE, faisant lui-même référence aux principes fondamentaux « tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des (23) CJCE, grande ch. 3 mai 2007, Advocaten voor de Wereld, aff. C-303/05. (24) Op. cit., § 32. (25) CJUE, grande ch., 6 mai 2014, aff. C-43/12, Commission c/Parlement et Conseil. (26) Conclusions de l’avocat général Yves Bot, 10 septembre 2013, ECLI :EU :C :2013 :534. Le droit pénal de l’Union européenne face au juge – Emmanuelle GINDRE DOSSIER I 31 libertés fondamentales (CESDH), signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire 27 ». La Charte européenne des droits fondamentaux, proclamée le 7 décembre 2000 28, n’a acquis force contraignante qu’avec le traité de Lisbonne et son intégration dans le socle institutionnel. Elle ne pouvait donc auparavant être invoquée à l’appui d’un recours en contrôle de légalité, ou d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité, même si la Cour de justice n’hésite pas à y faire référence et même à lui accorder une place de choix parmi les sources des droits fondamentaux [Kauff-Gazin, 2007]. Ce sont donc ces différents fondements qui sont visés lors de l’appréciation de la validité de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen 29, dans l’affaire Advocaten voor de Wereld 30. La décision de la Cour était attendue, tant le mandat d’arrêt européen emportait de difficultés juridiques, et notamment constitutionnelles pour les États membres, au regard des droits fondamentaux. Le renvoi préjudiciel reposait sur la contestation du respect par cette décision-cadre des principes de légalité pénale, d’égalité et de non-discrimination, droits garantis par la CESDH, les traditions constitutionnelles des États membres et réaffirmés par la Charte européenne. La Cour rejette les arguments avancés. En effet, la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen n’a pas pour objet d’harmoniser le contenu des infractions concernées par la procédure ; l’application du principe de légalité pénale reste donc de la responsabilité des États membres 31. S’agissant des principes d’égalité et de non-discrimination, la Cour considère qu’ils ne sont pas méconnus par la suppression de la condition de la double incrimination pour certaines infractions puisque la distinction repose sur la différence de gravité des infractions concernées, ce qui la justifie objectivement 32. Le mandat d’arrêt européen a de nouveau été confronté aux droits fondamentaux quelques années plus tard dans l’affaire Melloni 33. La juridiction constitutionnelle espagnole demande à la Cour d’apprécier la validité de l’article 4 bis § 1 de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen telle que modifiée en 2009 34, au regard des « exigences qui découlent du droit à un recours effectif et à un procès équitable prévus à l’article 47 de la Charte ainsi que des droits de la défense garantis par l’article 48 § 2 de celle-ci 35 ». Autrement dit, la CJUE devait vérifier la compatibilité avec les droits fondamentaux invoqués du fait que la décision-cadre empêche de « refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen délivré aux fins d’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privative de liberté, si l’intéressé n’a pas comparu en personne au procès qui a mené à la décision ». La Charte européenne est désormais pleinement applicable et a « la même valeur juridique que les traités », et la Cour souligne qu’elle est « en harmonie avec la portée reconnue aux droits garantis par l’article 6 § 1 et 3 de la CESDH par la Cour européenne des droits de l’homme 36 ». Pour autant, la CJUE refuse de faire prévaloir les droits fondamentaux, et rejette l’argumentation tirée de l’article 53 de la Charte permettant aux États d’appliquer des standards nationaux de protection des droits fondamentaux plus élevés. Elle privilégie au contraire l’amélioration de la reconnaissance mutuelle induite par la réforme de 2009 et le renforcement de l’effectivité du mandat d’arrêt européen en écartant le motif de refus d’exécution invoqué. Cette situation n’est selon elle pas incompatible avec les droits fondamentaux visés puisque la personne peut renoncer de manière non équivoque à comparaître personnellement du moment qu’elle est informée du lieu et de la date du procès ou qu’elle a été représentée par un avocat à qui elle a donné mandat. Une telle décision se justifie donc pour éviter des distorsions d’application du mandat d’arrêt européen entre États membres qui encourageraient la pratique de forum shopping des délinquants. Ces deux décisions ont donc écarté toute incompatibilité du mandat d’arrêt européen avec les droits fondamentaux protégés par l’Union européenne, sans pour autant faire cesser les critiques quant aux lacunes de cet instrument en la matière [Chilstein, 2012, p. 217]. Il n’en a pas été de même en revanche de l’accès aux données personnelles dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Si la directive 2006/24 CE du 15 mars 2006 relative à la conservation des données générées (27) Art. 6§2 TUE. (28) Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, JOCE C 364, 14/12/2000, p.1. (29) Décision-cadre n° 2002/584 du 13 juin 2002, JOUE L 190, 25 juin 2002, p. 1. (30) CJCE grande ch., 3 mai 2007, aff. C-303/05, Advocaten voor de Wereld, § 44 à 60. (31) Ibid. § 48 à 54 (32) Ibid. § 55 à 59 (33) CJUE grande ch., 26 février 2013, Melloni, aff. C-399/11. (34) Décision-cadre n°2002/584 op.cit. modifiée par la décision-cadre n° 2009/299 du 26 février 2009, JOUE L 81, 3 mars 2009, p. 24. (35) CJUE grande ch., 26 février 2013, op.cit., § 47. (36) Ibid., § 48 et 50. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 32 I DOSSIER ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communication n’avait pas été invalidée en raison de sa base juridique 37, elle l’a finalement été au regard des droits fondamentaux par l’arrêt Digital Rights Ireland et Seitlinger e.a. du 8 avril 2014 38. En effet, la directive attaquée concerne de manière « directe et spécifique la vie privée 39 ». Par conséquent, elle doit respecter les droits garantis tant par l’article 7 de la Charte européenne des droits fondamentaux, relatif au respect de la vie privée et familiale, que par l’article 8 du même texte, relatif à la protection des données personnelles et encadrant leur utilisation. Or, l’obligation générale de conservation des données personnelles et la possibilité d’accès à ces données par les autorités nationales imposées par la directive attaquée constituent « une ingérence dans les droits garantis par l’article 7 de la Charte 40 ». Cependant, cette atteinte aux droits garantis est possible sur le fondement et dans les conditions de l’article 52 de la Charte : la limitation doit respecter le contenu essentiel des droits et libertés concernés ainsi que le principe de proportionnalité. Examinant particulièrement ce dernier aspect, la Cour de justice considère que la directive excède « les limites qu’impose le respect du principe de proportionnalité 41 », et l’annule dans son intégralité. La CJUE dans cette affaire se pose en juge suprême de l’Union et sa décision constitue un guide des garanties à respecter tant pour le législateur européen dans l’élaboration d’une nouvelle directive, que pour les cours suprêmes nationales dans l’examen de la validité d’une transposition nationale [Rosas et Goebel, 2015]. Le Conseil d’État s’interroge d’ailleurs sur la conformité de la législation française aux principes dégagés par l’arrêt et préconise la révision du texte national dans le sens d’un renforcement des garanties [Conseil d’État, 2014]. Malgré cette dernière annulation, montrant le rôle primordial de la CJUE dans la garantie du respect des droits fondamentaux, il ne faut pas conclure trop hâtivement à la primauté des droits fondamentaux sur les impératifs de sécurité inhérents à la construction et à la mise en œuvre du droit pénal de l’UE. Au contraire, alors que les décisions rendues lors d’un contrôle de légalité du droit pénal de l’Union européenne démontrent une interprétation stricte des textes en la matière, celles résultant d’une interprétation en réponse à une question préjudicielle semblent plutôt faire primer l’efficacité du droit pénal de l’Union européenne parfois au détriment des droits fondamentaux. Le droit pénal de l’Union européenne interprété Les renvois préjudiciels en interprétation sont plus nombreux, cependant, à l’instar des recours en contrôle de légalité, les thématiques restent limitées et les questions soumises depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne sont, pour l’essentiel, relatives au mandat d’arrêt européen. Dans le cadre de cette compétence de la CJUE, le droit pénal de l’Union bénéficie d’une procédure spécifique, propre à l’Espace de liberté, de sécurité et de justice : la procédure préjudicielle d’urgence (PPU), essentielle dans un domaine où les droits fondamentaux des personnes concernées par une procédure pénale nationale, voire incarcérées, sont en jeu. Une première procédure préjudicielle accélérée 42 avait été mise en œuvre en 2000 et appliquée dans l’affaire Pupino 43 [Aubert, 2012], mais elle est générale et s’applique dès lors que la nature de l’affaire l’exige. La PPU, créée en 2008, est en revanche spécifique aux questions soulevées dans le cadre du titre V TFUE 44. En outre, l’article 267 TFUE relatif au renvoi préjudiciel précise in fine que « si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais ». La procédure d’urgence n’est toutefois pas automatique pour les questions préjudicielles relevant de la coopération policière et judiciaire en matière pénale, seules sept affaires y ont eu recours depuis son entrée en vigueur. La CJUE, lorsqu’elle est saisie d’un renvoi préjudiciel en interprétation, a pour rôle de préciser le sens des dispositions qui lui sont soumises afin de fournir aux juridictions nationales les clefs de l’application du droit de l’Union européenne, auquel elle s’attache à donner tout son effet utile. En effet, la Cour recherche l’efficacité du droit de l’Union et pour atteindre cet objectif met en œuvre une jurisprudence originale en créant des notions autonomes dont elle contrôle l’interprétation, ou en se livrant à une (37) Cf. supra. (38) CJUE, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland et Seitlinger, aff. C-293/12 et C-594/12. (39) Ibid. § 29. (40) Ibid. § 37. (41) Ibid. § 69. (42) Règlement de procédure de la Cour de justice, du 25 septembre 2012, JO L 265 du 29.09.2012, tel que modifié le 18 juin 2013, JO L 173 du 26.06.2013, p.65, art. 105s. (43) CJCE grande ch., 16 juin 2005, Maria Pupino, aff. C-105/03. Le droit pénal de l’Union européenne face au juge – Emmanuelle GINDRE DOSSIER I 33 pénale », nécessaire pour vérifier le respect du droit à un recours effectif garanti par la décision-cadre. La Cour commence par affirmer que cette notion, « décisive pour Même si l’on trouve plusieurs affaires relatives à déterminer le champ d’application de la décision-cadre », « ne saurait l’interprétation de la notion Ne bis in idem, qui révèlent la être laissée à l’appréciation de chaque État membre », et « requiert même recherche d’efficacité et d’uniformité dans l’Espace dans toute l’Union une interprétation autonome et uniforme qui de liberté, de sécurité et de justice, les décisions les plus doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition emblématiques sont relatives au mandat d’arrêt européen. dans laquelle elle s’insère et de l’objectif poursuivi par cette décisioncadre 47 ». La Cour retient alors une interprétation large : « afin de garantir l’effet utile de la décision-cadre, il convient de recourir à une interprétation […] dans L’interprétation réservée des laquelle la qualification des infractions notions autonomes du droit par les États membres n’est pas déterminante. Pour ce faire, il faut de l’Union La CJUE garantit que la juridiction compétente au sens notamment le La CJUE garantit notamment le respect de l’article 1er sous a) iii) de la décision respect de l’exigence de l’exigence d’application uniforme du cadre, « applique une procédure qui réunit droit de l’Union européenne, essentiel les caractéristiques essentielles d’une procédure d’application dans un Espace de liberté, de sécurité pénale, sans toutefois qu’il soit exigé que uniforme du droit de et de justice. Pour ce faire, elle est cette juridiction dispose d’une compétence l’Union européenne, amenée à soustraire à l’appréciation exclusivement pénale 48 ». essentiel dans un de chaque État membre les notions Espace de liberté, de qu’elle qualifie de notions autonomes À l’inverse, la CJUE retient une sécurité et de justice. du droit de l’Union et dont elle donne interprétation stricte des notions Pour ce faire, elle est la définition qui s’impose à l’ensemble autonomes lorsqu’il s’agit d’encadrer amenée à soustraire des juridictions nationales. l’utilisation des motifs de nonà l’appréciation exécution du mandat d’arrêt européen. de chaque État La recherche d’efficacité conduit la Dans l’affaire Kozlowski 49, elle devait CJUE tantôt à interpréter largement définir les termes « demeure » et membre les notions une notion, tantôt à l’interpréter « réside » employés par l’article 4 qu’elle qualifie de strictement. point 6 de la décision-cadre relative au notions autonomes mandat d’arrêt européen 50, qui prévoit du droit de l’Union 45 L’affaire Balaz en est un exemple . qu’un État membre peut refuser et dont elle donne Dans le cadre d’une procédure de d’exécuter une demande de remise si la la définition recouvrement d’une amende infligée à personne concernée est ressortissante qui s’impose M. Balaz, ressortissant tchèque, pour de l’État d’exécution, ou à défaut, à l’ensemble une infraction routière commise en demeure ou réside dans cet État, et si des juridictions Autriche, la juridiction tchèque a saisi la ce dernier s’engage à faire exécuter la nationales. CJUE en interprétation de dispositions peine qui sera prononcée contre cette de la décision-cadre relative à la personne. La CJUE se fonde à la fois reconnaissance mutuelle des sanctions sur l’application uniforme du droit pécuniaires 46. La demande portait de l’Union et sur le principe d’égalité particulièrement sur la définition et l’application de la pour préciser que les définitions des notions autonomes notion de « juridiction ayant compétence notamment en matière s’imposent aux États membres, qui ne peuvent leur mise en balance aléatoire des droits fondamentaux avec les exigences de la reconnaissance mutuelle. (44) Ibid. art. 107 à 114. (45) CJUE, 14 novembre 2013, Marian Balaz, aff. C-60/12. (46) Décision-cadre 2005/214/JAI du Conseil du 24 février 2005, concernant l’application du principe de la reconnaissance mutuelle aux sanctions pécuniaires, JOUE L 76, p. 16 telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil, du 26 février 2009, JOUE L 81, p. 24. (47) CJUE, 14 novembre 2013, op. cit., § 25 et 26. (48) Ibid. § 35 et 36. (49) CJUE, 17 juillet 2008, Kozlowski, aff. C-66/08. (50) Décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, JOUE L 190, p. 1. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 34 I DOSSIER donner une portée plus étendue que celle déterminée par elle 51. Dans cette affaire, la Cour définit strictement les termes litigieux pour assurer un équilibre entre l’efficacité du mandat d’arrêt européen et la recherche de réinsertion sociale de la personne poursuivie : « une personne recherchée “réside” dans l’État membre d’exécution lorsqu’elle a établi sa résidence réelle dans ce dernier et elle y “demeure” lorsque, à la suite d’un séjour stable d’une certaine durée dans cet État membre, elle a acquis des liens de rattachement avec cet État d’un degré similaire à ceux résultant d’une résidence ». Les liens de rattachement font l’objet d’une appréciation globale et objective par l’autorité judiciaire d’exécution, qui prend en compte notamment la durée, la nature et les conditions du séjour de la personne recherchée ainsi que les liens familiaux et économiques qu’entretient cette personne avec l’État membre d’exécution 52. La mise en balance aléatoire des droits fondamentaux avec les exigences de la reconnaissance mutuelle Outre la définition des notions autonomes, la CJUE fait prévaloir l’efficacité de la reconnaissance mutuelle parfois au détriment des droits fondamentaux, supplantés par les principes de primauté et de confiance mutuelle. L’exemple le plus éloquent concerne l’admission des motifs de refus d’exécution du mandat d’arrêt européen. La décisioncadre relative au mandat d’arrêt européen comporte une liste de motifs de refus obligatoires et facultatifs à disposition des États membres sollicités, que la Cour considère comme exhaustive 53. Elle rejette donc, dans un premier temps et de manière ambiguë, tout motif tiré de la violation des droits fondamentaux, motif non prévu par la décision-cadre. Trois affaires de 2013 illustrent la solution retenue 54. La Cour y consacre une présomption de conformité aux droits fondamentaux des mécanismes de remise prévus par la décision-cadre 55, ainsi qu’une présomption d’équivalence de protection des droits fondamentaux dans les États membres puisque ces derniers sont soumis à la même obligation de respect des droits garantis par la CEDH, leur droit national ou encore la Charte européenne 56. Ainsi, dans l’affaire Jeremy F., la Cour considère que la procédure de remise prévue par la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen respecte le droit à un recours effectif puisque les décisions doivent être prises par une autorité juridictionnelle. En revanche, l’existence d’un second degré de juridiction n’étant pas exigée par les textes de référence, la Cour renvoie cette question à l’appréciation des États membres 57 et se contente d’une application a minima du droit à un recours effectif. Dans l’affaire Radu, la Cour justifie l’absence d’audition préalable de la personne recherchée par l’État d’émission, d’une part, par la nécessité de ne pas mettre en échec la procédure du mandat d’arrêt européen et, d’autre part, par le fait que le droit d’être entendu est garanti par l’État d’exécution 58. Elle adapte ainsi le droit fondamental d’être entendu aux exigences du mandat d’arrêt européen [Beauvais, 2013]. Enfin, dans l’affaire Melloni, la Cour s’oppose à ce qu’un État refuse la remise d’un individu jugé par défaut, car la décision-cadre garantit le droit à un procès équitable par l’information donnée à l’accusé de la date et du lieu de son procès et de sa possibilité de se faire représenter 59. La Cour refuse également que l’État d’exécution fasse prévaloir ses standards constitutionnels de protection des droits fondamentaux et subordonne la remise à la possibilité pour la personne condamnée par défaut d’exercer un recours contre cette condamnation : « cette interprétation de l’article 53 de la Charte porterait atteinte au principe de primauté du droit de l’Union, en ce qu’elle permettrait à un État membre de faire obstacle à l’application d’actes du droit de l’Union pleinement conformes à la Charte, dès lors qu’ils ne respecteraient pas les droits fondamentaux garantis par la Constitution de cet État 60 ». La valeur de la Charte européenne est supérieure à celle des droits fondamentaux constitutionnels dans la hiérarchie des normes établie par la CJUE. (51) CJUE, 17 juillet 2008, op. cit, § 42 et 43. (52) Ibid. § 54. (53) V. not. CJUE 1er décembre 2008, Leymann et Pustovarov, aff. C-388/08 PPU, § 51 ; CJUE 29 janvier 2013, Radu, aff. C-396/11, § 36 ; CJUE, 26 février 2013, Melloni, aff. C-399/11, § 38. (54) CJUE 29 janvier 2013, Radu, aff. C-396/11 ; CJUE 26 février 2013, Melloni, aff. C-399/11 ; CJUE 30 mai 2013, Jeremy F., aff. C-168/13 PPU ; Thellier de Poncheville (B.), 2013 ; Beauvais (P.), 2013. (55) CJUE, Jeremy F., op. cit., § 47, CJUE Melloni § 53; CJUE Radu § 41. (56) CJUE, Jeremy F., op. cit., §51. (57) CJUE, Jeremy F., op. cit., § 42 à 47 (58) CJUE Radu, op. cit., § 40 et 41. (59) CJUE , Melloni, op. cit., §52 et 53. (60) Op. cit., § 58. Le droit pénal de l’Union européenne face au juge – Emmanuelle GINDRE DOSSIER I 35 Cette jurisprudence très discutable a cependant été récemment nuancée par trois décisions notables. Dans la première, l’affaire Aranyosi 61, face à un risque réel de violation des droits fondamentaux de la personne remise par l’État d’émission du mandat d’arrêt européen, la CJUE autorise l’État d’exécution à suspendre la procédure le temps d’obtenir de l’autorité d’émission toutes les informations nécessaires à établir ou écarter ce risque. La Cour ne remet pas ici en cause sa jurisprudence antérieure quant à l’exhaustivité des motifs de refus d’exécution, ni quant à la présomption de protection équivalente des droits fondamentaux dans les États membres. Elle rappelle d’ailleurs les principes de confiance mutuelle et de reconnaissance mutuelle obligeant les États membres à donner suite à un mandat d’arrêt européen. Elle précise cependant que ces principes peuvent être limités dans des circonstances exceptionnelles, ainsi qu’elle l’a admis dans son avis 2/13 62, et rappelle que la décisioncadre peut être suspendue sur le fondement de l’article 7TUE, en cas de violation grave et persistante par un État membre des valeurs de l’article 2 TUE, et qu’en tout état de cause son application ne peut avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux consacrés notamment par la Charte 63. En outre, elle pose des conditions strictes à ces limitations : l’exécution du mandat d’arrêt n’est pas abandonnée mais simplement reportée ; le risque de traitement inhumain et dégradant doit être réel mais ne saurait suffire, l’autorité d’exécution doit s’appuyer sur des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée subira effectivement de tels traitements ; enfin elle doit demander en urgence toutes informations utiles à l’autorité d’émission pour établir la réalité de l’atteinte, cette dernière devant coopérer à sa propre mise en accusation, ce qui laisse perplexe [Berlin, 2016]. Dans la seconde, l’affaire Dworzecki 64, la Cour précise les modalités d’exécution d’un mandat d’arrêt européen délivré à l’encontre d’un individu jugé par défaut dans le pays d’émission. Alors que dans l’affaire Melloni, la Cour avait retenu une interprétation très stricte des conditions du refus d’exécution d’un tel mandat, considérant que le respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable était garanti par une information suffisante de l’accusé quant au procès prévu, elle retient ici une interprétation très protectrice du droit à un procès équitable en précisant les modalités d’information exigées. Elle considère ainsi, en interprétant une notion autonome du droit de l’Union, que la condition d’information de l’accusé n’est pas remplie lorsque la citation à comparaître n’a pas été notifiée directement à l’intéressé, mais remise à un tiers et que le mandat d’arrêt ne permet pas de s’assurer qu’il en a effectivement eu connaissance 65. Une telle interprétation révèle le choix d’un standard plutôt élevé de protection des droits fondamentaux par la Cour [Gazin, 2016]. Enfin, dans l’affaire Bob-Dogi, la Cour de justice poursuit son œuvre de renforcement des droits fondamentaux dans le cadre de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen 66. Elle exige que ce dernier repose sur l’émission préalable d’un mandat d’arrêt national, afin que la personne concernée puisse bénéficier dès ce premier stade de la procédure des garanties procédurales et droits fondamentaux dont la protection est assurée par l’État d’émission 67. La Cour indique alors que le système du mandat d’arrêt européen comporte une protection à deux niveaux des droits fondamentaux : un niveau national et le niveau européen 68. Avant ces trois affaires plus protectrices des droits fondamentaux, la CJUE avait déjà eu l’occasion de mettre en échec la procédure du mandat d’arrêt européen, mais sur un tout autre fondement. La Cour de justice, nous l’avons vu, est habituellement réticente à étendre la liste des motifs prévue par la décision-cadre pour refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen. Elle interprète donc très strictement les motifs de refus excipés par les États membres, sauf lorsqu’ils répondent à un autre objectif contenu dans la décisioncadre relative au mandat d’arrêt européen : l’objectif de réinsertion des personnes condamnées. Dans l’affaire Joao Pedro Lopes Da Silva Jorge 69, La Cour de justice devait se prononcer sur une disposition de la législation française de transposition de la décision-cadre, l’article 695-24 al. 2 du Code de procédure pénale. Cette disposition prévoit la (61) CJUE, 5 avril 2016, Aranyosi et Caldararu, aff. C- 404/15 et C-659/15 PPU. (62) EU :C :2014 :2454, §191. (63) CJUE, Aranyosi et Caldararu, § 81 à 83. (64) CJUE 24 mai 2016, Dworzecki, aff. C- 108/16 PPU. (65) Op. cit., §54. (66) CJUE 1er juin 2016, Niculaie Aurel Bob-Dogi, aff. C- 241/15. (67) Ibid., §55. (68) Ibid., §56. (69) CJUE, 5 septembre 2012, Joao Pedro Lopes Da Silva Jorge, aff. C-42/11. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 36 I DOSSIER possibilité pour la France de refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen lorsque la personne qui doit être remise pour l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté est de nationalité française et que les autorités françaises s’engagent à faire exécuter cette peine ou mesure de sûreté. Ce refus n’étant valable que pour les nationaux, c’est sur le fondement de l’objectif de réinsertion et du principe de non-discrimination que l’avocat général invite le juge français à interpréter sa législation contra legem en ouvrant cette cause de refus à un ressortissant portugais résidant en France. La Cour de justice, plus subtile, propose, sur les mêmes fondements, aux juridictions françaises d’utiliser les dispositions de l’ordre juridique interne leur permettant de tirer les conséquences d’une discrimination interdite par le droit national. La loi 2013-711 du 5 août 2013 a mis fin à cette situation délicate en modifiant le Code de procédure pénale pour le rendre conforme à la jurisprudence de la Cour de justice [Beauvais, 2013, p. 809]. La Cour n’a pas remis en cause l’efficacité du droit pénal de l’Union européenne, mais seulement celle de la reconnaissance mutuelle, en valorisant un autre objectif de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice : la lutte contre la récidive permise par les mesures de réinsertion sociale des condamnés, qui est une autre voie pour renforcer l’efficacité du droit pénal de l’Union européenne, dans sa dimension préventive. La Cour de Justice, dans le cadre des recours en annulation ou des questions préjudicielles en appréciation de validité dont elle est saisie, contribue donc à façonner le droit pénal de l’Union européenne en énonçant les principes directeurs qui le gouvernent. Ainsi, elle participe à sa définition, précise les critères du choix de la base juridique lorsque des dispositions ont un contenu ou une finalité pénale, sans pour autant se limiter à la lettre des traités, mais retient une interprétation stricte de ces derniers lorsqu’il s’agit de mettre en balance les impératifs de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice avec le respect des droits fondamentaux garanti notamment par la Charte désormais pleinement applicable n Bibliographie AUBERT (B.), 2012, « Cour de Justice de l’Union européenne et juridictions pénales internes », in GIUDICELLI-DELAGE (G.) ET LAZERGES (C.) (dir.), Le droit pénal de l’Union européenne au lendemain du traité de Lisbonne, coll. « UMR de droit comparé » vol. 28, Paris, Société de législation comparée, p. 287 à 298. BEAUVAIS (P.), 2013, « Droit pénal européen », RTD eur. n° 4, Chroniques, p. 805 à 824. 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C e vendredi 30 mai 2014 vers 12 h 30, lors d’un contrôle de routine à bord d’un car provenant de Bruxelles, trois douaniers arrêtent un passager transportant des armes dont l’une dépassait d’un sac et l’autre de sa veste. Le passager s’appelle Medhi Nemmouche. Il est recherché pour avoir tiré dans le Musée juif de Bruxelles et tué quatre personnes le 24 mai précédent. Le 31 mai 2014, un mandat d’arrêt européen est émis par la justice belge contre lui. Le 26 juin, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Versailles ordonne sa remise. Il se désiste ensuite de son pourvoi en cassation et se voit remis aux autorités judiciaires le 24 juillet 2014 1. Le 18 mars 2016 dans la commune de Molenbeek à Bruxelles, le groupe d’intervention de la police fédérale belge 2 procède à l’arrestation du seul survivant du (1) Sur cette arrestation et cette remise, v. Le Monde, 1er juin 2014, Libération, 29 juill. 2014. (2) Le Monde, 18 mars 2016. © vchalup - fotolia.com Le mandat d’arrêt européen, succès de l’Europe pénale ? DOSSIER I 39 commando suicide qui avait attaqué SaintDenis et Paris la nuit du 13 novembre 2015 faisant 130 morts, 413 blessés, des milliers de victimes indirectes 3. Le 19 mars 2016, les juges d’instruction français en charge de l’information judiciaire portant sur ces attentats émettent un mandat d’arrêt européen à l’encontre de Salah Abdelslam 4. Il est transféré en France par hélicoptère le 27 avril 2016 5. Medhi Nemmouche, Salah Abdelslam, deux suspects d’actes de terrorisme, deux exemples de mandats d’arrêt européens à la mise en œuvre relativement rapide entre les autorités judiciaires belges et françaises. Gildas ROUSSEL Maître de conférences à l’université de Brest. Directeur de l’institut d’études judiciaires, il enseigne le droit pénal et la procédure pénale. Il est l’auteur d’articles et commentaires de jurisprudence principalement en droit de la police judiciaire et droit douanier. Il est aussi auteur de deux ouvrages (Les procès-verbaux d’interrogatoire, L’Harmattan, 2005 ; Suspicion et procédure pénale équitable, L’Harmattan 2010) et d’un manuel (Procédure pénale, 7e éd. Vuibert, 2016). François-Xavier ROUX-DEMARE Doyen de la faculté de droit de Brest et directeur du master 2 droit des personnes vulnérables. Maître de conférences, il enseigne le droit pénal et la procédure pénale. Il est l’auteur de plusieurs articles en droit pénal européen. Son ouvrage publié aux éditions Dalloz De l’entraide pénale à l’Europe pénale a reçu en 2013 le Prix de la recherche de l’École nationale de la magistrature. Sans mandats d’arrêt européens, ces deux suspects auraient fait l’objet de procédures d’extradition classiques. Ces procédures seraient passées par la voie diplomatique, auraient impliqué les ministres des Affaires étrangères et de la Justice des deux pays. Côté français, selon les articles 696-8 à 696-24-1 du Code de procédure pénale, la procédure d’extradition aurait été mise en œuvre par le procureur général, lequel aurait dû, le cas échéant, saisir pour avis la chambre de l’instruction. L’extradition aurait enfin dû être autorisée par décret du Premier ministre pris sur le rapport du garde des Sceaux. Procédure plus longue, plus lourde, plus sujette à des négociations politiques entre les États notamment dans un domaine aussi sensible que le terrorisme. À l’inverse, ainsi que les deux exemples précédents l’illustrent, le mandat d’arrêt européen consiste dans la remise directe d’une personne soupçonnée ou condamnée entre les autorités judiciaires des pays membres de l’Union européenne. Le mandat d’arrêt est donc mû avant tout par une logique procédurale judiciaire horizontale. De plus, il ne s’appuie pas sur l’exigence d’une double incrimination dans 32 cas listés par les textes européens repris par les lois nationales. Bien qu’il ne s’applique pas seulement en matière terroriste, l’histoire du mandat européen est assez liée à celle du terrorisme. Son adoption européenne est le fruit des attentats du 11 septembre 2001 alors que les conventions du 10 mars 1995 et du 27 septembre 1996 réformant le droit de l’extradition au sein de l’Union européenne demeuraient encalminées par l’absence de volonté des États de céder une part de leur souveraineté 6. Dès le 21 septembre 2001, le Conseil européen décida d’un plan d’action au sein duquel figurait l’adoption d’une décision-cadre créant le mandat d’arrêt européen et réformant les procédures de remises au sein de l’Union européenne. Cette décision-cadre fut adoptée le 13 juin 2002 7. Après une révision constitutionnelle en 2003 8, la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 vient insérer en droit français le mandat d’arrêt européen au sein des articles 695-11 à 695-51 du Code de procédure pénale. Depuis, le régime de ce mandat s’est enrichi pour renforcer notamment les droits de la défense des personnes en faisant l’objet 9. (3) Pour un détail de ces événements, v. Fenech (G.), Pietrasanta (S.), 2016, Rapport n° 3922 fait au nom de la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, Assemblée nationale. (4) Son arrestation précipite les attentats suicides du 22 mars 2016 à la station de métro de Maelbeek et à l’aéroport de Bruxelles faisant 32 morts et 340 blessés. Le Figaro, 23 mars 2016. (5) Communiqué de presse du procureur de la République de Paris, 27 avr. 2016. (6) Conv. du 10 mars 1995, relative à la procédure simplifiée d’extradition entre les États membres de l’UE, JOCE, n° C 78 du 30 mars 1995, p. 2 ; Conv. du 27 sept. 1996 relative à l’extradition entre les États membres de l’UE-Déclarations, JOCE n° C 313, 23 oct. 1996, p. 12. (7) Décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (2002/584/JAI), JOCE n° L 190, 18 juill. 2002, p. 1. (8) L. const. n° 2003-267 du 25 mars 2003 relative au mandat d’arrêt européen, JO 26 mars, introduisant un article 88-2 à la Constitution du 4 octobre 1958. (9) V. les lois n° 2009-526 du 12 mai 2009, n° 2011-392 du 14 avril 2011, n° 2013-711 du 5 août 2013, n° 2014-535 du 27 mai 2014, n° 2014-1353 du 13 novembre 2014, n° 2015-993 du 17 août 2015, n° 2016-731 du 3 juin 2016. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 40 I DOSSIER Des attentats de 2001 à ceux de 2014, 2015 et 2016, le mandat d’arrêt européen a constitué l’un des instruments de la réponse concrète de l’Union au terrorisme, mais aussi à d’autres infractions. Il a très vite rencontré l’adhésion des acteurs judiciaires lesquels n’hésitent plus à y recourir. Au-delà, le mandat d’arrêt européen illustre l’efficacité de l’entraide pénale entre les États européens. Si le développement d’une pratique pénale européenne a débuté par l’apparition, le renforcement puis l’institutionnalisation de la collaboration policière dès le début du XXe siècle [Roux-Demare, 2014, p. 126 et s.], elle s’est poursuivie avec la construction d’une véritable collaboration judiciaire. Plus récente, cette coopération judiciaire se renforce efficacement depuis le Traité d’Amsterdam de 1997, qui prévoit l’instauration d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice ». Parmi les symboles de cette coopération, la création d’une Unité européenne de coopération judiciaire décidée lors du Conseil européen de Tampere de 1999 retient une attention particulière. L’agence Eurojust est alors dotée de la mission de promouvoir et de renforcer la coordination et la coopération entre les autorités nationales dans la lutte contre la criminalité transfrontalière grave dans l’Union européenne. Aujourd’hui, les réflexions sont tournées vers l’instauration d’un Parquet européen, qui combattra les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union en exerçant l’action publique devant les juridictions compétentes des États membres. Aux côtés d’Eurojust, le mandat d’arrêt européen est le symbole de l’efficacité de cette coopération judiciaire comme mécanisme procédural. Il démontre les possibilités et les intérêts de la mise en œuvre de cette collaboration européenne, promouvant le renforcement et l’approfondissement de celle-ci. Il est ainsi possible d’affirmer que le mandat d’arrêt européen est un succès à la fois institutionnel et judiciaire. Un succès institutionnel Le mandat d’arrêt européen consiste avant tout dans une procédure de remise directe d’une personne d’une autorité judiciaire d’un État membre vers une autre. D’un point de vue technique, il s’avère un instrument aux mains des magistrats européens leur permettant de pouvoir poursuivre et juger un individu sans que les frontières soient un obstacle trop important. D’un point de vue matériel, il constitue ainsi un instrument procédural de coopération judiciaire et un instrument procédural d’intégration judiciaire. Le mandat d’arrêt européen a été institué comme un outil judiciaire européen et ce faisant, a permis l’institution d’une ébauche de justice européenne intégrée. D’une certaine manière, le mandat d’arrêt européen est devenu une institution de l’Europe judiciaire. Un instrument de coopération Le mandat d’arrêt européen est un instrument plus souple que l’extradition pour remettre ou se faire remettre une personne suspecte ou condamnée. Un auteur [Pradel, 2004] a même parlé de « révolution copernicienne » à son propos, car il ne met plus l’État, au sens de pouvoir exécutif, au centre de la procédure mais le magistrat. Et il met comme interlocuteur direct de ce magistrat un autre magistrat dans un pays européen. Le mandat d’arrêt européen constitue ainsi par essence un instrument de coopération judiciaire directe et horizontale. L’article premier de la décision-cadre et l’article 69511 du Code de procédure pénale énoncent en effet que « Le mandat d’arrêt européen est une décision judiciaire émise par un État membre de l’Union européenne, appelé État membre d’émission, en vue de l’arrestation et de la remise par un autre État membre, appelé État membre d’exécution, d’une personne recherchée pour l’exercice de poursuites pénales ou pour l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privative de liberté ». Cet article ajoute : « L’autorité judiciaire est compétente, selon les règles et sous les conditions déterminées par le présent chapitre, pour adresser aux autorités judiciaires des autres États membres de l’Union européenne ou pour exécuter sur leur demande un mandat d’arrêt européen ». Le mandat d’arrêt européen relève de la seule compétence des autorités judiciaires. Par conséquent, son succès dépend principalement de sa maîtrise par les magistrats et les avocats. D’ailleurs, en 2014, de manière à accentuer encore l’utilisation de cet outil, le Parlement européen a adopté une résolution invitant notamment à renforcer les réseaux d’interconnexion entre acteurs judiciaires, renforcer la formation à l’utilisation de cette procédure et constituer une base de données de la jurisprudence utile 10. L’exécution d’un mandat d’arrêt européen dépend ainsi du dialogue permanent entre les autorités judiciaires d’émission et d’exécution. Le droit français en est un exemple. En cas d’émission par une autorité judiciaire française, l’article 695-15 du Code de procédure pénale (10) Résolution du Parlement européen du 27 février 2014 contenant des recommandations à la Commission sur la révision du mandat d’arrêt européen (2013/2109 (INL)). Le mandat d’arrêt européen, succès de l’Europe pénale ? – Gildas ROUSSEL, François-Xavier ROUX-DEMARE DOSSIER I 41 LE MANDAt D’ARRêt EUROPÉEN A ÉtÉ INStItUÉ COMME UN OUtIL JUDICIAIRE EUROPÉEN Et CE FAISANt, A PERMIS L’INStItUtION D’UNE ÉBAUCHE DE JUStICE EUROPÉENNE INtÉGRÉE. D’UNE CERtAINE MANIèRE, LE MANDAt D’ARRêt EUROPÉEN ESt DEVENU UNE INStItUtION DE L’EUROPE JUDICIAIRE. donne la main au procureur de la République pour conduire la procédure. Même s’il n’en est pas à l’origine, le ministère public s’avère l’autorité décisionnelle qui transforme, le cas échéant, le mandat d’arrêt émis par une juridiction d’instruction, de jugement ou d’application des peines en mandat d’arrêt européen. Le procureur devra alors remplir un formulaire-type en prenant bien le soin de respecter les conditions tenant à la gravité de la peine encourue ou prononcée, la qualification des faits, l’identité et la nationalité de la personne, son degré de participation, la nature de la décision judiciaire à l’origine du mandat. Il devra de même préciser sa qualité et ses coordonnées ou celles du magistrat de permanence de manière à ce que les autorités judiciaires étrangères puissent prendre directement attache avec lui. Le parquet sera aussi à l’origine du choix du type de coopération par le truchement du mode de diffusion du mandat. S’il connaît la localisation précise de la personne visée, il pourra réaliser une transmission directe à l’autorité judiciaire compétente. La circulaire du 11 mars 2004 l’incite néanmoins à passer par le Réseau judiciaire européen afin de connaître précisément l’autorité judiciaire étrangère compétente 11. Pour plus d’efficacité, le site intranet de la Direction des affaires criminelles et des grâces dresse un tableau pays par pays des modes de transmission. Ce document permet ainsi au parquet de connaître le type de transmission acceptée par les autorités étrangères : courrier papier, courrier électronique, télécopie. Si le parquet ne sait pas où se trouve la personne recherchée, il transmettra le mandat à la Mission Justice de la Chancellerie en vue d’une diffusion européenne par la voie du Système d’information Schengen (SIS), du Réseau judiciaire européen, ou d’Interpol, c’est-àdire des outils et organismes de coopération judiciaire ou policière. La circulaire du 20 juillet 2009 énonce que les mandats sont prioritairement transmis par courriel sur la boîte structurelle de la Mission Justice ce qui permet ainsi d’accroître la rapidité des communications vers les organismes de coopération 12. L’efficacité du mandat d’arrêt dépend alors de la coopération avec l’État, lequel doit être éclairé le plus précisément possible sur la situation pénale de la personne recherchée au regard du droit français, mais aussi des objectifs visés par les magistrats français à l’origine de l’émission. L’autorité étrangère doit ainsi connaître la suite qui sera donnée à la procédure lorsque la personne sera remise aux autorités françaises puisque, selon l’article 69518, elle bénéficiera du principe de spécialité empêchant toute poursuite, condamnation ou détention pour des faits antérieurs autres que ceux ayant motivé le mandat, sauf renonciation expresse. Une fois la personne arrêtée à l’étranger, le parquet émetteur sera à son tour informé par l’autorité judiciaire étrangère ou par la Mission Justice ou le Bureau central national Interpol. Le mandat d’arrêt européen exige ainsi lors de son émission un dialogue permanent entre les différentes strates de la coopération judiciaire. Celle-ci perdure lorsque les autorités françaises se trouvent en position d’exécutrices du mandat. Lorsque les autorités françaises sont destinataires d’un mandat d’arrêt européen, la logique de coopération avec l’État émetteur perdure. L’exécution du mandat relève alors du parquet général. Selon les articles 695-26 à 695-28-1, il est notamment récipiendaire des mandats directement envoyés à lui par tout moyen écrit. En cas d’incompétence territoriale, il doit alors transmettre le mandat à son homologue compétent tout en informant l’autorité judiciaire de l’État membre d’émission. La centralisation de l’exécution des mandats d’arrêt émis dans le cadre du terrorisme facilite d’ailleurs les choses en cette matière. Lorsque la personne aura été appréhendée puis conduite devant le procureur général et qu’il l’aura informée de l’existence et du contenu du mandat, il devra prendre attache avec l’autorité judiciaire émettrice. Une fois que la chambre de l’instruction sera saisie afin qu’elle se prononce sur la remise, elle devra se renseigner sur les quantums de peine définis par la législation de l’État d’émission ou sur les objectifs de cet État afin d’éviter une remise alors que les raisons d’émission du (11) Circ. CRIM-04-2/CAB-11.03.2004, JUS-D-04-30039C. (12) Circ. DACG du 20 juill. 2009, NOR : JUSD0919180C. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 42 I DOSSIER mandat sont dues aux opinions politiques de la personne visée. D’après l’article 695-33, la chambre pourra ainsi demander un complément d’information auprès de l’État d’émission, lequel devra alors lui fournir dans le délai de dix jours. Ainsi que l’énonce la Chambre criminelle dans un arrêt du 21 novembre 2007 : « Lorsque les informations contenues dans le mandat d’arrêt européen sont insuffisantes pour permettre à la chambre de l’instruction de statuer sur la remise de la personne recherchée dans le respect de ses droits fondamentaux, cette juridiction est tenue de les solliciter auprès des autorités de l’État d’émission 13 ». La jurisprudence enjoint très clairement à la coopération judiciaire avec l’État émetteur direct afin d’assurer un éclairage complet des juges en charge de la décision de remise. Grâce à l’article 695-42, la chambre peut aussi consulter l’unité Eurojust pour savoir à quel État remettre la personne lorsque plusieurs ont émis un mandat européen à son encontre. La phase juridictionnelle de la procédure peut être l’occasion de séquences d’interactivité judiciaire entre les magistrats français et étrangers. Selon l’article 695-30, la chambre de l’instruction peut ainsi autoriser l’État membre d’émission à intervenir à l’audience, sans toutefois devenir partie à la procédure, par l’intermédiaire d’une personne habilitée tel un magistrat de liaison. L’article 695-46 permet aussi à l’État d’émission de saisir la chambre de toute demande ayant pour objet d’étendre le champ du mandat à d’autres faits que ceux faisant l’objet de la demande de remise. En outre, lorsque la personne a déjà été remise à la France par un autre État sous couvert du principe de spécialité, l’article 695-26 impose au parquet général de s’assurer du consentement de cet État. Tant dans l’hypothèse d’émission que de réception par les autorités judiciaires françaises, le mandat d’arrêt européen exige ainsi un dialogue permanent, direct ou par le biais des unités de coopération judiciaire internationale, avec les autorités judiciaires étrangères. Ce dialogue judiciaire devient ainsi institutionnalisé. Ce dialogue s’avère alors la marque d’une logique intégrative toujours sous-jacente en matière de mandat d’arrêt européen. Un instrument d’intégration Le mandat d’arrêt européen s’illustre par cette relation entre les magistrats des États européens, appelés à collaborer directement au niveau horizontal. Complètement admise aujourd’hui, cette relation est le fruit d’une importante évolution, ayant permis de lever les nombreuses craintes de la part des États membres, soucieux de conserver un contrôle sur leurs compétences régaliennes. Si « le droit à une bonne administration de la Justice implique que l’exécution des décisions de Justice soit elle-même effective et efficace 14 », la mise en œuvre pratique de cette observation de bon sens n’a pas toujours été évidente. En effet, dès lors qu’il y avait un élément d’extranéité, une procédure judiciaire devenait rapidement plus complexe à mettre en œuvre, comme pour les procédures d’extradition. Elle nécessitait alors une procédure d’exequatur, c’est-à-dire « la mise en œuvre de l’imperium du juge auquel il est demandé d’apposer sur un titre émanant, soit d’une autorité publique étrangère, soit d’un tribunal arbitral, la formule exécutoire nécessaire pour poursuivre en France l’exécution forcée du titre 15 ». Cette procédure, illustrant la défiance envers les autorités judiciaires étrangères, se présentait comme un véritable contrôle du juge devant délivrer la formule exécutoire à la décision étrangère. Pour dépasser cette complexité procédurale et à l’appui de l’approfondissement de l’harmonisation des législations, les institutions européennes vont développer le principe de reconnaissance des décisions judiciaires. Ce principe se développe dans le cadre du Conseil de l’Europe, qui y fait recours dans plusieurs conventions. Néanmoins, l’Union européenne va rapidement affirmer et consacrer ce principe, usant de la confiance réciproque grandissante entre ses États membres. Parmi les déclarations de l’importance de ce principe, il faut plus particulièrement citer les indications portées lors du Conseil européen de Tampere de 1999, qui précise qu’il « devrait devenir la pierre angulaire de la coopération judiciaire en matière tant civile que pénale au sein de l’Union 16 ». Le principe est simple puisqu’il s’agit de permettre la reconnaissance d’une décision rendue par les autorités d’un État membre, sans avoir à recourir à aucune procédure. Ce principe de reconnaissance permet donc d’améliorer la prise en compte d’une décision étrangère par l’ordre juridique des autres États européens. Toutefois, ce principe soulève des difficultés d’application en pratique. Les documents demandés pour permettre l’authentification de la décision (par exemple, un certificat signé et au contenu certifié exact par l’autorité compétente), la procédure en cas de contestation de la décision, l’éventuel contrôle de la double incrimination, (13) Crim., 21 nov. 2007, Bull. crim. n° 292, Recueil Dalloz. 2008. 20 note Girault (C.). (14) Conseil de l’Europe - Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), L’exécution des décisions de justice en Europe, Préparé par l’équipe de recherche sur l’exécution des décisions de justice (Nancy-Université (France)/Institut suisse de droit comparé) et examiné par le CEPEJ-GT-EVAL lors de sa 8e réunion, Strasbourg, Conseil de l’Europe, Collection « Les études de la CEPEJ », n° 8, p. 19. (15) Santa-Croce (M.), « Exequatur », in Cadiet (L.) (dir.), Dictionnaire de la Justice, Paris, PUF, 2004, p. 500. (16) Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999, Conclusions de la présidence, point 33. Le mandat d’arrêt européen, succès de l’Europe pénale ? – Gildas ROUSSEL, François-Xavier ROUX-DEMARE DOSSIER I 43 la prévision de motifs de non-reconnaissance, de nonexécution et de report sont autant d’obstacles pratiques à une véritable circulation des décisions judiciaires. Si ce principe demeure le mécanisme privilégié pour assurer la circulation des décisions judiciaires européennes, l’approfondissement de la confiance réciproque entre les systèmes juridiques et judiciaires des États membres a permis la mise en œuvre de procédures uniformes entre les États européens. d’englober la très grande majorité des infractions. Selon l’article 695-12 du Code de procédure pénale : « Les faits qui peuvent donner lieu à l’émission d’un mandat d’arrêt européen sont, aux termes de la loi de l’État membre d’émission, les suivants : 1° Les faits punis d’une peine privative de liberté d’une durée égale ou supérieure à un an ou, lorsqu’une condamnation à une peine est intervenue, quand la peine prononcée est égale ou supérieure à quatre mois d’emprisonnement ; 2° Les faits punis d’une mesure de sûreté privative de liberté d’une durée égale ou supérieure à un an ou, lorsqu’une mesure de sûreté a été infligée, quand la durée à subir est égale ou supérieure à quatre mois de privation de liberté ». Le contrôle de la double incrimination est écarté pour une liste de 32 infractions, énumérées à l’article 695-23 du Code de procédure pénale, parmi lesquelles la participation à une organisation criminelle, le terrorisme, la traite des êtres humains, l’exploitation sexuelle des enfants et la pornographie infantile. Dans la poursuite de la mise en application de ce principe de reconnaissance et comme étape ultime, les États peuvent mettre en œuvre une procédure commune pour adopter une décision. L’avantage d’une telle procédure est de ne plus avoir à reconnaître la décision adoptée par une autorité judiciaire étrangère. Le mandat d’arrêt européen est l’illustration d’une telle procédure simplifiée permettant la remise d’une personne. La procédure débute devant Néanmoins, des motifs de les juridictions de l’État non-exécution du mandat LE MANDAt D’ARRêt EUROPÉEN SE d’émission du mandat. Cette ont été prévus, mais ils PRÉSENtE ALORS COMME UN SyMBOLE décision est alors transmise sont strictement énumérés. à l’État d’exécution pour L’article 3 de la décisionDE L’ÉVOLUtION DE L’UNION EN qu’il mette en œuvre la cadre et les articles 695MAtIèRE PÉNALE, ILLUStRANt LE PASSAGE décision. La décision-cadre 22 à 695-23 du Code de souligne, dans les termes procédure pénale présentent D’UNE ENtRAIDE à UNE INtÉGRAtION utilisés, la nature impérative les motifs obligatoires de PÉNALE. LA RÉUSSItE PRAtIqUE DE de l’obligation de l’État refus par l’État d’exécution, d’exécution. Ainsi, l’article notamment si les faits CEttE PROCÉDURE, VÉRItABLE SUCCèS 1er de la décision-cadre est infractionnels sont couverts JUDICIAIRE, ESt DE NAtURE à FAVORISER contenu dans un paragraphe par une amnistie, une intitulé « définition du mandat prescription ou l’application L’APPROFONDISSEMENt DE CEttE d’arrêt européen et obligation du principe non bis in idem. INtÉGRAtION PÉNALE. de l’exécuter », dont nous Il existe également des soulignons la fin du titre. motifs facultatifs de refus, Cet article précise alors que énumérés à l’article 4 de la « les États membres exécutent tout mandat d’arrêt européen ». décision-cadre et contenus dans l’article 695-24 du Code Certes, cette formulation impérative ne supprime pas de procédure pénale. Par exemple, l’exécution du mandat toutes compétences aux autorités de l’État d’exécution. peut être refusée si les faits ont été commis en tout ou partie En revanche, les termes utilisés illustrent bien la volonté en France ou si la personne contre qui est émis le mandat de limiter les prérogatives des autorités d’exécution, est ressortissante française ou réside en France. Quel favorisant une exécution automatique, minimisant que soit le refus, l’article 695-25 du Code de procédure les formalités pour la mise en œuvre et réduisant les pénale prévoit que celui-ci doit être motivé. Ainsi, les contrôles éventuels. L’État d’exécution possède donc des contrôles pouvant être réalisés par l’État d’exécution sont prérogatives, mais qui tendent à se limiter à de simples strictement encadrés, même s’ils persistent, avec l’objectif contrôles avant exécution pour authentifier la décision. Ils d’assurer l’efficacité de la procédure. sont des « contrôles minimums 17 ». Sera notamment contrôlée l’infraction donnant lieu à l’émission du mandat, tant du Ni la nationalité ni l’infraction dans un but politique point de vue du quantum de la peine que de l’existence de n’apparaissent comme motifs obligatoires de nonla double incrimination 18. La fixation du quantum permet exécution. Cette observation démontre d’autant plus (17) De Roux (X.), 2002, Rapport n° 463 relatif au mandat d’arrêt européen, Assemblée nationale, p. 14. (18) Il s’agit de contrôler que les faits infractionnels qui motivent l’émission du mandat d’arrêt européen constituent également une infraction dans le droit de l’État d’exécution. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 44 I DOSSIER que cette procédure s’appuie sur la réalité de la confiance mutuelle des États membres dans les systèmes judiciaires respectifs, tous encadrés par les mêmes principes fondamentaux des droits de l’homme. Il ne s’agit plus d’une simple procédure de coopération entre les États membres, mais d’une véritable procédure d’intégration, puisqu’elle permet d’« unifier les partenaires en les soumettant à des finalités communes et en faisant converger leurs comportements suivant des procédés qui peuvent être autoritaires 19 ». Le mandat d’arrêt européen se présente alors comme un symbole de l’évolution de l’Union en matière pénale, illustrant le passage d’une entraide à une intégration pénale. La réussite pratique de cette procédure, véritable succès judiciaire, est de nature à favoriser l’approfondissement de cette intégration pénale. Un succès judiciaire Le mandat d’arrêt européen n’est pas exempt de vices : la suppression de la double incrimination ne concerne que 32 infractions, les motifs de refus laissent subsister une forme résiduelle d’exequatur, la transposition de la décision-cadre provoque des aménagements par les législateurs nationaux… Pourtant et malgré ces critiques, la mise en œuvre globale de cette procédure se révèle être « un succès 20 ». L’efficacité de cette procédure est rapidement acquise, comme le démontre sa forte utilisation. Pis, le mandat d’arrêt européen soulève la question de sa trop grande efficacité. Un instrument d’efficacité Comme tout instrument, le mandat d’arrêt européen ne peut être considéré comme efficace que s’il est utilisé par les autorités judiciaires et si celles-ci en retirent un avantage. Le nombre de mandats émis permet ainsi d’illustrer son appréhension par les magistrats. Ceux-ci ne vont utiliser cette procédure que si elle s’avère rapide à mettre en œuvre. Sur ces deux points, le bilan du mandat d’arrêt européen s’avère relativement positif. Selon la Direction des affaires criminelles et des grâces, entre 2004 et 2008, 1 012 personnes, dont 291 nationaux, ont été remises à la France en exécution de mandats d’arrêt européens tandis que 1 084 personnes, dont 285 nationaux, ont été remises à des États membres 21. En 2015, les autorités judiciaires françaises ont émis 1 131 mandats d’arrêt européens ayant abouti à 129 remises contre 1 070 émissions pour 411 remises en 2014. 844 mandats d’arrêt européens émis ont été diffusés via le SIS et ont donné lieu à 468 interpellations dans des États étrangers 22. L’augmentation du nombre de mandats émis illustre le fait que les magistrats français se sont emparés de cet outil. Parallèlement, l’essentiel des mandats d’arrêts européens reçus par les autorités judiciaires françaises provient seulement de quelques pays : Roumanie, Pologne, Espagne, Belgique, Italie, Allemagne, Pays-Bas et Portugal. La coopération judiciaire n’est ainsi pas uniforme sur l’ensemble du territoire de l’Union. Un noyau dur d’États se détache tandis que d’autres ne facilitent pas la mise en œuvre de la procédure. De même, demeurent encore des difficultés de traduction des mandats émis par l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Le principe de proportionnalité est aussi parfois quelque peu malmené par la Pologne et la Roumanie lorsque leurs autorités judiciaires émettent, de moins en moins toutefois, des mandats d’arrêts européens pour des faits anciens, ou peu graves ou encore dont le quantum de peine s’avère très faible. S’agissant de la durée de mise en œuvre, la Commission européenne a noté en 2011 que la durée moyenne de remise du suspect est passée de douze mois du temps de l’extradition à 16 jours en cas de consentement par l’intéressé à sa remise et à 48 jours en cas de refus 23. En 2015, selon la Direction des affaires criminelles et des grâces, le délai moyen de remise par les autorités judiciaires françaises a été de 10 jours lorsque les personnes visées consentaient à la remise et 17 jours pour les nonconsentants. Ce délai est en baisse puisqu’il était de 14 jours en 2012 et 19 jours en 2014 pour les consentantes et de 37 jours en 2012 et 34 jours en 2014 pour les personnes non-consentantes 24. (19) SUR (S.), 2009, Relations internationales, Paris, Montchrestien – Lextenso éditions, 5e éd., p. 273. (20) Comm. eur., « La Commission estime que la mise en œuvre du mandat d’arrêt européen est un succès », Comm. Presse, Bruxelles, 23 févr. 2005, IP/05/207, p. 1. (21) Lemoine (P.), 2009, « La jurisprudence de la chambre criminelle en matière de mandat d’arrêt européen », Bulletin d’information de la Cour de cassation, n° 698, p. 6. (22) Direction des affaires criminelles et des grâces, Bureau de l’entraide pénale internationale, « Année 2015 : le suivi de l’activité relative au mandat d’arrêt européen », ministère de la Justice, 2016. (23) Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur la mise en œuvre, depuis 2007, de la décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, Bruxelles, le 11.4.2011 COM (2011) 175 final. (24) Direction des affaires criminelles et des grâces, préc. Le mandat d’arrêt européen, succès de l’Europe pénale ? – Gildas ROUSSEL, François-Xavier ROUX-DEMARE DOSSIER I 45 L’abaissement du temps procédural est ainsi un acquis majeur du mandat d’arrêt européen et l’un des principaux arguments en faveur de son utilisation. En outre, selon une logique vertueuse, plus il est utilisé, plus les magistrats en maîtrisent l’usage et ainsi en réduisent la durée. Cet abaissement provient aussi du fait que la procédure de remise est assez rapide. Par transposition de l’article 17 de la décision-cadre, le Code de procédure pénale met en place des délais relativement courts afin de garantir la célérité de mise en œuvre du mandat. Ainsi, toute personne appréhendée en exécution d’un mandat d’arrêt européen doit être conduite dans les 48 heures devant le procureur général. Si la personne en fait la demande, elle est aussitôt transmise à l’autorité judiciaire compétente de l’État membre d’émission en application de l’article 695-27. Lorsque la personne est incarcérée, l’article 695-29 pose un délai de cinq jours ouvrables à compter de la date de sa présentation au procureur général pour qu’elle comparaisse devant la chambre de l’instruction. Ensuite, d’après l’article 695-31, si la personne consent à sa remise et que les conditions d’exécution du mandat sont remplies, la chambre doit statuer dans les sept jours de la comparution. Si elle n’y consent pas, la chambre doit statuer dans le délai de 20 jours à compter de la date de sa comparution. La remise est enfin organisée par le procureur général dans les dix jours suivant la date de la décision définitive de la chambre de l’instruction. En cas de force majeure, la date de remise est décalée en accord avec l’État d’émission. D’après l’article 695-27, la remise doit alors avoir lieu dans les dix jours suivant la nouvelle date. Ce délai s’applique aussi, selon l’article 695-38, lorsque la chambre de l’instruction a ordonné qu’il soit sursis temporairement à la remise pour des raisons humanitaires sérieuses. Bien sûr, les délais de pourvoi en cassation s’appliquent. Toutefois, l’article 695-43 énonce que si, notamment en cas de pourvoi en cassation, la décision définitive sur l’exécution du mandat ne peut être rendue dans le délai de 60 jours à compter de l’arrestation de la personne recherchée, le procureur général en informe immédiatement l’autorité judiciaire de l’État membre d’émission et lui indique les raisons du retard. Le délai de remise est alors prolongé de 30 jours supplémentaires. Néanmoins, le nombre de procédures pour lesquelles a été dépassé le délai maximal de 90 jours pour rendre une décision définitive sur l’exécution reste non seulement faible, mais en plus, diminue. Ce nombre est ainsi passé de 28 en 2014 à 8 en 2015 25. Le mandat d’arrêt européen permet donc aux autorités judiciaires nationales de se voir rapidement et directement remettre par leurs homologues européens des personnes recherchées pour des infractions graves. Si le succès du mandat devait se mesurer à l’aulne de cette seule logique, alors démonstration serait faite de celui-ci mais surtout au sein d’un nombre restreint d’États et malgré la subsistance de quelques difficultés matérielles ou procédurales. Le succès, bien que réel, ne serait donc pas si éclatant. Toutefois, si le mandat d’arrêt européen est un instrument d’efficacité judiciaire encore améliorable dans son utilisation concrète sur le vieux continent, il constitue aussi un outil d’anticipation de la justice à l’échelle européenne elle-même. Un instrument d’anticipation L’utilisation du mandat se recentre sur un ensemble restreint d’infractions pour lesquelles, semble-t-il, les autorités judiciaires estiment indispensables que leur soit remise la personne recherchée. La gravité de l’infraction devient un marqueur du mandat d’arrêt européen à mettre en lien avec le principe de proportionnalité posé par l’article 2 de la décision-cadre et rappelé dans ses considérants. Ainsi, les statistiques du ministère de la Justice français laissent transparaître que le mandat d’arrêt européen est plus mobilisé pour certaines infractions que pour d’autres 26. En 2015, les autorités judiciaires françaises ont émis principalement des mandats d’arrêt européens en matière d’infractions graves : infractions à la législation sur les stupéfiants (108), vols aggravés, destructions et dégradations (105), homicides et atteintes aux personnes ayant entraîné la mort (48), infractions à caractère sexuel (36), terrorisme (25), atteintes aux personnes n’ayant pas entraîné la mort (21), traite des êtres humains (20), fraude et corruption (16). S’agissant plus particulièrement du terrorisme, le parquet de Paris a augmenté de manière importante ses émissions (+ 69 % entre 2014 et 2015) en raison de l’intensification de son activité de lutte contre le terrorisme à la suite des attentats. En cette matière, le nombre de mandats émis a crû de plus de 140 % en un an et n’est pas près de diminuer. (25) Ibid. (26) Ibid. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 46 I DOSSIER L’utilisation du mandat d’arrêt européen dans le cadre de la lutte contre le terrorisme illustre l’efficacité, parfois même, l’éventuelle « sur-efficacité » de la procédure. La suppression de la double incrimination associée aux lacunes persistantes en matière d’harmonisation législative peut donner lieu à des situations délicates. Celles-ci ont été stigmatisées par la demande de remise délivrée par l’Espagne à l’encontre de Mme Aurore Martin, à laquelle étaient reprochés sa participation à plusieurs réunions publiques, la rédaction d’un article et un engagement politique en tant que membre du parti indépendantiste basque « Batasuna ». Ce parti est interdit côté espagnol en raison du soutien apporté à l’organisation terroriste ETA 27, alors que ce parti a une activité légale côté français. Si en Espagne, elle encourt l’emprisonnement pour participation à une organisation terroriste, les mêmes comportements ne font l’objet d’aucune qualification pénale en France. Malgré tout et dans le respect de la procédure, Mme Aurore Martin est remise à la justice espagnole 28. Condamnée à un an et huit mois de prison, elle n’exécutera pas sa peine à la suite d’un accord judiciaire 29. L’histoire semble se répéter puisqu’une demande de mandat d’arrêt européen a été lancée à l’encontre de Mme Émilie Martin, la sœur de la précédente, pour son rôle dans une association de soutien aux prisonniers basques. La chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Pau a refusé, le 18 octobre 2016, la remise, car les faits reprochés étaient survenus en France 30, usant d’un motif facultatif de refus. Il ne s’agit pas de critiquer le mandat d’arrêt européen, qui montre au contraire son efficacité et sa rapidité avec des délais de remise courts, ni la collaboration entre les États qui démontre la réelle confiance mutuelle entre eux. Néanmoins, des critiques doivent être adressées à l’absence de définition commune sur des comportements infractionnels fondamentaux comme le terrorisme. Dans le cas d’espèce évoqué, il apparaît étonnant qu’un même parti politique (sauf à considérer qu’il y a deux partis différents) puisse être interdit dans un pays et autorisé dans un autre. Cette observation invite les États à poursuivre le travail d’harmonisation du droit pénal de fond, ce qui permettra à l’avenir d’étendre la liste des 32 infractions sans double incrimination à d’autres comportements infractionnels. De même, ces affaires font renaître les critiques relatives à la remise des nationaux. Outre la possibilité de refuser de façon facultative celle-ci, il semble aujourd’hui tout à fait justifié de pouvoir remettre un individu auteur d’une infraction à l’étranger, dès que ce pays respecte les droits de l’homme. Au contraire, l’impunité résultant d’une fuite dans son pays serait une possibilité éminemment critiquable. Le mandat d’arrêt européen est donc « un succès en termes de remise des nationaux » [Bellet, 2009, p. 148]. Parfois, cette remise est néanmoins refusée, car elle serait de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux, par exemple une « atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti à l’article 8 de la Convention européenne ». Tel était le cas d’une affaire où un mandat avait été délivré par les autorités judiciaires allemandes à l’encontre d’une requérante française, mère élevant cinq enfants scolarisés, aux fins d’exécution de la peine de sept mois d’emprisonnement prononcée pour le vol d’un porte-monnaie contenant quarante euros 31. Les juridictions nationales sont alors amenées à mettre en balance les risques pour les droits fondamentaux (vie privée et familiale, conditions de détention, etc.) avec la gravité de l’infraction, pour éventuellement refuser la remise. De telles décisions « montrent que le respect des droits fondamentaux a une valeur supérieure à toute autre considération » [Haguenau-Moizard, Gazin et Leblois-Happe, 2016, p. 112] et que l’efficacité du mandat d’arrêt européen ne doit pas remettre en cause ces droits. La grande efficacité du mandat d’arrêt européen trouve alors ses limites dans la protection des droits de l’homme, ce qui ne peut être que salué. Conclusion L’utilisation du mandat d’arrêt européen démontre la confiance mutuelle des États européens appartenant à un unique territoire européen : à l’Europe pénale. Cette procédure simplifiée de remise remplace la complexe procédure d’extradition entre les États membres de l’Union européenne. Elle offre aux autorités judiciaires, qui y recourent fortement, un cadre d’action efficace, rapide et strictement encadré. Le mandat d’arrêt européen répond ainsi à l’Europe de la liberté (notamment de circulation), mais aussi à l’Europe de la sécurité et de la justice. Le succès est bien là, même s’il n’est évident que pour certaines infractions et entre certains États. Le bilan de sa (27) ETA pour « Euskadi Ta Askatasuna » soit en français « Pays basque et liberté ». (28) Castex (F.), « Aurore Martin ou les limites du mandat d’arrêt européen », Huffingtonpost, 10 nov. 2012. (29) « Espagne : la militante basque Aurore Martin évite la prison à la suite d’un accord judiciaire », Le Monde, 13 janv. 2016. (30) « La Cour d’appel refuse de remettre la militante basque Émilie Martin à l’Espagne », Le Monde, 18 oct. 2016. (31) Crim., 12 mai 2010, Bull. crim., n° 86, pourvoi n° 10-82.746. Le mandat d’arrêt européen, succès de l’Europe pénale ? – Gildas ROUSSEL, François-Xavier ROUX-DEMARE DOSSIER I 47 mise en œuvre laisse entrevoir qu’une fois encore au sein de l’Union, certains États coopèrent plus que d’autres et sont prêts à aller un peu plus loin dans l’intégration. Par conséquent, il est peu probable que le mandat d’arrêt européen fasse l’objet d’une remise en cause, car celle-ci signifierait un recul dans la lutte contre la criminalité, ce que les États pourraient difficilement faire admettre à leurs opinions publiques. Le succès du mandat d’arrêt européen tient ainsi beaucoup à ce qu’il est in fine : un outil pragmatique de lutte contre la délinquance à l’heure de la mondialisation n Bibliographie BELLET (P.), 2009, « La coopération judiciaire internationale en matière pénale », Cahiers de la sécurité, n° 8, p. 144148. HAGUENAU-MOIZARD (C.), GAZIN (F.), LEBLOISHAPPE (J.), 2016, Les fondements du droit pénal de l’Union PRADEL (J.), CORSTENS (G.), 2009, Droit pénal européen, Paris, Dalloz, coll. Précis, 3e éd., 834 p. ROUSSEL (G.), ROUX-DEMARE (F.-X) (dir.), 2016, L’européanisation de la justice pénale, Paris, Cujas, coll. « Actes & Études », 180 p. européenne, Bruxelles, Larcier, coll. Paradigme, 200 p. KOERING-JOULIN (R.), 2009, « Mandat d’arrêt européen et contrôle du droit de l’État d’émission. D’un degré de confiance élevé à une confiance mesurée », Études à la mémoire du professeur Bruno Oppétit, Paris, Litec-Lexis Nexis, p. 395-409. ROUX-DEMARE (F.-X.), 2014, De l’entraide pénale à l’Europe pénale, Paris, Dalloz, Bibliothèque de la Justice, 650 p. ROUX-DEMARE (F.-X.), 2012, « Vers la suppression de l’exequatur en Europe ? Approches générales de l’exécution des décisions au niveau européen », Revue juridique de l’Ouest, p. 151-182. PRADEL (J.), 2004, « Le mandat d’arrêt européen, Un pre- mier pas vers une révolution copernicienne dans le droit pénal français de l’extradition », Recueil Dalloz, chron. p. 1392. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 48 I DOSSIER © sebboy12 - fotolia.com La présomption d’innocence selon la directive UE 2016/343 du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales Jean PRADEL E ncore un texte extranational sur la présomption d’innocence, avec la directive de l’Union européenne du 9 mars 2016 ! Il est vrai que le spécialiste de la procédure pénale commence à être saturé par l’avalanche de textes sur ce thème. Longtemps, le silence régna. Or, à partir du milieu du XXe siècle, les textes internationaux et européens se multiplient, comportant au plus deux lignes, rédigés tous à l’identique et ne posant qu’un principe. Et l’on peut citer la Conv. EDH de 1950 en son article 6 § 2 1, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 en son article 14, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1945 en son article 11, et bien sûr l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000, pour ne citer que les plus connus. Dès lors pourquoi encore un texte quand l’Europe en dispose déjà de deux, la Convention de 1950 et la Charte de 2000 ? Avant tout, pour une raison fondamentale : pour assurer le principe de la reconnaissance mutuelle des jugements et autres décisions judiciaires nationales, il faut bien que les systèmes de justice nationale inspirent un degré élevé de confiance et de respect des droits de l’homme en procès. Or, il ne peut en être ainsi que si s’applique de manière satisfaisante la présomption d’innocence, moyen d’éviter des dérives et notamment des condamnations injustifiées. Le 11 décembre 2009, le Conseil européen (1) La littérature est considérable, v. par ex. Renucci (J.-F.), Traité de droit européen des droits de l’homme, 2e éd., LGDJ, 2012, p. 546 et s. ; Pradel (J.), Corstens (G.) et Vermeulen (G.), Droit pénal européen, 3e éd., Dalloz, 2009, p. 395 et s. La présomption d’innocence selon la directive UE 2016/343 – Jean PRADEL Jean PRADEL Professeur émérite de l’Université de Poitiers, ancien juge d’instruction. DOSSIER I 49 de la Cour européenne des droits de l’homme 5 », ce qui veut dire que celle-ci est respectée et peut même servir de point de départ à la directive. Ensuite, et comme négativement, la directive ne s’applique ni aux procédures civiles, ni aux procédures administratives 6. La grande question est celle du contenu de la directive et donc de la présomption d’innocence. L’article 1er de la directive nous renseigne ainsi : « La présente directive établit des règles minimales communes concernant : a) certains aspects de la présomption d’innocence dans le cadre des procédures pénales ; b) le droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales ». Ces deux questions font l’objet d’un chapitre, en réalité le second 7, intitulé « Présomption d’innocence » qui traite en réalité des conséquences immédiates attribuées à celle-ci. Un second chapitre, en réalité le troisième, est intitulé « Droit d’assister à son procès » et s’attache en vérité à l’examen des conséquences lointaines de la présomption d’innocence. Celle-ci est donc le trait commun à toutes les dispositions de la directive de 2016. On va le vérifier. soulignait que « la feuille de route adoptée le 30 novembre précédent n’était pas exhaustive 2 » et « qu’il fallait déterminer d’autres questions telles que notamment la présomption d’innocence… afin de promouvoir une meilleure coopération en ce domaine 3 ». D’où la nécessité pour les autorités européennes de « définir des règles minimales communes concernant certains aspects de la présomption d’innocence et le droit pour l’accusé d’assister à son procès ». C’est ainsi qu’est née la directive du 9 mars 2016, objet de la présente étude. Cela rappelé, le domaine de la directive de 2016 est assez réduit. D’abord, la directive ne s’intéresse qu’aux personnes physiques 4 dès lors qu’elles sont concernées par une procédure pénale « sans préjudice de la jurisprudence Conséquences immédiates de la présomption d’innocence Les textes européens et internationaux antérieurs à la directive de 2016 se contentaient d’affirmer brièvement le principe de cette présomption. Or, la nouvelle directive – et c’est là son intérêt lié à sa nouveauté – décline diverses conséquences, au nombre de deux si l’on veut simplifier les choses. Il y a bien sûr des conséquences relatives à la charge de la preuve, ce qui constitue l’aspect traditionnel de la présomption d’innocence. Mais la directive oblige aussi les États membres à prendre des mesures de précaution, qui ne touchent pas directement à la preuve et qui visent surtout le public 8. (2) Cette feuille de route visait à renforcer les droits procéduraux des suspects et des personnes poursuivies et comportait plus précisément l’adoption de mesures relatives à la traduction et à l’interprétation (mesure A), au droit à l’information concernant les droits et l’accusation (mesure B), au droit à l’assistance d’un avocat (mesure C), au droit à la communication avec les proches, les employeurs et les consuls (mesure D) et à des garanties particulières pour les suspects et personnes vulnérables (mesure E). (3) Directive 2016/343, cons. 7. (4) Le cas des personnes morales pouvant être abordé plus tard, cons. 12 et 13. (5) Cons. 11. (6) Cons. 11. (7) En effet, le chapitrer I s’intitule : « Objet et champ d’application ». (8) Dans le même esprit, le droit français distingue les mesures destinées à protéger la réputation de la personne impliquée et les mesures d’ordre probatoire, v. Pradel (J.), Procédure pénale, 18e éd., Cujas, 2015, n° 385 et s. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 50 I DOSSIER Les mesures de précaution imposées aux autorités vis-à-vis du public Sous cette appellation qui ne figure pas expressément dans le texte de la directive, on peut envisager les références publiques sur la culpabilité (art. 4) et celles relatives à la présentation des suspects aux audiences publiques (art. 5). Au titre des références publiques, le législateur européen vise l’obligation pour les autorités publiques d’éviter dans leurs communiqués toute phrase qui pourrait laisser entendre que la personne est coupable. Selon l’article 4, 1°, « les États membres prennent les mesures nécessaires pour veiller à ce que les déclarations publiques des autorités publiques… ne présentent pas un suspect ou une personne poursuivie comme étant coupable aussi longtemps que sa culpabilité n’a pas été légalement établie… ». Ce texte vise une pratique assez générale selon laquelle au début d’une affaire ayant ému l’opinion publique (un crime de sang atroce, le déraillement d’un train, l’écrasement d’un avion…), un magistrat, souvent du parquet, fait un communiqué oral ou écrit à la presse. Cette pratique présente l’avantage d’informer le public de ce que fait la justice, voire de lui demander d’aider la justice. Mais le risque est que le praticien écorche la présomption d’innocence, même involontairement ou pour bien faire. D’où l’article 9, 1. Au titre de la présentation des suspects et des personnes poursuivies (art. 5 de la directive), les États membres doivent prendre « les mesures appropriées pour veiller à ce que les suspects ou les personnes poursuivies ne soient pas présentés à l’audience ou en public comme étant coupables par le recours à des mesures de contrainte physique ». Le considérant 20 donne l’exemple du prévenu qui serait présenté à l’audience en uniforme de détention, de façon à éviter de donner l’impression que cette personne est coupable, ce qui implique la possession de vêtements « civils » par coupable. On pourrait aussi bien donner l’exemple des menottes : il faut éviter que la personne arrêtée monte les marches du Palais de justice menottée. Les mesures concernant la charge de la preuve des faits Jusqu’à la directive de 2016, les textes consacrant la présomption d’innocence n’apportaient rien de précis sur la mise en œuvre de la preuve. Deux articles de la directive donnent quelques détails, l’article 6 sur la charge de la preuve et l’article 7 sur le droit pour l’accusé de garder le silence et de ne pas s’incriminer soi-même. Le premier de ces articles concerne les obligations des magistrats et le second les droits de l’accusé. La charge de la preuve L’article 6, 1° décide que « les États membres veillent à ce que l’accusation supporte la charge de la preuve visant à établir la culpabilité des suspects et des personnes poursuivies. Cette disposition s’entend sans préjudice de toute obligation incombant au juge ou à la juridiction compétente de rechercher des éléments de preuve tant à charge qu’à décharge, et sans préjudice du droit de la défense de présenter des éléments de preuve conformément au droit national applicable ». Plusieurs remarques s’imposent sur ce texte. La première est une évidence. C’est au poursuivant de rapporter la preuve de l’infraction, en fait la culpabilité de la personne suspecte ou poursuivie. Bien que l’article 6 n’en dise mot, le poursuivant doit rapporter la preuve de tous les aspects de la culpabilité, à savoir à la fois le préalable de l’infraction (absence de prescription, d’amnistie, d’un fait justificatif), l’élément matériel de l’infraction (la commission d’un acte interdit et l’imputation de cet acte à l’accusé) et enfin l’élément moral (intention ou imprudence 9). La seconde est que la charge de la preuve ne pèse pas seulement sur l’accusation en ce que, dans les droits de tradition inquisitoire, le juge d’instruction ou la juridiction de jugement participe aussi à la recherche de la preuve à charge ou à décharge 10. Il y a là, et de façon expresse, la reconnaissance du système inquisitoire dont le symbole est représenté par le juge d’instruction. La lecture du considérant 23 est à cet égard révélateur de la pensée des rédacteurs puisqu’on y lit : « Dans plusieurs États membres, non seulement l’accusation, mais aussi les juges et les juridictions compétentes conservent leur système actuel, à condition qu’ils respectent la présente directive et les autres dispositions pertinentes au droit de l’Union et du droit international ». La France, la Belgique, l’Espagne, et dans une moindre mesure le Portugal et les Pays-Bas, qui connaissent la figure du juge d’instruction, sont donc en paix avec la directive de 2016. Il est bon de le rappeler à l’heure où le bruit se répand que le droit européen n’est pas favorable au système inquisitoire, ce qui est faux d’ailleurs. (9) Pradel (J.), op. cit., n° 392. (10) Curieusement cette impartialité n’est prévue par la directive que pour les juges alors que dans beaucoup de droits, c’est le poursuivant qui a la charge de la preuve, et il lui est demandé par la loi d’agir à charge et à décharge ou avec impartialité (par ex. art. 31 C.P.P. français). La présomption d’innocence selon la directive UE 2016/343 – Jean PRADEL DOSSIER I 51 La troisième remarque concerne les présomptions de droit et de fait qui, fréquentes dans plusieurs droits d’Europe, dispensent le poursuivant (et le juge) de rapporter la preuve de la culpabilité sauf évidemment le droit de l’accusé de les combattre. Ce qui est étrange, c’est que l’article 6 de la directive est muet là-dessus alors que le considérant 22 parle expressément du « recours à des présomptions de fait ou de droit concernant la responsabilité pénale du suspect ou de la personne poursuivie », ajoutant certes que « de telles présomptions devraient être enserrées dans des limites raisonnables, prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense… ces présomptions devraient être réfragables, et en tout état de cause ne devraient être utilisées que si les droits de la défense sont respectés ». On croirait relire l’arrêt Salabiaku c./France 11 où il est écrit que l’article 6 al. 2 « commande aux États d’enserrer les présomptions dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense ». La CEDH rappelle ainsi que la présomption de responsabilité n’est pas irréfragable 12. La question du droit au silence et de celui de ne pas s’incriminer soi-même Cette question est traitée à l’article 7 de la directive 13. On observera avant tout que la directive distingue les deux notions, le 1° de l’article 7 décidant que « les suspects et les personnes poursuivies ont le droit de garder le silence en ce qui concerne l’infraction pénale qu’ils sont soupçonnés d’avoir commise ou au titre de laquelle ils sont poursuivis » et le 2° dudit article ajoute que ces personnes « ont le droit de ne pas s’incriminer elles-mêmes ». La doctrine ne distingue pas toujours entre ces deux prérogatives, car elles découlent de la présomption d’innocence. Or, l’intérêt de la directive de 2016 est d’opérer une distinction. Les considérants 24 et 25 apportent quelque lumière : certes, le premier se borne à rappeler que le droit de garder le silence « devrait servir de rempart contre l’auto-incrimination », mais le second, un peu plus précis, estime que le droit de ne pas s’auto- incriminer a pour effet que les suspects et personnes poursuivies « ne devraient pas être forcés, lorsqu’il leur est demandé de faire des déclarations ou de répondre à des questions, de produire des preuves ou des documents ou de fournir des informations pouvant conduire à leur propre incrimination ». Précisions les choses. Le droit au silence est le droit de ne rien dire à l’enquêteur ou au magistrat, de se cantonner dans une attitude purement passive. Le droit de ne pas s’incriminer est plus large : il inclut certes le droit de rester silencieux, mais s’étend en outre au droit de ne pas être contraint de produire des documents « auto-incriminants 14 ». La CEDH a consacré ces deux droits et spécialement le second pour mettre le prévenu à l’abri d’une coercition abusive de la part des autorités et éviter des erreurs judiciaires 15. Le respect de la présomption d’innocence va au-delà de ce qui vient d’être dit. Le chapitre B de la directive, titré « Droit d’assister à son procès » confère à l’accusé un autre train de mesures, qui indirectement certes, contribuent à assurer la présomption. Conséquences lointaines de la présomption d’innocence Les rédacteurs de la directive ont redouté que des personnes soient condamnées in absentia, en leur absence et donc sans avoir pu s’expliquer. La présomption d’innocence pourrait alors être transformée en présomption de culpabilité. Certes, la CEDH a déjà concédé que la présence de l’accusé n’est pas indispensable devant une juridiction supérieure 16 et même que l’accusé peut renoncer à comparaître 17. Mais ce sont là des situations très particulières qui n’entament pas le principe du droit pour tout accusé de pouvoir assister à son procès 18. Il a donc fallu, pour mieux assurer le respect de la présomption, consacrer le droit pour l’accusé d’assister (11) CEDH, 7 octobre 1988, Série A, n° 141-A ; Revue pénale suisse, 1990, 29, obs. Bouloc ; RTDeur 1989, 167, obs. Cohen-Jonathan ; RSC 1989, 16, obs. Pettiti et Teitgen. Dans le même sens, CEDH 23 juillet 2002, Janosévic c./Suède, n° 34619/97, et 30 juin 2011, Klouvi c./France, n° 30754/03, D. 2011, 1902, note Bachelet. (12) CEDH, 25 septembre 1992, Pham Hoang c. France, série A, n° 243, D. 1993, somm., 386, obs. Renucci. (13) On notera une tendance chez certains plaideurs à invoquer à tort et à travers par voie de QPC le droit de ne pas s’incriminer, par exemple pour faire tomber une poursuite pour délit de fuite, au prétendu motif que l’obligation de s’arrêter après implication dans un accident obligeait le conducteur à s’auto-incriminer ! Rejet de la QPC par la chambre criminelle, l’intéressé gardant le droit de ne pas parler au cours du procès, Crim., 19 août 2015, n° 15-80.055, Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 50, janvier 2016, obs. V. Peltier, p. 103 et s. (14) Wattier (I.), Le droit de garder le silence, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et le droit à l’assistance de son avocat, RD pénal, Bruxelles, 1996, 960 ; Franchimont (M.), Jacobs (A.) et Masset (A.), Manuel de procédure pénale, 3e éd., 2009, Larcier, p. 1025 et s. ; Vergès (E.), Vial (G.)et Leclerc (O.), Droit de la preuve, PUF, 2015, n° 387. (15) CEDH, 8 février 1996, John Murray c./Royaume-Uni, n° 1873/91 ; 17 décembre 1996, Saunders c./Royaume-Uni, n° 19187/91. (16) CEDH, 19 décembre 1989, Kamasinski c./Autriche, RTDH 1991, 231, note J. Callewaert. (17) CEDH, 16 octobre 2001, Einborn c./France, n° 71555/01, § 33. (18) CEDH, 21 septembre 1993, Kremzow c./Autriche, n° 12350/86, §§ 67, 69. Ce principe est proclamé par la CEDH alors que l’article 6 Conv. EDH ne le dit pas expressément. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 52 I DOSSIER à son procès. De là deux articles, l’article 8 sur le « droit d’assister à son procès » et l’article 9 sur le « droit à un nouveau procès » pour le cas où l’accusé n’aurait pas pu assister à son procès. Sont ainsi posés un principe et une sanction. Le principe du droit pour l’accusé d’assister à son procès L’intérêt de l’article 8 est de ne pas se contenter d’une simple affirmation de ce droit. Ce texte, après avoir rappelé « que les suspects et les personnes poursuivies ont le droit d’assister à leur procès » (art. 8, 1°), délimite le domaine de ce droit. Un procès – il s’agit évidemment de la phase de jugement de celui-ci – peut se tenir en l’absence de l’accusé « pour autant que… a) le suspect ou la personne poursuivie ait été informé en temps utile de la tenue du procès et des conséquences d’un défaut de comparution ; ou b) le suspect ou la personne poursuivie, ayant été informé de la tenue du procès, soit représenté par un avocat mandaté, qui a été désigné soit par le suspect ou la personne poursuivie, soit par l’État » (art. 8, 2°). D’où la conséquence qu’une décision prise conformément à ces exigences « peut-être exécutée à l’encontre du suspect ou de la personne poursuivie… » (art. 8, 3°). Ce qu’entend exclure formellement la directive, c’est qu’une personne soit condamnée sans avoir été informée de la date de son procès. Ce qui tend à rejeter la condamnation par défaut, où une personne est condamnée sans qu’ait été rapportée la preuve qu’elle savait la date de son procès. Les droits de common law excluent le défaut alors que certains droits européens continentaux l’admettent, comme la France 19. La question est importante, car la transposition par la France de cette directive pourrait nous obliger à supprimer le défaut 20. Or, le jugement par défaut permet d’obtenir une condamnation et de répondre à la demande de la victime constituée partie civile : alors l’ordre public est satisfait et d’autant plus que le tribunal en condamnant par défaut le prévenu lance un mandat d’arrêt. De plus, on ne peut pas dire que le défaut est contraire au procès équitable, car la condamnation n’est pas exécutoire, le condamné s’il est arrêté peut faire opposition, ce qui anéantit automatiquement et totalement la décision. Il nous paraît regrettable que le droit français soit ainsi condamné. C’est bien ce qu’a compris le législateur européen. Dans le 4° de l’article 8, selon lequel un procès peut se tenir en l’absence de l’accusé même s’il n’a pas été informé de la date de son procès, car il n’a pas été localisé (il peut être en fuite), il est dit que « dans de tels cas, les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies, lorsqu’ils sont informés de la décision, en particulier au moment de leur arrestation, sont également informés de la possibilité de contester cette décision et de leur droit à un nouveau procès ou à une autre voie de droit conformément à l’article 9 » (Droit à un nouveau procès). Le système français échappe donc à l’existence d’une contradiction avec le droit européen. On s’en réjouira. La précision de la directive est utile non seulement en ce qu’elle sauve le défaut à la française, mais aussi car elle met de l’ordre dans une jurisprudence européenne qui, statuant espèce par espèce, manquait de certitude. On rappellera que la CEDH avait condamné la France dont la procédure criminelle de contumace excluait l’avocat 21. Une autre jurisprudence européenne condamnait la contumace italienne en décidant qu’un condamné ne saurait être présumé avoir renoncé à comparaître et doit pouvoir obtenir qu’une juridiction statue à nouveau sur le bienfondé de l’accusation 22. L’article 8, 5° évoque le cas particulier de l’accusé qui, par sa conduite à l’audience, peut justifier la décision du président de le faire expulser : en effet, « le juge ou la juridiction compétente peut exclure temporairement du procès un suspect ou une personne poursuivie si c’est nécessaire dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure pénale, pour autant que les droits de la défense soient respectés ». Toutes les législations admettent ce cas d’absence de l’accusé. En droit français, l’accusé expulsé se voit donner lecture après chaque audience du procès-verbal des débats (art. 320 al. 2 CPP). Le droit pour l’accusé d’assister à son procès est donc largement précisé, y compris avec ses limites. Quelles conséquences se produisent ? Quelle sanction est prévue en cas de violation du droit de l’accusé ? (19) Pradel (J.), 2016, Droit pénal comparé, 4e éd., Dalloz, n° 433. (20) Entendu d’ailleurs strictement en France, l’article 412 CPP, supposant pour qu’il y ait défaut que la citation n’ait pas été délivrée à la personne du prévenu, qu’il ne soit pas établi qu’il ait eu connaissance de la décision et que le prévenu n’ait pas comparu. (21) CEDH, 13 février 2001, Krombach c./France, n° 29731/96, § 89, D. 2001, 3304, note J.-P. Marguénaud ; RSC 2001, 429, obs. F. Massias. D’ailleurs la France allait modifier sa législation avec la loi du 9 mars 2004 qui supprime la contumace et la remplace par le défaut, art. 379-2 et s. CPP. (22) CEDH, 12 février 1985, Colozza c./Italie, n° 9024/80, § 29. La présomption d’innocence selon la directive UE 2016/343 – Jean PRADEL DOSSIER I 53 La sanction du droit pour l’accusé d’assister à son procès Selon l’article 9 de la directive, « les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies, lorsqu’ils n’ont pas assisté à leur procès et que les conditions prévues à l’article 8 § 2 n’étaient pas réunies, aient le droit à un nouveau procès ou à une autre voie de droit, permettant une nouvelle appréciation du fond de l’affaire, y compris l’examen de nouveaux éléments de preuve et pouvant aboutir à une infirmation de la décision initiale. À cet égard, les États membres veillent à ce que lesdits suspects et personnes poursuivies aient le droit d’être présents, de participer effectivement, conformément aux procédures prévues par le droit national, et d’exercer les droits de la défense ». droit de recourir devant un tribunal 23. Le droit de recourir à un juge est d’autant plus nécessaire dans les situations envisagées par l’article 8 que la personne poursuivie a pu ne pas être présente à l’audience initiale. Conclusion Ainsi la directive de 2016, sans être révolutionnaire, confirme ou précise des questions posées par la présomption d’innocence. Il n’en reste pas moins que cette présomption reste assez fragile dans la pratique 24 et c’est sans doute pour cela que l’Union européenne a cru devoir en réaffirmer la portée n Le droit à un recours est fondamental dans tous les droits et bien sûr en droit européen des droits de l’homme. La CEDH a été amenée à le consacrer par exemple en matière de procédures simplifiées, et plus spécialement en matière d’amende forfaitaire quand le condamné se voit refuser le (23) CEDH, 21 mai 2002, Peltier c./France, n° 32872/96, §§ 34 et 41, RSC 2003, 407, obs. F. Massias. (24) J. Pradel, La présomption d’innocence : un colosse aux pieds d’argile ? Droit de la France et droits d’ailleurs, Mélanges J.-H. Robert, Lexis-Nexis, 2012, pp. 605 et . Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 54 I DOSSIER La lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen © niyazz - fotolia.com Mikaël BENILLOUCHE L’espace pénal européen contient de nombreuses dispositions consacrées à la lutte antiterroriste. Pourtant, le législateur national préfère souvent, dans un premier temps, agir seul avant, dans un second temps, de se tourner vers les instances européennes. Ainsi, cet été, suite à l’attentat de Nice, le législateur a prolongé l’état d’urgence (loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016), alors même qu’une nouvelle réglementation nationale antiterrorisme venait d’entrer en vigueur. Or, le contexte des attentats permet de démontrer que non seulement un rapprochement entre les législations nationales est indispensable, mais également qu’une unification des droits nationaux, sur certains points de cette lutte, est nécessaire. S' il est un paradoxe, c’est bien celui de la lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen. Si classiquement, 80 % des règles nationales sont d’origine européenne, il semble que cette statistique se vérifie difficilement concernant la matière pénale et encore plus s’agissant du terrorisme. En effet, le terrorisme demeure l’une des seules matières dans lesquelles la souveraineté nationale est le plus fréquemment mise en avant. Toutefois, il est vrai que les compétences du droit de l’Union européenne en matière pénale ont pris leur essor avec le traité d’Amsterdam de 1999. Dès lors, à l’inverse d’autres catégories d’infraction, comme la corruption et le blanchiment pour lesquelles l’unification semble progressivement succéder à l’harmonisation, le terrorisme semble connaître un phénomène inverse, dans la mesure où le droit interne préfigure le droit de l’Union européenne. Il reste, néanmoins, possible de constater l’existence d’une « européanisation » de la lutte contre le terrorisme, laquelle connaît une vigueur particulière depuis les attentats du 11 septembre 2001. Ainsi, c’est en réaction directe à ces attentats que le Conseil de l’Union européenne a adopté la décision-cadre du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme, modifiée par la décisioncadre 2008/919/JAI du 28 novembre 2008. Toutefois, dans cet instrument, l’Union européenne s’est fortement inspiré des droits internes. Ainsi, comme en droit français, les actes La lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen – Mikaël BENILLOUCHE DOSSIER I 55 de terrorisme sont déterminés par référence à une série d’infractions de droit commun qui deviennent terroristes en raison d’un paramètre déterminé. Si en droit interne, il s’agit du mobile terroriste, en droit de l’Union européenne, cela résulte des moyens employés et du but poursuivi par l’acte. Plus encore, est créée une incrimination autonome d’appartenance à un groupe terroriste ou de direction d’un tel groupe. Enfin, sont désignés des comportements préparatoires au terrorisme pour l’incrimination desquels les législations nationales doivent souligner les liens avec le terrorisme. Le choix pragmatique consistant à désigner comme terroristes des infractions de droit commun a facilité la transposition par les États membres dans la mesure où la criminalisation des actes est, dès l’adoption de la décision, pratiquement acquise. Toutefois, s’agissant des agissements périphériques au terrorisme à proprement parler, une grande marge d’appréciation est laissée aux États membres. Il s’agit d’une forme de pénalisation suivie. Le droit de l’Union européenne entérine les droits internes. Néanmoins, la période récente se caractérise également par une multiplication des initiatives de l’Union européenne autour de textes non contraignants visant à développer la coopération entre les États membres. Là encore, certains États sont moteurs en la matière. En effet, la France est ainsi à l’initiative de plusieurs mesures comme la création du passenger name record (PNR) européen censé compléter le PNR français ou encore l’adaptation du code frontières Schengen. Mikaël BENILLOUCHE Maître de conférences HDR à l’Université de Picardie. Il y enseigne notamment le droit pénal et la procédure pénale et dirige la branche droit pénal du Master 2 droit privé approfondi. Il est également directeur des études de SupBarreau. Par ailleurs, le Parlement européen, dans une résolution non législative adoptée le 25 novembre 2015, a présenté des propositions afin de lutter contre le terrorisme et a réaffirmé l’urgente nécessité d’actions coordonnées par les États membres et l’Union européenne. Pour ce faire, il encourage l’échange d’informations entre États membres concernant des points précis : établissement d’une liste noire européenne des djihadistes et des djihadistes terroristes présumés ; définition des combattants étrangers afin de pouvoir les poursuivre pénalement à leur retour dans l’UE ; mise sous contrôle judiciaire ou placement en rétention administrative de tout combattant de retour en Europe jusqu’à l’engagement des poursuites judiciaires ; instauration de contrôles systématiques aux frontières extérieures de l’UE. Pour dissuader les combattants étrangers potentiels, d’autres mesures sont envisagées comme la confiscation des passeports et le gel de leurs avoirs financiers ; la création de lignes téléphoniques afin que famille et amis puissent recevoir rapidement de l’aide en cas de radicalisation d’un proche ; le renforcement du dialogue interculturel par le biais des systèmes d’éducation afin d’empêcher la marginalisation et d’encourager l’insertion. Pour prévenir la propagation de l’extrémisme violent en ligne et dans les prisons, des points complémentaires sont évoqués comme la séparation des détenus radicalisés des autres détenus ou encore l’effacement du contenu illégal propageant l’extrémisme violent sur Internet. Toutes ces propositions constituent autant d’hypothèses de soft law, de « droit mou », non contraignant, visant à faire prendre conscience aux États de la nécessité de riposter, de façon concertée, au phénomène. Pourtant, la riposte au terrorisme est fréquemment – avant tout – nationale. En effet, l’émotion face aux actes perpétrés conduit les gouvernements à adopter, parfois en urgence, des textes nouveaux allant audelà des exigences européennes et, même parfois, qui passent sous silence la question de la conformité de ces dispositions avec le droit de l’Union européenne. La lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen est-elle avant tout nationale ? Dans l’affirmative, quel rôle est dévolu au droit de l’Union européenne ? La lutte antiterroriste actuelle est avant tout d’inspiration nationale, bien que le droit de l’Union européenne jour un rôle non négligeable de contrôle des mesures étatiques. