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Litt africaine roman dapprentissage et liberte romanesque

« Roman d'apprentissage et liberté romanesque » in Littératures africaines et comparatisme, Paravy F. (ed.) et Moura J.-M. (préf.), APELA, coll. Littératures en contexte interculturel, série "Afriques" 6, Centre Ecritures, Metz, p. 97-108, 2011. Roman d’apprentissage et liberté romanesque. A l'image de son personnage, qui se déplace en subissant toutes sortes d'expériences lui permettant de « grandir », le roman d'apprentissage traverse les siècles et les cultures en Occident, mais trouve aussi un écho tout à fait particulier parmi de nombreux romans d'Afrique noire francophone. Ce genre littéraire se découvre tant parmi les productions de l'époque coloniale que parmi les plus contemporaines et peut être envisagé en tant que métaphore d'une autonomie langagière et littéraire progressivement acquise, tout en gardant à l’esprit que les catégories génériques occidentales n’ont pas à être dupliquées telles quelles sur les productions fictionnelles africaines. L’hypothèse de travail associe les dimensions diachronique et synchronique pour observer un croisement de pratiques formelles et génériques dans les textes de fiction romanesque d’Afrique subsaharienne. Elle utilise dans ce cadre les romans Karim d’Ousmane Socé (1935) et Une Vie de boy de Ferdinand Oyono (1956). Au cœur du vaste sujet « littératures africaines et comparatisme » impliquant la reconnaissance de la pratique des passages, de la mobilité entre les textes, soit la capacité à lire en frontalier comme l’a proposé Georges Steiner il y a déjà plus de dix ans Steiner (Georges), Les Passions impunies, Paris : Gallimard, 1997. « Lire en frontalier » est le titre d’un chapitre., il m’a semblé pertinent de questionner des rencontres génériques. Je me suis intéressée à la forme du roman d’apprentissage, « genre » quelque peu daté à notre époque, mais qui a marqué Rares ou inexistants sont actuellement les romans qui mettent en scène un personnage en devenir qui trouve sa voie, qui intègre avec bonheur la société et trouve sa place tout à la fois sociale et affective : il convient donc de considérer ce motif dans un temps révolu. le développement même de la forme romanesque en Europe. En travaillant sur plusieurs romans d’Afrique subsaharienne, il m’a semblé que ce paradigme du roman d’apprentissage était aussi présent tout au long du XXe siècle, bien que sa finalité – le succès du protagoniste – soit très rapidement remise en question. Je me propose donc d’interroger la présence de ce prototype, non pas en tant que calque d’une pratique européenne déjà désuète au début du XXe siècle, mais en tant que typologie littéraire qui conforte, par sa naissance en Afrique subsaharienne, les théories de Michael Bakthine et Georges Lukacs, en associant en son sein prosodique les formes orales traditionnelles, soit l’épopée et le conte, qui sont des référents culturels majeurs. L’épopée africaine, qu’elle soit royale ou dynastique, se définit selon plusieurs critères dont je ne retiendrais pourtant que deux éléments attestant d’un lien avec le motif du roman d’apprentissage. Comme l’a relevé Jean Derive, « l’épopée est un genre dont la fonction essentielle serait de justifier les valeurs fondatrices de l’identité culturelle d’un groupe par une association particulière du mythe et de l’histoire » Derive (Jean), dir., L’Epopée, unité et diversité d’un genre, Paris : Karthala, 2002, 262 p., p. 79. Il précise aussi : « Cette historisation du mythe et cette mythologisation de l’histoire sont en fait les deux faces d’une même fonction culturelle de l’épopée. Si son rôle est bien d’exalter les valeurs d’un groupe en montrant que l’Histoire leur a donné raison (en permettant qu’elles assurent leur triomphe sur les autres, en témoignant de leur pérennité) il faut que cette histoire soit elle-même validée par une caution de la transcendance : si elle s’est déroulée ainsi, c’est parce que les dieux, le destin l’ont voulu ainsi » (p. 80-81).. De plus, selon Bassirou Dieng : C’est un discours collectif dont toutes les significations se focalisent sur un personnage-carrefour. Une société y procède au traitement littéraire du savoir