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Plus de rouge que de noir. L'expérience anarcho-syndicaliste de socialisation de l’industrie du cuir à Barcelone (1936-1938) : du renoncement anarchiste au dirigisme socialiste Joël Delhom ERIMIT - EA 4327 Publié dans Actuel Marx (Paris, PUF), 2019/2, n° 66, p. 64-80. Résumé : En Espagne, pour préserver l’alliance antifasciste avec les républicains et autres forces de gauche, notamment avec l’Union générale des travailleurs (UGT) d’obédience socialiste, la Confédération nationale du travail (CNT) renonce en juillet-août 1936 à son objectif d’instaurer le communisme libertaire, pourtant longuement discuté et adopté lors de son congrès en mai. Toutefois, la base militante procède dès le mois d’août à la collectivisation ou socialisation des moyens de production, revendiquée depuis le XIXe siècle. Face aux exigences d’une économie de guerre et en raison des concessions faites, le fédéralisme autogestionnaire des premiers jours cède vite la place à une centralisation d’inspiration productiviste et à une bureaucratisation syndicale, qui déroutent les militants anarchistes. Les conquêtes sociales du mois d’août sont grignotées, le syndicat se transformant en un nouveau patron toujours plus exigeant à l’égard des travailleurs. Après un détour par les résolutions des congrès relatives à la collectivisation et à la définition du communisme libertaire, l’article analyse les limites de la transformation révolutionnaire dans l’industrie du cuir à Barcelone, où la CNT était en position de force, ce qui n’était pas le cas sur le plan national, mais où elle s’est malgré tout alignée sur l’UGT. Abstract In July-August of 1936, in order to preserve the antifascist alliance with the republicans and other left-wing forces, especially the socialist General Union of Workers (UGT), the Spanish National Confederation of Labour (CNT) renounces its aim to establish the libertarian communism, despite lengthy discussions and approval during its May congress. However, from August, the militant base carries out the collectivization or socialization of the means of production that had been called for since the XIXth century. Due to the requirements of a war economy, and because of the concessions made, the federalist joint worker-management control established at the beginning is soon replaced by a productivist centralization and a union bureaucratization, that throws out the anarchist militants. The social advances of August are gradually eroded, and the union becomes a new boss demanding ever more from 1 the workers. After examining the congress resolutions about collectivization and the definition of the libertarian communism, this article analyses the limits of the revolutionary transformation in the leather industry in Barcelona where the CNT was predominant, as opposed to the national scene, but where, despite all, changes conformed to the line of the UGT. Notice biographique de l’auteur Joël Delhom est maître de conférences habilité à diriger des recherches en civilisation hispanique. Il enseigne à l’Université de Bretagne Sud à Lorient et travaille au sein de l’Équipe de Recherche Interlangues : Mémoires, Identités, Territoires (ERIMIT - EA 4327) de l’Université de Rennes 2. Il s’est spécialisé dans l’étude du mouvement anarchiste en Espagne et en Amérique latine. Il a co-dirigé Cuando los anarquistas citaban la Biblia (Madrid, Libros de la Catarata, 2014) et publié l’édition critique des Mémoires de Manuel Sirvent Romero, Un militante del anarquismo español [Memorias, 1889-1948] (Madrid, Fundación Anselmo Lorenzo, 2012). Il prépare actuellement un ouvrage sur l’histoire syndicale des cordonniers de Barcelone. 2 S’interroger sur les rapports entre l’anarchisme et le socialisme conduit inévitablement à réfléchir à la manière dont les questions de la propriété et du travail sont abordées. En effet, un des points communs des divers courants du socialisme réside dans la critique de la propriété privée des moyens de production, source d’inégalités et d’exploitation, lesquelles posent en corollaire le problème de la place du travail dans la société et celui du salariat, autrement dit de l’accès aux biens et services. L’anarchisme et le marxisme ont pour horizon la gestion collective des moyens de production, bien qu’ils divergent sur la méthode pour la mettre en œuvre, et font généralement du travail un devoir moral autant qu’un impératif social. Cependant, cela n’exclut pas une critique du travail : celui-ci ne doit pas provoquer l’aliénation de l’individu et doit être réduit au minimum nécessaire à la satisfaction des besoins socio-économiques collectifs, afin de libérer du temps pour les activités d’épanouissement et de fraternité. Au lieu d’être un facteur d’exploitation, la mécanisation dans une économie socialiste ou communiste doit permettre de soulager le labeur humain tout en contribuant à l’abondance des biens matériels. On peut, néanmoins, émettre l’hypothèse qu’avec le développement du taylorisme et du fordisme, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme ont progressivement cédé aux sirènes du productivisme, sans bien mesurer les conséquences néfastes de l’organisation scientifique du travail. Après la victoire de la révolution russe, la substitution de l’artisanat par la grande industrie comme modèle idéal de production permettant de satisfaire des besoins massifs de consommation à bas prix semblait aller de soi dans les années vingt et trente, mais posait en fait de sérieuses difficultés quant à la mise en œuvre de l’autogestion ouvrière dans le cadre de l’horizontalité assembléiste de la prise de décision préconisée par les libertaires, opposés à toute forme de centralisation. Au deuxième semestre de 1936, les anarchistes espagnols se sont trouvés au pied du mur : imposer leurs principes, au risque d’exercer une dictature et de manquer d’efficacité dans une économie de guerre, ou bien s’adapter à ceux des marxistes, alliés à la bourgeoisie républicaine. Cet article laisse de côté les courants individualistes de l’anarchisme hispanique et les groupes d’affinité, pour s’intéresser au mouvement syndical d’inspiration libertaire. Après un détour par les résolutions des congrès relatives à la collectivisation des moyens de production et à l’assignation d’une finalité spécifique à l’organisation ouvrière, il analyse l’expérience révolutionnaire dans l’industrie du cuir barcelonaise de 1936 à 1938, au cours de laquelle le dirigisme centralisateur socialiste l’emporte sur l’idéal anti-autoritaire anarchiste, dans un contexte de guerre. Mais faut-il l’expliquer davantage par les impératifs militaires que par l’évolution culturelle industrialiste de l’anarcho-syndicalisme, qui