JE « Bénévoles exilé·es : la mise au travail des
migrant·es dans et par le champ associatif et
humanitaire » – 2019
Compte-rendu rédigé par Simone Di Cecco (URMIS), Leila Drif (IRIS) et
Agnès Aubry (CRAPUL), publié sur le carnet du RT35 de l’Association
française de sociologie (socioassos.hypotheses.org/336).
Le 26 septembre 2019 s’est tenue à l’Université Paris Diderot la journée d’étude “Bénévoles
exilé·es : la mise au travail des migrant·es dans et par le champ
associatif et humanitaire”. Organisée par Agnès Aubry (CRAPUL-IEP de
Lausanne), Simone Di Cecco (URMIS-Université de Paris) et Leila Drif (IRIS-EHESS), cette
rencontre a bénéficié des soutiens financiers de l’Institut d’Études Politiques de l’Université de
Lausanne et de l’Institut Convergences-Migrations.
Cette journée d’étude est née de la rencontre de nos terrains respectifs autour du phénomène du
“bénévolat migrant” : le travail bénévole de migrant·es dans des organisations socio-caritatives
en Suisse ; les programmes de bénévolat réservés aux personnes demandeuses d’asile en Italie ;
et le volontariat rémunéré des réfugié·es (syrien·nes) au sein des ONG au Liban. De ce
questionnement empirique commun, il est apparu que l’étude de cette forme de mise au travail
des migrant·es demeurait marginale dans la littérature sociologique et anthropologique, alors
même que le phénomène connaît dans différents pays une popularisation croissante sous l’effet
de politiques migratoires, d’asile et de citoyenneté. Le peu d’intérêt pour cette forme de
bénévolat dans le champ académique, en dépit de son développement dans le champ associatif
et humanitaire, souligne l’invisibilisation dont fait l’objet le travail des demandeurs·ses d’asile,
des sans-papie·ères, ou des personnes en voie de régularisation. Souvent subsumé sous les
traits de programmes d’empowerment, ce phénomène souffre ainsi d’une triple invisibilité : due à
la position civique des personnes concernées d’une part, à la démarchandisation de ce travail
“bénévole” (Destremau, 2018) d’autre part, mais aussi au champ dans lequel il s’exerce : celui
des associations, ONG et institutions de l’asile (Drif, 2018).
Tout l’enjeu de cette rencontre était donc de faire émerger une conceptualisation critique du
bénévolat migrant, en réfléchissant à ce qu’il est et à ce qu’il nous dit des contextes migratoires,
politiques et socio-professionnels qui le produisent. Les différentes communications ont d’abord
été introduites par un état de l’art des approches traitant du rapport entre le bénévolat et les
migrations. Nos échanges s’en sont néanmoins démarqués en se décentrant de cette littérature
qui s’intéresse essentiellement au bénévolat en le concevant comme un indicateur d’intégration,
de participation politique et d’insertion professionnelle des migrant·es (Handy et Greenspan,
2009 ; Manço et Rim, 2018).
Les participant·es ont ainsi également apporté un regard critique vis-à-vis de cette vision
normative et des discours officiels sur le bénévolat migrant. Cette perspective collective s’est
élaborée à l’intersection de plusieurs domaines de recherche tels que la sociologie du travail
(gratuit), l’anthropologie des migrations, ou du monde associatif (et de ses transformations), en
prêtant une attention particulière à l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de race et de
classe.
Déroulement de la journée d’étude
Conférence introductive – Généalogie des études sur le travail
bénévole
Dans sa conférence introductive, Maud Simonet a proposé une brillante généalogie des
différentes perspectives qui se sont succédées sur le bénévolat, en resituant l’étude du
bénévolat migrant dans la continuité des approches l’analysant comme du travail (Simonet,
2010), mais aussi comme participant de politiques de mise au travail (Simonet, 2018). C’est dans
la lignée de cette sociologie critique du bénévolat que s’inscrit notre journée d’étude, en portant
une attention particulière aux contraintes et injonctions des politiques publiques qui encadrent
cette pratique, et en réinterrogeant ainsi le rôle (central) de l’État dans la fabrique du bénévolat.