collectif et de la reconstruction de la réalité en vue de sa juste appropriation culturelle. […] L’épopée modélise sa biographie en des moments historiquement significatifs. […] ceux-ci correspondent aux périodes où un peuple a conscience d’être engagé dans une entreprise qui peut infléchir son destin Dieng (Bassirou), « Les genres narratifs et les phénomènes intertextuels dans l’espace soudanais (mythes, épopées, romans) » in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, Dakar, no 21, 1991, p. 83.. Dans l’épopée, la figure royale qui personnifie la vaillance, la piété, la magnanimité et la maîtrise de soi est l’idéal vécu par le personnage-carrefour du roman d’apprentissage. Il s’agit bel et bien de suivre un personnage en devenir, alors même que le romanesque en offre une représentation dégradée. Quant au conte, j’en retiendrai la fonction didactique, puisque dans le cas d’une éducation, celle-ci concerne tant le protagoniste des événements narrés que le lecteur qui suit et s’identifie au héros. Comme l’a relevé Paul Zumthor, « dans les sociétés archaïques, le conte offre à la communauté un terrain d’expérimentation où, par la voix du conteur, elle s’essaie à tous les affrontements imaginables » Zumthor (Paul), Introduction à la poésie orale, Paris : Seuil, Poétique, 1983, 320 p., p. 53.. Cette démarche critique vise à proposer, dans le prolongement d’autres travaux récents, la perception et l’analyse de l’histoire du romanesque à un niveau extra-européen, comme on peut la découvrir dans le volume paru sous la direction de Philippe Chardin, Roman de formation, roman d’éducation dans la littérature française et les littératures étrangères Chardin (Philippe), Roman de formation, roman d’éducation dans la littérature française et les littératures étrangères, Paris : Kimé, Détours littéraires, 2007, 363 p., qui s’intéresse autant aux récits grecs antiques qu’à la littérature japonaise, mais n’offre aucun aspect de la littérature africaine. Je pense que le roman d’apprentissage, selon la terminologie française choisie dans le prolongement de celle du « Bildungsroman » allemand du XVIIIè siècle En 1906, l’Allemand Wilhlem Dilthey, qui s’était déjà attelé à des définitions de ce type de romans (Dilthey, Das Leben Schleiermachers, Berlin, 1870, p. 282), en offre une plus précise, proposant d’y voir comment un jeune homme « entre dans la vie, se met en quête d’âmes proches de la sienne, fait l’expérience de l’amitié et de l’amour, mais est aussi confronté aux dures réalités de la vie, mûrissant aussi au gré de diverses expériences pour parvenir à se trouver et à s’assurer du rôle qu’il doit tenir dans le monde. » (Das Erlebnis und die Dichtung, Leipzig, 1906, p. 327-329).], a pu avoir un certain écho en Afrique sub-saharienne dans la mesure où sa forme, son intentionnalité et son contenu répondaient aussi à des modèles traditionnels. Ainsi, en considérant la genèse du roman, selon les formalistes russes, et en observant la pratique africaine du début du siècle, on observe une convergence qui ne s’explique pas seulement par le contact colonial, mais qui implique la redéfinition de l’hypotexte, qu’il soit traditionnel ou colonial. Ces rencontres génériques me semblent intéressantes pour placer les textes africains dans l’histoire générale du roman, dans la mesure où l’activité de tout artiste est de créer des formes nouvelles, originales : il y a là un phénomène de transgénéricité esthétique, un processus de fusion générique, pour reprendre les propositions de Josias Semujanga Semujanga (Josias), « De l’africanité à la transculturalité : éléments d’une critique littéraire dépolitisée du roman » in Etudes Françaises : La littérature africaine et ses discours critiques, Université de Montréal, Montréal, no 37- 2, 2001, pp. 133-155., qui permet d’associer le romanesque africain au romanesque en général, en dépassant les « particularismes identitaires » ou « effets de miroir » propres à des analyses souvent plus politiques qu’esthétiques.   