pourrait avoir facilité 3 certains renoncements ? Ou bien est-ce, avant tout, le résultat d’un mauvais choix stratégique en juillet-août 1936 ? Sans apporter de réponses définitives, quelques données fondamentales du débat seront ici exposées. ORIGINE, APOGÉE ET DÉCLIN DU SYNDICALISME ANARCHISTE EN ESPAGNE La première Internationale (AIT) joue un rôle fondamental dans l’essor du mouvement ouvrier espagnol à partir de 1868, année où un émissaire de Bakounine, l’Italien Giuseppe Fanelli, prend contact avec quelques militants. Un travailleur catalan participe à la même date au congrès de Bruxelles, qui opte pour le collectivisme, et deux autres délégués, déjà membres de l’Alliance de la démocratie socialiste, au congrès de Bâle en 1869, le premier auquel assiste Bakounine, où est à nouveau débattue la question de la propriété. Le Centre fédéral des sociétés ouvrières de Barcelone adhère à l’Internationale en janvier 1870, quelques mois avant la création de la Fédération régionale espagnole (FRE) de l’AIT lors du congrès des sociétés de résistance de juin 1870, réuni dans la capitale catalane. À partir de ce moment, l’anarchisme devient l’idéologie dominante du prolétariat organisé, tout particulièrement en Catalogne, dans la région du Levant et en Andalousie, malgré une forte tradition ouvriériste républicaine et la présence à Madrid de Paul Lafargue, qui contribue à y consolider un noyau marxiste autour de Francisco Mora et Pablo Iglesias. La scission entre les deux tendances révolutionnaires intervient en 1872, quelques semaines avant l’expulsion des anarchistes de l’AIT lors du congrès de La Haye mais, dans le cas de la FRE, ce sont les marxistes qui se retrouvent exclus. La Fédération des travailleurs de la région espagnole (FTRE), qui succède à la FRE la décennie suivante, reste sous influence anarchiste, à la nuance près que l’anarchocommunisme développé par Kropotkine, Reclus, Grave, Malatesta et d’autres y conteste, puis supplante, la doctrine anarcho-collectiviste insufflée par Bakounine1. Après une période de répression sévère et d’instabilité marquée par des attentats individuels, le mouvement syndical libertaire se réorganise au début du XXe siècle et donne naissance à la Confédération nationale du travail (CNT) en 1910. Celle-ci reste tiraillée jusqu’aux années trente entre le syndicalisme révolutionnaire à la française, idéologiquement neutre, avec par moments une tendance au réformisme, et l’anarcho-syndicalisme intransigeant d’action directe, qui vise à préparer les travailleurs à l’instauration du communisme libertaire. Proclamée une première fois en 1919, 1 Voir Nettlau Max, La Première Internationale en Espagne (1868-1888), éd. de R. Lamberet, Dordrecht, IISG D. Reidel Publishing Company, 1969. 4 mais fortement contestée dans les années suivantes, cette finalité s’impose en 1936, à peine deux mois avant le début de la guerre civile et de l’expérience révolutionnaire qui en résulte2. De leur côté, les socialistes fondent en 1888 l’Union générale des travailleurs (UGT), qui va peu à peu concurrencer les organisations anarchistes. Profitant de sa collaboration avec le pouvoir dictatorial de Miguel Primo de Rivera dans les années vingt, puis de sa participation au gouvernement républicain la décennie suivante, l’UGT fixe les règles de la négociation dans le monde du travail et voit bondir ses effectifs aux dépens d’une CNT minée par les divisions internes, réduite à la clandestinité de 1923 à 1930 et très durement réprimée sous la République de 1931 à 1936. L’UGT passe d’environ 200 000 adhérents en 1920 à 300 000 en avril 1931 – mois où est proclamée la République – et 650 000 en octobre de la même année, avant d’atteindre un million en 1932 et près d’un million et demi en 1936, devenant ainsi la première organisation syndicale espagnole. Pour sa part la CNT, qui comptait plus de 700 000 adhérents en 1919, tombe à 550 000 en juin 1931, avant de remonter à 800 000 trois mois plus tard et redescendre à 600 000 en mai 19363. À la veille de la guerre, elle est donc sur le recul face à l’UGT et numériquement deux fois plus faible, une donnée fondamentale dans l’analyse qui nous occupe. LE SYNDICALISME ANARCHISTE, LA QUESTION DE LA PROPRIÉTÉ ET CELLE DE LA PRODUCTION DANS LA SOCIÉTÉ RÉVOLUTIONNAIRE (1870-1936) L’idée de l’AIT selon laquelle le travail doit être la base de l’organisation sociale fut reprise par le congrès fondateur de la FRE en juin 1870. L’un des principaux rédacteurs d’une motion sur le sujet considérait déjà que les fédérations locales des sociétés ouvrières de métiers constitueraient les communes du futur, appelées à gérer les intérêts publics. La question de la propriété figurait à l’ordre du jour du deuxième congrès d’avril 1872, mais ne put être débattue. Les textes qui avaient été soumis à la discussion par les délégations de Madrid et de Barcelone faisaient de la propriété privée la principale cause de l’exploitation et de l’injustice sociale. Pour que les travailleurs perçoivent le « produit intégral » de leur Voir Lorenzo César M., Le Mouvement anarchiste en Espagne, [Saint-Georges-d’Oléron], Les Éditions Libertaires, 2006 et Myrtille, giménologue [sic], Les Chemins du communisme libertaire en Espagne, 18681937, vol. 2, Paris, Divergences, 2018. 3 Pour l’UGT : El Socialista, Madrid, 19 juin 1920, p. 3 et Redero San Román Manuel, « La UGT en el primer bienio republicano, 1931-1933 », Investigaciones Históricas, Valladolid, n° 10, 1990, pp. 104-105. Sur la CNT : Elorza Antonio, La utopía anarquista bajo la segunda República española, precedido de otros trabajos, Madrid, Ayuso, 1973, pp. 473-475 et Calero Juan Pablo, « Vísperas de la revolución. El congreso de la CNT (1936) », Germinal, Madrid, n° 7, 2009, pp. 105 et 132. 