Dans ce cadre, Maud Simonet a souligné combien l’analyse du travail bénévole des migrant·es
révèle une véritable “économie morale de la citoyenneté”. Les systèmes d’incitation que soustend le bénévolat prennent, en effet, des formes particulières lorsque ce sont des sanspapier·ères ou des demandeur·ses d’asile qui en sont les cibles, reflétant une “méritocratisation”
de l’accès à un statut légal (Aubry, 2019). La conférence introductive de Maud Simonet a ainsi
permis de mettre en lumière la fécondité d’une “sociologie politique du travail bénévole”
proposée par cette journée d’étude, qui se veut attentive aux rapports de domination mais aussi
aux formes de résistances ou aux “tactiques” mises en œuvre par les migrant·es (Di Cecco, 2019).
Premier axe – Politiques et trajectoires du bénévolat migrant :
entre délégation, intermédiation et subjectivation
Le premier axe, intitulé “Politiques et trajectoires du bénévolat migrant : entre délégation,
intermédiation et subjectivation”, a réuni les communications de Daniela Trucco (ErmesUniversité de Nice), Rachele Shamouni (Queen Mary University) et Maureen Clappe (Science Po
Grenoble). Cet axe interrogeait un type particulier de travail bénévole, de plus en plus proposé
aux – et investi par – les migrant·es : celui d’interprète ou de médiateur.trice culturel.le. Les
communications de cet axe se sont focalisées sur les tactiques de (pré)professionnalisation à
l’œuvre dans ce type de bénévolat, mais aussi sur les formes d’ethnicisation des compétences
qui traversent cette pratique et en font un instrument d’intermédiation dans l’implémentation
des politiques migratoires.
La communication de Rachele Shamouni analysait un programme de guide touristique
autour du patrimoine “interculturel” de certains quartiers parisiens à forte présence migrante. La
visite touristique de ces itinéraires urbains repose sur des personnes migrantes qui endossent
gratuitement le rôle de guide touristique. Si ces dernières s’engagent dans cette tâche en la
voyant comme une opportunité d’insertion professionnelle, elles se retrouvent pourtant prises
par des dynamiques d’essentialisation et de folklorisation de leurs identités qui finissent par
dévaluer leurs compétences, en les naturalisant et en assignant les guides étranger·ères à une
altérité radicale. Rachele Shamouni a montré que ces tendances à la spectacularisation et à la
mise en valeur de l’altérité, loin d’être circonscrites au programme étudié, s’inscrivent plus
largement au sein des politiques contemporaines du tourisme culturel (Shamouni, thèse en
cours).
Dans sa communication, Daniella Trucco s’est penchée sur l’activité des médiateur·trices
linguistiques et culturel·les à la frontière entre la France et l’Italie, et sur les enjeux
professionnels, sociolinguistiques et politiques que cette activité recouvre. Dans ce cadre, elle
s’est intéressée à un nouveau profil de médiation qui émerge à Vintimille : des migrant·es “en
transit”, qui décident de rester, pour un temps, à la frontière (Trucco, 2020). Sa communication a
alors permis d’interroger la “rencontre” entre ces migrant·es et les organisations du système
d’accueil sur place, en revenant sur leurs échanges et transactions. À partir de l’analyse des
trajectoires de migrant·es devenu·es médiateur·trices linguistiques et culturel·les, Daniella
Trucco a ensuite exposé les opportunités dont ils·elles se saisissent pour se (re)construire une
carrière professionnelle. À cela s’ajoute les contraintes et difficultés que celles et ceux-ci
éprouvent, face à la précarité de leurs statuts professionnels et aux pressions bureaucratiques et
juridiques qui s’exercent sur elles·eux.
La communication de Maureen Clappe revenait quant à elle sur les usages associatifs et
individuels du bénévolat migrant dans le domaine de l’interprétariat en France. Dans ce cadre,
elle s’est focalisée sur le cas de demandeur·ses d’asile devenu·es interprètes bénévoles dans une
association locale de soutien aux demandeur·ses d’asile, active dans le suivi de dossiers
juridiques (Clappe, 2019). Son analyse s’est portée, en premier lieu, sur la manière dont les
responsables associatif·ves recrutent des bénévoles au sein de leur association, et sur les enjeux
auxquels renvoie le défraiement de cette activité bénévole. Dans un second temps, elle a traité
des multiples usages que les exilé·es font de leur bénévolat indemnisé. Si des rétributions
symboliques et financières sont en jeu pour les interprètes exilé·es, Maureen Clappe a également
souligné comment leur travail d’interprétation, largement mobilisé par différentes associations
liées à l’asile, se situent en dehors du droit du travail.