Cependant, à cette première observation de « rencontres génériques », j’aimerais ajouter un second paramètre qui me semble caractériser la progressive disparition du conventionnel roman d’apprentissage. Mon postulat est que dans les romans africains la mise à distance du genre – roman d’apprentissage – correspond à ce que je nomme la « liberté romanesque », soit un phénomène d’appropriation de la langue française. Ainsi, parallèlement à l’Europe qui constate le déclin du modèle, le romanesque africain participe de la même désillusion, le motif de réussite sociale calquant difficilement avec un siècle de violence et de lutte pour la reconnaissance. Mais ce détachement de la « Bildung » s’est combiné à un processus d’appropriation de la langue significatif des littératures postcoloniales. Il s’agit donc d’interroger un double mouvement, dans la mesure où la participation au modèle générique implique l’acceptation et l’utilisation d’une norme langagière extérieure, tandis que la mise à distance du paradigme rend possible l’appropriation de cette même langue. Plus l’écrivain se distancie du référent, de l’hypotexte écrit ou oral, plus il s’approprie sa langue d’écriture, affiche sa liberté créatrice, et donc son autonomie. Le roman d’apprentissage, genre littéraire, se découvre tant parmi les productions de l'époque coloniale que parmi les plus contemporaines et peut être envisagé en tant que métaphore d'une autonomie langagière et littéraire progressivement acquise. Cela signifie s’inventer dans un français que l’on fait sien, confier à cette langue, qui était d’abord un moyen de domination, la possibilité de représenter un univers culturel et imaginaire autre. Il y aurait donc, à partir du paradigme du roman d’apprentissage, à la fois transformation symbolique et transformation morphologique de cet outil de communication. Afin d’illustrer ces hypothèses, qui associent les dimensions diachronique et synchronique pour observer un croisement de pratiques formelles et génériques dans les textes de fiction romanesque d’Afrique subsaharienne, je m’intéresserai au roman Karim (1935) d’Osmane Socé Socé (Ousmane), Karim, roman sénégalais, Paris : Nouvelles éditions latines, 1948, 149 p. La première édition date de 1935. Dans notre texte, nous donnons les références de pages à l’édition de 1948. et à celui de Ferdinand Oyono, Une Vie de boy (1956) Oyono (Ferdinand), Une Vie de boy, Paris : Pocket, 2007, 185 p. La première édition est celle parue à Paris, chez René Julliard, en 1956. Dans notre texte, nous donnons les références de pages de l’édition Pocket.. Cette analyse en cours de développement pourrait être prolongée jusqu’à Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, paru en 2000, ou encore pourrait-elle se concentrer sur des romans écrits à partir des années ’80 par des femmes, premières prises de paroles qui donnent à lire d’autres « apprentissages », associant aussi, mais plus tardivement, devenir personnel et liberté créatrice. Paru en 1935, l’intérêt du roman d’Ousmane Socé (1911-1961) Karim, roman sénégalais tient à la réponse qu’il constitue à la question, problématisée par de nombreux critiques Nous faisons référence à l’excellent volume de Riesz (Janos) : De la littérature coloniale à la littérature africaine, Paris : Karthala, 2007, 421 p., du passage de la littérature coloniale – écrite par des Européens pour des Européens – à une littérature francophone produite par des ressortissants indigènes des colonies. Jean-Marc Moura, dans son ouvrage consacré à la théorisation de la littérature postcoloniale, affirme que cette transition s’est faite par une « écriture d’imitation » et que la littérature qui se dégage des schémas coloniaux, « prise entre un champ littéraire qui l’écarte et un champ littéraire encore inexistant, est condamnée à jouer le jeu des règle littéraires européennes, métropolitaines ». Néanmoins, il précise que l’émergence de cette littérature représente un « paradoxe pragmatique » Moura (Jean-Marc), Littératures francophones et théorie post-coloniale, Paris : PUF, 1999, 183 p., p. 76-77. dans la mesure où ce que dit l’énoncé (sa forme et son contenu, soumis aux modèles français) entre en contradiction avec ce que montre son énonciation, à savoir : une prise de parole indigène reconnue comme telle. Karim incarne ce paradoxe, significatif de la période historique où Socé prend la plume. Ce dernier s’inscrit en effet dans le double horizon qui caractérise l’émergence de la