2 5 travail, les moyens de production devaient passer sous un régime de propriété collective « administré par les représentations directes et purement économiques des collectivités ouvrières ». Ces idées furent ratifiées lors du congrès de décembre 1872. La décennie suivante, à l’époque de la FTRE, l’accent restait mis sur les fédérations de communes libres et la propriété collective comme moyens de parvenir à l’émancipation4. Dès 1870, les ouvriers cordonniers de Barcelone affiliés à la FRE ont adopté les thèses collectivistes et sont passés immédiatement de la théorie à la pratique en cédant à cette organisation l’atelier coopératif qui leur appartenait. L’objectif de collectivisation par les sociétés ouvrières des machines servant à la fabrication de chaussures est voté en congrès national en 1881. La Fédération des unions nationales de métiers est alors perçue comme la structure chargée de gérer la production dans la future société anarcho-collectiviste, qui attribuera à chaque individu le produit intégral de son travail. En 1903, les cordonniers de Barcelone revendiquent publiquement « la socialisation de la propriété et la liberté individuelle absolue5 ». L’emploi du mot socialisation renvoie à un changement idéologique : à cette époque, l’anarcho-communisme a remplacé l’anarcho-collectivisme dans nombre d’organisations ouvrières dirigées par les libertaires. Le principe collectiviste « à chacun selon son travail » supposait de quantifier la valeur de ce dernier, ce qui faisait craindre un certain centralisme dans la détermination de cette valeur, ainsi que la persistance d’inégalités entre des individus ayant des aptitudes différentes. En outre, il ne permettait pas d’en finir avec le salariat (en monnaie ou en bons de consommation). Les anarcho-communistes lui ont donc préféré la formule de Louis Blanc « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » : le produit intégral du travail est alors socialisé et non individualisé. Les associations de travailleurs devaient elles-mêmes recenser les capacités de production et les besoins sociaux à satisfaire, tâche statistique à laquelle elles consacrèrent beaucoup d’énergie. Les délégués au congrès de fondation de la CNT d’octobre-novembre 1910 ont considéré que le syndicalisme n’était qu’un moyen pour parvenir à l’émancipation économique par l’expropriation révolutionnaire et non une fin en soi, même s’il lui revenait 4 Arbeloa Víctor Manuel, I Congreso Obrero Español, Barcelona, 1870, Madrid, 1972, pp. 229 et 232. Actas del II Congreso de la Federación Regional Española (FRE) de la AIT […] de 1872, ed. facsímil, Sabiñánigo, CGT Aragón, 2010, pp. 115-118 (citation, p. 118 ; toutes les traductions sont nôtres). La Federación, Barcelone, 25 janvier 1873, p. 1. Abad de Santillán Diego, Contribución a la historia del movimiento obrero español desde sus orígenes hasta 1905, Puebla, Cajica, 1962, t. 1, pp. 299 et 303. 5 La Federación, 4 décembre 1870, p. 2. Revista Social, Madrid, 22 décembre 1881, pp. 1-2 ; 19 janvier 1882, pp. 1-2 et 26 octobre 1882, p. 2. El Diluvio, Barcelone, 10 juillet 1903, éd. de l’après-midi, pp. 2-3. 6 de « prendre en charge la direction de la production » dans la société future6. Ils ne se sont pas prononcés sur le caractère collectiviste ou communiste de celle-ci. Un article de la même époque démontre que les anarchistes – certains du moins – n’hésitaient pas à revendiquer le mot socialisme. On lit dans l’hebdomadaire Tierra y Libertad, figure de proue de l’anarchisme barcelonais : Nous les socialistes anarchistes espagnols, anciennement collectivistes, actuellement communistes en majorité, plus ou moins disciples des internationalistes Marx et Bakounine, avons toujours été partisans des sociétés ouvrières ou, comme on dit maintenant, syndicalistes. L’auteur anonyme qualifiait « d’authentiquement bourgeois » l’individualisme « antisocial » dérivé de l’œuvre philosophique de Stirner ou de Nietzsche, qu’il opposait à l’individualisme « social » des « socialistes-communistes-anarchistes ». Il distinguait aussi divers courants idéologiques et variantes dans le socialisme : Comme il y a un socialisme chrétien appelé tolstoïsme. Un socialisme-réformiste, qui est commun à certains socialistes-étatistes et à certains radicaux bourgeois. Un socialisme-étatiste révolutionnaire, patronné par tous les socialistes antiparlementaires. Un socialisme anarchiste. Comme il y a un socialisme-collectiviste qui peut être étatiste ou anarchique. Et un socialisme-communiste qui peut être aussi autoritaire ou anarchiste7. En septembre 1911, commentant le premier congrès de la CNT, Tierra y Libertad soulignait que les syndiqués accueillaient de plus en plus favorablement les idées anarchistes et concluait : Nous n’affirmerons pas que le syndicalisme sera anarchiste, ni que notre émancipation absolue viendra par le moyen du syndicalisme, mais nous dirons que s’il met en œuvre les moyens de lutte qu’il préconise [l’action directe8], il ouvrira la voie de la 6 Solidaridad Obrera, Barcelone, 4 novembre 1910, p. 4. Tierra y Libertad, Barcelone, 31 mars 1910, p. 2. 8 Sans entrer dans une définition exhaustive, il faut entendre par cette expression le rejet de toute médiation externe dans les conflits du travail et celui du réformisme parlementaire. 7 7 bataille définitive, d’où surgira triomphante l’anarchie, qui est l’aspiration suprême du prolétariat9. Pour les militants libertaires, qui allaient durablement influencer la CNT, le but ultime restait l’anarchie, un projet politique et social allant bien au-delà de l’émancipation économique d’une seule classe. Le deuxième congrès de la CNT, en décembre 1919, fit de l’implantation du communisme libertaire la finalité de la Confédération et considéra que l’émancipation de l’humanité dans l’ordre moral, économique et politique ne pouvait être obtenue que par la socialisation de la terre et des moyens de production et d’échange, des services indispensables tels que le logement, ainsi que par la disparition de l’État. Le troisième congrès répéta, en juin 1931, l’objectif de socialisation et réaffirma que la fonction de la CNT, au moyen de l’action directe, était de conduire le peuple « dans un sens franchement révolutionnaire vers le communisme libertaire10 ». Les fédérations nationales d’industrie, dont la création fut rejetée en 1919 par crainte du centralisme mais approuvée en 1931 pour adapter l’organisation syndicale à la concentration du capital, devaient avoir pour mission, dans la société révolutionnaire, de coordonner la production et de l’ajuster à la demande interne et externe, aux côtés des syndicats, qui devaient réorganiser depuis la base l’économie en lien avec la Confédération nationale des syndicats et la Confédération nationale des communes. Le comité d’usine devait assumer la direction de l’établissement industriel ou minier, tandis que le syndicat d’industrie prendrait en charge la solidarité et les échanges entre les centres de production d’une même branche et avec les autres syndicats au niveau local. L’anarchosyndicalisme, dans une déclinaison inspirée de l’organisation de la grande industrie, s’était officiellement imposé contre le syndicalisme révolutionnaire idéologiquement neutre, bien que les polémiques doctrinales se soient prolongées jusqu’en 1936. Toutefois, certains anarchistes, pour lesquels le syndicalisme devait logiquement disparaître avec le capitalisme, craignaient que l’anarcho-syndicalisme aboutisse à l’instauration d’un État syndicaliste après la victoire du prolétariat 11. Leurs craintes n’étaient pas infondées, comme nous le verrons plus loin. Lors des différentes tentatives insurrectionnelles de 1932 et 1933, motivées autant par une tactique de « gymnastique révolutionnaire », visant à aguerrir les travailleurs, que par la 9 Tierra y Libertad, 13 septembre 1911, p. 1. Congresos anarcosindicalistas en España, 1870-1936, Toulouse-Paris, CNT, 1977, pp. 79, 103 et 120 (citation). 