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 56 I DOSSIER L’inspiration nationale des modes de lutte contre le terrorisme Le législateur national est donc à l’origine de l’essentiel des normes de lutte contre le terrorisme. Ce constat s’accompagne de celui plus alarmant que les textes sont davantage des réformes de réaction destinées à apaiser l’option publique. Un législateur précurseur Le droit positif relatif au terrorisme a dû s’adapter. En droit interne, la période récente a vu l’adoption de nombreuses lois. Ainsi, la première législation dédiée spécialement au terrorisme réside dans la loi n° 861020 du 9 septembre 1986 adoptée suite à une vague d’attentats. Le texte instaure des règles de compétence dérogatoires à l’instar des cours d’assises sans jury compétentes pour juger les actes terroristes et aggrave les sanctions en matière de terrorisme tout en instaurant un statut de repenti qui permet soit une diminution de la sanction pénale, soit une absence de sanction selon les circonstances. Les infractions terroristes sont alors des infractions de droit commun commises avec un mobile terroriste. La réglementation relative au terrorisme figure alors exclusivement dans le Code de procédure pénale qui le définit. Le nouveau Code pénal ne rompt pas avec cette analyse, mais insère la définition des infractions terroristes, jusqu’ici figurant à l’article 706-16 du Code de procédure pénale, au sein du Livre IV du Code pénal. Si cette innovation formelle paraît peu importante, il n’en demeure pas moins que quelques innovations, sur le fond, attirent l’attention. Ainsi, une infraction spécifique au terrorisme est créée, à savoir le terrorisme écologique. Les réformes ultérieures ont progressivement allongé la liste des infractions terroristes. Ainsi en est-il des lois n° 96647 du 22 juillet 1996, n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 et n° 2003-239 du 18 mars 2003 qui ont incriminé à titre autonome l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, le financement du terrorisme et la non-justification de ressources correspondant à son train de vie tout en entretenant des relations habituelles avec un terroriste. Pour s’adapter au terrorisme, le législateur est de nouveau intervenu par le biais de lois dédiées, à savoir la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers qui permet, dans certaines conditions bien spécifiques, une garde à vue pouvant aller jusqu’à six jours en matière de terrorisme et la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme qui crée notamment un cas de compétence spécifique au La lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen – Mikaël BENILLOUCHE terrorisme. De plus, la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme crée de nouvelles incriminations comme la participation individuelle à une entreprise terroriste ainsi que des dispositions visant à interdire le territoire national. Enfin, avant que les lois de 2016 ne soient adoptées, la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement a légalisé et encadré ces techniques. Un même constat peut être dressé concernant la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale qui contient un chapitre incriminant de nouveaux agissements afin d’améliorer la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Outre des modifications du Code des douanes et du Code monétaire et financier, le législateur a incriminé le trafic de biens culturels soustraits sur un territoire soumis au terrorisme. Un législateur réactif Le législateur national se préoccupe peu des dispositions du droit de l’Union européenne lorsqu’il intervient. Plusieurs exemples viennent en attester. Tout d’abord, s’agissant de l’extension de l’infraction d’association de malfaiteurs à une action individuelle par la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014, le législateur a incriminé certains actes préparatoires, lesquels sont précisés par le texte d’incrimination. Pourtant, la lecture du texte laisse transparaître son applicabilité à un « simple “curieux” consultant des sites internet ». Il n’existe dès lors aucune certitude de passage à l’acte pour l’auteur de tels agissements. En conséquence, il est possible de s’interroger, pourquoi placer ici le prisme de la répression ? Plus encore, en l’absence de consensus européen, certains agissements sont réprimés en France sans l’être ailleurs. Dès lors, ces derniers États constituent autant de pays refuges pour la commission de ces actes. Ensuite, cette loi a également transféré de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse au Code pénal les délits d’apologie et de provocation au terrorisme afin de lutter plus efficacement contre la propagande terroriste. En effet, le régime du droit de la presse s’avère être un obstacle à la répression en raison de son caractère trop favorable. Désormais, pour ces infractions, les règles applicables en matière de criminalité organisée trouvent à s’appliquer. Pour compléter ces infractions, l’article 12 de la loi du 13 novembre 2014 prévoit la possibilité d’un blocage administratif des sites internet « provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». Les critiques DOSSIER I 57 envers ce déplacement ont été nombreuses. Ainsi, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a notamment relevé que certaines procédures d’urgence – comme notamment la comparution immédiate et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité – ne sont pas adaptées au contentieux des abus de la liberté d’expression, dont la complexité et les valeurs en jeu imposent un traitement plus mesuré. Plus encore, comment veiller à l’applicabilité de ce texte alors même que le vecteur de communication des informations ne connaît pas de frontières ? Cette difficulté technique est notamment pointée par le Conseil national du numérique qui indique l’inefficacité technique du blocage de sites internet. Un consensus aurait été là encore indispensable. En fonction, les propos effectués à l’étranger mais accessibles par le biais d’Internet ne sont pas punissables en France, s’ils ne sont pas l’œuvre de Français. Enfin, il n’existe pas de meilleur exemple de cette absence de prise en compte du droit de l’Union européenne que le débat sur la déchéance de nationalité. Or, il convient de relever que selon l’article 20 paragraphe 1er du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « [i] l est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Le paragraphe 2 de cette disposition énumère ensuite les droits qui résultent de cette citoyenneté. justifié par un intérêt général et respecter un principe de proportionnalité. La commission d’une infraction semble correspondre à un intérêt général suffisant. S’agissant de la proportionnalité de la mesure, elle s’apprécie au regard des conséquences éventuelles d’une telle mesure sur les membres de la famille. La gravité de l’infraction, le temps écoulé depuis l’acquisition de la nationalité et la possibilité d’en retrouver rapidement une autre sont également pris en compte. Par ailleurs, si la déchéance avait été inscrite dans la Constitution, cela reviendrait pour la Cour de justice de l’Union européenne à déclencher à nouveau la « guerre des juges » tant redoutée suite à l’adoption de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). En effet, immédiatement après l’entrée en vigueur de la QPC, la Cour de cassation avait transmis deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne dont l’une visait à faire reconnaître la supériorité du droit de l’Union européenne sur le droit constitutionnel. Or, si en droit de l’Union européenne, cette supériorité est énoncée, il va différemment en droit interne. Si la Cour de justice n’avait pas rappelé explicitement cette supériorité, prônant davantage un « dialogue des juges », elle aurait l’occasion de contrôler l’application de dispositions constitutionnelles à l’occasion d’une mesure de déchéance de nationalité. Dès lors, il serait même envisageable de considérer qu’un recours en manquement contre le France soit exercé en la matière… Quoi qu’il en soit, c’est faute de majorité non en raison d’interrogation autour de la conformité au droit de l’Union européenne que le projet de réforme constitutionnelle a été abandonné. La citoyenneté européenne résulte de la citoyenneté d’un pays de l’Union européenne. Or, si la citoyenneté nationale est retirée, il serait logique qu’elle entraîne nécessairement une perte de la citoyenneté européenne. Pour autant, si le législateur national intervient souvent spontanément, le droit de l’Union européenne s’affirme de plus en plus dans le domaine de la lutte antiterroriste. Dès lors, la Cour de justice de l’Union européenne serait compétente pour contrôler la conventionnalité de la mesure puisque suite à un retrait de nationalité, des droits conventionnellement garantis seraient également supprimés. La consécration européenne des formes de lutte contre le terrorisme Plus encore, si la Cour de justice affirme avec constance que la définition des cas d’acquisition et de perte de la nationalité relève de la compétence de chaque État membre, elle ajoute que cette compétence doit s’exercer dans le respect du droit de l’Union et notamment des droits attachés à la qualité de citoyen européen. Une privation par un État membre de la nationalité d’un de ses nationaux équivaudrait à une perte de la citoyenneté européenne et pourrait être déférée à la Cour de justice. La Cour de justice a estimé qu’un retrait de nationalité devait être Le droit de l’Union européenne intervient que ce soit tant en raison du constat d’une nécessité pratique que pour contrôler la légitimité du droit national. Une nécessité pratique Le droit de l’Union européenne a accompagné et même initié le mouvement de pénalisation d’agissements terroristes sur certains points. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 58 I DOSSIER Le droit français ne s’était pas orienté dans cette direction estimant qu’il s’agissait là d’actes préparatoires. Ainsi, le droit de l’Union européenne s’est attaqué relativement tôt au financement du terrorisme. Ont ainsi été édictées des mesures restrictives aux mouvements de capitaux. En effet, le terrorisme ne dispose pas de réseaux de financement propres, les terroristes ont donc recours aux réseaux classiques de financement d’une activité criminelle, notamment les réseaux de la criminalité financière et plus précisément du blanchiment. Longtemps, la lutte contre le financement du terrorisme a pris la forme de la lutte contre les formes classiques du soutien au terrorisme. L’Union européenne a donc adopté la recommandation du Conseil du 9 décembre 1999 sur la coopération en matière de lutte contre le financement du terrorisme 1999/C 373/01 ainsi que la position commune 2001/154/PESC du Conseil du 26 février 2001 concernant des mesures restrictives supplémentaires à l’encontre des talibans, permettant d’assurer le gel des avoirs des terroristes. Puis, les États membres ont décidé de mettre en œuvre collectivement les mesures de gel des avoirs imposées par la résolution 1373 du Conseil de sécurité des Nations unies, par le recours aux instruments combinés du premier et du deuxième pilier de l’Union européenne. La position commune 2001/931/PESC du 27 décembre 2001 relative à l’application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme impose le gel des fonds de personnes à l’encontre desquelles est ouverte une enquête en matière terroriste, et qui sont énumérées par une liste. La mise en œuvre de cette disposition est assurée par le règlement 2580/2001/CE du Conseil du 27 décembre 2001 concernant l’adoption de mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ce règlement impose des obligations aux organismes bancaires dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme, notamment le gel des fonds de personnes répertoriées dans une liste. Cette liste résulte d’une décision adoptée par le Conseil dans le cadre du premier pilier communautaire, la décision 2001/927/CE du Conseil du 27 décembre 2001 établissant la liste concernant l’adoption de mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Cette liste est régulièrement mise à jour et notamment par la position commune 2008/347/PESC du Conseil du 29 avril 2008 mettant à jour la position commune 2001/931/ PESC. À côté de ces instruments a été adoptée une position commune à vocation plus générale n° 2001/930 PESC du 27 décembre 2001 relative à la lutte contre le terrorisme. Son article 1er impose aux États membres La lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen – Mikaël BENILLOUCHE d’ériger en crime « la fourniture ou la collecte délibérée par des citoyens ou sur le territoire de chacun des États membres de l’Union européenne, par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, de fonds que l’on prévoit d’utiliser, ou dont on sait qu’ils seront utilisés, pour perpétrer des actes de terrorisme ». Enfin, depuis le 26 octobre 2005, les outils européens de lutte contre le financement du terrorisme sont complétés par la directive 2005/60/CE relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme modifiée par la directive 2008/20/CE du 11 mars 2008. Le droit interne reprend ces dispositions au sein des articles L. 562-1 et suivants du Code monétaire et financier. Plus encore, la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale qui contient à la fois des dispositions nationales relatives au terrorisme, mais également la prévision d’adoption d’une ordonnance afin de transposer la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/ CE de la Commission et adopter toute mesure de coordination et d’adaptation rendue nécessaire en vue de rendre plus efficace la législation relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ainsi que de définir les modalités d’assujettissement aux mesures de prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, de contrôle et de sanction de certaines professions et catégories d’entreprises autres que les entités mentionnées à l’article 2 de la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015. Cette transposition a été effectuée par l’ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016. Sous l’impulsion du droit de l’Union européenne, le législateur se dirige vers une pénalisation d’autres actes préparatoires. Ainsi, la transposition de la décision-cadre de l’Union européenne relative à la lutte contre le terrorisme a conduit à punir certaines tentatives de participation à une association de terroristes. En son article 2, la décisioncadre exige en effet qu’une différence répressive soit respectée entre la participation à un groupement terroriste et l’organisation d’un tel groupement. Par la loi du 9 mars 2004, le législateur a intégré cette distinction en droit interne : la direction d’un groupement terroriste est depuis lors un crime. Le mouvement de criminalisation a DOSSIER I 59 été poursuivi par la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006. Par le jeu d’une nouvelle circonstance aggravante, cette loi a criminalisé certains comportements de participation à un groupement terroriste. Désormais, une peine de réclusion criminelle est encourue pour toute participation à une association établie en vue de préparer un ou plusieurs crimes contre la vie, l’intégrité ou la liberté des personnes – visé à l’article 421-1-1° du Code pénal –, une ou plusieurs destructions par substances explosives ou incendiaires ou encore un acte de terrorisme écologique lorsqu’ils sont susceptibles d’entraîner la mort. Tenter de participer ou d’organiser l’un de ces groupements est donc punissable. Seule échappe à la répression la tentative de participation à un groupement ayant pour but de commettre des atteintes aux biens ne présentant aucun danger pour les personnes. Le droit de l’Union européenne est donc susceptible de jouer son rôle d’appel au droit national, même s’il se manifeste essentiellement en neutralisant le droit national. Une légitimité théorique Le droit de l’Union européenne est susceptible de neutraliser certaines dispositions nationales jugées trop excessives. La loi du 13 novembre 2014 a créé une interdiction administrative du territoire national. La procédure repose sur une décision du ministre de l’Intérieur. La violation de l’interdiction est constitutive d’une infraction pénale, faisant encourir une peine de trois ans d’emprisonnement. De même, le statut de réfugié est susceptible d’être retiré pour des raisons qui tiennent à la sécurité publique. La Cour de justice a eu l’occasion de préciser les conditions de révocation d’un titre de séjour accordé à un réfugié pour des motifs de protection de la sécurité publique. En effet, selon l’article 21 paragraphe 3 de la directive « qualification », lorsque cela ne leur est pas interdit en vertu de leurs obligations internationales, les États membres « peuvent refuser d’octroyer un titre de séjour à un réfugié qui entre dans le champ d’application [de l’article 21, paragraphe 2], le révoquer, y mettre fin ou refuser de le renouveler ». La Cour estime que c’est à titre implicite que la directive 2004/83/CE autorise l’État membre concerné à révoquer un titre de séjour accordé à un réfugié lorsqu’il existe des raisons impérieuses liées à la sécurité nationale ou à l’ordre public. Selon la Cour, il est exclu que la simple mention sur une liste de personnes soupçonnées de terrorisme suffise à priver un réfugié de son titre de séjour. La juridiction de renvoi doit donc examiner le rôle qu’a effectivement joué l’intéressé dans le cadre de son soutien à une organisation terroriste, en recherchant notamment s’il a lui-même commis des actes de terrorisme ou aidé à les commettre. La simple participation à des réunions légales et à la célébration du nouvel an kurde, ainsi qu’à la collecte de dons pour cette organisation n’implique pas, nécessairement, que l’auteur de ces actes aurait soutenu la légitimité d’activités terroristes. Le dispositif est complété, sur le territoire français, et à l’égard des étrangers soumis, dans l’attente de l’exécution d’une peine d’interdiction du territoire ou d’une procédure d’expulsion, à une mesure d’assignation à résidence, par la possibilité, pour le ministre de l’Intérieur, de compléter cette assignation d’une interdiction d’entrer en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes désignées, dont le comportement est lié à des activités terroristes. L’interdiction est possible « si la préservation de la sécurité publique l’exige ». Elle est prononcée par le ministre de l’Intérieur. La violation de cette interdiction est également constitutive du délit incriminé par l’article L. 624-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. La Cour considère donc que les soupçons d’appartenance à une mouvance terroriste doivent être étayés. Il en est de même s’agissant des mesures liées au renseignement, lesquelles doivent être fondées sur la dangerosité potentielle d’une situation. L’indice sur lequel reposent ces soupçons doit être établi. Ainsi, la Cour de justice de l’Union européenne a invalidé la directive 2006/24 en condamnant le principe d’une collecte indifférenciée des données personnelles pour lesquelles il n’existe « aucun indice de nature à laisser penser que leur comportement puisse avoir un lien, même indirect ou lointain, avec des infractions graves », car, ce faisant, l’ingérence dans la vie privée n’était pas « précisément encadrée par des dispositions permettant de garantir qu’elle est effectivement limitée au strict nécessaire ». Aucune décision de la Cour de justice de l’Union européenne ne porte sur ce point, certainement en raison de son caractère récent. En effet, une partie de la doctrine s’interroge sur le point de savoir si l’interdiction d’entrer en contact ne devrait pas résulter d’une décision de justice, non du ministre. Toujours dans le même sens, la Cour de justice de l’Union européenne a également invalidé le dispositif du Safe Harbor qui permettait le transfert de données de l’Europe vers les États-Unis sur le fondement d’un mécanisme d’auto-certification. L’accès général et incontrôlé des autorités publiques américaines aux données des citoyens Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 60 I DOSSIER européens pour des raisons sécuritaires, accès dont l’ampleur a été révélée par Edward Snowden, viole, selon la Cour, les droits garantis par la Charte européenne des droits fondamentaux. L’Union européenne joue, dans ces différentes hypothèses, un rôle de neutralisation des applications excessives des textes nationaux. Elle définit des limites communes aux différentes législations, sans pour autant que celles-ci ne tendent à l’unification. La lutte antiterroriste est porteuse de nombreux enjeux sécuritaires. L’émoi suscité par chaque attentat conduit systématiquement le législateur national à intervenir afin de renforcer la sécurité par la création de nouvelles incriminations. Ce « réflexe » est bien évidemment légitime, mais il n’en est pas moins dangereux. En effet, cette multiplication de textes nationaux adoptés sans concertation préalable conduit à des infractions imprécises souvent peu efficaces. Il ne semble pas que les pouvoirs publics s’interrogent suffisamment sur les modalités La lutte antiterroriste dans l’espace pénal européen – Mikaël BENILLOUCHE d’application des textes adoptés. Bien évidemment, les États européens manifestent leur adhésion à une harmonisation des techniques de lutte, mais ce réflexe souverainiste nuit à la cohérence des législations. Il semble aujourd’hui inconcevable de ne pas chercher à unifier les droits sur des questions aussi fondamentales dans la mesure où le terrorisme est désormais une menace européenne et nécessite donc une réponse commune, concertée et cohérente. Cette unification doit à la fois être procédurale et fondamentale, porter sur la définition des infractions, des peines et des moyens de les faire appliquer… S’agissant des citoyens européens, il faut faire preuve de pédagogie, il faut expliquer que cette unification est destinée à rendre la lutte plus efficace. Dès lors, l’Europe retrouvera sa vocation en devenant véritablement un gage de sécurité et donc de liberté aux yeux de tous… n DOSSIER I 61 © bluedesign- fotolia.com Le droit européen antiterroriste : notes en marge d’une fuite en avant Maria Luisa CESONI L es attentats contre des victimes civiles se multiplient dans le monde, qu’on soit en paix, comme au sein de l’Union européenne (UE), ou en guerre sur une partie du territoire, comme en Irak ou en Syrie. Les frontières se brouillent pourtant, car les pays européens touchés par les attentats participent aux conflits du Proche-Orient. Aussi, une organisation telle que Daech ne se limite pas à combattre pour un territoire, mais vise aussi l’exportation de la violence par les actions de ses membres et de ses sympathisants. Outre la compassion pour les victimes et l’espoir que les civils soient enfin protégés, on ressent une forte inquiétude. Celle-ci est Maria Luisa CESONI Professeur à la Faculté de droit et de criminologie, Université catholique de Louvain. renforcée par le phénomène des jeunes qui partent en Syrie ou en Irak pour des motifs qui nous interpellent et des objectifs qui nous échappent souvent. Une inquiétude certaine est aussi engendrée, pourtant, par les politiques développées pour contrer ces phénomènes. En effet, les moyens mis en œuvre par l’UE et ses États membres dans le but de prévenir de tels attentats posent problème : leur nécessité est sujette à discussion et leur proportionnalité aucunement démontrée, alors que leur efficacité est douteuse et la mise en danger des droits et libertés qu’ils entraînent, avérée. La proposition de directive européenne relative à la lutte contre le terrorisme 1, déposée par la Commission européenne et qui fait actuellement l’objet d’une procédure législative ordinaire, rend indispensable d’affronter ces questions 2. (1) Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme et remplaçant la décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme, COM (2015) 625 final du 2 décembre 2015. (2) Cet article a été rédigé durant un séjour au Liban destiné à d’autres activités et éloigné de mes ressources documentaires. Je m’excuse auprès des collègues dont je n’ai pu consulter les travaux. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 62 I DOSSIER Nous nous limiterons, cependant, aux règles de droit pénal matériel, afin de délimiter notre champ d’analyse. En effet, les décisions-cadres de 2002 et de 2008 avaient déjà introduit de nombreuses incriminations en matière de terrorisme. La proposition de directive les reprend et vise à les compléter, notamment « compte tenu de l’évolution des menaces terroristes » et « de façon à couvrir de manière plus complète les comportements liés, en particulier, aux combattants terroristes étrangers » (consid. 5). L’effet de percolation : qui est le législateur ? Dans sa proposition de directive, la Commission invoque les obligations juridiques de l’Union et des États membres en vertu du droit international (consid. 5). En effet, de nombreuses infractions prévues par la proposition, dont certaines issues de la décision-cadre du 13 juin 2002 3, dérivent de textes supranationaux 4. Un tel effet de percolation nous paraît entraver l’identification du législateur véritable et, par conséquent, la détermination du législateur (il)légitime. Le principe de légalité des infractions et des peines, que la Commission des libertés civiles (dorénavant LIBE) du Parlement européen évoque dans son rapport du 12 juillet 2016 sur la proposition de directive 5, est un principe général du droit international. Il est établi par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et déclaré indérogeable dans son article 15.2, ainsi que par l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il participe des traditions constitutionnelles communes aux pays membres de l’UE 6 et constituait, déjà, un principe général du droit reconnu par la Cour de justice 7, avant d’être formalisé par l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui consacre aussi le principe général de proportionnalité des délits et des peines. Il convient de souligner qu’il relève de l’acquis communautaire que non seulement les États membres, mais aussi les institutions européennes doivent respecter 8. S’il est si important, c’est que le principe de légalité constitue le socle du droit pénal 9 visant à en assurer un caractère démocratique. En effet, outre imposer la clarté de la loi pénale, afin que ses termes « permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est punissable ou non 10 », ce principe attribue la compétence en matière pénale au pouvoir législatif, précisément, car il s’agit d’une « assemblée délibérante, démocratiquement élue 11 ». Le Parlement est, en principe, le seul à pouvoir décider de l’incrimination de certains comportements 12. Le déplacement progressif de la création du droit pénal au niveau supranational, qui se produit dans l’Union européenne depuis bientôt deux décennies 13, doit donc être examiné d’un double point de vue : l’identification de l’institution qui exerce le rôle de législateur, et la vérification du respect du principe de légalité. Or, si l’attribution de la création des normes pénales matérielles en codécision au Parlement européen et au Conseil a (3) Décision-cadre 2002/475/JAI du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme (JOCE, L 164 du 22 juin 2002, p. 3), ainsi que modifiée par la décision-cadre 2008/919/JAI du Conseil de l’Union Européenne du 28 novembre 2008 (JOUE, L 330 du 9 décembre 2008, p. 21). (4) Notamment, le protocole additionnel à la convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 22 octobre 2015 et la résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations unies. (5) Parlement européen, Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, Rapport sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme et remplaçant la décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme (COM (2015) 0625 – C8-0386/2015 – 2015/0281 (COD)) du 12 juillet 2016. (6) CJCE, arrêt du 12 décembre 1996, Procédures pénales contre X, aff. C-74/95 et C-129/95, Rec., 1996, p. I-6609, § 25. Ce principe, caractéristique des systèmes juridiques romano-germaniques, a été progressivement intégré par des pays de common law, même en dehors des frontières européennes (Gallant (K.S.), 2009, The principle of legality in international and comparative criminal law, Cambridge, Cambridge University Press). (7) CJCE, arrêt du 12 décembre 1996, Procédures pénales contre X, aff. C-74/95 et C-129/95, Rec., 1996, p. I-6609, § 2. (8) Pradel (J.), Corstens (G.), 2002, Droit pénal européen, Paris, Dalloz. (9) Le principe de légalité apparaît comme l’un des piliers du droit pénal (Verdussen (M.), 1995, Contours et enjeux du droit constitutionnel pénal, Bruxelles, Bruylant, p. 37). (10) Cour d’arbitrage de Belgique (actuelle Cour constitutionnelle), arrêt n° 158 du 20 octobre 2004, B.5.4. (11) « B.5.3. En attribuant au pouvoir législatif la compétence, d’une part, de déterminer dans quels cas et dans quelle forme des poursuites pénales sont possibles, d’autre part, d’adopter une loi en vertu de laquelle une peine peut être établie et appliquée, les [dispositions instituant le principe de légalité] garantissent à tout citoyen qu’aucun comportement ne sera punissable et qu’aucune peine ne sera infligée qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue » (Ibid.). (12) Tramontano (L.), 2004, Il Codice penale spiegato, Piacenza, La Tribuna. Cf. aussi les arrêts de la Cour de cassation (5655/1984, rv 164856) et de la Cour constitutionnelle (487 du 25 octobre 1989, Giur. const., 1989, I, p. 2267) italiennes. (13) Ce mouvement a été institutionnalisé en 1997 et développé depuis 1999 par l’application du traité d’Amsterdam qui a introduit les décisionscadre dans le troisième pilier européen. Le droit européen antiterroriste : notes en marge d’une fuite en avant – Maria Luisa CESONI DOSSIER I 63 constitué un pas en avant au regard de l’octroi de cette et non de moyens 15, mais les dispositions risquent d’être compétence au seul Conseil, qui régissait l’adoption des reproduites de manière littérale, comme l’a fait la Belgique décisions-cadres, l’intervention de ce pour les décisions-cadres susvisées. dernier – c’est-à-dire des représentants des pouvoirs exécutifs nationaux – dans Le problème de la violation du la procédure de décision laisse persister principe de légalité se pose encore Le Conseil de un écart par rapport au respect du plus radicalement lorsque la norme principe de légalité. De surcroît, depuis pénale, introduite dans une directive l’Europe qui œuvre, quelques actes législatifs, et pour une européenne, découle d’une résolution depuis sa création, partie conséquente des dispositions du du Conseil de sécurité 16. Cet organe, pour le respect des projet de directive sur le terrorisme, le politique et non représentatif, s’est droits fondamentaux législateur européen devient l’exécutant autoattribué une compétence en a adhéré à une de décisions prises dans des enceintes matière pénale dont il ne dispose pas. vision instrumentale plus larges, notamment le Conseil de Des internationalistes relèvent que la du droit pénal, sécurité des Nations unies et le Conseil lutte contre le terrorisme lui en a fourni auquel il a dédié de l’Europe (qui reproduit, à son tour, l’occasion, et notamment la résolution un certain nombre certaines initiatives du premier). 1373 du 28 septembre 2001, par de conventions laquelle le Conseil a imposé l’obligation Le Conseil de l’Europe qui œuvre, d’adopter des incriminations en droit internationales. depuis sa création, pour le respect des interne dont il a défini le contenu ; La production de droits fondamentaux a adhéré à une ils tendent à exclure, cependant, que ces conventions vision instrumentale du droit pénal, le Conseil de sécurité puisse agir est essentiellement auquel il a dédié un certain nombre tel un législateur et s’en déclarent l’œuvre de de conventions internationales. La préoccupés 17. représentants des 14 production de ces conventions pouvoirs exécutifs est essentiellement l’œuvre de Bien que le Conseil, en détenant un assistés par des représentants des pouvoirs exécutifs pouvoir de crise, dispose d’une large experts. assistés par des experts. Le respect compétence discrétionnaire 18, il nous du principe de légalité impose ainsi, paraît que les pouvoirs en matière de nécessairement, de passer par les maintien de la paix et de la sécurité Parlements nationaux pour les internationales, que lui octroie le transposer en droit interne. Bien que ces derniers se chapitre VII de la Charte des Nations unies, ne permettent limitent parfois (voire souvent ?) à décider de la ratification pas le recours au droit pénal. Cette compétence, que la et transposition du texte supranational, sans véritablement Charte n’énonce pas, ne peut pas non plus être justifiée sur discuter de son contenu, ils ont néanmoins la possibilité la base des théories destinées à élargir les compétences des de développer un débat démocratique et d’émettre des organisations supranationales au-delà de celles attribuées réserves à l’égard de certaines dispositions, voire de par leurs traités fondateurs. En effet, la théorie des refuser la ratification. Ce pouvoir est mis à mal à l’égard compétences ou pouvoirs implicites – qu’une organisation des normes reproduites dans une directive européenne, internationale pourrait s’attribuer elle-même si nécessaires que les États membres sont obligés de transposer sous à l’exercice de ses fonctions – nous paraît inapplicable peine d’une procédure en infraction. Certes, le texte en matière pénale, précisément en raison du principe de pourrait être modifié lors de sa transposition, dès lors que légalité, qui ne permet pas qu’un organe politique s’arroge cet instrument européen impose une obligation de résultat une telle compétence19. (14) Qu’elles soient adoptées au sein du Conseil de l’Europe ou des Nations unies. (15) Art. 288 TFUE. (16) Encore plus grave est la référence aux normes du Groupe d’action financière (GAFI) comme source d’obligation incriminatrice, effectuée par la Commission (proposition de directive, cit., p. 12). (17) Klein (P.), 2007, « Le Conseil de sécurité et la lutte contre le terrorisme : dans l’exercice de pouvoirs toujours plus grands ? », Revue québécoise de droit international, Hors-série, p. 133-147. Denis (C.), 2004, Le pouvoir normatif du Conseil de sécurité des Nations unies : portée et limites, Bruxelles, Bruylant. (18) Weckel (P.), 1991, « Le chapitre VII de la Charte et son application par le Conseil de sécurité », Annuaire français de droit international, n°37, p. 165-202. (19) Il est d’ailleurs difficile de prétendre que l’exercice de compétences pénales est nécessaire pour l’exercice des compétences propres du Conseil de sécurité. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 64 I DOSSIER La théorie de la pratique subséquente, permettant qu’une pratique d’un organisme international dépassant ses compétences soit validée par la suite par ses États membres, nous paraît tout aussi inapplicable. D’une part, plusieurs États ont officiellement déclaré, en diverses occasions, leur opposition à l’accroissement des pouvoirs du Conseil de sécurité en matière pénale 20. D’autre part, une telle validation a posteriori de dispositions pénales nous paraît difficile à concilier avec l’esprit, sinon avec la lettre, du principe de légalité. Partant, en imposant aux pays membres d’adopter des dispositions pénales, le Conseil agit ultra vires, et le recours au chapitre VII de la Charte, qui caractérise aussi la résolution 2178 (2014), sert la volonté de donner effet obligatoire à ses décisions. Comment accepter, dès lors, dans un espace politique qui se prétend démocratique, que les Parlements nationaux entérinent par percolation, et sans véritable discussion contradictoire pouvant conduire à leur modification, voire à leur rejet, des dispositions pénales imposées par directive européenne, mais émanant d’un organe des Nations unies, qui en établit le contenu de manière arbitraire suivant une logique politique ? Des infractions imprécises, voire immatérielles Le principe de légalité est aussi mis en échec par la multiplication d’incriminations qui ne présentent pas les caractères de clarté et de précision imposés pour que leur application soit prévisible. Certaines infractions reprises des décisions-cadres ou nouvellement proposées par le projet de directive ne font qu’aggraver ce problème, en éloignant toujours plus le comportement sanctionné de tout passage à l’acte violent, voire en créant des incriminations qui ne reposent que sur l’élément moral. L’article 15 du projet de directive affirme d’ailleurs (dans toutes les versions actuellement proposées) que, pour qu’une infraction relative au groupe terroriste ou liée à des activités terroristes soit punissable, il n’est pas nécessaire qu’une infraction terroriste soit effectivement commise, pas plus qu’il n’est nécessaire d’établir un lien avec une autre infraction spécifique visée par la directive (les infractions concernées différant dans ce deuxième cas 21 ). La première génération d’infractions La définition des infractions terroristes par la décisioncadre de 2002 a été fortement critiquée d’emblée, notamment par plusieurs parlementaires européens 22 et par de très nombreux juristes 23, qui ont souligné le risque de son application à des formes d’opposition politique légitimes. Sa transposition littérale en Belgique a induit les défenseurs des droits de l’homme à déposer un recours en annulation pour violation du principe de légalité, malheureusement éconduit par la Cour constitutionnelle – avec des arguments fort faibles en l’occurrence, dont le fait que certains termes contestés sont repris de la décisioncadre de 2002 24. Pourtant, la Cour constitutionnelle allemande, par exemple, a décidé d’annuler une loi de transposition d’une décision-cadre, car certaines de ses dispositions étaient contraires à la loi fondamentale 25. En 2009, l’ancien ministre de la Justice Robert Badinter rappelait que même le réseau d’experts indépendants mis en place par la Commission européenne avait épinglé l’imprécision de la définition du terrorisme figurant dans la décision-cadre de 2002, qui comporte un risque (20) Cf., par exemple, les déclarations émises par les États qui se sont abstenus lors du vote de la résolution 1757(2007) qui a créé le Tribunal spécial pour le Liban (UN Doc. S/PV.5685 du 30 mai 2007). Des réticences similaires ont été exprimées à l’égard des résolutions instituant les TPI pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. (21) Cf. Council of European Union, Follow up of the third trilogue of 28 September 2016, Brussels, 30 September 2016, Interinstitutional File: 2015/0281 (COD). (22) « Europe: vers l'état d'exception ? », Le Monde, 29 novembre 2001. (23) Cf. l’appel « Les droits démocratiques ne doivent pas devenir les dommages collatéraux de la guerre contre le terrorisme » (http://www.neueeinheit.com/mixed/terror/appeal.pdf; cons. 31.10.16). (24) Cour d’arbitrage, arrêt n° 125 du 13 juillet 2005, B.3.1 et B.3.2. La Cour reconnaît, par ailleurs, que la définition de l’élément intentionnel de l’infraction terroriste « pourrait dans certains cas donner lieu à des difficultés d’interprétation » ; difficulté qu’elle balaie sur la base du caractère de gravité nécessaire des infractions, qui amènera le juge à « apprécier cette intention […] en considération des éléments objectifs constitutifs de chaque infraction, en tenant compte des circonstances propres à chaque affaire » (B.7.2). (25) Tout en soulignant la nécessité d’adopter une nouvelle loi afin de respecter les obligations européennes, la Cour souligne le devoir du législateur de transposer les actes européens de manière à respecter les principes constitutionnels (Judgment of the Second Senate of 18 July 2005, 2 BvR 2236/04, “European Arrest Warrant Act case”, http://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/EN/2005/07/ rs20050718_2bvr223604en.html;jsessionid=C7A3E7B0DEA981A2D559CB406231D3F9.2_cid383, cons. 31.10.16). Le droit européen antiterroriste : notes en marge d’une fuite en avant – Maria Luisa CESONI DOSSIER I 65 d’atteinte au principe de légalité des délits et des peines inscrit à l’article 7 CEDH 26. Cette incrimination a été, néanmoins, reprise telle quelle dans la proposition de directive (art. 3), et modifiée très marginalement par LIBE, qui parfois restreint (ce que le Conseil conteste), parfois élargit son contenu 27. Quant aux infractions relatives au groupe terroriste (art. 2, c) et d) et art. 4 prop. dir.), toujours issues de la même décision-cadre, leur lien avec des actes matériels de terrorisme peut s’avérer très indirect, puisque la définition se fonde uniquement sur l’existence d’un groupe – peu structuré le cas échéant – et sur le « projet terroriste » que celui-ci se propose de réaliser, mais dont la mise en œuvre effective est indifférente. C’est sur cette seule base que le dirigeant pourra être condamné. En ce qui concerne le participant, le libellé reste substantiellement inchangé 28 et conserve la particularité (témoignant d’une technique législative défaillante ou d’une volonté d’allégement excessif du fardeau de la preuve) de noyer un élément matériel essentiel au sein de l’élément moral de l’infraction. En effet, l’auteur de l’infraction doit savoir que sa participation, consistant en des activités le cas échéant anodines (fournir des informations par exemple), contribuera aux activités criminelles (mais pas nécessairement terroristes) du groupe terroriste : cela doit donc effectivement être le cas, ce qui ne relève pas de la volonté, mais constitue une caractéristique de l’acte qui devra, par conséquent, être prouvée en tant que telle. Notons, enfin, que suite au dernier dialogue interinstitutionnel, on propose un élargissement supplémentaire de la portée de ces deux infractions par l’incrimination spécifique de leur « planification 29 ». L’incitation publique au terrorisme Parmi la deuxième génération d’infractions – le recrutement, la formation et l’incitation au terrorisme –, c’est surtout cette dernière qui retiendra notre attention. La proposition de directive reprend, dans son article 5, le libellé de l’incrimination introduite par la décision-cadre de 2008. Il s’agit de la diffusion d’un message préconisant, directement ou non, la commission d’infractions terroristes et créant le risque qu’une de ces infractions puisse être commise, avec l’intention d’inciter à la commission d’un tel type d’infractions. Cette incrimination avait pourtant fait l’objet de critiques très radicales non seulement parmi les praticiens du droit et les défenseurs des droits de l’homme 30, mais aussi dans les milieux universitaires, qui ont dénoncé une atteinte grave à la liberté d’expression 31. On a souligné, en effet, que l’incrimination de la diffusion d’un message qui préconiserait indirectement la commission d’infractions terroristes, et qui se limiterait à créer le risque qu’une telle infraction puisse être commise, fait reposer l’infraction sur le seul élément moral. Or, de quelle manière le juge parviendra-t-il à dévoiler le contenu implicite du message ? Comment déterminer le risque engendré par un message qui n’est pas explicite ? Un tel exercice ne peut qu’amener à des spéculations subjectives. Dès lors, non seulement la présomption d’innocence, mais aussi la liberté d’expression sont mises en danger 32. L’insécurité juridique créée par une telle infraction est indéniable. L’exemple ajouté par le Conseil – « indirectly such as by the glorification of terrorist acts » ne fait qu’augmenter la confusion, en mélangeant incitation et apologie du terrorisme, ce que font d’ailleurs la Commission et LIBE dans le considérant 7 du projet de directive. Notons que même le Secrétaire général des Nations unies a considéré que l’incitation et l’apologie (glorification) doivent être (26) Sénat de France, session ordinaire 2008-2009, Rapport d’information établi au nom de la Commission des affaires européennes sur l’Union européenne et les droits de l’Homme, Annexe au procès-verbal de la séance du 4 mars 2009, http://www.senat.fr/rap/r08-246/r08-2460. html (cons. 31.10.16). (27) Cf. notamment les articles 3.1,b, et 3.2.i, d’une part, et l’article 3,2,b et g, d’autre part. (28) LIBE introduit, cependant, un élément d’extra-territorialité (« que ces activités aient lieu dans un État membre ou dans un autre pays. »). (29) Cf. Council of European Union, Follow up of the third trilogue… cit., p. 3. Nous ne disposons pas du texte de la rencontre suivante, qui devait se tenir le 11 octobre 2016. (30) Un recours en annulation a été introduit devant la Cour constitutionnelle belge qui l’a, une fois de plus, rejeté sur la base d’arguments qui ne démontrent pourtant pas la clarté de la disposition : notamment, l’exigence d’un dol spécial qui doit être prouvé (Arrêt n° 9 du 28 janvier 2015, B.17.1). (31) « Quand la lutte contre le terrorisme se transforme en censure », carte blanche publiée dans le quotidien belge Le Soir du 5 septembre 2013 (disponible sur http://www.liguedh.be/2013/1810-quand-la-lutte-contre-le-terrorisme-se-transforme-en-censure, cons. 31.10.16). (32) Cela ne relève pas de la pure hypothèse d’école. En 2007, deux chercheurs allemands ont été poursuivis pour appartenance à une association terroriste, et l’un d’eux incarcéré, essentiellement, car ils ont employé, dans leurs articles, des termes qu’un groupe d’activistes avait aussi utilisés (cf. « Déclaration contre la criminalisation d’une science engagée à l’esprit critique », signée par des universitaires de nombreux pays, http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20070822.OBS1617/la-petition-de-soutien-a-andrej-holm.html, cons. 31.10.16). Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 66 I DOSSIER distinctes et que la seconde ne doit pas être réprimée 33. Le recours à des termes flous tels que l’apologie/glorification, la justification ou l’encouragement du terrorisme a été plus généralement critiqué 34. On a constaté, d’ailleurs, une certaine réticence des États membres à l’égard de l’étendue de cette incrimination lors de la transposition de la décision-cadre de 2008. En automne 2014, une majorité d’États avait choisi de recourir soit aux dispositions générales en matière de provocation ou d’incitation, soit à la facilitation ou au soutien d’infractions terroristes ou, encore, d’incriminer la provocation publique, mais seulement lorsqu’elle est directe 35. Il faut apprécier, par conséquent, deux éléments de l’amendement 61 proposé par LIBE. Ce dernier a éliminé toute référence à l’incitation indirecte 36 et a qualifié de « concret » le risque de perpétration d’une infraction terroriste engendré par l’incitation. LIBE propose, par ailleurs, d’introduire un considérant affirmant qu’« aucune disposition de la présente directive ne saurait être interprétée comme visant à restreindre ou à entraver la diffusion d’informations pour l’expression d’une opinion ou à des fins scientifiques, universitaires ou d’information, ainsi que l’expression d’opinions polémiques ou controversées dans le cadre d’un débat public sur des questions politiques sensibles » (amend. 45). Une telle évolution positive, qui prend en compte les critiques portées à l’égard de la disposition de 2008, n’est toutefois pas acquise. Le Conseil souhaite maintenir une référence explicite à l’incitation indirecte. Il réclame le respect des termes de la décision-cadre en tant qu’acquis communautaire et de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention du terrorisme 37. Nous avons, ici, un exemple flagrant des graves conséquences d’un processus législatif non démocratique : le Conseil considère que le Parlement – c’est-à-dire l’organe électif qui nous représente – ne peut pas réviser dans le sens d’un meilleur respect des droits fondamentaux une disposition législative que le Conseil avait lui-même créée. Les voyages à des fins de terrorisme Quant aux infractions que la proposition de directive vise à introduire pour la première fois dans le droit européen, l’incrimination des voyages à l’étranger à des fins de terrorisme (art. 9) nous inquiète aussi fortement. Cette infraction consiste, dans la proposition initiale, dans le fait de se rendre dans un autre pays afin de commettre une infraction terroriste ou d’y contribuer, de participer aux activités d’un groupe terroriste ou de dispenser ou recevoir un entraînement au terrorisme. LIBE et le Conseil reprennent l’élément intentionnel requis pour la participation au groupe terroriste (en sachant que cette participation contribuera aux activités criminelles du groupe). LIBE ajoute une condition qui semble restrictive, mais qui ne fait qu’énoncer un principe fondateur du droit de la preuve dans les États de droit : il faudra prouver la finalité du voyage de manière objective 38. Une telle infraction, envisagée dans une visée préventive pour « endiguer le flux de combattants terroristes étrangers » (consid. 8), fait intervenir la sanction pénale en amont de tout acte délictueux matériel – LIBE précisant, d’ailleurs, qu’il « n’est pas indispensable d’ériger en infraction pénale le fait de voyager en tant que tel 39 » (amend. 19). Le comportement matériel visé par l’infraction (voyager) étant en soi légitime, cela revient à créer un délit d’intention, pourtant banni du droit pénal depuis plus de deux siècles. L’infraction similaire adoptée en Belgique avait, d’ailleurs, inquiété le Conseil d’État, dès lors qu’elle se situe « à la frontière du matériel et de l’intentionnel en ce qu’un acte banal comme celui de voyager ou de se déplacer est incriminé s’il est accompli dans une certaine intention 40 ». Des préoccupations ont aussi été exprimées par les États membres de l’UE à l'égard de l’incrimination des voyages à un stade si précoce et éloigné de toute infraction terroriste, mais aucune modification de l’article 9, envisagée actuellement, ne permet d’être rassuré 41. (33) UN General Assembly, The protection of human rights and fundamental freedoms while countering terrorism, Report of the Secretary-General, A/63/337, 28 August 2008, para. 61. (34) UN Human Rights Committee, General Comment 34, CCPR/C/GC/34, 12 September 2011, para. 46 ; OSCE, Joint declarations of the representatives of intergovernmental bodies to protect free media and expression, 13 February 2013, p. 51 et 63. (35) Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur la mise en œuvre de la décision-cadre 2008/919/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 modifiant la décision-cadre 2002/475/JAI relative à la lutte contre le terrorisme, COM(2014) 554 final du 5 septembre 2014, p. 6. (36) Le Parlement pourrait toutefois abandonner cette option, cf. Council of European Union, Follow up of the third trilogue…, cit., p. 53-54. (37) Cf. Council of European Union, Exchange of views on the LIBE orientation vote of 4 July 2016, Brussels, 15 July 2016 ; Interinstitutional File : 2015/0281 (COD). (38) Le Parlement précise, dans son amendement 19, que « le fait de voyager devrait être érigé en infraction pénale en vertu de conditions strictes et uniquement s’il est prouvé, à partir de circonstances objectives, que l’intention du voyageur relève du terrorisme». (39) Ce qui ne nous rassure pas quant à l’évolution possible du droit pénal antiterroriste. (40) Doc. parl., Chambre, 2014-2015, doc. 54-1198/001, p. 17. (41) Cf. Council of European Union, Follow up of the third trilogue…, cit., p. 2-3. Le droit européen antiterroriste : notes en marge d’une fuite en avant – Maria Luisa CESONI DOSSIER I 67 On a relevé, en doctrine, que le fait que c’est uniquement l’intention de l’auteur qui permettra de déterminer si l’action posée est illégale « ne manquera pas de soulever d’importants problèmes de preuve, d’autant plus que le comportement sera punissable “indépendamment de la réalisation ou non de l’infraction terroriste” 42 ». Un risque important de violation de la présomption d’innocence et de renversement de la charge de la preuve est ainsi à souligner. Par exemple, le profil socioculturel d’une personne et sa destination pourraient être considérés comme suffisant à « prouver la finalité du voyage de manière objective », et l’accusé condamné s’il n’apporte pas la preuve de la licéité du but de son voyage 43. circuler d’un individu sur la base d’une intention qui peutêtre de facto présumée, comme le font les incriminations examinées, apparaît clairement disproportionné. La vision du droit pénal (européen) qui ressort de l’analyse des dispositions législatives et de la lecture de l’exposé des motifs de la proposition de directive et du rapport de la commission LIBE est indéniablement instrumentale : l’essentiel est d’agir pour montrer qu’on protège les citoyens, et le respect des droits fondamentaux, pourtant affirmé, devient la victime collatérale de la lutte – ou « la guerre » – contre le terrorisme. C’est donc paradoxalement que ce processus pourrait mettre à l’écart le droit des conflits armés. Également problématique et difficile à prouver est la toute nouvelle incrimination de celui qui organise ou facilite des voyages à l’étranger à des fins de terrorisme « en sachant que l’aide apportée a pour but de servir à la réalisation d’un tel objectif » (art. 10 prop. dir.). Une fois l’intention du voyageur qualifiée de délictueuse, ne risque-t-on pas de condamner le « facilitateur » sur la base d’une présomption de connaissance et, donc, d’un simple comportement qui n’est pourtant pas, en soi, illicite ? Le recours à la rhétorique Restreindre les droits fondamentaux : une pratique instrumentale On constate, pourtant, que la Commission ne fait qu’énoncer des formules rhétoriques sans démontrer la nécessité des incriminations proposées. Celle-ci découlerait du fait que les récents attentats en Europe montrent que « ce risque peut se matérialiser, d’où la nécessité de durcir la riposte au niveau de l’UE » et que « l’établissement de dispositions de droit pénal national plus cohérentes, complètes et harmonisées est nécessaire dans l’ensemble de l’Union pour prévenir et poursuivre de manière efficace les infractions liées à la présence de combattants terroristes étrangers », ainsi que du constat de « failles considérables dans la réponse apportée par la justice pénale 47 ». Plusieurs droits et libertés fondamentaux sont mis en danger par le projet de directive ; notamment ceux qui entourent le droit pénal, ainsi que la liberté d’expression et d’association 44. La libre circulation des personnes, principe fondamental de l’ordre juridique de l’Union européenne, est aussi limitée. Il est vrai que la plupart de ces droits et libertés peuvent souffrir d’exceptions, mais une telle nécessité doit être prouvée (ce qui n’est pas le cas, comme nous le verrons) et les restrictions doivent être proportionnées. Or, entraver la liberté de s’exprimer ou de La commission LIBE affirme que « le principe de légalité exige que la législation pénale soit précise et prévisible. En conséquence, il est très important de faire de la nécessité et de la proportionnalité des principes directeurs de la mise en œuvre et de l’application concrète 45 ». La Commission considère que sa proposition « définit le champ des infractions pénales en vue de couvrir tous les comportements concernés, tout en le limitant à ce qui est nécessaire et proportionné 46 ». Cependant, la nécessité des nouvelles incriminations a été mise en question dès l’adoption de la décision-cadre de 2002 48. En effet, les actes matériels sont généralement déjà sanctionnés par des infractions de droit commun, (42) Beernaert (M.-A.), 2015 « Renforcement de l’arsenal législatif antiterroriste : entre symboles et prévention », Journal des Tribunaux, n° 6626, p. 833-836 (p. 834). (43) Le Conseil d’État belge invitait à « une vigilance particulière [qui] s’impose à toutes les étapes de la chaîne pénale afin d’éviter que l’infraction se voie attribuer un champ d’application trop large. […]. À cet égard, on ne peut avoir recours à de simples présomptions ayant trait à des stéréotypes (concernant l’origine, les convictions, ou le passé (judiciaire) de la personne) ou à la destination du voyage » (Doc. parl., Chambre, 2014-2015, doc. 54-1198/001, p. 17). (44) Cf. l’avis du Conseil d’État belge à l’égard des dispositions nationales correspondantes (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, doc. 53 2502/001, p. 28). (45) Parlement européen, op. cit., p. 61 ; voyez aussi l’amendement 94. (46) Proposition de directive, cit., p. 12. (47) Proposition de directive, cit., p. 3, 4 et 7. (48) Cesoni (M.L.), 2002, « Terrorisme et involutions démocratiques », Revue de droit pénal et de criminologie, février, p. 141-153. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 68 I DOSSIER et la participation à un groupe terroriste peut être punie au moyen des infractions relatives à l’association de malfaiteurs voire à l’organisation criminelle, dont l’UE a imposé l’adoption aux États membres 49. Si les incriminations adoptées en 2008 ou proposées actuellement couvrent des comportements qui n’étaient pas déjà punis en tant que tels, leur nécessité est mise en doute par la réalité des récents attentats et des relatives enquêtes, la difficulté consistant en l’incapacité de prévenir les attentats et non pas d’en sanctionner les auteurs, finalité par nature des incriminations. Notons, par ailleurs, que LIBE renchérit en préconisant d’envisager des infractions supplémentaires, en raison du « renforcement de la convergence et du lien entre le terrorisme et la criminalité organisée » (amend. 23), ce qui aboutirait à une redondance certaine avec les infractions existantes en matière d’organisation criminelle et de blanchiment d’argent. Quant à la proportionnalité, ce principe est énoncé par la Commission dans un paragraphe dédié, qui ne comporte toutefois aucune justification substantielle. Affirmer que la directive proposée « est limitée à ce qui est nécessaire et proportionné pour, d’une part, mettre en œuvre des obligations et des normes internationales […] et, d’autre part, adapter les infractions terroristes existantes aux nouvelles menaces terroristes […] 50 » ne prouve en rien le respect de ce principe. Au contraire, le principe de proportionnalité est bafoué aussi bien par l’aggravation des peines emportée par la qualification de l’acte comme terroriste (comment hiérarchiser la gravité d’un infanticide et celle d'un assassinat dans un attentat, par exemple ?) que par l’anticipation progressive de la sanction pénale en deçà de tout acte dommageable 51. Par ailleurs, l’invocation de la gravité de la menace est parfois décalée, et la rhétorique de la lutte contre le terrorisme repose sur le postulat de l’efficacité de l’intervention pénale. En effet, d’une part, la Commission affirme que « les actes de terrorisme constituent l’une des violations les plus graves des valeurs universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité, de Si les incriminations jouissance des droits de l’homme et des adoptées en 2008 libertés fondamentales, et l’une des atteintes ou proposées les plus graves aux principes de la démocratie actuellement et de l’état de droit 52 ». Or, les attentats couvrent des terroristes portent indéniablement comportements qui atteinte au droit à la vie, fondamental n’étaient pas déjà s’il en est ; en revanche, le respect des autres droits évoqués est le devoir punis en tant que des États, et la décision d’affaiblir les tels, leur nécessité est principes de la démocratie et l’État mise en doute par de droit est un choix délibéré de ces la réalité des récents derniers dans leur politique de lutte attentats et des contre le terrorisme. Quant à LIBE, relatives enquêtes, la après avoir affirmé – ce qui relève de difficulté consistant l’évidence – que le danger des réseaux en l’incapacité terroristes est réel et que les attentats de prévenir les laissent des stigmates profonds, elle attentats et non pas se réfère à « la cruauté des organisations terroristes et la compétition brutale à laquelle d’en sanctionner elles se livrent », en évoquant les migrants les auteurs, finalité obligés à fuir le terrorisme dans leur par nature des pays et qui se retrouvent, ainsi, à la incriminations. merci de réseaux criminels 53. Outre confondre dans une seule phrase terrorisme, guerre et crime organisé, une telle instrumentalisation du problème des réfugiés aux fins du développement de la répression pénale apparaît choquante au regard du sort qui leur est fait en Europe. D’autre part, LIBE affirme que « les mesures visant à lutter contre le terrorisme ne seront pleinement efficaces que lorsqu’elles seront accompagnées d’un arsenal efficace, dissuasif et articulé de mesures de justice pénale » et que, ce faisant, « les États membres se doteront des outils nécessaires à l’éviction de la radicalisation terroriste de citoyens européens et du phénomène des combattants étrangers » (amend. 13, nous soulignons). Des termes similaires sont employés par la Commission. Toutefois, la preuve de cette efficacité n’a jamais été donnée 54. D’ailleurs, il ne faut pas se méprendre sur la référence à une « évaluation » des changements introduits par la décision-cadre de 2008 concluant « que ces derniers (49) Décision-cadre 2008/841/JAI du Conseil du 24 octobre 2008 relative à la lutte contre la criminalité organisée, JOUE, L 300 du 11 novembre 2008, p. 42. (50) Proposition de directive, cit., p. 12. (51) Si l’on considère, suivant l’enseignement de Beccaria, que les peines doivent être proportionnelles au dommage causé par l’infraction, il n’y a pas de place pour des peines s’appliquant de manière préventive. (52) Proposition de directive, cit., p. 2. (53) Parlement européen, op. cit., p. 60. (54) Les propos d’une ancienne présidente du syndicat de la magistrature français lors du projet de première décision-cadre sur le terrorisme sont toujours d’actualité : « Une législation d’exception va donc désormais s’appliquer dans toute l’Europe à des personnes soupçonnées d’actes terroristes, comme celle dont s’est dotée la France depuis 1986, avec le manque d’efficacité que l’on sait » (Evelyne Sire-Marin, L'antiterrorisme contre le droit, Libération (en ligne) 2 octobre 2001, http://www.liberation.fr/tribune/2001/10/02/l-antiterrorisme-contre-le-droit_378966 (cons. 31.10.16)). Le droit européen antiterroriste : notes en marge d’une fuite en avant – Maria Luisa CESONI DOSSIER I 69 étaient pertinents et efficaces au regard des objectifs visés 55 », car l’évaluation des mesures antiterroristes effectuée par la Commission se limite à vérifier si et de quelle manière les États membres ont transposé les dispositions européennes 56. Il faut relever, par conséquent, que les incriminations – objet de la proposition de directive, sous couvert de la recherche de leur effectivité – semblent exercer surtout une fonction instrumentale de deux points de vue. D’une part, soutenir le développement de dispositifs procéduraux, éventuellement administratifs. La Commission affirme, par exemple, que des dispositions harmonisées sont nécessaires pour apporter une réponse appropriée aux difficultés pratiques et juridiques accrues qui se posent au niveau transfrontière 57. D’autre part, neutraliser toute opposition efficace à l’égard de l’introduction de dispositions qui limitent les droits fondamentaux de manière excessive et non justifiée. Une telle approche instrumentale, qui pervertit le rapport entre droit pénal matériel et procédural, permet ainsi de faire accepter la violation des droits et libertés fondamentaux 58. Évoquer les droits fondamentaux ne garantit pas leur respect Depuis longtemps, la Cour de justice européenne considère que le respect des droits de l’homme est une condition de la légalité des actes communautaires 59 et que les mesures incompatibles avec le respect de ces droits sont inadmissibles 60. En 2011, le Parlement européen avait appelé la Commission à proposer des amendements à la décision-cadre de 2002 (telle que modifiée en 2008) « afin de renforcer la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales 61 ». L’exposé des motifs et le considérant 19 – mais aucune disposition – de la proposition de directive, ainsi que divers considérants et nouveaux articles proposés par LIBE, contiennent de multiples évocations du respect des droits fondamentaux en général (amend. 42, 94, 97) ou spécifiques (liberté d’expression, amend. 45 et 96 ; droits procéduraux, amend. 44). Ces nombreux garde-fous pourraient apparaître satisfaisants. Cependant, l’évocation des exceptions qui peuvent être faites non seulement pour des motifs de sécurité nationale (notion indéterminée, qui autorise de trop larges dérogations), de guerre ou de menace contre la vie de la nation, mais aussi « de politique publique » (amend. 42) est extrêmement inquiétante. Par ailleurs, comment peut-on sauvegarder les droits et libertés fondamentaux lors de la transposition et de la mise en œuvre de la future directive, lorsque leurs restrictions proviennent du texte même de celle-ci ? Il ne suffit pas d’affirmer à plusieurs reprises la nécessité de la protection de ces droits et libertés pour qu’elle devienne une réalité, dès lors qu’aucune révision des infractions visant à les rendre compatibles avec ceux-ci n’a eu lieu 62. Une telle énonciation apparaît donc inconsistante et l’examen des dispositions proposées mène à craindre que l’affirmation de LIBE : « Si les citoyens européens ne peuvent plus se sentir en sécurité dans leur pays, la stabilité de la société est en danger et doit être rétablie par tous les moyens juridiques possibles 63 » fasse primer la recherche à tout prix du résultat sur le respect des droits et libertés fondamentaux. Un espoir peut-être placé dans les cours supérieures nationales. Mais on peut constater que, dès lors que la menace est perçue comme grave, certaines cours constitutionnelles tendent à accepter des entorses aux droits fondamentaux qui n’ont pas de justification véritable, en s’alignant ainsi, de manière implicite, sur une philosophie malencontreuse de la fin qui justifie les moyens 64. (55) Proposition de directive, cit., p. 12 (56) Cf. par exemple le Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil, cit. (57) Proposition de directive, cit., p. 4. (58) Pour une analyse de ce processus cf. Cesoni (M.L.), Roth (R.), 1998, « L’entraide internationale, moteur de l’évolution du droit pénal ? », in Cartuyvels (Y.) et al. (Eds.), Politique, police et justice au bord du futur, Paris, L’Harmattan. (59) CJCE, avis du 28 mars 1996, Adhésion de la Communauté à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 2/94, § 6. (60) CJCE, arrêt du 29 mai 1997, F. Kremzov c. Republik Österreich, aff. C-299/95, Rec., 1997, p. I-2629, § 14. (61) Résolution du Parlement européen du 14 décembre 2011, 2010/2311(INI). (62) Une note critique déplorant la violation du principe de légalité et une interférence avec les droits de l’homme arbitraire, disproportionnée et discriminatoire a été rédigée par diverses organisations (Joint submission by Amnesty International, the International Commission of Jurists, and the Open Society Justice Initiative and the Open Society European Policy Institute, February 2016, p. 1, https://www.opensocietyfoundations. org/sites/default/files/submission-ec-terrorism-directive-20160219.PDF (cons. 4.11.16)). (63) Parlement européen, op. cit., p. 59 (nous soulignons). (64) Outre les exemples déjà mentionnés, cf. Cesoni (M.L.), 2015, « Principe d’égalité et de non-discrimination : un contrôle de constitutionnalité moins rigoureux en matière pénale ? », Revue de droit pénal et de criminologie, janvier, p. 81-95. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 70 I DOSSIER Il en découle la nécessité impérative d’un arrêt de cette fuite en avant législative, qui permette d’effectuer une réelle évaluation, fondée sur une étude de cas, de l’impact des dispositions existantes sur les droits fondamentaux, réclamée depuis longtemps par des organisations de protection des droits de l’homme 65. soulignent la doctrine 68 et le Comité international de la Croix-Rouge. En effet, le droit humanitaire s’applique indépendamment de la légalité du recours à la force armée et des motivations et des objectifs des parties 69 ; or, qualifier de crimes de terrorisme (au sens du droit pénal commun) des actes qui ne sont pas interdits par le DIH risque de « dissuader les groupes armés non étatiques parties à un conflit armé non international de respecter cette branche du droit 70 ». Éviter la confusion de registres Enfin, sans pouvoir développer ici cette thématique complexe, il faut souligner l’importance d’effectuer une distinction claire entre les champs d’application respectifs du droit pénal du temps de paix et du droit international humanitaire (DIH), qui régit les situations de conflit armé et dont les violations graves sont sanctionnées pénalement, au niveau international et dans un nombre croissant de pays 66. Or, la Commission n’a pas repris la clause d’exclusion des activités des forces armées en période de conflit armé du champ d’application de la directive, clause pourtant prévue par la décision-cadre de 2002 (consid. 11) et que LIBE propose de réintroduire indirectement, en affirmant que la directive ne modifie pas les obligations découlant du droit international, y compris du droit international humanitaire (amend. 14 et 94). Cependant, une clause d’exclusion explicite devrait faire l’objet d’une disposition de droit positif, précisant par ailleurs qu’elle s’applique aussi aux conflits armés non internationaux – caractère prédominant des guerres contemporaines –, en raison de l’incertitude qui caractériserait autrement son application et de l’exercice difficile de qualification du conflit qu’elle imposerait aux juridictions pénales. À défaut d’une telle distinction, la superposition problématique des deux ordres juridiques risque de déforcer le DIH dans son objectif de limiter les méthodes et moyens qui peuvent être employés pour combattre, afin de les soumettre aux exigences d’humanité 67, comme le Conclusion L’affirmation de l’établissement de « règles minimales » concernant la définition des infractions par la proposition de directive relative à la lutte contre le terrorisme (art. 1er) est paradoxale. Telle que complétée par les propositions de la commission LIBE du Parlement européen, celle-ci comporte un élargissement significatif de la portée du droit pénal matériel en cette matière 71. L’affirmation de la volonté de protéger prend, en effet, une coloration fort répressive, sinon guerrière 72. Ainsi, bien que l’objectif de l’Union soit d’offrir aux citoyens « un espace de liberté, de sécurité et de justice » (art. 3 TUE et 67 TFUE), l’espace de sécurité se développe clairement au détriment de l’espace de liberté, mais aussi de l’espace de justice, puisque plusieurs des incriminations en voie de confirmation ou d’adoption s’appliquent sur la base de simples indices et d’intentions difficiles à établir. Du point de vue des gouvernements européens, le recours aux législations pénales offre un double avantage : un effet d’annonce producteur de consensus et un élargissement du pouvoir de l’exécutif. Ce deuxième résultat est renforcé par les mesures nationales de contrôle administratif, qui ont amené des magistrats français à dénoncer la mise à l’écart du pouvoir judiciaire 73 après avoir affirmé, avec les défenseurs des droits de l’homme, que « les citoyens ne doivent pas se méprendre : nul n’est à l’abri, car, en fait de lutte contre le terrorisme, les mesures envisagées portent gravement atteinte aux (65) LIBE préconise, d’ailleurs, l’évaluation des effets disproportionnés ou discriminatoires (amend. 99) et, plus généralement, de l’incidence de la directive sur les droits et libertés fondamentaux et l’État de droit, mais seulement après l’adoption de celle-ci (amend. 100). (66) Il faut, d’ailleurs, être cohérent : si l’on affirme que l’on est en « guerre » contre le terrorisme, comme l’a fait le Président français Hollande, ce sont alors les règles du DIH qui s’appliquent. (67) Pasquier (A.), 2001, « Action humanitaire : une légitimité en action ? », Revue internationale de la Croix-Rouge, n°842, p. 311-321. (68) Cf., entre autres, Venet (O.), 2010, « Infractions terroristes et droit humanitaire : l’article 141bis du Code pénal », Journal des tribunaux, n° 6387, p. 169-172 ; Deprez (C.), Wittorski (I.), 2015, « Des combattants qui n’en sont pas vraiment : les européens partis se battre en Syrie et en Irak vus par le droit international humanitaire » in Jacobs (A.), Flore (D.), (dir.), Les combattants européens en Syrie, Paris, L’Harmattan. (69) Deprez (C.), Wittorski (I.), op. cit. ; David (E.), 2002, Principes de droit des conflits armés, Bruxelles, Bruylant. (70) XXXIIe conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, 8-10 décembre 2015, Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, Rapport établi par le CICR, p. 23. (71) Pour une analyse critique de ces élargissements cf. notamment Joint submission by Amnesty International…, op. cit. (72) Dans le double sens de la « guerre » au terrorisme en Europe et des interventions armées à l’étranger. (73) Lors du débat sur la mise en œuvre de l’état d’urgence en France. Le droit européen antiterroriste : notes en marge d’une fuite en avant – Maria Luisa CESONI DOSSIER I 71 libertés fondamentales de tous et dénaturent une société qui bascule dans la suspicion et la surveillance généralisées 74. » Pourtant, la Commission elle-même évoque la résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations unies (que la proposition de directive vise à entériner), qui a réaffirmé « l’obligation incombant à tous les États membres de veiller à ce que les mesures qu’ils prennent pour combattre le terrorisme soient conformes au droit international des droits de l’homme, en soulignant que le respect des droits de l’homme et de l’état de droit sont des éléments essentiels au succès de la lutte contre le terrorisme 75 ». Le respect strict des valeurs et principes de la démocratie est un élément clé, nous paraît-il, de la lutte contre les phénomènes de violence (à caractère terroriste ou non). D’une part, il garantit notre résistance face à la tentation de glissements autoritaires 76. Ceux-ci nous renverraient en miroir des éléments du système totalitaire d’organisations telles que Daech. Ils nous paraissent d’autant plus dangereux que des tendances à limiter les principes de la démocratie surgissent actuellement dans certains pays européens, indépendamment de tout phénomène de terrorisme. D’autre part, la restriction de droits et libertés risque d’accabler les citoyens sans garantir l’efficacité de leur protection. La prééminence des droits de l’homme et des libertés fondamentales nous paraît donc indispensable, car si l’État a le devoir de protéger le droit à la vie et l’intégrité physique de sa population en luttant contre le terrorisme, « l’obligation de protection ne s’étend pas au point de contraindre l’État à violer son obligation de respecter les droits de ces personnes, puisqu’au contraire, la première obligation trouve dans la seconde obligation sa limite 77 ». De surcroît, développer la répression et le contrôle tous azimuts ne donne que l’illusion de l’efficacité. Plus encore, le recours irrationnel au droit pénal amène à considérer que comprendre revient à justifier et entrave le développement de politiques plus adéquates, fondées sur la recherche de la compréhension des phénomènes de violence actuels 78, indispensable pour agir de manière pertinente. Même le coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, préconise le recours à des dispositifs alternatifs aux poursuites ou à la peine de prison 79. Il n’est, ainsi, pas anodin de relever que le Danemark, parmi les premiers pays à développer des dispositifs de prévention non pénale, a refusé de prendre part à l’adoption de la proposition de directive et ne sera pas liée par elle. Soulignons en tout cas, à propos de la transposition de la future directive, que l’obligation de respecter les droits et libertés fondamentaux reste entière dans le chef des Parlements nationaux. Il convient de rappeler que même la Commission européenne avait affirmé l’obligation des législateurs nationaux, lors de la transposition en droit national, « de veiller à ce que les garanties indispensables en terme de lisibilité et de prévoyance qui doivent caractériser toute législation pénale soient respectées 80 ». Et d’évoquer, pour conclure, le principe affirmé par un Président émérite de la Cour constitutionnelle belge et qui nous paraît essentiel : « une disposition ou une pratique qui toucherait à la substance même des droits intangibles ne pourrait se justifier par la constatation d’une acceptation commune des États européens 81 » n La question de l’opportunité des moyens envisagés doit aussi être posée et correspond à une vision plus large de la société : ce n’est pas une Europe de la sécurité et de l’exclusion, telle qu’elle se présente maintenant, que nous avions espérée. (74) « Protégeons la démocratie contre les excès de l’antiterrorisme ! », communiqué de presse du 24 juillet 2014 de l’Observatoire des libertés et du numérique (composé notamment par la Ligue des droits de l’homme, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France), http://www.syndicat-magistrature.org/Protegeons-la-democratie-contre.html (cons. 31.10.16). (75) Proposition de directive, cit., p. 5. (76) Sur le rapport entre droit pénal et éléments autoritaires dans des systèmes politiques démocratiques, cf. Ferrajoli (L.), 1990, Diritto e ragione, Roma-Bari, Laterza ; Delmas-Marty (M.), 1992, Les grands systèmes de politique criminelle, Paris, PUF. (77) De Schutter (O.), 2002, « La convention européenne des droits de l’homme à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme », in Bribosia (E.), Weyembergh (A.) (dir.), Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, p. 93. (78) Qui comprennent aussi la violence d’extrême droite, ainsi que celle liée à la recherche du défi et du risque par les jeunes. (79) Idée exprimée lors des séminaires du projet européen « La réponse judiciaire au terrorisme en Europe » (coordonné par l’École nationale de la magistrature française en 2014-15) et développée dans un article récent de sa conseillère (Höhn (Ch.), 2015, « Les combattants européens en Syrie sous l’angle de la lutte contre le terrorisme », in Jacobs (A.), Flore (D.), (dir.), Les combattants européens en Syrie, Paris, L’Harmattan). (80) Doc. Parl. Chambre, 2007/2008, doc. 52 0654/002, p. 5. (81) Martens (P.), 2008, « Intervention », in Dialogue entre juges, Strasbourg, Cour européenne des droits de l’homme. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 72 I DOSSIER La décision d’enquête européenne, nouvel instrument d’entraide judiciaire pour la mise en état des affaires pénales Juliette LELIEUR La décision d’enquête européenne n’est autre que le pendant du mandat d’arrêt européen en matière de recherche des preuves pénales. Fondé sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice, le nouveau dispositif d’entraide judiciaire prévoit qu’une décision d’enquête émise par l’autorité judiciaire d’un État membre de l’Union européenne est exécutée par toute autorité judiciaire d’un autre État membre, saisie pour accorder l’entraide, comme si elle émanait d’une autorité judiciaire de cet État. Ainsi, un ordre de perquisition pris par un magistrat tchèque et transmis à un magistrat français aux fins d’exécution devra être mis en œuvre en France comme s’il s’agissait d’une perquisition ordonnée par un juge d’instruction français. Le succès de la décision d’enquête européenne dépendra de la bonne transposition de la directive 2014/41 par les États membres dans leur droit interne et, lors de sa mise en pratique, du respect des délais prévus par la directive pour accorder l’entraide par les autorités judiciaires nationales. E n 2002, le mandat d’arrêt européen succédait à l’ancienne procédure d’extradition dans l’Union européenne. L’extradition était trop longue et trop aléatoire pour répondre aux ambitions de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Aujourd’hui, le succès du mandat d’arrêt européen n’est plus à démontrer. Son application est de routine dans les tribunaux et la remise de personnes recherchées dans l’Union par la justice pénale d’un État membre ne se heurte plus qu’exceptionnellement à des difficultés d’ordre juridique ou politique. Juger des personnes suspectées d’avoir commis des crimes ou délits suppose encore d’avoir rassemblé un certain nombre de preuves. En droit international classique, la recherche de preuves pénales situées à l’étranger repose sur la commission rogatoire internationale (CRI), qui n’est autre qu’une demande d’entraide adressée aux autorités d’un État dans lequel des éléments probatoires sont susceptibles d’être recueillis. Trop souvent, même depuis la transmission directe « de juge à juge » des CRI mise en place par la Convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne du 29 mai 2000, les réponses de l’autorité étrangère tardent à venir, quand les obstacles juridiques et linguistiques ne les bloquent La décision d’enquête européenne, nouvel instrument d’entraide judiciaire pour la mise en état des affaires pénales – Juliette LELIEUR Juliette LELIEUR Maître de conférences à l’Université de Strasbourg. © flyinglife - fotolia.com DOSSIER I 73 pas complètement. C’est pourquoi une rénovation de l’entraide judiciaire en matière de recherche des preuves pénales était attendue. d’émission) afin de faire exécuter une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans un autre État membre (l’État d’exécution) en vue d’obtenir des preuves » (art. 1 de la directive). La décision d’enquête européenne (DEE) n’est autre que le pendant du mandat d’arrêt européen pour la recherche des preuves pénales. Comme le mandat d’arrêt européen, elle est fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice, qui veut que l’autorité judiciaire d’un État membre traite une décision de justice rendue par l’autorité judiciaire d’un autre État membre comme si elle émanait de son propre pays. Ainsi, un mandat d’arrêt européen émis à Strasbourg et transmis pour exécution à la juridiction compétente de Bucarest est exécuté à Bucarest comme s’il s’agissait d’une décision roumaine d’arrestation – et vice-versa. Transposé à la problématique de la recherche des preuves, le principe de reconnaissance mutuelle implique qu’une décision judiciaire tchèque de perquisitionner un domicile par exemple soit exécutée à Strasbourg comme si elle avait été prise par un juge d’instruction français. En somme, la DEE est une décision nationale porteuse d’effets extraterritoriaux dans l’Union européenne 1. Techniquement parlant, selon la directive 2014/41 du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale, la DEE est « une décision judiciaire qui a été émise ou validée par une autorité judiciaire d’un État membre (l’État La mise en pratique de la DEE nécessite la transposition de la directive 2014/41 en droit interne. Or, le délai imparti à cet effet aux État membres expire le 22 mai 2017 et aucun projet de loi n’est encore discuté dans les chambres parlementaires françaises. Le Gouvernement a préféré requérir une habilitation législative pour légiférer par ordonnance, que lui a accordée le Parlement par la loi 2016-731 du 3 juin 2016 (art. 118). Il est particulièrement regrettable que le débat parlementaire soit court-circuité dans une matière qui, portant sur l’enquête pénale, touche au cœur des droits et libertés des personnes. Le champ d’application de la DEE est très vaste puisque toute mesure d’enquête peut être visée, par exemple l’audition d’un témoin, la recherche d’informations relatives à des comptes financiers, la perquisition du domicile d’un suspect, la saisie d’objets ou de documents, l’interception de télécommunications, la surveillance de comptes bancaires ou de livraisons suspectes, etc. La directive s’applique encore aux demandes d’entraide qui n’obligent pas l’autorité d’exécution à effectuer un acte d’enquête, comme le transfèrement temporaire de personnes détenues ou la remise d’informations (1) Marty (M.), 2011, « Un exemple de décision nouvelle : la décision d’enquête européenne », Jurisdoctoria, n° 7, p. 105. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 74 I DOSSIER ou d’éléments de preuves déjà existants. Pour ne pas reproduire les erreurs du mandat d’obtention de preuves, instrument mort-né en 2008 en raison de la limitation de son champ d’application à certains types de preuves 2, le législateur européen a ouvert au maximum le domaine de la DEE et facilité ainsi son appréhension par les praticiens. Finalement, seule reste à l’écart la constitution d’une équipe commune d’enquête, qui relève d’une autre logique puisqu’elle donne naissance à une co-enquête menée conjointement par plusieurs États membres, donc à une « co-opération » au sens propre plutôt qu’à de l’entraide (art. 3 de la directive). Avant de prendre une décision d’enquête européenne, l’autorité judiciaire d’émission doit s’assurer que la mesure d’enquête qu’elle ordonne est autorisée dans le cadre d’une procédure nationale : il ne s’agit pas de contourner les limites procédurales nationales par le jeu de la coopération interétatique. De plus, une nouveauté dans la mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle est la bienvenue : la directive impose à l’autorité d’émission de vérifier la nécessité et la proportionnalité de la mesure d’enquête par rapport aux finalités de la procédure. L’introduction de l’exigence de proportionnalité était chère au Parlement européen, en particulier parce que les autorités de certains États abusaient du mandat d’arrêt européen, l’utilisant pour des infractions de faible gravité et alors qu’une demande d’audition de la personne suspectée pouvait suffire. Cependant, l’autorité d’exécution ne peut pas refuser l’exécution de la DEE au motif que la mesure d’enquête est disproportionnée : elle doit consulter l’autorité d’émission, qui peut le cas échéant retirer la DEE. Reconnaissance mutuelle oblige, l’autorité judiciaire d’exécution est tenue d’exécuter la DEE. Toutefois, lorsque la mesure d’enquête ordonnée n’existe pas dans le droit de l’État d’exécution ou qu’elle ne serait pas disponible si l’enquête était menée dans cet État, l’autorité d’exécution peut recourir à une autre mesure permettant d’aboutir aux mêmes fins. Cet élément de souplesse sera certainement propice au succès de la DEE, mais le législateur européen a voulu éviter qu’elle opère à l’encontre de la proportionnalité des mesures d’enquête par rapport au but de la procédure. La directive énumère donc une série de mesures d’enquête peu intrusives (art. 10 al. 2) auxquelles il doit nécessairement être possible de recourir dans l’État membre d’exécution. Cette règle est un vecteur d’harmonisation des procédures pénales nationales puisque chaque État membre doit veiller à ce que son droit national permette la mise en œuvre de ces mesures d’enquête peu intrusives le plus largement possible. Dans la même logique, la directive autorise l’autorité d’exécution à recourir à une mesure d’enquête moins intrusive que la mesure ordonnée dans la DEE lorsqu’elle permet d’atteindre le même résultat 3. Enfin, concernant les désormais traditionnels motifs de refus d’exécution, la directive innove en créant à l’article 11 f un motif relatif à la protection des droits fondamentaux tels que protégés par la charte des droits fondamentaux de l’Union. Si cette mention voulue par le Parlement européen est un progrès en ce qu’elle remet en cause la présomption de conformité aux droits fondamentaux promue par la Cour de justice de l’UE, elle laisse de côté la question de la conformité du dispositif d’entraide par rapport aux exigences constitutionnelles des États membres. En ce qui concerne l’aspect procédural, la directive 2014/41 contient en son annexe un formulaire normé et traduit dans toutes les langues officielles de l’Union. Ce formulaire sera en pratique, comme l’a montré le formulaire du mandat d’arrêt européen, la clef de voûte de la coopération. Du point de vue des délais, l’autorité judiciaire d’exécution doit en principe statuer sur la reconnaissance ou l’exécution de la DEE au plus tard dans les 30 jours de sa réception. La mesure d’enquête ordonnée doit ensuite être effectuée au plus tard 90 jours à compter de cette décision. Peut-être davantage encore que la rénovation du système d’entraide, l’existence du formulaire et le respect des délais seront déterminants du succès du nouvel instrument de répression de la criminalité et de la délinquance transfrontières n (2) Contrairement à la décision-cadre 2008/978 sur le mandat d’obtention de preuve, la directive sur la décision d’enquête européenne prévoit clairement que l’objet de la reconnaissance mutuelle est la décision d’enquête et non pas l’élément probatoire. Voir Beauvais (P.), 2015, « De l’entraide judiciaire à l’enquête pénale européenne – À propos de la directive du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne », RTD Eur., p. 777. (3) Sur les difficultés de mise en œuvre à prévoir, Cassuto (T.), 2014, « La directive concernant la décision d’enquête en matière européenne », AJ Pénal, 2014, p. 338, spéc. p. 341. La décision d’enquête européenne, nouvel instrument d’entraide judiciaire pour la mise en état des affaires pénales – Juliette LELIEUR DOSSIER I 75 Eurojust Une réponse judiciaire, plus solide que jamais de l’Union européenne Michèle CONINSX La création d’un Espace de liberté, de sécurité et de justice dans l’Union européenne (UE) et l’existence de l’institution Eurojust sont étroitement liées. Renforcer la lutte contre la criminalité transfrontalière grave en consolidant la coopération entre les autorités nationales était l’ambition de la réunion du Conseil européen de Tampere (Finlande) des 15 et 16 octobre 1999, réunion qui a abouti à la conclusion d’un accord en vue de la création d’Eurojust, entité composée de procureurs, de juges ou d’officiers de police, de compétence équivalente, détachés par chaque État membre en fonction de leurs systèmes juridiques respectifs. L Michèle CONINSX Magistrat fédéral, présidente de l’Unité de coopération judiciaire de l’Union européenne (Eurojust). es attentats terroristes perpétrés le 11 septembre aux États-Unis ont fait passer la lutte contre le terrorisme de la sphère régionalenationale à l’échelle internationale. Ces événements ont servi de catalyseur pour asseoir le rôle d’Eurojust en tant qu’unité de coordination judiciaire de l’UE. Eurojust a été instituée en 2002 1 à titre d’organisation intergouvernementale sui generis pour répondre à la nécessité d’instaurer une coopération judiciaire et de créer des passerelles entre les 30 systèmes juridiques différents de l’Union européenne. Eurojust réunit ainsi 28 représentants nationaux sous son toit à La Haye, aux Pays-Bas, dans l’optique de renforcer la coopération judiciaire et d’assister les États membres dans les enquêtes et poursuites engagées dans les dossiers de criminalité organisée transfrontalière grave. Dans un (1) Décision 2002/187/JHA du Conseil du 28 février 2002 instituant Eurojust afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 76 I DOSSIER esprit collégial, les membres nationaux font part des enseignements qu’ils ont tirés de leurs expériences et échangent leurs bonnes pratiques dans le cadre du centre d’expertise judiciaire et juridique de l’Union européenne que constitue Eurojust. En 2008, une fois la pertinence d’Eurojust avérée, les États membres ont pris l’initiative de revoir son cadre juridique en vue de renforcer ses capacités opérationnelles 2. L’harmonisation des pouvoirs des membres nationaux, l’augmentation du nombre d'informations transmises à Eurojust et la structure des systèmes de coordination nationaux Eurojust visaient à mieux équiper Eurojust dans son soutien aux autorités nationales chargées de la lutte contre la criminalité organisée et la criminalité transfrontalière grave. Avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, le principe de reconnaissance et de confiance mutuelles a été réaffirmé comme socle de la coopération judiciaire en matière de criminalité. Eurojust a poursuivi l’optimisation du fonctionnement de ses réunions de coordination 3 et de ses centres de coordination 4 pour rationaliser les actions opérationnelles, notamment la prévention ou la résolution des conflits de compétence, et confirmer les obligations légales, par exemple le recueil de preuves, le recours à des mesures coercitives ou encore le gel et la confiscation des produits du crime. Eurojust a également renforcé son rôle d’appui aux équipes communes d’enquête (ECE 5), aussi bien sur les plans opérationnel que financier et a, par ailleurs, créé en son sein le secrétariat du réseau ECE afin de permettre une coopération étroite avec les experts nationaux et une mise en commun des savoirs. Aujourd’hui, Eurojust fait de nouveau face à une réforme. La proposition de la Commission européenne était trop précoce pour pouvoir traiter les aspects opérationnels de manière exhaustive, la mise en œuvre et l’évaluation n’étant pas encore terminées dans les États membres. Pour Eurojust, la proposition de la Commission européenne de 2013 6 n’est pas révolutionnaire, puisqu’elle vise principalement à améliorer sa structure de gouvernance sans modifier ni son caractère collégial, ni la double fonction des membres, à la fois représentants nationaux dans le cadre des travaux opérationnels et coresponsables de la gestion d’Eurojust à titre de membres du Collège. Le Collège a, d’ores et déjà, accompli de nombreuses réalisations via une réorganisation interne en vue d’optimiser l’efficacité des processus décisionnels d’Eurojust. Dans le contexte de la crise financière, la Commission européenne a décidé d’émettre une proposition d’établissement d’un Parquet européen 7 spécifiquement destiné à lutter contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union de manière plus efficace et plus cohérente 8. Le Parquet européen devant être établi « à partir d’Eurojust 9 », et en dépit des différentes procédures législatives associées à leur adoption, les deux propositions ont été publiées sous la forme d’un ensemble de mesures pour assurer les liaisons correspondantes en termes de compétence, d’interaction opérationnelle et de synergies administratives. Au cours des trois dernières années de négociations, une transition s’est opérée vers un modèle collégial, une approche décentralisée et un système de partage des compétences tenant compte du paysage européen actuel dans le domaine de la coopération judiciaire en matière pénale. Avec la situation actuelle, les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne (appelées infractions « PIF » 10 ) feront l’objet d’une coopération à plusieurs niveaux entre les autorités nationales, un nouveau Parquet (2) Décision 2009/426/JHA du Conseil du 16 décembre 2008 sur le renforcement d’Eurojust et modifiant la décision 2002/187/JAI instituant Eurojust afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité. (3) Les réunions de coordination permettent de réunir les autorités judiciaires et policières des différents États membres et États tiers, afin de faciliter le partage d'informations, d'identifier et de mettre en œuvre des moyens et méthodes d'aide au traitement de demandes d'entraide judiciaire et au recours à des mesures coercitives (ex. : mandats de perquisition et mandats d'arrêt), de coordonner les enquêtes et les poursuites en cours, et enfin de détecter, de prévenir ou de résoudre les conflits de compétence, les litiges liés au principe ne bis in idem et les autres problèmes d'ordre juridique ou liés aux éléments de preuve. (4) Les centres de coordination facilitent le partage d'informations en temps réel entre les autorités judiciaires et permettent d'apporter une aide directe lors des journées d'action commune, ainsi qu'une coordination et un suivi immédiat des saisies, arrestations, perquisitions de domicile/ d'entreprise, décisions de gel et interrogations de témoins. (5) Une équipe commune d’enquête (ECE) est une équipe composée de procureurs, de juges et d'officiers de police créée pour une durée déterminée et un objectif spécifique au titre d'un accord écrit conclu entre les États impliqués. (6) Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust), COM (2013) 535 final. (7) Proposition de règlement du Conseil portant création du Parquet européen, COM (2013) 534 final. (8) Vӗra Jourová, « The European Public Prosecutor’s Office as a Guardian of the Taxpayers’ Money », dans eucrim 2/2016, p. 94-104. (9) Article 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. (10) Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union au moyen du droit pénal, COM/2012/0363 final. Eurojust. Une réponse judiciaire, plus solide que jamais de l’Union européenne – Michèle CONINSX DOSSIER I 77 européen, Eurojust, Europol et l’OLAF, chacune de ces systématiquement et à temps toute information relatives entités ayant son rôle à jouer. Il est évident que bénéficier aux infractions terroristes conformément à l’obligation de compétences bien définies et de légale qui les y contraint 13. À partir des dispositions légales cohérentes au sein informations communiquées et recoudes différents instruments est nécessaire pées par Eurojust, les autorités compépour pouvoir assurer sécurité juridique, tentes des États membres peuvent être Pour faire face aux efficience institutionnelle et efficacité immédiatement averties par Eurojust menaces pesant opérationnelle. si un lien était détecté entre plusieurs sur la sécurité affaires. De plus, Eurojust peut fourdes citoyens de Pour faire face aux menaces pesant sur nir des analyses utiles concernant les l’UE et à la crise la sécurité des citoyens de l’UE et à la réponses judiciaires associées au tersans précédent crise sans précédent des migrants, et en rorisme à partir des poursuites et des des migrants, et accord avec les priorités de l’UE établies condamnations faisant suite à des actes en accord avec dans les programmes européens en terroristes, notamment avec le Registre les priorités de matière de sécurité 11 et de migration 12, des condamnations pour terrorisme les priorités d’Eurojust portent sur (Terrorism Convictions Monitor 14 ) , les l’UE établies dans l’intensification de ses capacités rapports Eurojust sur les combattants les programmes opérationnelles dans les domaines du terroristes étrangers 15 et les réunions européens en terrorisme, de la cybercriminalité et du tactiques Eurojust sur le terrorisme. matière de sécurité trafic migrants. et de migration, La cybercriminalité présente 16, de par les priorités Avec les terribles attentats terroristes sa nature dépourvue de frontières, d’Eurojust portent de Paris et de Bruxelles, les défis et une menace mondiale, le cyberespace sur l’intensification les menaces liés à la sécurité auxquels étant devenu un élément essentiel de de ses capacités l’Union européenne est confrontée la vie moderne. Son évolution étant opérationnelles dans le domaine du terrorisme dans son rapide, cette situation requiert une ensemble sont devenus une réalité pour intensification de la coopération entre dans les domaines tous les citoyens de l’UE. Au fil des les autorités judiciaires et policières du terrorisme, de années, nous avons réalisé d’importants au sein des États membres mais, la cybercriminalité progrès dans le contexte du terroristes, également, avec le secteur privé, et de l’immigration et nous devons continuer à en tirer pour permettre un partage rapide des illégale. parti, par exemple avec la coopération informations et obtenir des éléments via les correspondants nationaux Eurode preuves électroniques aux fins just chargés des affaires terrorisme, la des enquêtes, des poursuites et de la transmission d’informations spécifiques à Eurojust par prévention de la cybercriminalité. Eurojust conseille les les États membres et leur analyse judiciaire par Eurojust. autorités nationales, en particulier sur les questions liées Il est primordial que les États membres transmettent à la recevabilité des éléments de preuves électroniques, la (11) Le programme européen en matière de sécurité, COM (2015) 185 final. (12) Le programme européen en matière de migration, COM (2015) 240 final. (13) Décision 2005/671/JHA du Conseil du 20 septembre 2005 relative à l’échange d’informations et à la coopération concernant les infractions terroristes. (14) Le Registre des condamnations pour terrorisme (TCM) est un document Eurojust à accès limité qui est diffusé aux procureurs et aux juges chargés d'affaires de terrorisme et qui est régulièrement publié depuis 2008. Ce document offre un compte rendu régulier des condamnations et acquittements liés au terrorisme dans toute l'Union européenne, avec des mises à jour juridiques et des analyses judiciaires des jugements correspondants. (15) Le Rapport Eurojust sur les combattants terroristes étrangers (Eurojust Report on Foreign Terrorist Fighters) est classé au niveau RESTREINT UE. Il fournit des informations régulières au Conseil de la justice et des affaires intérieures et au coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme. Ce rapport présente les travaux et les points de vue d'Eurojust concernant le phénomène des combattants terroristes étrangers et les réponses de la justice pénale à ce sujet, et fournit des recommandations concernant des mesures à prendre en vue de renforcer l'efficacité des enquêtes, des poursuites et de la coopération judiciaire dans le cadre des affaires liées à des combattants terroristes étrangers avec l'appui d'Eurojust. (16) Aux fins des activités d'Eurojust, le terme « cybercriminalité » désigne toutes les infractions comportant un élément « cyber » qui contribue à leur perpétration. Ce terme englobe les « nouvelles infractions » qui ciblent les technologies de l'information et de la communication (TIC), telles que les intrusions informatiques, les attaques par déni de service et les violations de données, mais également les infractions traditionnelles ayant recours aux TIC, telles que les fraudes à la carte bancaire, l'exploitation sexuelle des enfants, la traite d'êtres humains et les actes terroristes. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 78 I DOSSIER conservation des données et les conflits de compétence. Au vu de ce contexte, le Conseil a décidé qu’un réseau judiciaire de procureurs appuyé par Eurojust devrait être établi 17 pour intensifier la lutte contre la cybercriminalité en se basant sur les pratiques établies de convocation de réunions d’experts judiciaires en cybercriminalité au sein d’Eurojust. La coopération opérationnelle avec Europol a, d’ores et déjà, été intensifiée avec le détachement d’un procureur spécialisé d’Eurojust au sein du Centre européen de lutte contre la cybercriminalité, qui est hébergé par Europol. Face à la sophistication croissante de la cybercriminalité, on peut observer un manque de législation spécifique pour réguler la présence et l’action des services d’application de la loi en ligne, ce qui rend la jurisprudence encore plus importante et souligne la nécessité de faciliter les échanges entre les praticiens du domaine. Les frontières externes de l’UE étant de plus en plus le théâtre de tragédies humaines, la nécessité pour les instances de l’Union et les États membres de procéder à des actions immédiates dans tous les aspects liés aux migrations s’est fait ressentir. Le rôle d’Eurojust, avec Europol, est d’assister les États membres dans le démantèlement des réseaux de trafic et de traite de migrants en les privant de leurs moyens financiers et en les traduisant en justice. Eurojust soutient l’approche des Hotspots et a nommé des points de contact Eurojust dédiés au sein des Hotspots en Italie et en Grèce. Comme suite aux discussions ayant eu lieu au sein du Forum consultatif des procureurs généraux et des directeurs de parquet des États membres 18 et conformément au Plan d’action de l’UE en matière de migration 19, Eurojust a créé un Groupe thématique sur le trafic des migrants visant à renforcer la coopération entre les procureurs et optimiser la coopération judiciaire dans les affaires de trafic de migrants et ce, y compris avec des États tiers. Les premiers résultats des travaux de ce Groupe thématique ont permis l’organisation de la réunion tactique Eurojust sur les défis judiciaires liés au trafic de migrants, la création de la brochure présentant les possibilités légales d’établissement d’ECE entre les États membres et les États tiers dans les affaires liées au trafic de migrants, élaborée conjointement avec le Secrétariat du réseau ECE, ainsi que l’élaboration d’analyses relatives aux enseignements tirés de la jurisprudence en matière de trafic de migrants à destination des praticiens du domaine. Au fil des années, nous avons observé un accroissement du recours à Eurojust et à ses outils de coordination 20, ce qui confirme que notre rôle est vital et notre travail pertinent. La dimension judiciaire de la lutte contre la criminalité organisée et la criminalité transfrontalière grave est essentielle pour assurer l’efficacité des poursuites et des condamnations. Continuer à instaurer une confiance mutuelle avec les autorités nationales compétentes, optimiser la coopération avec les États tiers et mettre au point des synergies au sein de nos partenariats avec les Agences Justice et Affaires Intérieures de l'UE sont autant de mesures à prendre pour pouvoir offrir une réponse judiciaire solide de l’UE. La création de passerelles, la coopération et la coordination en sont les mots d’ordre n (17) Conclusions du Conseil « Justice et affaires intérieures » sur le réseau judiciaire européen en matière de cybercriminalité, publiées sous la forme d'un article de presse le 9 juin 2016. (18) La création du Forum consultatif a répondu aux attentes établies dans le Programme de Stockholm concernant la promotion de réseaux de procureurs expérimentés en vue d'étayer la mise en œuvre de la stratégie de sécurité intérieure. Le Forum consultatif réunit tous les procureurs généraux et les directeurs de parquets des États membres de l'Union européenne au sein d'Eurojust pour leur permettre de partager leurs différentes expériences et bonnes pratiques associées aux poursuites en matière de criminalité transfrontalière grave et pour contribuer au développement de la coopération judiciaire pénale dans l'UE. Les conclusions du Forum consultatif sont consultables sur le site internet d'Eurojust. (19) Plan d'action de l'UE contre le trafic de migrants (2015 - 2020), COM (2015) 285 final. (20) Cf. Rapports annuels d'Eurojust, consultables sur le site internet d'Eurojust. Eurojust. Une réponse judiciaire, plus solide que jamais de l’Union européenne – Michèle CONINSX © Piotr Adamowicz - fotolia.com DOSSIER I 79 Le droit pénal allemand et le droit pénal européen Réticences et adaptation de la justice pénale allemande au droit pénal européen post-Lisbonne Julien WALtHER A Julien WALTHER Doctor juris, Universität des Saarlandes, maître de conférences HDR à l’Université de Lorraine. uparavant parent pauvre du droit européen, le droit pénal est sur le devant de la scène du fait d’un changement drastique de paradigme. Là où il n’y avait pas de compétence pénale de l’Union européenne (UE), un transfert de souveraineté s’est opéré depuis 2005 au détriment des États membres. Depuis, s’ensuit une discussion passionnée, souvent exacerbée en Allemagne, car le droit allemand reste parfois marqué par une profonde réticence à l’égard d’une perte de souveraineté en matière pénale. Si la doctrine allemande connaît d’ardents débats, la doctrine pénale française n’a pas (encore) connu une discussion d’une comparable envergure. C’est le résultat et l’illustration d’un attachement tout particulier pour le système de protection des droits fondamentaux tel qu’il ressort de la constitution allemande, le Grundgesetz-Loi Fondamentale, dans l’esprit de ce que l’on peut qualifier de « patriotisme constitutionnel », « Verfassungspatriotismus », pour reprendre un concept cher à Jürgen Habermas et Adolf Sternberger. Le lecteur français se souviendra des jurisprudences dites « Solange I » du 29 mai 1974, « Solange II » du 22 octobre 1986 et « Maastricht » du 12 octobre 1993 de la Cour constitutionnelle fédérale allemande. La Cour de Karlsruhe y posait une réserve de principe à l’approbation des textes Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 80 I DOSSIER européens, en considérant qu’il lui incombait en tout état de cause de préserver un niveau intangible de protection des droits fondamentaux [Rapport Sénat, 2009, p. 11-14]. La jurisprudence de 2009 de la même cour sur la ratification du traité de Lisbonne que nous évoquerons ici s’inscrit dans ce mouvement. Le droit pénal y est en ce sens perçu comme la « citadelle de la constitution ». Et inversement, le recours devant cette même juridiction fait du droit constitutionnel un outil protégeant « l’identité pénale allemande » contre ce qui est ressenti comme les dangers nés du droit européen. Cette défiance transparaît aussi parfois dans les travaux du législateur, ce qui est plus grave encore. Si le discours est ferme et réservé pour ce qui est de la compétence pénale européenne – surtout en droit pénal de fond –, ceci n’a cependant pas empêché des aménagements et des adaptations du droit positif allemand, comme la mise en place d’outils procéduraux d’entraide judiciaire. La forteresse pénale allemande connaît donc quelques brèches. La « forteresse pénale » constitutionnelle allemande Cette construction repose sur une interprétation restrictive de la compétence pénale européenne et est défendue par une doctrine très critique. Une lecture protectrice de l’harmonisation judiciaire et pénale européenne À l’origine, les juridictions du fond allemandes cultivaient une « ignorance feinte » du droit européen [Hecker, 2015, p. 45-46]. Ainsi, le tribunal régional de Bonn dans une affaire de droit pénal fiscal en 1986 1 : un contribuable poursuivi pour fraude fiscale s’était défendu en invoquant la directive 77/388 du 17 mai 1977 (taxe sur le CA et la TVA). Le tribunal balaya cette argumentation : « la chambre n’accorde aucun crédit aux déclarations du prévenu : au vu de ses connaissances en droit fiscal, il est évident que ce dernier n’a jamais cru une seule seconde que le droit national puisse être écarté du fait d’une directive européenne ». La Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof, BGH), l’équivalent de la Cour de cassation pour la RFA, cassa cette décision en invoquant la jurisprudence constante de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) selon laquelle un citoyen d’un État membre de la Communauté économique européenne (CEE) peut se fonder sur une directive non encore transposée si celle-ci est assez claire pour être applicable même sans transposition en droit national 2. La Cour fédérale de justice s’est en revanche préoccupée des rapports entre droit communautaire et droit national dès les années 1960 [Dannecker, 2000, p. 346]. Les juges des chambres criminelles de la Cour ont ainsi évité de donner une coloration purement nationale à leur jurisprudence et ont pu de ce fait remplir le cahier des charges du législateur européen. Ainsi, l’application des normes pénales ne doit pas mener à des discriminations des personnes au sens de l’art. 18 TFUE (art. 12 traité CE) ou à des violations de libertés fondamentales reconnues par le droit européen. Mais ces juges ne manquent pas en revanche de réaffirmer que la compétence pénale appartient en principe aux États membres 3. Dans une affaire dite du « blé d’Allemagne du Sud » (Süddeutscher Getreidefall 4), la Cour fédérale de justice soulignait dès 1973 que la CEE n’avait pas la compétence pour prévoir des sanctions de nature pénale dans le cadre de la politique agricole commune (PAC). Les juridictions pénales allemandes peuvent ici s’abriter derrière l’ordre constitutionnel allemand. Dans une décision dite « Darkazanli » du 18 juin 2005 5, la Cour constitutionnelle fédérale opposait au droit de l’UE lato sensu une interprétation de la loi allemande conforme à son droit constitutionnel. En l’espèce, la Cour contrôlait la conformité de la première loi transposant la décisioncadre sur le mandat d’arrêt européen du 13 juin 2002 à l’article 16 LF qui interdit l’extradition des ressortissants allemands dans le cadre d’un recours intenté par un ressortissant germano-syrien membre présumé d’AlQaïda. Pour la Cour, le législateur avait l’obligation d’utiliser la liberté qui lui était donnée pour transposer la décision-cadre dans le sens de la préservation maximale des valeurs prônées par la Loi fondamentale. Ceci n’était pas conforme à la jurisprudence Puppino de la CJCE 6, laquelle exige une interprétation de la loi nationale (1) LG Bonn – 12 juin 1986. (2) BGH, 30 août 1990, Az.: 3 StR 459/87, BGHSt 37, p. 168 et s. (3) BGH, 6 juin 1973 - 1 StR 82/72, BGHSt 25, p. 190 et s.; BGH, 13 mai 1977 - 2 StR 602/76, BGHSt. 27, p. 181 et s.; BGH, 21 avril 1995 - 1 StR 700/94, BGHSt. 41, p. 127 et s. (4) BGH, 6 juin 1973 - 1 StR 82/72, BGHSt 25, 190. (5) Cour constit. féd. (2 BvR 2236/04), 18 juin 2005, HRRS 2005, n° 550. (6) CJCE, 16 juin 2005, Maria Puppino, affaire C-105/03. Le droit pénal allemand et le droit pénal européen – Julien WALTHER DOSSIER I 81 conforme à la décision-cadre comme le précisait même un des juges constitutionnels allemands dans une opinion dissidente à la décision Darkazanli 7, selon le principe de coopération loyale (art. 10 TCE, art. 4 III TUE 8). Et il faut noter que dans le cadre du 3e pilier, la souveraineté nationale en matière pénale était encore relativement préservée par la nécessité d’une décision-cadre prise à l’unanimité. compétence pénale prévue pour l’UE par l’art. 83 TFUE doit donc être lue restrictivement au vu de ce déficit démocratique. En effet, seule la légitimité démocratique, contrepartie et fondement de la puissance publique, permet de justifier les atteintes importantes aux libertés individuelles existant en droit pénal. Pour beaucoup d’auteurs allemands, il y a comme une « citadelle de l’État constitutionnel » (Zitadelle des Verfassungstaates) [Schorkopf, 2011, p. 111] protégeant leur ordre constitutionnel – dont le droit pénal serait une des incarnations principales – contre un droit européen encore en situation de déficit de légitimité démocratique. Avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et l’introduction d’une compétence pénale subsidiaire de l’UE prévue à l’article 83 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la question de la souveraineté nationale et de la légitimité démocratique de son contrôle La Convention européenne par le juge constitutionnel est des droits de l’homme de 1950 en effet pleinement posée. Pour a longtemps aussi été écartée POUR LES JUGES DE KARLSRUHE, le juge constitutionnel allemand des préoccupations de la jurisLA LÉGItIMItÉ DÉMOCRAtIqUE dans sa décision concernant prudence allemande. Il faut la loi de ratification du traité d’emblée préciser la position de LÉGISLAtIVE N’ESt EN EFFEt de Lisbonne du 30 juin 2009 la Convention EDH en droit AVÉRÉE POUR L’HEURE qUE POUR [Ambos, Rackow, 2009, p. 397allemand. Elle est différente de 405 ; Böse, 2010, p. 76-91 ; celle qu’elle occupe en France, LE BUNDEStAG (Et LES AUtRES Krüger, 2012, p. 311-317 ; soit un rang supra-législatif et PARLEMENtS NAtIONAUX), LE Müller-Graff, 2009, p. 5-12 ; infra-constitutionnel. En AuSatzger 2008, p. 17-38 et 2011, triche par exemple, la convenSyStèME DE L’UE NE PRÉVOyANt p. 140-147 9], si la compétence tion a un rang constitutionnel. PAS DE GARANtIES ÉqUIVALENtES. pénale de l’UE est reconnue, il En Allemagne, pays dualiste, est entendu qu’elle doit être lue, cette même convention a été LA NOUVELLE COMPÉtENCE interprétée de façon restrictive, transposée par une loi fédérale PÉNALE PRÉVUE POUR L’UE PAR afin de préserver la souveraineté simple du 7 août 1952 10 et a, des États membres. Selon des en conséquence, ce même staL’ARt. 83 tFUE DOIt DONC êtRE commentateurs reprenant le tut 11. De plus, pendant longLUE REStRICtIVEMENt AU VU DE CE texte de l’arrêt : « en raison de temps, la Conv. EDH était à l’atteinte particulièrement grave à l’ombre de la Loi fondamentale DÉFICIt DÉMOCRAtIqUE. l’autodétermination démocratique allemande, comme un doublon par ces dispositions de droit pénal « à l’envers » pour reprendre et de procédure pénale, les fondements de ces compétences dans les l’image bien connue du droit français : les droits prévus traités doivent être interprétés très strictement – en aucun cas de par la Convention existaient dans la Loi fondamentale manière extensive » [Jessberger, Kretschmer, 2010, p. 111, et le juge de Karlsruhe était plus accessible que celui de revoyant au cons. n° 358 ; Vogel, 2011, p. 41]. Pour les Strasbourg. Certains auteurs dénonçaient le sous-entendu juges de Karlsruhe, la légitimité démocratique législative très répandu en doctrine allemande que la protection de n’est en effet avérée pour l’heure que pour le Bundestag la Conv. EDH n’allait pas au-delà de ce que garantissait (et les autres parlements nationaux), le système de l’UE la Loi Fondamentale ; le texte européen en était « comme ne prévoyant pas de garanties équivalentes. La nouvelle plongé dans le sommeil de la belle au bois dormant » [Jung, 2003, (7) V. l’opinion dissidente du conseiller Gerhardt, pt. n° 190, HRRS 2005, n° 550. (8) V. CJCE, 10 avr. 1984, von Colson et Kamann, aff. C 14/83, pt 26 ; 5 oct. 2004, Pfeiffer e.a., C-397/01 à C-403/01, pt. 113 ; 24 janv. 2012, Dominguez, aff. C-282/10, pt. 27. (9) Cour constit. féd. (2 BvE 2/08), 30 juin 2009, BVerfGE 123, p. 267 et s. (aussi disponible en langue française sur le site internet http://www. bverfg.de/entscheidungen/es20090630_2bve000208fr.html). Cf. le rapport du Sénat sur cette décision, www.senat.fr/rap/r09-119/r09-1191. pdf (10) Bundesgesetzblatt (Bulletin fédéral des lois) BGBl. II, p. 685 et s., p. 953 et s. (11) V. Art. 59 II LF. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 82 I DOSSIER p. 191]. Malgré un récent regain d’autorité, la Convention n’est toujours pas aussi présente dans la procédure pénale allemande que ne le souhaiteraient bien des auteurs. Il existe des raisons tout à fait précises pour cela : le fait que la Conv. EDH ait rang de simple loi ne permet pas au justiciable d’avancer une violation de celle-ci pour fonder un recours devant la Cour fédérale constitutionnelle de Karlsruhe [Ambos, 2003, p. 583 ; Grabenwarter, 2009, p. 36]. De plus, l’article 35 de la Convention EDH exige l’épuisement des voies de recours internes, y compris constitutionnelles ; pour l’Allemagne, il faudra donc d’abord tenter d’aller à Karlsruhe avant même de pouvoir saisir la Cour de Strasbourg [Grabenwarter, Pabel, 2012, p. 61 12 ]. Ce recours n’est cependant pas nécessaire s’il est dès le départ voué à l’échec et donc ineffectif au vu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle concernée [Grabenwarter, Pabel, 2012, p. 63 13 ]. Mais la Convention EDH est une clef de lecture, une puissante « réserve » interprétative s’imposant à toutes les juridictions, y compris la Cour constitutionnelle fédérale elle-même, depuis notamment la décision Görgülü de cette cour 14 [Gerkrath, 2006, p. 728-729 ; Hartwig, 2005, p. 869-894 ; LübbeWolff, 2006, p. 1-9]. Une lex posterior simple devra donc être interprétée dans un sens conforme à la Convention et il en va de même pour la Loi Fondamentale : on parle en doctrine allemande « d’interpréation en empathie » « EMRK freundliche Auslegung des Grundgesetzes » [Satzger, 2016, p. 234]. Et la CEDH à l’inverse est une aide à l’interprétation de la Loi fondamentale. Mais cette interprétation ne doit pas affaiblir la protection des droits fondamentaux prévus dans la Loi fondamentale [Esser, 2014, p. 119]. La Cour constitutionnelle a explicité les conditions et les limites de cette interprétation conforme de la Loi fondamentale dans une décision du 4 mai 2011 : « La Conv. EDH a le rang d’une loi fédérale en droit interne et est en conséquence subordonnée à la LF (a). Cependant elle doit être prise comme une aide à l’interprétation (Auslegungshilfe) pour comprendre les droits fondamentaux et les principes de l’État de droit contenus dans la LF (b). Ceci vaut également pour l’interprétation faite de ladite Convention par la Cour européenne des droits de l’Homme (c). Cette fonction constitutionnelle de la Convention et de la jurisprudence de la Cour européenne repose sur une empathie générale des textes (Völkerrechtsfreundlichkeit des Grundgesetzes) et un alignement du contenu de la LF sur les normes du droit international public (d). Toutefois cette implication de la Convention comme aide interprétative ne doit pas avoir comme conséquence un parallélisme formel et schématique des contenus de celle-ci et de la LF ; elle doit être entendue comme une réception des valeurs (Wertungen) de la Convention (e) dans la mesure où cela serait méthodologiquement compatible avec les principes (Vorgaben) de la LF (f) 15 ». Des critiques fondamentales Une partie de la doctrine allemande reste très critique à l’égard de la compétence pénale de l’UE. C’est une véritable querelle des anciens et des modernes à laquelle se livre la doctrine allemande. Ainsi trouve-t-on des auteurs qui, d’un ton très polémique, utilisent des formules très incisives, voire des attaques ad hominem. Nous ne citerons qu’un auteur, Bernd Schünemann, le « chef de file » des auteurs critiques au sujet du traité de Lisbonne qu’il qualifie de « Protée et Démiurge en un », mettant en scène des « organes européens n’ayant qu’une légitimité démocratique sub-optimale », appliquant des principes comme celui de la libre disponibilité des informations entre autorités de poursuites en Europe, qui « comme le dieu hindou Shiva déploient une force de destruction totale des garanties de l’État de droit ». La « tentative de domestication » du droit de l’UE par le juge constitutionnel en 2009 n’a pas suffi selon lui à endiguer ce mouvement destructeur. Il fustige les « laquais de l’UE » [Schünemann, 2011, p. 132]. Le ton est donné et nous n’irons pas plus loin dans ce florilège. Cet auteur considère de toute façon que le droit allemand occupe une place de premier rang dans le concert des ordres juridiques et a des mots tout aussi durs à l’encontre des droits français et anglo-américains [Leblois-Happe, Pin, Walther, 2006, p. 729-731]. Soulignons clairement que nombre de voix allemandes contraires se font entendre, évoquant que l’Allemagne n’est pas le « Praeceptor Europae 16 » et qu’elle n’a pas de leçon à donner ici [par ex. Vogel, 2011, p. 43]. Ce qui nous l’espérons, sera entendu en France à l’heure d’une certaine germanophobie latente. Si la majorité des auteurs allemands reste certes critique – tout en usant d’un ton bien plus modéré –, certains réclament une adaptation plus grande du droit pénal allemand à ce contexte européen [Ambos, Satzger, Tiedemann, Vogel, toutes réf. citées]. Plus inquiétant peut-être, le législateur allemand luimême peut se montrer sensiblement réticent. Ainsi, la commission des lois du Bundestag (Rechtsausschuss) (12) CEDH, 28 août 1986, Glasenapp c. Allemagne (n°9228/80), pt. n°44 ; 25 août 1987, Englert c. Allemagne (n° 10282/83), pt. n° 32 ; 19 janv. 1999, Allaoui c. Allemagne (n°44911/98), pt. n°1. (13) V. Comm. EDH, 15 janvier 1992, Informationsverein Lentia et a. c. Autriche (n° 13914/88), pt. n°2. (14) Cour constit. féd. (2 BvR 1481/04), 14 oct. 2004, Görgülü, BVerfGE 111 (2004), p. 307 et s. www.bundesverfassungsgericht.de/ entscheidungen/rk20041014_2bvr148104fr.html pour une version en langue française). (15) Cour constit. féd. (2 BvR 2365/09), 4 mai 2011, HRRS 2011, n°488 (traduction de l’auteur). (16) On peut être tenté de voir dans ce qualificatif une allusion au réformateur Melanchthon, parfois qualifié de « Praeceptor Germaniae » et même en Angleterre de « Praeceptor Angliae ». Le droit pénal allemand et le droit pénal européen – Julien WALTHER DOSSIER I 83 s’opposa-t-elle dans une recommandation du 23 mai atteinte aux aspects fondamentaux de son système de 2012 à la proposition de dir. sur les abus de marché justice pénal 20. Le législateur allemand a donc suivi cette (devenue dir. du 16 avril 2014 17) lecture et a adopté en conséquence en arguant de problèmes de un texte relatif à ce frein de secours, compétence 18. D’aucuns ont dit (Integrationsverantwortungsgesetz que c’était là un « texte négativement – IntVG) lequel prévoit dans historique », car le Rechtsausschuss son § 9 I, II que le représentant annonce dans son document sa du gouvernement allemand au AU-DELà DU DISCOURS volonté de suivre à la lettre la Conseil doit poser son veto et CRItIqUE Et REStRICtIF DU jurisprudence Lisbonne de la Cour demander la saisine du Conseil constitutionnelle et éventuellement européen selon le § 3 de l’art. 83 si LÉGISLAtEUR, IL S’AGIt DE de faire échouer ainsi le processus le Bundestag ou le Bundesrat en ont LA MISE EN PLACE D’UNE d’harmonisation pénale. Selon les décidé ainsi 21. Ce frein de secours termes mêmes de certains auteurs, devrait, à titre d’exemple selon VÉRItABLE POLItIqUE le lecteur reste perplexe dès les certains auteurs, être déclenché si LÉGISLAtIVE DE CONtRôLE DE premières lignes [Schröder, 2013, p. l’UE devait rendre obligatoire la 254] : la Commission européenne responsabilité pénale des personnes CONStItUtIONNALItÉ ENVERS n’aurait pas suffisamment motivé morales du fait de l’importance du LE DROIt DE L’UE. sa proposition en expliquant en principe constitutionnel de la faute quoi les sanctions pénales étaient personnelle (Schuldprinzip) [Heger, « indispensables » au sens de l’article 2009, p. 413-415 ; Hecker, 2009, 83, § 2 du TFUE. De plus, la p. 81-84 et 2011, p. 25-26 ; Satzger, proposition contiendrait des 2008, p. 34-36]. D’aucuns en France « incriminations trop imprécises pour être ont d’ailleurs souligné l’importance conformes au principe de légalité criminelle ». La Commission de ce garde-fou de l’art. 83 § 3 pour préserver une part des lois somme donc la Commission européenne de de souveraineté pénale française [Eoche-Duval, 2012, p. s’expliquer sur ces points [Schroeder, 2013, p. 254]. Le 313]. débat s’est malgré tout achevé par la transposition du texte par une loi de 2016 qui modifia en conséquence la loi sur Malgré ces puissantes réserves, la « forteresse pénale » a été les titres financiers 19. aménagée. Au-delà du discours critique et restrictif du législateur, il s’agit de la mise en place d’une véritable politique législative de contrôle de constitutionnalité envers le droit de l’UE. Pour la Cour constitutionnelle fédérale dans son arrêt Lisbonne [Ambos, Rackow, 2009, p. 401 ; Böse, 2010, p. 85], la lecture restrictive de la compétence pénale de l’UE évoquée plus haut ressort aussi de l’existence même du § 3 de l’art. 83 TFUE avec son « frein de secours », c’est-à-dire la possibilité pour un État membre de bloquer le processus législatif européen si la directive proposée devait porter Les brèches dans les fortifications : aménagements et nécessités de la coopération pratique Si la transposition des règles européennes a emporté des modifications ponctuelles en droit pénal de fond (17) COM(2011) 654fin (proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux sanctions pénales applicables aux opérations d’initiés et aux manipulations de marché). (18) BT-Drucksache 17/9770. (19) Erstes Gesetz zur Novellierung von Finanzmarktvorschriften auf Grund europäischer Rechtsakte (Erstes Finanzmarktnovellierungsgesetz – 1. FiMaNoG) du 30 juin 2016, BGBl. p. 1514-1544. (20) Pt. n° 358 : « die vertraglichen Kompetenzgrundlagen […] (sind) strikt - keinesfalls extensiv - auszulegen und ihre Nutzung bedarf besonderer Rechtfertigung. Das Strafrecht […] steht für die besonders sensible demokratische Entscheidung über das rechtsethische Minimum. Dies erkennt auch der Vertrag von Lissabon ausdrücklich an, wenn er die neu begründeten Kompetenzen der Strafrechtspflege mit einer sogenannten Notbremse versieht, die es dem - letztlich parlamentarisch verantwortlichen - Vertreter eines Mitgliedstaates im Rat erlaubt, gestützt auf » grundlegende Aspekte seiner Strafrechtsordnung « mit seinem Veto strafrechtsbedeutsame Richtlinien jedenfalls für sein Land zu verhindern (Art. 83 Abs. 3 AEUV) ». (21) Integrationsverantwortungsgesetz du 22 sept. 2009 (BGBl. I, p. 3022). Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 84 I DOSSIER comme de forme, c’est surtout dans le cadre de l’entraide judiciaire que la nécessité d’une coopération pratique a eu des conséquences de taille. Des modifications limitées Concernant le droit pénal de fond 22, l’impact du droit pénal européen dans le Code pénal allemand (StGB) ne s’y fait sentir que pour ce qui est des incriminations de droit pénal spécial modifiées par la transposition de telle ou telle directive pénale. Ont ainsi été transposées par exemple des directives prises sur le fondement de l’article 83, § 1er, à savoir la directive 2011/92/UE du 13 déc. 2011 rel. à la lutte contre les abus sexuels sur mineurs (modification des § 130 et s., § 174 et s., § 184 et s. StGB) ou encore la directive 2013/40/UE du 12 août 2013 rel. aux attaques contre les systèmes d'information (modification des § 202c § 303a, § 303b StGB 23). En matière de droit formel, le Code de procédure pénale (StPO) est lui aussi touché par certaines modifications européennes. Il en va ainsi des directives relatives aux droits procéduraux. Par exemple, le Parlement allemand avait adopté deux lois successives afin de mettre le droit fédéral en conformité avec les règles européennes sur l’information des personnes poursuivies. La première a été la loi du 29 juillet 2009 modifiant le droit de la détention provisoire (Gesetz zur Änderung des Untersuchungshaftsrechts 24) qui a adapté la procédure pénale d’outre-Rhin aux exigences de la Cour EDH, s’agissant de l’accès au dossier des personnes privées de liberté 25 ; la seconde la loi du 2 juillet 2013 renforçant les droits procéduraux des personnes mises en cause dans une procédure pénale (Gesetz zur Stärkung der Verfahrensrechte von Beschuldigten im Strafverfahren 26) qui a transposé la directive 2012/13/ UE du 22 mai 2012 rel. au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales 27. C’est tout aussi vrai pour le CPP français qui a été modifié à l’identique par la loi n° 2014-535 du 27 mai 2014 portant transposition de la directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, [Leblois-Happe, Walther, 2015, p. 207-216]. Il est important de préciser à cet endroit au lecteur français une évidence allemande, à savoir que l’organisation judiciaire est pour les deux premiers niveaux (première instance et appel) de la compétence des Länder. Seule la Cour de cassation est fédérale. Le magistrat français sera donc, par exemple, confronté à un magistrat sarrois, bavarois ou de Rhénanie-Palatinat, dépendant de son ministère de la Justice particulier. Il faut noter ensuite que la procédure allemande ne connaît plus de juge d’instruction « à la française » depuis 1974. L’interlocuteur central du magistrat français est donc un membre du ministère public (Staatsanwaltschaft), celui-ci étant le maître de l’avant-procès. Le juge de l’enquête allemand (Ermittlungsrichter) n’a que des fonctions de contrôle et d’assistance du parquet comparables à celles du JLD français. On observe de toute façon en doctrine dans la mise en place de la coopération européenne une confirmation du rôle central du parquet. C’est le cas en France depuis la Loi « Perben II » du 9 mars 2004. Le parquet est devenu la principale autorité d’exécution des demandes d’entraide, les juges d’instruction n’intervenant plus, en tant que juges requis, que pour l’exécution de certaines commissions rogatoires [Massé, 2004, p. 470-471]. À l’origine, le ministère public n’intervenait que dans la procédure d’extradition. Une étape importante avait été franchie pour la France avec la convention d’application des accords de Schengen en 1990, le procureur général ayant été désigné comme autorité de transmission des demandes d’entraide autres que l’extradition. Les membres du parquet général ont également été désignés comme points de contact du Réseau judiciaire européen – ce qui est similaire en droit allemand. Une refonte de l’entraide judiciaire La Convention du 29 mai 2000 relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne 28 a révolutionné les repères habituels de l’entraide et instauré un changement complet des priorités : les juridictions elles-mêmes deviennent les acteurs de leur coopération, le cadre classique de la relation politico-diplomatique qui prévaut encore dans l’extradition passant au second rang. Les demandes sont faites dans un rapport direct entre les tribunaux et les administrations judiciaires (22) Le Code pénal allemand connaît bien évidemment comme le droit français des règles relatives au droit pénal international et à l’application de la loi dans l’espace. Les §§ 3-7 du StGB exposent ainsi les principes de la personnalité active et passive, de la réalité, de la territorialité. Ce sont des textes qui permettent de définir la loi applicable, c’est-à-dire si la loi allemande peut être le fondement d’éventuelles poursuites. (23) Neunundvierzigstes Gesetz zur Änderung des Strafgesetzbuches - Umsetzung europäischer Vorgaben zum Sexualstrafrecht (49. StrÄndG), du 21 janv. 2015, BGBl. I, p. 10 (n° 2) ; Gesetz zur Bekämpfung der Korruption (KorrBekG) du 20 nov. 2015 BGBl. I, p. 2025 (n° 46). (24) BGBl. 2009, I, p. 2274. (25) V. not. CEDH Grande Chambre, 9 juil. 2009, Mooren c. Allemagne, (n° 11364/03), v. § 124. (26) BGBl. 2013, I, p. 1938. (27) « Directive B », JOUE, 1.6.2012, L142, p. 1. La loi a également transposé en droit allemand la directive 2010/64/UE du 20 oct. 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales (JOUE, 26 oct. 2010, L 280, p. 1 – 7). (28) Übereinkommen v. 29. 5. 2000 über die Rechtshilfe in Strafsachen zwischen den Mitgliedstaaten der EU (EURhÜbk). Le droit pénal allemand et le droit pénal européen – Julien WALTHER DOSSIER I 85 (Justizbehörden). L’échange d’information peut se faire de manière informelle, ce qui est largement utilisé en pratique. Le principe de la reconnaissance mutuelle (posé à l’article 82 TFUE) et appliqué par de nombreuses décisions-cadre puis directives est, avec ce changement de priorité, l’autre bouleversement de l’entraide. Tout en rappelant que les juridictions sont de la compétence des Länder, une telle coopération pose parfois la nécessité d’un cadre fédéral. Le texte allemand de référence pour ce qui est de la transposition de mécanismes de coopération européens et d’entraide judiciaire est ici l’IRG, la loi fédérale sur l’entraide judiciaire internationale (« Gesetz über die internationale Rechtshilfe in Strafsachen » (pour une présentation exhaustive de cette loi et sa genèse, Wilkitzki, 2010 29). Si l’entraide internationale est ainsi de la compétence normative du Bund selon l’art. 32 de la Loi fondamentale, celui-ci a délégué une grande partie de ses compétences aux Länder, lesquels ont, par subdélégation, donné un grand nombre de ces pouvoirs aux juridictions elles-mêmes. Les Länder auront donc également un rôle central du point de vue normatif. On y trouve dans cette loi IRG des dispositions équivalentes à celles des arts. 695-1 et s. du CPP. À ceci s’ajoutent en pratique des circulaires du ministère fédéral de la Justice, Richtlinien für den Verkehr mit dem Ausland in Strafrechtlichen Angelegenheiten (RiVaSt), reprises par les Länder. Ces circulaires s’adressent au ministère public, le juge ne pouvant être lié, vu son indépendance et elles n’auront pour ce dernier qu’une valeur indicative. Ce sont là les instruments les plus utilisés en pratique. On y trouve ainsi des fiches pour les relations avec les autres pays de l’UE et des fiches techniques sur les pays qui résument divers points pratiques touchant à l’entraide judiciaire. Si l’on examine plusieurs domaines différents de coopération, ce phénomène d’adaptation au droit européen peut être facilement illustré. Pour ce qui est du mandat d’arrêt européen, les normes applicables sont les § 78 à 83i IRG [Ambos, König, Rackow, 2015, p. 393-495] nés de la transposition de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres. L’interlocuteur est ici le ministère public du Land concerné et les juridictions du même Land chargées du contrôle de la régularité des demandes. Lorsque la transmission de la demande se fait par le biais du système d’information Schengen (SIS), le Bundeskriminalamt, la police fédérale allemande, transmet l’information à l’autorité judiciaire concernée (cf. RiVaSt n° 156). En France, le CPP prévoit aux articles 695-11 et s. la compétence du parquet général territorialement compétent sous le contrôle de la chambre de l’instruction de la même Cour d’appel. Il existe cependant des cas dans lesquels une institution fédérale ad hoc va intervenir. Ainsi en est-il de la création du Bundesamt für Justiz à Bonn pour permettre entre autres l’exécution des sanctions pécuniaires (cf. § 86 à 87p IRG) [Ambos, König, Rackow, 2015, p. 646-677 30]. L’Allemagne a transposé la décision-cadre 2005/214/JAI du Conseil du 24 fév. 2005 concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux sanctions pécuniaires par une loi du 18 oct. 2010. Le Bundesamt, autorité sous la tutelle du ministre fédéral de la justice, a été désigné par cette loi pour traiter des demandes entrantes et sortantes tombant sous le coup de la DC 2005/214. C’est la Cour d’appel de Düsseldorf dans le ressort de laquelle se trouve ce service qui est compétent pour connaître des recours contre les décisions de ce dernier (§ 87g à 87l IRG). La décision-cadre de 2005 (cf. son art. 2, § 1er ) laissait le choix aux États membres de l’organisation de la gestion et de l’exécution de ces demandes. Choisir une autorité unique compétente comme cela a été le cas en Allemagne et aux Pays-Bas (avec le Centraal Justitieel Incassobureau à Leeuwarden) permet d’avoir une gestion uniforme de ces demandes. Beaucoup d’autres États membres ont choisi un système décentralisé, à l’image de ce qui se passe en général dans la mise en place de la coopération en matière criminelle. [Johnson, 2013, p. 65-66]. La France s’inscrit dans cette dernière tendance puisqu’elle n’a pas introduit ici d’organe central pour l’exécution desdites sanctions. La loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 rel. à la prévention de la délinquance a complété l’article 707-1 du CPP aux fins de confier au procureur de la République la poursuite de l’exécution des sanctions pécuniaires. Les modalités pratiques de l’exécution en France d’une sanction pécuniaire prononcée par une autorité compétente d’un autre État membre, ainsi que celles de la mise à exécution dans un autre État membre des décisions françaises visant une personne résidant à l’étranger ont été définies par le décret n° 2007-699 du 3 mai 2007 qui a créé les arts. D. 48-6 à D.4 8-36 du CPP [Ghaleh-Marzban, 2016, n° 111112 31]. Il est permis de penser que le fait que les sanctions pécuniaires visées soient à la fois des amendes pénales (29) Gesetz über die internationale Rechtshilfe in Strafsachen, 27 juin 1994 (BGBl. I, p. 1537). (30) BT Drucksache 16/1827 ; Gesetz über die Errichtung des Bundesamts für Justiz (BfJG) du 17 déc. 2006 (BGBl. I p. 3171), mod. par une ordonnance du 31 août 2015 (BGBl. I p. 1474) (31) Circ. du 28 oct. 2011 relative à la présentation des dispositions des articles 707-1 et D.48-6 à D.48-36 du Code de procédure pénale. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 86 I DOSSIER et des sanctions administratives ait contribué à retenir le modèle d’une institution fédérale puisque sont concernées ici tant les administrations du Bund et du Land, toutes autorités sanctionnatrices potentielles. Il n’existe pas en revanche en Allemagne de structure semblable à l’AGRASC, l’agence en charge de la gestion des biens saisis et confisqués (cf. arts. 706-159 à 706-163 CPP) 32. Ce sont donc les juridictions elles-mêmes qui assument les fonctions dévolues à l’agence française et en matière de confiscations (notamment la coopération avec les autorités étrangères, voir en ce sens, les § 94 à 97 IRG) [Ambos, König, Rackow, 2015, p. 920-934], les différents règlements et lois des Länder désignent explicitement les ministères publics locaux. Le suivi statistique en la matière est assuré par le Bundeskriminalamt. Un dernier exemple est celui de la coopération avec OLAF, l’office de lutte contre la fraude de l’UE 33. Dans ce domaine, la coopération engage tant des interlocuteurs fédéraux que les parquets des Länder. Ces derniers sont les interlocuteurs dans le cadre par exemple d'enquêtes diligentées par OLAF pour des fraudes aux subventions européennes (le Code pénal allemand connaît ici une incrimination spéciale, le § 264, al. 7, 2° StGB – là où le Code pénal français applique l'article 313-1 sur l'escroquerie). Mais on trouve aussi des interlocuteurs fédéraux en Allemagne. C'est le cas du service de coordination antifraude 34 du ministère fédéral des Finances (l'équivalent de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude du ministère de l’Économie française). En pratique et dans les textes, le droit positif d’outreRhin s'est bien adapté aux changements induits par le droit européen. Mais l'ordre juridique allemand n'entend pas se laisser bouleverser sans garanties et sans débat de fond. C'est là une invitation à cultiver sans cesse et avec pugnacité un dialogue de qualité entre rédacteurs nationaux et européens de la norme pénale pour construire un espace de justice européen digne de ce nom n Bibliographie AMBOS (K.) (éd.), 2011, Europäisches Strafrecht post-Lissabon, éd. Universitätsverlag Göttingen, 149 p. AMBOS (K.), «Der EGMR und die VerfahrensrechteWaffengleichheit, partizipatorisches Strafverfahren und Art. 6 EMRK», ZStW 115, 2003, p. 583-637. AMBOS (K.), KöNIG (S.), RACKOW (P.) 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Referat E A 6 Schutz der finanziellen Interessen der Gemeinschaft; EU-Finanzkontrolle und Betrugsbekämpfung) ministère dont dépend un dernier acteur dans ce domaine, le Zollkriminalamt (ZKA), les douanes fédérales allemandes Le droit pénal allemand et le droit pénal européen – Julien WALTHER DOSSIER I 87 HARTWIG (M.), 2005, «Much Ado About Human Rights: The Federal Constitutional Court Confronts the European Court of Human Rights», German Law Journal, n° 5, p. 869-894. HECKER (B.), 2009, Der Vertrag von Lissabon und das europäische Strafrecht, Iurratio, p. 81- 84. HECKER (B.), 2011, «Europäisches Strafrecht postLissabon», in AMBOS (K.), (éd.), Europäisches Strafrecht postLissabon, éd. Universitätsverlag Göttingen, p. 13-28. HECKER (B.), 2015, Europäisches Strafrecht, Berlin MÜLLER-GRAFF (P.-Ch.), 2009, « L’arrêt de Karlsruhe sur le traité de Lisbonne », Bull. économique du CIRAC, juillet, p. 5-12. 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Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 88 I DOSSIER © momius - fotolia.com La progression d’un statut des victimes en droit de l’Union européenne Claire SAAS à l’information, le droit à l’assistance, la prohibition de toute discrimination, l’accès à des services dédiés… U n temps oubliées de la pensée pénale [Tulkens, Van de Kerchove, 2007, p. 62], les victimes vont revenir sur le devant de la scène internationale au cours de la deuxième partie du XXe siècle, notamment en raison des premières enquêtes de victimation et de l’adoption de textes les concernant de manière spécifique à l’échelle supra-nationale. Ainsi, le 29 novembre 1985, l’Assemblée générale des Nations unies adopte la résolution 40/34 portant déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir. Considérée comme la Grande charte des victimes, cette déclaration en livre une définition large 1. Les grandes lignes de leurs droits figurent déjà dans ce texte : l’accès à la justice, le droit à la réparation du préjudice subi, le droit Plus proche de l’Union européenne (UE), le Comité des ministres du Conseil de l’Europe adopte, le 28 juin 1985, la recommandation (85) 11 sur la position de la victime dans le cadre du droit pénal et de la procédure pénale, ainsi que la recommandation 87 (21) sur l’assistance aux victimes et la prévention de la victimisation du 17 septembre 1987. Déjà, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) reconnaissait à la victime le droit à un procès équitable, en application de son article 6 § 1, sous le volet des contestations sur des droits et obligations à caractère civil, sous réserve, toutefois, d’une jurisprudence assez fermée [Lanthiez, 2008, p. 145-158 ; Tulkens, 2002, p. 41-59]. Elle comporte, en outre, diverses stipulations constituant une forme de protection à l’égard de certains types de criminalité, à l’instar de la prohibition de la torture ou de la réduction (1) Art. A, 1 : « On entend par "victimes" des personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle, ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux, en raison d’actes ou d’omissions qui enfreignent les lois pénales en vigueur dans un État membre, y compris celles qui proscrivent les abus criminels de pouvoir ». La progression d’un statut des victimes en droit de l’Union européenne – Claire SAAS Claire SAAS Maîtresse de conférences, HDR à l’Université de ParisSud, CERDI. DOSSIER I 89 en esclavage et du droit à un recours effectif. En droit international pénal, ce mouvement de fond se confirme. La participation des victimes à la procédure, ainsi que leur protection, vont figurer de manière expresse dans le Statut de Rome de 1998. C’est la première fois que la justice internationale pénale leur aménage une place véritable [Jacquelin, 2008, p. 179-204]. Assez logiquement, les victimes ne seront appréhendées que plus tard par le droit de l’UE, au moment où le traité d’Amsterdam établit, à l’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE), que l’UE a pour objectif de « maintenir et développer l’Union en tant qu’espace de liberté, de sécurité et de justice au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de […] prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène ». À partir de cet instant, les parties lésées vont pouvoir faire leur apparition sur la scène pénale de l’UE [Blostock, 2012, p. 3 2 ]. Les conclusions de la présidence du Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 mentionnent à de multiples reprises cette nouvelle figure de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, en insistant sur l’accès à la justice et le droit à indemnisation. La décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales 3 constitue la première pierre tangible de la reconnaissance des victimes de la criminalité dans l’espace de l’UE. Déjà, les approches sectorielles se superposent à une approche globale, puisque la décision-cadre 2002/629/ JAI du Conseil du 19 juillet 2002 relative à la traite des êtres humains 4 ou la décision-cadre 2004/68/JAI du Conseil du 22 décembre 2003 relative à la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants à la pédopornographie 5 visent de manière spécifique les victimes de ces secteurs de criminalité. Sont également adoptés des textes touchant spécifiquement à certains droits des victimes, à l’instar de la directive 2004/80/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative à l’indemnisation des victimes de la criminalité 6. À la suite du traité de Lisbonne, qui reconnaît à l’UE compétence en matière pénale 7 et rend contraignante la Charte des droits fondamentaux de l’UE, le Conseil européen va prendre les victimes en considération dans le programme de Stockholm, adopté les 10 et 11 décembre 2009 8. L’espace de liberté, de sécurité et de justice y est présenté comme un espace de protection des droits fondamentaux. La Commission européenne y donnera suite par deux propositions de textes : une proposition de directive consacrée aux droits, au soutien et à la protection des victimes de la criminalité, et une proposition de règlement relatif à la reconnaissance mutuelle des mesures de protection en matière civile. La feuille de route de Budapest 9, qui reprend les grandes lignes de la Magna Carta des Nations unies, retient trois axes principaux : la consécration d’un statut de la victime dans les procédures pénales, la reconnaissance mutuelle des mesures civiles de protection et l’indemnisation. La spécificité de certains types de criminalité est rappelée par le Conseil qui estime qu’aux textes concernant les victimes de manière globale peuvent s’ajouter des textes touchant spécifiquement à tel ou tel domaine de criminalité, posant ainsi la question de l’articulation entre ces différentes normes. La feuille de route de Budapest constitue un jalon important pour la reconnaissance à la victime d’un statut en droit de l’UE. Elle sera suivie de l’adoption de plusieurs textes, certains consacrés exclusivement aux victimes, d’autres les incluant en considération d’un domaine particulier de criminalité, sans que ces deux figures se superposent pleinement. Le Conseil de l’UE réaffirme, dans ses conclusions du 4 décembre 2014, la nécessité de renforcer la protection des victimes de la criminalité, et notamment du terrorisme 10. Dans cette contribution, il s’agit moins d’analyser l’état de la transposition en droit interne des dispositions européennes [Beaussonie, 2015, p. 940 ; Vergès, 2013, p. 121] que de tracer les grandes lignes du statut des victimes en droit de l’UE. À la lecture des textes adoptés par les instances de l’UE, deux questions principales émergent, qui renvoient d’ailleurs au droit interne : qui est victime ? Que peut-elle ? De la diversité des textes européens et internes émerge une figure plurielle de la victime. Il existe une mosaïque de droits qui sont énoncés comme étant ou devant être reconnus aux victimes, sans qu’une image d’ensemble apparaisse nettement. (2) J. Blostock fait remonter cette possibilité au traité de Maastricht. (3) JOCE, L. 82, 22 mars 2001, p. 1-4. (4) JOUE, L. 203, 1er janvier 2002, p. 1-4. (5) JOUE, L. 013, 20 janvier 2004, p. 44-48. (6) JOUE, L. 261, 6 août 2004, p. 15-18. Ce texte porte principalement sur les situations transfrontalières. (7) L’article 82 § 2 c) du TFUE vise expressément les droits des victimes de la criminalité au titre des domaines dans lesquels une directive peut être adoptée pour établir des règles minimales. (8) JOUE, C. 115, 4 mai 2010. (9) Résolution du Conseil du 10 juin 2011 relative à la feuille de route visant à renforcer les droits et la protection des victimes, particulièrement dans les procédures pénales 2011/C 187/01. (10) L’élaboration d’une stratégie de sécurité intérieure renouvelée pour l’Union européenne, Conclusions du Conseil justice et affaires intérieures, 4 décembre 2014. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 90 I DOSSIER Une figure plurielle La définition de la victime est plurielle, en raison, d’une part, de la diversité des approches et, d’autre part, du renvoi au droit interne des États membres. Les victimes, entre approche sectorielle et approche globale Au sein de l’Union européenne, l’approche sectorielle des victimes devance l’approche globale, en raison notamment de la reconnaissance progressive d’une compétence en matière pénale couvrant d’abord des domaines spécifiques de criminalité. Une approche sectorielle des victimes Dans les différents textes adoptés par les instances de l’Union européenne, les parties lésées apparaissaient d’abord dans des domaines couverts notamment par les décisions-cadres précitées. Domaine de criminalité par domaine de criminalité, les textes évoquent la situation des victimes, après les dispositions consacrées à la définition des infractions et à la détermination des modes de responsabilité, sans que cette position secondaire dans les textes soit signe d’une négligence à leur égard. Ainsi, la directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil consacre pas moins de huit articles aux victimes, huit articles étant également dédiés aux incriminations, à la responsabilité pénale et aux règles de compétence et de procédure. De même, la directive 2011/93/UE du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants, ainsi que la pédopornographie et remplaçant la décision-cadre 2004/68/JAI du Conseil porte une attention particulière et renforcée aux victimes, sans aucun doute en raison de leur qualité. Le règlement (UE) n° 606/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013 relatif à la reconnaissance mutuelle des mesures de protection civile s’adresse uniquement aux victimes de violences domestiques ou intra-familiales, bénéficiant déjà d’une ordonnance de protection. Il singularise encore une autre catégorie de victimes. Le choix de distinguer les AU SEIN DE L’UNION personnes en partant du EUROPÉENNE, L’APPROCHE domaine de criminalité dont elles sont victimes est parfois SECtORIELLE DES VICtIMES lié aux qualités particulières DEVANCE L’APPROCHE qui sont prêtées aux victimes. En effet, en droit de l’Union GLOBALE, EN RAISON européenne, les victimes sont, NOtAMMENt DE LA de longue date, considérées de manière différenciée en raison RECONNAISSANCE de leur sexe et de leur âge 11. PROGRESSIVE D’UNE Ainsi, l’article 83 § 1 du TFUE vise expressément l’exploitation COMPÉtENCE EN MAtIèRE sexuelle des femmes et des PÉNALE COUVRANt D’ABORD enfants. La directive 2011/36/ UE relative à la traite des DES DOMAINES SPÉCIFIqUES êtres humains réserve un DE CRIMINALItÉ. sort particulier aux « enfants 12 victimes », en distinguant par mi eux les enfants victimes non accompagnés à son article 16. Son article 13 § 2 pose par ailleurs une « présomption d’enfance », permettant de faciliter l’accès à une protection spécifique. Sont également visés les enfants particulièrement vulnérables, à l’article 19 § 4 de la directive 2011/93/UE relative aux abus sexuels et à la pédopornographie 13. À l’initiative de la Commission des droits de la femme et de l’égalité des genres du Parlement européen, ce dernier a adopté en mai 2016 une résolution préconisant une approche sexospécifique de la traite des êtres humains 14, démontrant le souci d’une approche individualisée ou, a minima, catégorielle 15. (11) Les enfants victimes de certaines infractions bénéficient en droit français d’un régime particulier, notamment s’agissant de l’enregistrement audiovisuel de leur audition prévue depuis la loi du 17 juin 1998 à l’article 706-52 du CPP. (12) Dans le droit fil des lignes directrices du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants du 17 novembre 2010. (13) Renvoi est effectué à la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales. (14) European Parliament Resolution of 12 May 2016 on implementation of the Directive 2011/36/EU of 5 April 2011 on preventing and combating trafficking in human beings and protecting its victims from a gender perspective 2015/2118(INI). (15) Si la qualité de ressortissant d’États tiers en situation irrégulière de la victime n’est pas entièrement occultée en droit de l’Union européenne, les textes ne prévoient aucun droit au séjour. Voir infra. La progression d’un statut des victimes en droit de l’Union européenne – Claire SAAS DOSSIER I 91 Une approche globale des victimes La directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/ JAI du Conseil est vue comme une directive horizontale sur les droits des victimes 16. Y figure une définition de la victime qui est considérée, à l’article 2, a), comme « toute personne physique ayant subi un préjudice, y compris une atteinte à son intégrité physique, mentale ou émotionnelle ou une perte matérielle, qui a été directement causé par une infraction pénale » et comme « les membres de la famille d’une personne dont le décès résulte directement d’une infraction pénale et qui ont subi un préjudice du fait du décès de cette personne ». Cette définition large, qui intègre la victime d’une infraction commise dans un État tiers de l’UE dès lors que la procédure est ouverte devant une juridiction d’un État membre 17, se rapproche de la définition française. Certains auteurs estiment que ce texte constitue un corpus juris des droits de victimes [Vergès, 2013, p. 121]. Il nous apparaît comme un fragment, certes essentiel et très détaillé, d’un ensemble plus vaste, contenant l’ensemble des textes européens mentionnant les victimes, et notamment les textes au champ d’application ratione personae plus limité. Reste à définir l’articulation des textes européens entre eux. Dans la directive relative à la traite des êtres humains, il est précisé à l’article 12 § 4 que le texte constitue un complément à la décision-cadre 2001/220/JAI relative au statut des victimes dans le cadre de procédure pénale, décision-cadre remplacée par la directive 2012/29/UE. Le libellé du considérant (69) de cette dernière confirme cette complémentarité des textes, la directive 2012/29/ UE constituant un socle minimal auquel s’ajoutent des dispositions spécifiques : « La présente directive n’a pas d’incidence sur les dispositions de portée plus large figurant dans d’autres actes juridiques de l’Union qui répondent d’une manière plus ciblée aux besoins spécifiques de catégories particulières de victimes, telles les victimes de la traite des êtres humains et les enfants victimes d’abus sexuels, les victimes d’exploitation sexuelle et de pédopornographie ». De même, le droit interne peut être mieux-disant que la directive, et renforcer ce socle 18. Les victimes, entre approche nationale et approche supra-nationale La qualité de victime est appréciée de diverses manières par les textes. La plupart des textes du droit de l’Union européenne s’appuient sur le droit interne ou y renvoient, tandis que d’autres permettent une approche transfrontalière de certaines victimes. La reconnaissance principalement nationale des victimes La reconnaissance de victimes, et par conséquent de toute une série de droits substantiels et procéduraux, est encore fortement marquée par le droit interne. Le considérant (20) de la directive 2012/29/UE l’énonce clairement : « Le rôle attribué aux victimes dans le système de justice pénale et la possibilité qu’elles ont de participer activement aux procédures pénales varient d’un État membre à l’autre en fonction du système national et sont déterminés par un ou plusieurs des critères suivants : la question de savoir si le système national prévoit un statut juridique de partie à la procédure pénale ; la question de savoir si la victime est juridiquement tenue de participer activement à la procédure pénale ou est appelée à y participer activement, par exemple en tant que témoin ; et/ou la question de savoir si la victime a le droit, en vertu du droit national, de participer activement à la procédure pénale et souhaite le faire, lorsque le système national ne prévoit pas de statut juridique de partie à la procédure pénale pour les victimes. Il revient aux États membres de déterminer lesquels de ces critères sont applicables pour définir l’étendue des droits énoncés dans la présente directive, lorsqu’il existe des références au rôle attribué aux victimes dans le système de justice pénale concerné ». Le droit français étant ouvert à la participation active des parties lésées au procès pénal 19, l’incidence de cette restriction est peu perceptible. D’autres systèmes juridiques, moins enclins à laisser la victime s’immiscer dans les procédures pénales, à l’instar de celui de l’Allemagne, pourront exciper de cette limite. Si la reconnaissance de la qualité de victime est réalisée à l’échelle nationale, elle dépend moins de la nationalité de l’intéressé que du lieu de commission de l’infraction ou (16) DG JUSTICE GUIDANCE DOCUMENT related to the transposition and implementation of Directive 2012/29/EU of the European Parliament and of the Council of 25 October 2012 establishing minimum standards on the rights, support and protection of victims of crime, and replacing Council Framework Decision 2001/220/JHA. (17) Explanatory working paper related to the implementation of directive 2012/29/UE establishing minimum standards on the rights, support and protection of victims of crime – Comments by the Redress Trust, 31 July 2013. Il est intéressant de noter que de nombreux éléments relatifs aux victimes extra-territoriales cités par Redress sont repris par la Commission européenne dans le Justice Guidance Document précité. (18) Pour un état des lieux des législations internes au regard de la directive, voir Victims of Crime in the EU: the extent and nature of support for victims, FRA, 2014. (19) Crim. 8 décembre 1906, Bull. n° 443, Laurent-Atthalin. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 92 I DOSSIER de la compétence d’une juridiction d’un État membre. Le considérant (13) de la directive 2012/29/UE paraît reconnaître, en cas d’infraction commise en dehors de l’espace européen, l’application de la directive, dès lors qu’une procédure pénale se déroule devant une juridiction d’un État membre 20. Il ne s’agit toutefois que d’un considérant. Bien que la nationalité de la victime ne soit pas un critère pertinent dans les textes, la protection des victimes ressortissantes d’États tiers en situation irrégulière est une question cruciale en pratique. Elle demeure variable selon les droits internes. En effet, si la reconnaissance de droits n’est pas subordonnée à un titre de séjour, la dénonciation d’une infraction et la participation à une procédure pénale ne confère aucun droit au séjour à la victime 21. De même, la directive 2011/36/UE relative à la traite des êtres humains se contente de renvoyer aux directives couvrant ce champ, et tout particulièrement à la directive 2004/81/ CE. Cette dernière préconise, dans ses considérants (7) et (17), la reconnaissance d’un droit au séjour, par le biais de la délivrance d’un titre de séjour, aux victimes de la traite à condition que leur présence soit utile à l’enquête ou à la procédure pénale diligentée à l’encontre des suspects. Faute de dispositions contraignantes, la qualité de ressortissant d’États tiers en situation irrégulière risque de l’emporter sur celle de victime. À cet égard, le droit français se montre assez protecteur, comme en témoigne l’article L. 316-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. La complexe européanisation de la qualité de victime Deux textes participent toutefois à une forme de reconnaissance européenne de la qualité de victime, fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice. Il y a d’abord le règlement (UE) n° 606/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013 relatif à la reconnaissance mutuelle des mesures de protection civile. Ce texte, qui s’adresse aux victimes de violences domestiques bénéficiant d’une mesure civile de protection prise par les instances d’un État membre, prévoit une « exportabilité 22 » de l’ordonnance de protection au-delà des frontières dudit État membre. L’objectif est d’empêcher que la portée territoriale de l’ordonnance de protection dissuade une personne de faire usage de sa liberté de circulation, y compris pour des vacances. Cette possible extension de l’ordonnance de protection française à l’étranger apparaît fragile à deux égards. D’une part, la procédure à suivre ressemble fort à un parcours d’obstacles, nécessitant d’abord que le juge aux affaires familiales français certifie l’existence de la mesure de protection, puis que le bénéficiaire de la mesure de protection présente ce certificat ainsi que l’ordonnance de protection à l’autorité compétente dans l’État membre requis de mettre à exécution ladite ordonnance de protection 23. D’autre part, la durée initiale d’une ordonnance de protection, délivrée en France avec parcimonie, est limitée à six mois aux termes de l’article 515-9 du Code civil tel que modifié par la loi du 4 août 2014. Il faudra donc que les autorités de l’État d’émission et de l’État requis se montrent particulièrement diligentes. Vient ensuite la directive 2011/99/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la décision de protection européenne 24. Également fondée sur le mécanisme de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, elle vise exclusivement les mesures de protection de nature pénale dont le bénéficiaire demande l’extension. En France, sont principalement visées les interdictions de s’approcher de la victime, de fréquenter les mêmes lieux et d’entrer en contact avec elle, qui peuvent être imposées au titre d’un sursis avec mise à l’épreuve ou d’un contrôle judiciaire. L’originalité de cette directive, par rapport au règlement permettant l’extension d’une mesure civile de protection, tient notamment à l’autorité compétente. En effet, le bénéficiaire de la mesure nationale de protection peut demander soit à l’État ayant émis la mesure interne de protection 25, soit à un autre État membre de prendre une mesure de protection européenne. Le développement de collectifs ou de réseaux d’associations de défense des droits des victimes, soit généralistes comme « Victim Support Europe » (VSE), soit (20) Explanatory working paper related to the implementation of directive 2012/29/UE establishing minimum standards on the rights, support and protection of victims of crime – Comments by the Redress Trust, op. cit., p. part. 5. (21) Considérant (10) de la directive 2012/29/UE. (22) Pour reprendre un terme cher au domaine de la propriété intellectuelle. (23) Circulaire du 12 janvier 2015 de présentation des dispositions du règlement (UE) n°606/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013 relatif à la reconnaissance mutuelle des mesures de protection en matière civile NOR : JUSC1500779C, BOMJ n° 2015-01 du 30 janvier 2015 – JUSC1500779C – p. 1-47. (24) JOUE, L. 338, 21 décembre 2011, p. 2. (25) En France, l’article 696-93 du CPP désigne le procureur de la République comme étant l’autorité compétente. La progression d’un statut des victimes en droit de l’Union européenne – Claire SAAS DOSSIER I 93 spécialisés comme « Women Against Violence in Europe » (WAVE) ou « European Network Against Racism » (ENAR) témoigne de la volonté de partager les bonnes pratiques, voire de proposer des services transnationaux d’aide aux victimes afin qu’elles puissent bénéficier d’un nombre croissant de droits. Une mosaïque de droits l’article 20 § 2 de la directive 2011/93/UE relative aux abus sexuels et à la pédopornographie rappelle ce droit, en veillant à une représentation juridique des enfants, « y compris aux fins d’une demande d’indemnisation ». L’article 16 de la directive 2012/29/UE relative aux droits des victimes prévoit un droit à ce qu’il soit statué sur la demande d’indemnisation par l’auteur de l’infraction dans le cadre du procès pénal, sauf, tempère le texte, « dans le cas où le droit national prévoit que cette décision est prise dans le cadre d’une autre procédure judiciaire ». Dans la feuille de route de Budapest, l’indemnisation des victimes figurait parmi les mesures permettant de renforcer les droits et la protection des victimes. Le réexamen de la directive 2004/80/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative à l’indemnisation des victimes de la criminalité y était prévu, mais est demeuré pour l’instant lettre morte. En droit interne, ce droit est largement garanti, notamment grâce à la Commission d’indemnisation des victimes EN D’AUtRES tERMES, LA d’infractions (CIVI) et au Service DIRECtIVE ACCORDE UN d’aide au recouvrement des victimes d’infractions (SARVI). MINIMUM DE DROItS à LA L’ensemble des textes européens visant les victimes permet de dessiner de très nombreux droits. Bien qu’une tentative de classification soit nécessairement réductrice 26, deux grandes catégories de droits apparaissent, les premiers qu’on pourrait qualifier de droits de première génération, auxquels vont s’ajouter des droits de seconde génération. Les droits de première génération Parmi les droits de première génération apparaissent des droits centraux et des droits périphériques, qui viennent au soutien des premiers. VICtIME, DèS LORS qUE Concernant le droit au procès, la participation de la victime à LE DROIt INtERNE LA une procédure pénale n’est de RECONNAît COMME PARtIE loin pas acquise dans l’ensemble des législations européennes AU PROCèS. ELLE N’IMPOSE Le rappel des droits centraux [Giudicelli-Delage, Lazerges, 2008 ; tOUtEFOIS PAS AUX ÉtAtS Standing up for your right (s) in Europe Le droit à l’indemnisation et le droit – Locus standi ; Study, European MEMBRES DE RÉVISER LEUR au procès constituent les deux piliers Parliament, 2012], pas plus qu’elle LÉGISLAtION DE MANIèRE à LUI du statut des parties lésées, tant en ne l’est en droit de l’UE. La droit de l’Union européenne qu’en directive 2012/29/UE prévoit que CONSENtIR LE DROIt D’INItIER droit interne. la victime a le droit d’être entendue UNE PROCÉDURE PÉNALE. pendant la procédure pénale, ce S’agissant du droit à l’indemnisation, qui inclut le droit de produire des l’article 17 de la directive 2011/36/ éléments de preuve. Bénéficiaire UE relative à la traite des êtres de l’aide juridictionnelle lorsqu’elle humains impose d’ouvrir l’accès à est partie au procès, la victime doit toute victime « aux régimes existants en matière d’indemnisation pouvoir obtenir le remboursement des frais nécessaires des victimes de la criminalité intentionnelle violente ». Cette à sa participation à la procédure. Elle doit aussi pouvoir disposition, concise, est particulièrement intéressante. contester une décision de ne pas poursuivre. En d’autres D’une part, elle reconnaît aux victimes de traite le droit de termes, la directive accorde un minimum de droits à la demander à l’auteur des faits l’indemnisation du préjudice victime, dès lors que le droit interne la reconnaît comme subi. D’autre part, elle prévoit le bénéfice des mécanismes partie au procès. Elle n’impose toutefois pas aux États mis en place par les États membres pour assurer une membres de réviser leur législation de manière à lui indemnisation des victimes, quelle que soit leur situation consentir le droit d’initier une procédure pénale. au regard du droit au séjour. De manière indirecte, (26) Il aurait également été possible de distinguer entre droits substantiels et droits procéduraux. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 94 I DOSSIER À cet égard, le droit de l’UE apparaît en retrait par rapport au droit français qui considère la victime comme une partie au procès. En effet, elle peut, sauf exceptions, initier le procès, accéder au dossier après sa constitution de partie civile, produire les éléments qu’elle estime nécessaires, participer à l’instruction, être présente de manière active à l’audience… Le renforcement des droits périphériques Le terme de droits périphériques désigne des droits censés renforcer l’effectivité des droits centraux 27. En effet, le droit à l’information conditionne l’accès au juge et à une procédure d’indemnisation. De même, la garantie d’une protection est susceptible d’inciter la victime à se faire connaître des services de police et à engager une action en justice. Le droit à l’information est largement couvert par le chapitre 2 de la directive 2012/29/UE, qui prévoit que la victime doit être informée, dans une langue qu’elle comprend 28, sur ses droits, sur la plainte, sur le déroulement de la procédure, et doit avoir accès à un service d’aide aux victimes. Le luxe de détails en droit de l’UE trouve son pendant en droit interne. En effet, l’article préliminaire du Code de procédure pénale (CPP) rappelle que l’information des victimes doit être assurée par l’autorité judiciaire. De nombreuses dispositions éparses dans le CPP se font l’écho, à des moments particuliers de l’enquête ou du procès, de ce droit. Il est également précisé, tant en droit européen 29 qu’en droit interne 30, que la victime peut indiquer qu’elle ne souhaite pas recevoir d’informations. Cette accumulation de droits à l’information peut « provoquer des vertiges » [Vergès, 2013, p. 121], sans que le lecteur attentif des textes, qui décèlera ici ou là une différence entre le droit de l’UE et le droit français, puisse être éclairé sur l’incidence du non-respect de ce droit à l’information. Le cas de l’information auprès des parties lésées résidant à l’étranger n’est, en outre, pas considéré. De surcroît, la protection des victimes, déjà présente dans la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, va être renforcée par la suite. Dans la directive européenne 2012/29/UE comme dans les autres textes sectoriels, la protection de la vie privée, le respect de la dignité de la victime pendant son audition, la prise en considération du risque de victimisation secondaire sont autant d’éléments tendant à protéger la victime et sa famille pendant le processus pénal. La directive 2011/99/ UE du 13 décembre 2011 relative à la décision de protection européenne vient renforcer cette dimension, transposée en droit interne par la loi n° 2015-993 du 17 août 2015 portant adaptation de la procédure pénale au droit de l’UE 31. À cette protection classique s’ajoute un second degré de protection, dédié aux victimes les plus vulnérables, parmi lesquelles les enfants sont singularisés. À cet égard, la directive 2011/36/UE sur la traite des êtres humains mérite une attention particulière, en ce qu’elle distingue la situation de l’enfant en dehors de toute procédure pénale 32 et dans le cadre des enquêtes et procédures pénales. L’article 15 § 3 de la directive est particulièrement détaillé. Les auditions de l’enfant victime doivent avoir lieu sans retard injustifié et être menées par des professionnels formés à cet effet. Dans la mesure du possible, l’enfant victime doit toujours être interrogé par les mêmes personnes. Le nombre des auditions doit être limité au minimum. Et l’enfant victime doit pouvoir être accompagné par un représentant légal ou, le cas échéant, par une personne majeure de son choix. Lors des procédures pénales, les Etats membres doivent prendre les mesures nécessaires pour que le juge puisse ordonner le déroulement de l’audience à huis clos et l’audition à l’audience de l’enfant victime par le biais des nouvelles technologies de communication, évitant ainsi à l’enfant tout contact avec les suspects. Si l’enfant est non accompagné, l’article 16 § 1 impose aux États membres de prendre des mesures spécifiques d’aide et d’assistance. Est enfin garantie une protection contre les poursuites, à travers la reconnaissance d’une immunité pénale, par l’article 8 de la directive 2011/36/UE relative à la traite des êtres humains et l’article 14 de la directive 2011/93/ UE relative aux abus sexuels et à la pédopornographie. (27) CEDH, Zontul c. Grèce, 17 janvier 2012, req. n° 12294/07. (28) Article 7 de la directive 2012/29/UE. (29) Article 6 § 4 de la directive 2012/29/UE. (30) Article D. 49-72 du CPP. (31) V. supra I. 2. 2. (32) L’article 14 § 1 précise que les États membres « prennent les mesures nécessaires pour que les actions spécifiques destinées à assister et à aider les enfants victimes de la traite des êtres humains, à court et à long terme, dans le cadre de leur rétablissement physique et psychosocial, soient engagées à la suite d’une appréciation individuelle de la situation particulière de chaque enfant victime, compte tenu de son avis, de ses besoins et de ses préoccupations, en vue de trouver une solution durable pour l’enfant ». La progression d’un statut des victimes en droit de l’Union européenne – Claire SAAS DOSSIER I 95 Les droits de seconde génération Le droit à une justice réparatrice ainsi que le droit à l’identification spécifique des besoins des victimes peuvent être qualifiés de droits de seconde génération, en ce qu’ils sont apparus plus récemment dans les dispositions contraignantes des textes européens, devançant parfois le législateur français. Le droit à une justice réparatrice Qualifiée d’innovation majeure [Vergès, 2013, p. 121] ou d’avancée majeure [Sayous, Cario, 2014, p. 461], la justice réparatrice est définie à l’article 2 § 1, d) de la directive 2012/29/UE comme « tout processus permettant à la victime et à l’auteur de l’infraction de participer activement, s’ils y consentent librement, à la solution des difficultés résultant de l’infraction pénale, avec l’aide d’un tiers indépendant ». Les États doivent faciliter le renvoi des affaires devant les services de justice réparatrice, précise l’article 12. Si le droit français connaissait déjà des mesures relevant de la justice réparatrice, tout particulièrement au titre des alternatives aux poursuites ou pendant la phase post-sentencielle 33, l’insertion par la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 d’un article 10-1 dans le CPP entièrement consacré à ce mode de résolution des conflits est plus que symbolique, en ce qu’elle permet de proposer aux parties lésées et aux suspects ou condamnés de participer à une mesure de justice restaurative à tous les stades de la procédure. Certainement, l’essentiel est dit par l’alinéa 2 de l’article 10-1 du CPP. Les modalités concrètes d’application doivent toutefois encore être définies par les acteurs français [Sayous, Cario, 2014, p. 461]. Certaines juridictions s’inscrivent dans ce mouvement, à l’instar du tribunal de grande instance de Lyon qui expérimente la justice restaurative en phase pré-sentencielle à l’issue de l’information judiciaire, après que la décision de renvoi devant le tribunal correctionnel a été prise 34. Le droit à l’identification Ce qui apparaît comme un pré-requis pour que cet ensemble de droits soit reconnu de manière efficace, n’est évoqué qu’au considérant (63) de la directive 2012/29/ UE. Le phénomène de sous-déclaration est pourtant l’un des points noirs de la protection des victimes 35, cette dernière étant le plus souvent dépendante du dépôt d’une plainte 36. En revanche, les textes visant une criminalité spécifique se font plus précis. Ainsi, la directive 2011/36/ UE relative à la traite des êtres humains prévoit, à l’article 11 § 4, que « les États membres prennent les mesures nécessaires pour créer des mécanismes appropriés destinés à l’identification précoce des victimes et à l’assistance et à l’aide aux victimes, en coopération avec les organismes d’aide pertinents ». L’article 18 § 3 de la même directive précise que « les États membres favorisent la formation régulière des fonctionnaires susceptibles d’entrer en contact avec des victimes et victimes potentielles de la traite des êtres humains, y compris les policiers de terrain, afin de leur permettre d’identifier les victimes et victimes potentielles de la traite des êtres humains et de les prendre en charge ». Des dispositions similaires sont présentes dans la directive 2011/93/UE du 13 décembre 2011 relative aux abus sexuels. Pour améliorer la détection, des lignes directrices ont été élaborées dans divers cadres et par diverses instances, tout particulièrement dans le domaine de la traite des êtres humains. Celles proposées par le « International Center for Migration Policy Development » en 2010 et reprises par la suite apparaissent particulièrement détaillées et pertinentes. En cas de doute sur la qualité de victimes, la protection devrait être accordée en raison de la complexité des infractions en lien avec la traite des êtres humains 37. Si la détection des victimes est quasiment ignorée de la directive 2012/29/UE, l’article 22 de cette dernière se saisit toutefois de l’identification des besoins spécifiques des victimes à travers l’évaluation individualisée des victimes en matière de protection. Cette disposition a fait l’objet de toutes les attentions 38 et a été transposée en droit interne par la loi n° 2015-993 du 17 août 2015. L’article 10-5 du Code de procédure pénale prévoit désormais que les victimes font, « dès que possible, […] l’objet d’une évaluation personnalisée, afin de déterminer si elles ont besoin de mesures spécifiques de protection au cours de la procédure pénale ». La détection et l’identification des victimes constituent la première étape pour assurer une protection aux victimes. (33) « Les rencontres détenus-victimes à la maison centrale de Poissy retour d’expérience », Les chroniques du CIRAP, juillet 2011, n° 11. (34) « Lyon impulse et expérimente la justice restaurative : un partenariat inédit entre avocats et magistrats », JCP G, 13 juin 2016, 702. (35) HCE, Avis n°2016-09-30-VIO-022, 5 octobre 2016. (36) Victims of Crime in the EU: the extent and nature of support for victims, FRA, 2014. (37) Department for Equal Opportunities – Presidency of the Council of Ministers Italy ; International Centre for Migration Policy Development (ICMPD), Guidelines for the Development of a transnational referral mechanism for trafficked persons in Europe : TRM-EU, P. 36, 2010. (38) L’évaluation personnalisée des victimes, Rapport du ministère de la Justice, JUST/2013/JPEN/AG/4602. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 96 I DOSSIER Conclusion À travers différentes approches convergentes, le droit de l’Union européenne tend à reconnaître un statut aux victimes d’infractions pénales. En droit interne français, le processus normatif engagé d’assez longue date en ce sens se poursuit, en innovant parfois sous l’effet du droit européen. Quelques regrets tout de même : la lisibilité du statut des victimes pâtit de la diversité des normes et de leur éparpillement, tant en droit européen qu’en droit interne ; le moment auquel la qualité de victime est reconnue pas plus que la distinction entre parties lésées et témoins ne sont encore clairement déterminés ; le manque de moyens alloués pour rendre ces droits effectifs et contraignants. Que cette dernière note amère ne ternisse pas un tableau général qui fait montre de réelles avancées… n Bibliographie BEAUSSONIE (G.), 2015, « Loi n° 2015-993 du 17 août 2015 portant adaptation de la procédure au droit de l’Union européenne », Rev. sc. crim., p. 940. European Parliament, 2012, Standing up for your right (s) in Europe – Locus standi ; Study, Policy Department, Citizens’ Rights and Constitutional Affairs, Legal and Parliamentary Affairs Ed., 136 p. 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Ses travaux portent sur les coopérations en matière pénale au sein de l’Union européenne, la lutte contre le terrorisme, le maintien de l’ordre et la lutte contre la corruption. C. Lombois écrivait « la loi peut bien décider de faire porter son ombre plus loin que les frontières ; le juge peut bien avoir assez puissante voix pour que, parlant de sa demeure, ses condamnations soient entendues du dehors ; le gendarme, lui, ne peut saisir plus loin que son bras… et n’est gendarme que chez lui », soulignant implicitement la nécessité de la coopération policière [1979, p. 536]. L’attachement des États à leur souveraineté constitue, y compris au sein de l’Union européenne (UE), un obstacle à l’épanouissement d’une collaboration efficace entre services de police. Ce n’est que sous la contrainte des événements qu’ils acceptent quelque concession. La coopération policière, si elle est consacrée par le droit européen, n’est jamais définie. Cette lacune s’explique par le pragmatisme des rédacteurs des traités, les disparités entre les dispositifs de police des États rendant presque impossible l’adoption d’une conception commune. La doctrine suggère que l’entraide policière consiste dans l’assistance mutuelle et la coopération opérationnelle des services nationaux [Herran, 2012, p. 283-284]. Elle implique, pour les autorités investies de pouvoirs de police dans les différents États membres, d’accomplir de manière coordonnée et/ ou conjointe, des actes allant de l’échange spontané de renseignements jusqu’à l’organisation d’opérations communes, afin de préserver ou de restaurer, sur leurs territoires respectifs et dans le respect de leurs souverainetés, de leurs législations nationales et des prérogatives de l’autorité judiciaire, l’ordre public national ou international [Cahn, 2006, p. 58-60]. Principe de subsidiarité oblige, cette entraide se concentre, hors des zones frontalières, essentiellement sur les formes graves de criminalité. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 98 I DOSSIER La coopération entre policiers s’opère selon quatre principes : l’intuitus personae, la réciprocité, la spécialité et la règle du tiers service. L’une des ambitions de la construction européenne est de modifier cette culture pour parvenir à des coopérations inter-institutionnelles, fondées sur la disponibilité de l’information [Décisioncadre 2006/960/JAI du Conseil du 18 décembre] et sa transmission spontanée et sur la solidarité entre services à l’échelle de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ). Ce schéma idéal se heurte à des obstacles, qui vont de la réticence des spécialistes de la coopération internationale à voir disparaître leur compétence exclusive jusqu’à la crainte qu’une trop grande mutualisation du renseignement policier ne conduise à une perte d’efficacité répressive contre la criminalité transfrontalière – le risque étant qu’un agent corrompu permette d’avoir accès à l’ensemble des informations disponibles au niveau européen. En revanche, la coopération policière est modérément affectée par certains obstacles traditionnels à l’entraide répressive. Les disparités procédurales sont, ainsi, plus facilement gérées par les policiers que par les magistrats, l’habitude de composer avec la légalité étant acquise au niveau national et facilement adaptable à l’international et le pragmatisme orienté vers l’efficacité répressive constituant une base culturelle commune. Historiquement, la coopération entre les services de police des États européens s’est développée à partir des années 1960, de manière informelle, entre services opérant dans les zones frontalières. Toutefois, dès le début des années 1960, le Benelux a signé une convention qui constituera ultérieurement le canevas de la Convention d’application de l’accord de Schengen (CAAS). Dans les années 1970, la confrontation à diverses formes de terrorisme a conduit les ministres de l’Intérieur des États membres des Communautés européennes à initier une collaboration plus structurée, mais qui demeurait informelle, au sein d’une structure ad hoc intergouvernementale dénommée « TREVI », qui constituera la matrice sur laquelle sera constitué Europol. Le développement des coopérations policières suit classiquement une évolution de l’informel vers le formel. L’UE n’y a pas échappé. La signature de l’Acte unique européen a constitué le prétexte à l’adoption de l’acte fondateur des coopérations policières de l’Union européenne, l’accord de Schengen, signé le 14 juin 1985. Il s’agit pourtant d’une convention internationale dans les formes ordinaires du droit international public et non d’un instrument de droit européen. Les traités instituant les Communautés européennes ne contenaient en effet aucune disposition susceptible de servir de support légal à un tel instrument. La difficulté a donc consisté, pour l’Union européenne, d’une part, à voir reconnaître sa compétence pour contribuer à la définition de la coopération policière entre les États membres et, d’autre Introduction aux coopérations policières de l’Union européenne – Olivier CAHN part, à conduire ces derniers à choisir les instruments contraignants du droit européen pour encadrer cette forme d’entraide. Le traité de Maastricht a imparfaitement pourvu à ces objectifs. Il a identifié des questions d’intérêt commun justifiant une coopération policière, mais il a aussi initié le découpage en piliers des compétences de l’Union, soumettant la coopération policière à une procédure intergouvernementale fondée sur l’unanimité, qui va la contraindre longtemps à un développement selon le plus petit dénominateur commun. Si le traité d’Amsterdam a consacré l’Acquis de Schengen et amélioré quelque peu l’efficacité des instruments susceptibles d’être adoptés, ce n’est que par le traité de Lisbonne que l’Union a acquis une compétence lui permettant de développer une réelle politique de coopération policière. Par ailleurs, à la fin des années 1990, l’Union va, sous la pression des événements, instaurer une coopération policière avec les États tiers. L’Union européenne est ainsi parvenue à développer des coopérations policières, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’ELSJ. Les coopérations policières au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice Les coopérations multilatérales peuvent être distinguées des coopérations bilatérales développées dans les zones frontalières Les coopérations policières multilatérales Les coopérations multilatérales sont celles qui s’opèrent à l’échelle de l’ELSJ et peuvent impliquer plusieurs États membres dans des enquêtes portant sur des formes graves de criminalité transfrontalière. Elles sont régies par des textes spécifiques et impliquent, outre les forces dotées de pouvoirs de police des États membres, des organes européens. Les textes La coopération policière multilatérale au sein de l’Union européenne a été formalisée par la CAAS, du 19 juin 1990, qui, avec les instruments adoptés sur son fondement, constitue aujourd’hui l’Acquis de Schengen. Elle prévoit, en son article 39, une assistance mutuelle entre les services de police des États parties en matière de DOSSIER I 99 prévention, de détection et, sous réserve des procédures réservées par les droits nationaux à l’entraide judiciaire, d’enquête. Protectrice de la souveraineté des États, cette disposition prévoit que l’État requis peut fournir aux autorités requérantes des informations écrites qui pourront, avec son accord, être utilisées à des fins probatoires et que, si les demandes d’assistance sont théoriquement échangées entre les organes centraux chargés de la coopération policière internationale, une demande peut, en cas d’urgence, être directement adressée aux autorités de police compétentes pour la traiter. Par ailleurs, la Convention instaure le système d’information Schengen (SIS), aujourd’hui SIS II [décision 2007/533/ JAI du Conseil du 12 juin 2007 sur l’établissement, le fonctionnement et l’utilisation du SIS II]. Constitué selon une structure « en étoile », il se compose d’un système central (CS-SIS II) et, dans chaque État Schengen, d’une interface nationale (NI-SIS II), ces interfaces étant reliées entre elles par un réseau virtuel crypté. Chaque État partie doit désigner une entité (N-SIS II) en charge de l’exploitation du SIS national. Enfin, un bureau SIREN (Supplementary Information Request at National Entries) est chargé de fournir les données complémentaires, associées à une information introduite dans le SIS II. Les autorités signalantes peuvent indiquer la conduite à tenir envers la personne ou l’objet signalé dans le système. Le traité de Prüm, signé le 27 mai 2005 et surnommé « Schengen III », consacre « un niveau aussi élevé que possible » de coopération mais, toujours, dans le respect des droits nationaux. Il prévoit que les États parties créent des fichiers d’analyses ADN et désignent des points de contact nationaux qui sont autorisés à accéder aux données indexées et à procéder à des comparaisons automatisées. Le constat de la concordance de profils ouvre droit à « la transmission d’autres données à caractère personnel ». Une procédure similaire est prévue s’agissant de l’échange de données dactyloscopiques et des données contenues dans les registres d’immatriculation des véhicules. Dans le cadre de manifestations de grande envergure à dimension transfrontalière, les États membres se transmettent, sur demande ou de leur propre initiative, et par l’intermédiaire de points de contact nationaux spécialement désignés, les données à caractère non personnel susceptibles de prévenir des infractions pénales ou d’aider au maintien de l’ordre et de la sécurité publics. Des données personnelles ne peuvent être fournies que si les personnes concernées constituent objectivement une menace pour l’ordre et la sécurité publics ou si les circonstances font présumer qu’elles vont commettre des infractions pénales à l’occasion de ces manifestations. Les données ainsi transmises sont soumises au principe de spécialité. À des conditions similaires, les États peuvent aussi se transmettre des informations destinées à prévenir la commission d’actes de terrorisme, lorsque des circonstances particulières laissent présumer la commission de telles infractions. Les informations peuvent être soumises au respect des principes de spécialité et/ou du tiers service. Enfin, les États désignent des autorités compétentes pour constituer « des patrouilles communes ainsi que d’autres formes d’intervention commune […] sur le territoire d’une autre Partie contractante ». L’État d’accueil peut alors confier aux fonctionnaires détachés sur son territoire des prérogatives de puissance publique, voire les laisser exercer les pouvoirs qu’ils tiennent de leur droit national. Ils doivent aussi se fournir un soutien mutuel « lors de manifestations de masse et d’autres événements de grande envergure, lors de catastrophes ainsi que d’accidents graves » en échangeant des informations relatives à ces événements, en coordonnant leur action policière et en se prêtant assistance par l’envoi d’officiers de liaison ad hoc et la mise à disposition de matériel. Aux termes des décisions du Conseil 2008/615/JAI et 2008/616/JAI du 23 juin 2008, les principales dispositions du traité de Prüm ont été intégrées dans le droit de l’Union européenne. Le traité de Lisbonne simplifie le cadre juridique régissant l’adoption d’instruments de coopération policière. Il prévoit que « L’Union développe une coopération policière qui associe toutes les autorités compétentes des États membres, y compris les services de police, les services des douanes et autres services répressifs spécialisés dans les domaines de la prévention ou de la détection des infractions pénales et des enquêtes en la matière » [art. 87, § 1, TFUE]. Ainsi, la coopération policière n’est pas fondée sur une conception organique mais fonctionnelle et elle est autorisée au titre des missions de police administrative et judiciaire. L’Union se voit dotée d’une compétence qui couvre tous les domaines de la coopération policière non opérationnelle : le renseignement, la formation, l’échange d’officiers de liaison, la recherche et la définition des best practices [art. 87, § 2, TFUE]. Par le recours à la procédure législative ordinaire, une majorité d’États peut imposer aux autres la transposition dans leurs ordres juridiques nationaux de règles avec lesquelles ils sont en désaccord. L’article 87, § 2 crée ainsi les conditions légales pour réaliser l’harmonisation des législations entre les différents États membres. À l’inverse, l’adoption de mesures relatives à la coopération policière opérationnelle reste soumise à un régime spécifique qui requiert l’unanimité des membres du Conseil et une simple consultation du Parlement. Une procédure « frein/accélérateur » est cependant prévue permettant, d’une part, en l’absence d’unanimité au sein du Conseil des ministres, de demander que le Conseil européen soit saisi du projet de mesures et, d’autre part, à au moins neuf États membres d’établir une coopération renforcée sur la base des mesures querellées [art. 87, § 3, TFUE]. La vocation harmonisatrice n’est que sous-jacente : en autorisant une coopération renforcée, Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 100 I DOSSIER le législateur européen permet que se déploie une intérêt commun qui fait l’objet d’une politique de l’Union, ainsi que coopération policière plus aboutie ; or, les précédents dans la lutte contre ceux-ci ». L’annexe I du règlement, qui les Schengen et Prüm témoignent de l’effet d’entraînement énumère, confirme que la compétence d’Europol couvre de l’ensemble des États membres provoqué par de telles tous les « eurocrimes » ainsi que les infractions pénales initiatives. Enfin, l’article 87 se référant à l’adoption connexes. L’article 4 du même texte définit les missions de de « mesures », des directives et règlements pourront l’Agence, qui consistent à « a) collecter […], analyser et échanger être adoptés pour renforcer la coopération policière, des informations, y compris des éléments de renseignement criminel ; améliorant ainsi, par leur caractère contraignant, la qualité b) communiquer […] aux États membres… toute information ou de l’implication des États membres. Par ailleurs, l’article tout lien existant entre des infractions pénales qui les concernent ; c) 89 prévoit que, par la même procédure législative spéciale, coordonner […] et réaliser des enquêtes et des actions opérationnelles le Conseil « fixe les conditions […] dans pour […] renforcer les actions des autorités lesquelles les autorités compétentes des États compétentes des États membres […] ; d) membres […] peuvent intervenir sur le participer à des équipes communes d’enquête, La coopération territoire d’un autre État membre en liaison ainsi que proposer leur constitution ; e) fournir et en accord avec les autorités de celui-ci ». aux États membres des informations et une entre les polices aide […] lors d’événements internationaux européennes a Les organes majeurs ; f) établir des évaluations de la menace, été, depuis la fin La coopération entre les polices des analyses stratégiques et opérationnelles des années 1970, européennes a été, depuis la fin ainsi que des comptes rendus généraux ; g) facilitée par la des années 1970, facilitée par la développer […] et promouvoir une expertise constitution de constitution de « clubs » de policiers et en ce qui concerne les méthodes de prévention « clubs » de policiers la création d’instances ad hoc. Ces entités de la criminalité, les procédures d’enquête et les et la création n’avaient cependant aucune vocation méthodes de police techniques et scientifiques d’instances ad opérationnelle. La plus-value apportée […] ; h) soutenir les activités d’échange hoc. Ces entités par l’UE a consisté à introduire des d’informations, les opérations et les enquêtes organes dotés de compétences propres transfrontalières menées par les États membres n’avaient cependant pour améliorer la collaboration entre les […], notamment en fournissant un appui aucune vocation services de police des États membres. opérationnel, technique et financier ; i) assurer opérationnelle. La des formations spécialisées […] ; j) coopérer plus-value apportée Il s’agit principalement de l’Agence avec les organes de l’Union institués sur la base par l’UE a consisté de l’Union européenne pour la du titre V du traité sur le fonctionnement de à introduire des coopération des services répressifs l’Union européenne et avec l’OLAF […] ; k) organes dotés de (Europol). Aux termes de l’article 88 fournir des informations et un appui […] aux compétences propres TFUE, les tâches qui lui sont confiées missions de gestion des crises de l’UE […] ; pour améliorer la peuvent comprendre, d’une part, le l) développer des centres d’expertise spécialisée collaboration entre traitement et l’échange des informations […] pour lutter contre certaines formes de et, d’autre part, la coordination et la criminalité […] ; m) soutenir les actions des les services de police réalisation d’enquêtes et d’actions États membres en matière de prévention » des États membres. opérationnelles, menées conjointement des eurocrimes. De surcroît, l’Agence avec les autorités compétentes des États fournit des analyses stratégiques et des membres. Europol ne dispose d’aucune évaluations de la menace afin d’aider le capacité d’action opérationnelle autonome et ses agents ne Conseil et la Commission à établir les priorités stratégiques sont pas dotés de pouvoir de coercition. Conformément et opérationnelles de l’Union en matière de lutte contre la au « programme de Stockholm », ses missions et pouvoirs criminalité. ont été récemment renforcés et sa gouvernance améliorée, l’institution étant parfois jugée trop bureaucratique par les Chaque État membre désigne une Unité nationale praticiens. Europol (UNE), qui constitue son organe de liaison avec Europol. L’UNE est chargée de communiquer à Aux termes de l’article 3 du règlement (UE) 2016/794 l’Agence les informations nécessaires à la réalisation du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2016, de ses objectifs, sous réserve des motifs énumérés à « Europol appuie et renforce l’action des autorités compétentes des l’article 7, qui autorisent les États à ne pas transmettre États membres et leur collaboration mutuelle dans la prévention l’information dont ils disposent. Elle doit répondre aux de la criminalité grave affectant deux ou plusieurs États membres, demandes de renseignements et de conseils formulées du terrorisme et des formes de criminalité qui portent atteinte à un par Europol ; veiller à l’actualisation des informations et Introduction aux coopérations policières de l’Union européenne – Olivier CAHN DOSSIER I 101 les renseignements ; évaluer les informations transmises par l’Agence et les transmettre aux autorités nationales compétentes et adresser à Europol les demandes de conseils, de renseignements et d’analyses émanant des services nationaux. Chaque unité nationale désigne auprès d’Europol au moins un officier de liaison. Il (s) constitue (nt) le bureau national de liaison, chargé par l’UNE de représenter les intérêts de celle-ci au sein de l’Agence. Ils contribuent à l’échange d’informations entre Europol et leur État membre ou avec les officiers de liaison des autres États membres, les pays tiers et les organisations internationales [art. 8]. Les personnels d’Europol peuvent participer à des équipes communes d’enquête et proposer aux États membres de créer une telle équipe [art. 5]. Les agents peuvent apporter leur concours à toutes leurs activités, à l’exclusion de la participation à l’exécution de mesure coercitive. Aux termes de l’article 17 du règlement, les sources d’information d’Europol sont les États membres, les organes de l’Union, les pays tiers et les organisations internationales, les parties privées et les particuliers et les sources accessibles au public. Le traitement des données par l’Agence a pour vocation de parvenir à une compréhension des tendances et phénomènes criminels, de recueillir des informations sur les réseaux criminels et de déceler des liens entre différentes infractions pénales, tout en garantissant un niveau élevé de protection des données à caractère personnel [art. 18]. L’action d’Europol est soumise au respect du principe de spécialité [art. 19] et du tiers service [art. 22]. Néanmoins, si Europol estime que cela est absolument nécessaire aux fins de la prévention d’une menace imminente pour la vie des personnes, elle peut communiquer une information à l’État membre concerné en en informant simultanément le fournisseur et en justifiant son analyse de la situation. Les principes de nécessité et de proportionnalité, mais aussi de licéité et de loyauté à l’égard des personnes concernées, doivent également être respectés lors du traitement des données à caractère personnel. Les États membres peuvent accéder aux informations fournies à Europol selon une procédure d’accès indirect fondé sur un système de concordance/ non-concordance. En cas de concordance, Europol engage la procédure permettant de partager l’information [art. 20]. L’article 21 permet à Eurojust et à l’OLAF d’accéder aux informations conservées par Europol, selon une procédure similaire. Par ailleurs, Europol élabore des fichiers de travail à des fins d’analyse (AWF) afin de soutenir les enquêtes diligentées par les autorités compétentes des États membres. Outils d’analyse criminelle opérationnelle, ces fichiers consistent dans l’assemblage et le traitement de données afin d’appuyer des enquêtes pénales. Ils sont élaborés conjointement par les analystes d’Europol et les officiers de liaison et experts des États membres. Les résultats de l’analyse sont ensuite diffusés à l’ensemble des UNE, si l’analyse est générale et stratégique, ou aux UNE concernées lorsqu’elle est particulière et à visée opérationnelle. S’agissant des « services opérationnels », le Centre de coordination et de soutien opérationnel, plateforme accessible de manière permanente, assure un soutien opérationnel aux autorités compétentes des États membres en fournissant des analyses en temps réel. Un bureau mobile, composé d’experts et d’analystes, peut être intégré dans les dispositifs mis en place par les États membres et fournir un soutien opérationnel aux enquêtes ou aux opérations transnationales de maintien de l’ordre. Un Centre européen de lutte contre la cybercriminalité (EC3) est en activité depuis 2013. Enfin, en juillet 2015, une unité spéciale chargée de combattre la propagande terroriste a été instaurée. Elle est à présent rattachée au Centre européen de la lutte contre le terrorisme (ECTC), qui a débuté ses travaux en janvier 2016. Ce dernier travaille en lien avec les services de renseignements des États membres et avec l’EC3. Il est conçu comme un « hub » permettant d’améliorer l’échange de renseignement et la coordination opérationnelle entre les États membres. Il fournit des analyses au soutien des enquêtes en cours, contribue à coordonner la réaction en cas d’attaque terroriste majeure et procède à des évaluations de la menace. L’expertise de l’ECTC pourra être intégrée dans les enquêtes diligentées suite à des attentats, via l’Emergency response team (EMRT). L’UE dispose aussi d’une Agence de l’Union européenne pour la formation des services répressifs (CEPOL) chargée de mettre en œuvre et coordonner des programmes de formation destinés aux agents des services répressifs [Art. 3 du règlement (UE) 2015/2219 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015]. Chaque État membre doit désigner une « unité nationale, qui fait office d’organe de liaison avec le CEPOL au sein de son réseau d’instituts nationaux de formation des agents des services répressifs » [art. 6]. L’article 71 TFUE consacre le Comité permanent de coopération opérationnelle de sécurité intérieure (COSI), chargé d’évaluer la coopération opérationnelle et de formuler des recommandations concrètes. Il est composé des représentants des ministères compétents des États membres, assistés par les représentations permanentes auprès de l’Union européenne et par le secrétariat du Conseil. Instance de proposition, il n’a vocation ni à conduire les actions opérationnelles ni à participer à l’élaboration d’actes législatifs. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 102 I DOSSIER Enfin, l’Union européenne a mis en place un « Centre d’analyse du renseignement » (INTCEN), rattaché au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), et chargé d’évaluer la menace qui pèse sur l’Union ou ses États membres en se basant sur les informations qu’il collecte auprès de leurs services de renseignement, diplomates, militaires et services de police. Son objectif est d’assurer une veille sur les événements qui, au plan international ou global, sont susceptibles d’avoir une incidence sur la sécurité. Peu impliqué dans les coopérations policières intra-européennes, son rôle s’avère important lors des opérations extérieures de gestion civile des crises diligentées par l’Union européenne. Par ailleurs, l’Union recourt de façon importante aux officiers de liaison. Outre ceux détachés par l’UNE auprès d’Europol, il existe des officiers de liaison Schengen et des officiers de liaison ad hoc affectés dans un service spécialisé d’un autre État membre. Leur mission est celle de personne-ressource chargée de réduire les divergences culturelles ou les difficultés induites par les disparités procédurales afin d’améliorer l’efficacité de la coopération entre les États membres ou avec les Agences. Les coopérations policières bilatérales Ces coopérations sont essentiellement prévues à titre de mesures compensatoires à la suppression des frontières. À nouveau, il est possible de distinguer les textes qui les régissent des organes qui les mettent en oeuvre. Les textes L’article 39, paragraphes 4 et 5, CAAS prévoit que, dans les régions frontalières, la coopération peut faire l’objet d’accords entre les parties contractantes. Sous réserve d’en informer les autres États parties, ils permettent de développer une coopération plus aboutie que celle prévue dans les dispositions générales de la CAAS, d’adapter plus finement l’entraide aux formes spécifiques de délinquance rencontrées dans la zone frontalière et de recourir, s’agissant de la coopération opérationnelle, à des arrangements administratifs, qui permettent de rester discret sur la dimension du dispositif mis en œuvre et les moyens déployés pour le faire fonctionner. dès que la partie contractante sur le territoire de laquelle elle a lieu le demande. Les agents expatriés ne peuvent pénétrer dans les lieux non accessibles au public, ni interpeller la personne observée. L’article 41 consacre un droit de poursuite transfrontalière. Ce droit est limité à certaines infractions que l’État précise. Il peut être exercé sans demande d’autorisation préalable en raison d’une urgence particulière. Au plus tard lors du franchissement de la frontière intérieure, les autorités poursuivantes doivent faire appel aux autorités compétentes de l’autre partie qui peuvent interrompre ou reprendre elles-mêmes la poursuite. Les autorités territorialement compétentes sont chargées, à la demande des agents expatriés, de procéder à l’interpellation de la personne poursuivie. Les parties contractantes disposent de marges d’appréciation pour définir les prérogatives susceptibles d’être exercées sur leur territoire par les agents poursuivants, la surface de leur territoire sur lequel la poursuite peut s’exercer et la durée maximale de cette dernière. L’article 24 du traité de Prüm offre une base juridique pour permettre aux États parties de conclure entre eux des accords spécifiques de coopération, afin de lutter contre des formes graves de délinquance ayant des implications transnationales [Vuelta Simon et Ollivier-Maurel, 2012]. De surcroît, l’article 25 complète les dispositions des articles 40 et 41 CAAS et autorise, « dans une situation d’urgence », les autorités de police d’un État à franchir sans autorisation préalable la frontière commune « en vue de prendre, en zone frontalière, sur le territoire » d’un autre État partie et dans le respect du droit national de celui-ci « des mesures provisoires nécessaires afin d’écarter tout danger présent pour la vie ou l’intégrité physique de personnes ». Les autorités territorialement compétentes doivent être informées et prendre les mesures nécessaires pour succéder à leurs homologues. Enfin, l’article 73 TFUE prévoit que les États membres peuvent « organiser entre eux et sous leur responsabilité des formes de coopération et de coordination qu’ils jugent appropriées entre les services compétents de leurs administrations chargées d’assurer la sécurité nationale », maintenant ainsi ces instruments en cohérence avec le dispositif européen de coopération policière. Les organes Par ailleurs, la CAAS contient deux dispositions destinées à faciliter la coopération opérationnelle transfrontalière. L’article 40 consacre le droit d’observation transfrontalière, c’est-à-dire la possibilité de procéder à des « filatures » internationales. Sauf en cas d’urgence, ce droit est soumis à la présentation préalable d’une demande d’entraide judiciaire. L’autorisation peut être assortie de conditions. L’observation devra être arrêtée Introduction aux coopérations policières de l’Union européenne – Olivier CAHN Dans le cadre des accords bilatéraux signés entre les États membres pour prévenir et lutter contre la délinquance transfrontalière, il peut être convenu de l’installation de Bureaux à contrôles nationaux juxtaposés (BCNJ), de Centres de coopération policière et douanière (CCPD) ou de Commissariats communs (CC). Par ailleurs, hors du cadre juridique fourni par les instruments européens, les États peuvent imaginer d’autres institutions, telles DOSSIER I 103 que le Centre de commandement et de contrôle commun franco-britannique installé en août 2015 dans le Calaisis. Ces entités sont chargées de permettre la coopération de proximité en matière d’échange de renseignements comme en matière opérationnelle. Les États jouissent alors d’une grande marge d’appréciation pour définir les missions conjointes de leurs agents et les prérogatives dont ils disposent pour les accomplir. Les opérations extérieures de gestion civile de crise de l’Union européenne témoignent de l’adaptabilité du droit primaire et du pragmatisme de l’Europe, dès lors qu’une volonté politique existe pour les laisser s’exprimer. Par ailleurs, l’article 47 CAAS prévoit l’échange d’officiers de liaison entre les États contractants et leur donne compétence pour connaître de l’ensemble de la délinquance transfrontalière. Ils ont pour fonction de « promouvoir et d’accélérer la coopération » et peuvent se voir confier des missions d’assistance allant de l’échange d’informations jusqu’à l’exécution de demandes d’entraide. Ils ne sont cependant pas autorisés à exécuter de manière autonome des mesures de police et doivent se conformer aux instructions qui leur sont données tant par l’autorité qui les a détachés que par celle qui les accueille. Enfin, cette disposition autorise la mutualisation des officiers de liaison entre plusieurs États parties. L’entraide policière ne se limite pas aux frontières de l’ELSJ. Les coopérations policières en dehors de l’espace de liberté, de sécurité et de justice Les coopérations policières de l’Union européenne hors ELSJ consistent dans des opérations extérieures de gestion civile de crise et dans la coopération avec les États tiers. Les opérations extérieures de gestion civile de crise de l’Union européenne Les opérations extérieures de gestion civile de crise de l’Union européenne témoignent de l’adaptabilité du droit primaire et du pragmatisme de l’Europe, dès lors qu’une volonté politique existe pour les laisser s’exprimer. Les normes juridiques européennes ne prévoyaient pas la compétence de l’Union pour déployer des opérations de gestion civile des crises. Néanmoins, lorsqu’elle a été sollicitée pour succéder à d’autres organisations internationales et participer au processus de restauration de l’État de droit dans les anciennes Républiques yougoslaves, mais aussi au Proche-Orient et en Afrique, elle a su procéder à l’adaptation des dispositions existantes pour assumer ses responsabilités. Elle va aussi proposer la notion de retour en sécurité intérieure, selon laquelle des opérations de police doivent être menées hors du territoire pour démanteler des organisations criminelles afin de les neutraliser avant qu’elles n’importent leurs activités au sein de l’ELSJ. Le Conseil européen de Santa Maria da Feira, en juin 2000, a énoncé les « objectifs prioritaires pour les aspects civils de la gestion des crises », définis comme « améliorer les moyens dont (l’UE) dispose pour sauver des vies humaines en situation de crise, maintenir le minimum indispensable d’ordre public, prévenir une nouvelle escalade, faciliter le retour à une situation durable de paix et de stabilité, gérer les effets négatifs des crises sur les pays de l’UE et résoudre les problèmes de coordination qui se posent ». À l’occasion du sommet de Nice, en décembre 2000, des « principes directeurs » ont été entérinés : « 1) l’Union européenne doit être capable de mener toutes les missions de police, qui vont des missions de conseil, d’assistance, ou de formation, aux missions de substitution aux polices locales ; 2) des missions claires et un mandat approprié ; 3) une approche intégrée : l’action de l’Union européenne dans le cadre des missions de Petersberg nécessite une synergie étroite entre la composante militaire et la composante civile et 4) une coordination étroite avec les organisations internationales ». S’agissant des concepts d’emploi des forces de police expatriées, le renforcement des polices locales consiste en des missions de formation, assistance, contrôle et conseil des polices locales afin de les amener à se conformer aux normes internationales et de renforcer leur efficacité ; s’agissant de la substitution des polices locales défaillantes, la tâche consiste à contribuer au rétablissement de la sécurité publique par le maintien de l’ordre, la protection des personnes et des biens, la lutte contre les violences et la réduction des tensions. Le traité de Lisbonne a pallié certaines lacunes des instruments précédents. Aux termes de l’article 42 du traité sur l’Union européenne (TUE) : « 1. La politique de sécurité et de défense commune fait partie intégrante de la politique étrangère et de sécurité commune. Elle assure à l’Union une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires. L’Union peut y avoir recours dans des missions en dehors Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 104 I DOSSIER de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies » et « 3. Les États membres mettent à la disposition de l’Union, pour la mise en œuvre de la politique de sécurité et de défense commune, des capacités civiles et militaires pour contribuer aux objectifs définis par le Conseil ». L’article 43 TUE redéfinit, pour sa part, les missions dites « de Petersberg », pour inclure une dimension civile. L’examen des opérations extérieures de police suscite un sentiment contrasté. L’implication des États membres dans ces opérations est insuffisante. Les réformes opérées par le traité de Lisbonne s’avèrent trop limitées pour y remédier, dès lors que l’article 42, paragraphes 4 et 5, prévoit que « les décisions relatives à la politique de sécurité et de défense commune […] sont adoptées par le Conseil statuant à l’unanimité » et laisse les États membres intégralement libres de contribuer selon leur bon vouloir. En conséquence, toutes les missions ont fonctionné en sous-effectif. L’absence d’implication des États membres dans ces missions se double de leur réticence à laisser les institutions européennes développer une compétence autonome en matière de gestion des crises, réduisant d’autant l’efficacité de l’action de l’Union européenne. Il est cependant un acquis des opérations extérieures de police de l’Union européenne qui mérite d’être souligné : la capacité développée par certains États membres de déployer une unité capable d’assurer le continuum guerrepaix. Il s’agit de la Force de gendarmerie européenne (EUROGENDFOR), initiée par la déclaration d’intention de Noordwiijk, en 2004, et consacrée par le traité de Velsen en 2006. Elle réunit les forces de police européennes à statut militaire et est susceptible de constituer une force multinationale mise à la disposition de la PSCD, conformément aux dispositions de l’article 42, § 3, TUE. Enfin, la coopération policière européenne implique une collaboration avec les États tiers. La coopération policière de l’Union européenne avec les États tiers À la suite des attentats perpétrés aux États-Unis le 11 septembre 2001, l’Union européenne a progressivement développé sa coopération policière avec les États tiers, principalement aux fins de lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée. Un accord a été signé entre Europol et les États-Unis le 20 décembre 2002. Il a été complété par des accords de coopération dans d’autres domaines, Introduction aux coopérations policières de l’Union européenne – Olivier CAHN tels que la lutte contre le financement du terrorisme, la surveillance des transports et des frontières ou le transfert de données relatives aux passagers des vols aériens (PNR). Des accords similaires existent avec le Canada et l’Australie. Aux termes de l’article 23 du règlement Europol, l’Agence peut établir et entretenir des relations de coopération avec des autorités de pays tiers, des organisations internationales et l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol). Pour ce faire, elle peut conclure des arrangements de travail avec ces entités. L’article 25 précise les conditions dans lesquelles Europol peut « transférer des données à caractère personnel à une autorité d’un pays tiers ou à une organisation internationale, dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de ses missions ». Il prévoit aussi que « le directeur exécutif peut autoriser le transfert de données à caractère personnel vers un pays tiers ou à une organisation internationale, au cas par cas, si ce transfert est : a) nécessaire à la sauvegarde des intérêts vitaux de la personne concernée ou d’une autre personne ; b) nécessaire à la sauvegarde des intérêts légitimes de la personne concernée […] ; c) essentiel pour prévenir une menace grave et immédiate pour la sécurité publique d’un État membre ou d’un pays tiers ; d) nécessaire […] à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière, ou d’exécution de sanctions pénales ; ou e) nécessaire […] à la constatation, à l’exercice ou à la défense d’un droit en justice en rapport avec la prévention et la détection d’une infraction pénale spécifique, les enquêtes et les poursuites en la matière, ou avec l’exécution d’une sanction pénale spécifique ». La difficulté induite par le caractère peu démocratique de certains partenaires est contournée par l’exclusion des données à caractère personnel des échanges d’informations autorisés. La coopération consiste dans des échanges d’expertise, de comptes rendus généraux, de résultats d’analyses stratégiques, de bonnes pratiques et dans la participation à des activités de formation et la fourniture de conseils et de soutien dans des enquêtes pénales. Par ailleurs, l’UE mène dans certains pays tiers considérés comme stratégiques des actions d’aide et de renforcement de leurs capacités répressives. Aussi inachevées que puissent être les coopérations policières, il faut conserver à l’esprit, lorsqu’il s’agit d’apprécier ce qui a été accompli, que la compétence de l’Union européenne en cette matière n’a pas trente ans et qu’elle ne dispose des moyens de les faire s’épanouir que depuis moins de dix ans. De surcroît, par comparaison avec d’autres organisations régionales, voire avec des États fédéraux, la coopération policière de l’Union européenne constitue aujourd’hui le modèle le plus abouti [Hufnagel, 2013]. Des progrès restent assurément à accomplir ; ils impliquent d’abord que les États membres et certains policiers manifestent une meilleure volonté à faire fonctionner l’existant… n DOSSIER I 105 Bibliographie ADEN (H.), 2015, Police Cooperation in the European Union HUFNAGEL (S.), 2013, Policing Cooperation across Borders – under the Treaty of Lisbon – Opportunities and Limitations, Baden-Baden, Nomos, 266p. Comparative Perspectives on Law Enforcement within the European Union and Australia, London, Ashgate, 322 p. CAHN (O.), 2006, La coopération policière franco-britannique dans la zone frontalière trans-Manche, Thèse pour le Doctorat en droit pénal et sciences criminelles, Université de Poitiers, 796 p. LOMBOIS (C.), 1979, Droit pénal international, Paris, Dalloz, coll. Précis, 2e éd., 688 p. MITSILEGAS (V.), 2009, EU Criminal Law, Oxford, Hart Publishing, 352 p. CHEVALLIER-GOVERS (C.), 1999, De la coopération à l’inté- gration policière dans l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 450 p. REBUT (D.), 2015, Droit pénal international, Paris, Dalloz, coll. Précis, 2e éd., p. 395-433 GARCIA-JOURDAN (S.), L’émergence d’un espace européen VUELTA SIMON (S.) ET OLLIVIER-MAUREL (P.), 2012, de liberté, de sécurité et de justice, Bruxelles, Bruylant, 2005, 761 p. La justice française contre ETA, PUF, coll. « Questions judiciaires », 290 p. HAGUENAU-MOIZARD (C.), GAZIN (F.) et LEBLOISHAPPE (J.), 2016, Les fondements du droit pénal de l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, 200 p. HERRAN (T.), 2012, Essai d’une théorie générale de l’entraide policière internationale, Thèse pour le Doctorat en droit pénal et sciences criminelles, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 719 p. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 106 I DOSSIER Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » Pierre BERtHELEt « Il semble que les attentats du 13 novembre aient provoqué une prise de conscience en Europe. Tardive, elle n’en est pas moins salutaire. En effet, il est illusoire de prétendre lutter efficacement contre des groupes terroristes bien organisés, mobiles et capables de planifier un attentat dans un pays et de le commettre dans un autre sans coopérer davantage avec nos partenaires 1 ». La lutte antiterroriste à l’échelle européenne souffre d’un cloisonnement entre les communautés policière et de renseignement. Consciente de cette séparation, obstacle à un partage optimal du renseignement, l’Union s’est attelée depuis plusieurs décennies au défi d’un rapprochement. Désireuse de ne pas réitérer les échecs essuyés, la proposition de la Commission européenne présentée en septembre 2016 comporte deux volets : le renforcement du centre antiterroriste d’Europol, point de convergence du partage de l’information policier, et la création d’un « centre de fusion européen ». Très pragmatique, sa démarche, loin de créer une super-agence européenne de renseignement, vise plutôt, avec ce projet de centre de fusion, à instaurer un espace d’interaction entre les communautés policière et de renseignement. Cette proposition, qui semble trouver un écho auprès des États membres, est présentée dans un climat politique favorable. Les obstacles liés aux principes présidant à la collaboration entre services et à la défense de la souveraineté pourraient, selon toute vraisemblance, être surmontés, ouvrant la voie à d’autres défis, notamment l’évaluation objective des politiques nationales de sécurité. « L' Europe des polices existe. Elle s’est cristallisée au sein d’Europol 2 ». Cette affirmation formulée par un éminent spécialiste de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, il y a plus d’une décennie, présentant l’office européen de police comme la forme la plus aboutie de la collaboration entre les services répressifs nationaux a résisté admirablement à l’outrage du temps. Europol constitue en effet depuis plusieurs années à présent, le centre de la collaboration des polices judiciaires. Il en va tout autrement des services de renseignement (non policiers) qui mènent, quant à eux, une collaboration de nature décentralisée 3. Les structures et les cadres de coopération informels au sein desquels ils œuvrent sont nombreux, (1) Rapport de l’Assemblée nationale Fenech-Pietrasanta du 5 juillet 2016 relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 (rapport n° 3922), p. 136. (2) Gautier (Y.), 2001, « Rapport introductif », in Grewe (C.) (dir.), La convention Europol : l’émergence d’une police européenne ?, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, p. 21. (3) Müller-Wille (B.), 2008, «The effect of international terrorism on EU intelligence co-operation», Journal of Common Market Studies, vol. 46, n° 1, p. 58. Et dans le même sens : Svendsen (A. D. M.), 2013, «On a «continuum with expansion»? Intelligence cooperation in Europe in the early 21st century », in Léonard (S.), Kaunert (C.) (dir.), European security, terrorism and intelligence: tackling new security challenges in Europe, Londres, Palgrave MacMillan, p. 186 et 201. Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » – Pierre BERTHELET © peshkova - fotolia.com DOSSIER I 107 souvent invisibles pour l’observateur, du fait de leur discrétion. Or, la multiplication des cercles et des canaux de l’échange d’informations n’est pas sans poser des difficultés quant à l’efficacité de la lutte antiterroriste 4. Elle génère des duplications de l’information et soulève des problèmes de coopération entre services parfois concurrents 5. Ce constat, connu de tous, est clairement affirmé par une communication de la Commission Pierre BERTHELET Docteur en droit, spécialisé en droit de l'UE. Diplômé de l’Université catholique de Louvain, Pierre Berthelet est chercheur au CDRE (Université de Pau). Ancien conseiller ministériel, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la sécurité, dont Le Paysage européen de la sécurité intérieure (Peter Lang) et administre le site www. securiteinterieure.fr européenne du 14 septembre 2016, reconnaissant le cloisonnement de deux communautés, policière d’une part, et de renseignement d’autre part 6. La structuration en parallèle de ces communautés cloisonnées s’opère tout logiquement autour de lieux de rencontres séparés 7. Les services répressifs œuvrent au sein d’Europol 8. Les services de renseignement collaborent quant à eux au sein de cercles informels et préfèrent privilégier la voie bilatérale 9. L’objectif de cette communication de la Commission de (4) Voir notre article « L’UE et la lutte antiterroriste après les attentats de Bruxelles : forces et faiblesses d’une action substantielle », Cahiers de la sécurité et de la justice, n° 35/36, 2016, p. 97-105. (5) La littérature sur le renseignement est importante, mais il est possible de se reporter utilement à trois ouvrages récents : Chopin (O.), Oudet (B.), 2016, Renseignement et sécurité, Paris, Armand Colin, coll. U ; De Maison Rouge (O.), 2016, Le droit du renseignement : renseignement d’État, renseignement économique, Paris, LexisNexis ; Laurent (S.-Y.), Warusfel (B.), 2016, Transformations et réformes de la sécurité et du renseignement en Europe, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux. (6) Communication de la Commission du 14 septembre 2016 intitulée « Accroître la sécurité dans un monde de mobilité : améliorer l’échange d’informations dans la lutte contre le terrorisme et renforcer les frontières extérieures » (COM(2016)602final). Il y est écrit que « si quelques progrès ont été enregistrés récemment et si les cellules antiterroristes des services répressifs collaborent davantage avec le Centre européen de la lutte contre le terrorisme d’Europol, la coopération entre les services répressifs et de sécurité est toujours inégale. […] Cette fragmentation est un défaut bien connu, comme le soulignait déjà le Conseil européen dans sa déclaration de mars 2004 sur la lutte antiterroriste. Or, jusqu’à présent, rien n’a été entrepris pour y remédier » (idem, p. 14). (7) Pour une explication à cette collaboration difficile, voir Brodeur (J.-P.), 2007, « Le renseignement I. Concepts et distinctions préliminaires», in Cusson (M.), Dupont (B.), Lemieux (F.) (dir.), Traité de sécurité intérieure, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 268. (8) En réalité, l’office européen de police inclut également les services chargés de la prévention des infractions, et pas seulement de la répression. Le règlement instituant Europol précise, à l’art. 2 al. a qu’il convient d’entendre par « autorités compétentes des États membres », « l’ensemble des autorités de police et autres services répressifs existant dans les États membres qui sont compétents, en vertu du droit national, en matière de prévention et de lutte contre les infractions pénales. Les autorités compétentes comprennent également (suite page suivante) Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 108 I DOSSIER septembre 2016 est de présenter des pistes pour faire en sorte que deux enceintes, le Centre européen de lutte contre le terrorisme (ECTC) inauguré au sein de l’office le 25 janvier 2016, d’une part, et le Groupe d’action antiterroriste (GAT), d’autre part, constituent les deux pôles respectifs des communautés policière et de renseignement en vue d’une coopération accrue entre elles à l’échelle de l’Union 10. Cette communication entend dresser des ponts entre les communautés policière et de renseignement, mais sa stratégie se révèle pragmatique. L’objectif est d’organiser leur collaboration au nom d’une lutte antiterroriste efficace et la démarche s’opère en deux temps, à savoir d’une part, « muscler » l’ECTC et, d’autre part, renforcer les liens entre ce centre et le GAT. La Commission suggère la création d’un centre de fusion à l’échelle européenne 11. Toutefois, comme il s’agit d’un sujet sensible, le but est, à ce stade, seulement de rassembler les enseignements nationaux dans ce domaine en vue, le cas échéant, d’élaborer un modèle européen dans ce domaine. L’attitude est donc mesurée et la stratégie, prudente, puisque la Commission propose de relier ces deux communautés par « une sorte de centre d’échange d’informations [qui] pourrait offrir une plateforme sur laquelle les autorités qui obtiennent des informations sur le terrorisme », tout en précisant immédiatement qu’« un tel centre d’échange d’informations ne constituerait pas une nouveauté dans le secteur de la sécurité européenne 12 ». Il est question, à ce stade, seulement d’un projet et la Commission, consciente de la sensibilité des États dans ce domaine, se contente d’avancer une piste, à savoir collecter les expériences nationales pour échafauder un modèle européen de centre de fusion. L’idée semble trouver un écho auprès des États membres et une collecte des expériences nationales en vue de l’établissement d’un modèle européen est actuellement en cours. L’objectif de cette contribution est de saisir le contexte et les enjeux de cette réforme. Le partage du renseignement en matière antiterroriste s’opère dans un cadre intergouvernemental. Néanmoins, les dynamiques présidant à la collaboration du monde policier et du renseignement sont différentes. L’une est institutionnalisée, la coopération étant réalisée dans un cadre communautaire, selon les règles posées par le droit européen et en vertu d’une logique de la mutualisation du renseignement. L’autre est inverse : une dynamique collaborative faiblement institutionnalisée, la coopération ayant lieu en dehors du cadre communautaire et des règles posées par ce droit européen, et d’après une logique d’un partage segmenté du renseignement. L’objectif de la réforme consiste plutôt à permettre à ces deux dynamiques d’interagir, de sorte de dépasser les cloisonnements existants. Si le défi est de taille, les circonstances actuelles sont favorables à une telle réforme qui, en tout état de cause, n’entend pas générer de bouleversement dans l’Europe du renseignement actuel. Même si la distinction entre ces deux dynamiques mérite quelque peu d’être relativisée, la mutation du phénomène terroriste invite néanmoins à dépasser les cloisonnements actuels surannés et la Commission l’a bien compris avec sa proposition de centre de fusion. Si le défi du rapprochement entre les communautés policière et de renseignement peut être relevé avec succès, d’autres sont à prévoir, notamment l’évaluation objective des politiques publiques nationales de sécurité notamment en matière de renseignement ou de lutte antiterroriste. d’autres autorités publiques existant dans les États membres qui sont compétentes, en vertu du droit national, en matière de prévention et de lutte contre les infractions pénales relevant de la compétence d’Europol ». Il s’agit en France de la gendarmerie nationale, de la direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ), de la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et de la direction générale des Douanes, notamment la direction nationale du Renseignement et des Enquêtes douanières (DNRED), qualifiée par la Délégation parlementaire du renseignement de « discret service de renseignement des douanes » (p. 48 du rapport de Jean-Jacques Urvoas, relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014 (doc. n° 2482 de l’Assemblée nationale et n° 201 du Sénat)). (9) Il s’agit en France notamment de la direction de la Protection et de la Sécurité de la défense (DPSD), de la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), de la direction du Renseignement militaire (DRM) et de Tracfin (pour « Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins ») (sur ces différentes structures membres de la communauté de renseignement, voir p. 45 et s. du rapport Urvoas précité et p. 47 et s. du rapport du 25 février 2016 de Patricia Adam et Jean-Pierre Raffarin, relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2015 (doc. n° 3524 de l’Assemblée nationale et n° 423 du Sénat). (10) Pour une analyse récente de la situation au niveau de l’Union, voir Gruszczak (A.), 2016, Intelligence Security in the European Union. Building a Strategic Intelligence Community, Londres, Palgrave, coll. New Security Challenges. (11) Les Fusion Center correspondent à un projet américain développé après les attentats du 11 septembre 2001. Face aux difficultés de collaboration entre différences agences, le département européen de la sécurité intérieure (DHS) avait préconisé la mise en place de ce type de structures (voir à ce sujet Laurent S.-Y., 2014, Atlas du renseignement, Paris, Presses de Sciences Po, p. 167). Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » – Pierre BERTHELET DOSSIER I 109 Le contexte de la réforme Le but de la communication de septembre 2016 consiste à renforcer le pôle « policier », à savoir l’ECTC, « charpente 13 » de l’action engagée par l’Union contre le terrorisme, inauguré au sein de l’office le 25 janvier 2016, sachant que son emprise, de même que celle des autres institutions de l’Union, est réduite sur le pôle « renseignement ». En effet, l’Europe du renseignement demeure intergouvernementale. Deux dynamiques cohabitent, qualifiées par les politistes d’« Union avec de l’européanisation » concernant le monde policier, et d’« européanisation sans l’Union » à propos du monde du renseignement. Une Europe du renseignement sur le seul mode intergouvernemental librement, sous forme de collaboration « en archipels 15 », à la source de l’Europe de la sécurité intérieure dans les années 1970. Les services de renseignement de différents États membres opèrent dans le cadre de communautés transnationales qui, parfois, dépassent l’échelle européenne. La persistance, depuis des décennies, de structures informelles sous forme de « niveaux de coopération » ou de « poches de collaboration 16 » découle du souci d’assurer le respect du principe de réciprocité. L’information est non seulement un moyen de lutter contre le terrorisme, mais aussi un intermédiaire des échanges. Elle constitue l’élément au centre des relations entre ces services, une ressource stratégique pour eux 17. Un rapport du Sénat datant de 2015, sur la lutte contre le djihadisme met en évidence la logique qui anime la collaboration entre ces services : leur coopération, explique-t-il, « obéit à des contraintes très particulières et notamment à la nécessité pour chaque État ayant recueilli un renseignement d’en préserver le secret, y compris pour pouvoir s’en servir comme «monnaie d’échange» afin d’obtenir des renseignements de la part d’autres États, parfois non-membres de l’Union européenne, et notamment des États-Unis 18 ». Caractérisée par sa grande discrétion, la collaboration entre les services de renseignement s’effectue en marge des structures officielles. L’opacité de cette Europe du renseignement est largement admise par les dirigeants politiques nationaux. Ces derniers acceptent cette situation comme un mal nécessaire en laissant la voie libre à leurs services en échange des résultats opérés en matière de lutte antiterroriste Caractérisée par sa grande discrétion, la collaboration entre les services de renseignement s’effectue en marge des structures officielles. L’opacité de cette Europe du renseignement est largement admise par les dirigeants politiques nationaux. Ces derniers acceptent cette situation comme un mal nécessaire en laissant la voie libre à leurs services en échange des résultats opérés en matière de lutte antiterroriste 14. L’accord tacite entre le monde politique et celui du renseignement a permis à ce dernier de se structurer Dans cette perspective, la coopération entre les services de renseignement demeure de nature intergouvernementale. Ceux-ci privilégient les échanges bilatéraux ou le « bimulti 19 ». À ce sujet, ils continuent toujours à préférer des enceintes plus discrètes 20. C’est le cas également de (12) P. 17 de la communication de la Commission du 14 septembre 2016 précitée. (13) P. 14 de la communication de la Commission du 14 septembre 2016 précitée. (14) Sabatier (M.), 2001, La coopération policière européenne, Paris, L’Harmattan, coll. Sécurité et société, p. 251-252, en référence aux travaux de Brammertz (S.), De Vreese (S.), Thys (J.), 1993, La collaboration policière, Bruxelles, ministère de l’Intérieur, Police générale du Royaume, p. 9. (15) Bigo (D.), 2008, «Globalized (in) Security: the Field and the Ban-opticon», in Sakai (N.), Solomon (J.) (dir.), Translation, Biopolitics, Colonial Difference, Londres, Routledge, p. 19-20. (16) Svendsen (A. D. M.), op. cit., p. 186. (17) Bures (O.), 2013, «Europol’s counter-terrorism role: A chicken-egg dilemma», in Léonard (S.), Kaunert (C.) (dir.), European security, terrorism and intelligence: tackling new security challenges in Europe, Londres, Palgrave MacMillan, p. 72-75. (18) Rapport du Sénat n° 388 (2014-2015) de Jean-Pierre Sueur, fait au nom de la CE sur les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes, déposé le 1er avril 2015, p. 101-102. (19) De Kerchove (G.), 2012, « Impact de l’incrimination de terrorisme sur la coopération européenne en matière de lutte contre le terrorisme », in Galli (F.), Weyembergh (A.) (dir.), EU counter-terrorism offences. What impact on national legislation and caselaw?, Bruxelles, Presses de l’ULB, coll. Institut d’Études européennes, p. 216. (20) Gill (P.), 2008, « Les nouveaux développements des réseaux de sécurité et de renseignement », in Bigo (D.), Bonelli (L.), Deltombe (T.) (dir.), Au nom du 11 septembre… Les démocraties à l’épreuve du terrorisme, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres, p. 111. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 110 I DOSSIER la structure de rattachement du GAT, le « très confidentiel Club de Berne 21 , qui constitue un lieu d’échange de renseignements, permettant de mener une collaboration allant du cyberterrorisme à la cryptologie 22. Le rapport du Sénat de 2015 indique à cet égard que « les services de renseignement ont une tendance naturelle à préférer les coopérations bilatérales ou dans des instances ad hoc dont ils maîtrisent le format et les modalités de travail 23 ». À l’écart du droit européen et ce, depuis de nombreuses années 24, le caractère sensible du partage du renseignement limite les avancées de l’approfondissement de la construction européenne dans ce domaine 25. Plus exactement, les services de renseignement nationaux sont peu disposés à la création de structures de nature à remettre en cause les règles sur lesquelles ils fonctionnent : principe de réciprocité et principe de propriété de l’information transmise notamment. De leur côté, les leaders politiques nationaux se montrent également peu enclins à de réelles avancées en la matière. Tout au plus, enjoignent-ils leurs services à transmettre l’information. C’est ce que les chefs d’État et de gouvernement ont fait dans des conclusions approuvées par le Conseil européen du 12 février 2015, à la suite des attaques contre le journal de Charlie Hebdo. Cette réticence pour les chefs d’État et de gouvernement à dépasser le stade de l’encouragement au profit de normes contraignantes, et pour les services à s’échanger cette information seulement dans des cercles restreints s’explique, sur le plan opérationnel, pour trois raisons essentielles. Il s’agit d’abord des principes de réciprocité et de propriété de l’information transmise. Il s’agit ensuite de la crainte de dévoiler la capacité des services. En soi, la crainte de révéler au grand jour cette capacité, indépendamment de celle de perdre la maîtrise de l’information, est un facteur conduisant à privilégier les canaux de l’échange bilatéral. Il s’agit enfin d’une marge discrétionnaire inhérente à l’État. Le processus de légalisation et de contrôle du renseignement au plan national s’accompagne, à l’échelle européenne, d’avancées du point de vue d’une réglementation à l’échelle européenne. C’est le cas en matière de coopération policière. Or, le monde du renseignement reste hermétique à cette progression. Cette limite peut s’expliquer par la permanence de l’« État secret », ou plutôt le passage de l’« État secret » à l’« «État secret» clandestin 26 ». Il s’agit d’un processus de clandestinisation de l’« État secret », un État qui cherche à conserver une certaine part d’ombre en tentant d’échapper au processus de légalisation et de contrôle mis en place au nom de l’État de droit. Elle s’explique, d’un point de vue juridique, par l’existence des articles 4 § 2 du traité sur l’Union européenne (TUE) et 73 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE). Ceux-ci apparaissent comme des entraves majeures à l’approfondissement de l’intégration européenne. Ces dispositions peuvent se comprendre comme visant à préserver l’autonomie des services de renseignement 27. Elles sont mises en avant par les États pour contrer l’intégration européenne dans ce domaine. À ce titre, le rapport du Sénat résume la position de la France pour qui, à l’instar d’autres États membres, la collaboration dans le domaine du renseignement demeure inhérente à l’État nation. Il déclare qu’« au total, si les institutions de l’Union européenne disposent ainsi d’un pouvoir d’impulsion en matière de lutte contre le terrorisme, la coopération effective entre les États membres sur ce sujet reste soumise à la bonne volonté des gouvernements. En particulier, la coopération en matière de renseignement, aspect essentiel de cette lutte, reste en grande partie en dehors du champ communautaire. En effet, l’article 4 du traité sur l’Union européenne (TUE) prévoit que la sécurité nationale, qui inclut le renseignement, reste de la compétence exclusive des États. Toutefois, l’article 73 du TFUE dispose qu’ils peuvent développer des coopérations en la matière 28 ». (21) Baud (J.), 2005, Le renseignement et la lutte contre le terrorisme. Stratégies et perspectives internationales, Paris, Lavauzelles, p. 262. (22) Voir Bonnefoi (S.), 1995, Europe et sécurité intérieure, Paris, Delmas, p. 162. Dans une perspective plus critique, voir Bigo (D.), 1996, Polices en réseaux. L’expérience européenne, Paris, Presses de Sciences Po, p. 85-86. (23) Rapport du Sénat précité, p. 101. Et dans le même sens, voir p. 78 du rapport du 25 février 2016 relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2015 (doc. précité). (24) Warusfel (B.), 1998, « Le cadre juridique et institutionnel des services de renseignement en France », in Lacoste (P.) (dir.), Le renseignement à la française, Paris, Economica, 1998, p. 401. (25) De Kerchove (G.), Weyembergh (A.), 2005, « Quelle Europe pénale dans la Constitution ? », in Dony (M.), Bribosia (E.) (dir.), Commentaire de la Constitution de l’Union européenne, Bruxelles, Presses de l’Université libre de Bruxelles, coll. De l’Institut d’études européennes, p. 349. (26) Laurent (S.-Y.), 2016, « Travailler sur l’"État secret" contemporain », Revue internationale de criminologie, vol. 69, n° 3, p. 270. (27) De Kerchove (G.), 2010, « Quels progrès pour la sécurité ? », in Kaddous (C.), Dony (M.) (dir.), D’Amsterdam à Lisbonne. Dix ans d’espace de liberté, de sécurité et de justice, Bâle/Bruxelles/Paris, Helbing Lichtenhahn/Bruylant/LGDJ, coll. « Dossiers de droit européen », p. 110. Et dans le même sens, voir Chopin (T.), 2015, « Le renseignement européen, les coopérations bilatérales au secours d’une intégration introuvable ? », Politique européenne, vol. 48, n° 2, p. 45. (28) Rapport du Sénat précité, p. 100. Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » – Pierre BERTHELET DOSSIER I 111 L’affirmation du caractère intergouvernemental de la collaboration entre les services de renseignement est presque tautologique. L’argument avancé, telle une ritournelle, est le respect de la souveraineté dans un domaine, le renseignement, qui relève de la sécurité nationale 29. Une raison complémentaire à l’absence d’une Europe intégrée du renseignement tient à la faible valeur ajoutée des dispositifs européens, de même qu’à l’intérêt pratique limité de ces dispositifs, du moins, tel qu’il est perçu par les services de renseignement eux-mêmes. Il faut dire que l’intégration ne s’opère que si ces services y voient une utilité, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence30. Les enceintes de collaboration sont déjà nombreuses. L’Europe du renseignement est, en effet, surpeuplée. Une telle réticence permet de comprendre la raison pour laquelle, en matière de renseignement, l’Union ne possède pas de capacités propres 31. Ce même rapport du Sénat précise ainsi expressément qu’Europol ne constitue pas une structure de renseignement 32. En effet, les États ont toujours refusé d’œuvrer dans le sens du développement de capacités dans ce domaine. Et des projets, tels qu’une agence européenne de renseignement proposé par l’Autriche au Conseil « Justice et affaires intérieures » du 19 février 2004, n’ont pas eu le succès escompté 33. Cette idée d’agence européenne réémerge périodiquement, tel un serpent de mer, surtout après des attaques terroristes, comme celles de novembre 2015 à Paris. Pourtant, elle demeure à chaque fois sans lendemain et la Commission, ayant à l’esprit les réticences qui émanent tant du haut, des leaders nationaux, que du bas, des services de terrain, s’est bien gardée de suggérer une telle idée dans sa communication de 2016. « Union avec de l’européanisation » et « européanisation sans l’Union » La collaboration entre les services de renseignement s’effectue donc toujours dans un cadre intergouvernemental. Les efforts en vue d’une centralisation du renseignement dans une instance européenne sont un échec. Si ces services acceptent d’intensifier leur collaboration, ils entendent en revanche conserver une large autonomie, si bien que toute tentative d’encadrement par l’Union de leurs activités est vaine. La première a eu lieu après les attentats du 11 septembre 2001. La lutte antiterroriste initiée après les attaques contre les Tours du World Trade Center de New York a eu un effet structurant en redynamisant la collaboration entre les différents services de renseignement 34. La collaboration tend à se densifier, à la fois par une accélération des échanges, et par un développement des réseaux. Un tel développement résulte en particulier de la volonté des États-Unis de promouvoir ce mode de collaboration souple 35. Or, l’Union européenne n’échappe pas à ce phénomène 36. Le Conseil européen du 21 septembre 2001 a invité les services de renseignement à une meilleure coopération entre eux. Il s’agit, d’une part, d’accroître le volume d’informations échangées et, d’autre part, d’instaurer un nouveau cadre de coopération. Une enceinte dédiée a été mise en place au sein d’Europol à cet effet : la Counter terrorist cell (CTC). Reste que cette structure a été dissoute seulement après six mois de fonctionnement en raison de la pauvreté des informations transmises. Le problème résidait dans sa faible réactivité, ses ressources limitées et sa faible expérience dans son domaine de compétence 37. Surtout, cet échec peut (29) Pour une mise en perspective de cette affirmation, voir Chopin (T.), 2014, « Renseignement (théorie et histoire politique) », in Mbongo (P.), Hervouët (F.), Santulli (C.) (dir.), Dictionnaire encyclopédique de l’État, Paris, Berger-Levrault, p. 790-794. (30) CE qui correspond à la thèse développée par Müller-Wille (B.), «The effect of international terrorism», op. cit., p. 49-73). (31) Bossong (R.), 2012, «The fight against terrorism. Driver and yardstick for European homeland security», in Kaunert (C.), Léonard (S.), Pawlak (P.) (dir.), European homeland strategy. A European strategy in the making?, New York, Routledge, coll. Contemporary security studies, p. 68. (32) Rapport du Sénat précité, p. 101. (33) Voir à ce sujet : Deflem (M.), 2006, «Europol and the policing of international terrorism: Counter-terrorism in a global perspective», Justice Quaterly, vol. 23, n° 3, septembre, p. 352. (34) De Kerchove (G.), « Quels progrès pour la sécurité ? », op. cit., p. 110. (35) Dupont (B.), 2005, « Les morphologies de la sécurité après le 11 septembre : hiérarchies, marché et réseaux », Criminologie, vol. 38, n° 2, p. 123-155. URL: http://www.benoitdupont.net/ (p. 9-10 du doc. pdf). (36) Voir Den Boer (M.), Hillebrand (C.), Nölke (A.), 2008, «Legitimacy under pressure: The European web of counter-terrorism networks», Journal of Common Market Studies, vol. 46, n° 1, p. 101-124. (37) De Kerchove (G.), 2004, « L’action de l’Union européenne en matière de lutte antiterroriste », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n° 480, juillet-août, p. 423 ; De Kerchove (G.), 2004, « Brèves réflexions sur la coopération policière au sein de l’Union européenne », Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé, n° 3, juillet-septembre, p. 560 ; Bures (O.), op. cit., p. 69. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 112 I DOSSIER s’expliquer par le fait que sa création n’était pas nécessaire dans la mesure où il existait des cadres de coopération situés en dehors de l’Union assumant déjà ce rôle de centre d’échange 38. Une deuxième tentative a eu lieu après les attentats de Madrid de 2004. La Counter terrorist cell, devenue entre-temps la Counter terrorism Task Force ou CTTF, a été réactivée 39. Or, cette cellule a rencontré, à son tour, un succès plus que mitigé. En effet, les services de renseignement ont préféré établir des contacts bilatéraux ou multilatéraux à l’extérieur d’Europol 40. La structuration des communautés, policière d’un côté, de renseignement de l’autre, se réalise donc en parallèle. D’une part, Europol tend à prendre une place prépondérante dans la coopération policière. C’est l’effet de centralisation de cette coopération évoquée dans l’introduction 41. D’autre part, la collaboration entre les services de renseignement échappe à ce processus de centralisation. Des liens se nouent et les relations entre ces services se multiplient, mais en dehors de la sphère institutionnelle de l’Union, d’où l’idée d’« européanisation sans l’Union 42 ». Après les attentats du 11 septembre 2001 et sur demande du Conseil européen, le Groupe de Berne a décidé d’instituer un « groupe antiterrorisme » chargé d’analyser le fonctionnement du terrorisme islamiste. Constituant une enceinte d’échange d’informations entre experts, il fait office d’interface entre l’Union et les directeurs des services de renseignement, et il vise à fournir aux hauts responsables de l’Union des analyses antiterroristes 43. Cela étant dit, le GAT reste avant tout une plateforme de dialogue. La collaboration opérationnelle échappe à tout effort de formalisation : elle s’opère dans le cadre de rencontres ponctuelles ou au sein d’enceintes ad hoc qui demeurent, en tout état de cause, de nature temporaire. Une meilleure coordination entre les services de renseignement est un défi en soi 44. Une synchronisation entre le monde du renseignement et le monde policier l’est encore davantage. Une décision du Conseil de 2005 relative à l’échange d’informations et à la coopération dans ce domaine déclare que « la persistance de la menace terroriste et la complexité du phénomène nécessitent des échanges d’informations toujours plus importants 45 ». Or, cet échange en matière d’informations demeure toujours problématique en pratique, entre ces deux mondes. Pour répondre à ce défi, la stratégie des institutions européennes change, avec pour illustration la communication de la Commission de septembre 2016. Les déconvenues subies de ces dernières années quant aux efforts de centralisation du renseignement au sein d’une enceinte européenne amènent celles-ci à accepter l’idée d’une « convergence "horizontale" 46 » du secteur du renseignement. Plus exactement, elles admettent que la régulation du renseignement s’opère dans un cadre intergouvernemental, à charge pour l’Union de s’investir dans la coordination entre les communautés impliquées, deux sphères, celle policière et celle du renseignement, œuvrant selon deux logiques distinctes, une « Union avec de l’européanisation 47 » dans un premier cas, et une « européanisation sans l’Union » dans un second cas. (38) Müller-Wille (B.), «The effect of international terrorism», op. cit., p. 50. (39) La CTTF a été intégrée par la suite à la First Reponse Network d’Europol qui est un réseau composé de plusieurs dizaines d’experts provenant de différents États membres rapidement mobilisables destinés à fournir une évaluation en manière terroriste (40) Müller-Wille (B.), 2004, For your eyes only? Shaping an intelligence community within the EU, Paris, Institut d’études de sécurité (ISS), Occasional papers, n° 50, janvier, p. 35 ; De Kerchove (G.), « Brèves réflexions », op. cit., p. 560. Plus précisément, elle reste une entité séparée de l’Europol Serious Crime Department, contrairement à la Task Force de première génération, à savoir la CTC. (41) Et mise clairement en évidence par Müller-Wille (B.), «The effect of international terrorism», op. cit., p. 54. (42) Irondelle (B.), 2003, «Europeanization without the European Union? French military reforms 1991-1996», Journal of European Public Policy, vol. 10, n° 2, p. 208-226. (43) Sur le GAT, voir Baud (J.), op. cit., p. 263.; De Kerchove (G.), « Brèves réflexions », op. cit., p. 569; Müller-Wille (B.), «The effect of international terrorism», op. cit., p. 55-56; Laurent (S.-Y.), op. cit., p. 115 ; Adrich (R.), 2009, «US-European intelligence cooperation on counter-terrorism: low politics and compulsion», British Journal of Politics and International Relations, vol. 11, p. 126-127. (44) Pour une analyse éclairante quant à la question de la coordination du renseignement en France, voir p. 26 du rapport Urvoas précité. (45) Considérant 4 de la décision 2005/671/JAI du Conseil du 20 septembre 2005 relative à l’échange d’informations et à la coopération concernant les infractions terroristes (JOUE L 253 du 29.9.2005, p. 22). (46) Chopin (T.), « Le renseignement européen », op. cit., p. 31. (47) Hoeffler (C.), Faure (S. B. H.), 2015, « «L’européanisation sans l’Union européenne». Penser le changement des politiques militaires », Politique européenne, vol. 48, n° 2, p. 21. Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » – Pierre BERTHELET DOSSIER I 113 Cette « européanisation sans l’Union » est donc prise en Du Centre européen de lutte contre compte par la Commission européenne qui suggère, le terrorisme au centre de fusion dans son programme européen en matière de sécurité d’avril 2015, de réfléchir sur une centralisation accrue L’ECTC correspond à une plateforme opérationnelle du renseignement policier en matière antiterroriste. destinée à améliorer l’échange d’informations entre les Reprenant à son compte l’idée avancée par le Coordinateur États membres. Il a vu le jour grâce à l’élan suscité suite européen de la lutte contre le terrorisme, elle propose aux attentats de novembre 2015 à Paris 50 . À l’origine, la mise sur pied d’un centre européen de lutte contre le certains États étaient peu favorables au renforcement terrorisme intégré à Europol. Elle justifie ce choix par le de cette structure 51. Le rapport du Sénat précité exprime fait qu’« Europol a acquis une expertise de plus en plus importante clairement les réserves de la France à cet égard : « il existe dans le domaine du terrorisme, qu’elle devrait encore enrichir en une tendance à faire entrer le renseignement dans les compétences de regroupant ses capacités de répression du terrorisme, en pratiquant l’Union européenne. Ainsi, le dernier document du Coordinateur la mise en commun des ressources et en maximisant l’utilisation européen de la lutte contre le terrorisme (document DS1035/15 des structures, services et outils dont dispose l’Agence, de manière à du 17 janvier 2015) évoque l’établissement d’une Task Force CT réaliser des économies d’échelle. Cette centralisation pourrait s’opérer (Contre-Terrorisme) en résidence à Europol. Selon Europol, avec sous la forme d’un centre européen de la lutte contre le terrorisme créé le temps et lorsque le niveau de confiance requis aura été établi, au sein d’Europol afin d’amplifier le soutien apporté par l’UE aux cette Task Force serait appelée à faire office de centre de «fusion» États membres, dans un environnement (rassemblement de toutes les données) pour les sûr garantissant une confidentialité données policières et de renseignement. Plusieurs maximale des communications 48 », tout États membres, dont la France, sont toutefois en ajoutant que « ce centre agirait réticents devant une telle évolution ». Cette dans le strict respect du mandat juridique « européanisation d’Europol, sans empiéter sur la compétence Toutefois, les attaques de Paris ont modifié exclusive des États membres en matière de la donne. La France s’est trouvée à la tête sans l’Union » est préservation de la sécurité nationale 49 ». de la lutte contre le terrorisme au niveau donc prise en compte européen, en stimulant plusieurs projets, par la Commission dont la création de l’ECTC 52. Ce dernier européenne qui prend la suite de la Task Force Fraternité suggère, dans instaurée le 7 décembre 2015 au sein son programme d’Europol grâce à l’impulsion française européen en après les attaques de novembre, et dont matière de sécurité L’enjeu de la réforme est double : la fonction était d’apporter un soutien d’avril 2015, de développer l’ECTC et permettre aux enquêtes nationales en matière réfléchir sur une une meilleure articulation entre les antiterroriste 53. communautés, policière d’un côté, centralisation accrue du renseignement de l’autre, ceci à Comme l’indique la Commission dans du renseignement travers une interaction accrue entre sa communication de septembre 2016, policier en matière l’ECTC et le GAT. Plus précisément, l’ECTC a pour mission d’analyser antiterroriste. il s’agit de créer un centre européen le phénomène terroriste, d’évaluer de fusion entre les deux organismes, l’ampleur de la menace et d’établir des point de rencontre entre ces deux plans opérationnels antiterroristes. La communautés. Reste qu’une telle idée, aussi louable soit- Commission suggère différents axes de réforme. D’abord, elle, n’empêche pas de garder une certaine distanciation il s’agit de doter l’ECTC en moyens suffisants, notamment critique à son égard. en effectifs humains, pour lui permettre d’agir en amont, Les enjeux de la réforme (48) P. 15 de la communication de la Commission du 28 avril 2015 sur le programme européen en matière de sécurité (COM(2015)185). (49) P. 16 de la communication. (50) P. 13 du doc. du Conseil du 4 mars 2016, n° 6785/16. (51) Rapport de 2015 précité, p. 101. (52) Voir à ce propos le rapport Fenech-Pietrasanta, op. cit., p. 292-293. (53) Pour un historique plus précis de l’ECTC, voir le doc. d’Europol repris dans le doc. du Conseil du 13 mai 2014, n° 8881/16, COSI 83, JAI 380, ENFOPOL 139, DAPIX 74, notamment p. 2-4. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 114 I DOSSIER par exemple la détection de mouvements internationaux du financement du terrorisme ou de contenus internet suspects. Ensuite, il est question d’accorder à ce centre l’accès aux bases de données européennes, notamment au système d’information sur les visas (SIV) ou la base de données sur les réfugiés et les clandestins appréhendés à la frontière (Eurodac), de même qu’au futur Système Entrée/ sortie ou encore le système européen d’information et d’autorisation concernant les voyages (ETIAS) encore en projet. Enfin, il s’agit de renforcer les liens avec les agences européennes confrontées aux thématiques sécuritaires, Europol et Frontex, ou avec des pays tiers relevant de l’OCDE, du Moyen-Orient ou de l’Afrique du Nord, ou avec des organismes comme Interpol ou le Groupe antiterroriste. À cet égard, ce groupe ayant étoffé sa plateforme visant au partage d’information entre les services de renseignement, la Commission propose de renforcer les liens entre cette plateforme et l’ECTC. Cela étant, les prérogatives dont elle dispose pour renforcer ces liens sont limitées et la communication se contente d’encourager « les États membres à envisager d’ouvrir le Groupe antiterroriste, forum intergouvernemental de renseignement, à une interaction avec les autorités répressives qui coopèrent dans le cadre d’Europol (le Centre européen de la lutte contre le terrorisme) 54 ». La Commission propose de créer un centre de fusion destiné à servir de plateforme d’échange d’informations entre le monde policier et celui du renseignement. Il ne s’agit pas tant de créer une nouvelle structure que de créer un mécanisme de coordination visant à faciliter ce partage d’information. Pour ce faire, le texte suggère aux États membres de « partager leurs expériences positives 55 ». Consciente de marcher sur des œufs, la Commission reste prudente à l’égard des États et il s’agit, à ce stade, seulement de collecter des informations pour présenter l’armature d’un centre de fusion, futur point de convergence entre deux mondes, le monde policier et celui du renseignement. Le Comité de sécurité intérieure (Cosi) du Conseil de l’UE, qui est l’instance de la coopération et de la coordination en la matière, s’est attelé au cours de l’automne 2016 à recenser ces pratiques 56. L’idée est donc déjà de faire le bilan des bonnes pratiques existantes avant d’établir un éventuel modèle de centre de fusion européen. Il y a fort à parier que ce choix se révèle judicieux, surtout si, entretemps, l’Europe subit une nouvelle attaque terroriste requérant, de la part des chefs d’État et de gouvernement, une réponse politique visible à l’échelle de l’Union. Appréciation critique du projet Comme il l’a été indiqué, la réforme s’opère en deux temps : le développement de l’ECTC et la création d’un centre de fusion. La marge de manœuvre de la Commission est faible pour des raisons de contrainte institutionnelle. D’abord, le Groupe antiterroriste constitue une enceinte située en dehors de la sphère institutionnelle européenne. Elle échappe donc aux compétences des institutions de l’Union, si bien que le volant dont dispose la Commission reste limité. Surtout, comme il l’a été dit également, la collaboration demeure très décentralisée, le GAT n’étant ni une enceinte opérationnelle, ni une structure décisionnelle. Ensuite, il s’agit d’assurer une réforme à droit constant. L’encre du règlement modernisant le cadre juridique d’Europol étant fraîche, car approuvé seulement en mai 2016 (et devant entrer en vigueur seulement en 2017), il n’est pas question d’entreprendre, à ce stade, de révision du texte 57. Au surplus, il faut rappeler qu’en matière de lutte antiterroriste, une meilleure collaboration et une plus grande coordination au niveau national se révèlent être déjà un défi en soi 58. Aussi, les propositions de la Commission, motivées par de louables intentions, à savoir lutter efficacement contre le terrorisme, restent modestes, l’objectif étant de faciliter un partage de l’information qui peine déjà à s’opérer à l’échelle des États membres. Pour autant, l’idée de créer un centre dédié à la lutte antiterroriste, présentée dans le programme européen en matière de sécurité d’avril 2015, et repris par la suite par le Conseil, notamment dans ses conclusions du 20 novembre 2015, suite aux attaques terroristes du 13 novembre à Paris, laisse l’observateur perplexe. En effet, Europol disposait déjà des capacités dans ce domaine et ceci, à travers une unité spécialisée, l’O4, intitulée « contreterrorisme et renseignement financier », du service « opérations ». (54) P. 17 de la communication de septembre 2016 précitée. (55) Idem. (56) Voir à ce sujet la communication du 12 octobre 2016 sur les progrès accomplis dans la mise en place d’une union de la sécurité opérationnelle et effective (COM(2016)670). (57) Pour une description de la réforme d’Europol, voir l’article d’Agathe Piquet dans le présent numéro. (58) Dittrich (M.), 2008, «Radicalisation and recruitment: The EU response», in Spence (D.) (dir.), The European Union and terrorism, Londres, John Harper Publishing, p. 67. Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » – Pierre BERTHELET DOSSIER I 115 Un regard attentif porté sur le projet conduit à penser que, sous couvert du lancement d’un nouveau centre, il s’agit avant tout d’une opération de communication au bénéfice d’Europol, désireux de renforcer sa visibilité accrue en matière de lutte antiterroriste, avec bénédiction de la Commission, favorable au renforcement des compétences de l’Union dans ce domaine, et du Conseil, les ministres montrant ainsi à l’opinion publique que l’Europe s’investit dans cette lutte aux côtés des États membres. L’ECTC a été présenté comme une réorganisation interne de nature substantielle de l’office européen de police. Il s’agit en effet de rassembler au sein d’une même structure, divers services hébergés par Europol : le FIU.NET qui est le réseau informatique géré par l’office, interconnectant les cellules de renseignement financier (CRF), Tracfin en France, l’unité compétente de l’office dans la mise en œuvre de l’accord relatif au programme de surveillance du financement du terrorisme (TFTP) conclu entre l’Union et les États-Unis, le réseau européen des bureaux nationaux de recouvrement des avoirs (BRA), de même que les capacités de l’office dans le domaine des armes à feu, ainsi que le point de contact « voyageurs » chargé de la surveillance des combattants étrangers 59. Or en pratique, ces services étaient déjà réunis au sein de l’O4. En conséquence, plutôt que d’opérer une réorganisation interne de l’office européen de police, l’ECTC correspond davantage à un changement d’appellation visant à offrir à Europol une visibilité accrue, en mettant en avant une structure qui existait déjà. Pour autant, il convient de ne pas réduire la création de l’ECTC à un « coup médiatique ». Derrière ce changement cosmétique se cache en effet une réelle volonté politique de renforcer le pôle antiterroriste d’Europol. Il importe à cet égard d’éviter la tentation d’une vision trop dichotomique entre le monde policier et celui du renseignement. Ces deux mondes relèvent, a priori, de deux dynamiques et qui répondent à des logiques opposées. L’« européanisation sans l’Union » s’explique par une collaboration décentralisée, hors des institutions européennes, mettant en avant la primauté de la règle dite du respect de la règle du tiers service, qui requiert, avant toute communication d’un renseignement par un service à un autre, l’accord du service d’origine de ce renseignement, alors que l’« Union avec de l’européanisation » correspond au phénomène inverse : une coopération centralisée menée dans le cadre institutionnel prévu par le droit européen et impliquant l’abandon de cette règle du tiers service. Cependant, la dualité entre ces deux formes d’européanisation mérite d’être nuancée. En effet, la centralisation du renseignement policier au sein d’Europol n’est pas complète, en matière antiterroriste tout du moins. Actuellement, seulement dix-huit services nationaux coopèrent via l’ECTC. Cette absence de centralisation totale s’explique sur le plan juridique, par le fait que les services nationaux sont compétents, dans le respect du droit national prévu à cet égard, du choix du canal pour l’échange d’informations. L’office est un outil à disposition des États membres 60. Ces services sont donc libres d’avoir recours à Europol. Le poids des habitudes conjugué à l’attitude délibérée de la part de certains d’entre eux, en vue de se maintenir en dehors du cadre européen, crée un effet d’inertie à toute tentative de réforme. Cette résistance est observée par la commission parlementaire d’enquête des attentats de novembre 2015, qui note que « malgré les aspects positifs de cette évolution de la place d’Europol dans le contre-terrorisme à l’échelle européenne, [il est à] relever son caractère plus que tardif et poussif au vu des nombreux attentats déjà commis sur le sol européen depuis la création de l’agence. De plus, il note qu’il faudra malheureusement à nouveau du temps pour que ce positionnement novateur d’Europol soit totalement intégré par les États membres 61 ». Une telle absence de centralisation totale s’explique pour une raison plus pratique. Il s’agit en l’occurrence de l’inclinaison de certains services nationaux à privilégier des canaux autres que ceux d’Europol et ce, en dépit des exhortations politiques ou des efforts de l’office en ce sens. La France n’est d’ailleurs pas épargnée par ce phénomène 62. Cette inclinaison trouve plusieurs explications, notamment la méfiance de ces services à l’égard d’autres, y compris des services de leur État d’appartenance. (59) Voir p. 16 de la communication de la Commission du 28 avril 2015 précitée. (60) Et ce, au regard de l’art. 7§7 combiné avec le considérant 1 du règlement de 2016 précité : Europol est destiné à soutenir et à renforcer l’action des autorités compétentes des États membres et leur coopération mutuelle dans la prévention et de la lutte contre le terrorisme. De surcroît, ces autorités ne sont pas tenues de fournir des informations contraires aux intérêts essentiels de la sécurité de leur État d’appartenance, ou de compromettre la sûreté nationale. (61) Rapport Fenech-Pietrasanta, op. cit., p. 293. (62) Ce qui signifie que la Sous-direction antiterroriste (SDAT) de la DCPJ, le Bureau de la lutte antiterroriste (BLAT), unité opérationnelle de la direction générale de la Gendarmerie nationale (DGGN), la DCRI, la DNRED et l’UCLAT, ne sont pas tous investis de la même manière dans l’activité d’Europol en général, et de l’ECTC en particulier. Certains s’impliquent en effet davantage que d’autres. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 116 I DOSSIER Une telle inclinaison se justifie également par la délicate question de la différence d’implication des États membres en matière de lutte antiterroriste. Une partie d’entre eux, notamment de grands États comme la France, ayant fourni des efforts substantiels en matière de lutte antiterroriste, se montrent peu désireux de partager de l’information en dehors de la règle du tiers évoquée précédemment, avec d’autres qui ne fournissent pas des efforts identiques. La tentation serait grande pour les États réalisant des efforts moindres, par exemple du point de vue de l’investissement en termes de moyens ou de ressources, de bénéficier à peu de frais de l’information collectée 63. Par ailleurs, la réforme proposée repose sur l’idée que l’ECTC et le GAT sont amenés à former les deux pôles respectifs des communautés policière et de renseignement 64. Or, si l’un et l’autre sont des points de rencontre au sein de ces communautés, ils peinent à constituer des centres où convergent le renseignement, puisque le GAT est seulement une enceinte de dialogue et une partie de la coopération continue, on vient de le voir, à échapper à l’office de police. Au vu de ces éléments, il semble donc que la réforme entreprise à l’échelle européenne soit compromise. Pourtant, l’évolution du phénomène terroriste constitue un facteur plaidant en faveur de la réforme entreprise à l’échelle européenne 65. Il est en effet désormais question de terrorisme de masse auxquels les États membres sont confrontés 66. L’évolution que connaît ce phénomène nécessite de nouveaux moyens ainsi qu’une réorientation des méthodes d’action, ce qui est un défi pour les services nationaux. Ces derniers, conscients du changement de paradigme de la lutte antiterroriste, à savoir une mutation du phénomène requérant l’abandon de la règle du tiers service, tendent à accepter progressivement l’idée qu’un partage accru du renseignement est nécessaire 67. Or, l’ECTC est amenée à fournir une valeur ajoutée à l’effort de mutualisation de celui-ci, en constituant l’enceinte idoine de par les capacités dont il dispose, son expertise en matière d’analyse de La mutation du la menace et son accès à certains phénomène systèmes d’information. terroriste est telle Europol constitue à cet égard un organisme incontournable de la lutte antiterroriste. D’ailleurs, en France, un service qui n’a pas l’habitude de collaborer avec Europol a transmis à l’office des informations précieuses après les attentats de novembre 2015, preuve d’un changement de posture à l’égard de l’office 68. qu’elle questionne les cloisonnements existants, liés aux principes traditionnels de fonctionnement de la lutte antiterroriste. L’émoi provoqué dans l’opinion publique par une attaque terroriste et la réaction des dirigeants politiques désireux d’apporter une réponse sécuritaire conduisent les services des différents États membres à approfondir leur collaboration. Le cercle vicieux dans lequel se trouve l’office, constaté par certains observateurs 69, se transforme en cercle vertueux : en montrant sa plus-value, l’office acquiert une crédibilité à l’égard des services de terrain, y compris ceux n’ayant pas l’habitude de travailler avec lui. La réputation acquise et la qualité des prestations offertes renforcent sa centralité dans la lutte antiterroriste, du moins dans le monde policier, qui, à son tour, améliore sa réputation et la qualité de ces prestations, et ainsi de suite 70. Ce cercle vicieux est facilité par l’attitude politique de certains États membres, en pre- (63) Et ceci d’autant plus que le renseignement technique a pris une place croissante au sein des sources de renseignement (p. 54 du rapport du 25 février 2016 relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2015 (doc. précité). (64) p. 17 de la communication de la Commission du 14 septembre 2016 précitée. (65) Voir p. 10 et s. du rapport TE-SAT 2016 d’Europol (EU Terrorism Situation and Trend Report), publié le 20 juillet 2016, et disponible sur : https://www.europol.europa.eu/ Voir aussi p. 74 du rapport du 25 février 2016 relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2015 (doc. précité). (66) Voir à ce sujet le n° 35/26 des Cahiers de la sécurité et de la justice, « Terrorisme en France - Faire face ! », et notamment l’article de Michel Wieviorka : « L’impact du terrorisme sur la France ». (67) Il est à noter que le fait que le renseignement technique ait pris une place croissante au sein des sources de renseignement a conduit les services de renseignement à mutualiser leurs moyens techniques et ceci, pour éviter les phénomènes de doublon, facteurs de surcoûts (p. 54 du rapport du 25 février 2016 relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2015 (doc. précité)). Ainsi, l’idée d’une mutualisation du renseignement, tout au moins en France et à l’échelle des moyens, est désormais une pratique répandue. (68) Ibidem, p. 292-293. (69) Bures (O.), op. cit., p. 65 et 91. (70) Voir à ce propos p. 14 de la communication de la Commission du 14 septembre 2016 précitée. Mettre un terme à la concurrence entre les communautés policière et de renseignement, le projet d’un « centre de fusion européen » – Pierre BERTHELET DOSSIER I 117 mier lieu la France, désireuse de montrer qu’elle entend supprimer tout obstacle à la lutte antiterroriste, et par la Commission européenne, qui voit Europol comme un partenaire, vecteur d’une intégration européenne qui n’est plus verticale, mais polycentrique 71. Par ailleurs, la mutation du phénomène terroriste est telle qu’elle questionne les cloisonnements existants, liés aux principes traditionnels de fonctionnement de la lutte antiterroriste. L’émoi provoqué dans l’opinion publique par une attaque terroriste et la réaction des dirigeants politiques désireux d’apporter une réponse sécuritaire conduisent les services des différents États membres à approfondir leur collaboration. Les règles de nature à freiner cette coopération, comme la règle du tiers service, se révèlent, à cet égard, être problématiques. Les cloisonnements, notamment entre le monde policier et celui du renseignement, induits par le respect de cette règle du tiers service, sont de nature à constituer un obstacle à la réponse apportée. Et le refus de partager l’information au nom du respect d’une telle règle peut se comprendre, dans le chef de l’opinion publique, comme une forme de rétention d’information, de nature à mettre en position délicate les services nationaux concernés. À l’heure où les dirigeants politiques font preuve de volontarisme politique dans la lutte antiterroriste, et où ceux-ci sont fortement impliqués dans la création d’une Europe de la sécurité, y compris dans un projet de centre de fusion, il paraît délicat pour de tels services de tenter de vider la réforme européenne de sa substance. Certes, pour l’heure, cette réforme présentée par la Commission européenne n’en est qu’à ses débuts et le projet de centre de fusion est seulement esquissé. Toutefois, il paraît raisonnable de conjecturer qu’au regard des circonstances (intensité de la menace terroriste, sensibilité de l’opinion publique à cet égard, forte préoccupation des dirigeants politiques), les résistances éventuelles favorisant le maintien des cloisonnements traditionnels s’estompent progressivement 72. Conclusion Une lecture pessimiste de la proposition de la Commission conduirait à penser que la réforme proposée est vouée à l’échec. Une telle réforme, aussi modeste soit-elle, se heurte à des principes régissant la coopération entre les services de renseignement, de même que l’obstacle juridique présenté par les dispositions des traités relatives à la protection de la souveraineté. Ces limites peuvent sembler insurmontables. Néanmoins, le climat politique à l’égard d’une Europe de la sécurité a changé ces derniers temps. Les États, au premier rang la France, se montrent favorables à la construction européenne. Ce changement n’est pas mu par une europhilie subite de la part des dirigeants nationaux, mais par un certain réalisme à l’égard des réponses à apporter face à un phénomène qui a profondément évolué ces dernières années 73. Ainsi que le note la commission parlementaire d’enquête précitée, « la lutte contre le terrorisme impose de faire preuve de pragmatisme et celui-ci commande de faire aux instruments de coopération internationale la place qui leur revient 74 ». Faisant fi des questionnements philosophiques sur le fondement du projet européen, ces mêmes dirigeants se montrent désireux d’avancer en la matière. La légitimation du politique sur la thématique antiterroriste est néanmoins à double tranchant. D’un côté, elle amène les États membres, en quête de performance en matière de lutte antiterroriste, à user des divers leviers à leur disposition, y compris l’approfondissement de l’intégration européenne (71) Sur ce thème, voir Héritier (A.), Rhodes (M.) (dir.), 2011, New modes of governance. Governing in the shadow of hierarchy, Palgrave MacMillan. (72) L’opposition d’un service à une telle réforme portant création de ce centre, par exemple en faisant de celui-ci une coquille vide, notamment par le refus de partager l’information sensible, est de nature à le mettre en position d’accusé, par exemple dans l’hypothèse d’une commission parlementaire d’enquête, et ce, en cas de nouvel attentat. D’aucuns ne sont prêts à courir un tel risque, à moins d’avoir mûrement réfléchi aux conséquences. (73) La réponse du ministère de l’Intérieur à une question parlementaire est révélatrice de l’attitude pragmatique des autorités françaises : « dans sa forme et son contenu, la coopération entre services de renseignement des États membres s’adapte à l’apparition d’une menace particulière. Sur le principe, elle reste un sujet de compétence intergouvernementale, et ne doit nullement découler vers le transfert de la compétence "sécurité nationale" en faveur de l’Union européenne. En effet, l’absence de compétence de l’Union européenne dans le domaine de la sécurité intérieure est explicitement rappelée à l’article 4.2 du TUE […]. D’un intérêt communautaire partagé, le renseignement – notamment antiterroriste – doit être évidemment mais intelligemment mutualisé » (réponse du ministère de l'intérieur publiée dans le JO Sénat du 28 juillet 2016, p. 3363 à la question écrite n° 19207 d’Alain Houpert sur une agence européenne du renseignement, publiée dans le JO Sénat du 10 décembre 2015, p. 3325) (74) Rapport Fenech-Pietrasanta, op. cit., p. 136. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 118 I DOSSIER et ceci, en dépit de l’euroscepticisme ambiant. De l’autre, elle questionne l’efficacité des politiques publiques. Or, la France se montre, pour l’heure, réticente par principe à l’évaluation des politiques publiques de sécurité et ce, au motif que la thématique antiterroriste est éminemment sensible pour les gouvernants. Cependant, elle sera, tôt ou tard, confrontée à cette question de l’évaluation objective. Autrement dit, la France, désireuse d’une action antiterroriste efficace, sera amenée à rendre des comptes sur l’efficacité de son action à l’aune d’une évaluation menée par une instance extérieure. Elle le sera dès lors que l’Union, qui dispose déjà de certains moyens juridiques pour mener à bien cette évaluation (en l’occurrence l’art. 70 du traité FUE), se montrera attentive, via notamment ses instances défendant les intérêts nationaux, à l’efficacité d’une telle lutte, et soucieuse d’identifier, au sein de chaque État membre, les freins à l’action collective 75. Il s’agit d’ailleurs, et c’est tout le paradoxe, d’une préoccupation de la France qui entend ne pas réaliser à elle seule une part importante des efforts – financiers notamment – entrepris quant aux capacités allouées aux services de lutte antiterroriste, dont bénéficieraient indûment d’autres États membres, et ce, au titre d’un renseignement « évidemment mais intelligemment mutualisé » 76 n Bibliographie ADEN (H.), 2002, « Les effets au niveau national et BAUD (J.), 2005, Le renseignement et la lutte contre le terrorisme. régional de la coopération internationale des polices : un système spécifique de multi-level governance », Cultures et Conflits, n° 48, p. 15-32. Stratégies et perspectives internationales, Paris, Lavauzelles, 2005. BENYON (J.), 1992, « La coopération policière en ADEN (H.) (dir.), 2015, Police cooperation in the European Europe », Cahiers de la sécurité intérieure, p. 137-165. 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Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 122 I DOSSIER © Lukassek - fotolia.com La coopération douanière en Europe Entre intégration et fragmentation Bruno DOMINGO L a coopération douanière internationale (souvent désignée sous la terminologie d’assistance administrative mutuelle internationale ou AAMI) constitue un objet négligé par les sciences sociales. Difficiles à observer, les pratiques de coopération administratives renvoient également à un ensemble de normes relativement techniques dont il est souvent délicat de dégager immédiatement la cohérence globale. On étudiera la coopération douanière qui s’est développée en Europe en essayant de rendre compte de sa genèse et des lignes de force qui la structurent. Dans un premier temps, et sans ambition d’exhaustivité, on examinera les coopérations douanières qui se sont historiquement construites aux niveaux « bilatéral » et « multilatéral ». Ces deux dimensions traversent encore aujourd’hui les modes de coopération douanière au sein desquels sont inscrits les États européens. Leur appréhension permet de mieux comprendre l’originalité de la « coopération douanière européenne » qui a émergé dans le cadre de la Communauté économique européenne (CEE) puis de l’Union européenne (UE). Contrairement aux dynamiques strictement « bilatérales » ou totalement « multilatérales », cette dernière logique considère l’Europe en tant qu’espace politique spécifique de coopération et permet de penser la potentielle supra-nationalisation des relations entre administrations douanières nationales. À partir de ces jalons, on décrira les dynamiques observables depuis plus d’une cinquantaine d’années dans la structuration de cette coopération douanière européenne. Celle-ci se présente de manière paradoxale : à la fois partiellement intégrée sur le plan normatif et relativement atomisée sur le plan organisationnel. La coopération douanière en Europe. Entre intégration et fragmentation – Bruno DOMINGO Bruno DOMINGO Consultant et formateur. Ancien auditeur de l’INHESJ, il est chercheur associé en Science-Politique à l’Université Toulouse Capitole, et membre du bureau de l’Association française de criminologie. DOSSIER I 123 Entre bilatéralisme et multilatéralisme Une « coopération douanière » peut être identifiée en Europe, bien avant que l’on assiste à sa structuration au sein de la Communauté économique européenne (CEE) puis de l’Union européenne (UE). Ces modalités de coopération se sont inscrites dans une double dimension : celle du bilatéralisme d’abord, puis du multilatéralisme, sans néanmoins qu’une logique l’emporte définitivement sur l’autre. Logiques bilatérales et transfrontalières C’est d’abord par la voie bilatérale que les coopérations entre les douanes nationales ont pu être instituées. La France a, par exemple, conclu divers accords bilatéraux d’assistance administrative mutuelle en matière douanière et de lutte contre la fraude tout au long du XXe siècle. Cette coopération douanière a été entreprise avec des pays du continent africain (Cameroun, Tchad, Niger, Gabon, Haute-Volta, Maroc, Algérie, Burkina Faso, Mali, etc.), mais aussi en Europe (ex : Yougoslavie, Autriche, RFA, Suède, Finlande, Slovaquie, Macédoine, etc.), au niveau transatlantique (ex : États-Unis, Canada, Mexique, Cuba, Brésil) et avec la Russie. Nombreux sont ces accords bilatéraux qui conservent aujourd’hui une valeur juridique en dépit des processus de multilatéralisation et d’intégration européenne qui auraient pu en affecter la validité. Ces textes trouvent souvent leur origine dans la première moitié du XXe siècle, mais aussi parfois au siècle précédent. On peut ainsi évoquer l’accord par échange de lettres entre la France et les États-Unis en vue de la répression des fraudes douanières par l’assistance administrative mutuelle signé en 1936, qui prévoit que « l’administration des douanes des États-Unis d’Amérique et l’administration française des douanes se communiqueront mutuellement sans délai tous renseignements dont elles pourraient disposer à un moment quelconque au sujet des importations et exportations qui seraient susceptibles de faciliter la répression de la contrebande ou de la fraude dans l’autre pays ». Cet accord demeurera longtemps en vigueur, jusqu’au milieu des années 1990, avant d’être remplacé par une nouvelle convention signée entre les deux parties à Paris, le 3 décembre 1993. Si l’on prend pour autre exemple la coopération entre États contigus, on constate également la volonté de ces derniers de régler leur action réciproque en matière de circulation et de contrôle transfrontière. Différents accords ont ainsi été conclus entre les États européens visant à régler principalement leur vie frontalière et leur bon voisinage. Certains de ces accords bilatéraux organisent également la coopération douanière. Prenons pour exemple l’Espagne avec laquelle la France a établi, depuis au moins le XIXe siècle, des relations de travail. On peut dater la coopération douanière formelle entre les deux États à la signature de la convention concernant le service de surveillance et de douane sur les chemins de fer du midi de la France et du nord de l’Espagne (signée à Paris le 8 avril 1864), avant qu’une nouvelle convention ne soit adoptée en 1882. On remarque que ce rapprochement dérivait déjà de la volonté d’articuler l’impératif du contrôle des flux de marchandises et de personnes, avec celle d’une facilitation des circulations transnationales (découlant alors de l’apparition du chemin de fer). La convention de 1882 soulignait ainsi dans son article 4 que « chaque convoi pourra être escorté par des employés des douanes soit sur les voies internationales, soit dans le reste du trajet, sans autre frais pour les administrations des chemins de fer que l’obligation de les placer soit à l’aller, soit au retour, dans les convois, aussi près que possible des wagons de marchandises ». Ces douaniers, dénommés « douaniers convoyeurs », devaient être admis dans les compartiments des gardes de convois de marchandises. Les douaniers français pouvaient ainsi surveiller la marchandise quittant le territoire national jusqu’à la prochaine gare espagnole, à la station de Portbou. Les mêmes dispositions étaient prévues pour les douaniers espagnols qui pouvaient intervenir jusqu’à la gare française de Cerbère. Des dispositions analogues concernaient les voyageurs, les « douaniers convoyeurs » étant admis dans les voitures de deuxième classe. À la veille des années 1930, une nouvelle convention va être signée pour la gare espagnole de Canfranc et la voie de jonction de cette gare avec la station française des Forges d’Abel. Ce texte prévoyait, entre autres choses, la mise en place d’une « aide réciproque des deux administrations douanières pour la répression des fraudes ». Donc, dès le XIXe siècle et les débuts du XXe, des modalités de coopération formulaient des entorses au sacro-saint principe de souveraineté territoriale pour les administrations douanières nationales opérant de part et d’autre de la dyade frontalière. Elles couvraient certes l’échange d’information, mais également toute une palette d’autres capacités plus opérationnelles. Cette coopération administrative douanière transfrontalière apparaissait déjà avancée, préfigurant les « mesures compensatoires » instituées à partir des années 1990, dans le cadre de la convention de Schengen. Ces mesures portaient en leur sein des dynamiques de transnationalisation du droit répressif douanier, initiées à partir d’une logique de gestion bilatérale et locale des intérêts des deux États contigus. Il faut néanmoins attendre les années 1960 pour voir fleurir une autre série d’accords bilatéraux de coopération en matière de douane et de gestion commune des frontières. La France et l’Espagne adoptent ainsi une convention sur l’assistance mutuelle pour la recherche Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 124 I DOSSIER et la répression des fraudes douanières en 1963. Deux coopération administrative bilatérale, mais dépassent ans plus tard, une convention sous forme d’échange la simple gestion d’une zone frontière commune. Ils de lettres du 7 juillet 1965 pose cherchent plutôt à structurer les modalités de coopération des des réseaux internationaux de services de douane, mais aussi de coopération douanière. La douane police, à leurs frontières. Ce texte française dispose ainsi d’officiers DèS LE XIXe SIèCLE instaure une nouvelle forme de de liaison dans des administrations coopération, avec la mise en place étrangères, mais aussi d’attachés et Et LES DÉBUtS DU de bureaux à contrôles nationaux de conseillers douaniers implantés XXe, DES MODALItÉS juxtaposés (BCNJ). Le BCNJ au siège des ambassades et couvrant consiste dans la mise en place d’une des zones géographiques spécifiques. DE COOPÉRAtION structure cherchant à organiser les Ces derniers participent à la lutte FORMULAIENt DES contrôles au niveau transfrontalier contre la fraude, à des actions de par une coopération des différentes coopération et de renforcement des ENtORSES AU SACRO-SAINt administrations, à la fois douanières capacités douanières, et à la mission PRINCIPE DE SOUVERAINEtÉ et policières des deux États contigus, économique de la douane. Ils sont tout en facilitant le passage des flux aussi présents en Europe. En outre, tERRItORIALE POUR de circulation à leurs frontières des officiers de liaison douaniers LES ADMINIStRAtIONS communes. La convention de 1965 français sont directement en poste pose ainsi les bases d’une diffusion, au sein d’autres administrations DOUANIèRES NAtIONALES en de nombreux points de la douanières étrangères ou d’instances OPÉRANt DE PARt Et frontière franco-espagnole, de ce européennes (ex : Europol, OLAF) type de structures visant à faciliter la ou internationales (ex : Organisation D’AUtRE DE LA DyADE mise en œuvre des contrôles opérés mondiale des douanes). Ce réseau FRONtALIèRE. sur les voies ferrées et les gares, mais de professionnels douaniers en aussi progressivement sur les routes. poste à l’étranger se transforme et se reconfigure en fonction des Une troisième phase peut enfin besoins. Si le rôle des attachés et des être identifiée à la suite de la signature de la convention conseillers douaniers concerne la promotion du commerce Schengen. Un arrangement administratif, établi le 3 juin extérieur et que ceux-ci sont souvent rattachés aux missions 1996 entre les gouvernements français et espagnol, a économiques des ambassades, ils jouent néanmoins un ainsi donné lieu à la création de quatre commissariats rôle de passeur d’informations entre les services français communs. Ces commissariats binationaux associaient les et les autres services étrangers de douane (mais aussi de représentants des services français et espagnols chargés police) en matière de lutte contre la fraude et la criminalité du contrôle transfrontalier de personnes. Les douaniers intéressant la douane. français, chargés principalement du contrôle des marchandises, n’avaient pas été intégrés à ces structures, On constate ainsi, au terme de ces premiers implantées souvent sur les mêmes points fixes que les développements, que la coopération douanière en Europe BCNJ. Les services douaniers participent en revanche aux a précédé le projet de construction européenne. Elle s’est Centres de coopération policière et douanière (CCPD) développée à partir d’une série de relations bilatérales installés aux différentes frontières nationales et qui ont entre les États et leurs administrations, comprenant remplacé les commissariats communs et les BCNJ. Les des échanges d’informations, mais aussi un ensemble accords de Schengen prévoyaient en effet que les États de relations plus opérationnelles dans le cadre de la membres du nouvel espace pouvaient conclure des surveillance de leurs frontières communes. La construction accords bilatéraux pour la gestion de leurs frontières de réseaux douaniers bilatéraux est également une autre communes. Ils se sont également accompagnés d’un modalité de mise en œuvre de cette coopération douanière certain nombre de « mesures compensatoires » conférant internationale dont l’Europe constitue également l’un des aux services douaniers de nouveaux pouvoirs (ex : droit espaces de développement. d’observation et droit de poursuite transfrontalières) pour la gestion de la zone frontalière. À ces différents instruments, il convient d’ajouter la structuration de réseaux douaniers internationaux par les États. Ceux-ci s’inscrivent également dans le cadre d’une L’institutionnalisation du multilatéralisme La lutte contre la fraude douanière a également fait l’objet d’accords d’assistance administrative mutuelle La coopération douanière en Europe. Entre intégration et fragmentation – Bruno DOMINGO DOSSIER I 125 internationale dans un cadre « multilatéral ». Ces relations se sont développées suite à la progressive libéralisation du commerce international au lendemain du second conflit mondial (dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce ou GATT) et à la création de nouvelles organisations internationales, notamment du Conseil de coopération douanière (CCD, aujourd’hui Organisation mondiale des douanes). C’est en 1952 qu’entre en vigueur la convention portant officiellement création du CCD dont les objectifs sont alors d’aboutir au plus haut degré d’harmonisation et d’uniformité des régimes douaniers, d’étudier les problèmes relatifs au développement et au progrès de la technique et législation douanières, et de promouvoir la coopération douanière entre les gouvernements pour le développement du commerce international. D’abord composée de dix-sept pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Suisse, Turquie), cette organisation internationale a progressivement accru son audience en accueillant de nouveaux membres. Le CCD a adopté officiellement la dénomination d’Organisation mondiale des douanes (OMD) en 1994 et rassemble actuellement 180 administrations douanières, traitant environ 98 % du commerce mondial. Son activité se déploie aujourd’hui autour de cinq grands enjeux : la définition de normes pour un certain nombre de procédures douanières ; la promotion de la coopération internationale, y compris l’échange d’informations ; la gestion des risques ; le renforcement de capacités durables, avec notamment une assistance technique ; l’amélioration de l’image de la douane en tant que fonction principale d’un service d’État. Par-delà les simples questions économiques et commerciales, le CCD investira progressivement les enjeux de lutte contre la fraude. L’AAMI en matière douanière, promue par ce nouvel organisme, s’est ainsi développée à partir du milieu des années 1950. Dès le 5 décembre 1953, le CCD adopte un premier texte, sous la forme d’une recommandation sur l’assistance mutuelle administrative, afin de promouvoir la structuration de liens étroits entre les services douaniers nationaux. Cette recommandation n’instaure aucune volonté de centralisation des échanges d’information, valorisant une approche encore bilatérale de la coopération administrative, fondée sur des relations directes entre services nationaux. La recommandation du 28 juin 1954 sur la centralisation des renseignements concernant les personnes condamnées pour fraude douanière, institue en revanche un système de diffusion des renseignements faisant appel au secrétariat général du CCD. Cet embryon de centralisation internationale des informations douanières nationales ne concernait au départ que des renseignements relatifs aux personnes condamnées pour fraude douanière, avant d’être étendu, par une recommandation du 8 juin 1967, aux renseignements concernant les cachettes dans les moyens de transport, aux autres méthodes de fraude, aux marchandises se prêtant particulièrement à la fraude et alimentant des trafics caractérisés, ainsi qu’aux renseignements portant sur les fraudes par faux, falsification ou contrefaçon. Cette extension de la nature des renseignements centralisés par le secrétariat général du CCD se poursuivra : la recommandation du 22 mai 1975 étend les dispositions de la recommandation de 1954 aux personnes soupçonnées de contrebande ou d’autres fraudes ou appréhendées en flagrant délit de contrebande. De même, le rôle du secrétariat général du CCD s’est progressivement élargi, celui-ci n’étant plus seulement chargé d’assurer la gestion d’un fichier central, mais aussi de l’exploiter à des fins de diffusion avec l’élaboration de résumés et d’études portant sur les tendances en matière de fraude douanière. Parallèlement, le CCD a promu l’intensification des échanges d’informations et l’assistance administrative dans des secteurs précis tels que la lutte contre les trafics de stupéfiants ou de biens culturels. Jusqu’à la fin des années 1960, et le début des années 1970, l’AAMI entre administrations douanières commence donc à s’institutionnaliser par le biais de diverses résolutions ou recommandations de portée générale ou ciblant un domaine spécifique de trafic. Mais, peu à peu, vont émerger des outils nouveaux, tels que les conventionscadre d’assistance administrative entre États membres. En juin 1967, le CCD a ainsi proposé un « modèle de convention bilatérale d’assistance mutuelle administrative en vue de prévenir, de rechercher et de réprimer les infractions douanières ». Cependant, aucune dynamique visant à créer des instruments de coopération sur une base multilatérale n’était encore instituée. C’est en 1974 que le CCD entreprendra la préparation d’un projet de convention multilatérale. Ses travaux aboutiront à l’adoption, le 9 juin 1977, d’une convention internationale d’assistance mutuelle administrative en vue de prévenir, de rechercher et de réprimer les infractions douanières. Cette « convention de Nairobi » se présente sous la forme d’un corps de texte assorti de 11 annexes pouvant être acceptées indépendamment les unes des autres par les États. Dans ce nouveau cadre, l’administration douanière d’une partie contractante peut notamment demander l’assistance mutuelle, au cours du déroulement d’une enquête ou dans le cadre d’une procédure judiciaire ou administrative. La coopération prévue par la convention de Nairobi ne