littérature africaine : d’une part il est attaché à la France où il vit et a fait en partie ses études grâce à une bourse. C’est là que se trouvent ses éditeurs et la majorité des destinataires de son œuvre, les uns et les autres étant intéressés – dans la lignée d’anthropologues soucieux de connaître l’histoire de l’Afrique – par la valeur documentaire de Karim. D’autre part, Socé est attaché à la culture africaine par ses origines et désire la faire reconnaître, comme son compatriote Senghor ou le Martiniquais Césaire – qui défendent respectivement un métissage des cultures et un rejet de toute forme d’assimilation – qu’il fréquente tous deux à Paris à l’époque de la rédaction de Karim. Dans cette perspective, le fait de considérer Karim en tant que roman d’apprentissage, mettant en scène la formation identitaire d’un Sénégalais – et constituant dans le même mouvement une éducation du lecteur (indigène ou européen) – permet d’éclairer les affinités et les rapports de « contamination » de ce genre et de la littérature de l’époque coloniale. Dans une perspective très générale, la définition donnée par l’Allemand Dilthey (1906) du « Bildungsroman » s’applique à Karim Voir note 7., et on observe également au fil de l’expérience le processus de désillusion, de transformation des valeurs initiales du héros, propre au roman de formation. Parmi ces marques significatives, on repère dans Karim une narration linéaire, constituant une intrigue de type biographique très simple, mettant en scène l’évolution d’un héros qui voit sa personnalité se constituer plus par accumulation que par sélection; les étapes de l’éducation y coïncident avec des déplacements spatiaux (ce que met en évidence la partition du roman en trois parties se déroulant respectivement à Saint-Louis, Dakar, et Saint-Louis), le voyage à Dakar réalisant le motif de la séparation du jeune homme d’avec son père et sa famille. Le narrateur omniscient reproduit une perception européenne et coloniale du monde (ne serait-ce qu’en maintenant la catégorie d’ « indigènes évolués » ou encore la notion de « mentalité de civilisé ») et commente régulièrement les situations vécues par Karim, soit pour les dénoncer, soit pour les rattacher à des traditions qui doivent être explicitées. Pensons simplement à cette évocation d’un village traditionnel :  […] de baraques en bois qui se mêlaient dans une ignorance pittoresque de géométrie » (K, p. 125) D’autre part, on retrouve le thème, central dans les romans d’apprentissage français, d’une éducation amoureuse. Proche de la vision occidentale de l’initiation à l’amour, on y trouve l’épisode de la liaison avec la jeune veuve Aminata, qui initie Karim à l’amour charnel. Il convient cependant de remarquer que, dans le cadre de ces traditions africaines, cette initiation a des enjeux différents, dans la mesure où la fréquentation d’une amie est intrinsèquement liée à la problématique de la générosité, et donc de l’argent. De fait, le trio « amour-argent-travail » est le noyau autour duquel se cristallisent à la fois les enjeux culturels du roman – c’est-à dire la question des rapports entre la tradition sénégalaise et la modernité apportée par les colons – et la question de l’insertion sociale de Karim. Les étapes de l’évolution de ces rapports sont évaluées par les personnages, et surtout par le narrateur qui, comme le souligne Florence Baucaud à propos du roman d’apprentissage, a une fonction primordiale dans la mesure où « il concentre l’attention du lecteur sur les différentes étapes du parcours du héros, oriente la lecture en prenant de la hauteur par rapport à ses errances dont il éclaire les causes » Florence Bancaud, « Le Bildungsroman allemand », in Chardin (Philippe), dir., Roman de formation, roman d’éducation dans la littérature française et les littératures étrangères, op. cit., pp. 39-54, p. . Le calque du sous-genre « roman d’apprentissage » est donc particulièrement efficace dans ce récit des années ‘30. Cependant, il me paraît important de mettre en évidence le rêve de Karim, qui se projette en tant que samba linguère, un noble des temps révolus, toujours puissant, libre et généreux : Un « samba-linguère », au temps de l’épopée, ne fuyait pas devant l’ennemi ; lorsque les