11 C’était le cas de Diego Abad de Santillán et d’Emilio López Arango, qui ont exprimé leurs réserves dans El anarquismo en el movimiento obrero (1925). Voir Myrtille, op. cit., vol. 2, pp. 79-104, spécialement pp. 94-98 pour la critique anarchiste ; voir aussi les développements pp. 149-182. 10 8 férocité de la répression républicano-socialiste contre la CNT et la Fédération anarchiste ibérique (FAI), le communisme libertaire était proclamé, les registres de propriété brûlés, le salariat, l’argent et les classes abolis localement12… Il existait, néanmoins, diverses interprétations de ce que pourrait être le communisme libertaire et, dans un contexte politique et social jugé prérévolutionnaire13, le quatrième congrès de la CNT, en mai 1936, crut nécessaire d’en préciser les contours. La résolution intitulée « concept confédéral du communisme libertaire », largement inspirée des thèses du médecin anarchiste Isaac Puente, définissait l’organisation économique en réalisant une synthèse des deux conceptions en présence, parfois considérées antithétiques : l’une, d’essence artisanale et rurale, axée sur la commune libre ; l’autre, industrielle et urbaine, articulée sur le syndicat. Le principe général plaçait l’individu producteur au centre d’un système socialiste non autoritaire : Et c’est ainsi que, l’accumulation de toute la richesse sociale étant socialisée et la possession, en usage, des instruments de travail étant garantie, rendant égale pour tous la faculté de produire, faculté devenue un devoir, pour avoir accès au droit de consommer, […] surgit le principe anarchique du libre accord, pour convenir entre tous les hommes de la portée de la transaction et de la durée du pacte. C’est ainsi que l’individu, cellule avec personnalité juridique, et entité angulaire des articulations successives, que la liberté et la légitimité de la Fédération devront créer, doit constituer le maillon et la nomenclature de la nouvelle société à venir. Le devoir de travailler était donc intrinsèquement lié au droit de décider à la base dans une société où l’individu n’est pas assujetti à la communauté. Les nouveaux principes socioéconomiques du communisme libertaire se voyaient ainsi définis : 1. Donner à chaque être humain ce que ses besoins exigent, sans autres limitations dans leur satisfaction que celles imposées par les possibilités de l’économie. 2. Solliciter de chaque être humain le maximum de ses efforts conformément aux besoins de la société, en prenant en compte les conditions physiques et morales de chaque individu. La FAI, créée en 1927, avait notamment pour mission de garantir l’orientation anarchiste de la CNT. Sur les insurrections, voir Lorenzo C. M., op. cit., pp. 105-108 et 113-117. 13 Des rumeurs insistantes de préparation d’un soulèvement militaire couraient au moins depuis la victoire électorale du Front populaire, le 16 février 1936. 12 9 Ces deux règles trouveront des applications concrètes pendant la guerre, qui contraindra fortement la production et la distribution. Celles-ci devaient être gérées conjointement par les syndicats et les communes : La Commune libre prendra possession de tout ce que la bourgeoisie détenait auparavant, comme par exemple les vivres, les vêtements, les chaussures, les matières premières, les outils de travail, etc. Ces outils de travail et matières premières devront passer sous contrôle des producteurs pour que ceux-ci les administrent directement au bénéfice de la collectivité14. Les comités d’usine devaient servir d’organe de liaison et nouer des pactes avec les autres centres de production, tandis que les conseils de statistique feraient le lien entre les différents syndicats et se fédèreraient pour constituer un réseau entre les producteurs. La commune serait responsable de l’organisation des services publics et serait administrée par un conseil, dont les membres, eux-mêmes travailleurs, seraient dépourvus de tout pouvoir, les décisions étant prises par les assemblées communales. Pour l’échange des produits, les communes seraient en relation avec les fédérations régionales de communes et le Conseil confédéral de production et distribution, intégré par les fédérations nationales de syndicats. Les comités d’usines délivreraient aux travailleurs des cartes de producteurs ouvrant droit aux biens nécessaires à leur existence. Quant aux inactifs, ils bénéficieraient d’une carte de consommation délivrée par les conseils communaux15. L’État, la propriété privée, le salariat et les classes sociales devaient donc être abolis, même s’il était prévu que les premiers temps seraient difficiles, que chaque individu devrait redoubler d’efforts pour la production et limiter sa consommation ; mais ces sacrifices seraient justifiés par l’élan révolutionnaire. Toutefois, nombre de militants de premier plan de la CNT, parmi lesquels Diego Abad de Santillán, futur conseiller à l’Économie du gouvernement catalan de décembre 1936 à avril 1937, ne remettaient pas en cause le productivisme industriel et négligeaient autant sa logique centralisatrice que la discipline aliénante imposée aux travailleurs par l’organisation scientifique du travail16. D’autres, syndicalistes plus ou moins révolutionnaires, ne partageaient même pas la finalité communiste libertaire ou étaient partisans de modèles d’organisation plus verticaux au nom de l’efficacité. La Confédération, tiraillée entre différents courants idéologiques dans les années vingt et même divisée au début des années 14 Congresos anarcosindicalistas..., op. cit., pp. 158 et 161. Ibid., pp. 164-167. 16 Voir Myrtille, op. cit., vol. 2, pp. 171-179. 