vise cependant ni les demandes d’arrestation, ni le recouvrement de droits, taxes, impositions, amendes ou de toute autre somme pour Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 126 I DOSSIER le compte d’une autre partie contractante. Cet instrument est entré en vigueur le 21 mai 1980. Néanmoins, le nombre d’adhésions est demeuré relativement faible. Seulement 52 États membres, sur les 180 que compte l’OMD, ont aujourd’hui signé cette convention. Prenant acte de cet échec partiel et désireux de promouvoir ces instruments multilatéraux d’assistance administrative mutuelle, le Conseil de l’OMD va adopter, le 27 juin 2003, une nouvelle convention d’AAMI. Elle constitue l’aboutissement de discussions multilatérales menées dans le cadre d’un « Groupe d’action sur la sécurité et la facilitation de la chaîne logistique internationale », constitué en juin 2002 pour répondre à la demande du G8 et de l’Organisation maritime internationale (OMI) relative à l’utilisation éventuelle des expéditions commerciales internationales pour la livraison en contrebande d’armes de destruction massive. Elle fait également suite à une autre déclaration du Conseil de l’OMD « sur l’amélioration de la coopération douanière et de l’assistance administrative mutuelle » (déclaration de Chypre) réalisée en juin 2000 et qui est significative du nouveau positionnement des douaniers pour lutter contre la criminalité transnationale. Baptisé « convention de Johannesburg », cet outil de coopération douanière est particulièrement lié aux nouvelles postures douanières dans un monde où l’agenda des politiques de sécurité se recentre autour des questions de criminalité transnationale organisée et de terrorisme. En dépit de la volonté de l’OMD de relancer la coopération sur une base multilatérale, il apparaît que cette nouvelle convention n’a pas encore recueilli un fort appui. Les États européens ne se sont pas encore inscrits dans ce nouveau cadre normatif. Cela n’empêche cependant pas l’OMD de continuer à émettre diverses déclarations ou résolutions et d’offrir une plateforme de coopération aux administrations douanières nationales européennes, un peu à la façon d’un Interpol douanier. Il a ainsi mis en place, au niveau mondial, un réseau de 11 Bureaux régionaux de liaison chargés du renseignement (BRLR), dont trois sont implantés en Europe (Bruxelles, Cologne, Varsovie). Les logiques d’intégration douanière européennes Bien que parties prenantes aux travaux de l’OMD, les États et administrations douanières européennes ont progressivement développé leurs propres instruments de coopération douanière, notamment depuis les années 1960, dans le cadre de la CEE puis de l’UE. Le secteur douanier a, en effet, fait l’objet d’une européanisation pré- coce par rapport à d’autres secteurs d’action publique et a constitué l’une des bases fondamentales sur laquelle s’est adossé le processus d’intégration communautaire. Dès la signature du traité de Rome en 1957, la nouvelle Communauté économique européenne a eu pour principale ambition de LE SECtEUR DOUANIER constituer une « union douaA, EN EFFEt, FAIt L’OBJEt nière ». En 1957, le traité de Rome prévoyait une période de D’UNE EUROPÉANISAtION transition de 12 à 15 ans pour PRÉCOCE PAR RAPPORt démanteler les droits de douane aux frontières intérieures entre à D’AUtRES SECtEURS les États membres de l’UE. Un D’ACtION PUBLIqUE Et tarif douanier commun (TDC) a été établi dès 1968, entraîA CONStItUÉ L’UNE DES nant la substitution de la comBASES FONDAMENtALES SUR pétence communautaire à celle des États membres pour les LAqUELLE S’ESt ADOSSÉ LE négociations tarifaires avec les PROCESSUS D’INtÉGRAtION pays tiers et la réglementation douanière. Si la coopération COMMUNAUtAIRE. DèS engagée entre les administraLA SIGNAtURE DU tRAItÉ tions douanières nationales était alors principalement cenDE ROME EN 1957, LA trée sur la poursuite d’objectifs NOUVELLE COMMUNAUtÉ économiques et commerciaux, elle comportait déjà une dimenÉCONOMIqUE EUROPÉENNE sion relative à la lutte contre la A EU POUR PRINCIPALE fraude et la contrebande. Dès 1967, la Convention de Naples AMBItION DE CONStItUER (signée à Rome le 7 septembre) UNE « UNION DOUANIèRE ». sur l’assistance administrative mutuelle en matière douanière visait à instaurer des modalités de coopération entre les différentes administrations des États membres de la CEE afin d’assurer l’exacte perception des droits de douane et des autres taxes, mais également pour prévenir, rechercher et réprimer les infractions aux lois douanières. Un groupe d’assistance mutuelle (GAM) est également créé en 1972. Dès le début des années 1970, il a eu pour volonté de développer des contacts opérationnels entre les administrations douanières des États membres au moyen de l’organisation d’exercices annuels de contrôles conjoints. Les directeurs généraux des douanes se sont également réunis à plusieurs reprises et ont réalisé un certain nombre de déclarations officielles : Wiesbaden (1971), London (1974), Munich (1975), Dromoland 1 (1976), Istanbul 1 (1977), Istanbul 2 (1977), Iraklion (1978), Harrogate (1992), Paris (2008). Avec l’annonce de la mise en œuvre du grand marché intérieur pour 1993, les administrations douanières des États membres ont été La coopération douanière en Europe. Entre intégration et fragmentation – Bruno DOMINGO DOSSIER I 127 obligées d’engager une large concertation sur leur avenir dans la nouvelle configuration européenne. L’annonce par les autorités politiques de la mise en œuvre d’un espace européen sans frontières intérieures a conduit les administrations douanières européennes à se pencher sur leur devenir. La création du GAM 92 (en 1989) par les directeurs généraux des douanes visait ainsi à analyser les implications de la réalisation du marché unique pour les administrations douanières des États membres. Il a notamment axé ses travaux autour de l’actualisation de la Convention de Naples de 1967, de la définition d’une stratégie et d’un programme d’action en matière de renforcement des contrôles aux frontières extérieures de la Communauté, de la mise en place d’un système d’information permettant d’accroître les échanges de renseignements opérationnels entre les différents services douaniers, etc. En 1992, sera signée la déclaration d’Harrogate qui prévoit une politique d’orientation pour l’assistance mutuelle (échange d’officiers de liaison et d’information, formation, assistance opérationnelle, développement de techniques anti-contrebande, etc.). Le GAM 92 a ensuite été englobé dans l’architecture de travail du Conseil de l’UE qui intègre aujourd’hui un groupe de travail « Coopération douanière », chargé des travaux concernant la coopération opérationnelle entre les administrations douanières nationales et ayant notamment pour but d’accroître leurs capacités répressives. Le rôle du GDC est également de définir les objectifs pour la mise en œuvre d’opérations douanières conjointes (ODC). Depuis le début des années 1990, la coopération douanière européenne s’est donc construite autour de l’harmonisation de l’activité des administrations douanières nationales, de l’organisation de contrôles conjoints aux frontières extérieures de l’UE, du développement d’outils informatiques douaniers transnationaux et de l’actualisation de la convention de Naples sur l’assistance mutuelle. Elle a donc connu une forme de renouveau conduisant les administrations douanières à adopter de nouveaux outils normatifs et de nouvelles démarches opérationnelles. Aujourd’hui, la coopération douanière fait l’objet d’un article spécifique du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE). Celuici indique que « dans les limites du champ d’application des traités, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, prennent des mesures afin de renforcer la coopération douanière entre les États membres et entre ceux-ci et la Commission » (article 33 TFUE/ex-article 135 TCE). Plusieurs textes juridiques européens ont été adoptés afin d’enrichir cette coopération douanière européenne. Le premier est relatif à la Convention sur l’informatique dans le domaine des douanes, dite « convention SID ». Un deuxième texte est constitué par un règlement (CE) n°515/97 du 23 mars 1997 qui prévoit une assistance mutuelle entre les autorités administratives des États membres ainsi qu’une collaboration entre celles-ci et la Commission en vue d’assurer la bonne application des réglementations douanières et agricoles. Ce règlement intègre diverses dispositions relatives à l’assistance sur demande et à l’assistance spontanée ainsi que des mesures sur le système d’information des douanes (SID). Cependant il ne prend en considération que les infractions relatives aux fraudes concernant le paiement des droits de douanes communautaires et notamment aux fraudes concernant la Politique agricole commune (PAC). Il a été récemment modifié par le règlement 2015/1525 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015. Celui-ci vise à améliorer la législation existante en matière de détection et d’enquête en matière de fraude douanière, avec notamment la création de bases de données centralisées intégrant des informations sur les mouvements de conteneurs et sur les marchandises qui entrent dans l’UE, qui en sortent ou qui transitent par son territoire. La dynamique SID s’est également prolongée avec la volonté des administrations douanières de partager des données en matière d’enquête. En 2001, l’Allemagne, la Belgique et la France vont ainsi proposer d’adopter un protocole modifiant la convention SID afin d’y adjoindre un « fichier d’identification des dossiers d’enquêtes douanières » (FIDE). L’instauration d’un tel fichier était envisagée comme permettant l’information réciproque des autorités douanières nationales sur les enquêtes en cours menées par d’autres services douaniers européens. Il est aujourd’hui intégré au SID et confié pour gestion à l’Office européen de lutte antifraude (OLAF). L’informatisation des procédures de transit douanier et la structuration du SID/FIDE démontrent que les instances douanières développent leurs propres systèmes d’information en articulant, dans le même temps, leurs objectifs de libre circulation et de contrôle des flux de marchandises. Cette informatisation constitue l’un des leviers importants en matière de coopération douanière européenne, avec la volonté d’aboutir à un environnement « sans papier » (c’est-à-dire totalement informatisé) pour la douane et le commerce. Cette initiative, baptisée « e-customs », est pilotée par le Customs Policy Group (CPG) et intégré à la direction générale « fiscalité et union douanière » (TAXUD) de la Commission européenne. Elle donne lieu à la mise en place d’un groupe de coordination, le « Electronic Customs Coordination Group » (ECCG), et à de multiples groupes de travail, ainsi qu’à une planification pluriannuelle. Ces technologies de l’information servent à construire des référentiels de contrôle permettant de réaliser un Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 128 I DOSSIER travail en réseau dépassant les cadres traditionnels de la simple assistance administrative. L’un des autres axes de développement majeur de la coopération douanière européenne depuis le milieu des années 2000 concerne en effet le développement d’un référentiel d’action organisé autour de la « gestion des risques ». Celle-ci avait été intégrée dans le code des douanes communautaires en 2005 et elle apparaît clairement comme une méthode centrale de contrôle dans le nouveau Code des douanes de l’Union européenne. Les travaux se sont ensuite poursuivis sur ces enjeux, conduisant la Commission européenne à publier, en janvier 2013, un premier bilan en la matière. Ils conduiront le Conseil de l’UE à mandater la Commission pour approfondir ce travail avec la perspective d’aboutir à une stratégie européenne en matière de « gestion des risques ». Cette dernière sera publiée en 2014, accompagnée d’un plan d’action organisé autour de sept objectifs. Stratégies d’informatisation et de gestion des risques douaniers vont aujourd’hui de pair, conduisant à développer des approches de coopération douanière fondées sur un partage massif et en temps réel d’information, en vue de déployer une plus grande sélectivité des contrôles. Cette intégration de la coopération douanière européenne a été également accompagnée par la mise en œuvre d’un programme pluriannuel dénommé « Douane 2000 ». En décembre 1993, une action pilote « Douane 2000 » avait été lancée par les chefs des administrations douanières des États membres, visant à améliorer la coopération pour mettre en œuvre des contrôles et des procédures d’efficacité équivalente en tout point de la frontière extérieure du territoire douanier commun. En 1996, les autorités européennes ont décidé d’adopter un véritable programme communautaire, toujours dénommé « Douane 2000 », s’échelonnant du 1er janvier 1996 au 31 décembre 2000. Particulièrement dense, il visait à sensibiliser et à responsabiliser les États membres quant à la gestion de la frontière douanière extérieure, notamment en matière d’application uniforme de la réglementation et de limitation des distorsions à l’entrée, tant en matière commerciale que de lutte contre la fraude. Douane 2000 reprenait également les activités auparavant soutenues par le programme « Matthaeus » telles que les échanges de fonctionnaires et les séminaires. Enrichi, évalué et constamment reconduit, il a pris le nom de « Douane 2002 » (1er janvier 2001 au 31 décembre 2002), puis de « Douane 2007 » et de « Douane 2013 » (période 2006-2013). La dernière génération de ce programme a été baptisé « Douane 2020 » pour la période allant du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2020. Son « objectif général » est de soutenir le fonctionnement et la modernisation de l’union douanière afin de renforcer le marché intérieur grâce à une coopération entre les pays participants, leurs autorités douanières et leurs fonctionnaires. L’enveloppe financière de Douane 2020 est de 522 943 000 euros. Le dispositif se traduit par un programme de travail annuel et par le financement d’une série d’échanges entre les fonctionnaires des administrations douanières des États membres et de pays partenaires. C’est la Commission qui gère ce programme avec l’appui d’un « comité Douane 2020 », composé de délégués issus de chaque État membre de l’UE. Parallèlement, le programme Hercule III, centré sur la coopération en matière de protection des intérêts financiers de l’UE (dont font partie les droits de douanes) et géré par l’OLAF, contribue également au financement de diverses actions de coopération, notamment sur les enjeux de contrebande de tabac. Il dispose d’un budget de plus de 100 millions d’euros pour la période 20142020. Les politiques douanières européennes se préoccupent au moins depuis le milieu des années 1990 d’homogénéiser les contrôles opérationnels douaniers aux frontières extérieures. Outre le programme Douane 2000, la coopération douanière européenne va donner lieu à l’organisation d’opérations douanières conjointes (ODC) aux frontières extérieures. Elles existent depuis les années 1970, mais leur format a été standardisé et leur programmation rationalisée en 1997 par une résolution du Conseil de l’UE qui met en place un manuel des opérations conjointes de surveillance douanière. De nombreuses ODC ont été organisées depuis lors, souvent au rythme moyen de trois grandes opérations annuelles, combinant des actions sur les vecteurs terrestres, maritimes et aériens, mais aussi des interventions plus ciblées sur certains types de trafics. Un État prend généralement le leadership de l’opération conjointe qui peut également intégrer comme partenaires des instances telles que l’OMD, Interpol, l’OLAF, Europol, etc. Ces ODC constituent des exercices pour les administrations nationales de l’Union européenne et des pays candidats ou associés. Le Groupe de coopération douanière (GDC) met en place des procédures visant à organiser ces opérations. L’OLAF offre également un appui à leur coordination opérationnelle. En 2005, celui-ci a mis en place à Bruxelles un nouveau « centre de coordination douanière » destiné à aider les services douaniers nationaux dans leurs opérations de coopération. Il s’agit de disposer d’une unité permanente et non plus temporaire et déterminée en fonction des États membres assurant le leadership de l’ODC. Si l’on s’en tient à quelques exemples récents menés dans le cadre de l’OLAF, trois ODC ont été organisées en 2015 : Sasha (portant sur la contrebande de précurseurs chimiques de drogue), Baltica (portant sur des produits du tabac illégaux en provenance de pays tiers comme la Biélorussie et la Russie), et La coopération douanière en Europe. Entre intégration et fragmentation – Bruno DOMINGO DOSSIER I 129 Romoluk (ciblant les expéditions commerciales et non commerciales entrant dans l’UE par les axes routiers et ferroviaires à la frontière roumaine avec l’Ukraine et la Moldavie). des produits ». La réunion de ces groupes permet la constitution d’un espace d’information réciproque, le développement de l’expertise et de stratégies coordonnées, mais aussi un lieu de réponse aux situations de crise. La coopération douanière européenne s’est également construite par l’édification de « groupes de contact » plus informels. Ralfh réunit par exemple des responsables de plusieurs ports du nord de l’UE. Il regroupait au départ cinq administrations douanières (Pays-Bas, Belgique, France, Royaume-Uni, Allemagne) afin d’améliorer la coopération entre leurs services intervenant dans les grands ports (Rotterdam, Anvers, Le Havre, Felixstowe et Hambourg) couvrant plus de 70 % du trafic maritime de l’UE. Une invitation a ensuite été adressée à la Pologne afin que le port de Szczecin devienne le sixième membre du groupe. Puis se joindront les ports de Leixoes (Portugal) et de Bilbao (Espagne). RALFH s’est traduit par des échanges de pratiques et de fonctionnaires, des visites de sites et l’élaboration de documents communs. Ce système de « groupe de contact » a servi de modèle pour la coopération entre les aéroports (groupe Icarius) et les ports du sud (groupe Odyssud). Enfin, le groupe de contact Landfrontiers réunit douze États et concerne la coopération entre administrations pour la gestion des frontières terrestres. Cette mise en réseau thématique des services douaniers de l’UE a été particulièrement appréciée par la Commission lors de l’évaluation du programme Douane 2002. Celle-ci craignait cependant que sa faible institutionnalisation ne se traduise par une pérennité aléatoire. De même, la structuration informelle de ces réseaux d’acteurs douaniers lui faisait craindre une perte de lisibilité quant à l’articulation des procédures de décision et des hiérarchies existantes. Si les autorités communautaires entendent encourager la coopération entre administrations des États membres, elles veulent néanmoins la canaliser et la formaliser. Si la dimension douanière a servi de socle à l’édification de l’UE, le processus d’européanisation a profondément progressé, dépassant les simples enjeux économiques et commerciaux pour investir des matières relevant de la souveraineté des États. Au début des années 1990, les services douaniers ont été associés à la mise en œuvre des dispositions des accords de Schengen en matière de coopération transfrontalière. La tendance à intégrer les dimensions douanières au sein des politiques de sécurité intérieure européenne n’a pas empêché que soit clairement posée l’existence de formes spécifiques et autonomes de coopération douanière. Les administrations douanières ont ainsi structuré leurs propres outils de coopération dont certains sont extrêmement similaires à ceux de la convention Schengen. Elles ont refondu leurs accords d’assistance mutuelle avec l’adoption de la convention de Naples II (1997) qui permet d’utiliser des instruments de coopération opérationnelle dans un cadre juridique purement douanier. Uniquement centrée sur les infractions et les services douaniers, elle permet de recourir à la « poursuite au-delà des frontières » et à « l’observation transfrontalière » (mais aussi aux livraisons surveillées, aux enquêtes discrètes et à des « équipes communes d’enquête spéciale »). Cette coopération transfrontalière peut être menée en vue de la prévention, la recherche et la répression d’infractions douanières dans un certain nombre de cas déterminés. La mise en réseau des laboratoires douaniers constitue un autre axe sur lequel les administrations douanières se coordonnent selon ce mode thématique. Cette coordination a d’abord été constituée par le biais d’un « Groupe des laboratoires douaniers européens » (Group of European Customs Laboratories ou GCL) qui a donné lieu à la création du Réseau européen des laboratoires des douanes (CLEN) qui coordonne aujourd’hui 87 laboratoires des douanes des États membres avec pour ambition de créer à terme un réseau intégré. La Commission a également créé deux groupes thématiques qu’elle supervise, composés d’experts des 28 États membres dans le domaine des douanes : le Groupe d’experts sur la protection de la santé, du patrimoine culturel, de l’environnement et de la nature (groupe d’experts PARCS) et le « Groupe d’experts sur la sécurité On peut identifier plusieurs dynamiques qui permettent d’éclairer la façon dont s’organisent les relations entre administrations douanières européennes. La première concerne les processus d’« intégration » qui ont progressivement conduit à une harmonisation des cadres légaux d’intervention et parfois à une supra-nationalisation partielle des instruments douaniers. Plusieurs exemples ont été exposés précédemment. Une deuxième dynamique est paradoxalement celle de la « fragmentation » des référentiels de politiques publiques dans lesquels s’ancre la coopération douanière, mais aussi celle des organisations qui participent à sa mise en œuvre. Cette coopération douanière européenne demeure en effet encore fragmentée entre le niveau supranational et le niveau national, entre logiques purement douanières et logiques sécuritaires, et entre diverses organisations qui participent à sa mise en Intégration inachevée et logique de fragmentation Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 130 I DOSSIER œuvre concrète. Ainsi, le processus d’européanisation ne s’est pas traduit par une communautarisation pleine et entière du secteur douanier. La mise en œuvre d’un Code des douanes communautaire (1992) et d’un nouveau Code des douanes de l’Union européenne (applicable en mai 2016), ne s’est pas traduite par la communautarisation des dispositions pénales relatives aux infractions douanières qui sont restées de la compétence de l’ordre juridique national. De même, aucune organisation douanière européenne supra-nationale n’est venue se substituer aux administrations douanières nationales qui continuent toujours d’exercer, sous la tutelle des États membres, de nombreuses fonctions relevant à la fois de compétences communautaires et de compétences demeurées nationales. Donc si le processus d’intégration de la réglementation douanière a été très poussé, il ne s’est pas pour autant traduit par une intégration parallèle des bureaucraties nationales. Le slogan du programme Douane 2000 (« Faire agir les 28 administrations des douanes des États membres comme si elles n’en étaient qu’une seule ») est révélateur de ce paradoxe qui met faceà-face une intégration normative poussée avec une forte hétérogénéité organisationnelle. Les États membres ont désiré conserver la mainmise sur leurs administrations douanières, si bien que l’application des réglementations douanières européennes intégrées est aujourd’hui opérée par l’intermédiaire d’une constellation bureaucratique interétatique. À cela, il faudrait ajouter les différentes instances et organisations qui, au niveau européen, traitent des matières douanières : Groupe de coopération douanière du Conseil, direction générale Fiscalité et Union douanière de la Commission européenne, OLAF, mais aussi plus marginalement Europol. Cette fragmentation est également identifiable dans les référentiels appliqués au développement de cette coopération douanière européenne, notamment dans ses relations avec le secteur de la sécurité et le champ de la coopération policière. Le traité de Maastricht puis celui d’Amsterdam vont très clairement consacrer la participation du secteur douanier aux actions en matière d’affaires intérieures et de justice, alors que les questions douanières sont généralement traitées dans le cadre des politiques plus intégrées des secteurs économiques et financiers. Au cours des années 1990 et 2000, ce processus de sécurisation des douanes tend à introduire des logiques hétéronomes dans la structuration du secteur douanier alors même qu’il connaît au même moment une crise liée à la mise en place du marché intérieur. L’indifférenciation fonctionnelle des secteurs policiers et douaniers va imprégner les grands traités européens adoptés à la suite des accords de Schengen. Aujourd’hui encore, le nouveau programme européen en matière de sécurité fait référence à 14 reprises aux instruments douaniers et à leur participation aux politiques européennes de sécurité. Il est donc possible d’identifier à la fois une instrumentation du secteur douanier à des fins de sécurité, mais également l’autonomie toujours reconquise de ce dernier par rapport au secteur policier dans le champ de la sécurité intérieure européen. Si le secteur douanier y apparaît souvent comme dominé, il n’en demeure pas moins qu’il a été capable de se réapproprier les questionnements sécuritaires pour construire de nouvelles positions semi-autonomes et préserver son identité. Celui-ci élabore d’ailleurs, dans le cadre d’une coopération douanière européenne spécifique, des instruments souvent très proches (ex : Naples II, SID) de ceux mis en œuvre dans le cadre de la coopération policière à laquelle les services douaniers sont pourtant souvent associés. Pourtant, le secteur douanier promeut ses propres outils, à la fois pour conserver une identité et une autonomie sectorielle au sein du champ de la sécurité, mais aussi parce que la place qui lui est offerte au sein des instruments de coopération policière demeure souvent inégalitaire. Cette inégalité résulte à la fois des enjeux entre bureaucraties, mais aussi tout simplement de la prégnance des catégories cognitives et juridiques à partir desquelles se construit le champ de la sécurité intérieure. Pourtant, aujourd’hui, on pourrait soutenir que la structuration progressive d’instruments douaniers ayant pour but de répondre à des enjeux de sécurité a véritablement fait émerger un référentiel proprement douanier de la sécurité (centré sur la gestion des flux commerciaux, la gestion des risques, la coopération avec les opérateurs du commerce et du transport, le développement d’une assistance administrative mutuelle). Intégration et fragmentation se présentent ainsi comme des processus dialectiques, non exclusifs l’un de l’autre, donnant naissance à un modèle de coopération hybride, ni totalement intergouvernemental, ni entièrement supranational. Mais, ces deux dynamiques de la coopération douanière européenne renvoient seulement à des processus endogènes. Afin d’en avoir une vision plus complète et cohérente, il convient également de porter le regard sur ses dimensions externes. La coopération douanière européenne s’est ainsi progressivement structurée sur une base exogène. La Commission européenne publie par exemple des « schémas directeurs relatifs aux douanes » destinés aux candidats à l’adhésion à l’UE, mais aussi à toute administration douanière susceptible de s’inspirer des référentiels européens. Une première série de ces documents avait été élaborée en 1998 pour aider les La coopération douanière en Europe. Entre intégration et fragmentation – Bruno DOMINGO DOSSIER I 131 autorités douanières des pays candidats à se conformer à la législation et aux normes de l’Union. Ces référentiels, actualisés en 2007, ont fait l’objet d’une nouvelle publication en 2016. Ils couvrent désormais 19 domaines clés. S’ils n’ont aucune valeur juridique contraignante, ils participent du déploiement d’un pouvoir normatif, un soft power douanier, déployé par les instances européennes au niveau international. Cependant, l’Union européenne a également signé ellemême un certain nombre d’accords internationaux en matière de coopération douanière et de lutte contre la fraude. Des accords ont ainsi été conclus avec le Canada, la Corée, les États-Unis, Hong Kong, l’Inde, la Chine et le Japon, mais aussi avec la Russie ou l’Ukraine. Il s’agit d’une forme de « bilatéralisme de zones » qui met en relations l’UE en tant qu’acteur surplombant les États membres et divers partenaires étatiques. Pour l’UE, les accords bilatéraux préexistants, établis par ses États membres avec des partenaires extérieurs, peuvent rester en vigueur à la condition qu’ils ne soient pas incompatibles avec les compétences communautaires ou avec les dispositions de ces nouveaux accords. Le droit européen prime donc le droit national. En termes de gouvernance, chacun des accords conclus par l’UE donne lieu à l’institution d’un « comité mixte » de coopération douanière composé de représentants des services compétents dans les pays tiers, de la Commission européenne mais aussi des autorités douanières des États membres. Le rôle de ces comités mixtes est de superviser la mise en œuvre de l’accord et de formaliser un espace de travail pour la préparation des réunions avec des organisations internationales (ex : OMD). Cette formalisation n’épuise pas les espaces de coopération, puisque de nombreuses rencontres informelles, souvent organisées en marge des sommets internationaux, sont réalisées pour discuter de la mise en œuvre de ces accords de coopération. En outre, on assiste aujourd’hui à un processus de reconnaissance mutuelle des programmes de certification OEA (opérateurs économiques agréés) entre les grands acteurs du commerce international. L’Union européenne a ainsi conclu des accords de reconnaissance mutuelle des programmes OEA avec la Norvège, la Suisse, le Japon, Andorre, les États-Unis et la Chine. Cette reconnaissance mutuelle des certifications d’opérateurs commerciaux permet d’opérer une sorte de chaînage mondial des espaces de contrôle douaniers. Elle véhicule une forme de coopération douanière relativement inédite qui ne centre plus le contrôle douanier sur la maîtrise d’un territoire, mais sur l’attribution d’un niveau de risque à un acteur commercial et à ses activités. Outils multilatéraux, régionaux et souvent bilatéraux d’assistance mutuelle tendent donc à se superposer et à être utilisés par les administrations nationales comme des canaux d’information mobilisables spécifiquement. S’il existe des accords d’AAMI au niveau international, principalement encouragés et gérés par l’Organisation mondiale des douanes, l’Union européenne a développé ses propres outils régionaux d’assistance mutuelle. Celleci se présente aujourd’hui à la fois comme une base de coopération entre administrations douanières des États membres, mais aussi comme un espace de coopération visant l’harmonisation de cette action douanière, voire son intégration et sa supra-nationalisation partielle. Pour autant, on a pu constater que ce processus demeurait largement inachevé. En outre, la coopération douanière européenne apparaît comme l’un des maillons d’une chaîne de coopération plus large faisant intervenir des acteurs publics, mais aussi privés (transporteurs, courtiers en douane, entreprises) impliqués dans la régulation mondiale des circulations. Cette coopération douanière européenne apparaît donc comme enchâssée dans d’autres dynamiques de coopération douanières, devenant un îlot d’un « archipel de coopérations » en matière de douane plus large et en redéfinition constante n Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 132 I DOSSIER quelle coopération douanière européenne dans un contexte de concurrence ? François LAFARGE La coopération douanière entre les États membres de l’Union européenne joue un rôle aussi essentiel que mal connu dans le fonctionnement de l’union douanière européenne et dans la lutte contre les fraudes douanières. Cet article, qui s’intéresse aux seuls aspects « répressifs » de cette coopération, montre qu’elle prend place dans un contexte de concurrence entre États membres qui ne lui est pas favorable. Il présente les instruments (de première génération) par lesquels elle se déploie, sans cacher qu’ils sont complexes et sans doute sous-utilisés. Une nouvelle génération d’instruments en cours de mise en œuvre pour compléter la première pourrait être plus efficace. D epuis 1968, les États membres de l’Union européenne (UE) forment une union douanière, c’est-à-dire un territoire douanier unique, où, en matière de circulation de marchandises, les frontières internes ont été supprimées et reportées aux frontières extérieures, plus précisément, aux frontières des États membres qui constituent également des frontières extérieures de l’Union (terrestres, aéroportuaires et surtout maritimes 1). Des règles communes européennes sont appliquées au passage de ces frontières. Elles portent sur le calcul et la perception des droits de douane qui frappent les marchandises importées et sur le contrôle des marchandises exportées et surtout importées. Ces règles sont adoptées par le législateur européen dans le cadre d’une des rares compétences exclusives de l’Union (article 3.1.a TFUE 2). Elles portent non seulement sur le droit douanier substantiel, mais également, jusqu’à un certain point, sur le droit douanier procédural. Depuis 1992 ces règles font l’objet d’un code dont la dernière version, le Code des douanes de l’Union (CDU) date de 2013 et est entré en vigueur en 2016 (pour sa plus grande partie 3). Comme la plupart des autres législations européennes, la législation douanière suppose une double mise en œuvre. La première est une mise en œuvre propre à chaque État membre. Il peut s’agir, par exemple, de l’application du tarif douanier commun aux marchandises qui entrent, (1) Dans le monde, 90 % des transports de marchandises sont assurés par voie de mer. (2) Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). (3) Il est accompagné d’un règlement délégué n°2015/2446 du 28 juillet 2015 qui précise et complète ses dispositions ainsi que d’un règlement d’exécution n°2015/2447 du 24 novembre 2015 qui doit permettre sa mise en œuvre uniforme dans l’Union. Quelle coopération douanière européenne dans un contexte de concurrence ? – François LAFARGE François LAFARGE Chercheur HDR à l’École nationale d’administration et maître de conférences associé à l’Université de Strasbourg, CEIE. © Xiongmao - fotolia.com DOSSIER I 133 par leur territoire, sur le territoire douanier européen 4. Comme les législations de l’Union en général, la législation douanière doit être appliquée de la manière la plus homogène possible de la part des administrations compétentes, à savoir les administrations douanières des différents États membres qui, chacune avec ses propres cultures, structures, moyens juridiques à disposition et manières de faire, sont hétérogènes 5. La seconde est une mise en œuvre transnationale ou horizontale qui oblige les administrations douanières non seulement à répondre aux demandes d’informations qu’elles reçoivent de la part de leurs homologues, mais surtout à se porter mutuellement à connaissance celles de leurs décisions d’application qui ont un effet sur tout le territoire douanier européen et qui doivent donc être appliquées, le cas échéant, par n’importe quelle administration douanière concernée 6. Pour cela, les nombreuses décisions en question ainsi que les autres informations nécessaires sont entrées dans des bases de données européennes ad hoc dont le déploiement lancé depuis les années 2000 est toujours en cours aujourd’hui 7. Bref, les administrations doivent coopérer entre elles et cette coopération est essentielle au bon fonctionnement et même au fonctionnement tout court de l’Union douanière européenne. Parallèlement à cette coopération « de fonctionnement », le droit de l’Union européenne a également créé une coopération « répressive ». Les atteintes au droit douanier sont nombreuses et diverses : désignation erronée de marchandises importées en vue de profiter de droits moins élevés, fausse déclaration d’origine des marchandises dans le but d’éviter le paiement de droits anti-dumping ou de quotas d’importation quantitatifs, utilisation abusive du régime de transit douanier… On sait qu’en matière d’importation l’objectif de l’UE est de faciliter l’entrée sur le territoire douanier européen des marchandises et celles-ci, une fois les formalités complétées, peuvent circuler librement sur ce territoire si tel est le choix de l’opérateur économique (mise en libre pratique sous réserve des formalités TVA). En conséquence, et pour s’en tenir aux atteintes qui portent sur les marchandises importées, il est nécessaire que les administrations douanières des États membres coopèrent entre elles pour repérer ces atteintes et enquêter à leur égard 8. Le présent (4) Le tarif douanier commun permet de calculer les droits de douane par défaut lorsque d’autres tarifications, plus ou moins élevées, ne sont pas applicables. (5) Limbach (K.), 2015, Uniformity of Customs Administration in the European Union, Bloosmbury. (6) C’est par exemple le cas des décisions d’agrément des opérateurs économiques. Les opérateurs économiques agréés bénéficient de facilités procédurales ou lors de contrôles ou les deux. L’agrément est délivré par l’administration douanière de l’État où l’opérateur fait la demande, sur la base de conditions communes, qui doivent donc être interprétées a priori de manière homogène. Son effet s’étend sur tout le territoire de l’union douanière et donc à l’égard de toutes les autres administrations. (7) Depuis la décision n°70/2008/CE relative à un environnement sans support papier pour la douane, les États membres coopèrent avec la Commission pour concevoir, assurer le fonctionnement et exploiter des systèmes informatiques pour l’échange d’informations entre autorités douanières nécessaires à la mise en œuvre complète de la législation douanière, en particulier « des systèmes pour l’importation et l’exportation, fonctionnant en interaction avec le système pour le transit et permettant un flux continu de données d’un système douanier à un autre dans toute la Communauté » (art. 4.1). (8) La même constatation peut être faite en matière d’exportation et de transit. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 134 I DOSSIER travail ne porte, pour des questions de place, que sur la coopération à finalité répressive. Pour comprendre cette coopération répressive, il est nécessaire de retracer le contexte dans lequel elle s’inscrit. En elle-même la coopération répressive comprend plusieurs instruments, mais ils sont complexes, souffrent de plusieurs limites et sont vraisemblablement sousutilisés. Les efforts d’amélioration sont toutefois continus et une nouvelle génération d’instruments apparaît, qui pourrait être plus efficace. Un contexte peu favorable à la coopération douanière en général et répressive en particulier La réalité du fonctionnement de l’Union douanière européenne ne se comprend que lorsqu’on sait que les États membres cherchent à attirer les flux de marchandises (à l’import et à l’export) sur leur territoire ; en d’autres termes à servir de point d’entrée dans et de sortie hors de l’Union douanière européenne 9. Les enjeux, particulièrement élevés, sont à la fois directs et indirects. Au titre des enjeux directs, les droits de douanes sur les marchandises importées constituent une ressource propre à destination du budget de l’Union, mais dont les États ont obtenu de retenir à leur profit 25 % au titre de leurs frais de perception 10. Cette part retenue ne bénéficie qu’aux États d’entrée des marchandises, quelle que soit leur destination finale. En 2015, elle s’élève à 4,7 milliards d’euros sur 23,3 milliards perçus globalement. Les enjeux indirects sont plus diffus, mais sans doute bien plus élevés encore puisqu’ils recouvrent toutes les activités générées par le passage de ces marchandises, aussi bien industrielles (aménagements portuaires, conditionnement des marchandises…) que de transports (et de plates-formes logistiques) et de services (représentants en douane, assureurs et autres…). Certains États membres, qui bénéficient de conditions naturelles extrêmement favorables sur les côtes nord-ouest de l’Europe La réalité du continentale à l’embouchure de fonctionnement de grands fleuves européens navigables l’Union douanière et à proximité des plus grands centres européenne ne industriels d’Europe, à savoir la se comprend que Belgique et les Pays-Bas, ont réalisé lorsqu’on sait que des investissements de très grande les États membres ampleur pour améliorer encore leur cherchent à position (infrastructures portuaires attirer les flux de capables d’accueillir les tonnages et marchandises (à tirants d’eau les plus élevés). Outre les facteurs naturels, ils peuvent l’import et à l’export) également « jouer » sur des facteurs sur leur territoire ; juridiques pour renforcer leur en d’autres termes position. Ils disposent tout d’abord à servir de point des marges d’interprétation et d’entrée dans et d’application que le droit douanier de de sortie hors de l’UE laisse aux autorités nationales. l’Union douanière Ainsi, alors que le CDU a déjà été européenne. élaboré pour être au plus près des réalités économiques et favoriser leur développement, renforcentils encore l’approche business oriented à leur niveau en simplifiant et en accélérant au maximum les formalités auxquelles sont soumis les opérateurs économiques qui mènent des activités sur leur territoire, parfois au risque de se voir reprocher un (trop) faible taux de contrôle des marchandises entrantes 11. Ils peuvent aussi utiliser les domaines de compétence partagée à l’égard desquels l’UE n’a pas exercé sa compétence, ce qui est surtout le cas de la définition des incriminations et des sanctions relatives aux violations du droit douanier de l’UE. À cet égard, la Commission a fait analyser 12 la situation des États en matière d’infractions douanières et de régimes de sanction pénale. Cette comparaison s’inscrivait dans la préparation d’une proposition de directive sur le cadre juridique de l’Union régissant les infractions douanières et les sanctions qui y sont applicables (COM/2013/884 final). Cette analyse a constaté de très grandes disparités entre les États membres 13 qui entraînaient des répercussions (9) Yung (R.), 2013, Mission sur l’avenir de l’union douanière en Europe, sénateur, mission confiée par le Premier ministre, décembre, p. 11. (10) Cette retenue constitue certes un manque à gagner certain pour les finances de l’UE, mais elle a l’avantage de responsabiliser les États membres dans la perception des droits de douane. (11) Charroux (G.)et Woerth (É), 2015, Rapport d’information déposé par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de l’action de la douane dans la lutte contre les fraudes et trafics, n° 2839, 3 juin, p. 12-13 ; Cour des comptes, 2015, L’action de la douane dans la lutte contre les fraudes et trafics, janvier, p. 33. Pour la Cour, « La tendance de la Commission a jusqu’à présent été de favoriser la libre circulation plutôt que le contrôle », p. 31. (12) Par un groupe de projet constitué de 24 États membres volontaires. (13) Ce malgré l’injonction du CDU, mais qui existait dès l’origine de la législation douanière européenne, selon laquelle « chaque État membre prévoit des sanctions en cas d’infraction à la législation douanière. Ces sanctions sont effectives, proportionnées et dissuasives » (art. 42.1) et malgré la jurisprudence de la Cour européenne de justice qui rappelle que dans ces cas, le principe de coopération loyale (art. 4.3 TUE) impose aux États membres de prévoir des sanctions suffisamment sévères pour être dissuasives et analogues à celles applicables aux violations du droit national d’une nature et d’une importance similaires (CJCE, 21 septembre 1989, Comm. c/Grèce, aff. C-68/88, par. 23-25 et CJUE, 28 octobre 2010, Belgisch Interventie – en Restitutiebureau, aff. C-367/09, par. 40). Quelle coopération douanière européenne dans un contexte de concurrence ? – François LAFARGE DOSSIER I 135 néfastes à au moins deux niveaux. Au sein de l’UE, « la mise en œuvre hétérogène de la législation douanière rend plus difficile la gestion efficace de l’union douanière, puisqu’un même comportement non conforme peut être traité de façons très diverses dans chacun des États membres » (COM/2013/884 final). Pour les opérateurs économiques, il ressort de la comparaison que les différences de traitement des infractions à la législation douanière de l’Union ont une « incidence sur l’égalité des conditions de concurrence qui devraient être inhérentes au marché intérieur, en ce sens qu’elles fournissent un avantage à ceux qui ne respectent pas la législation dans un État membre dont le régime de sanctions douanières est indulgent ». La proposition de directive en question, de même que celles relatives à l’harmonisation minimale du droit pénal en matière de fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, n’ont pas encore été adoptées 14. L’attitude de la Belgique et des Pays-Bas s’est révélée payante vu que c’est par les ports de Rotterdam et d’Anvers que transite la plus grande partie des marchandises entrant et sortant de l’UE. Mais cette véritable position dominante a été acquise au détriment non seulement des autres États bénéficiant aussi d’une façade maritime favorable (et au passage d’une concurrence féroce entre ces deux ports 15), mais surtout au risque d’une « harmonisation » par le bas des pratiques des autres États membres qui cherchent ainsi à rester attractifs. Pour ce qui nous intéresse ici on comprend que ce contexte n’est pas favorable à la coopération douanière répressive ni peut-être même à la coopération douanière de fonctionnement. Des instruments de coopération répressive complexes et sous-utilisés Pourtant l’arsenal est d’autant plus fourni que, pour des raisons de compétences de l’UE et de bases juridiques de ses politiques et législations, l’UE a développé deux grandes catégories de coopération douanière répressive. Les instruments qu’elles contiennent permettent des échanges de données, ainsi que la réalisation d’activités opérationnelles pour le compte d’une autre administration ou d’administrations en commun. Leur fonctionnement concret est toutefois difficile ce qui explique sans doute leur sous-utilisation. Les deux grandes catégories d’instruments de coopération douanière répressive La première catégorie d’instruments de coopération répressive a pour but de faire appliquer des règles de l’Union européenne (le CDU et les textes liés). Elle est de nature administrative. Le principal instrument à cet égard est le règlement (CE) n° 515/97 du Conseil du 13 mars 1997 relatif à l’assistance mutuelle entre les autorités administratives des États membres et à la collaboration entre celles-ci et la Commission en vue d’assurer la bonne application [de la réglementation douanière]. Il détermine « les conditions dans lesquelles les autorités administratives compétentes collaborent entre elles ainsi qu’avec la Commission en vue d’assurer le respect de la réglementation douanière dans le cadre d’un système communautaire » (art. 1). Ce règlement s’appuie sur deux bases juridiques. La première est l’article 33 TFUE qui, explicitement consacré à la coopération douanière, offre une base juridique au Parlement européen et au Conseil statuant conformément à la procédure législative ordinaire pour « prendre des mesures afin de renforcer la coopération douanière entre les États membres et entre ceux-ci et la Commission », dans les limites du champ d’application des traités. En quelque sorte, il « étend » la compétence exclusive de l’UE en matière d’union douanière à la coopération répressive de nature « administrative ». La seconde est l’article 325 TFEU, à savoir la compétence de l’Union et des États membres en matière de lutte contre la « fraude et toute autre activité illégale portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union » vu que les droits de douane constituent une ressource propre du budget de l’Union. La deuxième catégorie de coopération répressive porte sur un domaine lié à l’espace de liberté, de sécurité et de justice où les compétences sont partagées entre l’UE et les États membres. Elle a pour but de faire appliquer non plus la législation de l’UE, mais des législations nationales, plus précisément les parties des législations policières nationales relatives à la recherche des violations du droit douanier de l’Union. On qualifie cette coopération de « policière » par facilité de langage. La nécessité d’une coopération dans ce domaine a été perçue dès la conception de l’Union douanière européenne. En 1967 une convention entre les États membres de la Communauté économique européenne pour l’assistance mutuelle entre les administrations douanières respectives (14) Proposition de directive relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal COM(2012)363 final et proposition de règlement du Conseil portant création du Parquet européen COM(2013) 534 final, « avec pour mission de rechercher, de poursuivre et de renvoyer en jugement, le cas échéant, les auteurs d’infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE ». (15) « Le phénomène de concurrence entre le port d’Anvers et celui de Rotterdam pour la captation de parts de marché a conduit à la baisse du nombre et de l’efficacité des contrôles » in Charroux (G.) et Woerth (É.), Rapport d’information…, op. cit. p. 13. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 136 I DOSSIER (dite « de Naples I ») a été adoptée 16. Le détour conventionnel était indispensable en l’absence de base juridique ad hoc dans le traité à l’époque. Par la suite, la création d’un « troisième pilier » dans les traités en 1992, et son constant renforcement ultérieur, a eu deux conséquences. Il a permis l’adoption d’instruments de coopération répressive spécifiques aux douanes comme la convention sur l’emploi de l’informatique dans le domaine des douanes du 26 juillet 1995 (et ses textes liés). Cette convention a ensuite été transformée en une décision 2009/917/JAI du Conseil du 30 novembre 2009 sur l’emploi de l’informatique dans le domaine des douanes. En revanche, la convention de Naples de 1967 a certes été révisée en 1997 17 pour permettre une coopération plus intense, mais sans être « communautarisée » par la suite comme la précédente, alors qu’elle pourrait également l’être. Le troisième pilier a également permis l’ouverture des instruments « généraux » en matière de coopération policière aux autorités douanières, ouverture consacrée par l’article 87.1 TFUE selon lequel « l’Union développe une coopération policière qui associe toutes les autorités compétentes des États membres, y compris les services de police, les services des douanes et autres services répressifs spécialisés dans les domaines de la prévention ou de la détection des infractions pénales et des enquêtes en la matière ». Cela signifie que les administrations douanières peuvent utiliser les instruments de la coopération policière 18, qu’elles sont également présentes dans certains organes transnationaux de coopération policière comme les Centres de coopération policière et douanière (CCPD) ou comme les Unités information passager 19 et enfin que les questions douanières relèvent des compétences de l’Europol 20. Cela dit, ce travail se concentre sur les seuls instruments de coopération douanière répressive de nature « policière » spécifiques aux douanes. Communication d’informations, actions pour le compte de et actions conjointes Les développements précédents expliquent que chaque modalité de coopération existe en double : une « administrative » et une « policière ». Cela ne signifie pas, pour autant, que la symétrie soit parfaite, loin s’en faut : le contenu, certains aspects de procédure et de garanties, ainsi, bien sûr, que les finalités, changent. Plutôt que de présenter le contenu de l’une puis celui de l’autre, ce qui amènerait à des redites, on préfère présenter les objets sur lesquels elles portent : communication d’informations et activités opérationnelles (« actions pour le compte de » et « actions communes »). Ce découpage, fait dans un but didactique, n’est évidemment pas aussi net dans la pratique ni même dans les textes. Une large gamme d’instruments a été mise en place au titre de la communication d’information. Deux types de communication sont possibles aussi bien dans le domaine de la coopération « administrative » que dans celui de la coopération « policière » : la communication « automatique » qui oblige chaque autorité à communiquer systématiquement vers toutes les autres, sans demande préalable de leur part, des informations prédéfinies (les décisions d’application à effet européen) au moyen de bases de données européennes et la communication en « accès conditionnel » qui désigne l’obligation pour les autorités compétentes d’un État membre de prendre connaissance des informations entrées par les autres administrations dans une base de données, en vertu d’obligations de coopération automatique, et de leur donner l’effet qu’elles doivent avoir auprès d’elles 21. La base de données en question, le Système d’information des douanes (SID), est en fait double, avec un versant coopération « administrative » et un versant coopération « policière », cela pour respecter la différence de bases juridiques, et même si l’infrastructure technique est unique. (16) Cette convention a pu être une source d’inspiration pour la convention d’application de l’accord de Schengen. (17) Son nouveau titre est convention établie sur la base de l’article K.3 du traité sur l’Union européenne, relative à l’assistance mutuelle et à la coopération entre les administrations douanières (Naples II). (18) Par exemple, la décision-cadre 2006/960/JAI du Conseil du 18 décembre 2006 relative à la simplification de l’échange d’informations et de renseignements entre les services répressifs des États membres et de l’Union européenne inclut les services douaniers parmi les « services répressifs compétents ». (19) Mises en place pour traiter les données des dossiers passagers fournis par les compagnies aériennes par la directive n° 2016/681 relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière. (20) Selon le règlement (UE) 2016/794 du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2016 relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération des services répressifs, l’objectif d’Europol est d’« appuyer et de renforcer l’action des autorités compétentes des États membres et leur collaboration mutuelle dans la prévention de la criminalité grave affectant deux ou plusieurs États membres, du terrorisme et des formes de criminalité qui portent atteinte à un intérêt commun qui fait l’objet d’une politique de l’Union, ainsi que dans la lutte contre ceux-ci ». Parmi ces formes de criminalité, l’annexe I du règlement mentionne explicitement, les « infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ». (21) La coopération « administrative » permet également la communication d’information sur demande ainsi que la communication « spontanée » d’information qui oblige une autorité donnée à communiquer à une ou plusieurs autres autorités, de manière ponctuelle, à tout moment et sans demande préalable de la part d’une autorité requérante, les informations qu’elle estime pouvoir être utiles à ces autres autorités. Quelle coopération douanière européenne dans un contexte de concurrence ? – François LAFARGE DOSSIER I 137 L’objectif du versant coopération « administrative » du SID homologue d’un autre État membre, aussi bien en matière est « d’aider à prévenir, à rechercher et à poursuivre les opérations qui de coopération « administrative » que de coopération sont contraires aux réglementations douanières, « policière », de procéder pour son en rendant les données plus rapidement compte à des « surveillances spéciales » disponibles et en renforçant ainsi l’efficacité ou des « enquêtes administratives La coopération des procédures de coopération et de contrôle appropriées » et en recevoir les douanière des autorités compétentes » (art. 23.2 du résultats (actions pour le compte « répressive » fait règlement n° 515/1997). L’objectif du de). Les modifications apportées l’objet d’une relative versant « policier » du SID « est d’aider à par la convention Naples II de 1997 coordination au prévenir, rechercher et poursuivre les infractions permettent à la coopération douanière niveau européen, graves aux lois nationales en rendant les « policière » de prendre des formes d’autant plus données plus rapidement disponibles et en de coopérations plus « avancées » renforçant ainsi l’efficacité des procédures de appelées « actions transfrontalières » nécessaire que les coopération et de contrôle des administrations selon lesquelles les administrations formes qu’elle prend douanières des États membres » (art. 1.1 de compétentes des États membres sont complexes. la décision n° 2009/917/JAI). Chaque peuvent se prêter mutuellement Mais, alors que la SID se compose d’une base de données l’assistance nécessaire en terme de coordination de centrale accessible à partir de terminaux personnel et d’organisation pour la plupart des cas placés dans chacun des États membres la prévention, la recherche et la de coopération et à la Commission 22. La Commission répression d’infractions, mais dans semblables est assure la gestion technique des deux. certains domaines limitativement exercée par une Pour chacun des SID, des règles, qui énumérés (trafics illicites, commerce agence européenne, peuvent varier, précisent les catégories illégal transfrontalier de marchandises de données qui peuvent être introduites taxables dans un but d’évasion fiscale…). en matière douanière du moment qu’elles sont nécessaires Les actions transfrontalières sont la elle relève de la à l’accomplissement de son objectif poursuite au-delà des frontières (en Commission. (données relatives aux marchandises, cas de poursuite d’un flagrant délit), moyens de transport, entreprises…). l’observation transfrontalière, la livraison Des données à caractère personnel surveillée, les enquêtes discrètes et les peuvent également être introduites dans les deux cas, équipes communes d’enquêtes spéciales qui prennent mais selon des règles particulières 23. Une base de données le nom d’opérations douanières conjointes (actions spécifique, le Fichier d’identification des dossiers d’enquêtes communes). Toutes font l’objet d’un certain nombre de (FIDE), est en outre incluse dans chaque SID. La finalité du conditions communes, comme en matière de commission FIDE « administratif » est de permettre à la Commission ou d’infractions ou de dommages par les agents qui aux autorités compétentes des États membres « qui ouvrent interviennent sur le territoire d’un autre État membre que un dossier d’enquête administrative ou qui enquêtent sur une ou celui de l’administration dont ils dépendent ou l’utilisation plusieurs personnes ou entreprises d’identifier les autorités compétentes des résultats obtenus comme éléments de preuve. des autres États membres ou des services de la Commission qui sont en train d’enquêter ou ont enquêté sur les personnes ou entreprises La coopération douanière « répressive » fait l’objet d’une concernées » (art. 41 bis, règlement n° 515/1997). La finalité relative coordination au niveau européen, d’autant plus du FIDE « policier » est « de permettre aux autorités d’un État nécessaire que les formes qu’elle prend sont complexes. membre compétentes en matière d’enquêtes douanières, ainsi qu’à Mais, alors que la coordination de la plupart des cas Europol et à Eurojust, d’identifier les autorités compétentes des autres de coopération semblables est exercée par une agence États membres qui enquêtent ou ont enquêté sur ces personnes ou européenne 24, en matière douanière elle relève de la entreprises » (art. 15.2, décision n° 2009/917/JAI). Commission et encore uniquement en ce qui concerne la coopération « administrative 25 ». La version d’origine Au titre des activités opérationnelles, une administration du règlement n° 515/1997 a prévu deux instruments douanière peut demander à une administration de coordination dont l’un a été très étoffé par la suite. (22) Dans le cas du SID « policier » la Commission ne dispose pas de terminal. (23) Dans son ensemble, le SID présente plusieurs traits communs avec le Système d’information Schengen. (24) Par exemple, la coopération liée à la gestion des frontières extérieures peut être coordonnée par Frontex… (25) Le versant coopération « policière » ne fait pas l’objet de coordination explicite. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 138 I DOSSIER Le premier oblige les autorités compétentes de chaque État membre à communiquer à la Commission les métadonnées relatives aux fraudes et tendances de fraudes douanières (types de marchandises, méthodes utilisées, demandes d’assistance, actions entreprises et informations échangées). En retour la Commission communique à ces autorités, « toute information de nature à leur permettre d’assurer le respect de la réglementation douanière ». Le deuxième porte sur la fourniture par les États membres de « toutes les informations appropriées […] nécessaires à la connaissance d’opérations contraires ou paraissant être contraires » à la réglementation douanière et « présentant un intérêt particulier sur le plan communautaire », car concernant plus d’un État ou pouvant se reproduire dans plus d’un État. Les informations s’étendent aux mesures prises par les États membres pour y faire face. L’Office européen de lutte contre la fraude (Olaf) gère ces coordinations au nom de la Commission au moyen d’une plate-forme d’échange d’informations, le système d’information antifraude (Afis) qui comprend plusieurs bases de données consacrées aux questions douanières. Les informations obtenues dans le cadre de ces deux coordinations peuvent être utilisées dans deux buts. Tout d’abord, l’Olaf peut demander aux États membres concernés soit de réagir de manière ad hoc (surveillance spéciale…) soit de mettre en place une enquête administrative dans laquelle ses agents peuvent être présents. Ensuite, ces informations peuvent être stockées, exploitées et échangées pour élaborer des analyses stratégiques et opérationnelles dont les résultats sont échangés. C’est à partir de cette finalité que l’UE a développé une nouvelle génération d’instruments (cf. infra). Quel fonctionnement concret ? Les instruments de coopération présentés comportent des limites. La première est qu’ils sont complexes, ce sur quoi on ne revient pas. La seconde est qu’ils contiennent de nombreuses difficultés techniques. Citons-en trois. Le fonctionnement du SID est gêné, entre autres, par l’absence de finalité d’analyse et par l’obligation faite aux administrations compétentes de réexaminer chaque année les données qu’il contient, source de charge administrative disproportionnée par rapport aux moyens des États membres. Les potentialités de l’Afis sont sous-exploitées par le fait que les États membres n’ont pas la possibilité de définir les utilisateurs des informations qu’ils y introduisent. Les procureurs nationaux hésitent à faire usage des documents obtenus au titre de l’assistance mutuelle comme moyen de preuve, car les dispositions du règlement n° 515/1997 ne sont pas suffisamment claires. Des difficultés du même ordre peuvent également découler de l’impact de dispositions ayant un autre objet. Par exemple, l’entrée en vigueur de la décision n° 70/2008/CE du 15 janvier 2008 relative à un environnement sans support papier pour la douane a eu pour conséquence de ne plus obliger les opérateurs économiques à transmettre les documents accompagnant leurs déclarations d’importation et d’exportation aux autorités douanières, mais de les conserver par-devers eux, quitte à les communiquer sur demande. Pour l’Olaf, cela entraîne des retards dans la réalisation de ses enquêtes dans le domaine des douanes, car il doit faire appel auxdites autorités pour l’aider à obtenir ces documents des opérateurs. Il est difficile de trouver des informations sur le fonctionnement concret de ces coopérations. Il n’existe pas, à notre connaissance, de rapports et de données publics disponibles sur le SID, ni sur le FIDE. Des quelques éléments disparates relevés, on retire toutefois une impression de sous-utilisation. Par exemple, le document par lequel l’Assemblée nationale française a examiné en 2008 la proposition de décision du Conseil transformant la convention sur l’emploi de l’informatique dans le domaine des douanes du 26 juillet de 1995 (et ses textes liés) en une décision 2009/917/JAI du Conseil du 30 novembre 2009 sur l’emploi de l’informatique dans le domaine des douanes indique que le SID, dont la mise en œuvre concrète remonte à 2003, « est très peu consulté et encore plus rarement complété » 26. Si cette sous-utilisation était confirmée par des retours plus systématiques, elle pourrait vraisemblablement s’expliquer par plusieurs facteurs. Les difficultés techniques ci-dessus n’en constitueraient qu’un seul. Le contexte de concurrence entre États membres qu’on a vu y jouerait sans doute aussi un rôle non négligeable en pouvant avoir pour effet de dissuader certains d’entre eux d’y introduire les données qu’ils recueillent sur leur territoire. Enfin, et plus généralement, il faudrait aussi prendre en compte les limites structurelles des instruments de coopération douanière répressive. Ceux-ci font en effet circuler entre les administrations nationales et la Commission des informations qui sont ponctuelles et portent sur celles des « opérations [douanières] qui sont contraires aux réglementations douanières » que les administrations ont repérées ou qu’elles soupçonnent sur la base de ce qu’elles ont eu à connaître et à chercher dans l’exercice de leurs fonctions. Cette approche, « classique » pour les coopérations de ce genre, a, comme les autres, fortement bénéficié de l’introduction de bases de (26) AN, E4104, 25 novembre 2008. Quelle coopération douanière européenne dans un contexte de concurrence ? – François LAFARGE DOSSIER I 139 données informatiques et d’instruments de communication électronique qui ont permis de faire circuler très vite et partout de l’information déjà connue quelque part, mais sans que cela modifie les limites en questions. Améliorations techniques et nouvelle génération d’instruments L’UE cherche à répondre à ces difficultés aussi bien en multipliant les améliorations techniques qu’en mettant en place une nouvelle génération d’instruments, les « répertoires » de la Commission. Améliorations techniques L’UE montre un réel effort de long terme pour à la fois simplifier et rendre plus efficace le cadre juridique existant de la coopération douanière répressive. Tout d’abord, elle améliore la qualité de ses sources. À ce titre, la convention de 1995 sur l’emploi de l’informatique dans le domaine des douanes a été transformée en décision-cadre en 2009 et des améliorations sur le fond y ont été apportées au passage 27. Ensuite, elle révise « périodiquement » le règlement n° 515/1997 (2003, 2008 et 2015) pour remédier à chaque fois à plusieurs des difficultés évoquées. Citons là encore plusieurs exemples. La procédure régissant la conservation des données dans le SID a été simplifiée, en supprimant l’obligation de réexaminer les données chaque année et en portant à cinq ans, voire sept, la durée de conservation des données. Les catégories de données pouvant être introduites ont été enrichies (retenues, saisies ou confiscations) et précisées 28. Le transfert à l’Olaf des documents justificatifs produits ou réunis par les opérateurs économiques, pour les besoins des enquêtes liées à la mise en œuvre de la réglementation douanière a été facilité. L’utilisation des documents obtenus suite à une opération de coopération répressive comme élément de preuve auprès d’autres juridictions a été précisée. On notera cependant que ces avances restent ponctuelles et qu’elles sont parfois en deçà de ce que la Commission proposait. La mise en place d’une nouvelle génération d’instruments : plus de coordination, moins de coopération ? À partir du milieu des années 1990, les acteurs impliqués dans les questions douanières ont pris conscience du rôle encore plus important que pouvaient jouer les technologies de l’information en matière de contrôles, à savoir non seulement faire circuler des informations, mais aussi collecter numériquement le plus d’informations possible relatives à la totalité des mouvements de marchandises (et éléments connexes) et ensuite détecter les corrélations significatives entre elles en fonction de critères d’analyse de risques douaniers préalablement identifiés et modifiés en feed back. Les résultats de ces analyses ne sont alors plus des faits avérés ou soupçonnés, mais des indications de risques. Cette nouvelle approche des contrôles douaniers a été actée avec l’adoption de deux textes élaborés au sein de l’Organisation mondiale des douanes, l’un en 1999, la convention internationale pour la simplification et l’harmonisation des régimes douaniers (dite « convention de Kyoto », entrée en vigueur en 2006), l’autre en 2005, les normes SAFE visant à sécuriser et simplifier le commerce mondial (soft law internationale). La législation douanière de l’UE l’a reprise à son compte depuis 2005. Aujourd’hui, le CDU la formule ainsi : « les contrôles douaniers autres que les contrôles inopinés sont principalement fondés sur l’analyse de risques pratiquée à l’aide de procédés informatiques de traitement des données, et visent à déceler et à évaluer les risques et à élaborer les contremesures nécessaires, sur la base des critères établis au niveau national ou au niveau de l’Union et, le cas échéant, au niveau international » (art. 46). L’analyse de risques suppose l’élaboration d’un « cadre commun de gestion des risques » fondé sur trois éléments : tout d’abord un « échange d’informations en matière de risques et de résultats d’analyses de risques entre les administrations douanières » qui, étrangement, n’est pas automatique vu qu’une marge d’appréciation est laissée à ces administrations 29, l’établissement de « critères et de normes communs en matière de risque 30 » et enfin l’établissement de « critères et de normes communes en matière de mesures de contrôle et de domaines de contrôle prioritaires ». L’analyse de risques (27) Extension des objectifs de ce SID (réalisation d’analyses stratégiques et opérationnelles), accroissement des données pouvant y être introduites (retenues, saisies ou confiscations) et ouverture de ces données à Europol et Eurojust. (28) Règlement d’exécution 2016/346 de la Commission du 10 mars 2016 déterminant les éléments à introduire dans le système d’information douanier. (29) Qui ne doivent échanger les éléments en question que lorsqu’elles « estiment que les risques sont significatifs et requièrent un contrôle douanier et que les résultats de ce contrôle indiquent que l’événement à l’origine des risques est survenu ou lorsque les résultats d’un contrôle n’indiquent pas que l’événement à l’origine des risques est survenu, mais qu’elles estiment que la menace présente un risque élevé ailleurs dans l’Union ». (30) Commission européenne, Communication relative à la stratégie et au plan d’action de l’UE sur la gestion des risques en matière douanière : faire face aux risques, renforcer la sécurité de la chaîne d’approvisionnement et faciliter le commerce, COM/2014/0527 final. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 140 I DOSSIER s’appuie sur un Système informatique relatif à la gestion du risque et aux contrôles douaniers qui est « utilisé aux fins de l’échange et du stockage des données relatives à la communication entre les autorités douanières des États membres et la Commission de toutes les informations relatives aux risques » 31. Cette approche a d’abord été mise en œuvre dans le domaine des risques en matière de sûreté – sécurité des marchandises à destination de l’UE 32. Elle a pris la forme du Système de contrôle des importations (SCI) qui permet à la Commission et aux États membres, en fonction de critères communs, d’analyser les risques et de recommander les contrôles appropriés ; cela grâce au traitement des données figurant dans les déclarations sommaires d’entrées envoyées par les opérateurs avant l’arrivée des marchandises sur le territoire douanier. Le cas échéant, il revient à chaque État membre de réaliser ces contrôles. Cette approche a ensuite été mise en place dans le domaine de la lutte contre les opérations contraires aux réglementations douanières par les révisions de 2008 et 2015 du règlement n° 515/1997. Ces dernières ont tout d’abord étendu les finalités du SID à l’analyse des risques. Ensuite et surtout, elles ont créé trois répertoires (fichiers d’autres fichiers ou leurs adresses) auprès de la Commission (en pratique d’Olaf). Ces répertoires sont soumis à des règles de fonctionnement et d’accès (parfois communes, parfois propres), comme celles relatives à l’accès des administrations nationales (en général celles ayant accès au SID) ou celles relatives à la circulation des analyses réalisées. Le premier est le « répertoire du transport ». Les données qu’il contient émanent des fournisseurs de services, publics ou privés, dont les activités sont liées à la chaîne d’approvisionnement internationale auxquelles la Commission a accès ou qu’elle extrait et qu’elle peut réutiliser 33. La Commission peut comparer et différencier les données, les indexer, les enrichir au moyen d’autres sources, les analyser. Les données concernent en particulier les mouvements des conteneurs et/ou des moyens de transport ainsi que les marchandises, les personnes et les entreprises concernées par ces mouvements. Le second est le répertoire des messages sur le statut des conteneurs « répertoire CSM ». Il complète en fait le répertoire précédent qui n’obligeait pas les transporteurs à communiquer à la Commission les informations dont ils se servaient pour « tracer » leurs conteneurs, ce qu’ils doivent directement faire vers le répertoire CSM désormais. Des dispositions, complétées par des actes délégués, précisent la période de notification des CSM, la fréquence de notification ainsi que les événements déclenchant les notifications CSM 34. Le troisième est le « répertoire des importations, exportations et transit » qui contient les informations relatives à ces trois mouvements. La Commission y reproduit systématiquement les données issues non pas directement des opérateurs comme dans les deux répertoires précédents, mais des systèmes d’information qu’elle coordonne en application de la législation douanière dans le cadre de la coopération de fonctionnement qu’on a évoquée au début de cet article. L’intérêt de ce « système des répertoires », qui est en cours de déploiement et dont certains éléments n’ont pas encore été mis en place, ou ne sont volontairement pas disponibles 35, réside non seulement dans la quantité massive de données que ses trois composantes permettent de traiter, mais également dans le fait que ces données peuvent être comparées d’un répertoire à l’autre, ce qui génère plus de possibilités de corrélations. Il s’apparente plus à un système de coordination européenne de l’information que de coopération entre États membres comme les instruments décrits supra. Il ne rend pas la coopération moins nécessaire (des liens avec un SID renforcé sont tissés), mais la complète en la redimensionnant. En effet, une fois opérationnel, il devrait fournir à chaque État membre un panorama complet des risques auxquels il est soumis et des réponses qu’il peut apporter en termes de contrôle, ce qui, à son tour, devrait entraîner une meilleure répartition de ses capacités opérationnelles. Cela semble a priori plus efficace que les informations ponctuelles apportées par les instruments précédents. La mise en œuvre concrète des conséquences de ces analyses de risques, en particulier les contrôles, relève toujours des États membres, ce qui est normal en l’état actuel de l’intégration européenne. Cependant, les États bénéficient de marges de manœuvre importantes qui (31) Dont les grandes catégories de contenu sont précisées par l’art. 36 du règlement d’exécution 2015/2447 de la Commission du 24 novembre 2015 établissant les modalités d’application de certaines dispositions du règlement n°952/2013 établissant le Code des douanes de l’Union. (32) Avec le règlement n°648/2005 du 13 avril 2005 modifiant le règlement (CEE) n°2913/92 du Conseil établissant le Code des douanes communautaire. (33) Les conditions de l’accès aux données ou de leur extraction font l’objet d’un accord technique entre la Commission et le fournisseur de service. (34) Arrivée dans/ou départ d’une installation de chargement ou de déchargement, chargement sur ou déchargement d’un moyen de transport… (35) Comme les critères et normes communs en matière de risques et en matière de mesures de contrôle. Quelle coopération douanière européenne dans un contexte de concurrence ? – François LAFARGE DOSSIER I 141 peuvent faire douter d’une mise en œuvre homogène. Premièrement, ils n’ont apparemment pas d’obligation de procéder aux contrôles que suggèrent les analyses de risque. Deuxièmement, les États peuvent mener leurs propres analyses de risques. Troisièmement, les transferts d’information en matière de risques relèvent en partie de leur appréciation. Quatrièmement, la sanction de la violation par les transporteurs des obligations de transfert des données CSM leur est remise, avec ce que cela suppose en termes de risques d’hétérogénéité 36. En parallèle, la situation de concurrence « contre-productive » entre certains États membres est laissée sans réponse, même s’il est vrai que cela ne pouvait pas être réglé dans le cadre de modifications du règlement n° 515/1997. Chacune des marges de manœuvre ci-dessus laissée aux États membres peut constituer un échelon d’adaptation opérationnel nécessaire. Mais, prises dans leur ensemble, elles sont de nature à maintenir la prévalence des intérêts nationaux bien compris. À l’égard de cette nouvelle génération d’instruments cela peut se manifester, de la part de certains États membres, par l’application de la même « retenue » que celle qu’ils ont manifestée à l’égard de la mise en œuvre de la génération précédente d’instruments de coopération douanière répressive n (36) Risque réalisé en matière de sanctions douanières en général comme on l’a vu. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 142 I DOSSIER Les incohérences de la dimension externe de l’espace de liberté, de sécurité et de justice Coralie MAyEUR-CARPENtIER les pirates 2. La mer est un lieu hostile et pourtant synonyme de richesses multiples. C haque année, dix mille navires européens traversent des zones maritimes dangereuses 1 . Les potentielles victimes de pirates sont multiples. Les commerçants, les touristes ou encore le personnel navigant sont exposés à ce risque. Dans l’Antiquité, l’insécurité en mer était déjà présente, César lui-même a été capturé par L’image du pirate des mers semble unanimement admise. L’avocat général Colomer 3 énonce que : « tout enfant serait capable de décrire cet archétype, par la simple énumération de ses traits les plus caractéristiques : la jambe en bois, le crochet en guise de main, la barbe hirsute et le bandeau sur l’œil, tribut pour avoir choisi ce style de vie hasardeuse, pleine d’aventures et de dangers ». Dans de nombreux romans, le corsaire est la figure de l’aventurier. La description des conflits entre (1) Selon le Parlement européen, résolution du 10 mai 2012 sur la piraterie en mer, voir le point E., JOUE, C 261, du 10 septembre 2013, p. 34. (2) Suétone, Vies des douze Césars, César, IV ; Folio-Gallimard, Paris, p. 36. (3) L’affaire C-132/07 concernait la piraterie commerciale et non la piraterie maritime. Au début de ses conclusions, prononcées le 8 avril 2008, l’avocat général montre que les pirates en mer sont plus facilement identifiables que les autres. (Voir les points 1 à 3). L’Union européenne et la lutte contre la piraterie maritime – Coralie MAYEUR-CARPENTIER © Jörg Hüttenhölscher - fotolia.com L’Union européenne et la lutte contre la piraterie maritime DOSSIER I 143 pirates à l’assaut d’un navire et ses occupants est néanmoins souvent violente. L’acte de piraterie est défini par la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer 4. Il s’agit de « tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l’équipage ou des passagers d’un navire ou d’un aéronef privé, agissant à des fins privées, et dirigé 5 ». En outre, quatre conditions cumulatives doivent être réunies pour qualifier l’acte de piraterie : être commis par et contre un navire ou un aéronef, être commis en haute mer, contre des personnes ou des biens, à des fins privées. Alors que la définition ou les conditions posées pour caractériser l’acte commis sont acceptées par les États sur le fondement de cette convention 6, ils n’ont pas posé des règles de compétences du juge pour sanctionner le criminel en mer. En outre, l’application des textes notamment au moment de l’arrestation de l’auteur de l’acte de piraterie pose de nombreux problèmes aux États concernés. En faisant application de plusieurs résolutions de l’assemblée générale des Nations unies, les États et les institutions de l’Union se sont engagés militairement à protéger la circulation en mer. Le point de départ de cette action était destiné à protéger l’acheminement du programme alimentaire mondial 7. L’Union européenne se fonde sur la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Elle se fonde également sur d’autres textes des Nations unies et s’est engagée par le vote d’une action commune en 2008 à lutter contre la piraterie maritime. La mission concerne la protection des navires du programme alimentaire mondial ainsi que de l’ensemble des navires marchands et la prévention des actes de piraterie et de vols en mer. Coralie MAYEURCARPENTIER Maître de conférences en droit public à l’Université de BourgogneFranche-Comté, CRJFC. Les actions sont donc fondées sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) alors qu’elles relèvent pourtant matériellement aussi bien de l’espace de liberté, de sécurité, et de justice (ELSJ). Plusieurs affaires tranchées par la Cour de justice ont porté sur l’identification de la matière concernée. Elles ont montré que la question de la piraterie maritime « est d’une grande importance politique, voire constitutionnelle 8 ». Dans ces affaires, chaque fois que le Parlement européen a contesté l’acte adopté et obtenu satisfaction, il a fait progresser l’Union de droit en affirmant son rôle dans les relations extérieures 9 . Par ailleurs, les litiges relatifs au choix de la base juridique dans ce domaine confirment l’enchevêtrement de l’espace de liberté, de sécurité et de justice et de la politique étrangère et de sécurité commune. L’engagement de l’Union européenne dans la lutte contre la piraterie maritime participe en effet aussi bien des relations extérieures que de la matière judiciaire, car les actes adoptés concernent l’espace de liberté, de sécurité et de justice dans sa dimension extérieure. Cette dernière n’est toutefois pas suffisamment délimitée et identifiée par le traité de sorte que les bases juridiques choisies devraient être multipliées pour correspondre à l’action menée. La situation est cependant fréquente lorsqu’il s’agit d’actes relevant de la dimension extérieure de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, ce qui révèle les incohérences de la matière. Cet enchevêtrement présente un aspect technique et peut freiner les actions envisagées. Pour l’éviter, l’Union européenne devrait affirmer différemment son rôle sur la scène internationale pour lutter contre la piraterie maritime et procéder pour cela aux évolutions nécessaires à l’effectivité de ses actions. (4) Convention adoptée par les Nations unies le 10 décembre 1982, recueil des traités des Nations unies, 1994, vol. 1834 I-31363. (5) Article 101 de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, précitée. (6) Au sujet de la définition et sur l’interprétation des règles de droit international, voir Pancracio (JP.), 2015, « Piraterie maritime contemporaine. Questionnements du droit », in Chevalier-Geovers (c.) et Schneider (C.), L’Europe et la lutte contre la piraterie maritime, Pédone, Paris. (7) Action commune 2008/851/PESC du Conseil du 10 nov. 2008 concernant l’opération militaire de l’Union européenne en vue d’une contribution à la dissuasion, à la prévention et à la répression des actes de piraterie et de vols à main armée au large des côtes de la Somalie, JOUE, L301 du 12 nov. 2008, p. 33-37. (8) Voir Kokott (J.), conclusions sur l’affaire C-263/14, prononcées le 28 octobre 2015, point 4. (9) Au sujet du rôle du Parlement européen, voir l’étude de Flavier (H.), « Parlement européen et relations extérieures : une révolution démocratique en marche ? », RTDE, 2016, p. 293-317. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 144 I DOSSIER L’affirmation imprécise du rôle de l’Union pour lutter contre la piraterie Le rôle de l’Union européenne sur la scène internationale est parfaitement affirmé dans les matières relevant d’une compétence exclusive. Ce n’est pas le cas en matière de politique étrangère ou de coopération policière et judiciaire. Ces domaines sont toujours marqués ensemble par l’intergouvernementalisme qui les identifiait avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et les États gardent une compétence pour agir, ce qui peut être générateur de confusion pour les États tiers. La répartition horizontale des compétences n’est pas non plus clairement établie en raison de la particularité des domaines concernés. La matière est alors un terreau favorable au contentieux de la base juridique et l’effectivité des actions menées repose sur des aspects exogènes. La compétence disputée La piraterie maritime peut être éradiquée par la dissuasion des comportements criminels en mer et au moyen d’une sanction appropriée. Pour y procéder, les institutions ont conclu des accords externes avec les États tiers concernés. Le contenu des accords renseigne sur la particularité de la matière et notamment sur la diversité des actions. Cette particularité est aussi présente dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En dépit de l’importance des aspects judiciaires, la Cour de justice affirme le rattachement matériel de la lutte contre la piraterie à la politique étrangère et de sécurité commune. limités pour garantir la mise en place d’une politique des transports sûre. Les actes adoptés n’ont pas pour objet de prévoir la participation des institutions communautaires à la lutte contre la piraterie maritime. Le premier acte adopté par les institutions dans cet objectif est fondé sur le traité sur l’Union européenne, adopté en 2008 ; il repose sur les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies afin de protéger l’acheminement du programme alimentaire mondial. L’action commune adoptée est la base juridique de l’opération militaire Atalanta créée « en vue d’une contribution à la dissuasion, à la prévention et à la répression des actes de piraterie et de vols à main armée au large des côtes de la Somalie 10 ». Le texte identifie l’action menée comme étant une opération militaire en conformité avec les règles de droit international. Le texte prévoit également que les États concernés peuvent « appréhender, retenir et transférer les personnes suspectées d’avoir l’intention de commettre, commettant ou ayant commis un acte de piraterie 11 ». Afin de renforcer la sécurité en mer, les institutions de l’Union européenne ont conclu des accords externes avec les États tiers concernés par la piraterie. Deux accords ont été conclus : avec l’île Maurice 12, d’une part, et avec la Tanzanie 13, d’autre part. Leur objet est le même, il s’agit de prévoir les conditions et les modalités de transfert des personnes retenues par les forces militaires de l’Union européenne dans le cadre de l’opération Atalanta en raison de leur participation avérée ou soupçonnée à un acte de piraterie maritime. Le rattachement matériel de la lutte contre la piraterie La base juridique de conclusion de ces deux accords a été contestée par le Parlement européen. Les actes ayant été conclus sur le fondement de la politique étrangère et de sécurité commune, le Conseil a agi seul et le Parlement n’a pas été associé à leur procédure de conclusion. Pourtant, le Parlement estime que ces accords ne concernent pas exclusivement la politique étrangère et de sécurité commune, mais relèvent également de la coopération judiciaire en matière pénale. Les premiers textes des institutions qui évoquent la piraterie maritime ont été adoptés au milieu des années 1970, au moment de l’affirmation d’une politique communautaire des transports. Les comportements criminels commis en haute mer menacent la liberté de circulation et doivent être La Cour de justice a donné en partie raison au Parlement. En effet, dans ces deux affaires 14 tranchées par la grande chambre de la Cour, elle a montré que les aspects de droit pénal et de coopération judiciaire sont des outils destinés à permettre la réalisation de la mission Atalanta. L’opé- (10) Action commune 2008/851/PESC du Conseil, du 10 nov. 2008, précitée. (11) Voir l’article 2 de l’action commune 2008/851/PESC précitée. (12) Accord entre l’Union européenne et la République de Maurice, relatif aux conditions de transfert, de la force navale placée sous la direction de l’Union européenne à la République de Maurice, des personnes suspectées d’actes de piraterie et des biens associés saisis et aux conditions des personnes suspectées d’actes de piraterie après leur transfert, JOUE, du 30 sept. 2011, L254, p. 3. (13) Accord entre l’Union européenne et la République unie de Tanzanie relatif aux conditions de transfert, de la force navale placée sous la direction de l’Union européenne à la République unie de Tanzanie, des personnes soupçonnées d’actes de piraterie et des biens associés saisis, JOUE, du 11 avril 2014, L108, p. 3. (14) CJUE, 24 juin 2014, Parlement c./Conseil, aff. C-658/11 et CJUE, 14 juin 2016, Parlement européen et Commission c./Conseil, aff. C-263/14. L’Union européenne et la lutte contre la piraterie maritime – Coralie MAYEUR-CARPENTIER DOSSIER I 145 ration fondée sur la PESC pouvait donc présenter des les régimes distincts des dispositions de la politique étrangère aspects relevant de la coopération judiciaire et pénale sans d’une part, et de l’espace de liberté, de sécurité et de justice d’autre part, empêchent de les associer remettre en cause son fondement jupour adopter un acte. Contrairement ridique. Cependant le Parlement auaux affirmations de la Cour de justice rait dû être informé, c’est pourquoi selon lesquelles le choix de la base la Cour de justice annule l’acte de LA LUttE CONtRE LA juridique repose sur la finalité et le conclusion de l’accord dans les deux PIRAtERIE MARItIME LE contenu de l’acte, la procédure imposée cas, mais en maintenant ses effets. pour l’adopter contribue autant au CONFIRME. LA COUR DE choix de sa base juridique. Ces deux arrêts font une application JUStICE AFFIRME SON classique des principes posés par la La lutte contre la piraterie maritime le Cour de justice au sujet du contenRAttACHEMENt à LA confirme. La Cour de justice affirme tieux de la base juridique. Elle rapPOLItIqUE ÉtRANGèRE DE son rattachement à la politique étranpelle le principe selon lequel une base gère de sécurité commune et énonce juridique unique doit être privilégiée, SÉCURItÉ COMMUNE Et que les aspects relevant de l’espace ce qui a pour effet de laisser la lutte ÉNONCE qUE LES ASPECtS de liberté, de sécurité et de justice contre la piraterie dans le domaine de sont considérés comme accessoires la politique de sécurité. RELEVANt DE L’ESPACE DE à la politique étrangère de sécurité LIBERtÉ, DE SÉCURItÉ Et DE commune. Dans les deux affaires 17, L’examen de la lutte contre le Parlement ne conteste pas que JUStICE SONt CONSIDÉRÉS le terrorisme l’accord, conclu avec la République et les incohérences des COMME ACCESSOIRES à LA de Maurice dans un cas et avec la Tanzanie dans l’autre cas, relève de affirmations de l’Union POLItIqUE ÉtRANGèRE DE la politique étrangère et de sécurité SÉCURItÉ COMMUNE. Le raisonnement de la Cour de justice commune, mais il en conteste la nadoit être rapproché de celui qu’elle ture exclusive. a suivi au sujet de la lutte contre le terrorisme. Dans son arrêt rendu le En effet, l’objet de l’accord repose 19 juillet 2012 15, la grande chambre de la Cour de justice sur l’opération militaire Atalanta afin de permettre le affirme que l’objectif du règlement portant sur les mesures transfert des personnes soupçonnées ou convaincues restrictives à l’encontre des personnes soupçonnées de d’avoir commis un acte de piraterie. Ces dernières se terrorisme est de prévenir les actes terroristes et leur trouvent alors sous la juridiction des États membres financement. Il contribue de cette manière au maintien participant à l’opération militaire. L’accord prévoit que de la paix et de la sécurité internationale. Le fondement les suspects peuvent être transférés pour être poursuivis, des actions menées relève pour cette raison de la politique jugés et sanctionnés. Après leur transfert, ils doivent être étrangère de sécurité commune. jugés dans un délai raisonnable. L’accord rappelle par ailleurs les exigences de respect des droits de l’homme Au sujet de la lutte contre le terrorisme, la Cour de justice dans les conditions de rétention et de transfert. Ces aurait pu envisager matériellement une double base juridique ; accords de transferts traduisent ainsi le « volet judiciaire 18 » elle indique en effet « si la lutte contre le terrorisme et son financement de la lutte contre la piraterie. est certes susceptible de relever des objectifs poursuivis par l’espace de liberté, de sécurité et de justice, tels qu’ils ressortent notamment de l’article 3, paragraphe 2, TUE, l’objectif visant à lutter contre le terrorisme L’effectivité de la lutte contre la piraterie international et son financement afin de préserver la paix et la sécurité au niveau international correspond toutefois aux objectifs des dispositions Pour lutter contre les formes les plus graves de criminalité, des traités relatives à l’action extérieure de l’Union 16 ». Cependant, les institutions de l’Union peuvent faire appel aux (15) CJUE, 19 juillet 2012, Parlement européen c./Conseil, aff. C-130/10. (16) Arrêt précité, point 61. (17) CJUE 24 juin 2014 et 14 juin 2016, précitées. (18) L’expression est celle de Bosse-Platiere (I.), 2011, « Le volet judiciaire de la lutte contre la piraterie maritime en Somalie : les accords de transfert conclus par l’Union européenne avec les États tiers », Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre-André Lecocq, Imprimerie du nord, p. 91. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 146 I DOSSIER moyens militaires 19. La lutte contre la piraterie maritime n’a d’ailleurs pas d’autres fondements. Elle bénéficie en outre de la contribution financière d’États tiers à l’Union européenne. Les opérations militaires, moyen de lutter contre la criminalité internationale Dans le cadre de la politique étrangère de sécurité et de défense commune (PSDC), l’Union européenne s’engage dans des missions humanitaires, de prévention des conflits et de stabilisation des accords après un conflit. Les missions peuvent également concerner le désarmement, le conseil et l’assistance militaire à l’égard d’un État tiers fragilisé par un conflit 20. Le traité confie à l’Union européenne des missions étendues pour agir dans cet objectif général de sécurité internationale. Il énonce que la lutte contre le terrorisme est un objectif poursuivi également dans le cadre de ces opérations. Il faut probablement l’étendre aussi à la lutte contre la piraterie maritime bien qu’elle ne soit pas expressément mentionnée, car les missions trouvent toujours leur ancrage dans la gestion des crises et plus largement dans l’objectif de renforcer la sécurité internationale. Dans cet objectif, plusieurs opérations sont en cours dans les États tiers afin de garantir la paix et la stabilité dans des zones fragilisées 21. Une dizaine d’opérations civiles de gestion des crises est en cours ainsi que six opérations militaires. L’opération en cours la plus ancienne 22 est l’opération Atalanta destinée à lutter contre la piraterie maritime, engagée en 2008, elle a été plusieurs fois prolongée et devrait s’achever en décembre 2016. L’opération militaire la plus récente est destinée à lutter contre le trafic des migrants, elle concerne l’ensemble du pourtour méditerranéen. Engagée pendant l’été 2015, cette opération est destinée à arrêter, saisir, arraisonner, fouiller en haute mer les navires utiles à la traite des êtres humains ou au trafic de migrants. Grâce aux moyens militaires et à l’ensemble des forces humaines et matérielles en mesure d’être déployés, les objectifs de lutte contre la criminalité peuvent être effectivement poursuivis. Ce sont donc bien les opérations militaires qui rendent effectives la lutte contre la criminalité transfrontalière. Aux opérations militaires menées dans le cadre de l’Union européenne, il faut aussi associer celles engagées dans le cadre de l’OTAN. En outre, les opérations civiles de l’Union européenne menées dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune participent elles aussi à la réussite de la lutte contre la piraterie dans les zones géographiques concernées 23. Ces opérations sont des opérations de l’Union européenne fondées sur les articles 28, 42 et 43 du traité sur l’Union européenne. Le financement des opérations destinées à lutter contre la piraterie maritime La particularité de ces opérations porte aussi sur leur financement. Dans le cadre de la politique étrangère de sécurité commune, le financement des opérations fait l’objet de nombreuses critiques. Son manque de transparence, d’une part, et le déséquilibre entre les contributions des États, d’autre part, sont souvent soulignés 24. Au sujet du financement des opérations, on peut ajouter une spécificité liée aux contributions d’États tiers à l’Union européenne. L’opération Atalanta représente un budget en moyenne de 8 millions par an. Elle nécessite l’utilisation de navires de combat, de navires auxiliaires ainsi que des avions de reconnaissance et des patrouilles maritimes. La mission est géographiquement étendue, elle concerne la mer Rouge, le golfe d’Aden avec une partie de l’océan Indien et notamment les Seychelles. Le financement est assuré par diverses contributions. Les contributions des États (19) Selon Cassuto (Th.), 2012, « La lutte contre la piraterie maritime », AJPénal, p. 277 ; pour l’auteur, il s’agit « d’un glissement du recours à des moyens militaires pour lutter contre les formes les plus graves de la criminalité ». (20) Article 43§1 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). (21) Voir Tardy (Th.), 2005, «CSPD in action–What contribution to international security?», Les Cahiers de Chaillot, Institut d’études et de sécurité de l’Union européenne, n° 134, 12 juin 2015, p.17-20 en particulier. (22) Elle est la plus ancienne des opérations militaires en cours. Les premières opérations communes de sécurité ont été engagées en 2003, il s’agit d’Artemis destinée à sécuriser l’acheminement de l’aide alimentaire en République démocratique du Congo. La même année débutait aussi l’opération Concordia en Macédoine. Sur ces questions portant sur la nature des différentes missions, voir Auvrey-Finck (J.), Jurisclasseur Europe, PESC, 2600 Historique et 2610 PESC-Acteurs, Lexis, 2013 et 2014. Voir également pour le bilan et les réformes à envisager, du même auteur, Vers une relance de la Politique de sécurité et de défense commune ?, Actes du colloque international de Nice CEDORE/CEJM UNS des 16 et 17 mai 2013, sous la dir. de Auvret-Finck (J.), Deboeck/Larcier, 2014. (23) Voir en particulier l’action commune 2012/389/PESC du 16 juillet 2012, JOUE, L187 du 17 juillet 2012 p. 40-43 ; adoptée pour mettre en place la mission EUCAP Nestor. À son sujet, voir Chevallier-Govers (C.), « La mission EUCAP Nestor, et sa contribution à la lutte contre la piraterie maritime », in Chevalier-Geovers (C.) et Schneider (C.), L’Europe et la lutte contre la piraterie maritime, précité, p.75. (24) Voir notamment Saoudi (M.), 2015, « Le budget de la PSDC une Europe de la défense ou une Europe des défenses ? », in Clinchamps (N.), Monjal (P-Y.), L’autonomie stratégique de l’Union européenne : perspectives, responsabilité, ambitions et limite, Larcier, p.181-192 ; ou encore notre article Mayeur-Carpentier (C.), 2014, « La coordination des dépenses étatiques par la Commission. L’exemple de la PESC », Revue française des finances publiques, n°125, février, p.35-44. L’Union européenne et la lutte contre la piraterie maritime – Coralie MAYEUR-CARPENTIER DOSSIER I 147 tiers à l’Union sont acceptées par le Comité politique et de sécurité 25, elles peuvent être financières et militaires. Ainsi la Nouvelle-Zélande, la Corée 26 contribuent matériellement à l’opération militaire et de manière importante sans participer financièrement 27. Les opérations civiles de gestion des crises sont inscrites au budget de l’Union européenne, alors que les opérations militaires et de défense relèvent des contributions des États engagés 28. Le financement des opérations militaires est prévu par le traité, à l’article 41 du traité sur l’Union européenne en particulier. Sur son fondement, un mécanisme nommé Athéna et destiné à financer les opérations militaires et de défense a été mis en place 29. Les coûts communs de l’opération Atalanta sont financés par Athéna à hauteur de 7,35 millions d’euros en 2015. Dans un rapport parlementaire français, remis au Sénat en février dernier, une réforme des contraintes financières de la sécurité est envisagée 30. Le rapport souligne la particularité de la lutte contre le terrorisme en rappelant que la Commission a proposé de ne pas comptabiliser dans la vérification de la dette des critères du pacte de stabilité ou encore pour l’engagement d’une procédure pour déficit excessif 31. Ces propositions devraient pouvoir s’appliquer à toute contribution au fonds pour la sécurité et pourraient ainsi bénéficier également à certaines missions de lutte contre la piraterie pour encourager les interventions des États. Les évolutions nécessaires pour lutter effectivement contre la piraterie L’Union européenne et les États membres avec les États tiers concernés s’engagent dans la lutte contre la piraterie en affirmant leur volonté d’arrêter et de poursuivre les suspects dans le respect de leurs engagements internationaux et européens. Les textes ne permettent cependant pas de reconnaître un véritable ensemble commun de règles juridiques européennes. Du point de vue de la sanction et des modalités procédurales, les actes restent en effet très imprécis. L’affirmation d’une compétence de l’Union dans le domaine de l’espace de liberté, de sécurité et de justice favoriserait pourtant l’efficacité des procédures engagées. L’affirmation souhaitable de règles communes en matière de sanction et de procédure En Europe, les règles communes de protection des personnes en matière pénale et procédurale sont inscrites dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de se prononcer en décembre 2014 au sujet des actes de piraterie maritime, elle a précisé les obligations procédurales à la charge de l’État. Des précisions au sujet de la sanction et de l’exécution de la peine devraient encore être apportées. Précisions au sujet de la mise en œuvre de la procédure d’arrestation et de poursuite du pirate suspect L’action menée sera effective seulement si les États membres respectent des règles précises et communes pour sa mise en œuvre. Leur absence entraîne des conséquences opposées à l’objectif poursuivi. L’exemple de la France, condamnée par la Convention européenne des droits de l’homme dans deux affaires portant sur la poursuite de pirates en Somalie, est significatif. Au large des côtes (25) Le Conseil l’a autorisé sur le fondement de l’article 10§2 de l’action commune 2008/851/PESC, précitée. Et sur le fondement de l’action commune 2008/749/PESC adoptée pour prévoir la coordination militaire des actions, JOCE, 20 sept. 2008, L 252, p.39. (26) Décision (PESC) 2015/711 du Comité politique et de sécurité du 28 avril 2015 relative à l'acceptation de la contribution d'un État tiers à l'opération militaire de l'Union européenne en vue d'une contribution à la dissuasion, à la prévention et à la répression des actes de piraterie et de vols à main armée au large des côtes de la Somalie (Atalanta) (ATALANTA/4/2015), JOUE, L 113 du 1er mai 2015, p. 58–59. (27) Décision Atalanta 2/2014 du Comité politique et de sécurité du 29 avril 2014 relative à l'acceptation de la contribution d'un État tiers à l'opération militaire de l'Union européenne en vue d'une contribution à la dissuasion, à la prévention et à la répression des actes de piraterie et de vols à main armée au large des côtes de la Somalie (Atalanta) et modifiant la décision ATALANTA/3/2009, JOUE, L132, du 3 mai 2014, p. 63. (28) La règle est posée par l’article 41 du traité sur l’Union européenne. (29) Décision 2015/528/PESC du 27 mars 2015, créant un mécanisme de gestion du financement des coûts communs des opérations de l'Union européenne ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense (Athena), JOUE, L83 du 28 mars 2015, p.39-63. (30) Rapport d’information n° 397, du 10 février 2016, par Keller (F.), « Mieux financer la sécurité de l’Union européenne », voir en particulier, p. 13 au sujet des contributions des États membres et p.28-31 au sujet des propositions de réforme des financements de la défense. (31) Rapport précité, p.34. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 148 I DOSSIER somaliennes, deux voiliers, Le Ponant et le Carré d’As sont accostés et leurs occupants pris en otage. Les pirates somaliens sont arrêtés par les militaires alors qu’ils fuient après avoir obtenu la rançon exigée. Ils seront alors rapidement transférés vers la France 32. Les autorités judiciaires placent les suspects en garde à vue malgré la privation de liberté de plusieurs jours qu’ils ont subie lors de leur transfert. La garde à vue associée aux délais du transfert est alors contestée par les suspects. Ils estiment que la France n’a pas respecté leur droit à la liberté et à la sûreté au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. La Cour 33 va leur donner raison et reconnaître la violation de l’article 5 § 3 de la Convention. L’UNION EUROPÉENNE Et LES ÉtAtS MEMBRES AVEC LES ÉtAtS tIERS CONCERNÉS S’ENGAGENt DANS LA LUttE CONtRE LA PIRAtERIE EN AFFIRMANt LEUR VOLONtÉ D’ARRêtER Et DE POURSUIVRE LES SUSPECtS DANS LE RESPECt DE LEURS ENGAGEMENtS INtERNAtIONAUX Et EUROPÉENS. LES tEXtES NE PERMEttENt CEPENDANt PAS DE RECONNAîtRE cadre d’opérations spécifiques qui leur permettent de poursuivre et d’arrêter les pirates en haute mer et en ajoutant ensuite également quelles sont les procédures de rétention puis d’arrestation et les règles en matière d’incrimination. La Convention de Montego Bay sur le droit de la mer peut servir de référence à l’incrimination, mais en l’absence d’effet direct de ce texte 36, il serait souhaitable d’adopter un acte de droit dérivé de l’Union européenne. Cet acte pourrait être fondé sur l’article 82 § 3 du traité FUE. Il énoncerait ainsi pour le droit de l’Union européenne, les définitions du crime de piraterie maritime, les procédures à respecter par le représentant de l’autorité et les règles en matière de coopération judiciaire pénale. UN VÉRItABLE ENSEMBLE La disposition en cause impose en Précisions au sujet du jugement effet que la personne privée de sa COMMUN DE RèGLES et de l’exécution de la peine liberté soit aussitôt présentée à un JURIDIqUES EUROPÉENNES. juge ou à un magistrat. Autant la définition du juge a pu être sujette Les moyens techniques et humains à interprétation autant celle de permettent désormais de localiser l’adverbe « aussitôt » semblait beaucoup moins difficile 34. et d’arrêter rapidement le pirate après la commission de La Cour européenne énonce que la garde à vue de deux l’infraction. En revanche, il est rarement poursuivi ensuite 37. jours est excessive parce qu’elle succède à une privation Il est même régulièrement relâché après avoir été arrêté 38. de liberté de plusieurs jours qui correspond au délai Pourtant la compétence juridictionnelle est inscrite dans la de transport. Pour la Cour, les difficultés techniques Convention sur le droit de la mer, à l’article 105 qui énonce : ou matérielles ne sauraient justifier une violation de la « Les tribunaux de l’État qui a opéré la saisie peuvent se prononcer sur Convention ou conduire à une interprétation différente 35. les peines à infliger, ainsi que sur les mesures à prendre en ce qui concerne le navire, l’aéronef ou les biens, réserve faite des tiers de bonne foi ». Les Le droit de l’Union européenne devrait se doter d’une précisions apportées quant aux peines et aux transferts des réglementation destinée à éviter ces situations, en personnes arrêtées sont les garanties nécessaires à une lutte rappelant d’abord le rôle des militaires agissant dans le efficace contre la piraterie maritime. (32) La prise d’otages du voilier du Ponant a lieu en avril 2008, celle du Carré d’as au mois de septembre 2008. À ces deux exemples peut être ajoutée une autre prise d’otages, celle du voilier Tribal Kat qui a donné lieu aussi à une arrestation grâce à l’aide des forces militaires Atalante et qui n’a pas conduit à une condamnation des États concernés, à son sujet, voir Launay (J.), 2011, « Sécurité et Défense », Dossier « Les pièges de la sécurité », RFDA, 6, p.1100-1101. (33) CEDH, 4 déc. 2014, Ali Samatar et autres c/ France, req n° 17110/10 et 17301/10 et Hassan et autres c./France, req n° 46695/10 et 54588/10 (34) Tel que l’explique Renucci (JF.), 2015, « L’obligation de présenter “aussitôt” le gardé à vue à l’autorité judiciaire : présentation “à court délai” ou présentation “sans délai” ? », Dalloz, p. 303. (35) Selon Renucci (JF.), référence précitée, p. 304 et voir en particulier la note 20, au sujet de l’article 6 de la Convention que l’auteur transpose aux cas de délai de garde à vue. (36) CJCE, 3 juin 2008, aff. C-308/06, International Association of independent tanker owners ; au point 65 de l’arrêt, la Cour énonçait : « Il s’ensuit que la nature et l’économie de la convention de Montego Bay s’opposent à ce que la Cour puisse apprécier la validité d’un acte communautaire au regard de cette dernière ». (37) Voir Cassuto (Th.), « La lutte contre la piraterie maritime », AJPénal, précité. (38) Voir Daemers (J.), La répression pénale de la piraterie maritime au large de la Corne de l’Afrique, Mémoire, Aix-en-Provence, juin 2010, et voir également « La lutte contre l’impunité au large de la corne de l’Afrique », IHEDN, 2011. L’Union européenne et la lutte contre la piraterie maritime – Coralie MAYEUR-CARPENTIER DOSSIER I 149 Les recherches montrent très bien que la piraterie maritime pourra être éradiquée seulement à condition de mettre en place un partenariat entre les autorités maritimes et terrestres de police et de sécurité. La crainte que le succès d’Atalanta soit « réversible » tient à cette exigence de continuité sur terre des opérations en mer contre la piraterie 39. Ce sont aussi les autorités judiciaires qui doivent être le relais de ces missions. Dans l’une de ses résolutions, le Conseil de sécurité des Nations unies affirme d’ailleurs que « le défaut de traduction en justice des personnes responsables d’actes de piraterie et de vols à main armée commis au large des côtes somaliennes nuit à l’action menée par la communauté internationale contre la piraterie 40 ». Dans un rapport 41 remis à l’assemblée générale des Nations unies, deux aspects sont soulignés en matière judiciaire et pénitentiaire pour renforcer la lutte contre la piraterie. Les États doivent s’engager à incriminer la piraterie telle qu’elle est indiquée dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer et se doter d’une compétence universelle pour connaître des actes de piraterie. Sur le fondement des accords de transfert des pirates conclus avec les États concernés, par l’Union européenne et entre États voisins, ce sont en principe les États de la région qui sont compétents pour juger l’acte commis. Cependant, l’État qui a procédé à l’arrestation peut aussi procéder lui-même au jugement, notamment lorsque les victimes sont de sa nationalité. Dans le cadre de la mission Atalanta, les pirates arrêtés sont placés en rétention par les forces militaires de l’Union européenne jusqu’à leur remise à l’État voisin compétent. Ce dernier peut être le Kenya 42, les Seychelles 43, l’Île Maurice 44, la Tanzanie 45. Dans tous les cas, les autorités répressives de l’État concerné gardent la faculté d’exercer ou non leur compétence. En se fondant sur des règles communes, les accords constituent une partie de la réglementation nécessaire à la lutte contre la piraterie maritime. Certaines dispositions devraient être insérées dans le droit dérivé de l’Union européenne de façon à renforcer l’action externe de l’Union dans le cadre de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. L’acte adopté serait une véritable garantie de continuité des actions menées au terme de la mission Atalanta. Cette dernière, plusieurs fois renouvelée, devait s’achever en décembre 2016. L’affirmation souhaitable d’une compétence externe de l’espace de liberté, de sécurité et de justice La dimension extérieure de l’espace de liberté, de sécurité et de justice n’existe donc pas suffisamment, car elle s’efface trop souvent au profit de la politique étrangère de sécurité commune. L’obligation de cohérence des actions menées devrait contribuer à un partage plus équilibré des actions envisagées. Une reconnaissance limitée d’une dimension extérieure de l’espace de liberté, de sécurité et de justice Dans l’arrêt portant sur l’identification matérielle de la lutte contre le terrorisme, la Cour de justice indique que la lutte contre le terrorisme et son financement pourraient relever de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, mais elle l’écarte en considérant que l’objectif de paix et de sécurité relève de l’action extérieure de l’Union dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune 46. Le juge de l’Union applique aussi un raisonnement finaliste dans son appréciation de la nature des accords externes destinés à lutter contre la piraterie. Dans l’affaire relative à l’accord conclu avec la Tanzanie, la Cour se fonde sur les conclusions de son avocat général pour rappeler que l’acte doit être apprécié dans sa globalité 47. Elle confirme ainsi l’appréciation donnée sur l’accord conclu avec la République de Maurice 48. (39) L’expression et la démonstration de cette exigence sont celles de Chevallier-Govers (C.), « La mission eucap-Nestor de l’Union européenne et sa contribution à la lutte contre la piraterie maritime », in Chevallier-Govers (C.) et Schneider (C.), L’Europe et la lutte contre la piraterie maritime, précité, p. 75. (40) Résolution 1918 du 27 avril 2010, adoptée lors de la 6 301e séance ; point 1, p.3 ; site de l’ONU, www.un.org. (41) Rapport de Lang (J.), Pour les questions juridiques liées à la piraterie au large des côtes somaliennes, consultable en ligne : http://fr.scribd.com/ doc/72705271/Le-rapport-de-Jack-Lang-sur-la-piraterie-maritime-en-Somalie. (42) Selon l’accord conclu avec le Kenya, sous forme d’échanges de lettres, voir l’article 2.b. ; JOCE, L79 du 25 mars 2009, p. 51. (43) Selon l’accord conclu avec les Seychelles sous forme d’échanges de lettres, le 2 décembre 2009, JOUE, L315, p. 37. (44) Voir l’article 1 de l’accord conclu avec l’île Maurice, le 30 septembre 2009, JOUE, L254, p. 3 ; l’accord concerne le transfert aux autorités de la République de Maurice pour les actes commis en haute mer au large des eaux territoriales de Maurice, de Madagascar, des Comores, des Seychelles et de La Réunion. (45) Voir l’article 3 de l’accord conclu avec la Tanzanie, le 11 avril 2014, JOUE, L108, p.4. (46) Voir CJUE, 19 juil. 2012, Parlement européen c./ Conseil, aff. C-130/10. (47) Voir CJUE, 14 juin 2016, Parlement européen et Commission c./Conseil, aff. C-263/14, point 47. (48) Voir CJUE, 24 juin 2014, Parlement européen c./Conseil, aff. C-658/11, précitée, points 44 et 45. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 150 I DOSSIER Pourtant, l’examen matériel de l’acte conduit à un rattachement à l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Cet examen ne s’oppose d'ailleurs pas à l’interprétation finaliste avancée par la Cour de justice. En effet, le juge aurait pu tout aussi bien affirmer que l’opération militaire Atalanta est un moyen destiné à garantir la répression des actes de piraterie, en prévoyant notamment de sécuriser l’acheminement de certaines denrées alimentaires et en mettant en place des règles de transfert et de sanction des auteurs des actes de piraterie et de vol à main armée. La Cour de justice énonce plutôt que l’accord conclu avec la Tanzanie est un instrument de l’opération Atalanta 49. La contribution militaire impose le rattachement à la politique étrangère et de sécurité commune. Pourtant le cas de la lutte contre la piraterie maritime interroge notamment en raison de l’affirmation selon laquelle les accords de transfert sont des accessoires de l’opération Atalanta, car une fois l’opération terminée, les accords seront alors dépourvus d’objet et de fondement. L’opération sera pourtant encore nécessaire à la stabilité dans la région, mais ce sont les aspects civils destinés à garantir la sécurité sur le territoire, maritime et terrestre, qui devront être développés. La scission entre les fondements de la politique étrangère de sécurité commune et ceux relevant de l’espace de liberté, de sécurité et de justice présentera le risque de voir s’achever l’action militaire sans qu’une action en matière de justice et de sécurité lui succède. Pour l’éviter, il faut que la mission soit continuée après l’achèvement de l’opération militaire en se fondant alors sur la compétence extérieure de l’Union en matière de justice et de police. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les actes adoptés sont eux aussi désormais rattachés à la politique étrangère et de sécurité commune, cependant tous les accords externes qui y sont associés ne sont pas fondés sur les dispositions de la politique étrangère et de sécurité commune. L’exemple caractéristique est celui de l’accord sur le « Passenger Name Record » (PNR). Ce dernier est destiné à prévenir et lutter contre le terrorisme et d’autres formes graves de criminalité transnationale, pourtant il ne se fonde pas sur la politique étrangère et de sécurité commune et ne la mentionne pas. La complémentarité des actions ne fait pourtant pas de doute. Il faudrait d’ailleurs développer l’autonomie et la complétude des actions sur les deux fondements 50. Ainsi, en dépit des affirmations de la Cour de justice, le caractère accessoire et les justifications en faveur d’une matière ne sont pas convaincants. La nécessité d’une base juridique nouvelle pour lutter contre les formes graves de criminalité Dans l’affaire portant sur la contestation de l’accord conclu avec la Tanzanie, le Parlement conteste la base juridique 51 matérielle utilisée pour la conclusion de l’accord de transfèrement des pirates et estime en outre que la procédure associée à la base juridique de conclusion de l’accord externe de la PESC n’est pas adaptée. La Cour de justice écarte le premier moyen, mais elle lui reconnaît un droit d’intervention dans les négociations en exigeant qu’il en soit pleinement informé. Pour le Parlement européen, il y a une véritable avancée dans les arrêts rendus dans les deux affaires portant sur la contestation de l’accord de transfert des pirates. La victoire n’est pas entière, mais la Cour montre par conséquent que les bases juridiques présentent des lacunes. L’affirmation pourrait d’ailleurs être appliquée à tous les accords externes conclus avec des États tiers afin de lutter contre les formes de criminalité les plus graves. Même si l’article 218 du traité paraît suffisamment développé, il reste lacunaire. Une disposition destinée à la procédure de conclusion des accords conclus pour lutter contre la criminalité internationale pourrait y être insérée. Dans cet objectif, il faudrait au moins apporter des précisions à l’un des alinéas à l’article 218 du traité, en ajoutant par exemple un point supplémentaire à l’alinéa 6, qui pourrait être ainsi rédigé : « accords destinés à lutter contre les formes graves de criminalité dans les domaines cités à l’article 83 du traité FUE et en particulier le terrorisme, la piraterie maritime, les trafics illicites d’armes, de drogue ». Au-delà du rappel de la spécificité de l’espace de liberté, de sécurité et de justice dans l’Union européenne, cet ajout identifierait la base juridique matérielle et devrait contribuer à limiter les contentieux. Il serait également la manifestation de la reconnaissance d’une dimension extérieure de l’espace de liberté, de sécurité et de justice n (49) Voir CJUE, 14 juin 2016, Parlement et Commission c./Conseil, aff. C-263/14, point 54, la Cour énonce : « il constitue un instrument par lequel l’Union poursuit les objectifs de l’opération Atalanta […] ». (50) Cette évolution souhaitable en renforçant la complémentarité des actions tout en préservant leur autonomie est déjà proposée par l’avocat général Y. Bot dans ses conclusions sur l’affaire précitée, C-130/10, voir notamment les points 77 et 78 des conclusions. (51) Voir Hugo Flavier (H.), 2016, "Parlement européen et relations extérieures : une révolution démocratique en marche", RTDE, p.293. L’Union européenne et la lutte contre la piraterie maritime – Coralie MAYEUR-CARPENTIER © Sergey Kamshylin - fotolia.com DOSSIER I 151 Agathe PIQUET Diplômée de l’Institut d’études politiques de Toulouse et doctorante en science politique au sein du Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (CERSA, Université Panthéon-Assas, Paris). Sa thèse de doctorat porte sur les acteurs, dynamiques et rationalités au cœur de la création et de l’expansion de l’Office européen de police. Elle vient de publier un article intitulé « Europol et la ‘‘sécuritisation” des migrations irrégulières » dans la revue Migrations Société. Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? Agathe PIqUEt L’adoption en cours du règlement Europol qui entrera en vigueur le 1 avril 2017 suscite des interrogations quant aux potentielles évolutions de l’Office qu’il pourrait inclure. Cet article s’intéresse plus particulièrement aux luttes entre la Commission européenne, le Parlement européen et les représentants des États membres qui ont structuré les négociations de ce texte et le résultat final. À cette fin, le concept d’« entrepreneur politique supranational » est mobilisé pour analyser le rôle de la Commission européenne et ses propositions concernant trois dimensions clés distinctes d’Europol : son mandat, ses fonctions et sa gouvernance. Cette analyse révèle alors l’activisme de la Commission européenne qui a exprimé ses ambitions de supranationalisation de l’agence dans son projet de règlement et négocié dans ce sens. Toutefois, le Parlement européen et surtout les représentants nationaux ont grandement encadré et restreint ces dernières, acceptant uniquement certaines évolutions qui garantiraient plus d’efficacité à l’agence. Europol reste par conséquent encore éloigné d’une éventuelle police européenne, mais certaines dynamiques enclenchées amènent à se questionner sur son avenir. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 152 I DOSSIER L' Office européen de police (Europol) est l’agence européenne en charge d’assister les autorités répressives nationales dans la lutte contre les formes graves de criminalité internationale. La convention, la base juridique à l’origine de sa création, signée en 1995 1, a été remplacée par une décision du Conseil en 2009 2 qui sera elle-même très prochainement remplacée par un règlement, comme le prévoit l’article 88 du traité de Lisbonne. Disposant du pouvoir d’initiative, la Commission européenne a inauguré la dynamique des discussions en soumettant le 27 mars 2013 une proposition de règlement 3. Le 24 février 2014, le Parlement européen a voté les amendements au projet de la Commission 4, et les 5 et 6 juin 2014, le Conseil Justice et Affaires intérieures (JAI) a adopté son orientation générale 5. Puis, ont suivi dix trilogues entre la Commission, le Parlement européen et le Conseil JAI, jusqu’à ce qu’un compromis sur le texte final soit obtenu le 26 novembre 2015 6. Un contexte spécifique a entouré les négociations du règlement qui entrera en vigueur le 1er avril 2017. En effet, ces dernières années, le soutien au développement d’Europol de la part des acteurs politiques nationaux et européens semble s’être intensifié. Europol a obtenu de nouvelles prérogatives face à la perception de multiples crises de sécurité intérieure, comme l’illustre par exemple la création en 2016 au sein d’Europol d’un centre européen de lutte contre le trafic de migrants et d’un centre européen de contre-terrorisme. Dans ces circonstances récentes, certains acteurs ont même plaidé pour la transformation d’Europol en une « véritable agence européenne », à l’instar des députés européens socialistes et démocrates 7, considérant que ce serait la seule réponse efficace aux problèmes rencontrés en matière de sécurité intérieure. La Commission européenne tend également à soutenir la transformation d’Europol en une agence supranationale : « La Commission défend l’intérêt supranational et les outils mis en place doivent profiter à l’Europe […], c’est pour ça que les positions d’Europol tendent toujours vers plus de pouvoir en tant qu’instance supranationale 8 ». De ce fait, la transformation d’Europol en une agence supranationale offrirait des prérogatives supplémentaires à la Commission. En outre, la création d’une police européenne supranationale représenterait une étape majeure vers l’instauration de la fédération d’États que la Commission désire 9, puisque le pouvoir de police est une prérogative régalienne à la base de tout État [Walker, 2003, p. 112 ]. En encourageant cette évolution d’Europol, la Commission européenne peut être considérée comme un « entrepreneur politique supranational » [Kaunert, 2010, p. 3], c’est-à-dire une institution supranationale active qui cherche à affirmer ses propres préférences et représentations en faveur de la supranationalisation à d’autres acteurs [Sandholtz et Stone Sweet, 1998]. Pour cela, trois options se présentent à elle [Kaunert, 2010, p. 42] : l’avantage du « premier arrivé » si elle arrive plus rapidement avec ses propositions que ses rivaux ; la stratégie de persuasion si les autres acteurs doivent être convaincus des raisons données ; la création d’alliances s’il lui est vital de former des alliances avec d’autres acteurs puissants pour créer un effet « locomotive », attirant des acteurs supplémentaires. Par conséquent, cet article s’interrogera sur la potentielle transformation d’Europol en une agence supranationale que pourrait contenir le règlement en cours d’adoption du fait de l’activisme de la Commission européenne. Cela signifie donc chercher à comprendre dans quelle mesure la Commission a joué un rôle d’entrepreneur politique supranational et a réussi à imposer certaines de ses préférences dans le texte final du règlement en se saisissant notamment du contexte de la sollicitation récente de l’agence. (1) Convention sur la base de l’article K.3 du traité de l’Union européenne sur la création d’un Office européen de police, JO C 316/1, 27/11/1995. (2) Décision du Conseil 2009/371/JAI du 4 juillet 2009, établissant l’Office européen de police, JO L 121/37, 15/05/2009. (3) Proposition d’un règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération et la formation des services répressifs (Europol) et abrogeant les décisions 2009/371/JAI et 2005/681/JAI, COM (2013) 173 final. (4) Proposition d’un règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération et la formation des services répressifs (Europol) et abrogeant les décisions 2009/371/JAI et 2005/681/JAI, COM (2013) 173 final – Résultat de la première lecture du Parlement européen, 6745/1/14 REV 1. (5) Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération et la formation des services répressifs (Europol) et abrogeant les décisions 2009/371/JAI et 2005/681/JAI (première lecture) - Orientation générale du Conseil, document 10033/14. (6) Règlement relatif à l'Agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol) et remplaçant et abrogeant les décisions du Conseil 2009/371/JAI, 2009/934/JAI, 2009/935/JAI, 2009/936/JAI et 2009/968/JAI. (7) http://www.socialistsanddemocrats.eu/fr/newsroom/pour-vaincre-le-terrorisme-20-europol-doit-devenir-le-fbi-europ-en-affirme-gianni-pittella (8) Entretien avec deux officiers de la direction de la Coopération internationale de la direction centrale de la Police judiciaire, décembre 2015. (9) Voir par exemple le discours sur l’état de l’Union de José Barroso en 2012, http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-12-596_ fr.htm?locale=fr Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? – Agathe PIQUET DOSSIER I 153 Nous supposerons alors dans cet article que la Commission a principalement mobilisé la stratégie du « premier arrivé » du fait d’un projet de règlement ambitieux. Les stratégies de persuasion et d’alliances semblent moins probables dans la mesure où la Commission avance principalement des justifications légales et qu’elle rencontre souvent des résistances de la part des représentants nationaux, et que sur le cas du règlement Europol, le Parlement européen paraît avoir plutôt soutenu ces derniers (« Le Parlement européen, qui est parfois perçu comme posant des problèmes, avait finalement très fréquemment des positions proches des nôtres 10) ». Ce sont justement ces tensions avec le Conseil et le Parlement européen qui seront considérées comme ayant entravé la capacité d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne durant les négociations. Cette analyse permettra alors de comprendre l’équilibre interinstitutionnel à l’œuvre dans le cas d’Europol, ainsi que les dynamiques fondamentales qui structurent les évolutions de l’agence. À cette fin, cet article se fondera sur l’étude des propositions de la Commission européenne, sur les amendements effectués par le Parlement européen et le Conseil, sur des documents de travail et sur des entretiens avec des acteurs impliqués dans les négociations. Trois dimensions seraient particulièrement révélatrices d’un processus de supranationalisation d’Europol : un mandat étendu et plus « européanisé » ; des fonctions plus exécutives et supranationales ; une gouvernance par les institutions européennes [Occhipinti, 2003 p. 230]. Seront donc étudiées successivement les évolutions du mandat d’Europol, de ses capacités d’action et de ses missions, et enfin de sa gouvernance afin de déterminer si le règlement prévoit des évolutions dans ce sens et à qui elles sont imputables. La poursuite de la dynamique d’élargissement du mandat d’Europol Initialement, Europol n’était compétent que sur la lutte contre la criminalité en matière de drogue et le blanchiment de capitaux qui y était lié, comme le prévoyait l’accord ministériel de 1993. Cependant, le mandat de l’Office a été grandement modifié par diverses décisions ad hoc, par la convention Europol de 1995 et par la décision de 2009 qui constitue le cadre de référence jusqu’à l’entrée en vigueur du règlement. Le règlement contient deux nouveaux éléments majeurs concernant le mandat d’Europol par rapport à 2009 : un mandat plus européen et une évolution de l’annexe qui énumère les formes de criminalité pour lesquelles Europol est compétent Un mandat plus européen De prime abord, l’article 3 stipule que « Europol appuie et renforce l’action des autorités compétentes des États membres et leur collaboration mutuelle dans la prévention de la criminalité grave affectant deux ou plusieurs États membres, du terrorisme et des formes de criminalité qui portent atteinte à un intérêt commun qui fait l’objet d’une politique de l’Union, ainsi que dans la lutte contre ceux-ci, énumérées à l’annexe I ». Cette évolution est proposée par la Commission européenne qui la justifie en précisant qu’Europol est une « agence de l’UE 11 ». Le Conseil ne s’oppose pas à l’idée de la Commission, bien que cette modification du mandat d’Europol semble représenter un changement marquant dans la mesure où Europol n’est plus seulement au service des États membres, mais soutient également l’Union européenne (UE). Cet article permet de ce fait à l’Office de travailler notamment sur la fraude au budget de l’UE 12 qui est citée dans l’annexe, sous la forme des « infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ». Premièrement, par cet ajout, la Commission européenne veut rapprocher les mandats d’Europol et d’Eurojust qui est déjà compétent sur cette question 13 pour créer de la cohérence dans le cadre de la négociation parallèle des règlements respectifs des deux agences. Toutefois, en plus de cet alignement, la Commission est l’institution en charge de défendre l’intérêt de l’Union, et l’action d’Europol en matière de lutte contre la fraude au budget de l’UE permet d’ajouter un instrument à la « boîte à outils » qu’elle tente de développer, déjà composée entre autres de son projet de règlement relatif à un parquet européen sur ce sujet 14 ; ou encore de son projet de directive relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal 15. (10) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (11) COM (2013) 173 final, considérant 8. (12) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (13) Décision du Conseil 2002/187/JAI du 28 février 2002 instituant Eurojust afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité, JO L 63/1, 06/03/2002. (14) Proposition de règlement du Conseil portant création du Parquet européen, 17/07/2013, COM (2013) 534 final. (15) Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal, 11/07/2012, COM (2012) 363 final. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 154 I DOSSIER Cette « européanisation » du mandat d’Europol peut également être porteuse de manière plus large pour l’agence dans la mesure où aucune autre autorité policière nationale ne dispose de prérogatives similaires sur les questions européennes. Ce développement rappelle alors la capacité d’action très marquée d’Europol en matière de faux monnayage de l’euro, car il a bénéficié du manque de volonté des autorités nationales dans ce domaine plus européen, ce qui lui a permis de jouir d’un champ d’activités propre [Busuioc, Curtin et Groenleer, 2011, p. 859]. Dans ce sens, cette nouvelle compétence d’Europol pourrait renforcer la crédibilité de l’agence qui comblerait des failles entre les systèmes nationaux, acquerrait une légitimité supérieure et davantage d’autonomie, ce que la Commission européenne souhaite, tandis que les représentants des États membres ne s’y opposent pas pour des raisons d’efficacité. Des formes de criminalité additionnelles dans le champ d’action d’Europol Un deuxième changement majeur apporté par le règlement au mandat de l’agence est la modification de l’annexe qui précise les formes de criminalité pour lesquelles Europol est compétent. De ce fait, par rapport à la décision de 2009 qui reprenait à l’identique l’annexe de la convention de 1995, sont ajoutées les « infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union », comme développé précédemment. Sont également intégrés les « délits d’initiés et manipulation des marchés financiers », ainsi que les « abus sexuels et exploitation sexuelle, y compris matériel pédopornographique et sollicitation d’enfants à des fins sexuelles ». Comme dans la logique évoquée supra, l’inclusion de ces deux formes de criminalité permet un alignement du mandat d’Europol sur celui d’Eurojust puisque les textes relatifs à ce dernier identifient clairement sa compétence sur ces formes de criminalité 16. Cependant, ces évolutions de l’annexe permettent également de mettre en exergue l’action d’Europol dans le traitement de ces questions. D’une part, le travail d’Europol a été intensifié récemment dans le domaine de la criminalité économique 17. D’autre part, Europol jouit d’une certaine légitimité reconnue en matière de lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle, surtout dans la lutte contre la pédopornographie 18, avec un soutien très actif de la Commission. Enfin, l’apparition des « génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre » dans le champ de compétences d’Europol est liée à une proposition du Conseil qui semble suivre les recommandations de la stratégie du réseau Génocide de novembre 2014 19. Ce dernier offre en effet de « modifier le mandat d’Eurojust et d’Europol pour y incorporer les grands crimes internationaux 20 » et cette idée est alors intégrée lors de la révision des règlements respectifs des deux agences. En définitive, l’ensemble de ces éléments contribue à l’élargissement de la capacité d’action d’Europol, dynamique à l’œuvre depuis la création de l’agence. Plusieurs modifications du règlement ont pu être proposées par la Commission européenne qui vise à affirmer le rôle et l’expertise d’Europol dans certains domaines. Les représentants nationaux, face à la justification des bases légales avancée par la Commission, ainsi que par pragmatisme pour obtenir plus de résultats dans la lutte contre les formes graves de criminalité internationale, ne tendent pas à s’opposer à ces changements, d’autant plus qu’eux-mêmes ont souvent été prompts à étendre le mandat d’Europol. Il s’avère alors pertinent de s’interroger sur la portée de ces changements et sur la façon dont Europol les utilisera pour justifier son activité dans la mesure où aucune définition précise n’est apportée aux formes de criminalité, laissant diverses possibilités d’interprétation. Un FBI européen en filigrane ? La convention Europol prévoyait de confier à l’Office des capacités d’action relativement limitées, essentiellement la facilitation des échanges d’information, la collecte et l’analyse de données. La décision de 2009 ajoute certains éléments majeurs, comme la possibilité de suggérer la constitution d’équipes communes d’enquête, de demander aux services nationaux d’ouvrir, de mener ou coordonner des enquêtes, ou encore un rôle d’évaluation et d’analyse stratégique des menaces. Pour analyser les évolutions des missions d’Europol prévues dans le règlement, seront (16) Décision du Conseil 2002/187/JAI ; décision du Conseil 2009/426/JAI du 16 décembre 2008 sur le renforcement d’Eurojust et modifiant la décision 2002/187/JAI instituant Eurojust afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité, JO L 138/12, 04/06/2009. (17) Entretien avec deux officiers de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, décembre 2015. (18) Entretien avec un officier de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, avril 2016. (19) Ce dernier, abrité à Eurojust, a été créé en 2002 dans la dynamique post-11 septembre 2001 et est composé de procureurs, d’inspecteurs de police et d’autres experts de tous les États membres. (20) http://www.eurojust.europa.eu/Practitioners/Genocide-Network/Documents/Strategy-Genocide-Network-2014 -11-FR.pdf (21) Par exemple, http://www.publicsenat.fr/lcp/politique/jean-vincent-place-devrait-avoir-un-fbi-europeen-1291916; ou encore l’intervention de Guy Verhofstadt au Parlement européen, le 12 avril 2016. Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? – Agathe PIQUET DOSSIER I 155 considérées successivement les quatre grandes fonctions d’Europol envisagées par ce texte : la formation, les activités opérationnelles sur le terrain, le traitement de l’information et l’expertise. Cette étude visera à déterminer si les transformations d’Europol le rapprochent du « FBI européen » que certains acteurs ont appelé de leurs vœux 21. problème, car « le Cepol s’intéresse à tout le spectre de l’activité policière et donc ce n’était pas la même dimension avec un problème de culture 26 ». Même le directeur d’Europol semblait réticent à cette idée craignant une insuffisance de moyens financiers pour pouvoir assumer l’ensemble de ces missions : « [Le directeur] a dit clairement une fois qu’il ne voulait pas, car quand on avait créé le centre européen de cybercriminalité, on lui avait promis tant de millions d’euros, puis ça a diminué, puis on lui a dit de faire à budget constant et là ce sera la même chose avec le Cepol 27 ». De La capacité de formation d’Europol plus, le Parlement européen était opposé à cette fusion, en débat car il considérait qu’Europol et le Cepol avaient « des objectifs et des missions très différents en matière de coopération 28 ». De prime abord, la capacité d’action d’Europol en matière Cependant, la proposition de la Commission européenne de formation a suscité d’importants débats puisque la n’a pas été totalement vaine puisque, par l’article 4, Commission européenne voulait le règlement permet à présent à fusionner Europol et le Collège Europol de financer des formations européen de police (Cepol). Elle réalisées au sein des États membres. LES REPRÉSENtANtS s’appuyait sur l’approche commune concernant les agences décentralisées NAtIONAUX ÉtAIENt de l’UE de juillet 2012 qui prévoit Vers un Office plus OPPOSÉS à UN EUROPOL qu'« une fusion devrait être envisagée opérationnel ? lorsque les missions des agences se recoupent, DOtÉ DE POUVOIRS que des synergies sont possibles entre elles EXÉCUtIFS AFIN D’ÉVItER Deuxièmement, la dimension ou que leur efficacité serait accrue dans une 22 opérationnelle d’Europol n’a été que plus grande structure ». Ainsi, pour la tOUtE POtENtIELLE très peu modifiée par le règlement. Commission, une fusion des deux agences tRANSFORMAtION Dans ce sens, il est clairement précisé aurait été synonyme de gains d’efficience à l’article 4 qu’Europol « n’applique pas dans ce sens, assurant une certaine continuité D’EUROPOL EN UN de mesures coercitives dans l’exercice de ses et cohérence entre la formation et les besoins OFFICE SUPRANAtIONAL missions », c’est-à-dire que les agents opérationnels, tout en limitant les doublons d’Europol ne peuvent pas procéder et en permettant des économies 23. qUI POURRAIt êtRE EN à des arrestations, participer aux MESURE DE DONNER fouilles ou encore porter d’arme. Néanmoins, les représentants Cette proposition est déjà présente nationaux s’y sont farouchement DES INStRUCtIONS AUX dans le projet de règlement de la opposés, donnant lieu à un « bras OFFICIERS NAtIONAUX Commission européenne, qui se de fer entre la Commission européenne et révèle être pragmatique, et n’est les États membres 24 ». En effet, ces DE POLICE. pas remise en question par les derniers « craignaient que la fusion fasse représentants nationaux qui refusent disparaître le Cepol du fait des budgets et car la formation n’est jamais prioritaire au sein d’une structure par l’attribution de pouvoirs exécutifs à Europol : « La ligne rapport à l’opérationnel 25 », avec le risque que ces économies rouge c’est d’arriver là où on en est avec coopération, coordination, d’échelle nuisent à la qualité de la formation, et même analyse, échange d’information, mais aucun pouvoir exécutif, aux missions d’Europol. En outre, la fusion aurait posé aucun pouvoir direct opérationnel dans les États 29 ». L’octroi de (22) Déclaration commune du Parlement européen, du Conseil de l'UE et de la Commission européenne sur les agences décentralisées, http:// europa.eu/european-union/sites/europaeu/files/docs/body/joint_statement_and_ common_approach_2012_fr.pdf (23) COM (2013) 173 final, p. 4. (24) Entretien avec un officier de police de la section JAI de la Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, avril 2016. (25) Entretien avec deux officiers de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, décembre 2015. (26) Ibid. (27) Ibid. (28) Rapport du 07/02/2014 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération et la formation des services répressifs (Europol) et abrogeant les décisions 2009/371/JAI et 2005/681/JAI, par Agustin Diaz de Mera, document A7-0096/2014, p.6. (29) Entretien avec un ancien directeur du secteur JAI du Secrétariat général du Conseil, avril 2016. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 156 I DOSSIER pouvoirs exécutifs à Europol aurait alors, premièrement, posé des problèmes juridiques en relation avec les modalités d’intervention des agents d’Europol et avec la nature de l’autorité juridique qui aurait contrôlé l’action d’Europol. En second lieu, les représentants nationaux étaient opposés à un Europol doté de pouvoirs exécutifs afin d’éviter toute potentielle transformation d’Europol en un Office supranational qui pourrait être en mesure de donner des instructions aux officiers nationaux de police : « On veut qu’Europol reste dans des fonctions d’appui même si on les optimise, de coordination, mais on veut que les États membres conservent leurs prérogatives, qu’il puisse y avoir un échange accru, pas de problème, mais on ne veut pas glisser vers une organisation supranationale 30 ». De plus, dans le règlement, la dimension opérationnelle d’Europol est très peu modifiée, malgré le flou d’une capacité évoquée à l’article 4 de « coordonner, organiser et réaliser des enquêtes et des actions opérationnelles pour soutenir et renforcer les actions des autorités compétentes des États membres ». En effet, le seul véritable changement apporté par l’article 5 au rôle d’Europol dans les ECE est la mise en exergue de la possibilité de l’agence de financer des ECE, du fait de l’insistance notamment des représentants nationaux qui considèrent la valeur ajoutée financière d’Europol. De même, la capacité d’Europol à demander l’ouverture d’enquête pénale est peu transformée par l’article 6 par rapport à 2009, si ce n’est qu’Europol informe Eurojust immédiatement et non plus avant de déposer la demande d’ouverture d’une enquête. Malgré l’accent mis sur l’intérêt de ces modalités d’action de l’agence, ce manque d’évolution peut être compris à la lumière des difficultés encore persistantes de mise en œuvre des ECE incluant Europol, ainsi que du très faible recours d’Europol à la demande d’enquêtes pour éviter toute tension avec les services nationaux [Groenleer, Busuioc et Curtin, 2010, p. 16]. Par conséquent, ces points n’ont pas impliqué un fort investissement de la Commission européenne qui a repris les dispositions déjà existantes de la décision de 2009. Le traitement de l’information comme modalité d’action centrale d’Europol Le préambule du règlement reprend le programme de Stockholm qui considère qu’Europol doit devenir le « centre névralgique de l’échange d’informations entre les services répressifs des États membres et jouer le rôle de prestataire de services et de plate-forme pour les services répressifs ». Ainsi, les capacités opérationnelles précédemment évoquées contribuent à cette ambition, mais le cœur de cette idée est de renforcer Europol dans le traitement des données. En premier lieu, si les sources potentielles d’information d’Europol ne sont pas réellement modifiées, leur utilisation par l’agence est facilitée. Ceci est spécifiquement avéré pour les parties privées puisqu’Europol peut traiter des données à caractère personnel issues de parties privées originaires d’un plus grand nombre de sources par rapport à 2009, et peut transmettre des données à ces parties privées, bien que ce soit de manière très encadrée et limitée à des situations exceptionnelles. Il ne peut néanmoins ni traiter de données à caractère personnel reçues directement des parties privées, ni entrer en contact avec ces dernières, point sur lequel le Parlement européen a insisté. La plupart de ces facilités d’action n’étaient pas prévues dans le projet de règlement de la Commission, mais ont été intégrées du fait d’un nouveau besoin, suite aux attentats de Paris de janvier 2015, car Europol a étendu son activité dans le domaine de la lutte contre la propagande radicale sur Internet, par le biais d’une unité chargée du signalement des contenus sur Internet (Internet Referral Unit, IRU 31), créée en juillet 2015 et évoquée à l’article 4. L’objectif était également plus généralement de soutenir le travail du centre européen de cybercriminalité (EC3) au sein d’Europol 32, d’offrir des capacités d’action supérieures à Europol, ainsi qu’une autonomie plus marquée, mais encadrée. Un deuxième changement majeur est l’introduction d’un nouveau concept de traitement de l’information. En effet, la décision de 2009 décrit différents éléments du système de gestion de l’information par Europol, leurs fonctions et contenus propres (système d’information Europol, fichiers de travail à des fins d’analyse, etc.). Le règlement ne fait plus mention d’aucun de ces éléments de manière distinctive, car « l’ensemble du traitement de l’information est pris par ses finalités. On décrit des finalités possibles aux données qui seront fournies à Europol, on dit qu’Europol a des systèmes de traitement de l’information, mais sans dire lesquels, on dit que ces systèmes doivent tous respecter un certain nombre de contraintes et exigences […] en matière de sécurité, de protection des données, de respect de la propriété de l’information 33 ». Selon l’article 19, la finalité des données est déterminée par les fournisseurs des informations qui précisent (30) Entretien avec deux officiers du secteur Sécurité de l’Espace européen du Secrétariat général des affaires européennes, octobre 2015. (31) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (32) Note des services de la Commission européenne au Comité permanent de coopération opérationnelle en matière de sécurité intérieure du 29/03/2012, 8261/12, p. 4. (33) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? – Agathe PIQUET DOSSIER I 157 dans le même temps les éventuelles limitations d’accès et d’utilisation des données. Europol ne peut traiter les données transmises pour d’autres finalités que celles déterminées en obtenant l’autorisation des fournisseurs des données. Les finalités sont précises et les suivantes selon l’article 18 : les recoupements d’information ; les analyses stratégiques ou thématiques ; les analyses opérationnelles (qui impliquent des précisions supplémentaires à apporter par le fournisseur des données sur demande du Parlement européen) ; la facilitation de l’échange entre les États membres, les États tiers et les organisations internationales, les organes de l’Union et Europol, finalité ajoutée par les représentants nationaux. La Commission européenne considérait que le système de 2009 diminuait l’efficacité opérationnelle d’Europol 34 et le contrôleur européen de la protection des données (CEPD) était également favorable à cette approche, car les précisions des finalités étaient considérées comme plus protectrices pour les données 35. Europol a, de même, insisté sur ce nouveau système pour disposer de plus de flexibilité puisque ce concept intégré de gestion des données lui permet notamment de créer davantage d’interconnexions entre ses bases de données et de disposer d’une plus grande liberté d’arbitrage 36. Cependant, pour les représentants nationaux, notamment français, l’octroi d’une finalité à des données pourrait se révéler assez contraignant, car chaque finalité implique un traitement spécifique de l’information alors qu’une même information pourrait être traitée pour des finalités différentes : « Cela semblait réducteur de prédéfinir quatre finalités uniquement et de faire comme si derrière il n’y avait pas un système et comme si un État membre pouvait choisir juste une finalité, et que s’il en choisissait deux, il fallait voir quelles conséquences en tirer et ce qui prévalait comme régime de protection 37 ». Toutefois, les représentants nationaux, n’ayant pas réussi à trouver une alternative crédible, durent s’incliner sur ce point. Un troisième changement majeur du règlement est lié aux relations d’Europol avec des États tiers et des organisations internationales pour l’échange de données, y compris à caractère personnel. En effet, la décision de 2009 prévoyait des coopérations sous la forme d’accords conclus entre Europol et ces acteurs sur la base d’une liste approuvée par le Conseil, avec de possibles dérogations. Néanmoins, outre certaines exceptions, l’article 25 du règlement prévoit qu’Europol peut transférer des données à caractère personnel à des États tiers et organisations internationales s’ils bénéficient d’une décision d’adéquation de la Commission ; d’un accord international conclu avec l’Union offrant des garanties suffisantes en matière de protection de la vie privée et des libertés et des droits fondamentaux des personnes ; ou d’un accord de coopération avec Europol conclu avant l’entrée en vigueur du règlement. Cela signifie donc qu’Europol ne peut plus nouer de nouvelles relations spécifiques individuelles avec des organisations et États tiers avec la seule approbation du Conseil, mais qu’il doit attendre un accord de l’Union ou une décision de la Commission. En effet, ces accords d’Europol ne sont plus reconnus par le traité de Lisbonne, et la Commission a souligné le besoin d’une rationalisation par une conformité aux bases légales 38. Compte tenu de l’intérêt de ces accords en termes de données pour Europol et les États membres, ceux déjà conclus ne sont pas annulés, mais seront évalués par la Commission d’ici 2021. Cette dernière peut également présenter au Conseil une recommandation de décision autorisant l’ouverture d’un accord international de l’Union avec l’un des États tiers qui a un accord de coopération avec Europol. Enfin, la protection des données et l’encadrement des activités d’Europol sont accentués dans le règlement du fait d’un activisme de la Commission européenne et du Parlement européen principalement. Ainsi, le chapitre VI du règlement par rapport à la décision de 2009 établit très clairement des principes généraux en matière de protection des données ; met en place une évaluation de la fiabilité des sources et de l’exactitude des données transmises ; prévoit des articles inédits sur la protection des données dès la conception, sur la notification aux autorités et aux personnes concernées de la violation des données personnelles, sur la consultation préalable pour tout nouveau type d’opérations de traitement. Les représentants des États membres ont été particulièrement insistants sur le contrôle des fournisseurs d’information sur les données transmises et sur la nécessité pour Europol de se référer à ces derniers s’il souhaite les transmettre, en modifier la finalité, les conserver au-delà des délais prévus, etc. Les centres d’expertise comme nouvelle source de crédibilité d’Europol La quatrième grande fonction d’Europol selon l’article 4, inédite, est la capacité de l’Office à « développer des centres (34) Document 8261/12, p. 6. (35) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016 (36) Ibid. (37) Ibid. (38) Document 8261/12, p. 6-7. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 158 I DOSSIER d’expertise spécialisée de l’Union pour lutter contre certaines formes de criminalité relevant des objectifs d’Europol, notamment le Centre européen de lutte contre la cybercriminalité ». Le règlement reprend sur ce point une pratique déjà existante au sein d’Europol puisque l’EC3 a été mis en place en 2013, le Centre européen d’antiterrorisme en janvier 2016 et le Centre européen de lutte contre le trafic de migrants en février 2016, soit avant l’entrée en vigueur du règlement. L’idée de créer ces structures semble principalement émaner de propositions du directeur d’Europol, soutenu par la Commission européenne, qui coïncident avec des moments de pression politique de la part des représentants nationaux pour trouver des solutions face à des événements spécifiques ou face à la perception d’une menace de long terme. Ces centres sont de nouvelles structures internes d’Europol qui remplissent des fonctions d’analyse stratégique et opérationnelle, de facilitation des échanges, de soutien aux enquêtes, de formation. Ils permettent d’engager de nouvelles personnes et de rassembler le personnel existant spécialisé sur des questions particulières, concentrant de ce fait l’ensemble des activités d’Europol sur un domaine précis. Par conséquent, la création de ces structures confère à l’agence plus de visibilité et de crédibilité : « C’est assez cohérent, c’est plus lisible, ça pourrait avoir l’air de n’être que de l’affichage, mais derrière ça facilite des synergies, des logiques de cohérence interne de l’action, de renforcement des moyens 39 ». La Commission européenne semble avoir insisté sur l’inclusion de cette prérogative dans le règlement 40. Elle justifiait cette capacité par la valeur ajoutée majeure qu’elle représenterait pour les États membres et l’Union en avançant la qualité de ces centres et leurs multiples tâches 41. La mise en place de ces centres pourrait donc se révéler particulièrement importante dans le développement d’Europol, justifiant sa compétence et son expertise, surtout en considérant les temporalités de « crise » dans lesquelles ces centres ont été créés. Dans ce sens, « un certain nombre de dispositions comme les créations de centres d’analyse, comme sur les migrants, le centre européen d’antiterrorisme, l’Internet Referral Unit sont des avancées pour une autonomisation accrue de l’agence 42 ». Le règlement Europol a offert certaines évolutions des missions et capacités d’action d’Europol qui renforcent son autonomisation, comme la gestion intégrée du traitement de l’information, l’élargissement de ses sources potentielles d’information, la possibilité de créer des centres d’expertise. La Commission européenne a souhaité aller plus loin, notamment en connectant les relations extérieures d’Europol à celles de l’Union, ce qui reflète une aspiration à la supranationalisation. Cependant, la supranationalisation des prérogatives de l’agence ou sa transformation en un « FBI européen » semblent être des horizons encore éloignés du fait des multiples restrictions imposées par les représentants nationaux, notamment sur les dimensions exécutives, en quête d’une agence utile, mais au soutien des services nationaux. Une gouvernance d’Europol entre intergouvernementalisme et supranationalisme ? La gouvernance d’Europol est un enjeu sur lequel la Commission européenne a été particulièrement active, comme l’illustre notamment son insistance passée sur la transformation d’Europol en agence de l’Union européenne avec la décision de 2009. Cette évolution avait mené à un renforcement général du rôle des institutions européennes sur le fonctionnement d’Europol alors qu’Europol avait été créé comme une structure intergouvernementale. Par conséquent, il se révèle intéressant d’analyser si la Commission a une nouvelle fois réussi à obtenir certaines avancées dans ce sens. À cette fin, nous considérerons les changements de deux éléments spécifiques du fonctionnement d’Europol (la supervision de la protection des données et le rôle des Unités nationales Europol) ; puis, ceux de la structure administrative d’Europol (le conseil d’administration et le directeur) ; enfin, les évolutions des institutions de l’Union. Un contrôle européen renforcé sur la protection des données Ont eu lieu des discussions tendues sur l’instance en charge du contrôle de la protection des données puisque l’autorité de contrôle commune (ACC), créée par la convention Europol et qui est une unité indépendante composée de représentants des autorités de contrôle nationales (ACN), est supprimée dans le règlement au profit du contrôleur (39) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (40) Ibid. (41) COM (2013) 173 final, p. 8. (42) Entretien avec un officier de police de la section JAI de la Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, avril 2016. Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? – Agathe PIQUET DOSSIER I 159 européen de la protection des données (CEPD). Ce dernier est une autorité de contrôle indépendante LA GOUVERNANCE globale, qui s’assure D’EUROPOL ESt UN que les institutions et organes communautaires ENJEU SUR LEqUEL LA respectent leurs obligations COMMISSION EUROPÉENNE en matière de protection des données. Selon l’article A ÉtÉ PARtICULIèREMENt 43, le CEPD dispose de ACtIVE, COMME L’ILLUStRE missions et prérogatives bien supérieures à celles NOtAMMENt SON qui étaient accordées à INSIStANCE PASSÉE SUR l’ACC, et il peut, entre autres, ordonner que les LA tRANSFORMAtION demandes d’exercice de D’EUROPOL EN AGENCE DE certains droits à l’égard des données soient satisfaites L’UNION EUROPÉENNE. même si elles ont été rejetées précédemment, donner un avertissement ou une admonestation à Europol, exiger la rectification, la limitation, l’effacement et même la destruction des données dont le traitement aurait été effectué en violation des dispositions visant à protéger les droits des personnes, interdire temporairement ou définitivement des opérations à Europol, saisir le Parlement européen, le Conseil, la Commission européenne ainsi que la Cour de justice de l’Union européenne. Cette évolution a été proposée par la Commission européenne en invoquant le besoin de renforcement de l’indépendance du contrôle du traitement des données 43. Toutefois, l’octroi de ces capacités d’action à un organisme européen a lieu au détriment d’une unité composée de représentants nationaux, même si ces derniers étaient censés agir de manière indépendante. Les négociateurs nationaux du règlement ont donc mis en œuvre une certaine résistance à ce changement, d’une part, par crainte d’une efficacité moindre liée à la spécificité du travail d’Europol puisque « l’ACC connaît intimement l’agence […] et on faisait aussi valoir que le CEPD qui s’occupait d’une myriade de structures ne pourrait pas avoir la même finesse de connaissance des mécanismes de l’agence 44 ». D’autre part, le texte initial de la Commission européenne prévoyait un rôle très minime des ACN, malgré les termes de « supervision commune ». Toutefois, les représentants nationaux exigeaient un rôle bien plus important des ACN : « On a beaucoup bataillé pour être sûrs qu’il n’y avait pas d’autre option que le CEPD et une fois qu’on en a été sûrs on a, surtout les Allemands, ensuite beaucoup bataillé pour que le règlement crée une vraie association des ACN au contrôle exercé par le CEPD et que cela revienne presque à créer une ACC au format actuel avec des représentants des États Membres autour du CEPD 45 ». De ce fait, les représentants nationaux craignaient une véritable mainmise de l’Union sur le contrôle des données alors que les services nationaux étaient les fournisseurs et les propriétaires de l’information. Par conséquent, ils ont réussi à intégrer dans le règlement un article beaucoup plus détaillé sur la coopération entre les ACN et le CEPD, l’article 44. De plus, suite à leur insistance, est créé à l’article 45 un comité de coopération qui est composé du CEPD ainsi que d’un représentant de chaque ACN qui est consultatif et doit se réunir au moins deux fois par an pour discuter de la politique et de la stratégie générales de contrôle des données, examiner les difficultés d’interprétation ou d’application du règlement, etc. Ce point illustre donc la tension entre la volonté de la Commission de renforcer la dimension européenne d’Europol en l’alignant sur les autres agences européennes, et la résistance des représentants nationaux qui veulent garder le contrôle sur leurs données et sur l’Office. Le maintien des UNE comme signal du contrôle national De manière assez similaire, la Commission européenne et les représentants nationaux ont pu s’opposer sur la question des Unités nationales Europol (UNE). Chaque État membre dispose d’une UNE qui est la structure en charge d’effectuer la liaison entre Europol et les services nationaux compétents. La Commission européenne souhaitait réduire le rôle d’intermédiaire des UNE entre Europol et les services nationaux en étendant les possibilités de contact direct, les UNE restant toutefois informées de ces échanges 46. Cependant, les représentants nationaux voulaient maintenir le rôle de (43) COM (2013) 173 final, p. 9. (44) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (45) Ibid. (46) Document 8261/12, p. 4. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 160 I DOSSIER plateforme des UNE puisque, du fait de leur connaissance des organisations des systèmes nationaux, les UNE permettaient une distribution appropriée des demandes d’information et des données 47. Les représentants des États membres ont été soutenus par le Parlement européen qui souhaitait conserver également le rôle d’intermédiaire des UNE en tant que « garante [s] et protectrice [s] des intérêts nationaux au sein de l’Agence » et comme assurant « un rôle centralisé et coordinateur 48». En outre, la Commission européenne proposait de mettre en place un contrôle du travail et de l’organisation des UNE pour s’assurer de l’alimentation suffisante des services nationaux en données. Une nouvelle fois, les représentants nationaux se sont opposés à ce projet par crainte de l’imposition d’un modèle unique d’organisation et de fonctionnement, en invoquant que justement ces éléments étaient liés aux différences constitutionnelles et administratives des États membres. Par conséquent, cette idée d’évaluation, couplée avec le premier point supra d’accès direct d’Europol aux services nationaux, était ressentie par certains représentants nationaux comme une ambition de la part de la Commission de transformer sur le long terme les UNE en « antennes nationales de l’agence 49 ». L’article 7 du règlement maintient donc la possibilité exceptionnelle de contacts directs entre Europol et les services nationaux en conservant le rôle central des UNE, et ne fait aucunement mention de cette évaluation des UNE, mais concède la mise en place d’un rapport annuel sur les informations fournies par chaque État membre. Luttes d’influence autour du conseil d’administration Le conseil d’administration est composé d’un représentant national par État membre, d’un représentant de la Commission européenne et du directeur d’Europol, mais qui n’a pas de droit de vote. Cependant, la Commission proposait de disposer de deux représentants, sans qu’aucune justification particulière ne soit avancée. Les représentants nationaux se sont opposés à cette proposition puisqu’ils ne souhaitaient pas renforcer le poids de la Commission européenne. De même, le Parlement européen était réticent à ce changement, car il considérait comme « plus approprié de maintenir un seul représentant de la Commission, de façon à avoir une situation plus équitable 50 ». Une autre tentative échouée de la Commission européenne pour s’imposer a été sa volonté de créer un comité exécutif qui aurait assisté le conseil d’administration en préparant ses décisions, en en garantissant la mise en œuvre et en pouvant prendre certaines décisions en son nom en cas d’urgence. Ce comité aurait été composé du président du conseil d’administration, d’un représentant de la Commission européenne et de trois autres membres nommés par le conseil d’administration, avec la participation du directeur dénué de droit de vote. L’objectif de la Commission européenne, en créant cette structure, était de s’assurer une plus grande influence sur le fonctionnement d’Europol puisque son poids aurait été davantage prépondérant dans une enceinte réduite qui aurait pré-arbitré certains débats, donné certaines orientations préalables qui auraient été ensuite plus difficiles à modifier. Une nouvelle fois, les représentants nationaux ainsi que le Parlement européen étaient opposés à cette clause qui était considérée comme n’ayant pas lieu d’être 51. Ils ont cependant accepté que, selon l’article 13, le président et le vice-président soient à présent élus et non plus sélectionnés, et que les décisions soient prises principalement à la majorité simple au lieu de la majorité des deux tiers à l’article 15, ce qui diminue la capacité de blocage des États membres et facilite donc le fonctionnement de l’agence. Un certain changement dans les fonctions du conseil d’administration est également notable à l’article 11, en partie lié aux propositions de la Commission. Dans ce sens, les nouvelles dispositions du règlement reprises du projet de cette dernière sont, entre autres, adopter les programmes annuels et pluriannuels de travail d’Europol, une stratégie anti-fraude, des règles pour prévenir et gérer les conflits d’intérêt des membres du conseil d’administration. Dans la mesure où la Commission participe au conseil d’administration, comptait y posséder une voix supplémentaire et davantage d’influence par le biais du comité exécutif, ces requêtes peuvent se comprendre à la lumière de ses ambitions d’imposer une dimension plus européenne sur la gouvernance d’Europol. Les représentants nationaux, soucieux également de garder le contrôle de l’agence et représentant l’écrasante majorité du conseil d’administration, ont aussi intégré certaines (47) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (48) Document A7-0096/2014, p. 13. (49) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (50) Document A7-0096/2014, p. 54. (51) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? – Agathe PIQUET DOSSIER I 161 évolutions majeures des fonctions et de l’autonomie de ce dernier notamment : la fixation des lignes directrices des procédures de traitement de l’information par Europol ; l’autorisation de conclure des arrangements administratifs ou de travail ; la mise en place de structures internes à Europol sur proposition du directeur exécutif. Seulement, il est intéressant de noter certaines concessions faites par le Conseil et la Commission européenne comme la possibilité d’inviter « toute personne dont l’avis peut être pertinent aux fins des débats, y compris, le cas échéant, un représentant du groupe de contrôle parlementaire conjoint, à participer aux réunions en tant qu’observateur sans droit de vote », afin de concilier les demandes du Parlement européen de participer également aux réunions. Le directeur exécutif au cœur de débats La procédure de désignation du directeur exécutif d’Europol a soulevé des débats entre la Commission européenne et les représentants des États membres, ainsi qu’avec le Parlement européen. La décision de 2009 prévoit que le directeur est nommé pour quatre ans par le Conseil qui vote à la majorité qualifiée, à partir d’une liste d’au moins trois candidats présentée par le conseil d’administration. Le Conseil, sur proposition du conseil d’administration, qui a évalué l’action du directeur, peut renouveler son mandat. D’une part, la Commission souhaitait s’imposer davantage dans cette procédure puisque son projet de règlement prévoyait que c’était elle-même qui devait établir la liste restreinte de candidats pour le poste de directeur et que c’était le conseil d’administration, au sein duquel elle a une voix, qui prenait la décision finale, qui choisissait de renouveler le mandat du directeur ou de le démettre de ses fonctions à partir d’une évaluation de la Commission. D’autre part, le Parlement européen aspirait également à renforcer sa propre influence dans la procédure de sélection du directeur puisqu’il offrit l’idée que les candidats et le directeur en poste dont le mandat était renouvelé devaient s’exprimer devant le groupe de contrôle parlementaire conjoint, que l’avis de ce groupe devait être pris en compte par le conseil d’administration lorsqu’il désignait le directeur et lors du renouvellement du mandat du directeur, et que le conseil d’administration devait justifier au groupe de contrôle parlementaire conjoint son éventuelle décision de renvoi du directeur. selon l’article 54, le Conseil nomme le directeur, sur la base d’une liste restreinte de candidats proposée par le comité de sélection qui est composé de représentants des États membres et d’un représentant de la Commission. Le Conseil décide également de renouveler le mandat du directeur suite à une évaluation par la Commission et le conseil d’administration du travail effectué et peut le démettre de ses fonctions, sur proposition du conseil d’administration dans les deux cas. Le Parlement européen bénéficie seulement d’une possibilité de poser des questions au candidat retenu et d’un avis non contraignant. Cette question a été particulièrement épineuse, d’autant plus que le Parlement européen invoquait des besoins de transparence et de démocratie et que la Commission européenne avançait la nécessaire harmonisation d’Europol avec les autres agences communautaires. Elle s’appuyait ainsi sur l’approche commune concernant les agences décentralisées de l’UE de juillet 2012 que les États membres avaient signée, alors que les représentants nationaux défendaient eux la spécificité de l’agence : « Vu l’importance de l’agence, ses effectifs, son caractère stratégique, les informations données, cela justifiait qu’elle ait un régime particulier par rapport aux autres agences avec une investiture du directeur au niveau politique 52 ». Plus globalement, le directeur de l’agence obtient quelques nouvelles prérogatives à l’article 16, comme l’élaboration du projet de programmation pluriannuelle et des programmes de travail annuels et leur mise en œuvre ; la possibilité de proposer de nouvelles structures internes ; la protection des intérêts financiers de l’Union et l’élaboration d’un projet de stratégie antifraude interne pour Europol. La majorité de ces idées ont été soumises par la Commission et renforcent véritablement le rôle du directeur dans la gestion d’Europol du point de vue de la cohérence et de la transparence. La Commission a donc cherché à accroître le rôle du directeur pour renforcer le dynamisme de l’agence, d’autant plus qu’elle tend à être relativement proche de ce dernier 53. De même, les représentants des États membres ont accepté ces évolutions dans la mesure où le directeur d’Europol sait faire preuve de pragmatisme et du fait de son statut d’officier national de police, il tend à comprendre les réalités et besoins nationaux et à entretenir des relations privilégiées avec un certain nombre de membres du conseil d’administration notamment 54. Cependant, les modalités finales du règlement s’éloignent quelque peu de ces idées et offrent un rôle bien plus limité à la Commission et au Parlement européen. En effet, (52) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, février 2016. (53) Entretien avec un officier de police de la section JAI de la Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, avril 2016. (54) Entretien avec un officier de police de la direction des Relations internationales de la direction centrale de la Police judiciaire, octobre 2015. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 162 I DOSSIER Un équilibre institutionnel délicat à trouver Une interrogation majeure du nouveau règlement Europol était la question du contrôle parlementaire. Le règlement exprime à plusieurs reprises le besoin d’un contrôle parlementaire européen et national plus marqué sur Europol pour s’aligner avec l’article 88 du traité de Lisbonne. L’inclusion des parlements nationaux représente déjà un changement radical puisque leur rôle était très minime en matière de contrôle d’Europol, surtout depuis le remplacement de la convention Europol par une décision qui n’impliquait plus de ratification par les parlements nationaux en cas de modification. Le projet de règlement de la Commission européenne propose diverses modalités de contrôle parlementaire, mais qui restent limitées, s’alignant sur certaines déclarations passées 55. Le Parlement européen est beaucoup plus ambitieux et propose de créer un « groupe de contrôle parlementaire conjoint » avec des capacités d’actions plus étendues qui sont intégrées à l’article 51 du règlement de 2016. Ce groupe est en charge d’assurer le contrôle politique des activités d’Europol, et à cette fin : il peut demander au président du conseil d’administration et au directeur de se présenter devant lui pour expliquer leurs activités ; inviter le CEPD au moins une fois par an et quand il le désire ; il est consulté pour la programmation pluriannuelle ; il reçoit d’Europol ses évaluations de la menace, ses analyses stratégiques, ses rapports d’activités, etc. Toutefois, même en considérant les changements du groupe de contrôle parlementaire conjoint, peu de modifications sont réellement apportées aux capacités de contrôle du Parlement européen puisque, bien qu’il soit davantage impliqué dans la procédure de désignation et de contrôle du directeur, son avis reste non contraignant ; il est simplement informé des activités d’Europol dans la mesure où lui sont transmis divers documents ; et sa principale capacité d’action reste le contrôle du budget d’Europol au chapitre X, car il doit approuver celui-ci et donner la décharge de l’exécution du budget au directeur. Par conséquent, malgré ces évolutions progressives, le Parlement européen demeure un acteur marginal dans la gouvernance d’Europol, un changement radical étant difficilement envisageable. Le Conseil ne constate pas une grande évolution de ses prérogatives non plus, mais plutôt une confirmation de son rôle du fait de la similarité de ses capacités d’action entre 2009 et 2016, dans la mesure où il dispose déjà d’une possibilité de contrôle importante et où les capacités d’action du conseil d’administration ont été renforcées. Le règlement semble alors surtout bénéficier à la Commission européenne dont les possibilités d’intervention sont étendues avec le règlement. En effet, en 2009, son rôle était surtout limité à sa présence dans le conseil d’administration, une information passive des activités d’Europol et une participation aux questions budgétaires et financières. Cependant, en 2016, son rôle est reconnu dans la planification de la lutte contre la criminalité internationale au niveau de l’Union dès les considérants du règlement ; elle adopte les décisions d’adéquation, évalue les accords de coopérations d’Europol et peut proposer des recommandations au Conseil en vue de la conclusion d’accords internationaux de l’Union ; son avis est pris en compte pour la programmation annuelle et pluriannuelle selon l’article 12 ; elle est à l’origine de différents rapports d’évaluation sur le directeur ou sur l’impact, l’efficacité, l’efficience de l’action et des méthodes de travail d’Europol tous les cinq ans à l’article 68, etc. Ces différentes compétences, toutes proposées par la Commission, lui offrent des possibilités de contrôle et même d’impulsion bien plus marquées concernant Europol, ce qui semble aller dans le sens d’un renforcement de la dimension européenne, voire communautaire, d’Europol. Ces évolutions peuvent être corrélées au rôle de « premier arrivé » de la Commission qui a intégré de nombreuses propositions dans ce sens, même si certaines ont été rejetées. En fournissant la base des discussions, la Commission a modelé les orientations du règlement et il est difficile pour les autres acteurs de revenir complètement dessus, d’autant plus face à des justifications légales. Cette acceptation par les représentants nationaux a été facilitée par la légitimité progressivement acquise par la Commission européenne sur la gouvernance d’Europol, par la manne financière qu’elle représente et par la place plus globale qu’elle occupe au niveau européen sur le domaine JAI. Cette dynamique rappelle ainsi un processus de « path dependence », les étapes précédentes de consolidation du rôle de la Commission menant progressivement à cet accroissement qui est difficile à enrayer [Pierson, 2000]. Les enjeux de la gouvernance d’Europol ont finalement été sujets à des débats interinstitutionnels très marqués dans la mesure où ils illustrent clairement la dimension intergouvernementale ou supranationale d’Europol et le jeu d’influences. Différentes concessions ont été faites par les représentants nationaux face aux propositions de la (55) C’est par exemple le cas en 2002 lorsqu’elle considère que le niveau de contrôle parlementaire est suffisant en raison des pouvoirs opérationnels limités d’Europol, et ce malgré les multiples requêtes du Parlement européen de renforcement de son contrôle, Communication de la Commission européenne du 26 février 2002 relative à l’exercice d’un contrôle démocratique sur Europol, COM (2002) 0095 final. Le nouveau règlement Europol : un cas d’entreprenariat politique supranational de la Commission européenne ? – Agathe PIQUET DOSSIER I 163 Commission européenne, mais ces derniers ont également fait preuve de résistance, imposant des limites claires sur la dimension encore intergouvernementale d’Europol, et bénéficiant généralement du soutien du Parlement européen qui a lui aussi cherché à développer son propre rôle. En conclusion, la Commission européenne a véritablement joué un rôle d’entrepreneur politique supranational en multipliant les propositions qui visent à renforcer Europol en tant qu’agence supranationale par le biais de l’extension de son mandat, de capacités d’action lui offrant plus d’autonomie et d’une gouvernance plus européenne. Sur ce dernier point, la Commission a véritablement défendu la « normalisation » de l’Office par rapport aux autres agences communautaires. Par conséquent, la Commission s’est déjà positionnée de manière critique par rapport au règlement, soulignant sa non-conformité à l’approche commune concernant les agences décentralisées. Elle a donc déjà manifesté ses intentions de batailler de nouveau pour l’adoption de certains points, notamment la création d’un comité exécutif et la suppression du comité de coopération entre le CEPD et les ACN. De leur côté, les représentants nationaux et le Parlement européen se sont montrés prêts à accepter les dispositions qui amélioreraient l’efficacité et le fonctionnement d’Europol, en particulier concernant le mandat et les fonctions de l’agence, d’autant plus dans les circonstances récentes. Cependant, l’accent a été clairement mis sur l’encadrement des activités de l’agence et le maintien de sa fonction d’appui, sur la prépondérance des acteurs nationaux. Les représentants nationaux, en particulier, se sont opposés aux mesures qui promeuvent une supranationalisation de l’agence non justifiée par ses besoins quotidiens. En définitive, le règlement n’implique pas d’évolutions majeures concernant l’agence, mais entérine certaines orientations qui seront difficiles à remettre en cause dans l’avenir et qui seront probablement accentuées, en suivant une dynamique de « path dependence ». Les négociations ont donc pu être saisies comme une opportunité par la Commission européenne, ainsi que par Europol dans une certaine mesure, pour modeler sur le moyen terme les évolutions de l’agence. Ainsi, le règlement révèle les tensions encore non résolues intrinsèques à Europol qui oscille entre intergouvernementalisme et supranationalisme, entre efficacité et encadrement, et qui demeureront au cœur des interrogations sur le futur d’Europol n Bibliographie BUSUIOC (M.), CURTIN (D.) ET GROENLEER (M.), 2011, OCCHIPINTI (J.), 2003, The politics of EU Police Cooperation : «Agency Growth Between Autonomy and Accountability: the European Police Office as a “Living Institution’’», Journal of European Public Policy, n°18/6, p. 848-867. Toward a European FBI ?, Boulder, Colo, L. Rienner, 286 p. PIERSON (P.), 2000, «Increasing Returns, Path GROENLEER (M.), BUSUIOC (M.) ET CURTIN (D.), 2010, Dependence, and the Study of Politics», The American Political Science Review, n° 94/2, p. 251-267. «Living Europol: Between Autonomy and Accountability», Papier présenté à la cinquième conférence pan-européenne sur les politiques de l’UE, Porto, Portugal, 24-26 juin 2010, 43 p. SANDHOLTZ (W.), STONE SWEET (A.), 1998, European Integration and Supranational Governance, Oxford/New-York, Oxford University Press, 389 p. KAUNERT (C.), 2010, European Internal Security : Towards Supranational Governance in the Area of Freedom, Security and Justice, Manchester/New-York, Manchester University Press/Palgrave Macmillan, 269 p. WALKER (N.), 2003, «The Pattern of Transnational Policing», in NEWBURN (T.), Handbook of policing, Cullompton, Willan, p. 111-132. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 164 I DOSSIER L’Europe en danger d’implosion Viviane de BEAUFORt Le volet externe de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la politique d’immigration se joue en lien avec une situation interne dégradée quant à l’acceptabilité du projet Europe. L a construction européenne est un projet unique dans l’histoire de notre civilisation : elle a établi l’union d’États, la plus aboutie de l’Histoire, et si d’autres projets ont tenté de l’égaler (Mercosur, CEDEAO, ASEAN…), aucun n’a réussi à mettre en place une structure politico-institutionnelle et juridique aussi poussée. Et pourtant, quel avenir imaginer pour l’Europe, désormais en difficulté face au défi externe de sa sécurité, pollué par la double problématique interne : gestion des immigrés – maintien de l’Espace Schengen, terrorisme – liberté des citoyens et terrible recul du sentiment de citoyenneté européenne ? Les États, habitués à travailler ensemble afin de construire pas à pas un tissu commun devraient enfin prendre le parti de créer une communauté politique. Car la suite n’est pas possible sans les peuples européens ! Seule l’Union peut entraîner dans un scénario vertueux à échelle du monde, le rapprochement des États arabes, d’Israël et de la Palestine, de la Russie et de l’Ukraine, L’Europe en danger d’implosion – Viviane de BEAUFORT jouer son rôle de puissance régionale, alors même que les USA passent le témoin dans des conditions non souhaitées et non souhaitables, etc. Rêver à la naissance d’une démocratie mondiale et, avec elle d’une nouvelle citoyenneté fondée sur des valeurs communes et non des fondements raciaux ou religieux, c’est bien le projet de l’Union européenne. Une question se profile alors : pourquoi et comment les peuples européens ont pu renouer avec un individualisme exacerbé qu’on pensait dissipé, au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? Une crise économique suffit-elle à transformer les mentalités ou n’est-elle qu’un prétexte pour déresponsabiliser les foules ? Il est incontestable que la récession et la pauvreté ont plus que contribué au renfermement des individus sur eux-mêmes. Cette réaction humaine est difficile à blâmer. Mais les États membres doivent se ressaisir sous peine de voir s’effilocher gravement le « tricot de l’Europe » qui comme celui de Pénélope dans l’Odyssée semble se faire le jour et se défaire la nuit. Le Brexit, dont nous n’avons pas envisagé les possibles conséquences, traduit cette rupture gravissime, même s’il faut relativiser du fait des spécificités de l’engagement du Royaume-Uni à nos côtés depuis l’origine. Viviane de BEAUFORT Professeure de droit européen à l’Essec et co-directeur du Centre européen de droit et d’économie (CEDE) © ibreakstock - fotolia.com DOSSIER I 165 La menace externe : une politique d’asile de l’Europe mise à mal depuis l’été 2015 Les événements qui ont marqué l’été 2015 et continuent font froid dans le dos. Les images bouleversent, tandis que le nombre de migrants portés disparus ou retrouvés sans vie ne cesse de grimper. L’indignation est présente, mais est-elle un moteur suffisant pour lancer de nouvelles politiques d’accueil qui tardent depuis tant d’années et des politiques communes efficaces tout de suite, mais surtout viables sur le long terme ? Entre les conditions terribles des traversées et la cupidité de passeurs mal intentionnés, le bilan humain est lourd pour ces personnes qui ont traversé la Méditerranée ou marché du côté turc pour fuir la guerre dans l’espoir de trouver asile dans les pays européens. On estime à plus de 40 000 le nombre de migrants morts sur les routes, sans compter les disparus. C’est un exode et cette vague migratoire, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale, met à mal une Europe déjà affaiblie par la crise économique et les disparités régionales. Le « Vieux Continent » doit faire front pour régler la situation et accueillir ces populations vulnérables. Cette énième crise après celle des banques, puis de l’économie (Grexit), des affrontements politiques (Ukraine, etc.) et internes (Brexit) parce qu’elle touche à l’humain nous donnera-telle enfin le ressort pour agir ensemble ? Où en est-on concrètement ? La prise de conscience des peuples européens s’est largement fait sentir ces derniers temps, exacerbée par les événements choc relatés dans les médias. D’abord réticents à l’égard de ses migrants, les politiques européens multiplient les mesures d’urgence pour accueillir ces populations déplacées parce que les peuples d’Europe ont protesté. Le sort de ces personnes n’est pas sans rappeler l’exode des Juifs au sortir de la guerre mondiale, pour le cas spécifique des Syriens chrétiens et musulmans fuyant leur pays en feu depuis quatre ans sans que personne n’ait bougé, au-delà de quelques protestations et missions d’études sur le terrain. Les pays européens tentent de se répartir la lourde charge de l’accueil des migrants. L’ONU a appelé à l’instauration de quotas par pays, lié aux capacités d’accueil respectives. L’Allemagne a déjà débloqué plus de 6 milliards d’euros sur le budget 2016 pour permettre à ses municipalités d’offrir des conditions de vie décentes aux populations arrivantes et d’autres hommes et femmes politiques suivent le mouvement, ailleurs en Europe sans que la démarche ne fasse l’unanimité. La Commission européenne a proposé une clé de répartition, il y a des mois ; mais les États sont tous « en négociation » avec Bruxelles. L’Italie, la Hongrie et la Grèce ont saturé leurs capacités d’accueil et il y a des réactions de rejet violentes (Hongrie). L’émotion, moteur d’action dans l’urgence, soit ! Mais comment trouver à présent des réponses juridiques communes aux demandeurs d’asile ? Sont-ils des réfugiés politiques, des migrants économiques ? Actuellement, la règle de l’UE prévoit que seul le pays par lequel sont entrés les migrants est tenu d’examiner la demande d’asile. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 166 I DOSSIER L’Allemagne a accepté de déroger à cette règle, mais un problème de statut va vite émerger pour ces populations déracinées. Des discussions sont en cours pour élaborer des mesures de long terme. Réflexion mise à mal par une grande disparité des consciences européennes. Si certains dirigeants, d’Angela Merkel à David Cameron (mais il a démissioné), ont appelé à une vaste politique d’accueil, la Hongrie, directement touchée étant donné sa position géographique, est réfractaire : Viktor Orban, réélu en 2014, prône une fermeture des frontières ; une clôture de barbelés de 175 km a été érigée entre le pays et la Serbie. La politique anti-migrants est assumée, « leur origine menacerait en effet l’identité chrétienne du continent ». En Grèce, les déboires économiques vécus par la population amoindrissent le sentiment de solidarité. Ce sont bien les valeurs mêmes de l’Europe, valeurs d’accueil et de respect de la vie humaine qui sont brutalement interpellées. Si l’Union européenne ne trouve pas de réponse humanitaire, mais également diplomatique et militaire, a-t-elle encore la moindre raison d’exister ? La menace interne : une crise de la confiance du citoyen En parallèle, cause ou conséquence, le citoyen a désormais perdu confiance. Même si ce phénomène n’est pas nouveau, il atteint aujourd’hui des sommets, touche au cœur du projet politique de l’Europe et le compromet gravement. L’écart grandissant entre les citoyens et le projet d’Europe ne peut plus être nié. Il nous confronte à quelques questions essentielles en termes de pédagogie, de travail de conviction, car le ferment de l’Europe, ce sont ses peuples dont on dit si clairement qu’ils sont « unis dans leur diversité ». Le risque est grand que la diversité évolue vers des oppositions mortifères, le repli sur soi et l’intolérance. Les dissensions des États quant à l’attitude à adopter à propos de ce que l’on nomme pudiquement « l’immigration » vers l’Europe est révélatrice de l’abîme dans lequel l’Europe risque de tomber si elle n’accepte pas le débat citoyen. La citoyenneté européenne se décline aujourd’hui par des droits en plus, eux-mêmes bien souvent peu valorisés, tandis que le sentiment citoyen ou affectio societatis est largement manquant ? Pour aller de l’avant en Europe, répondre au défi de la citoyenneté européenne est incontournable : il est de plus en plus difficile de faire sans nos peuples. Dans quelles L’Europe en danger d’implosion – Viviane de BEAUFORT conditions concrètement recréer cette dimension d’affect et d’adhésion nécessaire pour que le projet démocratique le plus moderne au monde et s’affranchissant des frontières, des races, des langues, etc. demeure un modèle inspirant un monde en danger de repli sur les communautarismes de tous poils. Au-delà des aspects économiques, l’Europe modèle de civilisation est citoyenne du monde. Du moins, elle pourrait l’être si elle conservait ses valeurs d’ouverture et de solidarité et pour cela elle doit avancer sur son intégration et séduire les citoyens d’Europe ! Union européenne, le sens de l’histoire ? L’Union européenne, construction évoluant au fil des traités interagit avec ses États membres, au travers d’institutions au pouvoir de plus en plus important. Elle est au-delà de la construction d’un marché, même de manière hésitante et parfois chaotique, un projet politique. Et parmi d’autres défis vitaux, un enjeu crucial est sa capacité à continuer à porter des valeurs humanistes et conserver un sens pour ses citoyens. Une citoyenneté en droit à qui il manque un affectio societatis La citoyenneté européenne se décline autour des axes essentiels suivants : une citoyenneté politique (droit d’élire et d’être élu aux municipales, d’élire et d’être élu au SUD pour les membres du Parlement européen, une citoyenneté individuelle : pétition, plainte au médiateur, utilisation du contentieux préjudiciel et plainte pour manquement contre un État membre, initiative citoyenne, une citoyenneté socio-économique articulée autour de l’individu (et sa famille) qui bénéficie, outre de ses droits nationaux, du droit de libre établissement au sein de l’UE sans discrimination. La crise rend nécessaire une fédéralisation croissante des décisions de politique économique dans des domaines sensibles touchant au cœur de la souveraineté nationale. Or, les institutions ne disposent plus d’un capital de légitimité suffisant. Les réformes éludent soigneusement des questions politiques fondamentales : comment simplifier le processus de décision européen pour qu’il soit plus transparent et compréhensible pour les citoyens ? Comment renforcer la légitimité démocratique de décisions qui sont pour l’instant essentiellement le résultat d’un processus technocratique et diplomatique ? Focalisés sur des questions économiques et internationales, nos décideurs ont oublié que le ferment de l’Europe est DOSSIER I 167 son peuple et qu’il faut donner du sens à la construction européenne : associer le citoyen à ce projet et dépasser la construction européenne par les seules élites. C’est à ces élites que revient la charge de transcender le projet européen et de l’apporter aux peuples en parlant d’intégration européenne et en associant le citoyen. Les citoyens ressentent un déficit de communication et une insuffisante association au projet alors que celui-ci, dans le même temps, est clairement perçu, à raison, comme limitant de plus en plus la souveraineté nationale. Près de quatre Français sur cinq (78 %) considèrent que la construction européenne se fait sans que les peuples soient suffisamment consultés. Pourtant faut-il encore et encore le dire, l’UE respecte les particularités de chaque État, sa devise « Unie dans la diversité » évoque le fait que l’Union européenne respecte les États et leur système institutionnel dans leurs différences d’organisation, valorise les régions et l’échelon local. Cette construction politique n’a jamais détruit les cultures. L’UE est organisée sur un modèle ultra-décentralisé puisque ce sont les États qui mettent en œuvre l’essentiel des politiques européennes (la Commission n’a ni les moyens ni les pouvoirs d’exécution). L’UE, c’est la coexistence intégrée des identités, avec l’acceptation de ce qui nous distingue, et pourtant nous enrichit, mais aussi de ce qui nous rassemble, notamment ce socle de valeurs issues des Lumières et judéo-chrétien. L’Union contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes dans le respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples de l’Europe, ainsi que de l’identité nationale des États membres et de l’organisation de leurs pouvoirs publics aux niveaux national, régional et local. Conclusion Une meilleure conscience du haut niveau de démocratie sociale que porte le projet européen pourrait renforcer l’estime de soi des populations européennes et favoriser un sentiment citoyen européen. Expliquer que le projet d’Europe repose sur la phrase de Jean Monnet : « nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes ». Créer le désir de vivre ensemble en assumant nos diversités, la fierté partagée d’être européen comme un message de tolérance à l’égard du monde. Pour que l’Europe soit comprise, admise, souhaitée, elle doit être perçue et vécue comme quelque chose de positif. Cela confronte à une obligation de pédagogie, à un travail de conviction et à la nécessité de simplifier le discours envers le public. L’éducation et la communication sont donc des clés. En outre, il faut tenir compte des différences entre générations de citoyens de l’Union pour communiquer et s’adapter selon les publics (marketing politique et segmentation des cibles). Par exemple, l’argument de la paix et de la stabilité ne parle pas aux jeunes. Ce n’est que par un travail de terrain que les Européens pourront comprendre l’essence du projet européen et par là même se l’approprier… La visibilité de ses actions de soutien aux Européens est ici essentielle : elle doit plus et mieux communiquer. Je veux croire qu’il est encore temps ! n Bibliographie BERTONCINI (Y.), CHOPIN (T.), 2010, Politique européenne - États, pouvoirs et citoyens de l’UE, Sciences-Po et Dalloz, collection « Amphi ». Autres références Rapports Schuman, « l’État de l’Europe », 2012, 2013, 2014, 2015,2016. CHALTIEL (F.), 2007, « La citoyenneté européenne », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 23, Paris, Dalloz. Le Monde, 25 avril 2013, dossier Europe : les remèdes. Commission européenne, L’opinion publique dans l’Union européenne, 2013. Conférence « Faut-il être fier d’être européen ? », 14 mai 2013, Maison de l’Europe de Paris, Viviane de Beaufort, Atelier de la République, www.touteleurope.eu STOLERU (L.), 2015, « L’Europe appartient à la Grèce », les Échos, 4 août. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 168 I DOSSIER Des smart borders aux clôtures barbelées : la revanche du low-tech ? Denis DUEz L es développements récents de l’action de l’Union européenne (UE) dans les domaines de la justice et des affaires intérieures laissent à voir un univers dominé par les nouvelles technologies. Fichiers, données, réseaux informatiques et Big Data sont désormais les éléments constitutifs, pour ne pas dire l’essence même, du projet européen de sécurité intérieure. Plus que tout autre domaine, celui de la gestion intégrée des frontières extérieures de l’UE semble marqué par ce prisme de la technologisation. Mieux, les contrôles aux frontières ont servi de laboratoire pour de nouvelles pratiques de sécurité, tant et si bien que la problématique des frontières est désormais indissociablement liée à l’enjeu de la mise en place de « frontières intelligentes » (« smart borders »). En une quinzaine d’années à peine, ce mouvement de « smartening » des frontières a conduit à l’élaboration ou au développement d’un nombre croissant de dispositifs technologiques dont les acronymes émaillent désormais les débats tant politiques que scientifiques relatifs aux contrôles aux frontières de l’Union [Jeandesboz, 2016, p. 292-293]. La communication de la Commission Stronger and Smarter Information Systems for Borders and Security d’avril 2016 constitue à cet égard un exemple parfait de ce nouveau jargon techno-administratif de la gestion des frontières extérieures. Le lecteur ne peut qu’être dérouté lorsqu’il rencontre à chaque page de cryptiques AFIS, API, EES, EU-LISA, EURODAC, EUROSUR, RTP, SIS II, SLTD ou encore VIS. Cette approche technologique de la frontière s’est récemment vue concurrencée par des pratiques et des discours alternatifs renvoyant à l’inverse à des conceptions autrement plus traditionnelles, pour ne pas dire anachroniques, de la frontière et des modalités de son contrôle. La crise des réfugiés de l’été 2015 combinée aux attaques terroristes de Paris, de Bruxelles et de Nice ont fait ressurgir au cœur de l’Europe – et Des smart borders aux clôtures barbelées : la revanche du low-tech ? – Denis DUEZ Denis DUEZ Professeur de science politique à l’Université Saint-Louis – Bruxelles et président de l’Institut d’études européennes. DOSSIER I 169 L’hypothèse que nous développons ici est que le renouveau de certains dispositifs low-tech, renouveau parfois très spectaculaire dans ses manifestation matérielles lorsqu’il prend la forme de barrières frontalières, s’explique peutêtre moins par la croyance dans l’efficacité plus grande de ces dispositifs comparativement aux dispositifs technologiques élaborés dans le cadre du projet européen de frontières intelligentes qu’en raison de leur capacité supérieure à témoigner, auprès des citoyens, de l’action des pouvoirs publics dans la gestion des risques et des défis se présentant aux frontières de l’UE. Corollairement, il nous semble que le « retour des frontières » [Foucher, 2016], en tant que ligne de démarcation qu’il convient d’abord de tracer dans l’espace et ensuite de contrôler ostensiblement, procède d’une logique de mise en scène de la frontière traduisant une réaffirmation du caractère éminemment politique de cette dernière. Les « smart borders » : gestion des risques aux frontières © photo 5000 - fotolia.com même parfois au cœur de l’Union européenne – des barrières frontalières dont la matérialité semble opposer un démenti cinglant au projet de frontières intelligentes supposées être aussi efficaces en termes de contrôle qu’invisibles pour les voyageurs de bonne foi. Dans cet article nous nous attachons à comprendre comment s’articulent ces deux mouvements contradictoires de virtualisation et de (re)matérialisation des contrôles aux frontières. Poursuivant sur la voie ouverte par les travaux récents de Laurent Bonelli et de Francesco Raggazzi [2014] consacrés à la permanence des pratiques dites « low-tech » – rédaction de notes, de rapports, de dossiers – dans le domaine de la lutte contre le terrorisme en France, cet article entend transposer ce type préoccupation au domaine de la gestion des frontières extérieures de l’Union afin d’en saisir les enjeux politiques. Conceptuellement, et sans trop élaborer sur ce point, nous entendons par pratiques low-tech l’ensemble des pratiques ne s’appuyant pas au premier chef sur des outils électroniques et informatiques de collecte, de stockage, de traitement et de diffusion de données digitales. Sont donc visés ici des dispositifs relativement simples, voire rudimentaires, tels que des clôtures de fil barbelé, des blocs de béton, des murs végétalisés ou des pratiques de patrouille et de surveillance réalisées par des personnels « humains », qu’ils soient policiers ou militaires. Le projet européen de smart borders s’inscrit dans le contexte d’un recours croissant aux technologies digitales dans les pratiques de sécurité. Fréquemment décrite comme correspondant à l’avènement de l’ère du Big Data, cette évolution repose sur une confiance sans borne dans les potentialités des nouvelles technologies, tant pour la répression que pour la prévention de la criminalité. Elle révèle aussi la diffusion dans le champ de la sécurité d’une logique de gestion des risques largement inspirée du paradigme économiste libéral. La sécurité intérieure à l’heure du Big Data L’imaginaire de la sécurité intérieure européenne est aujourd’hui peuplé de dispositifs à haute teneur technologique. Les bases de données, réputées massives et tentaculaires, les réseaux intégrés de caméras intelligentes, les technologies de reconnaissance faciale, les drones, les marqueurs biométriques, les dossiers passagers (Passenger Name Record – PNR) ou encore les pratiques de dataveillance consistant à surveiller des individus par l’entremise de leurs traces digitales – relevés de cartes de crédit, activité sur Internet, e-mails, usage de la téléphonie mobile, consommation électrique, etc. – ont acquis, dans l’esprit des citoyens européens, une forme d’évidence à défaut de toujours correspondre à une réalité incontestable sur le terrain. Ce serait la conjugaison de divers phénomènes tels que l’évolution exponentielle des capacités de calcul Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 170 I DOSSIER informatique, l’augmentation tout aussi exponentielle des capacités de stockage de données, les progrès de la miniaturisation, de la portabilité des devices ou encore le développement des computer sciences et des travaux relatifs à l’Intelligence artificielle – learning machines, deep learning – qui auraient permis l’avènement du Big data et, partant, de ce que d’aucuns dénomment la gouvernementalité algorithmique des sociétés [Rouvroy & Berns, 2013]. À l’ère digitale, cette gouvernementalité algorithmique offre de nouvelles opportunités d’agrégation, d’analyse et de corrélations statistiques au départ d’un agglomérat massif de données. Elle s’éloigne à l’inverse des approches statistiques plus traditionnelles et semble permettre de saisir la réalité sociale comme telle, de façon directe et immanente, dans une perspective émancipée de tout rapport à « la moyenne » ou à la « normale », ou, pour le dire autrement, affranchie de la « norme » [Rouvroy & Berns, 2013, p. 165 ; Berns, 2009]. Cette vision « futuriste » ou « science fictionnelle » de la gouvernance des sociétés contemporaines en général et du champ de la sécurité intérieure en particulier est à l’évidence alimentée par des œuvres de fiction, anglosaxonnes mais aussi européennes, – romans, séries télévisées, films, jeux vidéos – faisant de ce type de dispositifs un ressort narratif central [voir à ce propos Muller, 2010, p. 71-88]. Pour autant, ces pratiques et ces outils ne peuvent être réduits à de simples chimères. Ils correspondent pour partie à une réalité, celle de pratiques de surveillance électronique à grande échelle que le dévoilement de vastes programmes de surveillance, tel le programme PRISM de l’Agence nationale de sécurité américaine [Lyon, 2014], a contribué à rendre un peu plus tangible pour les citoyens. Plus près de nous, l’action de l’UE dans les domaines de la justice et des affaires intérieures est incontestablement technlogy-driven, c’est-à-dire dominée par les outils et les perspectives offertes par les nouvelles technologies. Le programme de Stockholm [Commission, 2010a], qui établissait les priorités de UE dans le domaine de la justice, de la liberté et de la sécurité pour la période 20102014, et la Stratégie européenne de sécurité de 2010 ont, en effet, jeté les bases d’un modèle européen de sécurité intérieure privilégiant une action fondée sur la prévention et l’anticipation, rendues possibles par la collecte et le traitement automatisé de l’information [Conseil, 2010 ; Commission, 2010]. L’évaluation de la Stratégie européenne de sécurité intérieure, en 2014, puis l’adoption, en 2015, du Programme européen en matière de sécurité pour la période 2015-2020 [Commission, 2015] n’ont fait que renforcer ce mouvement vers une technologisation accrue de la sécurité intérieure européenne. Parfois décrit comme Des smart borders aux clôtures barbelées : la revanche du low-tech ? – Denis DUEZ un environnement juridiquement et institutionnellement dense [Wolff, Wichmann & Mounier, 2009, p. 17], le champ de la sécurité intérieure apparaît donc également comme un environnement « socio-techniquement dense » [Bellanova & Duez, 2012, p. 110]. En matière de sécurité, les nouvelles technologies jouent cependant un rôle ambivalent. Elles apparaissent tout à la fois comme constitutives de nos sociétés contemporaines et comme une menace pour ces dernières. Elles ouvrent les sociétés, effacent les frontières, favorisent les échanges et la mobilité des personnes, mais leurs potentialités sont aussi exploitées par des criminels, des terroristes ou des trafiquants de toute nature. Les technologies créent des espaces virtuels où les citoyens européens doivent être protégés. Elles créent des failles dans le monde réel, failles qu’il convient de combler. De manière intéressante, les menaces liées aux nouvelles technologies, loin de remettre en cause ces dernières donnent à l’inverse lieu à la création de nouveaux outils technologiques à disposition des acteurs européens en charge de la sécurité de l’UE, de ses États membres et de leurs citoyens. Qu’elles représentent une menace ou une solution, voire « la » solution, les nouvelles technologies façonnent les sociétés globalisées contemporaines. Le laboratoire frontalier La gestion des frontières extérieures de l’UE a, plus que tout autre domaine de l’espace de liberté, sécurité et justice, été marquée par le processus de technologisation des pratiques de sécurité. À cet égard, les dispositifs mis en place dans le cadre des projets de « frontières intelligentes » ont permis de tester de nouvelles pratiques de contrôle et de surveillance appliquées dans un premier temps aux seuls étrangers, puis élargies à tous les voyageurs avant, enfin, d’être étendues à des populations dans leur ensemble. Il a souvent été dit, non sans raison, que le projet européen de frontières intelligentes s’inspirait d’un projet similaire conçu aux États-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 [Ceyhan, 2004]. Les smart borders seraient donc intimement liées à l’objectif de la lutte contre le terrorisme. Pour autant, si l’initiative smart borders européenne vise bel et bien à l’origine, et au même titre que son alter ego américain, à prévenir l’irruption de la menace terroriste par le développement d’un Système d’information Schengen de seconde génération (SIS II) et la création d’un Système d’information sur les visas (VIS) [Brouwer, 2005 ; Duez, 2008 ; Ceyhan, 2010], cette initiative ne peut être tout entière expliquée par les attentats de 2001. En d’autres termes, si l’ambition des Européens de se doter de frontières intelligentes se voit conjoncturellement DOSSIER I 171 soutenue par les attaques du réseau Al Qaeda, elle répond surtout à une réalité structurelle, la globalisation, et à son corollaire, la mobilité des biens et des personnes. Dans ce contexte, la technologisation des contrôles aux frontières s’inscrit dans une économie politique globale, à la fois libérale et centrée sur la logique du marché. Elle répond à un besoin fondamental : garantir et promouvoir les flux de biens, de personnes, d’informations et de capitaux indispensables au développement économique mondial dans un contexte de risques et d’incertitudes appelant une meilleure sécurisation des flux en question [Smith, 2013]. Claudia Aradau et Rens van Munster ont décrit cette évolution comme correspondant à l’avènement d’une forme de « gouvernement par le risque » (« governement through risk ») [Aradau, van Munster, 2007]. S’appuyant sur les travaux du sociologue allemand Ulrich Beck [2001], mais aussi sur les réflexions d’Anthony Giddens [1994], le concept de gouvernement par le risque permet de souligner que les sociétés contemporaines sont aujourd’hui confrontées à la question non plus de la distribution des richesses, comme l’étaient les sociétés du XIXe siècle, mais à celle de la distribution des risques issus du processus de la modernisation avancée. Pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck, la « société de pénurie » aurait cédé la place à la « société du risque » [Beck, 2001]. Pour autant, Beck ne prétend pas que le risque serait proprement contemporain. Les risques ont toujours existé. Ce qui est mis en évidence, c’est une évolution de la nature du risque. Longtemps assimilé à une réalité essentiellement personnelle touchant la vie et les biens des individus, il change d’échelle à l’époque contemporaine. Les périls deviennent globaux et dépassent le niveau individuel pour concerner des collectivités entières, voire l’humanité dans son ensemble. Pour Beck, les risques contemporains ne sont rien moins que « le produit global de la machinerie industrielle du progrès, et ils sont systématiquement amplifiés par la poursuite de son développement » [Beck, 2001, p. 40]. De ce cadrage des enjeux de sécurité et de contrôle aux frontières en termes de gestion du risque découlent des effets sociopolitiques majeurs. Premièrement, parce qu’il est à la fois global et diffus, le risque aux frontières s’accompagne paradoxalement d’une disparition quasi complète de la figure de l’altérité. Dans la perspective de la gestion intégrée des frontières extérieures de l’UE, l’appréhension des flux de voyageurs et des phénomènes migratoires s’opère uniquement à travers une logique managériale et gestionnaire. Le risque ne s’affronte pas, il se gère. Il est ni plus ni moins qu’un paramètre dans une équation économique. Deuxièmement, le référentiel du risque porte en lui le ferment d’une dépolitisation des enjeux. Constitué indépendamment de toute stratégie individuelle ou collective prédéterminée, le risque est le produit d’une irresponsabilité généralisée [Beck, 1998, p. 15]. Développée dans le contexte de la prise de conscience environnementaliste dans l’Allemagne des années 1970, cette conception du risque suggérée par Ulrich Beck « voyage mal » [Aradau & Van Munster, 2008, p. 23] lorsqu’il s’agit de rendre compte des phénomènes terroristes ou criminels. Elle s’applique par contre déjà mieux au « risque » migratoire – et nous utilisons à dessein des guillemets tant l’idée d’un risque migratoire semble déconnectée de toute réalité. Chaque migrant est en effet simultanément perçu comme cause et effet, auteur et victime, et personne ne peut donc être considéré comme étant la cause de quoi que ce soit. En ce sens, la notion de risque semble impliquer une double négation du politique : elle dilue l’idée d’adversité dans une conception holiste de la communauté ou de l’humanité, d’une part, et dans une mise en valeur du concept d’individu, d’autre part. En définitive, la société du risque décrite par Ulrich Beck et les pratiques de gouvernement qui en découlent apparaissent comme des archétypes de la société libérale. Elles marquent la victoire du paradigme économique de la gestion sur les paradigmes politiques de la sécurité ou encore de la souveraineté. Elles contribuent, au moins en apparence, à dissoudre l’idée de communauté politique et son corollaire, l’idée de l’Autre. Troisièmement, la notion de risque est opérateur de délégitimation des acteurs politiques traditionnels, qu’ils soient nationaux, infranationaux ou supranationaux. Le caractère intrinsèquement transnational du risque postule en effet l’incapacité des autorités publiques à répondre efficacement au danger. À cet égard, il est symptomatique de relever le rôle croissant joué par les acteurs privés dans la gestion des frontières. Qu’il s’agisse des opérateurs du transport aérien, terrestre ou maritime, des sociétés privées de sécurité, des sociétés informatiques concevant et mettant en œuvre les différents outils technologiques de gestion des frontières, ou encore des entreprises auxquelles sont aujourd’hui sous-traités certains aspects de la procédure de délivrance des visas, tout semble indiquer un retrait de l’autorité publique au profit d’acteurs économiques issus du secteur privé. Retour des frontières, retour du politique Le paradigme économiste et technoscientifique de la gestion intégrée des frontières extérieures de l’Union se voit aujourd’hui déstabilisé sous l’effet conjugué de la crise des réfugiés de l’été 2015 et des attaques terroristes Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 172 I DOSSIER perpétrées en Europe pour le compte de l’État islamique. L’idéal d’une frontière virtuelle et intelligente qui agirait comme un filtre capable tout à la fois de se rendre invisible pour les voyageurs de bonne foi et à l’inverse infranchissable pour les migrants irréguliers, les criminels et les terroristes s’est vu fondamentalement remis en cause. L’image des vagues de réfugiés rejoignant l’Europe par la route des Balkans et la crainte de voir des djihadistes se mêler à ces flux de personnes – phénomène avéré mais largement exagéré tant il apparaît limité au regard du million et demi de réfugiés arrivés en Europe en 2015 – ont contribué à la réactualisation de la frontière comme ligne de démarcation, mais aussi comme ligne de protection. En quelques mois à peine, les contrôles frontaliers et, dans certains cas, les barrières frontalières se sont multipliés dans et autour de l’espace Schengen. Ce que nous pourrions décrire comme la « mécanique » de la crise Schengen trouve son origine dans la décision française de rétablir des contrôles à la frontière franco-italienne, à Vintimille, en juin 2015 et, plus encore, dans la décision prise le même mois par le gouvernement hongrois d’ériger une barrière de quatre mètres de haut tout au long des 175 kilomètres de frontière séparant la Hongrie de la Serbie. L’objectif de cette barrière est alors de bloquer les arrivées de candidats réfugiés, essentiellement Afghans, Syriens et Irakiens, sur le territoire hongrois. La mise en place de cette barrière, faite d’une clôture métallique et de fils barbelés, sera achevée dès le mois d’août 2015. Ces quelques exemples n’épuisent pas tous les cas de renforcement ou, pour reprendre les termes d’Évelyne Ritaine [2009] et d’Élisabeth Vallet [2012], de « blindage » de leurs frontières par des États européens 1. Ils ont par contre un point commun : ils concernent tous des frontières extérieures de l’espace Schengen. La frontière entre la Slovénie et la Hongrie d’une LE PARADIGME part et la Croatie d’autre part est certes particulière en ce qu’elle ÉCONOMIStE Et sépare deux États membres de tECHNOSCIENtIFIqUE DE l’Union, mais elle n’en reste pas moins une frontière extérieure LA GEStION INtÉGRÉE DES du point de vue de l’espace FRONtIèRES EXtÉRIEURES Schengen. La Croatie fait partie de l’Union mais elle n’est encore DE L’UNION SE VOIt que candidate à l’adhésion à AUJOURD’HUI DÉStABILISÉ l’espace Schengen, au même titre que la Bulgarie, la Roumanie et SOUS L’EFFEt CONJUGUÉ Chypre. À cet égard, les projets de DE LA CRISE DES RÉFUGIÉS barrières frontalières qui ont été évoqués, s’ils se multiplient, ne DE L’ÉtÉ 2015 Et DES se distinguent pas véritablement AttAqUES tERRORIStES d’autres projets similaires parfois beaucoup plus anciens. Pensons PERPÉtRÉES EN EUROPE notamment au renforcement, POUR LE COMPtE DE L’ÉtAt au début des années 2000, des clôtures ceinturant les enclaves ISLAMIqUE. espagnoles de Melilla et de Ceuta sur la rive Sud de la Méditerranée. Ou, plus récemment, l’érection en 2011 d’une barrière frontalière entre la Grèce et la Turquie dans la région d’Oriestada. Dans les mois qui suivent, plusieurs États Schengen vont se lancer dans des programmes comparables. L’Estonie et la Lettonie décident, en août, de dresser une barrière le long de leur frontière avec la Russie. Le dispositif combine des dispositifs de surveillance tels que des caméras, des radars, des systèmes électroniques de détection, ou encore des drones d’observation, mais aussi une barrière physique sur le modèle hongrois. Le projet sera par ailleurs étendu à la frontière biélorusse. En novembre, la Slovénie décide à son tour d’installer une barrière, de taille plus réduite, sur une portion de sa frontière avec la Croatie. Si l’objectif du gouvernement slovène n’est pas de bloquer l’accès des réfugiés au territoire national, mais plutôt de les « canaliser » vers des points d’entrée précis où ils pourront être identifiés et pris en charge, le choix des instruments – la barrière frontalière et des gardes-frontières sur le terrain – reste le même. L’annonce faite par l’Allemagne, en septembre 2015, de rétablir des contrôles à ses frontières avec l’Autriche, la République tchèque et dans une moindre mesure avec la France, et, ce, après l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de candidats réfugiés sur son territoire au cours de l’été, est d’un autre ordre. S’il n’est pas question d’ériger une barrière, il s’agit bien de déroger à l’esprit des accords de Schengen. Une nouvelle étape est franchie en octobre lorsque l’Autriche s’engage à son tour dans un projet de barrière frontalière le long d’une portion de frontière avec la Slovénie. Pour la première fois, un obstacle physique s’immisce entre deux États Schengen. Suite aux attentats du 13 novembre et dans la perspective de la COP21 de Paris, la France rétablit elle aussi des contrôles aux frontières. Enfin, en janvier 2016, la Suède décide d’effectuer des contrôles d’identité lors du franchissement du pont-tunnel de l’Oresund, reliant le Danemark à la Suède. Elle rétablit Clôtures, barrières et points de passage (1) Nous aurions pu encore évoquer le cas de la Bulgarie ou celui de la République de Macédoine. Des smart borders aux clôtures barbelées : la revanche du low-tech ? – Denis DUEZ DOSSIER I 173 également des vérifications d’identité pour les ferrys en provenance des ports danois et allemands de la mer baltique. Le Danemark fait de même à sa frontière avec l’Allemagne. Ces décisions successives des États européens de rétablir des frontières « tangibles », ne constituent pas en ellesmêmes une remise en cause de Schengen. Il ne s’agit ni de « fermetures des frontières » – le passage est toujours possible pour les personnes autorisées à se mouvoir dans l’espace Schengen – ni même d’une « suspension des accords de Schengen 2 ». Pas plus d’ailleurs qu’il ne s’agit d’une remise en cause du principe de libre circulation des personnes entendu ici comme droit des citoyens européens à s’établir dans un autre État membre que le leur. Ce droit s’accommode très bien – du moins théoriquement – d’un rétablissement des contrôles aux frontières. Il s’agit donc plutôt d’une suspension du libre franchissement des frontières effectuée dans le cadre des accords de Schengen et d’une réinscription dans la géographie des tracés de frontières qui avaient été progressivement effacés au cours des vingt dernières années. Les barrières et les contrôles, ou la politique du spectacle De même, qu’ils ne sont pas une violation des accords de Schengen, du moins pas tant qu’ils restent temporaires, les contrôles aux frontières ne sont pas non plus des dispositifs de sécurité efficaces. Étant question des flux de personnes – qu’il s’agisse de migrants, de réfugiés, de criminels ou de terroristes – il a été largement démontré que les dispositifs de contrôle, ceux mis en place aux checkpoints [Ritaine, 2009] et aux points de passage, et les dispositifs de surveillance, ceux installés entre deux points de passage le long des frontières « verte » ou « bleue 3 » [Hobbing, Koslowski, 2009, p. 25-27], s’ils peuvent se révéler localement efficaces échouent presque toujours au plan global [Duez, 2008]. Les expériences européennes, israéliennes ou nord-américaines en témoignent. Les points de passages peuvent être évités ; les barrières peuvent être surmontées, contournées, abattues, voire franchies grâce à des tunnels creusés sous elles. À cet égard, les mesures prises par la France au lendemain des attentats de Paris ont valeur d’exemples. Depuis le 20 décembre dernier, les voyageurs empruntant les lignes Thalys à destination de Bruxelles ou d’Amsterdam sont confrontés, en gare du Nord et en gare de Lille, à de nouveaux dispositifs de sécurité. Ces derniers comprennent notamment un portique pour le contrôle des voyageurs et un scanner à rayon X pour le contrôle des bagages. Dans le même temps, aucun dispositif comparable n’a été mis en œuvre du côté belge et néerlandais, où l’accès aux quais reste parfaitement libre. Dans le même registre, on se souviendra de ces reportages télévisés et de ces articles de presse soulignant le caractère à la fois très visible et complètement dérisoire, car aisément contournable, des obstacles frontaliers – des blocs de béton – installés au milieu de certaines routes traversant la frontière francobelge [voir Quatremer, 2016]. Ce qui semble essentiel dans les deux cas, c’est moins l’effectivité du contrôle que la réaffirmation, sur le terrain, de l’autorité publique dans sa fonction de protecteur de la communauté politique. Ce qui importe c’est le marquage de la frontière par l’installation d’obstacles frontaliers à la matérialité palpable : points de contrôle, checkpoints et présence visible de gardesfrontières, de policiers ou de militaires. Poursuivant le raisonnement, on ne peut que s’interroger sur la fonction politique des images qui, cet été, ont choqué nombre d’Européens, celles de familles, de femmes et d’enfants, massés devant des grillages barbelés gardés par des militaires. Ces images terribles symbolisaient-elles le coût politique, aussi regrettable qu’« inévitable », qu’il convenait alors de payer pour assurer une meilleure gestion des frontières ou bien, à l’inverse, étaient-elles précisément ce qui était recherché : l’incarnation dans l’image d’un message politique de fermeté en matière de contrôle des flux de personnes en Europe ? Sans doute serait-il trop manichéen de trancher dans un sens ou dans l’autre. Sans doute la réalité se trouve-t-elle, comme toujours, quelque part entre ces deux extrêmes. Mais nous ne pouvons ici que repenser à l’analyse que nous proposait, en 2009 déjà, Olivier Razac dans sa passionnante Histoire politique du barbelé. Ce dernier nous rappelait alors que le barbelé est un « opérateur spatial exemplaire » [Razac, 2009, p. 88]. Sa fonction est, certes, de rendre plus efficace l’action qui repousse vers l’extérieur et donc protège l’intérieur, mais (2) Les mesures d’exception prises par une série d’États membres sont permises par le chapitre II du Règlement (CE) établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes. L’article 26 de ce code, modifié en 2013, relatif à la procédure de réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l’espace sans contrôle aux frontières intérieures, prévoit même la possibilité de rétablir des contrôles aux frontières intérieures pour une durée de 6 mois renouvelable trois fois, soit deux ans au total. (3) Les expressions frontières « verte » et « bleue » désignent les portions de frontières situées entre deux points de passage officiels [Hobbing, Koslowski, 2009, p. 25-27]. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 174 I DOSSIER le premier effet du barbelé est surtout de reconfigurer en « meutes » ceux qui tentent de pénétrer à l’intérieur de l’espace ainsi délimité. Du fait des barbelés, ce sont des « hordes », bien plus qu’un ensemble d’individus porteurs de droits, qu’il convient de canaliser, de regrouper et, in fine, de repousser [Razac, 2009, p. 171]. croire tant certains n’hésitent plus aujourd’hui à faire « l’éloge des frontières » [Debray, 2010] ou à postuler leur caractère « indispensable » [Baudet, 2015]. À rebours de ces approches, il nous semble toutefois que ce qui est actuellement à l’œuvre n’est pas tant une réaffirmation du fait national, qu’un retour du politique dans la gestion des frontières. Ce que l’on voit ressurgir, c’est l’idée, finalement En définitive, le rétablissement des contrôles aux frontières très banale, selon laquelle la frontière est bien plus qu’un intérieures, et peut-être plus encore l’érection de barrières simple « site » de la globalisation où s’exerceraient, pour anti-immigrants là où elle intervient, des motifs purement fonctionnels, vise sans doute moins à empêcher des mécanismes néolibéraux de les franchissements des frontières gestion des risques visant à garantir des États membres qu’elles ne jouent une régulation optimale des flux de la carte de la spectacularisation du personnes, de biens et de capitaux. DE MêME, qU’ILS contrôle et de la dissuasion. Chaque À la faveur des crises récentes, la NE SONt PAS UNE État gagne aujourd’hui à adopter la frontière se voit en effet (re)convoquée posture la moins accueillante afin de dans sa fonction première, celle de VIOLAtION DES canaliser les réfugiés vers d’autres marqueur politico-symbolique. Les ACCORDS DE SCHENGEN, routes et d’autres États membres. Le discours politiques sur les frontières caractère explicitement défensif des et les pratiques de contrôle qui DU MOINS PAS tANt rétablissements des contrôles aux leur sont liées – que ces discours qU’ILS REStENt frontières semble dès lors largement soient nationaux ou européens – déconnecté de toute idée d’efficacité participent de l’affirmation ou de tEMPORAIRES, LES opérationnelle. Dans une Europe, la réaffirmation de l’existence de CONtRôLES AUX où plus de 900 millions de voyageurs communautés supposément mises entrent et sortent chaque année en danger par la globalisation et les FRONtIèRES NE SONt de l’UE par l’un de ses aéroports flux transnationaux. Plus ou moins PAS NON PLUS DES internationaux, où les franchissements conscient, plus ou moins volontaire, terrestres des frontières intérieures et ce processus se traduit par une DISPOSItIFS DE SÉCURItÉ extérieures se comptent en milliards tendance à faire frontière, voire à faire EFFICACES. et où la durée moyenne d’une front contre. Il réinjecte ce faisant une vérification d’identité à la frontière dose de politique là où le paradigme dure en moyenne douze secondes de la gestion intégrée des frontières [Frontex, 2014], les contrôles aux extérieures tendait au contraire à frontières fonctionnent nécessairement sur le mode du dépolitiser les pratiques frontalières. spectaculaire. Ils ne peuvent être que l’exception, pas la règle. De fait, la barrière hongroise annoncée à grand On pourra se réjouir ou à l’inverse regretter cette renfort de communication politique a, par exemple, repolitisation de la frontière, mais force est de constater rapidement montré ses limites en ne permettant pas que ce mouvement de repolitisation produit des d’empêcher complètement les franchissements irréguliers. définitions du « dedans » et du « dehors », de Soi et de Ces défaillances n’ont pourtant pas empêché la Hongrie l’Autre, socialement et politiquement construites. En d’entreprendre l’installation d’un dispositif similaire, posant la question de ce qui est dedans et de ce qui est forcément tout aussi peu efficace, à ses frontières avec la dehors, mais aussi celle du passage de l’un à l’autre, les Croatie et la Roumanie. régimes frontaliers fournissent un principe d’identification à l’entité politique et posent les limites de la communauté politique [Huysmans, 2006 ; Duez, 2014]. Mais, dans un contexte dominé par la peur du terrorisme et une inquiétude croissante quant aux effets des flux de réfugiés sur les États européens, cette repolitisation et cette Au terme de notre réflexion, une question s’impose : réaffirmation des limites de la communauté s’opèrent sur assiste-t-on, avec le retour des contrôles frontaliers, au le mode de la fermeture, du repli sur soi et du rejet de retour du fait national, à une forme de réimposition du l’Autre ; et non sur un mode alternatif qui serait quant à paradigme national-souverainiste à la faveur de la crise lui fondé sur l’accueil et l’inclusion. des réfugiés et de la menace terroriste ? On pourrait le Conclusion Des smart borders aux clôtures barbelées : la revanche du low-tech ? – Denis DUEZ DOSSIER I 175 De ce point de vue l’opposition structurante qui peut être décelée dans la problématique actuelle des frontières européennes n’est pas tant celle qui opposerait des États d’un côté et l’UE de l’autre. Ce ne sont pas les souverainetés nationales et la supranationalité européenne qui entrent en tension, mais bien plutôt des pratiques gestionnaires et dépolitisées de gestion des flux de personnes, d’une part, et, d’autre part, une conception éminemment politique de la frontière. À ce titre, la décision récente consistant à transformer l’Agence Frontex en un véritable Corps européen de gardes-frontières et gardes-côtes révèle certes un glissement de certaines fonctions régaliennes vers l’échelon européen, mais elle témoigne surtout d’une politisation croissante des enjeux frontaliers, politisation qui consiste, une fois de plus, à enfermer ces enjeux dans le seul registre de la sécurité n Bibliographie ARADAU (C.), VAN MUNSTER (R.), 2007, «Governing CEYHAN (A.), 2004, « Sécurité et frontières aux États- terrorism through risk: Taking precautions, (un)knowing the future», European Journal of International Relations, 13/1, p. 89-115. 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Les intervenants à ce colloque, universitaires et responsables institutionnels, Français et Européens, ont développé, dans le champ de compétence qui leur était propre, plusieurs thèmes représentant un enjeu fort sur les questions de sécurité et de justice pour la construction européenne. Les textes qui suivent constituent la restitution des conférences qui y ont été prononcées. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 L’Europe de la sécurité et de la justice quels enjeux pour la France ? Colloque le 14 octobre 2016 Programme et inscription www.inhesj.fr Contact communication@inhesj.fr ACTES DU COLLOQUE I 179 Introduction à l’Europe de la sécurité et de la justice Cyrille SCHOtt Préfet de région, ancien directeur de l'INHESJ L e thème de l’Europe de la sécurité et de la justice est d’une brulante actualité. Il s’est invité au cœur de l’agenda européen. Lorsque les chefs d’État et de gouvernement veulent relancer l’Europe, c’est dans le champ de la sécurité, de la sécurité aux frontières, de la lutte contre le terrorisme et dans la réponse aux défis migratoires qu’ils situent les avancées nécessaires et possibles. Cette thématique est devenue centrale dans la conscience de nos gouvernants, ainsi que des peuples européens. Ce n’est pas sans raison qu’il y a désormais un commissaire à temps plein au sein de la Commission européenne en charge des questions de sécurité, le commissaire britannique Julian King. L’évolution est significative. Jusqu’il y a peu, lorsqu’il s’agissait de l’Union européenne, on faisait référence au marché unique, à la monnaie unique, à la finance européenne ou à la politique agricole, mais guère à la sécurité. Pourtant, si l’on élève un peu le regard et considère l’histoire de la construction européenne depuis le début, il n’y a rien d’incongru à ce que la sécurité soit ainsi venue au cœur de l’agenda européen. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu des hommes, des prophètes de l’Europe, les Schuman, Adenauer, Gasperi, Spaak, qui ont dit : « Plus jamais la guerre, plus jamais l’insécurité en Europe ! ». Et, pour commencer, ils ont proposé de mettre en commun les industries de guerre, celles du charbon et de l’acier. Ensuite, l’Europe a choisi la voie de l’économie pour réaliser cet espace de paix. Aujourd’hui, il n’est pas interdit de considérer que si l’Europe valorise tant le thème de la sécurité, c’est qu’elle revient à l’idée fondatrice selon laquelle elle devait être fondée sur la sécurité pour ses peuples et au sein de ses nations. Ainsi les questions de sécurité et de justice sont devenues centrales. Il faut néanmoins rappeler que l’Europe a déjà parcouru du chemin dans ce domaine, alors qu’on lui fait le reproche de ne pas être assez efficace, voire, pour les plus critiques, d’être impuissante. Et paradoxalement, dans le même temps, on se tourne vers elle pour lui demander d’intervenir. Je vais m’arrêter sur cette évolution. Sur le chemin parcouru, rappelons quelques éléments de base. Dès 1957, dans le traité de Rome, est évoquée la libre circulation des personnes. La sécurité intérieure n’est toutefois pas à l’ordre du jour. L’objectif est de construire le marché commun, la communauté économique. Une coopération policière très informelle se met néanmoins en place dans les commencements du Marché commun. À partir de 1975, des ministres s’associent à cette coopération, dans le cadre de ce que l’on appelle alors les réunions de TREVI. En réalité, le véritable coup d’envoi de la coopération en matière de sécurité au sein de l’Europe accompagne la création de l’espace Schengen. Schengen est souvent critiqué à travers une vision simpliste, selon laquelle, grâce à l’ouverture des frontières, tout le monde, et en particulier les criminels et les terroristes, peut circuler n’importe où et n’importe comment. On oublie de dire que, dès la mise en œuvre de la convention de Schengen, il est décidé, afin de lutter contre la criminalité, de prendre des mesures compensatoires et de développer la coopération policière, judiciaire et douanière. Se Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 180 I ACTES DU COLLOQUE et la radicalisation, la lutte contre la grande criminalité, la lutte contre la cybercriminalité, la sécurité des frontières. D’autre part, est développée une politique de sécurité et de défense commune, animée par le haut représentant ou la haute représentante à l’action extérieure de l’Union européenne, fonction créée par le traité de Lisbonne. À cette politique de sécurité et de défense commune sont rattachés le coordinateur de la lutte contre le terrorisme ou encore des structures comme le service de renseignements. met alors en branle une démarche de coopération qui dépasse la seule question de l’ouverture des frontières. La « coopération Schengen » va constituer le laboratoire de la construction européenne dans le champ de la sécurité. C’est à partir de là que se renforcent les coopérations et se crée cette énorme base de données, le système d’information Schengen (S.I.S.), qui, aujourd’hui, contient les données relatives à plus de 1,2 million de personnes et 50 millions d’objets recherchés. En 1992, le traité de Maastricht crée le pilier justice et affaires intérieures (JAI), lequel est intergouvernemental. En 1997, le traité d’Amsterdam intègre la coopération Schengen dans le cadre juridique communautaire. Il instaure l’espace de liberté, de sécurité et de justice. En 2007, le traité de Lisbonne constitue une autre étape décisive, car il va « communautariser » les questions liées à cet espace de liberté, de sécurité et de justice. Le traité de Lisbonne affirme la compétence particulière du Conseil européen et, par voie de conséquence, du Conseil des ministres de l’Union européenne, lequel est assisté par un Comité opérationnel de sécurité intérieure (COSI). En même temps, Lisbonne reconnaît la compétence du Parlement européen, ce qui fait entrer les questions de sécurité dans le mécanisme de la codécision. L’évolution est considérable : de l’intergouvernemental, l’on passe au communautaire. En 1999, une réunion du Conseil européen consacrée à cet espace de liberté, de sécurité et de justice va déboucher sur la déclaration de Tampere, qui elle-même est suivie par le programme de La Haye pour 2005-2009, puis celui de Stockholm pour 2009-2014. Il est décidé d’arrêter une stratégie européenne de sécurité intérieure. La première est adoptée en 2010. La deuxième l’est en juin 2015 et passe plutôt inaperçue, malgré son importance. Des objectifs majeurs y sont fixés comme la lutte contre le terrorisme Toutes ces étapes ont abouti à un certain nombre de résultats significatifs. Par exemple, Europol est aujourd’hui une structure très solide, forte de nombreuses coopérations policières. De même, Eurojust, dans le domaine de la coopération judiciaire, et Frontex sont des agences constituées dans les champs de la sécurité et de la justice. D’autres outils importants ont été développés, comme le mandat d’arrêt européen, qui a permis de renvoyer rapidement en Belgique le terroriste arrêté en France pour des attentats commis à Bruxelles. Des équipes d’enquête mixte ont été créées. La reconnaissance mutuelle des décisions de justice en matière pénale a été décidée. Des bases de données ont été connectées, notamment les bases de données qui concernent les casiers judiciaires. Tout cela est méconnu, voire mal interprété par l’opinion publique. On ne voit pas vraiment, en dehors des instances européennes, le chemin parcouru en matière de coopération policière, judiciaire et douanière. Il reste que, malgré ce chemin parcouru, l’Europe n’a pas encore l’efficacité suffisante en proportion des défis à relever. Des faiblesses subsistent, qu’il faut regarder en face, ce qui va être fait lors de ce colloque. Je vais m’arrêter un moment sur certaines de ces faiblesses, que certains d’entre vous ont sûrement à l’esprit. Il y a d’abord des faiblesses liées à l’organisation même de l’Europe, à ses structures institutionnelles. Les grandes institutions européennes doivent se mettre d’accord. Entre le Conseil européen ou le Conseil des ministres et la Commission, les relations ne sont pas toujours aisées, comme en témoigne le débat qu’il y a eu sur les quotas de migrants. Le débat le plus vif a parfois lieu entre le pôle exécutif et le Parlement, qui depuis Lisbonne est codécideur. Le Conseil est plutôt orienté vers la sécurité et le Parlement plutôt orienté vers la protection des personnes. Pierre Berthelet, à qui ce colloque doit beaucoup, a écrit un article dans les Cahiers de la sécurité et de la justice où il expliquait que s’affirmaient au sein de l’Union, d’un côté, un pôle davantage soucieux de la sécurité et, de l’autre, un pôle plus soucieux de la protection des personnes et des libertés publiques. Selon de nombreux observateurs, la plus grande faiblesse de l’Union européenne se situe cependant, d’une part, dans les rapports entre l’Union et les États membres Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 181 et, d’autre part, dans les rapports des États membres entre eux. Dans le champ de la sécurité et de la justice, les choses ne sont pas forcément faciles à l’échelon communautaire. Il faut mettre cela en relation avec ce qui se passe dans le domaine monétaire où une véritable structure fédérale agit, la Banque centrale européenne. Ce n’est pas le cas dans le domaine de la sécurité et de la justice, car, ici, ce sont les compétences des États qui sont en jeu, dans le cadre de la souveraineté nationale. Autant les États sont d’accord pour que la coopération se développe entre police, instances judiciaires et autres, autant ils sont extrêmement réticents à créer une structure qui soit vraiment de nature fédérale. Il ne faut pas oublier que les gouvernements doivent aussi tenir compte de leur opinion publique. Le champ de la sécurité et de la justice reste, en définitive, prioritairement national. Il n’y existe pas de véritable institution fédérale. Les agences européennes doivent travailler dans le cadre juridique qui définit leur mission et leur organisation. Des évolutions sont néanmoins perceptibles, comme le montre le cas de Frontex, qui doit désormais créer un corps de gardesfrontières européens, de nature plus fédérale, ou le cas du parquet européen, qui doit constituer une instance également de nature fédérale, avec des compétences certes limitées, dans un premier temps, aux infractions commises à l’égard du budget européen, des finances européennes. La tension entre le niveau européen et celui des États est permanente dans l’histoire de l’Europe. On le constate à travers les grands débats qui ont lieu autour des questions migratoires. Cependant, les tensions existent tout autant entre les États eux-mêmes. Sur ces questions toujours, entre l’Europe de l’Occident et le groupe de Visegrád – qui réunit Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie –, on voit bien que les positions ne sont pas les même et ces divisions se retrouvent également sur d’autres sujets, comme la traite des êtres humains, le trafic d’armes ou même les législations en matière de drogue. La confiance n’est pas toujours présente entre les États et le niveau communautaire ou au sein des États entre eux. Face au défi migratoire, on taxe l’Europe d’inefficacité, on élève des murs et l’on se rend compte ensuite que ces murs sont également inefficaces. On se tourne alors de nouveau vers l’Europe pour lui demander des réponses. C’est un grand paradoxe. On se tourne vers l’Europe parce que l’on a conscience que le défi migratoire se pose à l’échelle du continent et que les réponses doivent être données à ce niveau. De même, si la lutte contre le terrorisme demande d’engager à fond les moyens d’une nation, elle exige la vision communautaire et l’action à l’échelon communautaire. Le Passenger Name Record (PNR) a son sens à l’échelon communautaire et non à l’échelon national. Pour lutter contre le terrorisme, il faut que les nations soient capables, dans le cadre européen, de travailler entre elles et de confier certaines missions à l’Union. L’Union européenne a toujours progressé avec la crise. Si l’on a surtout à l’esprit les crises actuelles, il faut se souvenir aussi qu’en 1965, pendant six mois, la France avait pratiqué la politique de la chaise vide. À chaque fois, l’Europe avance de crise en crise. Actuellement, nous vivons ce que l’on appelle à Bruxelles, la « poly-crise », c’est-à-dire une accumulation de crises. L’Euro a connu sa crise, le Brexit en est aujourd’hui une autre tout comme la question migratoire. Ces crises obligent l’Europe à avancer, car soit elle les surmonte soit elle meurt. Jusqu’à présent, elle les a surmontées et j’espère pour ma part qu’elle continuera à le faire. Il en va de même pour les questions de sécurité et de justice. Lors du déplacement des auditeurs de la session nationale de l’INHESJ à Bruxelles, nous avons pu mesurer le chemin parcouru, par exemple à l’agence Europol dont l’action s’est renforcée, qui est devenue plus opérationnelle et qui a créé un centre spécifique de lutte contre la criminalité. De la même manière, on note des avancées significatives sur un sujet aussi important que la coopération entre la communauté du renseignement et la communauté policière. Aujourd’hui, l’Europe bouge. Après les attentats de New York de 2001, le mandat d’arrêt européen, qui était bloqué depuis des années, est enfin institué. La crise migratoire, qui vient d’éclater, permet l’adoption de la directive PNR et la création d’un corps de gardes-frontières européens, dont personne ne voulait auparavant. L’Europe est une dynamique, mais elle est également la délicate rencontre du pragmatisme et de l’idéal. L’idéal des pères fondateurs d’une véritable union pacifique et prospère est sans cesse confronté aux intérêts des nations qui la constituent. Le compromis est, au total, la marque de fabrique de l’Europe. Elle avance au fil des crises qu’elle doit surmonter impérativement, sauf à remettre en cause sa construction même. Ensuite, c’est à l’abri du bruit médiatique, avec beaucoup de mécanismes de soft law, de programmes, de stratégies et de plans d’action, que l’Union tisse une sorte de toile d’araignée qui conduit les États à aller de l’avant n Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 182 I ACTES DU COLLOQUE De gauche à droite : Emilio de CAPITANI, Jean-Jacques COLOMBI, Jörg MONAR, Denis DUEZ, David LEROOY, Frédéric MOLLARD L’Europe des insécurités, quels enjeux ? Jean-Jacques COLOMBI Chef de la division des relations internationales de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) L' état de la coopération policière en Europe incite à avoir une vision optimiste. Les progrès que nous avons faits au cours des dernières années, en général à la suite de crises graves, sont impressionnants. Je livre ici une anecdote significative. Je rentre de Corée, où j’ai participé pour la France à la première convention internationale sur le terrorisme et la coopération internationale vue par le monde asiatique. J’y ai rencontré des collègues de toutes origines dont un responsable pakistanais, l’un des chefs des services de renseignements pakistanais. L’intervention française était attendue. J’ai montré combien la pression était forte dans notre pays en matière de terrorisme, comment, sous l’égide du parquet de Paris, la sous-direction antiterroriste, depuis l’affaire Merah, avait été saisie de 13 attentats ou tentatives et comment nous avions eu à faire face, avec des partenaires étrangers, à 6 attentats au cours desquels des ressortissants français avaient été tués. Ce responsable pakistanais me disait en retour que lui-même était très satisfait parce que cette année, depuis le 1er janvier 2016, il n’y avait eu au Pakistan que 648 attentats alors que l’année précédente il y en avait eu 1 500, ce qui est le rythme habituel, et que le service qu’il dirigeait avait été deux fois la cible d’attentats par voiture piégée, attentats au cours desquels il avait perdu 5 collaborateurs la première fois, puis 80 la deuxième fois à Lahore. Il me disait alors à quel Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 183 point nous avions de la chance avec ce mandat d’arrêt européen qu’il trouvait formidable. Et c’est tout à fait vrai. Depuis que ce mandat d’arrêt européen existe, toutes les semaines, nous faisons des choses que l’on ne faisait pas auparavant. Aujourd’hui, toutes les semaines, un individu qui entre dans les phares de la justice française, peut être arrêté deux heures plus tard à la frontière bulgaro-turque et, dans les trois semaines, si ce n’est pas dans la semaine qui suit, être ramené en France pour être présenté au magistrat qui a délivré la pièce de justice. Tous les ans, il y a environ 500 personnes recherchées par la justice française qui sont arrêtées en Europe. Et nous arrêtons environ 800 personnes pour le compte de nos partenaires. Il faudrait ajouter à cela les arrestations qui sont faites dans le cadre d’Interpol, hors l’espace européen, mais ce n’est pas le sujet qui nous occupe principalement aujourd’hui. Il faut donc être optimiste. Est-ce que la coopération policière au niveau européen marche ? La réponse est oui et cela plus que jamais. Je suis à la tête d’un service qui opère pour le compte de tous, police, gendarmerie, douane, avec l’assistance de la direction des Affaires criminelles et des Grâces du ministère de la Justice, et qui est le seul en Europe à avoir une mission justice, ce qui me permet d’être plus réactif pour valider telle ou telle demande étrangère ou accélérer telle ou telle demande française. Ce service a vu passer entre ses mains l’année dernière 385 000 messages internationaux en entrée ou en sortie avec nos partenaires. Nous travaillons évidemment beaucoup plus avec l’Allemagne qu’avec l’Argentine. Sur ces 385 000 messages, 300 000 concernent l’Europe. Cette activité explose ; plus de 100 000 messages tous les ans. Bien sûr, il y a la crise migratoire. Bien sûr, il y a la crise terroriste. J’y reviendrai. La coopération policière au niveau européen fonctionne et on peut encore l’améliorer. Des défis importants nous attendent. Si je me réfère à un document de la Commission paru il y a quelques mois, 1,8 million de franchissements illégaux des frontières de l’Union au cours de l’année dernière. Il ne vous a pas échappé que plusieurs terroristes qui ont participé à l’attaque du Stade de France se sont introduits dans l’espace de l’Union en utilisant l’existence de cette vague migratoire. Il ne vous a pas échappé non plus que nous avons des foreign fighters qui, tous les jours, tentent de partir pour rejoindre les zones de combat, même s’il y en a beaucoup moins maintenant que par les années passées. Il n’en demeure pas moins que si je me fie aux chiffres du directeur général de la Sécurité intérieure, nous avons actuellement environ 650 personnes qui sont sur les théâtres de combats, plus de 200 qui en sont revenues et 200 qui y sont mortes. Il y en a à peu près autant qui sont dans les pays tiers, c’est-à-dire essentiellement la Turquie et il y a environ 911 garçons et filles qui ont manifesté des velléités de départ. Le premier enjeu est donc le contrôle des frontières et le deuxième la lutte contre le terrorisme. Mais quels sont les autres enjeux ? Les autres défis ? La criminalité organisée, plus personne n’en parle maintenant. Charlie, le Bataclan, Nice et les autres attaques occupent bien sûr le devant de la scène. Mais le crime organisé reste une réalité très grave. Ses membres, je vous l’assure profitent du moment actuel. Nous avons des indications très claires sur le fait que, dans nos prisons ou en dehors de nos prisons, les membres du Crime organisé national mettent en place des stratégies tirant profit de notre implication totale dans les crises que je viens de rappeler pour faire leur business. Ce qu’il faut craindre d’ailleurs, c’est que, si nous relâchons notre attention, le jour où l’on sortira de la crise terroriste, il se produira une sorte d’effet tunnel. Nous prendrons alors le soleil en plein visage. Le crime organisé qui impacte la France et l’Europe se structure autour d’organisations criminelles étrangères, caucasiennes, balkaniques, qui s’appuient souvent sur des implantations territoriales locales. Elles sont claniques, familiales le plus souvent et très difficiles à pénétrer. Elles profitent de la séquence terroriste pour décloisonner leurs activités. Je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails, mais il faudrait citer la criminalité sérielle, les cambriolages à répétition ou encore ces raideurs qui partent de Moldavie ou de Lituanie et écument l’Europe entière pour finir à Dieppe au bout de cinq jours de raid. C’est un fait nouveau à relever. Lorsque j’ai commencé mon travail en police judiciaire, il y a très longtemps, si vous étiez « de plainte » dans un commissariat de police le matin et que vous aviez une file de plaignants devant vous, vous saviez que cette vague de cambriolages était le fait d’individus du lieu même ou de la ville d’à côté. Aujourd’hui, vous avez les mêmes vagues, mais avec des individus qui peuvent venir de Lituanie, de Pologne ou même de Mongolie ; nous avons effectivement des groupes de Mongols qui viennent faire des cambriolages dans notre pays. C’est le crime organisé décloisonné. Autre phénomène préoccupant, le blanchiment qui constitue un vecteur irradiant du crime organisé et se développe à grands pas. Des systèmes de compensation, des plus simples aux plus sophistiqués, passent en dessous ou au-dessus des radars de nos institutions spécialisées comme Tracfin. Aujourd’hui, et il y a dix ans encore ce n’était pas le cas, le blanchisseur est identifié et reconnu comme tel dans le panorama criminel. Dans le monde des voyous, le blanchisseur exerce un « métier » à part entière. Le corollaire immédiat en est la corruption. La grande, celle qui implique également les fameux États dits Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 184 I ACTES DU COLLOQUE « paradis fiscaux », mais aussi la petite, la corruption de proximité qui est presque endémique et qui est souvent portée par des habitudes communautarisées, cela dit sans « criminaliser » aucune population particulière parce qu’elle existe en tant que système. Si vous êtes Tamoul ou originaire d’une tribu africaine ou de n’importe où ailleurs et que vous retrouvez dans un pays de l’Europe de l’Ouest dont vous ne parlez pas la langue et dont vous ne connaissez pas les codes et les fonctionnements, vous allez naturellement vous appuyer sur quelqu’un de votre communauté qui va vous servir d’entremetteur moyennant finances. C’est de la petite corruption de proximité. la globalité d’un problème par une seule recherche. Les institutions européennes sont traversées par le sujet de l’interopérabilité, terme lourd et assez incompréhensible, sur les systèmes d’information. Les enquêteurs européens se moquent de savoir si c’est interopérable, interconnecté ou inter ce que vous voulez. Ce qu’ils veulent, c’est avoir une interface unique de recherche où lorsqu’ils entrent un nom, ils ont en réponse, de manière transparente, tout ce qui existe dans nos mémoires sur ce nom, en accès direct ou indirect parce que l’on sait parfaitement qu’on ne peut pas tout avoir et qu’il faudra trouver des mécanismes ultérieurs pour désanonymiser les données. Les progrès en matière de coopération européenne sont réels. Tout le monde a décrié Schengen après les événements du Bataclan. Or, le système d’information Schengen est celui qui fonctionne le mieux dans la coopération policière européenne de police et cela sans que les utilisateurs sachent exactement qu’ils l’utilisent. N’importe quelle patrouille de police en Europe effectuant un contrôle sur le terrain au jour J interroge en fait Schengen lorsqu’elle interroge ses bases nationales. C’est aussi la limite de Schengen parce que lorsque l’on demande aux policiers ce qu’ils pensent de Schengen, ils répondront qu’ils ne savent pas ce que c’est. Dans cet état des lieux de ce qui progresse, on peut également citer Europol. L’Office est très différent de ce qu’il était il y a quelques années. Europol aussi existe aujourd’hui à cause des événements du Bataclan. C’est la France, qui a conduit les partenaires belges à partager l’ensemble de nos données d’analyse de l’enquête Paris Bruxelles et de la faire traiter par Europol. C’est au niveau de la direction centrale de la Police judiciaire que nous avons amené nos collègues des services de renseignement à accepter ce partage. On a fait gagner ainsi vingt ans à Europol. Il faut également sécuriser les identités, car il y a là un vrai problème. Je rencontre des collègues du Maghreb ou du monde arabe pour qui cette question ne se pose pas du tout de la même manière qu’en France. Même chose d’ailleurs pour l’ex-Yougoslavie. La même personne peut avoir légitimement trois ou quatre identités différentes. Il faut donc sécuriser l’identité et comment le faire si ce n’est par la biométrie. Il faut par conséquent continuer sur le chemin de l’implémentation de la biométrie dans les fichiers de police. Il faut « boucher les quelques trous qui existent encore dans la raquette ». Que peut-on alors faire de mieux ? Par exemple au niveau des enquêtes. Une enquête, cela suppose des moyens d’action pour perquisitionner, intercepter, suivre, cela repose également sur des systèmes d’information et des systèmes permettant de faire de l’analyse criminelle. Des progrès conséquents ont eu été réalisés. Les outils existent pour couvrir la quasi-totalité du champ d’action, des plus simples aux plus sophistiqués, permettant la mise en commun des informations. Il est possible de suivre des personnes de Paris à Rome par les observations transfrontières comme d’avoir accès à toutes les bases de données européennes. Ce qui mérite d’être amélioré aujourd’hui c’est l’alimentation de nos bases de données de manière à les rendre plus faciles d’utilisation et de permettre aux enquêteurs d’aborder Enfin, dans un monde qui bouge, de plus en plus internationalisé, il faut arriver à faciliter les accès à des données qui relèvent complètement de la coopération judiciaire. Il est impossible aujourd’hui de mener à bien une investigation quelle qu’elle soit, si l’on n’a pas accès à des serveurs de sociétés qui, par exemple, sont localisées au Portugal, en Irlande ou ailleurs ; il faut d’abord passer par la voie de la demande d’entraide pénale pour obtenir une réponse en sachant que celle-ci ne sera pas positive, qu’elle constituera juste un moyen pour faire une nouvelle réquisition. Tout cela pourrait être grandement amélioré si, comme cela a été fait pour les observations transfrontières ou la gestion des mandats d’arrêt européens, l’on confiait aux organes de coopération policière, sous forme normalisée, la possibilité de requérir directement sur accord du magistrat. Continuer ce travail, poursuivre ces avancées, représente un objectif incontournable. Après la pérennisation de la paix qui a constitué le premier enjeu pour la construction de l’Europe, le deuxième enjeu, l’enjeu actuel, est de construire une politique européenne de sécurité stabilisée n Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 185 La directive européenne sur les armes à feu Frédéric MOLLARD Lieutenant-colonel de la gendarmerie nationale, chef du secteur sécurité de l’espace européen au Secrétariat général des affaires européennes J e vais aborder ici, sous forme de témoignage, les conditions de préparation de la négociation de la révision de la directive sur les armes à feu et tenter de montrer de quelle manière on est passé d’un sujet extrêmement technique à un enjeu en partie politique. Cette négociation représente un enjeu fort pour la France comme pour l’Union européenne. Un enjeu pour la France parce que, tout simplement, celle-ci a été particulièrement touchée, notamment au moment des attentats de l’année 2015, et a joué à ce titre un rôle majeur dans l’impulsion vers la révision de cette directive. L’année 2015 a constitué le point de départ d’un parcours où l’on est passé d’un sujet technique, les armes à feu, à un sujet dont le monde politique s’est emparé pour le porter, dans une relative urgence, devant les instances européennes. En 2014, l’enjeu est principalement technique et la question est portée par les ministères, notamment de l’Intérieur et de la Défense, qui travaillent essentiellement au sein du Conseil sur des sujets très concrets comme la définition de glossaires techniques ou encore les conditions dans lesquelles mettre en place les techniques de neutralisation des armes. Il s’agit d’un travail relativement confidentiel. Le point de départ effectif de ce processus se situe en 2015, à partir des attentats et avec des retours d’expérience. On prend conscience de faits que l’on connaissait déjà, par exemple qu’il pouvait y avoir des failles dans la réglementation sur la détention et l’acquisition des armes à feu, mais l’on réalise surtout que l’on se trouve devant le meilleur moment pour accélérer les choses et faire en sorte d’aboutir à une révision de cette directive pour combler les failles repérées. Les attentats, notamment ceux du 7 et 8 janvier à Paris, font prendre conscience à tous de l’importance de la question, à la fois par le nombre de victimes mais aussi par l’utilisation des armes, qui va investir le champ politique au travers de la force des images. Il y a eu une prise de conscience générale du fait que tous les Européens étaient susceptibles de se trouver face à une menace où les armes à feu joueraient un rôle décisif, des armes parfois légalement mises sur le marché ou parfois techniquement modifiées pour pouvoir être utilisées sans enfreindre la législation. Les autorités françaises ont alors réalisé qu’il fallait effectivement réviser cette directive. Celle-ci encadre le marché légal, ce qui a pu poser quelques questions, notamment celle de savoir si le marché légal constituait le bon point d’entrée ou la meilleure approche. Nous étions en fait convaincus que c’était la bonne approche, tout simplement parce que les armes qui se trouvent à un moment donné dans la zone grise ou même sur le marché illégal, ont toutes été produites légalement. Soit à la faveur d’un vol, soit à la faveur d’un détournement, il y a toujours un passage du marché légal vers une zone de criminalité. Le problème était de durcir, dans des proportions qu’il nous restait à définir, la législation sur le marché légal des armes pour pouvoir contrer, dans les meilleures Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 186 I ACTES DU COLLOQUE conditions possibles, la partie qui concerne le trafic, pour faciliter la mise en œuvre des politiques de lutte contre la criminalité organisée, entendue de manière générale ou contre l’action terroriste. Dans quelles conditions cette modification législative a-telle été préparée ? Il y a d’abord une condition de temps avec une démarche qui comprend traditionnellement plusieurs phases : - une phase de préparation d’un acte législatif ; - une phase de négociation et d’adoption lorsque les textes sont présentés au Parlement et au Conseil ; - une phase de transposition de ces textes ; - enfin une quatrième phase qui porte sur le retour d’expériences et l’évaluation pour savoir si les États membres appliquent bien les textes adoptés. Dans un premier temps, le défi était d’agir rapidement par l’élaboration, entre janvier et novembre 2015, d’un texte qui prévoyait la révision de la directive sur la détention et l’acquisition des armes. Il a d’abord fallu faire au niveau national un tour d’horizon tenant compte des compétences souvent multiples des différents ministères, ministère de l’Intérieur, ministère de la Défense, ministère de la Justice, puis produire une contribution française destinée à informer les services de la Commission, mais également le Parlement européen, des failles que nous avions détectées et qu’il fallait combler en proposant essentiellement des modifications législatives pertinentes. Au cours de cette phase préparatoire, la Commission s’est appuyée sur les expériences de la société civile par la mise en place d’une consultation publique. L’aboutissement en a été, le 18 novembre 2015, ce qu’on a appelé un « paquet » constitué de deux textes. L’un qui envisageait la révision de la directive dans le cadre de l’encadrement du marché légal et l’autre qui concernait ce que l’on appelle un règlement d’exécution. Il s’agit là d’un texte plus technique visant à définir les normes communes en matière de neutralisation. Ces deux textes constituent ce que l’on a appelé le paquet législatif sur les armes à feu. La présentation de ces deux textes par la Commission, le 18 novembre 2015, a ouvert la voie à la phase suivante, celle des négociations et de l’adoption. Cette dernière s’est achevée par la prise de position du Conseil et du Parlement européens à l’été 2016. Nous nous trouvons actuellement dans la phase dite des « trilogues », où l’on va tenter de concilier les approches du Conseil avec celles du Parlement. Qu’est-ce qui est en jeu dans cette négociation ? En premier lieu la classification des armes. L’actuelle classification va évoluer avec l’interdiction de certaines armes qui ont été jugées les plus dangereuses, des armes automatiques, « de guerre », transformées en armes semi-automatiques et parfois utilisées dans le tir sportif. Un certain nombre d’armes parmi les plus dangereuses vont être classées différemment et ne pourront pas faire l’objet d’acquisition sauf conditions particulières. D’autres armes également seront soumises à déclaration, les armes de chasse, les armes d’alarme, de signalisation, les armes acoustiques, et feront l’objet d’un contrôle plus grand. Un autre enjeu concerne l’extension du champ d’application de la directive. L’émergence d’Internet a été prise en compte, ce qui n’était pas le cas avec la directive précédente, une directive de 1991 modifiée en 2008. En 2016, la vente sur Internet, toujours sur le marché légal, s’est développée, tout comme s’est développé le courtage. Il s’agissait de soumettre notamment les courtiers, les collectionneurs, aux mêmes conditions que celles fixées aux armuriers, dans l’objectif d’améliorer la connaissance concernant l’acquisition de la détention des armes, ce qui pose le problème de la traçabilité des armes, à la fois lors des transactions « classiques » physiques, celles que l’on peut connaître près de l’armurerie locale, mais aussi lors des transactions qui s’opèrent sur Internet. Dernier enjeu, l’échange d’informations, cette fois-ci à un échelon douanier, lors des transferts d’armes en Europe. Selon les États, et c’est le cas en France, on avait affaire à un suivi qui était largement perfectible, pour savoir, du moment où une autorisation est donnée pour importer une arme, comment suivre cette arme de bout en bout, entre le moment où une personne va acheter son arme à l’autre bout de l’Europe et celui où elle la ramène chez elle. Un certain nombre de failles ont là aussi été identifiées. La question de l’échange d’informations entre États membres a fait l’objet de discussions, l’enjeu de ces discussions étant de garantir une certaine proportionnalité dans la révision, car il était nécessaire de prendre en compte la particularité d’utilisateurs massifs d’un certain nombre d’armes comme les chasseurs ou les tireurs sportifs, tout en ramenant les exigences de sécurité à la situation que nous vivons aujourd’hui. Il fallait enfin prendre en compte le fait que l’on allait légiférer pour les dix années à venir, concernant des phénomènes déjà identifiés en 2008 et d’autres qui sont à venir comme l’arrivée sur le marché, d’ici quelques années, d’armes qui proviendront des zones de conflit à la périphérie de l’Europe. Alors que nous travaillons aujourd’hui sur des phénomènes qui datent des années 1990, par exemple le fait de solder des stocks d’armes issus des conflits européens des années 1990, voire, pour certaines armes, la Seconde Guerre mondiale, il va falloir maintenant légiférer sur les phénomènes à venir et sur le long terme n Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 187 La directive européenne sur les armes à feu David LEROOy Commissaire de la police nationale, premier conseiller du corps des tribunaux administratifs et Cours administratives d’appel, ancien chef du secteur sécurité de l’espace européen au SGAE S i vous le permettez, avant d’aborder le sujet central de mon intervention je souhaiterais introduire une remarque de caractère général sur l’Europe des insécurités en complément de ce que je viens d’entendre. Force est de constater que l’espace Schengen, du fait du terrorisme et de la crise migratoire, est devenu anxiogène pour les Européens. C’est ce que montre bien l’Eurobaromètre. Pourtant, même si beaucoup a été fait, même si les échanges et la coopération n’ont jamais atteint un niveau aussi élevé en Europe, même si Schengen est un espace de coopération efficace qu’il ne faut pas réduire à l’abolition des contrôles aux frontières intérieures, même si c’est une véritable coopération qui existe depuis plus de trente ans en Europe, force est de constater qu’aujourd’hui l’espace Schengen qui était synonyme d’opportunités est vécu à la fois comme une menace et une cible. Face à ce constat, quelles réponses visibles et efficaces peut-on apporter ? On en a évoqué ici quelques-unes comme la protection des frontières extérieures ou encore le renforcement de la collecte et du partage des informations entre États membres. Sur toutes ces questions, une marge de manœuvre importante subsiste et il y a encore une sousutilisation des instruments existants. Le traité de Prüm a été évoqué et il est tout à fait exact qu’il n’est pas encore totalement et intégralement appliqué alors qu’il a été adopté en 2008. Il est devenu impératif de retrouver la maîtrise et le contrôle du territoire de l’Union européenne et de retrouver la maîtrise de la circulation des personnes, des biens et des capitaux. Sur ce dernier point, c’est tout l’enjeu du financement de la lutte contre le blanchiment et de la lutte contre le financement du terrorisme. Nous verrons à travers la directive sur les armes à feu l’importance des sujets comme la circulation de certains biens pas comme les autres. S’agissant de la circulation des individus, l’objectif est de garantir la traçabilité de potentiels terroristes circulant dans l’Union européenne. C’est à cet objectif que répond, par exemple, le PNR (Passenger Name Record) européen. Celui-ci a été l’objet de négociations longues et laborieuses et a abouti, en 2015, d’une manière assez rapide sous la pression des événements. Cette négociation a illustré le rôle du Parlement européen ainsi que les divergences entre le Conseil et le Parlement européens. Tout d’abord, rapidement, qu’est-ce que le Passenger Name Record ? Il s’agit du recensement des données des dossiers passagers ; ce sont des informations non vérifiées qui sont communiquées par les passagers, recueillies et conservées par les transporteurs aériens parce qu’elles sont nécessaires à la réservation commerciale. Elles comportent un certain nombre d’informations. Il y a dix-neuf données PNR qui sont recensées comme le nom de la personne, les dates du voyage, l’itinéraire, le numéro de siège, les données relatives aux bagages, les coordonnées ou encore le moyen de paiement utilisé… Quel est l’intérêt de récolter ces données ? La plupart des activités liées au terrorisme et à la criminalité organisée impliquent des déplacements internationaux. Le PNR permet de croiser ces données avec les fichiers de police pour détecter des individus déjà Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 188 I ACTES DU COLLOQUE connus dans ces fichiers. Il permet aussi, c’est un avantage important, d’identifier des suspects qui étaient jusqu’alors inconnus des services. Il possède une fonction de ciblage qui explique la difficulté dans les négociations d’aboutir à un équilibre. Il présente également l’intérêt de prendre en compte les vols aériens et d’utiliser les données recueillies dans les enquêtes judiciaires. Pourquoi un PNR européen sachant que certains États membres se sont déjà dotés de PNR nationaux ? L’avantage était d’harmoniser la gestion et l’utilisation des données PNR à l’échelle de l’Union européenne et d’éviter ainsi que ces systèmes nationaux en cours de création soient incompatibles entre eux et prennent place dans un certain vide juridique européen. Le deuxième point important, c’est que l’on pouvait également créer un modèle européen d’utilisation des données PNR pouvant être présenté aux pays tiers qui sont de plus en plus désireux d’obtenir ces données. Là aussi, il y a sur ce sujet des désaccords, comme le montre l’accord PNR UeCanada qui n’a pas encore été validé par la Cour de justice de l’Union européenne. En définitive, il s’agit bien d’un outil utile pour l’Europe, pour sa sécurité intérieure, même si c’est un outil parmi d’autres. Une première proposition de la Commission avait été déposée en 2007 puis retirée. Une proposition postLisbonne a été déposée et présentée par la Commission en 2011. Le texte a fait l’objet d’une motion de rejet au Parlement européen en 2013. Lorsque je suis arrivé au Secrétariat général aux affaires européennes, le PNR était un sujet presque enterré. On n’en parlait plus vraiment. Les discussions n’avaient pas repris au Parlement européen. Tout un travail de pédagogie a commencé à la faveur des premiers attentats. Il y a eu d’abord l’attentat contre le Musée juif de Bruxelles en mai 2014. Fin 2014, nous avions aussi une certaine pression, à la faveur des différents événements, pour reprendre les discussions au Parlement européen et essayer d’aboutir sur ce texte. Ça figure dans les conclusions des différents conseils en permanence. Évidemment, l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015 a changé la donne. Les discussions ont repris dès février-mars 2015. Un texte au Parlement européen a été voté en juillet 2015 et un accord politique a été obtenu en décembre 2015. Comme quoi finalement, sous la pression de l’événement, les choses ont pu s’accélérer et nous avons pu aboutir à un texte. Qu’est-ce qui concrètement a fait que ces négociations ont été difficiles ? J’évoquerai trois points pour entrer un peu dans le détail de la négociation. Le premier point, c’est le champ d’application de la directive. Il n’était pas question pour nous d’avoir un mini-PNR avec des failles béantes dans le dispositif. Nous souhaitions, au niveau national, l’inclusion des vols intra-européens, pas seulement extraeuropéens comme il était prévu. Nous souhaitions aussi que puissent être inclus les agences de voyages et les tours opérateurs. Il ne s’agissait pas de permettre des stratégies de contournement et d’avoir un outil totalement inefficace. Le compromis a été assez difficile sur ces points-là. Le texte a abouti à ce que ces deux points soient des clauses facultatives dans le texte de compromis. Il a fallu même qu’au dernier conseil de décembre 2015, à la demande de la France, à la demande du ministre de l’Intérieur, qu’il y ait une déclaration des vingt-huit qui s’engagent à faire usage de ces clauses facultatives dans la transposition du texte. Maintenant, dans la phase de transposition du texte, ce n’est pas une obligation juridique, mais c’est un engagement politique qui a été pris en décembre 2015, là aussi parce qu’on n’avait plus le temps de renégocier le texte et poursuivre indéfiniment la négociation. Il fallait aller vite et c’est le compromis qui a été trouvé sur ce point. Le deuxième point clé de la négociation a concerné les sujets liés à la finalité de la directive. La finalité du PNR, dans la proposition de la Commission, c’est la lutte contre le terrorisme et la criminalité grave. Sur ce dernier point, la criminalité grave, on n’avait pas totalement de consensus. Le Parlement européen souhaitait réduire la liste. On avait plutôt la référence de la liste du mandat d’arrêt européen, le Parlement souhaitait la réduire et ajouter un critère de transnationalité dans les infractions graves. Ce qui était source de complexité majeure pour avoir un instrument efficace et pratique au quotidien. Alors le compromis qui a été trouvé, c’est qu’on a une liste ad hoc, qui n’est pas la liste du mandat d’arrêt européen, mais une liste de vingtsix infractions. Nous sommes revenus à la mention de la criminalité grave sans critère de transnationalité, mais là aussi, ça a généré un certain nombre de débats sur ce point. Enfin, le troisième point clé de la négociation, et sans doute le plus complexe, le plus tendu, a été la question de la protection des données qui, pour le Parlement européen, était une exigence fondamentale, sachant que parallèlement, on négociait le règlement et la directive sur la protection des données, et que l’objectif, c’était de pouvoir, a minima, adopter le PNR en même temps que ces deux textes, ce qui a finalement été le cas en avril 2016. Rapidement, la durée de conservation des données sur le PNR est de cinq ans. Elle n’a pas bougé par rapport à ce qui était le texte initial et à nos demandes. En revanche, la durée des données qui était avant le masque des données a fait l’objet de beaucoup de débats. Suivant le texte de Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 189 la Commission, on était à sept jours. Les États membres avaient proposé deux ans avant qu’on masque les données. Le Parlement européen était à trente jours. On a trouvé un compromis à six mois en évitant également une procédure de démasquage qui soit trop lourde et qui aurait nui également au caractère opérationnel du dispositif. Il y a aussi tout un nombre de garanties de protection des données qui ont été renforcées dans le texte et qui ont permis d’aboutir en décembre 2015 à ce compromis, en particulier la nomination d’un délégué à la protection des données qui seront dans les unités d’information des passagers, ce qui permettra un contrôle, au moins a posteriori, du traitement des données PNR. crise à surmonter ces divergences institutionnelles pour aboutir sur un texte. Je rejoins ce que disait Monsieur De Capitani, c’est que le travail aurait pu être aussi sur tout un tas de sujets préparés à l’avance. Aujourd’hui, on est en train d’adopter de nombreux textes dans un temps très court : des textes sur l’asile, l’Agence européenne des gardes-frontières, la révision du code frontière Schengen, le système d’entrée/sortie, le projet Ethias. L’exemple de l’Agence européenne des gardes-frontières et des gardecôtes montre bien pourtant qu’on est capable de le faire et qu’on est capable de le faire rapidement. On a abouti, en six mois, sur un texte majeur avec beaucoup d’articles. C’est peut-être la meilleure raison d’être optimiste, en tout cas sur la capacité de l’Europe à faire face aux crises n Pour conclure sur ce point, je dirais que cette négociation illustre la longueur du processus européen, il a fallu quand même neuf ans pour aboutir au texte, et en même temps, malgré tout, sa capacité dans ce contexte de Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 190 I ACTES DU COLLOQUE La nouvelle directive « terrorisme » et quelques réflexions sur l’évolution institutionnelle en matière policière et judiciaire Emilio de CAPItANI Directeur exécutif du Fundamental Rights European Experts Group (FREE Group) et professeur associé à la Queen Mary’s Law School de Londres A u regard du nombre d’années nécessaires à l’élaboration du mandat d’arrêt européen, la préparation de la décision-cadre terrorisme a pris très peu de temps. Le travail sur ce texte a débuté avant les attentats du 11 septembre 2001. Le 5 septembre 2001, le Parlement européen avait adopté une résolution de mon ancien président Watson sur le terrorisme et le mandat d’arrêt européen. Sept jours plus tard, on a vu ce qui s’est passé et qui a changé l’histoire du monde des dernières années. Cela a permis au commissaire Vitorino, à l’époque commissaire pour la justice et les affaires intérieures, de présenter les deux propositions un mois plus tard. La leçon à tirer est qu’il faut se préparer avant que l’incendie n’éclate et ne pas creuser le puits pour chercher l’eau alors que l’incendie est déjà déclaré. C’est qui s’est passé malheureusement ces dernières années, au moment où ont éclaté des crises que l’on aurait très bien pu préparer à l’avance, tant sur les questions financières, migratoires ou relatives au terrorisme. Au début, ces mesures étaient celles dites « du troisième pilier ». Le problème a été l’absence de prise en compte des conséquences de telles mesures. Cela a pris plus de dix ans et aujourd’hui encore, nous n’avons pas une vision claire sur leur impact réel. C’est comme si un législateur légiférait sans savoir vraiment sur quoi ses décisions vont déboucher. Il n’est même pas possible d’apprendre de ses propres erreurs afin d’améliorer le texte. Cela est dû pour partie au caractère très technique de ces questions qui ont été traitées lors de la période transitoire prévue par le traité de Lisbonne (et laissant perdurer le régime intergouvernemental existant avant ce traité concernant les matières policière et judiciaire). Au cours de cette période de transition, ni la Commission, ni la Cour de justice ne pouvaient intervenir en cas de non-transposition par les États membres des mesures prises au niveau de l’Union européenne (si celles-ci avaient été adoptées avant le traité de Lisbonne). Cette période s’est achevée en décembre 2014. Or, la semaine dernière encore, au sein d’un groupe de travail du Conseil, les États membres en étaient encore à se dire qu’il faudrait peutêtre se transmettre des informations sur le pourquoi et le comment de l’adoption de certaines de ces mesures. Il y a deux semaines également, la Commission a mis sur la sellette quelques États membres qui n’appliquent toujours pas aujourd’hui les décisions de Prüm (lesquelles permettent l’interconnexion des services de police nationaux concernant notamment l’échange des profils ADN). Au bout de cinq ans, des États dans l’Union européenne ne le encore font pas, faute de transposition correcte de ces décisions prises avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 191 Je voudrais aborder aussi le thème des foreign figthers qui avait été bien entrevu déjà en 2013 par le coordinateur de la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, lorsqu’il intervenait au Parlement européen et devant le Conseil sur le risque du retour des personnes radicalisées d’Afrique centrale et également, déjà à l’époque, de Syrie. Par je ne sais quel parcours mystérieux, cette préoccupation est parvenue jusqu’à la table du Conseil de sécurité des Nations unies. Lors d’une séance d’une durée d’un peu plus de trente secondes et sous la présidence pour la première fois du président des États-Unis, Barack Obama, une résolution prévoyant la criminalisation des personnes qui se rendent sur des territoires où se déroule un conflit armé a été adoptée à l’unanimité. Cette résolution essayait d’une part de réprimer et, d’autre part, de préserver les principes essentiels du droit humanitaire. Le droit international prévoit en effet la participation à un conflit armé mais il n’admet pas que soient commis des actes qui violent la Convention de Genève. Évidemment, les foreign fighters par leurs actes violent les mesures du droit international, mais encore faut-il le prouver, ce qui n’est pas évident lorsqu’ils se trouvent dans des territoires comme ceux de la Syrie. Le problème était de prévenir d’éventuels attentats, alors qu’il est presque impossible d’avoir une coopération judiciaire dans les pays où se trouvent ces foreign fighters. Comment les intercepter à leur retour ? L’idée la plus pertinente était de le faire avant leur départ, ce qui a ouvert un nombre important de débats qui ont abouti à une convention sur le terrorisme du Conseil de l’Europe. Celle-ci a permis de travailler sur des hypothèses de criminalisation de certaines activités préparatoires, très préparatoires dans certains cas, comme le fait de collecter des données sur l’achat d’un billet d’avion pour se rendre en Turquie, et de la Turquie passer ensuite en Syrie. Ayant déjà adopté une décision de 2002, modifiée en 2008, l’Union européenne a pu intervenir sur ce domaine du terrorisme parce qu’il était devenu, paradoxalement, de compétence exclusive. L’Union européenne en train de négocier pour adopter une directive sur le terrorisme. Je dis bien une directive et non plus décision-cadre comme avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Dans certains cas, où les situations sont claires et précises, elle peut être directement être appliquée, mais elle continue à être, à mon avis, entachée, du fait qu’elle prétend obtenir des résultats tout en prenant les précautions nécessaires. C’est ce qui permet de dire que l’on criminalise, mais dans le respect des droits fondamentaux. Qu’en serat-il réellement lorsqu’elle sera adoptée ? Elle permettra à la police de criminaliser beaucoup de monde, mais elle donnera aussi au juge la possibilité de ne pas poursuivre si, selon son interprétation, les éléments pour ne sont pas réunis. Ce qui fait que, à mon avis, ce n’est pas un bon texte de loi. J’en viens à l’un des aspects les plus intéressants de mon expérience au Parlement européen, aspect qui concerne le fait que les mesures doivent être à la fois nécessaires, justifiées et équilibrées, lorsque l’on appréhende des malfaiteurs, principalement des terroristes. La proportionnalité et la nécessité, sont les deux mots-clés de la protection des données personnelles. Ç’est ce qui explique que le Parlement européen a joué le rôle de Robin des bois et le Conseil celui du shérif de Nottingham. En insistant sur la proportionnalité et la nécessité, je dois avouer que le Parlement européen ne visait pas seulement la protection des données de la personne, mais également le contrôle de la politique de sécurité, ces conditions permettant de voir si certaines mesures prises en matière sécuritaire étaient réellement proportionnées ou pas. Pour pouvoir l’affirmer, il fallait voir s’il y avait des alternatives. Pour trouver ces alternatives, il fallait regarder ce qui se faisait dans les États membres. Et comme l’on n’avait pas d’informations sur ce qui se passait dans ces États, c’est un retour à la case départ. Lorsque l’on parle d’une politique aussi sensible que la politique sécuritaire, on comprend que les États membres n’aiment pas être contrôlés par les autres États membres, et encore moins par les institutions européennes. Pourtant, ces politiques sont importantes. Si l’on n’implique pas dans leur définition et leur mise en œuvre, les représentants du peuple, les parlements nationaux ou le Parlement européen, le risque est grand d’ouvrir un dialogue de sourds. C’est malheureusement ce qui se passe aujourd’hui. Le législateur doit intervenir alors que les stratégies et le côté opérationnel sont séparés, ce qui n’est pas exactement ce à quoi on pourrait s’attendre. Qu’est-ce qui se passe exactement ? Le Parlement européen essaye de lancer toute une série de recherches pour essayer de comprendre la nature du besoin, tant au niveau financier, qu’aux niveaux opérationnel et législatif. Je trouve particulièrement scandaleux que, depuis tous les attentats qui se sont produits ces dernières années, il n’ait pas encore été créé au sein de l’Union européenne, une commission d’enquête sur le déroulement et l’évolution de ces attentats. Il y a eu des enquêtes nationales, mais il n’y a pas eu d’enquête européenne. Et pourtant, il y a eu des morts de tous les pays de l’Union européenne. Je pense qu’une commission Nine Eleven de l’Union européenne pourrait nous apprendre beaucoup de choses, par exemple que nous sommes peut-être tombés dans les mêmes erreurs que les Américains ont commises. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 192 I ACTES DU COLLOQUE Nonobstant toutes ces critiques, il y a malgré tout des aspects positifs. Quelque chose de nouveau s’est produit, notamment pour ce qui concerne le contrôle des frontières. En 2001, on avait déjà pensé aux gardesfrontières européens, c’était une proposition francoitalienne qui n’a pas été retenue. On a alors créé Frontex en 2004 qui a été renforcé en 2007, puis en 2011 et encore en 2013. En 2016, l’agence est le cœur du premier système de contrôle intégré des frontières. C’est un concept tout à fait nouveau parce qu’il introduit la notion de mandatory. Ce n’est plus une collaboration volontaire comme c’est encore le cas dans la coopération policière classique. C’est une coopération structurée qui donne la possibilité au directeur de Frontex de vérifier ce qui se passe sur le terrain sans préavis. Elle lui donne aussi le pouvoir de prendre et de recommander des mesures dans l’hypothèse où des pays qui ne seraient pas assez réactifs, et le cas échéant, de déclencher, sur proposition à la Commission et par la suite au Conseil, des actions de sécurisation de certaines parties de la frontière. Cette possibilité, assez extraordinaire, montre qu’au niveau de l’Union européenne, la notion classique du contrôle des frontières est en train de muter vers une notion de police intérieure. Ce n’est pas un hasard si la dernière mesure de l’agence prend la stratégie de sécurité intérieure comme cadre de référence. En effet, ce que l’on contrôle, ce n’est pas la frontière, mais aussi l’avant-frontière, ce qui signifie que l’on contrôle l’intérieur de la frontière et donc, tous les territoires. C’est ce que disait très justement Monsieur Colombi avant moi, le système Schengen n’est pas un système de contrôle aux frontières, c’est un système de contrôle de tout le territoire. Le problème qui subsiste est que le système Schengen reste alimenté par la bonne volonté des États. Or, ce qui est en train de se passer, et vous le verrez l’année prochaine, c’est que le système Schengen va devenir le système nerveux de la sécurité intérieure européenne, dans la mesure où il y aura l’obligation de transmettre des informations. Aujourd’hui, par exemple, l’Allemagne transmet des données sur les personnes expulsées, mais d’autres pays ne le font pas. Si tout le monde en vient à suivre les mêmes standards, nous aurons un système que même les États-Unis ne possèdent pas. L’avantage d’arriver tard, c’est que l’on peut apprendre de ce que les autres ont fait. Le traité possède encore des ambiguïtés qui sont le fait des États membres eux-mêmes. La séparation entre sécurité extérieure et sécurité intérieure était très chère à la France et au Royaume-Uni. Maintenant, il se trouve que l’on utilise un outil de la sécurité extérieure sur les eaux extraterritoriales : il s’agit de l’opération Euronavfor Med (Sophia). On utilise, ce qui est logique, tous les moyens dont on dispose. Mais sur le plan juridique, il reste très compliqué de comprendre quelles seront les mesures réellement applicables et qui en aura la responsabilité. Pour finir, je trouve assez choquant que l’on soit en train d’adopter une version alambiquée du procureur européen dans le but de protéger les finances de l’Union européenne, alors même que personne n’a remarqué que, dans le traité de Lisbonne, ce procureur européen pourrait constituer l’amorce d’un nouvel instrument chargé de lutter contre le terrorisme n Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 193 De gauche à droite : Anne WEYEMBERGH, Stefan BRAUM Contrôle social total versus libertés fondamentales Stefan BRAUM Doyen de la Faculté de droit, d’économie et de finance, et professeur en droit à l’Université du Luxembourg Le nouveau droit pénal : ni répressif, ni préventif : le contrôle social post-moderne C lassiquement, le droit pénal reposait sur deux volets : la répression et la prévention 1. Ces deux volets fondent le droit pénal en tant qu'instrument, nécessairement formalisé, du contrôle social. La répression, découlant de la philosophie politique des XVIIIe et XIXe siècles, constitue une réponse catégorique à une violation grave d'un droit fondamental d'autrui. La prévention quant à elle peut avoir plusieurs visages : celui de la dissuasion, celui de la réintégration ou encore celui du maintien de la confiance dans le bon fonctionnement des systèmes sociaux. Toutes les théories ont un point de référence qu'il s'agisse de l'individu dont les droits ne sont pas respectés ou de (1) Van de Kerchove (G.), 2005, « Les fonctions de la sanction pénale. Entre droit et philosophie », Sanctions, Informations sociales, n° 127, p. 22-31. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 194 I ACTES DU COLLOQUE la société supposée tirer avantage de la sanction pénale du fait de ses effets présumés. Déjà, souhaiter assurer à travers le droit pénal la confiance que l'on peut avoir dans le bon fonctionnement des systèmes sociaux est une formule qui entraîne un changement fondamental pour le droit pénal qui s'ouvre à la gestion de risques. En utilisant la sanction pénale, le système politique croit pouvoir éviter des risques systémiques. On établit alors un lien entre la règle pénale et son effet social même si cet effet n'est pas mesurable et s'évapore dans la complexité des rapports sociaux. Ces formes traditionnelles de contrôle social sont peutêtre encore en vigueur, mais sont dépassées par un autre modèle ; les infractions perdent leurs éléments d'imputation et font référence aux risques systémiques. Les éléments de l'infraction deviennent généraux, sans être soumis à un contrôle juridictionnel restrictif. Cela ne conduit à aucune condamnation, ce qui n'est pas un hasard. De telles infractions ouvrent la porte aux autorités d'investigation. Des enquêtes sont déclenchées par la police, par les procureurs. Plus encore, la structure de l'infraction est motivée par des stratégies d'échanges des données et d'informations. Cet échange est de plus en plus appuyé sur un réseau de bases de données interconnectées. La relation entre la structure de l’infraction et le rôle assigné dans ce contexte au droit pénal, en tant que simple instrument du contrôle social, fait disparaître les points de références traditionnels. La structure sert finalement à l'établissement d'un réseau d'informations collectées par différents acteurs de la justice criminelle : la police, les procureurs, mais aussi les services de renseignement. Ces autorités peuvent utiliser ces informations et leurs algorithmes en fonction des besoins politiques. Ces algorithmes peuvent donner lieu à des poursuites ou non, à des condamnations ou non, à des surveillances ou à des mesures secrètes d'investigation ou non. Les mesures antiterroristes et les structures systémiques en lien avec ces mesures n’ont ni plus ni moins qu’un objectif de contrôle total. La « Postmodernité » est, en réalité, un bon terme sociologique pour désigner ce phénomène qui révèle surtout une situation inquiétante, tant l'érosion des droits fondamentaux semble irrévocable. Les Libertés oubliées La liberté se construit au sein de la société civile grâce à un espace public qui rend possible la participation au processus démocratique en étant préservé du politique, du pouvoir et de l'autorité. Cet espace public est aussi le fondement sur lequel repose l'ordre démocratique. Lorsqu'il est question d'identifier l'ordre légitime, l'action morale, la décision juste, la réponse adéquate doivent être recherchées dans les principes qui sont communs, publics, indérogeables et au cœur de nos sociétés européennes. La liberté naît du respect pour les autres et de la rencontre entre l'estime réciproque et la pratique de la tolérance. Les libertés individuelles sont la source de toute intégration sociale aboutie et de tout ordre étatique légitime. Soit la législation des États et leur constitution respectent cette liberté, soit celle-ci cesse d'être un droit. Le principe de légalité remplacé par une technique de contrôle Après le 11 septembre 2001, une série de mesures législatives, aussi bien au niveau européen qu’au niveau national, ont donné à la sécurité une priorité sur les libertés. Nous avons progressivement étendu le champ du pénal, renforcé systématiquement les pouvoirs des autorités policières et des services secrets. Les méthodes d'enquête secrètes sont devenues la règle, la procédure pénale traditionnellement engagée sur base de soupçons suffisants dans un but de répression est devenue l'exception. Les pouvoirs d'intervention de l'État qui affectent le patrimoine des individus ont été renforcés, l'échange d'informations facilité, l'accès aux données personnelles déverrouillé. Les initiatives des législateurs nationaux et européens se lisent comme une liste de vœux de l'exécutif, dont les compétences ont été bâties par une lutte politique aux dépens des principes de l'État de droit. Dans le Code pénal s'ajoutent des incriminations issues de lois européennes sécuritaires, qui ouvrent le champ d'application du droit pénal à la volonté de contrôler la dangerosité. Les articles 135. 1 à 135. 8 du Code pénal luxembourgeois, ainsi que le paragraphe 129 a. du Code pénal allemand incriminant les infractions à but terroriste en sont l'exemple. Ces dispositions ne servent pas à punir. Elles permettent à la police, aux procureurs et aux services secrets d'accroître leurs pouvoirs de contrôle. Un droit pénal aux libellés flous et épars constitue le cheval de Troie d'un contrôle social total, certains diront même totalitaire. En faisant du paradigme sécuritaire la clef de voûte de la réponse au terrorisme, les techniques d'investigation secrète deviennent une constante de la procédure pénale. Elles visent non seulement l'infraction, mais s'étendent au contexte qui l'entoure. Le nombre d'écoutes téléphoniques à l'échelle européenne qui, depuis des années, ne cesse d'augmenter, illustre à lui seul un intolérable système de traitement de données amplement généralisé et diversifié qui relie les fonctionnaires de police européens. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 195 Les pénalistes ont depuis longtemps observé l'apparition de formes de « procès clandestin » : l'accès aux actes est en partie refusé à la défense et les conditions légales et factuelles des enquêtes sont dissimulées bien que les moyens de preuve collectés admis, de sorte que les droits de la défense ne semblent plus avoir prise sur la procédure. Sur l'autel de la sécurité sont depuis longtemps sacrifiés les principes d'un droit pénal fondé sur le procès équitable. Cela débouche sur un système de justice pénale qui ne se veut plus uniquement répressif ou préventif, mais qui aspire avant tout au contrôle des risques et des menaces. Le droit à la vie privée, élément de « constitutionnalisation » de la protection des données personnelles À mesure que l'information devenait un précieux objet de convoitise au sein de la société, le droit à la protection des données personnelles s'affirmait en tant que droit fondamental dont chaque individu est détenteur 2. Dans un premier temps, la protection des données personnelles a été rattachée au droit à la vie privée. Ainsi, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a considéré la mémorisation et l’utilisation par une autorité publique de données relatives à la vie privée d'un individu comme autant d’ingérences au regard du droit conféré par l'article 8 al. 1 de la CEDH 3. Son interprétation extensive rattache au droit à la vie privée les données à caractère public collectées et stockées de façon systématique par les autorités 4. De façon similaire, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a affirmé le droit fondamental de la protection des données personnelles comme étant le corollaire du droit à la vie privée 5. Dans un second temps, le traité de Lisbonne a consacré l'autonomie du droit à la protection des données. D'une part, la Charte des droits fondamentaux fait suivre le droit au respect de la vie privée 6 d’une disposition qui fait spécifiquement mention au droit à la protection des données personnelles 7 et, d’autre part, l’article 16 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFEU) rappelle de nouveau ce droit tout en introduisant une base légale spécifique à l'action de l'Union dans ce domaine. Le droit à la vie privée est ébranlé par les défis de la société postmoderne. La Cour constitutionnelle allemande a souligné que la conservation de données n'est pas en soi contraire au droit au secret des correspondances en matière de télécommunications (Grundrecht auf Schutz des Telekommunikationsgeheimnisses 8). Elle en constitue pourtant une ingérence grave et nécessite d'être strictement encadrée 9. La gravité de l'ingérence dans la vie privée de l'individu résulte notamment du progrès technique en matière de technologies de l'information, au point que l'algorithme semble désormais régner sur notre vie quotidienne. L'ère du digital décrypte nos comportements en qualité de consommateurs, de citoyens ou simplement en tant qu’individus et génère ainsi tout un flux d’informations mis à disposition des acteurs publics et privés. Nous sommes « déchiffrables », rien ne semble désormais pouvoir être occulté 10. Le danger qui en découle pour les droits fondamentaux est double. D'une part, le traitement des données personnelles n'entraîne pas de préjudice matériel immédiat pas plus qu’il ne porte atteinte à l'intégrité physique de la personne, au contraire, sa nature abstraite fait de l'utilisation des données une atteinte immatérielle dont il est plus aisé de minimiser la gravité. D'autre part, la nouvelle « génération Facebook » dévoile une tendance profonde à divulguer l'information, même celle strictement privée. Une divulgation insouciante et désinvolte d'informations personnelles risque de conforter une conscience apathique, au lieu de renforcer la conviction que la protection de notre vie privée fait partie intégrante de la démocratie. Exposé aux mutations de la sphère publique et du contrôle social, le droit à la vie privée doit être d'autant plus protégé qu'il contribue à stabiliser les valeurs de l’État de Droit. (2) Burket (H.), Dualities of privacy. An introduction to personal data protection and fundamental rights, in Pérez Asinaari (V), Palazzi (P.) (eds.), op. cit., p. 13-23. (3) CEDH, 6 mars 1987, Leander c. Suède, Req. n° 9248/81. Pour une analyse de la protection des données personnelles au regard des dispositions de la CEDH voy. Busser (E. de), 2009, Data protection in the EU and US Criminal Cooperation, A Substantive Law approach to the EU Internal and transatlantic Cooperation in Criminal Matters between Judicial and Law enforcement authorities, Maklu, p. 84 et ss. (4) CEDH, 4 mai 2000, Rotaru v. Romania, Req. n° 28341/95. (5) CJCE, 29 janvier 2008, Promusicae c. Téléfonica de España SAU, aff. C-275/06, §63. (6) Art. 7 de la Charte des droits fondamentaux. (7) Art. 8 de la Charte des droits Fondamentaux. (8) Voy. BVerfG, 1 BvR 256/08 de 2.mars 2010, (« 1. Leitsatz »). L’arrêt est discuté à partir de la page 25. (9) BVerfG, ibidem, « 2. Leitsatz ». (10) Pour une réflexion sur l’impact de la « société d’information » sur le droit à la vie privée, voir Gutwirth (S.), 2001, Privacy and the Information Age, Rowman and Littlefield Publishing, p. 152, en particulier p. 61 et s. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 196 I ACTES DU COLLOQUE L’importance grandissante de la protection des données personnelles et sa protection par les Cours est démontrée par l'arrêt de la CJUE qui a invalidé la directive sur la conservation des données en raison de son caractère disproportionné et de l'absence de conformité avec le droit fondamental à la protection des données personnelles. Dans l'arrêt Schremps, la Cour a suivi la jurisprudence de la CEDH, en estimant que le transfert de données à caractère personnel vers des États tiers, en l’occurrence les États-Unis, présuppose le respect des standards de protection européens. Le message est clair. Tout ce qui est fait au nom de la sécurité n'est pas automatiquement légitime et, inversement, les mesures qui protègent les droits fondamentaux sont au service de la sécurité. Ce qui pousse le pouvoir judiciaire à contrôler l'expansion des lois sécuritaires réside dans l'éloignement par le législateur et, à plus forte raison par l'exécutif, des principes de l’État de droit, tout en compromettant la capacité de ces derniers à contenir les élans sécuritaires. De même, la prise de conscience que le respect de ces principes permet une mise en œuvre ciblée et efficace des lois fait aujourd’hui défaut. Au lieu de cela, se multiplient les autorités nationales et européennes qui collectent des données dans le but d'évaluer les menaces et les risques structurels, mais, également, de surveiller les individus. Elles dressent des profils à risque, mesurent le potentiel de dangerosité et même, lorsque cela est politiquement opportun, apportent leur soutien aux poursuites pénales. Pour autant, peu importe que le stockage de données augmente en taille, nombre et étendue, les promesses de sécurité demeurent trompeuses. Les politiques ne reconnaissent pas les dysfonctionnements qui caractérisent le système européen de collecte des données. En France, au Luxembourg, en Allemagne, mais aussi dans toute l’Europe, de nouvelles lois sécuritaires sont en discussion. Faut-il réformer les mécanismes d'échange des données PNR 11 malgré les limites dressées par les autorités judiciaires, faut-il optimiser les systèmes de traitement des données et élargir toujours plus les incriminations ? L'inflation de ces lois sécuritaires dépasse cependant les limites normatives que défend l’État de droit démocratique. La puissance de la liberté Pourtant, l’État de droit ne reste pas entièrement démuni. Il puise sa puissance dans la légitimité qui se nourrit à son tour des libertés et principes cardinaux qui protègent les citoyens. Lorsque ces principes sont violés, les prérogatives répressives de l’État entrent en jeu, encore faut-il que cela soit fait de manière légale. Pour être légitimes, les sanctions doivent reposer sur le principe de légalité pénale. La loi pénale doit être suffisamment claire, son champ d'application certain (lex certa) et son application non rétroactive. Procédure pénale et immunité du danger sont deux choses distinctes. Enfin, les États de droit démocratiques doivent se protéger des attaques étrangères par les règles de droit international public. Nous disposons de ce moyen et nous pouvons y avoir recours précisément parce qu'il repose sur la force légitime du droit et s'oppose à un arbitraire brutal. Dès lors que la terreur devient un danger concret et une menace extérieure les crimes contre la liberté appellent une réaction ferme. Toutefois, l'efficacité de la loi qui, dans la bouche des responsables politiques s'exprime par des slogans sécuritaires, réside précisément dans la solidité des principes que nous ne devons pas oublier. Une réaction appropriée ne nécessite pas de nouvelles lois, elle réclame d'appliquer avec précision et prudence les cadres juridiques existants. Il convient de rappeler que l’État de droit démocratique est capable de défendre son ordre constitutionnel garant des libertés, ce qui signifie avant tout le refus de voir dans la guerre la réponse politique instinctive à la violence du terrorisme. Envisager la lutte contre la criminalité dans des termes belliqueux n'est que la conséquence de l'oubli des principes protecteurs des libertés qui fragilise l’État de droit démocratique. Lorsque l'expérience d’une politique sécuritaire omnipotente a eu lieu, elle aboutit au constat que l’État sécuritaire ne peut rien garantir. La déclaration de guerre au terrorisme est également un acte de faiblesse politique. L’analyse des mesures politiques dans la lutte contre le terrorisme montre une tragique perte de conscience de la part d’une société occidentale originellement inspirée par les valeurs libérales. La guerre présuppose des ennemis. Un crime grave devient alors un acte de guerre et son auteur un ennemi. Cette confusion conduit les autorités à riposter par des moyens qui sortent des cadres de la démocratie et de l'État de droit. Les discours et les représentations sur la sécurité Depuis les attentats de Paris nous revivons la même logique qui justifiait la réaction politique sécuritaire au (11) Passenger Name Record. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 197 lendemain du 11 septembre. En son nom, les principes constitutionnels fondateurs ont été bafoués dans le même temps où les moyens militaires ont été augmentés. Les images de la politique sécuritaire sont toujours les mêmes. Elles montrent des soldats qui patrouillent, des bouchons à des frontières qui étaient ouvertes la veille, des avions militaires qui décollent des porte-avions. Un monde qui se veut rassurant face à la perte de certitudes fait irruption dans notre conscience, ce même monde qui paraît pourtant rendre la disparition de repères irréversible. L'état d'urgence s'est affiché en sauveur de la société de l'insouciance. Ces deux mondes sont pourtant aveugles face à une réalité complexe et insensible à la puissance normative des principes démocratiques dont nous ne suivons plus l'idéal. Mener une guerre contre l'ennemi simplifie dangereusement le problème, car elle n'est en fin de compte qu’une traque de boucs émissaires aux profils prédéfinis. ne cesse de s'étendre. Pourtant, cette stratégie n'échappe pas à la marginalisation, bien au contraire. La liberté entendue comme modèle d'ordre social présuppose dans une perspective nationale une intégration sociopolitique aboutie. Sur le plan international, elle repose sur une contrainte militaire qui doit suivre une conception équitable de développement politique durable. La genèse de ce qu'on appelle l'État islamique réside dans deux guerres illégitimes de l'Occident, la subséquente tentative échouée de rétablir la paix en Irak et en Afghanistan et se prolonge dans l'intégration manquée des quartiers sensibles des capitales européennes. Un plan Marshall pour le Proche et Moyen-Orient n'a jamais été lancé. La composante sociale de la politique d'intégration peine à être le contrepoids efficace aux sollicitations quotidiennes et insouciantes de la société de consommation. Qui peut nous expliquer le sens de la liberté, si nous sommes à la merci d'un monde en constante accélération ? n L'étiquette d'ennemi ne définit et ne délimite le problème qu'en apparence, plaçant confortablement les bons d'un côté et les méchants de l'autre. La notion d'ennemi et la rhétorique de la guerre engendrent cette même radicalisation que l'on croit sous contrôle alors qu’elle Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 198 I ACTES DU COLLOQUE Réflexions sur quelques équilibres essentiels au droit pénal européen Anne WEyEMBERGH Professeur et présidente de l’Institut d’études européennes de l’Université Libre de Bruxelles L e droit pénal européen se doit d’être équilibré. Cinq équilibres lui sont ou devraient lui être essentiels. Il s’agit des équilibres entre les États membres et l’Union européenne, entre institutions européennes, entre liberté et sécurité, entre diversité et unité et, enfin, entre acteurs de la justice pénale. subsidiarité et de la proportionnalité 3. Sans rentrer dans la substance de cette répartition, il convient de souligner que cet équilibre est à l’heure actuelle fragilisé par le contexte actuel de crise que traverse l’intégration européenne, et en particulier par la perspective de Brexit qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur le rôle de l’UE en la matière. L’équilibre entre les États membres et l’Union européenne (UE) elle-même Une des grandes questions soulevées par la perspective du Brexit est de savoir ce qui va remplacer les instruments de l’UE en matière pénale, qui lient actuellement le RoyaumeUni, c’est-à-dire principalement les textes de coopération judiciaire pénale 4 et de coopération policière 5. La répartition des compétences entre le national (les États membres) et le supranational (l’UE) est une problématique éminemment sensible en termes de souveraineté nationale. À la différence de la sécurité nationale qui reste du ressort exclusif des États 1, les compétences en matière pénale sont partagées entre les deux niveaux de pouvoir 2, les interventions de l’UE devant satisfaire au principe de la Va-t-on retomber sur une coopération traditionnelle, peu ambitieuse et retomber sur des instruments préexistants comme les conventions du Conseil de l’Europe en matière judiciaire pénale 6 ou sur Interpol en matière policière ? Ce serait en quelque sorte l’hypothèse d’un « hard Brexit » en matière pénale… (1) Articles 4 § 2 TUE et 73 TFUE. (2) Article 4, § 2 j) TFUE. (3) Article 5 § 3 et 4 TUE. (4) Entre autres la décision-cadre 2002/584/JAI du 13 juin 2002 du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres et la directive 2014/41/UE du 3 avril 2014 concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale. (5) Comme la partie law enforcement du SIS ou la décision-cadre 2006/960/JAI du 18 décembre 2006 relative à la simplification de l’échange d’informations et de renseignements entre les services répressifs des États membres de l’UE. (6) Convention sur l’extradition de 1957 et ses protocoles et convention sur l’entraide judiciaire en matière pénale de 1959 et ses protocoles. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 199 Ou va-t-on plutôt conclure de nouveaux accords avec le Royaume-Uni ? Reste à voir bien entendu quel sera dans cette hypothèse le degré d’ambition de la coopération mise en place, le degré de confiance mutuelle entre partenaires. S’agira-t-il d’un « copier-coller » des instruments actuels de l’Union européenne, avec un même niveau d’ambitions et de confiance mutuelle ? Ou s’agirat-il d’un régime identique à celui réservé aux partenaires privilégiés de l’UE que sont les États associés Schengen, comme l’Islande et la Norvège. Ce serait en quelque sorte l’hypothèse d’un « soft Brexit » en matière pénale… Autre question importante pour notre propos ici : celle de savoir qui sera aux manettes des négociations ? Qui va adopter l’accord ou les accords à conclure si l’on choisit cette voie ? Soit l’accord ou les accords avec le RoyaumeUni sera/seront conclu (s) par l’Union européenne, ce qui serait évidemment la solution la plus souhaitable en ce qu’elle permettrait entre autres d’éviter la fragmentation des approches et de maintenir la place et la visibilité de l’UE, soit l’accord ou les accords avec le Royaume-Uni sera/seront conclu (s) par les États membres eux-mêmes avec le Royaume-Uni, ce qui serait évidemment nettement moins positif du point de vue de l’UE et aboutirait en tout cas à une certaine dilution de la spécificité et visibilité de l’UE en matière pénale. Quelle sera la position des États membres sur cette question, et en particulier la position des États qui collaborent le plus dans la pratique avec le Royaume-Uni ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais il y a un réel risque que le pragmatisme l’emporte sur l’attachement à l’Europe et l’européanisme, les États souhaitant aller de l’avant afin d’être le plus rapides et efficaces possible. Au plan stratégique également, vu l’importance du Royaume-Uni en matière de sécurité, il y a un risque d’une certaine aspiration des travaux hors du cadre institutionnel de l’UE. Pensons ici, entre autres, au Groupe des onze qui se réunit en marge du Conseil JAI avec le coordinateur pour la lutte antiterroriste (Gilles de Kerchove), la Commission et dont le Royaume-Uni est un des membres les plus actifs. Que va-t-il se passer lorsque le Royaume-Uni sortira de l’UE ? Dans quel cadre ces réunions vont-elles avoir lieu ? Va-t-on se passer de l’expertise du Royaume-Uni ? Ne court-on pas le risque que ces réunions se tiennent hors du cadre de l’UE ? L’équilibre entre les institutions de l’UE De ce point de vue, le traité de Lisbonne a eu cette immense plus-value de réaliser un espace pénal européen beaucoup plus équilibré qu’auparavant puisque, sous l’effet de la communautarisation qu’il a réalisée, il a conféré le pouvoir de co-décision au Parlement européen et une compétence (quasi) pleine et entière à la Cour de justice de l’UE. Le Parlement européen a un rôle essentiel à jouer, entre autres parce que, au plan législatif, c’est la seule institution qui a conservé une vision transversale de l’espace de liberté, de sécurité et de justice alors que tant la Commission que le Conseil (surtout le secrétariat général du Conseil) ont été affectés par la division entre justice et sécurité intérieure. Quant à la Cour de justice, elle a bien entendu un rôle tout à fait essentiel également, entre autres quant au respect des valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’UE. L’équilibre entre sécurité et liberté Si l’équilibre entre sécurité et liberté a quelque chose de caricatural, l’équilibre entre les fonctions épée et bouclier du droit pénal nous semble davantage représentatif de la complexité du rapport entre le droit pénal et les droits fondamentaux. Pour rappel, la fonction épée du droit pénal vise à protéger les individus contre la criminalité tandis que la fonction bouclier vise à les protéger contre les abus et l’arbitraire des autorités répressives. Un droit pénal équilibré implique de trouver la juste balance entre ces deux fonctions. De ce point de vue, une évolution positive s’est fait jour au plan législatif depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Il suffit de songer au développement du rapprochement des garanties procédurales et à l’adoption de six directives en la matière 7. Les réformes institutionnelles (la co-décision) introduites par le traité de (7) Directive 2010/64/UE du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales, directive 2012/13/UE du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, directive 2013/48/UE du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, directive (UE) 2016/343 du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales, directive (UE) 2016/800 du 11 mai 2016 relative à la mise en place de garanties procédurales en faveur des enfants qui sont des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales, et la dernière non encore publiée au JO sur l’aide juridictionnelle. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 200 I ACTES DU COLLOQUE Lisbonne n’y sont pas étrangères. À cet égard, je renvoie le lecteur à l’ouvrage édité sous la direction de Florian Trauner et Ariadna Ripoll Servent, qui s’intitule Policy Change in the Area of Freedom, Security and Justice : how EU institutions matter, publié chez Routledge en 2015. Si l’existence de ce risque ne peut pas être écartée dans un délai raisonnable, cette autorité doit décider s’il y a lieu de mettre fin à la procédure de remise ». Cet arrêt fait particulièrement bien la balance entre les préoccupations liées à la liberté et celles liées à la sécurité 9. Il n’en demeure pas moins que cet équilibre entre les fonctions épée et bouclier du droit pénal est mis à rude épreuve dans le contexte actuel de lutte antiterroriste. De nombreux exemples en témoignent, entre autres bien entendu la nouvelle directive sur les infractions terroristes 8. De ce point de vue on ne peut que souligner l’importance du rôle de la CJUE et appeler celle-ci à le jouer pleinement. De nombreux arrêts pourraient être cités ici, mais nous en épinglerons deux relatifs à la coopération judiciaire en matière pénale. Le second arrêt est celui de la CJUE du 6 sept 2016 dans l’aff. C-182/15 (Aleksei Petruhhin), concernant cette fois non pas un mandat d’arrêt européen entre États membres de l’UE, mais une demande d’extradition adressée par les autorités russes aux autorités lettones concernant Petruhin, un ressortissant estonien, aux fins de poursuites pour trafic de stupéfiants. Cet arrêt est lui aussi très intéressant. Entre autres parce qu’il en ressort que traiter différemment ses propres citoyens et les citoyens d’autres États membres aux fins d’extradition vers un État tiers affecte les articles 18 (non-discrimination fondée sur la nationalité) et 21 TFUE (liberté de circulation). En d’autres termes, les citoyens de tout État membre doivent bénéficier du même niveau de protection que les citoyens de l’État membre requis. Et la Cour de déclarer également que, pour éviter l’impunité, l’État membre requis (Lettonie) doit informer l’État de nationalité de la personne (Estonie) et le cas échéant lui remettre la personne si celui-ci émet un mandat d’arrêt européen à son encontre. Enfin, La Cour rappelle également en se référant entre autres à son arrêt dans les affaires Aranyosi et Caldararu, que lorsqu’un État membre est saisi d’une requête d’un État tiers, il doit vérifier si cette extradition ne portera pas atteinte aux droits de l’homme, entre autres à l’interdiction de la torture, des traitements inhumains et dégradants… D’autres affaires pendantes sont par ailleurs à suivre dans cette matière 10. Le premier est l’arrêt de la CJUE du 5 avril 2016 dans les affaires jointes C-404/15 et C-659/15 PPU, Aryanosi et Caldararu. Il s’agissait de savoir s’il y a lieu de refuser l’exécution d’un MAE lorsque la remise entraîne le risque d’une violation de l’art. 3 CEDH et de l’art. 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (interdiction de la torture des traitements inhumains et dégradants) en raison des conditions de détention dans le pays d’émission (Hongrie et Roumanie). Selon la Cour, lorsque « l’autorité judiciaire de l’État membre d’exécution dispose d’éléments attestant d’un risque réel de traitement inhumain ou dégradant des personnes détenues dans l’État membre d’émission, […], elle est tenue d’apprécier l’existence de ce risque lorsqu’elle doit décider [d’une remise] ». À cette fin, un test en deux étapes doit être mené. Dans un premier temps, « l’autorité […] d’exécution doit, tout d’abord, se fonder sur des éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés sur les conditions de détention qui prévalent dans l’État membre d’émission et démontrant la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes, soit encore certains centres de détention ». Dans un deuxième temps, une fois constatée l’existence d’un tel risque, l’autorité d’exécution doit encore apprécier « de manière concrète et précise, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée courra ce risque en raison des conditions de sa détention envisagées dans l’État membre d’émission ». Si, au regard de ces informations, cette autorité conclut qu’il y a un tel risque réel, l’exécution du mandat doit être reportée jusqu’à ce que l’autorité d’exécution « obtienne les informations complémentaires lui permettant d’écarter l’existence d’un tel risque. Enfin, dans le contexte de la lutte antiterroriste et de la volonté de toujours davantage prévenir les attentats terroristes, le circuit pénal tend parfois à s’effacer au profit du droit administratif. Cette tendance est problématique en ce qu’elle contribue à une certaine dépossession ou effacement du judiciaire. Je renvoie ici aux travaux d’Anthony Rizzo (ULB) qui travaille sur les confiscations et qui démontre que, sous l’impact de la lutte contre le terrorisme, on laisse progressivement de côté les confiscations, relevant du processus judiciaire, pour utiliser des outils de prévention plus rapides, c’est-à-dire les listes noires de terroristes et les mesures de gel des (8) Proposition de directive relative à la lutte contre le terrorisme et remplaçant la décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme, COM/2015/0625 final. (9) À cet égard voir entre autres Bribosia (E.) et Weyembergh (A.), 2016, Arrêt « Aranyosi et Caldararu » : imposition de certaines limites à la confiance mutuelle dans la coopération judiciaire pénale », Journal de droit européen, n° p. 225 et s. (10) Voir les affaires C-473/15 et C-191/16. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 201 avoirs qui les accompagnent. Cette « administrativisation » des procédures pose bien entendu question au vu du contournement de certaines garanties procédurales… Elle contribue aussi au développement d’une certaine confusion ambiante entre disciplines, autorités et acteurs 11. L’équilibre entre la diversité et l’unité La question est ici de savoir jusqu’où il faut aller dans le rapprochement, voire l’uniformisation en matière pénale. Cette question est au cœur de l’articulation du rapport de complémentarité qui existe entre reconnaissance mutuelle et rapprochement des législations. Bien entendu le rapprochement des législations facilite la reconnaissance mutuelle en ce qu’il favorise la confiance mutuelle qui la fonde. Il la légitime aussi d’une certaine manière. De ce point de vue, on peut se réjouir du développement du rapprochement des garanties procédurales intervenu depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Les directives adoptées en la matière et mentionnées précédemment sont le complément nécessaire de la reconnaissance mutuelle. Mais beaucoup reste encore à faire. Ainsi la directive précitée sur la décision d’enquête européenne a été adoptée et doit être transposée par les États pour le printemps 2017, mais très peu existe en termes de rapprochement du droit de la preuve. Évidemment, on peut espérer que comme pour le mandat d’arrêt européen, l’application pratique de la décision d’enquête européenne révélera la nécessité d’adopter des mesures de rapprochement complémentaires. Et, par ailleurs, cette relation de complémentarité entre reconnaissance mutuelle et rapprochement des législations est mise en péril par la géométrie variable qui affecte le droit pénal européen. En vertu de l’article 82 TFUE on ne peut faire du rapprochement en matière procédurale que s’il est nécessaire à la coopération et entre autres à la reconnaissance mutuelle, mais on laisse le droit à certains États (Royaume-Uni, Irlande et Danemark) de participer à la reconnaissance mutuelle sans être liés par les textes de rapprochement en matière procédurale… Il y a là un paradoxe qui n’est pas des moindres. Cette question de l’équilibre entre diversité et unité est aussi au cœur du futur règlement sur le procureur européen (Proposition de règlement portant création du Parquet européen, COM (2013) 534). J’ai toujours été convaincue de l’intérêt de mettre sur pied un tel procureur européen. J’ai toujours pensé que, si un procureur devait voir le jour, le texte qui le mettrait en place donnerait une définition unique des infractions pour lesquelles il est compétent et lui fixerait aussi un cadre procédural uniforme. Mais, dès la proposition initiale de règlement présenté par la Commission en juillet 2013, le champ de compétences du procureur européen a été défini par référence à la directive PIF et donc aux lois nationales de transposition qui pourront bien entendu varier. Et quant aux règles procédurales applicables, elles sont elles aussi définies par référence aux lois nationales d’application. Avec toutes les questions que cela pose en termes entre autres de sécurité juridique pour les justiciables 12. L’équilibre entre les différents acteurs de la justice pénale Il convient enfin de mettre en exergue deux réels déséquilibres au niveau de l’Union européenne. Le premier est le déséquilibre justice-police : il suffit de faire une comparaison entre les ressources tant budgétaires qu’humaines des deux agences compétentes, c’est-à-dire Europol, d’une part, et Eurojust, d’autre part. Il va sans dire que ces deux agences sont essentielles dans le secteur, mais Europol est bien plus « équipé » que ne l’est Eurojust. Il a, par ailleurs, un rôle majeur dans la stratégie de l’UE en matière de sécurité intérieure (EU Internal Security Strategy (ISS) et dans le EU policy cycle, ce qui contraste avec la « discrétion » d’Eurojust 13. (11) Galli (F.), Weyembergh (A.) (eds), Do labels still matter? Blurring boundaries between administrative and criminal law. The influence of the EU, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2014. (12) K. Ligeti et A. Weyembergh, « The European Public Prosecutor’s Office : certain constitutional issues », The European Public Prosecutor’s Office An extended Arm or a two-headed Dragon?, Springer, 2014, p. 53 et s. (13) À cet égard voir Weyembergh (A.), Armada (I.)et Brière (C.), 2014, Research paper for the Committee on Civil Liberties, Justice and Home Affairs of the European Parliament on «the interagency cooperation and future architecture of the EU criminal justice and law enforcement area», http://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document.html?reference=IPOL_STU(2014)510000). Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 202 I ACTES DU COLLOQUE Le second est le déséquilibre entre les autorités de poursuites et la défense : beaucoup d’instruments ont été adoptés au niveau de l’UE pour renforcer la coopération au niveau des poursuites dans les dossiers transfrontaliers tandis que très peu a été réalisé pour renforcer la coopération entre avocats de la défense. Or, beaucoup pourrait être fait, concernant par exemple la formation, la préparation de manuels UE spécifiquement destinés aux avocats de la défense, la création d’un réseau institutionnalisé d’avocats de la défense 13. Conclusion Concernant ces cinq équilibres essentiels – ou qui devraient être essentiels – au droit pénal européen, il y a certes des raisons de se réjouir, mais il y en a aussi de s’inquiéter. Espérons que les nombreuses crises que traverse l’UE à l’heure actuelle seront le point de départ d’une réelle réflexion sur l’Europe, entre autres sur le droit pénal européen et ses équilibres n (14) À cet égard, voir Weyembergh (A.), Armada (I.)et Brière (C.), 2014, Research paper on «Critical assessment of the existing European Arrest Warrant Framework Decision» aimed to feed into an EU added value assessment, requested by the Committee on Civil Liberties, Justice and Home Affairs of the European Parliament and supporting the ongoing Own-legislative initiative report on «Revising the European Arrest Warrant» of MEP Baroness Ludford, (http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/etudes/join/2013/510979/IPOL-JOIN_ET(2013)510979_ EN.pdf). Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 203 De gauche à droite : Xavier LATOUR, Denis DUEZ, Sonya DJEMNI-WAGNER, Emile PEREZ, Jacques de MAILLARD La France et l’Europe de la sécurité : le temps des doutes ? Xavier LAtOUR Professeur de droit public, Université Côte d’Azur, CERDACFF (EA 7267), faculté de droit et de science politique de Nice. Secrétaire général de l’Association française de droit de la sécurité et de la défense D eux sujets majeurs retiennent particulièrement l’attention des observateurs : la lutte contre le terrorisme et la maîtrise des frontières extérieures. Ils ont ravivé les incertitudes relatives aux objectifs et aux modalités de fonctionnement de l’Union européenne. D’un côté, la nécessité d’une coopération accrue pour lutter contre le terrorisme est soulignée 1, d’un autre, les difficultés de l’Europe à gérer ses frontières extérieures et à lutter contre les mafias qui organisent le passage des migrants sont largement dénoncées. L’Europe semble se déliter et subir plus que piloter. Comme le souligne le professeur Labayle à propos de sa façon de gérer l’afflux des migrants, elle est « en plein doute 2 ». Or, les doutes de l’Europe sont aussi (1) Voir en particulier Fenech (G.) et Piatrasanta (S.), 2016, rapport n° 3922, 5 juillet, relatif aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutte contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. (2) Labayle (H.), 2016, « Schengen : un espace dans l’impasse », Europe, mars, dossier 2 ; dans le même sens, Leconte (J.-Y.) et Reichardt (A.), 2016, La réforme de l’espace Schengen et la crise des réfugiés, Rapport d’information du Sénat, n° 499, 24 mars ; Legendre (J.) et Gorce (G.), 2016, Rapport d’information du Sénat, n° 795, 13 juillet. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 204 I ACTES DU COLLOQUE ceux des États, en particulier de la France 3. Le sommet extraordinaire de Bratislava du 16 septembre 2016 ne contribue pas vraiment à lutter contre le scepticisme ambiant. La déception tranche avec le volontarisme de la Commission qui ne se dément pas comme en témoigne son premier rapport mensuel, du 12 octobre 2016, « sur les progrès accomplis dans la mise en place d’une union de la sécurité effective et pérenne ». La crise aux frontières extérieures a provoqué des réactions très tranchées pour au moins trois raisons. D’abord, elle implique une forte pression économique sur les États membres, puisque l’immigration clandestine a un prix. Régulièrement, la presse se fait l’écho de données alarmistes relatives au coût de cette immigration. Rien que les dépenses relatives à l’asile se chiffreraient à 2 milliards d’euros par an. À la difficulté pour l’État d’en supporter la charge (mobilisation de moyens de sécurité, rétention administrative et reconduite à la frontière…), s’ajoute celle des collectivités territoriales parfois placées en première ligne. Un récent rapport du Sénat évalue à 10,2 milliards d’euros le coût européen de la crise des migrants en 20152016 4. Ensuite, la pression est politique, car l’immigration clandestine alimente les tensions nationales et locales. Enfin, la pression est sécuritaire puisque l’immigration clandestine n’est pas l’affaire d’individus isolés, tentant l’aventure d’une vie nouvelle. Elle est liée à des réseaux criminels, des mafias grandes ou petites. Dans le même temps, les États en général et la France en particulier sont confrontés à une menace terroriste accrue. Or, ils sont dans l’incapacité d’y répondre sans l’Europe 5. S’il est faux d’établir un lien systématique entre les deux phénomènes, les routes de l’immigration clandestine sont aussi celles des terroristes (attentats de Paris en novembre 2015 par exemple). Les doutes provoqués ne sont pas uniquement ceux des politiques. Ils sont aussi ceux des populations. Si pour certains décideurs la construction européenne est une évidente nécessité, force est de constater qu’elle n’est pas comprise par tous, à commencer par les peuples. À tous les niveaux de la société, la valeur ajoutée de l’Union est mise en cause. Des praticiens aux simples citoyens, au pire c’est l’objectif même de la construction européenne qui est contesté, au mieux ce sont les méthodes suivies. En matière de sécurité, les incertitudes prennent une tournure particulière. La lutte contre les malveillances, quelle que soit leur intensité, est, en effet, indissociable de la souveraineté de l’État. Beaucoup soutenaient sans réserve la suppression des contrôles aux frontières intérieures de l’Union lorsque la situation géopolitique était moins troublée. Dorénavant, les discours eurosceptiques ont pris de l’ampleur, sans exclusive politique. La France mobilise massivement ses forces de sécurité civiles et militaires dans un environnement conceptuel marqué par l’émergence de la stratégie de sécurité nationale (article L1111-1 Code de la défense). Son action s’inscrit aussi dans un réseau de dépendances et d’interdépendances. Cela la conduit à travailler avec ses partenaires européens soit dans un cadre intergouvernemental, soit dans le cadre intégré de l’Union. Dans un environnement troublé, les questions fusent : qu’apporte l’Union européenne ? Quelle est son efficacité ? Doit-elle assumer seule la responsabilité des difficultés à trouver des réponses cohérentes ? En d’autres termes, la France est tiraillée. Elle n’est pas la seule. Elle a bien conscience qu’elle ne peut pas agir de manière isolée. Elle adhère sans hésitation à l’objectif de la coopération en matière de sécurité. En revanche, elle s’interroge sur les réalisations de l’Union européenne, ce qui est inhérent à des doutes sur ses méthodes. Les doutes sur les réalisations L’intégration anime la construction européenne. À ce titre, les réalisations sont réelles, et les perspectives nombreuses. Souvent sous l’impulsion de la France, la Commission promeut une politique de sécurité intégrée et poursuit cet objectif avec détermination. Les instruments de droit dérivé se multiplient. Ils concernent les armes, l’échange des données 6, le contrôle des déplacements (3) Institut Montaigne, Refonder la sécurité nationale, septembre 2016. (4) Mieux financer la sécurité de l’Union européenne, Rapport d’information n° 397 (2015-2016) de Mme F. Keller, fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 11 février 2016. (5) Berthelet (P.), 2016, « L’UE et la lutte antiterroriste après les attentats de Bruxelles : forces et faiblesses d’une action substantielle », Cahiers de la justice et de la sécurité, n° 35-36, p. 83. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 205 (PNR européen 7 ), la lutte contre la radicalisation… En d’autres termes, l’Union pousse les États à coopérer dans une matière sensible pour leur souveraineté. La coopération européenne n’est pas une nouveauté 8. En plus de la construction d’un espace de liberté, de sécurité et de justice, elle s’inscrit dans le prolongement de la solidarité qui doit guider les États membres (article 222 TFUE). Alors que l’Union a depuis longtemps ajouté une dimension politique à sa dimension économique, les instruments de coopération entre les États membres en matière de sécurité se sont développés. Compte tenu de la justesse des objectifs, comment pourrait-on contester les orientations des stratégies intérieures européennes de sécurité 9 ? En France, tant à l’échelon politique qu’aux échelons opérationnels, les apports de l’UE sont connus aussi bien dans le cadre des accords de Schengen, que de l’Office européen de police (EUROPOL), qu’en matière de protection des frontières extérieures. Pour autant, les doutes existent. 1) Avec Schengen 10, tout a commencé dans un cadre intergouvernemental, au point d’y revenir ? La probabilité que la Grande-Bretagne négocie des aménagements en matière de contrôles aux frontières et d’échanges d’informations (comme cela existe d’ailleurs avec des États tiers) accentue les limites de l’intégration. Signés en deux temps (1985 et 1990), puis entrés en vigueur en 1995 avant d’être communautarisés par le traité d’Amsterdam (1997), les accords étaient une belle idée qui s’est transformée en un problème politico-juridique et sécuritaire majeur. La suppression des contrôles aux frontières intérieures ne s’est pas accompagnée d’une gestion efficace des frontières extérieures 11 et de mesures compensatoires en matière de sécurité suffisamment performantes. La clé de voûte du dispositif, le Système d’information Schengen (SIS), ne satisfait pas forcément les utilisateurs 12. Si son utilité est souvent mise en avant, ses défauts le sont tout autant. En plus des interrogations quant à sa gestion (alimentation, actualisation des données), se pose la question de son utilisation par des services contraints d’agir une fois la frontière franchie. À ce titre, comment évoluera la demande du Conseil qui vise à rendre obligatoire l’introduction dans le SIS de toutes les interdictions d’entrée et des décisions de retour ? De plus, les États travaillent sur un fichier des entrées et des sorties du territoire européen dont l’utilité réelle dépendra néanmoins de la capacité des forces de sécurité à retrouver les individus restés illégalement. Tout n’est cependant pas négatif. Les États ont été incités à coopérer sur le terrain, ce qui a pris, notamment, la forme de commissariats communs et de Centres de coopération policière et douanière en plus de nouvelles règles en matière de visa. 2) EUROPOL est l’autre moyen pour l’Europe d’améliorer sa sécurité. Depuis sa création en 1995, le rôle de l’Office n’a pas cessé de s’accroître, y compris récemment 13. Les États les plus exposés au terrorisme tentent de favoriser le partage d’informations. Bien qu’ayant quitté la sphère intergouvernementale depuis le traité de Lisbonne, l’agence conçue pour favoriser les échanges d’informations et les coopérations opérationnelles se heurte encore à la réticence de certains États et au poids des souverainetés. Les services de sécurité eux-mêmes préfèrent parfois une coopération bilatérale (6) Décision du Conseil 2008/615/JAI du 23 juin 2008 relative à l’approfondissement de la coopération transfrontalière, notamment pour lutter contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière. (7) Directive (UE) 2016/681 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière (8) Berthelet (P.), 2009, Le paysage européen de la sécurité intérieure, PIE Peter Lang, 573 pages ; Renaudineau (G.), 2016, « L’Union européenne, acteur de la sécurité intérieure », Sécurité intérieure, les nouveaux défis, loc. cit., p. 209 ; Dossier « La sécurité intérieure en Europe », Revue européenne de l’action publique, mars 2016, n° 2. (9) Mayeur-Carpentier (C.), 2016, « La stratégie de sécurité intérieure de l’Union européenne », Revue de l’Union européenne, juin, p. 351. (10) Pascouau (P.), 2016, « “Crise des réfugiés” et contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen : quand les faits invitent à une relecture du droit », Europe, mars, dossier 3. (11) La gestion des frontières extérieures de l’Union européenne. Défis et perspectives en matière de sécurité et de sûreté (sous la dir. J.-C. Martin), Pedone, 2011. (12) Berthelet (P.), 2012, « La gouvernance Schengen : le sentier périlleux de la réforme », Revue de l’Union européenne, p. 655 ; Bockel (J.-M.), 2016, L’agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, Rapport Sénat n°455, 9 mars. (13) Règlement (UE) 2016/794 du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2016 relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol) et remplaçant et abrogeant les décisions du Conseil 2009/371/JAI, 2009/934/JAI, 2009/935/JAI, 2009/936/JAI et 2009/968/JAI Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 206 I ACTES DU COLLOQUE ou informelle fondée sur des liens de confiance, mieux perçus qu'une relation à 28 (27 ?), donc très inégale et diluée. Cela ne facilite pas la mise en œuvre des stratégies de sécurité intérieure. La première (2010-2015) insistait déjà sur la nécessité de perturber les réseaux criminels transnationaux et d’améliorer la sécurité aux frontières. La libre circulation des terroristes tragiquement illustrée par les attentats de Paris, en novembre 2015, fait douter de la réalité des avancées. Le désespoir n’est toutefois pas de mise puisque ces mêmes objectifs (et d’autres) ont été intégrés dans la nouvelle stratégie européenne de sécurité intérieure (2015-2020). 3) L’Europe c’était aussi l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (FRONTEX), créée par le règlement (CE) n° 2007/2004 du Conseil. FRONTEX 14 était censée coordonner la coopération opérationnelle entre les États membres en matière de gestion des frontières extérieures. De réunion en réunion, l’Union affichait son volontarisme, mais les résultats étaient inégaux et lents. La création de l’Agence européenne des gardes-frontières et des gardes-côtes opère un tournant 15, depuis son entrée en action début octobre 2016. La coopération laisse progressivement la place à une intégration plus poussée en raison des prérogatives conférées à l’Agence (contrôle des dispositifs nationaux, propositions d’assistance…). Matériellement, ses moyens humains et financiers sont renforcés avec, notamment, la création d’une réserve permanente de 1 500 personnels. L’UE engage, parallèlement, une politique volontariste en matière de contrôle des documents de voyage (fichier des entrées/ sorties, autorisation de voyage). Si la souveraineté étatique est préservée, l’UE ne pouvant rien imposer à un État, un petit pas vers une formule contraignante est à remarquer. En effet, les États limitrophes d’un voisin défaillant seraient autorisés à rétablir les contrôles à leurs frontières. En raison de résultats pour le moins contrastés, les doutes se déplacent sur le terrain des méthodes. Les doutes relatifs aux méthodes En matière de sécurité, l’Union agit plus souvent dans la réaction, voire la précipitation, que dans l’anticipation, au point de fragiliser juridiquement ses propres dispositifs. À cet égard, rien ne garantit l’avenir des accords PNR, tant les exigences du juge européen sont élevées. 1) Grâce à l’Union, des progrès coordonnés ont été obtenus dans des temps parfois courts. La mise au point d’Eurojust s’est faite en une dizaine d’années. La création du Centre européen de lutte contre le terrorisme au sein d’Europol a été une réponse rapide aux attentats. Créé en janvier 2016, combien de temps aurait-il fallu pour obtenir le même résultat dans un cadre intergouvernemental traditionnel ? La mobilisation d’équipes conjointes qui permettent une analyse de données a été saluée. Mais, quand l’Union européenne n’agit pas ou agit mal, les choses avancent quand même. La méthode intergouvernementale traditionnelle témoigne aussi de sa vitalité. La coopération bilatérale avec les États-Unis et la mobilisation d’Interpol sont utiles aux services compétents. Quoi qu’en pensent les thuriféraires de l’intégration, la souveraineté n’est pas systématiquement un obstacle à la sécurité. Le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs récemment insisté sur la prééminence de cette façon d’agir en matière de renseignement. Parce que ce sujet est indissociable des intérêts fondamentaux de la nation, le ministère met en avant l’article 4.2 TUE pour justifier l’absence de compétence de l’Union en la matière et plaider en faveur d’une gestion strictement gouvernementale 16. L’intégration seule ne suffit pas. À l’inverse, l’intergouvernemental atteint ses limites lorsque les accords sont fragmentés. 2) Concrètement, dans le cas du contrôle des frontières extérieures, les actions les plus visibles ont pris la forme d’une coopération des marines nationales en Méditerranée. D’abord, elles sauvent les migrants (opération Triton), et, officiellement, démantèlent les réseaux au plus près des zones de départ (opération Sophia). Approuvée par le (14) Mattera (P.), 2015, « La gestion de la crise des réfugiés », Revue de l’Union européenne, p. 645 ; Chassin (C.-A.), 2016, « La crise des migrants : l’Europe à la croisée des chemins », Europe, mars, dossier 3. (15) COM(2016) 602 final, Accroître la sécurité dans un monde de mobilité : améliorer l’échange d’informations dans la lutte contre le terrorisme et renforcer les frontières extérieures ; Règlement (UE) 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, modifiant le règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant le règlement (CE) n° 863/2007 du Parlement européen et du Conseil, le règlement (CE) n° 2007/2004 du Conseil et la décision 2005/267/ CE du Conseil. (16) Question écrite du Sénateur Houpert, n° 19207 du 10 décembre 2015, réponse JO Sénat 28 juillet 2016, p. 3363. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 207 Conseil de sécurité des Nations unies, cette dernière reçoit également le soutien de l’OTAN. Malgré le caractère prioritaire de la question prioritaire pour l’Union, il a fallu attendre une réunion informelle des chefs d’État et de gouvernement, le 23 septembre 2015, pour entendre des annonces fortes, parmi lesquelles le renforcement des moyens de FRONTEX et l’activation de centres d’accueil et de filtrage des migrants (hotspots). Les deux axes retenus ont été l’accueil, d’un côté, pour les véritables réfugiés et la fermeté, de l’autre, en expulsant les migrants économiques grâce à un renforcement de FRONTEX 17. À cette fin, les chefs d’État et de gouvernement ont, les 18 et 19 février 2016, annoncé l’accélération des négociations sur la création d’un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes (à partir d’une réserve constituée par les forces des États membres et d’un droit d’intervenir dans un État membre défaillant 18). L’accélération s’imposait en effet pour un projet vieux de quinze ans… L’intégration ne manque pas de lourdeurs. Pendant ce temps, les résultats se font attendre non pas en matière de sauvetage, mais en matière d’actions de police, comme en témoigne le rapport d’activité 2014 de l’Agence. Avec un budget d’un peu moins de 90 millions d’euros, elle a secouru 173 000 personnes. Elle a parallèlement géré le retour de 2 271 d’entre elles. Quant aux Hotspots, leur mise en place a été sévèrement critiquée 19, États et Union se renvoyant la responsabilité de leur sous-dimensionnement et de leur modeste déploiement. Si le but répressif (arraisonnement et destruction des navires) est affiché, le droit de la mer et le droit des réfugiés en limitent la portée. Les flux ne se réduisent pas. Sophia est davantage une opération humanitaire qu’une opération de police menée par des militaires, au point d’être qualifiée « d’accélérateur migratoire 20 ». Seuls 48 passeurs ont été déférés à la justice. La nouvelle Agence fera-t-elle réellement mieux ? À cet égard, l’Union est sans doute victime d’une incompréhension, car elle n’est pas responsable des obligations internationales imposées aux forces de sécurité. À l’inverse, faut-il un cadre intégré pour monter ces opérations ou des opérations intergouvernementales ne seraient-elles pas aussi adaptées ? Quant à la perspective d’une intervention dans les eaux territoriales et sur le sol de la Libye, elle reste aussi hypothétique que la reconstruction rapide de l’État libyen. Mais, sur ce terrain, l’Union peut-elle faire mieux que d’autres, à commencer par l’ONU et l’OTAN ? Plus grave, l’Union en vient à s’appuyer sur l’appareil sécuritaire d’un État autoritaire, la Turquie, pour gérer la crise 21. Réaliste, mais peu flatteur pour l’image de l’Union, cet accord s’applique difficilement (exigences turques, transferts financiers, difficultés d’organiser l’accueil des migrants). Face aux défis à relever et sous l’apparence de la légalité du Code Frontière Schengen (CFS), plusieurs États se sont ouvertement affranchis des règles applicables aux contrôles aux frontières. En mettant la Commission devant le fait accompli et en interprétant largement les possibilités de restauration des contrôles aux frontières intérieures (article 23 CFS), ils ont fragilisé Schengen et renvoyé de facto son fonctionnement à la sphère intergouvernementale. Les souverainetés, loin d’être affaiblies, sont revigorées. Les frontières se referment, alors que plusieurs États affirment la primauté des droits nationaux. Ils revendiquent la maîtrise de l’entrée et du séjour sur leur territoire, avec le souci de prévenir les menaces pour l’ordre public et la sécurité intérieure. Dès lors, comment décourager la pression aux frontières extérieures ? Les mesures de l’Union y contribuent-elles davantage que les réactions isolées des États pour fermer la route des Balkans ? La Commission essaie de reprendre le contrôle du processus 22. Mais la libre circulation peutelle encore être sauvée ? (17) Communication de la Commission européenne, COM(2015) 453 final du 9 septembre 2015, Plan d’action de l’UE en matière de retour. (18) Karamanli (M), La Verpillère (C. de), 2016, La proposition de règlement relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes (COM(2015) 671 final)), Rapport d’information de l’Assemblée nationale, n° 3738, 11 mai. (19) Buffet (F.-N.), 2016, La mission de suivi et de contrôle du dispositif exceptionnel d’accueil des réfugiés, Rapport d’information du Sénat, n° 422, 24 février. (20) Puyeo (J.), Fromion (Y.), 2016, Rapport d’information, AN, L’opération PSDC « Sophia » en Méditerranée centrale, n° 3563, 9 mars. (21) Conseil européen du 18 mars 2016 ; Simon (D.) 2016, « L’accord UE/Turquie sur les migrants : une sinistre comptabilité », Europe, avril, repère 3. (22) COM(2016) 120 final, Revenir à l’esprit de Schengen. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 208 I ACTES DU COLLOQUE 3) Les avis sur les responsabilités d’un bilan mitigé divergent. Pour les uns 23, les États brideraient l’Union européenne en refusant d’admettre que les souverainetés sont dépassées. Cette attitude serait à combiner avec des défauts de l’Union elle-même. Comme le souligne le professeur Jacqué, elle a été conçue pour « des temps calmes 24 », permettant la recherche de consensus. Face aux crises, les modes de fonctionnement seraient à corriger sans remettre en cause les objectifs communs. Au contraire, le renforcement de l’intégration s’imposerait en l’accompagnant d’un dialogue plus étroit entre les États et l’Union. L’UE garantirait la mise en œuvre de politiques concertées, soucieuses des impératifs sécuritaires et, aussi, respectueuses des libertés fondamentales. Pour d’autres, en particulier certains responsables politiques français et une partie de l’opinion publique, l’Union serait inadaptée à la prise en charge de problèmes touchant de trop près au régalien. Son incapacité à apprécier l’ampleur des défis à relever s’ajouterait à un processus décisionnel décalé par rapport aux urgences. Des institutions divisées, car porteuses de logiques contradictoires, fragiliseraient les politiques de sécurité. La quasi-obstruction du Parlement européen sur de nombreux sujets (dont le PNR) et la jurisprudence de la Cour de Luxembourg mettant en avant la protection des droits fondamentaux constitueraient des obstacles à des réactions efficaces en situation de crise. Si la coopération est nécessaire, elle devrait préserver les particularismes étatiques, sans faire craindre une intégration que beaucoup refusent. Lorsque les souverainetés sont à ce point concernées, faut-il s’acharner à vouloir avancer tous ensemble et dans un cadre intégré ? Si en France comme ailleurs l’Union est exposée à la critique, n’est-ce pas parce qu’elle a voulu entrer sur un terrain difficile ? La construction politique la conduit à demander aux États ce qu’ils n’étaient pas tous prêts à admettre. Le passage d’un projet économique à la construction d’une Europe fédérale inavouée ne se fait pas sans heurt. Les concepteurs du changement ont donné l’impression d’oublier les peuples et leurs craintes. Ils se manifestent pourtant au gré des référendums et des refus d’un supranationalisme dont ils comprennent difficilement le sens. À l’Europe sans frontière promue par la Commission européenne, répondent les doutes des peuples accentués par le terrorisme. Avec un tel bilan, le statu quo enfonce l’Union dans la crise. Un choix s’impose sans tarder entre plus d’Europe ou une Europe plus modeste. Pour conclure, des réponses aux doutes des États doivent intervenir sans tarder. Car non seulement les dégâts humains sont considérables, mais encore l’Union vacille de plus en plus. Les solutions ne viendront pas uniquement des juristes, elles incombent avant tout aux politiques, lesquels ne doivent pas oublier qu’ils n’imposeront pas aux peuples ce qu’ils ne veulent pas. Pour les convaincre, une bonne dose d’habileté et de pédagogie sera indispensable, d’abord pour revigorer l’Union sans faire resurgir le spectre d’un fédéralisme redouté ; ensuite pour concilier l’intégration et le respect des souverainetés ; enfin, voire surtout, pour trouver des réponses réalistes en matière de conciliation entre la sécurité et les libertés n Comme souvent, les réponses sont nuancées et les responsabilités partagées entre des États apeurés et des institutions européennes en partie dépassées. (23) Par exemple, Soldatos (P.), 2015, « L’UE, Prométhée enchaînée par les États membres », mai, www.fenetreeurope.com<http://www. fenetreeurope.com> (24) Jacqué (J.-P.), 2016, « Crise des valeurs dans l’Union européenne », RTDE, p. 213. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 209 La coopération policière européenne : obstacles et solutions Émile PEREz Directeur de la direction de la Coopération internationale (DCI) J e suis, pour la DCI, représentant de la France au sein du Comité de sécurité intérieure (COSI) et je dirige également le service de la direction de la Coopération internationale qui développe toute la coopération bilatérale du ministère de l’Intérieur un peu partout dans le monde. Il ne s’agit pas d’un service de renseignements proprement dit ni d’un service d’investigations à part entière, mais d’un service qui traite une grande masse de renseignements et d’investigations. Il s’agit également de la seule direction commune à la police et à la gendarmerie. Lorsque l’on parvient à concilier police et gendarmerie en France, à travailler avec tous les services du ministère de l’Intérieur et, en dehors du ministère de l’Intérieur, avec la Justice, les Douanes, la Défense et ses services de renseignements, je pense que l’on peut avoir une idée de ce qui peut être fait au niveau international et au niveau européen. criminels, ceux qui exploitent les flux migratoires sont, eux, des criminels. Il y a donc une hybridation forte qui fait se rejoindre des gens qui, il y a encore quelques décennies, ne travaillaient pas dans le même espace. En introduction, quelques mots sur ce qui a permis le développement de la coopération internationale européenne au niveau des services de sécurité ainsi que quelques informations sur les freins à cette coopération, sur ses résultats et ses perspectives. Nous le savons tous, nous sommes dans un monde caractérisé par la mondialisation et par une hybridation des menaces qui nous affectent s’agissant du terrorisme et de la criminalité organisée. Je préfère d’ailleurs parler des réseaux criminels et des flux migratoires. Les migrants ne sont pas des Pour anticiper, il faut trouver des solutions au sein d’un espace qui aujourd’hui est pour nous européen, un espace où plus de 500 millions d’habitants souhaitent vivre en toute sécurité face à de nouveaux risques et de nouvelles menaces. Or, cet espace n’est pas si unifié que cela en termes de normes juridiques ou administratives. Progressivement, face aux évolutions de la menace, le monde de la sécurité et le monde de la justice se sont structurés et rassemblés pour tenter de trouver ces solutions et être en capacité d’évoluer. Il y a maintenant La mondialisation engendre ce que l’on pourrait nommer une « glocalisation », c’est-à-dire une situation dans laquelle le fait criminel ou la menace terroriste ont un caractère global, mais s’expriment toujours à un endroit très précis : Bataclan, Ouagadougou, Grand-Bassam ou Orlando… Il faut en tout cas systématiquement être prêt au niveau local. Notre approche est définitivement réactive. C’est dans la culture policière et nous avons beaucoup à faire pour éviter de rester prisonniers de cette réactivité et être capables d’anticiper. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 210 I ACTES DU COLLOQUE près de cent ans, quelques policiers et autres spécialistes en charge de la sécurité se sont retrouvés dans ce qui est devenu, par la suite, Interpol, du nom de cette adresse télégraphique que l’Organisation internationale de la police criminelle (OIPC) utilisait. C’était la première étape dans un long processus de construction de coopérations. Il y eut ensuite TREVI, puis différents traités sur l’Union européenne, différents accords et enfin Schengen. Les outils ont été créés. Lentement, par empilements successifs, avec une approche dans un premier temps pragmatique et discrète, on a essayé de construire au niveau européen une réponse aux attentes de nos concitoyens, dans un premier temps une réponse politique, puis une réponse sécuritaire, policière, permettant à l’ensemble des services concernés de prendre la nouvelle dimension de cette criminalité qui dépassait largement nos anciennes frontières. Les frontières d’aujourd’hui sont largement éclatées. On n’en est plus, comme au siècle dernier, à courir derrière des malfaiteurs qui utilisaient les nouveaux moyens de circulation, les véhicules automobiles. Nous courrons aujourd’hui derrière des criminels qui utilisent des moyens bien plus rapides dans le monde de la « Cyber ». Dans ce monde, les frontières sont totalement explosées. Sommesnous en capacité de patrouiller dans ces domaines-là ? Cette interrogation montre d’emblée les limites de l’exercice. Malgré tout, la coopération s’est construite à travers le rassemblement des différents acteurs pour faire en sorte qu’ils puissent travailler ensemble. La première phase a été lancée autour de la nécessité du partage de l’information, la nécessité d’introduire une certaine forme de communication entre les services. C’est le temps de l’OIPC, d’Interpol. On a ensuite décidé d’aller un peu plus loin en ouvrant un dialogue véritable entre services, en essayant de mettre en place une approche concertée. Ce furent les premiers exercices avec TREVI dans les années 1970. On a continué à vouloir dans l’action, ce qui a abouti à Schengen. Enfin, face à cette multiplication d’initiatives, on a pris conscience de la nécessité d’une meilleure coordination. C’est la quatrième phase et Europol en est l’une des manifestations comme Interpol l’avait été en son temps. Tous les pôles qui existent aujourd’hui de par le monde, Europol, Africapol, Ameripol, etc. sont la preuve de cette volonté de coordination. La dernière tentative possible, ou la dernière tentation, vient d’être évoquée ici : c’est celle de la fédération. Quand la situation s’aggrave, ressort la vieille histoire du FBI à l’européenne. Je connais un peu les États-Unis et, sachant où cela peut conduire, il faut savoir rester prudent. Ce développement de la coopération doit beaucoup au volontarisme de la Commission. Mais, pour m’en occuper depuis une quinzaine d’années maintenant, je dirais qu’il s’agit d’un volontarisme à secouer régulièrement parce qu’il existe réellement une forme « d’eurocratisation », produit direct d’une approche souvent trop bureaucratique. Cela n’est d’ailleurs pas propre au niveau européen, la France est soumise à des dérives similaires et avant de donner des leçons sur ce qui se passe au niveau européen, nous avons nous-mêmes des progrès à faire. Néanmoins des différences significatives d’approche existent entre le niveau européen et le niveau national et le ministre de l’Intérieur actuel s’est largement impliqué pour secouer les inerties existantes. J’en ai fait l’expérience à ses côtés à l’occasion de tous les drames qui ont frappé la France, mais également d’autres pays européens et certains pays africains. Il a, dans ce contexte, tenu à faire entrer dans la doctrine d’action, et dans le droit européen, des mesures qui permettaient de progresser. Ce n’est qu’une première avancée. Les réticences sont encore fortes et les freins sont encore puissants. La souveraineté nationale, cela a été plusieurs fois dit ici, est l’un de ces freins, d’autant plus fort que la sécurité représente la matière régalienne par excellence. Les États n’entendent pas y renoncer. Bien des différences entre États ralentissent le développement de la coopération : différences entre législations nationales, même si on entend les homogénéiser quelque peu au niveau européen, différences entre systèmes policiers, entre systèmes judiciaires, différences linguistiques… La question que l’on doit se poser est, quel est le danger le plus important ? L’intensification de la criminalité internationale et de ses revenus ou l’intensification de la coopération policière au risque d’entamer un minimum cette souveraineté nationale que chacun veut préserver. Le grand défi est de parvenir à trouver le bon équilibre pour faire en sorte que nos concitoyens soient protégés tout autant et en même temps que nos États. En France, depuis cinquante ans, nous avons développé une coopération bilatérale forte, formelle et informelle. Le ministère de l’Intérieur est ainsi doté aujourd’hui du plus grand réseau intégré de coopération bilatérale : 74 services à l’étranger, plusieurs centaines de policiers, de gendarmes, quelques pompiers également, 153 pays couverts et dans certains d’entre eux avec une présence datant parfois de plus de cinquante ans. Nous poursuivons dans ce sens en tentant de nos liens avec l’ensemble de nos partenaires, y compris dans des pays, et je ne parle pas ici de l’Europe, qui constituent des démocraties des plus improbables, voire qui ne sont pas des démocraties du tout. Il est en effet indispensable de maintenir toutes Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 211 ces relations partenariales si l’on veut protéger les intérêts de nos concitoyens français ou européens. C’est pour cela que l’on a progressivement mis en place un système totalement intégré qui s’est appelé « Service de coopération technique internationale de police » dans un premier temps, puis « direction de la Coopération internationale » depuis 2010. Cette direction essaye d’abord de rassembler au niveau français, et ce n’est pas la tâche la plus mince, avant d’essayer de rassembler au niveau européen et au niveau international. Coordination, cohérence et efficience sont les trois piliers fondamentaux qui doivent nous guider en la matière, en nous permettant de développer, principalement au niveau européen, les coopérations techniques et les échanges de bonnes pratiques nécessaires. Il est remarquable de constater que nos services les plus importants se trouvent en Europe ainsi que les services de coopération les plus importants de nos partenaires européens. Si nos institutions européennes fonctionnaient aussi bien que cela, pourquoi aurions-nous besoin de conserver ce deuxième niveau de coopération bilatérale ? C’est une question qu’il faut toujours avoir en tête pour essayer d’apporter des solutions pragmatiques. En conclusion, j’avancerai l’idée qu’il faut mettre en œuvre la « politique des trois étages », le maillage, le réseautage et le partage. J’insisterai surtout sur la nécessité du partage qui constitue la clé de toute réussite, surtout dans un domaine aussi spécifique que celui de la sécurité. Si nous sommes incapables de partager, nous échouerons. Nous pouvons être les détenteurs de la plus belle information sur la création de l’univers, si elle reste dans notre seul esprit, c’est à la rigueur une idée et au mieux un rêve. Nous avons besoin de partager pour faire en sorte de mieux protéger. Il revient au politique d’engager les administrations à faire preuve d’une volonté non plus réactive, mais créative et d’être en capacité de rendre possible ce qui dans l’immédiat ne l’est pas. C’est à sa portée et à la nôtre n Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 212 I ACTES DU COLLOQUE Sécurité intérieure européenne et définition de l’intérêt national : le modèle français revisité Jacques DE MAILLARD Professeur de science politique, Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines, CESDIP J e vais effectuer, dans le cours de ce colloque, un pas de côté. Nous avons davantage évoqué jusqu’à présent la substance des principaux enjeux en matière de sécurité et de justice en Europe. Je vais évoquer quant à moi le processus de fabrication des positions françaises sur les questions européennes. Comment la France prépare-t-elle ses positions et comment les défend-elle ensuite sur la scène européenne ? La première difficulté résulte du fait qu’il faut déjà permettre l’entente au sein d’un même ministère, la permettre ensuite entre les différents ministères et, au final, jouer avec les alliances instables à Bruxelles, ce qui impose d’accorder des traditions administratives nationales par rapport à des domaines d’actions définis par l’Union européenne. Il s’agit là d’une question complexe impliquant un chaiînage à la fois politique et administratif à plusieurs niveaux (capitales et Bruxelles), question à laquelle les différents États membres répondent traditionnellement de façon différente. Il y a, par exemple, un système de formulation des positions très décentralisé en Allemagne, alors que la France et le Royaume-Uni possèdent des dispositifs beaucoup plus centralisés. Un exemple en a été donné ici à propos du Secrétariat général aux affaires européennes qui est le point de passage obligé sur toutes les négociations européennes. J’avais abordé cette question au milieu des années 2000 avec un collègue, Andy Smith. La Revue française d’administration publique nous a demandé d’actualiser ce que nous avions écrit à l’époque, ce qui nous a donné l’occasion de revenir sur le terrain pour conduire de nouveaux entretiens au sein de la Représentation permanente à Bruxelles, du Secrétariat général aux affaires étrangères (SGAE), de la direction de la Coopération internationale (DCI), du cabinet du Ddirecteur général de la Police nationale avec les différents acteurs impliqués dans ces négociations 1. Quel était le constat fait au milieu des années 2000 ? Nous étions face à un dispositif bureaucratique, impliquant de nombreux acteurs mais il s’agissait, en même temps, d’un dispositif robuste de fabrication des positions nationales. La France arrivait ainsi, bon an mal an et compte tenu des divisions à la fois internes et interministérielles, à (1) Maillard, (J. de), Smith, (A.), 2007, « Les administrations répressives françaises et l’Union européenne : adaptations, concurrences et ancrages nationaux », Politique européenne, 23, 2007, p. 17-35 ; Dravigny, (J.), Maillard, (J. de), Smith, (A.), 2016, “« «Sécurité intérieure européenne et définition de l’intérêt national : le modèle français revisité », Revue française d’administration publique, n°158, 2016, p. 405-418. Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 213 produire, parfois dans la douleur, des positions communes qu’elle défendait ensuite au Conseil. La contrepartie était la lourdeur et la faible anticipation. C’est sur ce point que nous avons voulu revenir et je vais vous présenter très brièvement nos résultats. En premier lieu, nous confirmons l’existence d’un dispositif de fabrication des positions nationales en matière de justice et affaires intérieures qui fonctionne correctement et qui parvient à rendre compatibles la très forte fragmentation du système interne français et l’intégration de l’expertise des multiples services associés. Au sein du seul ministère de l’Intérieur, en dépit du fait que la DCI joue un rôle de tête de pont, on trouve de multiples services avec les unités qui leur sont associées. Je reviendrai ultérieurement sur les questions, les paradoxes, que cette coordination pose et je conclurai sur les enjeux nouveaux qui sont posés par la situation post-Lisbonne, avec principalement la question suivante : comment l’intégration du traité de Lisbonne redistribue-t-elle les cartes et conduit-elle ce dispositif à s’adapter ? Ce dispositif robuste s’appuie sur trois logiques. La première est une logique de diffusion de l’information en cascade. L’information part de la Représentation permanente qui la diffuse au Secrétariat général aux affaires européennes et elle irrigue ensuite dans les différentes directions. La très forte fragmentation du ministère de l’Intérieur nous avait déjà frappés au début de notre étude en 2005. La DAIE (Délégation aux affaires internationales et européennes, remplacée depuis par la DCI) avait joué un rôle important au moment de la présidence française en 2000, mais le ministère de l’Intérieur arrivait généralement avec des bataillons extrêmement dispersés. La situation a changé depuis, la DCI, après avoir intégré les policiers et les gendarmes, a rempli cette fonction de diffusion de l’information au sein du ministère de l’Intérieur, avec toutefois des spécialisations métiers (la Ddirection centrale de la Police judiciaire, des unités centrales comme l’UCLAT sur les questions de terrorisme ou encore la Ddirection centrale de la Police aux frontières pour, notamment, la question des centres de coopération policière et douanière). Cette spécialisation métier pose d’ailleurs une question : s’agit-il d’une bonne ou d’une mauvaise chose ? Il ressort de nos entretiens que, malgré la fragmentation organisationnelle qu’elle génère, la spécialisation renforce l’expertise dans la préparation des réponses françaises. Deuxième point important : la redondance de l’information ; les négociateurs nous disaient préférer redoubler l’information et courir le risque qu’elle parvienne à ses destinataires trois fois de suite plutôt que pas du tout. Le système de diffusion de l’information reste néanmoins très lourd. En deuxième lieu, on voit s’exercer une logique de compromis permanent à la fois intra- et interministérielinterministériel. La logique de compromis interministériel (Intérieur, Justice, mais aussi Affaires étrangères et Finances avec les douanes) est vraiment au cœur de la dynamique française. Elle porte sur des textes, c’est l’un des rôles centraux du SGAE et de la Représentation permanente, mais aussi sur des postes. De ce point de vue, on observe au niveau de l’organisation, qu’il s’agisse du SGAE ou de la Représentation permanente, un savant dosage entre diplomates, policiers, gendarmes, magistrats et douaniers. J’insisterai sur le point qui nous a semblé le plus important : la logique de traduction. L’un des enjeux constants pour les négociateurs français, policiers et magistrats, est d’arriver à intéresser leurs collègues. On a mentionné dans ce colloque le décalage des temporalités avec des textes qui ne s’appliquent pas tout de suite, qui sont de plus en plus formulés en anglais et techniquement peu familiers aux services spécialisés. Le plus difficile alors est de mobiliser ces derniers sur des sujets qui leur paraissent hors du réel. Ils ne voient pas toujours l’intérêt d’assister à une réunion à Bruxelles qui débouchera sur un résultat peut-être dans deux ou trois ans au minimum. Cela nécessite une jonction entre le National et l’Européen qui se heurte à des temporalités différentes. De ce point de vue, l’un des gages de bon fonctionnement du système français est la capacité de traduction de policiers et de magistrats qui ont une véritable spécialisation sur les questions internationales, qui ont été attachés de sécurité intérieure, en poste à la Représentation permanente ou au Secrétariat général aux affaires européennes et qui, par conséquent, disposent des savoir-faire nécessaires à la négociation, de la connaissance du jeu bruxellois qui constitue un monde opaque lorsqu’on ne le connaît pas. Nous avons été frappés par la lourdeur du dispositif dès notre première enquête au milieu des années 2000 lorsque nous avions comparé la France et le Royaume-Uni. La France parvenait à toujours prendre des positions, mais elle se retrouvait davantage en difficulté lorsqu’il fallait avoir un coup d’avance et peser sur les négociations futures, alors que les Anglais étaient beaucoup plus en pointe dans la capacité de lobbying auprès de la Commission, même quand ils avaient des positions minoritaires. Nous avons vu évoluer la situation lors de la deuxième phase de notre enquête l’année dernière, notamment en ce qui concerne ce que l’on peut appeler la culture européenne du ministère de l’Intérieur, et constaté l’existence d’un intérêt accru pour les questions européennes. Ainsi l’un de nos interlocuteurs avait fait la remarque suivante : Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 214 I ACTES DU COLLOQUE on ne nous dit plus « On ne traite pas cette affaire, car on ne parle pas anglais », mais plutôt « C’est dommage qu’on n’ait pas plus d’agents qui parlent anglais pour qu’on puisse s’y investir davantage ». Le rapport au temps, marqué par la longue durée des négociations, représente également une question centrale. Nous l’avons vu avec le thème du PNR (pour Passenger Name Record) ; huit ans de négociation pour l’adoption du texte. Mais les négociations européennes peuvent être également – apparent paradoxe – - caractérisées par l’urgence. Ce thème revient de manière récurrente ; la nécessité d’adopter une position française le jour même pour le lendemain, et cela alors qu’il y a un nombre important d’interlocuteurs entre les différentes unités du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Justice. C’est ce qui peut conduire à positionner le Secrétariat général aux affaires européennes en position non plus de traducteur, mais d’arbitre pour élaborer une position dans le temps imparti. En ce qui concerne le rapport au politique, nous avions remarqué en 2005 que les négociateurs étaient extrêmement investis, mais qu’ils avaient le sentiment de ne pas être suffisamment suivis par l’échelon politique. Le ministre de l’Intérieur de l’époque n’était pas toujours présent au Conseil. La situation a également changé sur ce point pour des raisons qui tiennent à un contexte nouveau, notamment au profil du ministre, qui a été auparavant secrétaire d’État aux affaires européennes. Cela se traduit par un appui plus résolu dans le cours des négociations. Néanmoins, l’ajustement avec l’échelon politique reste difficile. L’impératif de communication ministérielle relève avant tout du discours politique alors que les négociations européennes avancent avec des contraintes et un rythme qui leur sont propres. On a pu le constater de façon très claire, pendant l’été 2015, lors de l’attaque dans le Thalys, avec la tenue d’une réunion des ministres des Transports et des ministres de l’Intérieur européens qui proposaient immédiatement une sécurisation des gares par la généralisation des portiques électriques, ce qui non seulement était inconcevable du point de vue pratique de la mise en œuvre, mais aussi en décalage complet avec ce qui était en discussion dans les négociations européennes. J’en viens maintenant à la situation post-Lisbonne qui a permis de redistribuer les cartes dès lors qu’il y a une majorité qualifiée au Conseil et, donc, plus de possibilité de blocage de l’unanimité. La Commission est renforcée dans son rôle de proposition et le Parlement européen codécide avec le Conseil. Ce qui n’est pas sans compliquer les processus de négociation, car il existe toujours une méfiance ou tout au moins une vigilance critique vis-àvis de la Commission. Lorsqu’il s’agit de négocier avec les autres États membres, il faut trouver un maximum d’alliés et, règle numéro un du négociateur, toujours choyer la présidence. Par contre, dans le cas d’un trilogue, entre Commission, Présidence et Parlement, on entre dans une plus grande complexité pour ce qui est des jeux d’influence. Au Parlement européen, les parlementaires ne parlent pas tout à fait la même langue que les négociateurs au sein du Conseil des ministres. Ils ont une approche beaucoup plus politique des propositions en débat, mais également des modes de raisonnement différents. On vient de voir, dans le cas du PNR, la différence de logique qui existe : les représentants des États membres, lesquels pensent en termes de boîte à outils (quels sont les outils les plus efficaces à fournir aux enquêteurs ?) ; les parlementaires européens raisonnent en termes de proportionnalité (ces nouveaux droits sont-ils proportionnés aux risques ?). Des enjeux nouveaux sont donc apparus qui nécessitent un ajustement du dispositif de négociations. À qui faut-il parler ? Comment faire pour peser sur le Parlement européen ? Faut-il parler avec les parlementaires français et uniquement avec eux ? Faut-il parler, lorsque l’on est un gouvernement socialiste, avec les seuls parlementaires socialistes ? Toutes ces questions se posent légitimement. Il faut parvenir à anticiper les évolutions des positions des autres États membres, point par point et Bruxelles devient alors un enjeu central de plus en plus important. Il faut également, c’est le rôle de la DCI, être en capacité de mobiliser les attachés de sécurité intérieure présents dans les différentes capitales européennes en tant que « capteurs de terrain ». Comment dans cette nouvelle situation redéployer le système d’influence française dans une Europe qui échappe à la logique centrale traditionnelle des relations entre États membres ? Ces développements me conduisent à deux brèves conclusions concernant la France, et, plus largement, les questions de coopérations policière et judiciaire pénales. La première conclusion porte sur le constat de la réactivité du dispositif français : la transformation du jeu institutionnel lui impose de s’adapter pour maintenir une capacité d’influence en amont même des propositions ensuite discutées. La deuxième concerne le travail normatif et la bureaucratie communautaire : l’Europe et les États membres disposent d’un nombre important d’outils normatifs. La question posée maintenant concerne donc non seulement le travail sur la production normative, mais aussi, en aval, l’évaluation de l’usage de ces outils n Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 215 La France et l’Espace pénal européen : enjeux actuels Sonya DJEMNI-WAGNER Sous-directrice de la négociation et de la législation pénale à la direction des Affaires criminelles et des Grâces au ministère de la Justice A près les excellentes interventions précédentes, je vais apporter mon point de vue qui est celui d’un magistrat qui dirige un service du ministère de la Justice en charge des négociations européennes, c’est-à-dire chargé de négocier des directives et des règlements en matière pénale et de les transposer ensuite dans notre système pénal français. C’est donc le point de vue de quelqu’un devant faire preuve du minimum d’optimisme indispensable pour travailler au quotidien avec la pleine conscience des difficultés qu’il y a à négocier dans un espace qui réunit maintenant 27 pays. Je vais ici présenter quelques-unes de ces difficultés et mettre en exergue l’originalité de la position française au sein du Conseil. Dans un premier temps je vais revenir sur trois actions prioritaires qui nous occupent tout particulièrement ces derniers mois et qui sont la lutte contre le terrorisme, la gestion et l’échange des données au sein de l’espace pénal et, enfin, le parquet européen. Dans un deuxième temps, j’aborderai des enjeux plus spécifiquement internes comme la position de la France dans un espace qui tend à se fragmenter et les coopérations renforcées qui nous attendent. J’évoquerais également la question de savoir comment la France s’intègre dans les réseaux pénaux européens. S’agissant de ces trois actions prioritaires, les questions concernant le terrorisme, largement évoquées précédemment, sont centrales mais, comme l’a rappelé l’avocat général Yves Bot, le terrorisme n’est pas le seul sujet qui doit nous occuper. Je le dis d’entrée, il y a certes beaucoup d’autres enjeux mais le terrorisme est celui qui, ces derniers temps en matière de négociation, est le plus chronophage et constitue le point d’horizon immédiat. L’actualité en est la principale raison mais si l’on veut mettre cette question en perspective, il est intéressant de rappeler que la lutte contre le terrorisme a été largement à l’origine des premiers travaux de l’Europe en matière de justice, de construction de l’espace pénal, et que la France y a toujours occupé une place particulière. L’Union européenne (UE) a toujours fait preuve de réactivité sur cette question comme le montre la création du mandat d’arrêt européen après les attentats de 2001. Cette réactivité a été de nouveau à l’œuvre après les attentats de Madrid et la création du poste de coordinateur de la lutte antiterroriste tenu par Monsieur Gilles de Kerckhove en 2006 mais aussi, bien évidemment, après les attentats de Paris. Les 29 et 30 juin 2015, les ministres de la Justice et des Affaires intérieures ont adopté à Riga une déclaration par laquelle ils incitaient fortement la Commission européenne à agir. C’est ce qui explique que la directive dont a parlé ce matin Monsieur Emilio Capitani, la directive sur la lutte contre le terrorisme, ait été présentée par la Commission européenne très rapidement en novembre 2015 après ces attentats. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 216 I ACTES DU COLLOQUE Quel est l’objectif visé par cette directive ? Il est de prendre en compte le phénomène des foreign fighters, et notamment les retours des zones de combat. Il est intéressant de souligner, du point de vue de la France, que l’ensemble des directives ou des décisions-cadres en matière de terrorisme n’ont pas constitué des avancées fondamentales en matière de droit pénal interne, tout simplement parce que notre droit pénal était déjà largement conforme. Lorsque nous avons eu à transposer des directives ou des décisions-cadres en matière pénale, nous avions déjà une bonne partie de l’arsenal pénal dans notre propre Code. L’enjeu pour la France était plus simplement de faire en sorte que l’ensemble des États membres puisse appliquer des standards et des normes au même niveau, notamment s’agissant de cette incrimination dont nous disposons dans notre Code pénal qui est l’association de malfaiteurs en matière de terrorisme. Cette incrimination nous permet pour l’heure de prendre en compte, en grande partie, le phénomène des foreign fighters, mais lorsque nous en débattons au sein du Conseil, nous pouvons constater qu’il n’en va pas de même pour un certain nombre d’États membres. Cela explique que les négociations ont alors parfois du mal à aboutir dans la mesure où nous ne faisons pas face aux mêmes difficultés, outre celle, déjà mentionnée, de parvenir à s’entendre à 27. Pour cette directive, la France a proposé un certain nombre de mesures particulières comme le fait qu’il soit acté que nous puissions avoir recours à des techniques spéciales d’enquête, comme l’incrimination relative à l’apologie du terrorisme ou encore l’incrimination relative au trafic de biens culturels en lien avec le terrorisme. Le rôle du Parlement européen a été évoqué ce matin. Une caricature en vogue montre un Parlement européen qui serait exclusivement défenseur des droits fondamentaux face à un Conseil essentiellement répressif. Le rôle du Parlement européen ne correspond pas à cette représentation communément répandue : il fonctionne actuellement en trilogue avec la Commission et le Conseil et procède à l’examen de cette directive en veillant à la fois à la protection des droits fondamentaux et à l’efficacité du texte. La France est également préoccupée par le rôle qui est attribué à Eurojust en matière de terrorisme. Le bureau français qui est particulièrement actif a ouvert près d’une trentaine de dossiers en une dizaine d’années et joue un rôle extrêmement important. La France craint que la décision de 2005 favorisant les échanges d’informations en matière de terrorisme et dont il est évident qu’elle n’est pas suffisamment mise en œuvre ne puisse être pleinement appliquée. Sur cette question de l’échange d’informations, une négociation est en cours concernant les casiers judiciaires européens. Les autorités judiciaires des États membres de l’Union européenne s’échangent actuellement les casiers judiciaires, depuis 2009 et notamment à l’initiative de la France. La négociation porte sur une directive qui vise à compléter cette précédente directive de 2009 pour prendre également en compte et de façon exhaustive, avec une identité vérifiée, les non-ressortissants des États membres. Il a été évoqué précédemment la question de la protection des données comme exemple d’un insuffisant souci des droits fondamentaux dans l’espace pénal européen. La directive protection des données a enfin été adoptée. Elle a pour objectif d’encadrer les échanges d’informations en matière pénale et les fichiers dits « fichiers de souveraineté ». C’est une nouvelle directive que nous sommes en train de transposer. Elle fera bien évidemment l’objet d’un contrôle par la Cour, ce qui permet d’espérer l’élaboration d’un cadre cohérent d’autant plus important que l’échange d’informations se trouve au cœur de nos débats dans ces négociations et au fondement de la frontière dont il a été question ce matin entre sécurité et justice. À la suite des conclusions prises en juin 2016, la formation « justice-affaires intérieures » du Conseil de l’Union européenne s’est assigné l’objectif d’adapter la justice pénale aux contraintes du cyberespace à travers le lancement d’un certain nombre de réflexions sur l’amélioration de la coopération des opérateurs, notamment des opérateurs de téléphonie, et sur la modification des règles de compétence territoriale. Les enquêteurs font face à des difficultés extrêmement importantes en matière de chiffrement et les procureurs européens et américains se sont d’ailleurs prononcés sur la question. Comment avoir accès à certains terminaux, à certains téléphones portables dans les enquêtes en matière de terrorisme ? Nous ne disposons pas, actuellement des outils nécessaires. Le débat a eu lieu en interne à l’Assemblée nationale et la loi du 3 juin 2016 n’a pas fait exception. Le garde des Sceaux a dû répondre à la forte demande des parlementaires qui souhaitaient définir d’ores et déjà des règles, et notamment des règles pénales, pour sanctionner, par exemple, le fait pour certains opérateurs de refuser de remettre des « clés », de fournir des données. Il a à cette occasion rappelé que cela ne pouvait être fait qu’à plusieurs et exclusivement dans le cadre de l’Union européenne. De fait, depuis les présidences néerlandaise et slovaque, cette question est au centre de nos débats, à la fois dans la composante Intérieur et dans la composante Justice du Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 217 Conseil. Pour ce qui concerne la Justice, nous abordons la nécessité d’élaborer des règles de compétence territoriale, notamment en utilisant la règle du « business Link », c’està-dire le fait que les opérateurs ont une activité qu’ils développent sur le territoire de l’Union européenne, ce qui entraîne alors de nouveaux débats autour de la circulation des données à l’intérieur de ce territoire. Dans quel cadre ces données sont-elles obtenues ? S’agitil d’une coopération policière qui a l’avantage d’être directe, rapide, et sans doute plus efficace, ou s’agit-il d’une coopération judiciaire, c’est-à-dire d’une variante d’entraide pénale encadrée par des magistrats ? C’est un débat qui n’est pas tranché mais sur lequel, en tant que magistrat, je pense qu’il est important que nous conservions un certain nombre de pouvoirs et de règles pour faire en sorte que cette circulation des données et de l’information soit contrôlée. Je souhaite aborder maintenant la question du parquet européen et à cette occasion changer de casquette. Comme dans tout procès équitable, il faut évidemment une accusation et une défense. Étant procureur, je vais prendre néanmoins la place de l’avocat de la défense pour présenter un point de vue nécessairement quelque peu subjectif puisque c’est celui du négociateur ; c’est en effet la direction des Affaires criminelles et des Grâces du ministère de la Justice qui porte la négociation sur le parquet européen au sein des instances européennes. Quel est ce « monstre » qui a été décrit ce matin, pour reprendre les mots utilisés par une intervenante ? L’étymologie du mot monstre est intéressante. Un monstre est quelque chose de repoussant et même de fascinant parce qu’il s’écarte de la norme. Si l’on prend le sens donné par l’étymologie latine, le monstre renvoie à un présage, annonce le futur et, tout en dérangeant, ouvre des horizons. C’est ainsi que l’on pourrait parler du parquet européen. En premier lieu, le parquet européen est ce que les constituants, les auteurs du traité, ont bien voulu qu’il soit. L’article 86, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est déjà en soi un petit miracle dans la mesure où les chefs d’État et les gouvernements ont réussi à s’entendre pour l’intégrer dans le traité, ce qui au départ n’allait absolument pas de soi. Cet article pose d’abord la nécessité de se prononcer à l’unanimité. Cela constitue une première difficulté ; nous ne sommes pas dans le cadre traditionnel de la majorité qualifiée, mais dans celui de l’unanimité. Ce cadre n’est pas facilitateur, car il impose à toutes les parties de s’entendre sur le même objet. L’article 86 dit ensuite que le procureur européen enquête et poursuit jusque devant les juridictions de jugement. Cela constitue une deuxième difficulté, car tout le monde sait que la création d’une justice pénale européenne absolument intégrée n’est pas encore à portée de main, si tant est qu’elle soit souhaitable. Le jugement interviendra en réalité, à la fin des fins, devant les juridictions nationales. Ce parquet européen possède une première qualité, il est indépendant. C’est ainsi qu’il a été prévu et c’est comme cela qu’il figure dans le traité. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des États membres, le parquet européen sera un parquet pleinement indépendant, indépendant des institutions européennes comme des autorités des États membres et il aura un chef à sa tête. Ce dernier point a été obtenu par la Commission qui n’a pas obtenu par ailleurs tout ce qu’elle aurait souhaité. Il est très possible, très probable même, que ce chef puisse être adoubé par le Parlement européen, ce qui lui conférera une onction, une légitimité tirée des élus de l’Union européenne. Il s’agit en outre d’un parquet collégial : non pas un procureur assisté de quelques adjoints, mais une réelle collégialité qui fonctionnera d’ailleurs peut-être mieux encore que dans le cas d’Eurojust, ce parquet étant un organe intégré, doté de pouvoirs propres et possédant une compétence partagée avec les États membres. Certes, pour l’heure, le champ de compétence délimité présente peu d’attraits, car, il faut bien le dire, la protection des intérêts financiers de l’Union européenne ne fait rêver personne. Pourtant, il faut dépasser cette dénomination minimaliste et réaliser que la lutte contre les fraudes (peut-être aurait-il fallu plutôt utiliser cette expression) représente un enjeu réel qui est loin d’être mince. Lorsque l’on parle de budget de l’Union européenne, cela représente des politiques agricoles communes, des fonds structurels et bien d’autres dispositifs relevant d’une réalité concrète. Le ministère de la Justice et le ministère des Finances ont réussi à s’entendre, ce qui n’a pas été une mince affaire, pour prôner l’ajout de l’objectif de la lutte contre les fraudes à la TVA, cela grâce à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne avec le récent arrêt Taricco, lequel établit que les fraudes à la TVA relèvent du champ des intérêts à protéger. Dans ce cas de figure, un parquet européen pourrait par exemple lutter contre les fraudes aux droits carbone qui, d’après la Cour des comptes, ont coûté à la France 1,6 milliard d’euros et à l’échelle de l’Union européenne plus de 5 milliards d’euros. Ce n’est pas rien. J’aurais pour ma part souhaité, à titre personnel, un champ d’application plus large mais il n’est pas très réaliste de penser, dans le contexte actuel d’euroscepticisme, qu’il serait possible de commencer d’entrée de jeu par la création d’un parquet européen compétent pour le terrorisme. Le parquet européen est purement et simplement l’illustration de ce qu’est la construction européenne. Celle-ci a toujours suivi la tendance à mettre la charrue avant les bœufs et avancé ainsi à petits pas. Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 218 I ACTES DU COLLOQUE La prochaine échéance sera, à la fin de l’année, d’un accord global sur le règlement parquet européen. La procédure est telle que nous n’aurons pas l’unanimité, nous le savons mais le traité a tout prévu. Nous basculerons ensuite le dossier vers les chefs d’État et de gouvernement. J’émets, à titre personnel, le souhait que sera possible et envisageable, puisque les chefs d’États et de gouvernements devront se prononcer au début de l’année prochaine, un appel à un nouveau Tampere au sein duquel les chefs d’États et de gouvernements s’exprimeraient de nouveau sur les questions de justice, comme ils l’ont fait en 1999, ce qui permettrait de passer à une nouvelle phase de coopération renforcée. Dans cette nouvelle phase, la France aura son rôle à jouer dans les enjeux de différenciation qui ont été mentionnés ce matin ; le Brexit, les opt-in et les opt-out que nous connaissons… Pour reprendre une expression de mon homologue en Belgique – Daniel Flore, il y a les « en dedans », les « presque en dedans » et les « en dehors ». Nous avons en quelque sorte une Europe pénale à la carte et le parquet européen permettra de faire un pas supplémentaire vers la coopération renforcée. La France devra rester volontariste comme elle l’a toujours été, présente et active dans les différents réseaux. L’espace pénal européen fonctionne pour beaucoup grâce aux réseaux au sein desquels la France s’est révélée particulièrement efficace. En premier lieu, il y a le réseau des magistrats de liaison dont la France a eu l’initiative avant même qu’il ne soit repris officiellement par l’Union européenne. Nous avons aujourd’hui le premier réseau de magistrats de liaison en Europe avec huit magistrats en poste. Le dernier poste a été créé à Bruxelles dans le but de renforcer l’efficacité des équipes communes d’enquête dans la lutte contre le terrorisme. Enfin, un autre enjeu capital dont il faudra se saisir concerne la dimension de coopération extérieure de l’espace pénal, c’est-à-dire l’instauration d’une coopération avec les États non-membres de l’Union européenne sur le modèle de ce que la France a fait en constituant des équipes communes d’enquête avec des États comme la Bosnie-Herzégovine, les États-Unis et, tout récemment, avec la Serbie n Actes du colloque. L'Europe de la sécurité et de la justice. Quels enjeux pour la France ? ACTES DU COLLOQUE I 219 Cahiers de la sécurité et de la justice – n°38 Les sessions nationales de l’INHESJ Le recrutement des sessions 2017-2018 est ouvert. Les programmes sont disponibles sur le site de l’INHESJ ainsi que les formulaires d’inscription. Les sessions sont réparties sur dix séminaires de septembre à juin à raison de 4 jours par semaine. Session nationale « Sécurité et Justice » Elle dispense une formation à l’identification et à l’analyse des risques, menaces et vulnérabilités qui pèsent sur les États et les populations ainsi qu’à l’appréhension des moyens de sécurité et de justice à mettre en œuvre pour y faire face. Cette session rassemble une centaine d'auditeurs, des hauts fonctionnaires des trois fonctions publiques, des magistrats , des militaires, des élus, ainsi que des personnalités civiles exerçant des responsabilités dans les secteurs économiques et associatifs concernés par les questions de sécurité et de justice. L’objectif est de décloisonner les univers professionnels pour une meilleure efficience. La session a pour finalité générale d’approfondir, mutualiser et diffuser une culture commune sur l’ensemble des sujets abordés. Elle alterne des conférences, des tables rondes, des travaux de groupe, des visites de sites sensibles, des stages dans des services opérationnels et deux voyages d'études à l'étranger. Contact : formation@inhesj.fr ➔ ➔ SÉCURITÉ ET JUSTICE PROTECTION DES ENTREPRISES ET INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE Session nationale « Protection des entreprises et Intelligence économique » Elle a pour ambition de délivrer aux managers sécurité/sûreté des entreprises, aux praticiens de l’intelligence économique et aux gestionnaires de crises, les connaissances théoriques et savoirfaire directement opérationnels leur permettant d’appréhender les différentes menaces susceptibles de remettre en cause la pérennité des entreprises. La formation s’organise autour de trois composantes : - des interventions de type académique, - des travaux de groupe, - des visites en entreprise. Le département, pour compléter la formation des auditeurs, organise en partenariat avec de grands groupes, des exercices de diagnostic de sécuritésûreté et de gestion de crise en entreprise. Contact : securite-economique@inhesj.fr ➔ MANAGEMENT STRATÉGIQUE DE LA CRISE Session nationale « Management stratégique de la crise » L’objectif de la session nationale « Management stratégique de la crise » est de mettre les participants en capacité d’initier, dans leur structure, une politique efficace de gestion des risques et de réponse aux crises et de créer les conditions d’une culture de crise adaptée aux contraintes sociétales et économiques. Les modules de formation intégrent les questions de planification de crise et de continuité d’activité, de communication de crise et de prise de décision dans des environnements incertains. Ils allient corpus théorique, études de cas, mises en situation de crise, création d’outils de planification et d’aide à la décision, des travaux de groupe et des visites de centres opérationnels. Contact : formationcrise@inhesj.fr Les principaux partenaires de l'Institut L’École nationale d’administration (ENA), l’École nationale de la magistrature (ENM), l’École nationale supérieure de police (ENSP), l’École des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN), l’École supérieure de l’Éducation nationale (ESEN), l’Institut national des études territoriales (INET), l’École des hautes études en santé publique (EHESP), l’Institut national de veille sanitaire (INVS), l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), l’École des Mines d’Alès, le Pôle de compétitivité risques, l’Université Paris V-Descartes (Licence sécurité des personnes et des biens), l’Université technologique de Troyes (Master Ingénierie et management en sécurité globale appliquée), l’Université Paris-Ouest la Défense (Master Management du risque), le Centre européen de droit et d’économie de l’ESSEC, Skema Business School, le Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE), le Club informatique des grandes entreprises françaises (CIGREF, Réseau de Grandes Entreprises), le Cercle des dirigeants propriétaires de sécurité (CDPS), l’Union des entreprises de sécurité privée (USP). INHESJ École militaire – 1 place Joffre, Case 39 75700 PARIS 07 SP Tél. : +33(0)1 76 64 89 00 www.inhesj.fr RDN Le débat stratégique en 800 revues RDN 9 3 9 1 Le débat stratég iqu en 800 revues e 1939 RDN Le déba t straté en revue gique ... 800 e Revue Défen se Nation ale - mai 2017 2017 Revue Défense Nationale - mai 2017 2017 www.defnat.com Suivez l’actualité stratégique dans la Tribune de la RDN en ligne Revue Défense Nationale École militaire, 1 place Joffre, Case 64, 75700 Paris SP 07 Sherlock Holmes et les nombreux enquêteurs qui sont régulièrement érigés en héros de nos soirées télévisées actuelles doivent beaucoup à Alphonse Bertillon (1853-1914) qui tient une place essentielle dans l'histoire des savoirs sur le crime durant la période comprise entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Déterminer infailliblement « qui est qui », classer et archiver rationnellement les données personnelles des délinquants, photographier méthodiquement les scènes où des meurtres ont été commis, analyser rigoureusement les diverses traces laissées par les malfaiteurs sur les lieux de leurs forfaits… Rien ne semble échapper à ce fin limier qui, premier directeur du service de l'Identité judiciaire de la préfecture de Police de Paris, modernise les savoirs, les méthodes et les outils des forces de l'ordre et influence ainsi de manière déterminante les pratiques, les recherches et les enquêtes policières tant en France qu'à l'étranger. Revêtant la forme d'un abécédaire illustré par une iconographie riche et originale, cet ouvrage permet de découvrir à travers 26 entrées détaillées le rôle crucial joué par Bertillon dans l'avènement et l'essor de la police scientifique. Editeur : OPREP éditions Prix : 18,00 euros Parution : 16 décembre 2016 Pagination : 80 Format : 200x240 mm Biographie de l'auteur Pierre Piazza est Maître de Conférences en Science politique à l'Université de CergyPontoise et membre du CESDIP/LEJEP. Spécialiste de la socio-histoire des dispositifs étatiques d'identification et de leurs enjeux, il a publié de nombreux ouvrages et articles sur le bertillonnage, la dactyloscopie, les fichiers de police, l'encartement et la biométrie. Cahie r s de la té sécuri et de la et de la sécurité études de des hautes t national de l’Institu justice e r t s e m i r t Chaque s e l z e v u o r t re n°38 la justice tés e et liber c ti s ju , é it Sécur e en Europ Revue justice é et de la de la sécurit nce ? L’Europe la fra eux pour – Paris Quels enj l’INHESJ de colloque Actes du 2016 14 octobre É t I R U C É LA s E D s R CAhIE E C I t s U LA j Et DE À retourner à La Direction de l’information légale et administrative (DILA) Bulletin d’abonnement et bon de commande * Administration des ventes 26 rue Desaix 75727 Paris Cedex 15 France Je m’abonne aux Cahiers de la sécurité et de la justice Un an, 4 numéros soit près de 20 % d’économie q France métropolitaine (TTC) 70,20 € q DOM-TOM-CTOM (HT, avion éco) 75,30 € Acheter un numéro, s’abonner, c’est simple : q Union européenne (TTC) 75,30 € q Autres pays (HT, avion éco) 79,40 € @ En ligne : www.ladocumentationfrancaise.fr (paiement sécurisé) Je commande le(s) numéro(s) suivants des Cahiers de la sécurité et de la justice au prix unitaire de 23,10 € * Sur papier libre ou en remplissant ce bon de commande à retourner à l’adresse ci-dessus. ………………………………………………………………………………………………… ………………………………………………………………………………………………… ………………………………………………………………………………………………… Pour un montant de …………… € Participation aux frais d’envoi + 4,95 € (uniquement pour les commandes de numéros) En librairie (achat au n°) et à la librairie de La Documentation française 29-31 quai Voltaire 75344 Paris Cedex 07 00 33 (1) 01 40 15 71 10 Soit un total de …………… € Voici mes coordonnées Raison sociale : ………………………………………………………….…………………………….................……………………. 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