griots chantaient sa louange, il se dépouillait de ses biens et les leur donnait ; il avait de l’honneur une haute idée et exécutait quiconque lui faisait grande offense ; de nos jours, il connaît son devoir et le remplit en toute circonstance ». (Karim, p. 23) Ce désir d’identification est un rêve épique qui contamine le quotidien du jeune homme et semble inconciliable avec ses obligations. On peut saisir, par le biais de ce double niveau de représentation – celui de son apprentissage et celui de ses désirs – l’équivalent générique du glissement entre le modèle héroïque propre à l’épopée, et le modèle romanesque qui, si l’on reprend G. Lukacs et M. Baktine, correspond à « l’héroïsation spécifique du faible ». Georges Lukacs, dans son essai rédigé en 1920, La Théorie du roman, a décrit le romanesque en tant que récit de la « désillusion » par rapport à l’épopée qu’il nomme « roman de l’idéalisme abstrait ». Dans le roman, le héros n’est plus perçu comme l’emblème de sa communauté, ce qui était le cas dans l’épopée. Il s’agit d’un « homme problématique, dirigé par un idéal qui est pour lui expérience vécue […] » Lukacs (Georges), La Théorie du roman, Berlin-Spandau : Gonthier, 1963 (1920), p. 131. et qui se heurte à cette réalité constituée d’un espace-temps réel. Pour Lukacs, le « roman d’apprentissage » serait en quelque sorte la forme primitive de la trame romanesque, puisqu’il s’organise autour d’un personnage en devenir qui va traverser des lieux, des épreuves et le temps pour essayer de « reconcilier » son état « d’homme problématique avec la réalité concrète et sociale » La « réconciliation » est à interpréter en tant qu’ultime trace de la dimension épique. Elle atteste du caractère transitoire du « roman d’apprentissage », relais entre l’épopée et le roman. Lukacs (Georges), La Théorie du roman, p. 131., ce qu’a aussi relevé Bakhtine : Dans cette forme de roman, le héros, son caractère deviennent une grandeur variable […]. Le temps s’introduit à l’intérieur de l’homme, en imprègne toute l’image, ce qui modifie la signification substantielle de sa destinée et de sa vie ». […] L’adolescent idéaliste et rêveur [devient] un homme dégrisé et pratique Bakhtine (Mikhaïl), « Le roman d’apprentissage dans l’histoire du réalisme » in Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 1979 (1938-39), p. 227.. Le roman Karim ne participe que très peu à une visée postcoloniale impliquant une autonomisation et une affirmation culturelle, mais, il peut être lu comme la mise en scène d’un adieu à l’épopée, tant au niveau symbolique – vision du monde, relation aux autres – qu’au niveau formel. L’inscription dans le mode romanesque implique l’inscription dans le temps et l’espace de l’individu et confirme le roman d’apprentissage dans son rôle de forme initiatique, de transition, de « récit de la désillusion » dans la mesure où le personnage doit, comme l’a écrit Lukacs, réconcilier son état d’homme problématique avec la réalité sociale et concrète. Paru vingt ans plus tard, en 1956, Une Vie de boy de Ferdinand Oyono propose sous forme de journal les désillusions d’un garçon qui subit le monde. Toundi « croit à », il « imite », il « quitte pour », il se soumet, il fait « comme «  (VB, p. 15, p. 24, p. 45)… Sa volonté de bien-faire est vaine, naïve et inutile : ce processus d’imitation symbolique et matérielle ne peut porter de fruits. Après avoir quitté la violence de son père, il s’est mis au service du père Gilbert, chez qui il découvre – en même temps que l’écriture – le principe du journal, « véritable grenier aux souvenirs » (VB, p. 15). Après le décès de ce premier mentor, il est engagé chez un colon – le nouveau Commandant – où son attitude passive et son rôle de témoin de l’adultère de Madame le désignent comme victime. Sa seule révolte, et donc prise de conscience, n’a lieu que lorsqu’il assiste à une bastonnade : Je ne sais plus ce que j’ai fait quand je me suis décidé à rentrer à la Résidence. La scène de la bastonnade m’avait bouleversé. Il y a des spectacles qu’il vaudrait mieux ne jamais voir. Les voir, c’est se condamner à les revivre sans cesse malgré soi. Je crois que je n’oublierai jamais ce que j’ai vu. […] (VB, p. 116) Toundi subit son environnement et n’a