15 10 trente, venait tout juste de se réunifier en mai 1936 17. Les divergences dans les conceptions économiques et politiques au sein même de la CNT allaient avoir de graves conséquences pendant la guerre civile, qui devait éclater le 18 juillet. DES CHOIX SURPRENANTS Au lieu d’appeler immédiatement à l’instauration du communisme libertaire, au moins là où les anarchistes étaient prédominants, la CNT et la FAI ont préféré ne pas fissurer le front antifasciste, né de la résistance populaire aux militaires factieux et composé des socialistes, communistes et républicains 18. Contre toute attente, la CNT a renoncé de fait à son autonomie d’action socio-économique en entrant, dès le 11 août, dans le Conseil de l’économie de la Generalitat19 et en acceptant le jeu – donc aussi le joug – gouvernemental à partir du 26 septembre, jour où trois de ses représentants ont assumé les portefeuilles de l’Économie, du Ravitaillement et de l’Assistance sanitaire et sociale. La CNT restera au gouvernement catalan jusqu’en juin 1937, exerçant aussi les responsabilités de la Défense et des Services publics. Des communes libres et de la suppression de l’État, il n’était donc plus question. D’autre part, toujours en Catalogne, la CNT et l’UGT ont adopté un programme d’unité d’action le 22 octobre 1936, deux jours avant que la Generalitat ne promulgue un décret de Collectivisation fixant les normes légales à suivre. La convergence entre les deux centrales syndicales s’est renforcée à partir de la signature, le 29 juillet 1937, d’un pacte national. En septembre, la CNT a réaffirmé sa collaboration avec les autres forces antifascistes, en dépit des affrontements sanglants qui avaient eu lieu à Barcelone au mois de mai 20, et elle a admis la nationalisation et la centralisation de l’économie préconisées par les socialistes et les communistes. À l’automne, la Generalitat a encore accentué le dirigisme économique. Un nouveau pacte national d’alliance incluant un programme d’unité d’action entre la CNT et l’UGT a été signé le 18 mars 1938 et souscrit au niveau régional catalan un mois plus tard. 17 Voir Lorenzo C. M., op. cit., pp. 79-94, 100-105, 109-113 et 141-146. Voir Myrtille, giménologue, Les Chemins du communisme libertaire en Espagne, 1868-1937, vol. 3, Paris, Divergences, 2019, pp. 15-36. 19 Ce même jour était aussi créé un Comité de liaison CNT-UGT-FAI-PSUC. Le PSUC était le Parti socialiste unifié de Catalogne, contrôlé par les communistes staliniens, qui finit par imposer sa politique au sein du gouvernement catalan, la Generalitat. 20 Ces affrontements entre les diverses composantes du camp antifasciste, suscités par une provocation communiste, firent au moins 400 morts et un millier de blessés ; ils signent le déclin de l’influence anarchiste et « sonnent le glas de la révolution » (Broué Pierre, La Révolution espagnole (1931-1939), Paris, Flammarion, 1973, p. 92). Voir Bennassar Bartolomé, La Guerre d’Espagne et ses lendemains, Paris, Perrin, pp. 182-183 et 300-302. 18 11 Les multiples comités de liaison entre les deux centrales avaient pour but principal de resserrer le contrôle disciplinaire sur les travailleurs afin d’améliorer la productivité. Loin de renforcer leur position – pourtant hégémonique dans cette région –, l’expérience gouvernementale régionale et centrale de la CNT21 – en totale contradiction avec la doctrine anarchiste – et l’alliance avec l’UGT ont conduit à une marginalisation croissante des libertaires dans la direction économique du processus révolutionnaire, voire à leur soumission22. De surcroît, la fonction des syndicats s’est complètement modifiée à partir du mois d’août 1936, puisqu’ils ont cessé de défendre les travailleurs contre l’exploitation patronale pour devenir les gérants de la production dans les entreprises sous leur contrôle, ce qui n’a pas manqué de modifier la relation qu’ils entretenaient avec leurs adhérents, d’autant plus que la syndicalisation est à ce moment-là devenue obligatoire. LE PROCESSUS RÉVOLUTIONNAIRE DANS L’INDUSTRIE DU CUIR À BARCELONE (1936-1938) Le 3 août 1936, l’assemblée générale des tanneurs de Barcelone affiliés à la CNT – soit la quasi-totalité de la profession, semble-t-il – adopta le salaire ouvrier unique en augmentation de 40 % pour 36 heures de travail hebdomadaire au lieu de 44. Quant au personnel administratif et technique d’encadrement, il continua de percevoir une rémunération supérieure jusqu’en 1937. Face à l’alternative de socialiser ou collectiviser l’industrie, l’assemblée générale du 8 septembre approuva « la structuration de normes de collectivisation qui pourraient, le moment venu, s’adapter à la socialisation » et décida de « socialiser, au moment opportun »23. Cet exemple démontre que les travailleurs faisaient bien une distinction entre la collectivisation et la socialisation, celle-ci étant privilégiée dans le discours anarchiste depuis le début du siècle. Concrètement, la collectivisation préservait l’intégrité structurelle de chaque entreprise passée sous contrôle syndical, donc la persistance d’une logique concurrentielle, tandis que la socialisation impliquait une fusion dans une seule entreprise des 21 Quatre ministres anarchistes ont fait partie du second gouvernement Largo Caballero, de novembre 1936 à mai 1937 : Juan Peiró (Industrie), Juan López (Commerce), Juan García Oliver (Justice) et Federica Montseny (Santé). 22 Voir Peirats José, La CNT en la Revolución española (1952), Cali, Asociación Artística La Cuchilla - Madre Tierra, 1988, t. 2, pp. 268-269 et t. 3, p. 44. Bernecker Walther L., Colectividades y revolución social. El anarquismo en la guerra civil española, 1936-1939, Barcelone, Crítica, 1982, pp. 302-307 et 451-452. Solidaridad Obrera, 24 octobre 1936, p. 1. 23 CNT-AIT, Sindicato de Industrias Químicas, Tenerías Colectivizadas de Barcelona, Su gestación y primer trimestre de actuación..., Barcelone, 1937, pp. 6 (citation) et 23. Fonds Renée Lamberet, Institut français d’histoire sociale, Archives nationales (dorénavant FL-IFHS-AN), 14AS/517/B, Dossier II, f° 599. 12 diverses unités de production de l’ensemble de l’industrie 24. La Commission ouvrière d’administration et de contrôle élabora un projet qui concentrait la production des 71 tanneries existantes dans 25 unités regroupées dans une seule entreprise, ce qui supposait la fermeture de 46 tanneries (seules 19 avaient réellement été fermées fin mars 1937). Par conséquent, bien qu’ils aient utilisé le mot collectivisation – le nom officiel était Tanneries collectivisées de Barcelone –, les tanneurs ont choisi de socialiser d’abord leur branche sans rejeter à terme la socialisation de l’ensemble de l’industrie du cuir. L’ambition était aussi de moderniser l’appareil productif tout en améliorant les conditions de travail des 750 employés, qui seraient bientôt 824. L’assemblée générale du 29 septembre ratifia le projet 25. En ce qui concerne les ouvriers de la chaussure, l’assemblée générale du 1er août abolit le travail à la pièce et le travail à domicile. Le nombre de catégories d’ouvriers fut réduit afin de faire converger les rémunérations, sans toutefois parvenir au salaire unique, mais les femmes ne furent plus discriminées et tous les travailleurs bénéficièrent d’une augmentation de 15 %. Le temps de travail hebdomadaire fut aussi ramené à 40 heures (il repassa à 48 au début de 1938, par décret). Les patrons devaient obligatoirement recourir à la bourse du travail syndicale pour embaucher et s’ils refusaient de se plier aux nouvelles conditions de travail, leur entreprise risquait d’être socialisée26. Une réunion restreinte de militants organisée le 18 août désigna une commission chargée d’élaborer un projet de socialisation. Celui-ci évoquait la création d’un nouvel ordre social qui attribuât une véritable dignité au travail, considéré comme un devoir, et rejetait l’entrepreneuriat privé. Il réduisait à 36 heures le travail hebdomadaire et visait le salaire unique pour chacune des trois catégories de travailleurs (ouvrier qualifié, semi-qualifié, apprenti). L’objectif de rationaliser et simplifier tant la production que la distribution, non seulement afin de réduire le coût final du produit, d’améliorer les conditions hygiéniques de travail et d’augmenter la productivité, mais aussi pour favoriser le contrôle de gestion, atteste d’une vision industrialiste éloignée de l’anarchisme communaliste traditionnel en Espagne, tel que le diffusait, par exemple, Juan Montseny alias Federico Urales27. L’organisation esquissée était perçue comme transitoire et tenait compte des limitations imposées par l’alliance antifasciste, comme le révèle incidemment un passage où il est question de travailler 24 Les militants des branches socialisées déploraient les déficiences du modèle collectiviste et se plaignaient de l’absentéisme des conseils d’entreprise et des comités ouvriers de contrôle, ainsi que de l’absence de solidarité entre les secteurs productifs. Monjo Anna, Militants. Participació i democracia a la CNT als anys trenta, Barcelone, Laertes, 2003, p. 406. Pour une étude d’ensemble dans l’industrie barcelonaise, voir Castells Durán Antoni, Les col·lectivitzacions a Barcelona, 1936-1939, Barcelone, Hacer, 1993. 25 CNT-AIT, Sindicato de Industrias Químicas…, op. cit., pp. 9-10 et 18-19. 26 Solidaridad Obrera, 4 août 1936, p. 6. 27 Voir Lorenzo C. M., op. cit., pp. 91-94 et 109-113. 13 avec le Conseil de l’économie de la Generalitat, « appelé à construire et projeter la façon dont nous devons nous organiser, qui n’est pas la même que celle à laquelle nous aspirons ; mais il se peut bien que, le jour venu, on parvienne à échanger avec nos frères producteurs en général et en particulier avec les tanneurs 28 ». Le 24 septembre, le plénum régional de la CNT approuva la fonction coordinatrice de ce Conseil créé le 11 août, dans lequel étaient représentées toutes les forces politiques et syndicales catalanes et qui allait mettre en œuvre une stratégie d’unification et de centralisation de l’organisation économique, grâce au décret de Collectivisation et de contrôle ouvrier du 24 octobre. L’instauration du communisme libertaire était donc ajournée sine die. Comme le regrettait un militant, des entreprises – il est impossible d’en évaluer le nombre, grand sans aucun doute –, continuaient leur activité en dehors de la socialisation, sous la simple vigilance d’un comité ouvrier de contrôle. En dépit du fait que tanneurs et cordonniers appartenaient au même syndicat, il avait été impossible de procéder à la concentration verticale de l’industrie du cuir en une seule entité pour répondre de manière optimale aux nouveaux besoins imposés par la guerre, alors que le rendement productif restait inférieur à celui du printemps. On peut y voir une résistance de la base attachée à son autonomie professionnelle ou un manque de confiance dans les vertus de la socialisation à grande échelle. Pourtant, la justification militaire se superposait dès l’été 1936 à celle purement idéologique et modifiait le sens et la nature même de la transformation révolutionnaire. Ainsi, à l’opposé des ambitions sociales de réduction du temps de travail, l’approvisionnement des combattants rendait nécessaire de « travailler sans limites » et de « produire avec le rendement maximum ». Le bien-être des travailleurs ou la justice sociale passait au second plan derrière un impératif productiviste assumé par la CNT, qui supposait un certain régime disciplinaire incluant le respect de l’unité d’action avec l’UGT et l’obéissance aux directives des comités29. Alors que le 26 octobre le militant du syndicat du cuir s’exprimant à la Radio CNT-FAI justifiait la nécessité de la socialisation au nom de la solidarité économique30, le 8 décembre il employait le terme collectivisation31 en usage à l’UGT et, dix jours plus tard, expliquait qu’il fallait renoncer à l’abolition du 28 Solidaridad Obrera, 19 septembre 1936, p. 12. Citations extraites de Solidaridad Obrera, 27 septembre 1936, p. 12 et de Boletín de información CNT-FAI, Barcelone, 6 novembre 1936, p. 4. Voir aussi ibid., 8 décembre 1936, p. 2. 30 « […] le syndicat du Cuir, qui est en train de socialiser, pas de collectiviser, parce qu’il comprend que cela ne vaut pas la peine d’éliminer le patron, pour en créer 10, 20, 100 ou 1 000 qui défendent leurs intérêts créés, pour que, sans tarder, les luttes deviennent plus envenimées, si c’est possible […] », ibid., 26 octobre 1936, p. 7. Il est ici fait référence aux travailleurs qui se considèrent désormais propriétaires de leur entreprise et veulent en tirer le plus grand bénéfice au détriment de l’intérêt général, qui suppose un devoir d’entraide financière entre unités de production de la même branche et entre les différents secteurs économiques. 31 « […] le plan à suivre pour la collectivisation des usines et ateliers est complètement structuré, médité […] », ibid., 8 décembre 1936, p. 3. 29 14 capitalisme en raison de la guerre et de l’alliance nécessaire avec d’autres forces politiques32. Dans ses allocutions, le verbe socialiser et ses dérivés n’apparaissent que cinq fois, dont trois lors de la première émission, tandis que collectiviser et ses dérivés sont utilisés onze fois. Contrairement aux expériences qui se déroulaient à la même période dans les campagnes33, en Aragon notamment, à Barcelone le pragmatisme terrassait l’idéalisme en raison des « circonstances » et le projet communiste libertaire cédait la place au dirigisme socialistebourgeois, pour n’effrayer ni les républicains espagnols ni les attentistes démocraties occidentales. Ceux-là même qui promettaient, au printemps, l’émancipation des prolétaires exigeaient d’eux, à l’automne, de renoncer à la révolution tout en consentant à de plus grands sacrifices. « L’appel à la discipline prend la place de l’appel révolutionnaire », écrivait en 1938 l’intellectuel allemand Henri Paechter 34, mais la militarisation des esprits, qu’il dénonçait, s’est probablement greffée sur une acceptation antérieure de la discipline du travail industriel par une partie des cadres anarcho-syndicalistes au nom d’une certaine conception de la modernité, dont on peut douter qu’elle fût partagée par la majorité des travailleurs espagnols, encore nourris d’une culture rurale et artisanale en dépit de l’influence exercée par le fordisme ou, depuis 1935, le stakhanovisme. Les comités directeurs de la FAI et de la CNT, en