guère de prise sur les événements. Et, tout au long de ce journal posthume, aucun personnage n’a de dimension épique, même fantasmée. Toundi est un anti-héros et tous les protagonistes sont placés sous le signe de la destitution et de la déchéance. Les plus méprisables sont bien évidemment les colons qui, dans l’ordre du récit représenté, sont les tenants du pouvoir et de l’autorité. En fait, le récit propose un renversement des valeurs propre au romanesque, pour citer encore Bakthine Bakhtine (Mikhaïl), La Poétique de Dostoïevski (chap. IV), Paris : Seuil, Pierres vives, 1970, p. 152., dans la mesure où le roman est une dénonciation qui se construit grâce : – au temps de l’actualité (qui n’est pas celui de la distance historique propre à l’épopée) – à l’expérience du personnage ( et non de la tradition). – à la « pluralité des styles et des voix » qui surgit par la parole de Toundi et aux transcriptions des discours qui donnent vie à d’autres identités. De plus, l’illusion littéraire proposée dans la préface du récit met en place un dialogisme insaisissable : le journal de Toundi a été retrouvé lors de son décès, après la fuite de l’hôpital. Le Français qui le reçoit le traduit de l’edonwo, langue camerounaise, en français, et inclut donc sa propre énonciation au discours de Toundi Il importe pour Bakhtine de reconnaître le roman en tant que lieu où se croisent les langages sociaux et la « divergence des voix individuelles » : voir Esthétique et théorie du roman, Paris : Seuil, 1978, p. 90. . Bien que le roman propose plusieurs étapes de la vie de Toundi, on pourrait être tenté de le nommer « roman d’épreuves » dans la mesure où le personnage n’est guère en « devenir » Dans Bakhtine (Mikhaïl), « Le roman d’apprentissage dans l’histoire du réalisme ; I : Pour une typologie historique du roman » in Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 1979 (1938-39), Bakhtine propose les catégories suivantes: – le roman de voyage : type naturaliste antique et le picaresque européen ; ce type de roman ignore le devenir, l’évolution de l’homme. – le roman d’épreuves : le monde n’est que le théâtre des luttes et épreuves du héros. Qualités acquises d’emblée. Voir le roman grec, l’hagiographie chrétienne, le roman de chevalerie puis le roman baroque qui se scinde en deux tendances : roman héroïque d’aventures (Lewis, Radcliffe) et le roman sentimental pathétique-psychologique (Richardson, Rousseau) où l’on trouve « l’héroïsation spécifique du faible ». – le roman biographique : dès l’Antiquité (confessions, hagiographie, …), au XVIIIe siècle : roman biographique-familial (Tom Jones) : le sujet n’est pas bâti sur des écarts mais sur les moments typiques et fondamentaux d’une vie humaine, bâti sur des moments qui se situent avant le début ou après la fin du roman d’épreuves. La vie du héros se modifie mais le héros reste inchangé, bien qu’il y ait crises ou régénérations. Entrée dans réalisme : temps biographique, historique. : il peine réellement à se transformer. En fait, l’apprentissage ne semble pas pouvoir se matérialiser, en tout cas pas sous forme d’un parcours de vie. La déchéance de Toundi, sa fuite, ses blessures, son corps « putréfié », attestent de ce corps disloqué symbole de l’éparpillement carnavalesque selon Bakthine. Une Vie de boy, détaché de toute référence épique, propose des épreuves qui marquent la désillusion et la déchéance du protagoniste, tout à la fois figure individuelle et paradigme historique. A ce titre, on peut lire Une Vie de boy comme une fable, un récit didactique à la structure d’un conte, proposant une situation déceptive, son amélioration, la chute et le retour à une situation de manque (et même pire puisque le personnage va mourir) Correspond au modèle « descendant » de la typologie proposée par Denise Paulme pour les contes africains. Voir Paulme (Denise), La mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains, Paris, Gallimard, 1976., caractère « cyclique » du retour à une situation déceptive dont la moralité est assez explicite. La transgénéricité opérerait dans ce cas non plus en s’alliant ou en pointant le modèle épique, mais en jouant de la tradition orale du conte qui est un repère fort de l’expressivité africaine. La formule du