optant pour l’antifascisme interclassiste, en donnant la priorité à la guerre sur la révolution communiste libertaire et en participant aux gouvernements régional et central ont dérouté leurs adhérents et ont rendu les armes à leurs adversaires idéologiques 35. En Catalogne, en octobre 1936, le syndicat du cuir de la CNT comptait pourtant deux fois et demie plus d’adhérents que celui de l’UGT, contrairement à la région du Levant (l’autre grande zone de production) où l’UGT dépassait de peu la CNT. La Catalogne regroupait plus de la moitié des syndiqués du cuir de la CNT et seulement un quart de ceux de l’UGT. Les deux tiers des syndicats catalans de cette industrie se concentraient à Barcelone, de même que plus d’un tiers des syndiqués du cuir de la CNT, mais seulement 16 % de ceux de l’UGT. À Barcelone, 71 % des syndiqués du cuir l’étaient à la CNT contre 29 % à l’UGT. Le rapport de forces en Catalogne et en particulier à Barcelone était incontestablement en faveur de la CNT, même si sur le plan national la situation était plus équilibrée, la CNT regroupant 53 % des syndiqués du cuir et l’UGT 46 %. La coordination entre les deux centrales se renforça grâce à la Conférence nationale des syndicats de l’industrie du cuir et de « Il n’est pas possible d’abolir le capital, […], il n’est pas possible de tout gagner, car des multitudes de différentes idéologies forment le front antifasciste d’Espagne […] », ibid., 18 décembre 1936, p. 2. 33 Voir Bernecker W. L., op. cit., pp. 107-264. 34 Paechter Henri, Espagne 1936-1937. La guerre dévore la révolution, Paris, Spartacus, 1986, p. 224. 35 Voir Myrtille, op. cit., vol. 3, pp. 37-80. 32 15 la chaussure, réunie du 3 au 5 octobre 1936 à Valence, qui reconnut la nécessité d’une socialisation « à terme », mais mit surtout en place un système de planification centralisée de la production, dans lequel les conseils d’entreprise perdaient toute autonomie. En outre, il devenait obligatoire d’obtenir l’aval d’un futur « organisme régulateur », nécessairement multipartite, pour procéder à de nouvelles socialisations, ce qui revenait à placer la CNT sous tutelle. Les entreprises non socialisées de cette industrie devaient, dans l’immédiat, faire l’objet d’une simple collectivisation36. La promulgation trois semaines plus tard (24 octobre) du décret de Collectivisation, qui légalisait le contrôle ouvrier des entreprises et réglementait l’intervention des syndicats, « ce qui est en même temps un moyen d’empêcher leur extension 37 », allait encore réduire les marges de manœuvre de la CNT quant à son projet de socialisation de l’industrie et des services. Ses représentants, comme ceux de la FAI, avaient participé à son élaboration au sein du Conseil de l’économie de la Generalitat. Le décret limitait l’autogestion ouvrière en subordonnant les conseils d’entreprise élus par les travailleurs à un Conseil général de l’industrie placé sous l’autorité du Conseil de l’économie et en leur imposant un contrôleur nommé par le conseiller à l’Économie du gouvernement 38. C’était là la première intervention centralisatrice de la Generalitat, qui allait progressivement mettre en place une économie dirigée. Le fait que trois représentants de la CNT ont successivement occupé le maroquin de l’Économie entre septembre 1936 et juin 1937 ou que la CNT était représentée aussi bien dans le Conseil de l’économie que dans les conseils généraux d’industrie met en évidence sa responsabilité dans ces évolutions. Trois mois plus tard, le 27 janvier 1937, étaient approuvés des statuts types pour les entreprises collectivisées, qui dotaient le contrôleur d’amples attributions, y compris d’un droit de véto, et concentraient le pouvoir décisionnel entre les mains d’un comité permanent composé d’un directeur et de trois délégués du conseil d’entreprise39. De fait, les comités syndicaux d’entreprise se retrouvaient marginalisés dans la prise de décision et le contrôle de la gestion. Cette verticalité étatique s’opposait à la tradition assembléiste et fédérative de l’anarcho-syndicalisme espagnol. Le syndicat du cuir, malgré quelques réticences, accepta le décret de Collectivisation et ses conséquences, contrairement 36 Archives nationales de Catalogne (ANC), 1-886-T-9395, Dossier 0163, 021. Solidaridad Obrera, 30 octobre 1936, pp. 10-11. 37 Broué P., op. cit., p. 82, se référant aux « conquêtes révolutionnaires ». Pour une analyse approfondie de la période, voir Godicheau François, La Guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939), Paris, Odile Jacob, 2004. 38 Diari Oficial de la Generalitat de Catalunya, 28 octobre 1936, pp. 373-376, art. 11, 12, 15 et 19. 39 Sindicat Mercantil de Barcelona (UGT), Coŀlectivitzacions i control obrer amb totes les disposicions legals que les regulen..., Barcelone, février 1937, pp. 39-40 (art. 9, 15, 16, 18, 28). 16 au syndicat du bois de la CNT, et imposa une adaptation des socialisations en cours aux prescriptions du décret40. L’idéal de socialisation de l’ensemble de l’industrie du cuir s’éloigna un peu plus au début de 1937. En effet, la Generalitat promulgua un décret le 26 décembre 1936 ayant pour finalité la concentration industrielle et rattachant la tannerie aux industries chimiques, tandis que la chaussure était intégrée aux industries textiles. Au printemps 1937, la CNT adapta son organisation en conséquence, ce qui entraîna la désagrégation du syndicat unique du cuir et développa la bureaucratie syndicale en démultipliant les instances de coordination et de contrôle, dont certaines étaient partagées avec l’UGT. En janvier 1938, un réajustement de l’organisation confédérale préconisa le retour de la tannerie dans la Fédération du textile, mais cela ne put se faire en raison des réticences des tanneurs et de la Fédération de la chimie. En outre, le pouvoir de décision était désormais centralisé au sein du Conseil économique confédéral, des sept conseils nationaux confédéraux et des quatorze fédérations nationales d’industrie41. Au bout du compte, la socialisation inaboutie du secteur de la chaussure consista en une concentration d’unités de production, passées de 23 en juillet 1936 à 14 fin 1937, puis seulement 10 en janvier 1939. Elle regroupait environ 1 100 travailleurs sur un total estimé à 4 000, soit 27,5 %, un pourcentage inexplicablement très éloigné de celui des ouvriers du cuir de Barcelone syndiqués à la CNT (71 %). Faut-il en déduire que la base ne partageait pas véritablement l’orientation communiste libertaire de la Confédération ? Contrairement à ce qui avait été décidé en août 1936, la discrimination salariale des ouvrières ne fut pas abolie, de sorte qu’elles gagnaient un tiers de moins que les hommes. Les matières premières faisant défaut, la production en 1937 n’était que d’un quart environ de la capacité réelle. Seulement 17 % étaient destinés aux combattants, la chaussure pour dames (21,5 %) et pour enfants (44 %) représentant la majeure partie de la production, ce qui montre que la conversion militaire était restée très limitée, contrairement à ce que laissaient entendre les discours des cadres syndicaux. Quatre magasins collectivisés se chargeaient de la vente directe aux consommateurs42. D’autre part, les quelques entreprises de plus de 100 salariés avaient Boletín de información…, 6 novembre 1936, p. 4 et 18 décembre 1936, p. 2. CNT-AIT, Sindicato de Industrias Químicas…, op. cit., p. 8. 41 CNT-AIT, Estructuración de los Sindicatos de Industria…, Barcelone, Artes Gráficas CNT, [1937], pp. 12-13. Monjo A., Militants, op. cit., pp. 403-415. Pour la réorganisation de 1938 : FL-IFHS-AN, 14AS/519/B, Dossier I, f°s 512-519. 42 Tierra y Libertad, 11 décembre 1937, p. 6. FL-IFHS-AN, 14AS517, Dossier III, f°s 442-443. « Relación jurada de las unidades que en 26 de enero de 1939 (III año triunfal) integraban la Socialización=Agrupamiento de la Industria del Calzado CNT », Archives historiques de la Chambre officielle de commerce, d’industrie et de navigation de Barcelone, CIIM 2, 301. 40 17 obligatoirement été collectivisées, conformément aux dispositions du décret d’octobre 1936. Par conséquent, la grande majorité des entreprises n’avait fait l’objet que d’un contrôle ouvrier de leur gestion. Le 9 juillet 1937, le syndicat de l’industrie textile (dont dépendait le secteur de la chaussure) présenta une demande de reconnaissance légale de la socialisation en tant que concentration ou groupement industriel, un statut défini le 28 novembre 1936 par le Conseil de l’économie de Catalogne, qui prévoyait le « groupement dans une entreprise unique de diverses entreprises d’une même branche industrielle » afin d’en améliorer les performances économiques. La socialisation avait d’ailleurs pris par anticipation le nom Groupement de l’industrie de la chaussure et de sa distribution. La demande concernait 18 unités de fabrication et cinq lieux de vente (1 164 travailleurs). Lors de l’enquête publique diligentée, 391 entreprises de fabrication ou vente de chaussures ainsi que plusieurs fournisseurs de matières premières se prononcèrent contre la création de ce groupement, ce qui donne une idée des résistances idéologiques et divergences d’appréciation dans ce secteur à Barcelone. La demande fut rejetée le 15 mars 1938 par le Conseil de l’économie, contrôlé par le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), pro-soviétique et très hostile à la CNT. La justification officielle fut que le groupement n’offrait pas les améliorations de performances attendues, mais les motifs idéologiques ne sont pas à exclure43. Des indices convergents laissent penser qu’en décembre 1937 le Groupement de l’industrie de la chaussure faisait face à d’importantes difficultés et que les relations entre le syndicat et les travailleurs avaient atteint un niveau élevé d’incompréhension mutuelle et même de défiance. Le syndicat n’était plus en mesure de régler les problèmes concrets, ayant perdu une grande partie de son autonomie d’action dans un système bureaucratique hiérarchisé, où la prise de décision relevait de multiples organismes inter-syndicaux et gouvernementaux. Néanmoins, il avait symboliquement remplacé le patron et imposait des sacrifices auxquels nombre d’ouvriers ne consentaient plus que sous la contrainte. Les cas d’indiscipline et de comportements individualistes – euphémiquement appelés « anomalies » – n’étaient pas rares en 1938 et on vit même resurgir le travail à la pièce à domicile, théoriquement aboli44. Au début de l’année, les matières premières manquaient et la distribution des peaux brutes était totalement désorganisée. Les obstacles administratifs, les négligences, voire le sabotage étaient mis en cause par certains responsables de la CNT, mais les dysfonctionnements internes n’étaient pas pour rien dans la situation. Ainsi, en novembre, 43 Sindicat Mercantil de Barcelona (UGT), op. cit., pp. 29-30. Diari Oficial…, 25 mars 1938, p. 1221. CNT, Libro de Actas del Sindicato Único de la Industria Fabril, Textil, Vestir y Anexos, Sección Zapatería. Junta técnica, 16 setiembre 1937 - 29 diciembre 1938, [Barcelone, 1938], ANC 1-886, UC 5964, Dossier 1436, 004. 44 18 la Fédération de l’industrie chimique s’opposait encore au rattachement des tanneries à la Fédération du textile, vêtement, cuir et annexes 45. Le coup fatal porté à la socialisation fut la prise de contrôle par le Conseil de l’économie de la Generalitat, le 5 août, de toutes les entreprises de l’industrie du cuir et de la chaussure, officiellement en raison des besoins militaires et afin de mieux coordonner cette branche46. La CNT s’est donc retrouvée complètement et définitivement mise à l’écart, bien qu’elle soit devenue durant cette période une organisation disciplinaire mettant en œuvre une centralisation bureaucratique et une étatisation de l’économie. À moins que ce ne soit, précisément, à cause de cela… Les militants de base, malgré leur incompréhension et leur dépit, ont fait ce qu’ils pouvaient pour rester fidèles à leurs idéaux. Si, indéniablement, la guerre a dévoré la révolution, comme l’a écrit Henri Paechter47, il ne faut pas pour autant négliger d’autres facteurs, tels que le refus d’imposer le communisme libertaire sans consultation de la base, l’acceptation du modèle productiviste par certains cadres ou encore une mobilisation des travailleurs plus faible que celle à laquelle on aurait pu s’attendre, probablement par manque de conviction communiste libertaire. Tous ces points, et bien d’autres, restent à étudier. En tant qu’organisation, la CNT est passée à côté de la révolution qu’elle préconisait et que ses militants avaient spontanément commencé à mettre en œuvre. Elle a renoncé à l’abolition de l’État, du capitalisme et du salariat. 45 « Correspondencia con el Comité Nacional de la CNT », Centre documentaire de la mémoire historique, Salamanque, PS-Barcelona, 887, 14 et « Acta del Pleno Nacional de Regionales de la Industria Fabril, Textil, Vestir, Piel y Anexos de España celebrado el 10 de noviembre de 1938 », PS-Barcelona, 626, 29. « Pleno nacional de regionales de la Federación de Industrias Fabril, Textil, Vestir, Piel y Anexos, 10-11-1938 », Institut international d’histoire sociale, Amsterdam, Archives du Comité National CNT, 79A16. 46 Diari Oficial…, 6 août 1938, pp. 424-425. Pour une étude approfondie de la socialisation dans l’industrie du cuir, voir Delhom Joël, Los obreros zapateros de Barcelona, inédit d’HDR, ED ALL, Université d’Angers, 2018, vol. I, pp. 461-553. 47 Op. cit., pp. 223-228. 19