journal, en tant que confident, matérialise d’ailleurs peut-être l’auditoire supposé du griot. En ces années de lutte et de quête pour l’Indépendance, l’apprentissage peut sembler un modèle caduque. Pourtant, ce récit de la désillusion laisse deviner une alternative. Parallèlement au parcours dramatique de Toundi s’élève sa voix, l’affirmation de soi en « JE ». Il a découvert l’écriture et le pouvoir de la mémoire en lisant le journal du père Gilbert VB, p. 15 : « Ces Blancs savent tout conserver… J’ai retrouvé ce coup de pied que me donna le père Gilbert parce qu’il m’avait aperçu le singer dans la sacristie. […] C’est curieux, moi qui croyait l’avoir oublié… » et il s’affirme en écrivant : il maîtrise un code, un univers, et ainsi soi-même. De fait, s’il y a acquisition d’une autonomie, il s’agit de celle de l’expressivité, de la langue : concrètement Toundi n’arrive à rien, mais son traducteur est le relais, en français, de son désir de vivre. Ce ne sont pas des actes qui ont permis la dénonciation, mais le langage. En utilisant les mots, en ayant fixé son destin de la sorte, Toundi ne meurt pas. Dans ce roman, l’apprentissage, si on l’admet, dépasse le devenir du personnage et doit être lu dans le principe sciptural même. C’est celui-ci qui offre une voie/voix nouvelle. Ainsi, entre 1935 et 1956, le modèle du roman d’apprentissage s’évanouit en tant que structure et représentation, mais laisse place à ce que j’appelle la « liberté romanesque » par le fait que la langue prend le relais du parcours initiatique. Ces deux romans illustrent un processus de trangénéricité dans la mesure où la forme romanesque s’enrichit des enjeux des récits traditionnels, l’épopée et le conte, mais qu’aussi, d’un point de vue diachronique, la mise à distance de la référence permet la gestation d’une autonomie langagière qui implique la création d’une scène d’énonciation propre Ce qui lie mon propos à l’intérêt même des études postcoloniales, dans la mesure où y importe l’analyse de l’énonciation, c’est-à-dire la situation de l’énonciation que s’assigne l’œuvre elle-même, en elle (par exemple la posture du narrateur) et non la situation énonciative de l’œuvre en tant que contexte socio-historique de production. , selon des traits formels, une poétique qui signifient autonomie langagière. Je concluerai en considérant que les comparaisons effectuées, portant sur une question de théorie littéraire relative au sous-genre du roman d’apprentissage, et sur les modalités diverses qui ont conduit à sa mise à distance au profit d’une inventivité formelle, me semblent correspondre à ce que John Marx, dans le volume Penser le Postcolonial, attribue comme caractéristiques de ces littératures postcoloniales : il défend l’idée que « la révision des formes les plus familières du canon [occidental] témoigne de la répudiation de celui-ci », tout en admettant que « l’identité autochtone est une chimère » Marx (John), « Littérature postcoloniale et canon littéraire occidental » in Lazarus, Neil (dir.), Penser le postcolonial – Une introduction critique, Paris, Ed. Amsterdam, 2006 (2004), p. 164 et 172.. Ainsi le critique propose de reconsidérer « la rivalité entre […] le canon occidental et la littérature postcoloniale comme une compétition se déroulant au sein d’un même champ opératoire », ayant « le pouvoir d’être compris et de s’adapter à une échelle globale » Marx (J.), « Littérature postcoloniale… », op. cit., p. 173.. Cette circularité me paraît être une des esquisses qui permettent de redéfinir l’altérité, cette prise en compte de l’autre qui est aussi une part de soi Il faut rappeler ici le titre du volume essentiel de Bernard Mouralis, L’Illusion de l’altérité, Paris, Champion, 2008.  et qui doit ouvrir le champ à des démarches analytiques qui croisent les savoirs et les époques. En proposant ce trop bref parcours au sein du romanesque africain, j’espère avoir conforté la loi d’« irradiation » chère aux comparatistes, en montrant à quel point la naissance du romanesque africain entre en dialogue avec celle du romanesque européen, tout en réexaminant la relation entre littérature et histoire, littérature et tradition. Christine.lequelleccottier@unil.ch Université de Lausanne, section de français. 14