La discussion de ces trois communications, animée par Blandine Destremau, a fait
ressortir l’importance de la compétence linguistique comme outil principal de la mise en récit de
soi, constitutive du “rite d’institution” (Bourdieu, 2001) dans la procédure d’asile. Du reste, la
dimension linguistique apparaît être au cœur de l’intermédiation exercée par le bénévolat
migrant, dans le cadre d’un processus de traduction des politiques migratoires auprès de leur
public-cible. La question des temporalités est ressortie comme un autre aspect transversal de
cette première session. À ce titre, le bénévolat migrant s’inscrit dans une gestion temporelle du
provisoire : à la fois dispositif de gouvernement du temps des migrant·es contre l’oisiveté forcée
à laquelle ils et elles sont acculé·es, et stratégies déployées pour faire face à l’attente et la mise
en suspens de leur projet migratoire par les procédures politiques (Clayton etVickers, 2018). Ces
stratégies propres à l’engagement bénévole des migrant·es convergent vers l’horizon d’une
promesse d’accès aux droits (civiques, d’asile, d’emploi), et invitent, à cet égard, à inscrire l’étude
de ce bénévolat à l’aune des politiques migratoires, qu’elle contribue à éclairer en retour.
Second axe – Division du travail et production des rapports
sociaux
Nos échanges se sont poursuivis lors d’un second axe qui portait plus spécifiquement, sur la
question de la division du travail et de la reproduction des rapports sociaux que recouvre le
bénévolat migrant. Les communications de Géraldine Vernerey (EHESS), Florence Ihaddadene
(IDHES – Université Paris Nanterre) et Estelle Miramond (LCSP/CEDREF – Université Paris Diderot)
ont exploré la manière dont l’imbrication des rapports sociaux façonnent le travail bénévole des
migrant·es, en observant les dynamiques par lesquelles les organisations humanitaires et les
associations (re)produisent en leur sein des hiérarchies. Il s’est agi d’explorer le double
mouvement par lequel, d’une part, les politiques sociales, migratoires, et humanitaires
encadrent la mise au travail de certaines catégories de migrant·es – ou leur exploitation – et,
d’autre part, comment les administré·es se réapproprient les programmes ou les politiques
desquelles ils et elles sont les objets.
Dans sa communication, Géraldine Vernerey a étudié les mécanismes de construction et
de légitimation de la catégorie de “bénévole-paire”. À partir de son enquête au sein d’une
association parisienne active dans l’accueil sanitaire et social de femmes migrantes (Vernerey,
2019), elle est revenue sur le processus de création de ce type particulier de statut proposé à
certaines usagères de l’association : des femmes demandeuses d’asile et originaires d’Afrique de
l’Ouest. Elle a ensuite disséqué les différentes étapes de la “carrière” de ces femmes devenues
bénévoles-paires, en donnant à voir la façon dont elles perçoivent et vivent ce travail (gratuit) au
sein de l’association. Celui-ci s’inscrit dans une division du travail associatif qui se caractérise par
des rapports de pouvoir entre salariées – des femmes blanches – et bénévoles-paires. Dans ce
cadre, Géraldine Vernerey a montré comment, au quotidien, les premières délèguent le travail
de care aux secondes, avant de décrire, in fine les processus de racialisation qui accompagnent
l’assignation au travail physique des femmes noires dans l’association.
Florence Ihaddadene a élargi la focale de la journée d’étude en abordant non pas le
bénévolat, mais un programme français de service civique, spécifiquement axé sur l’action
auprès des refugié·es. Après avoir analysé le rôle joué par les acteurs intermédiaires dans le
financement et l’orientation du programme, ce sont les usages concrets que les réfugié·es font
du service civique qui ont été examinés : l’indemnisation et l’apprentissage de la langue
française constituent des moteurs de leur engagement, tout comme l’espoir que celui-ci puisse
influencer la procédure de renouvellement du titre de séjour. Le lien entre précarité
(économique et juridique) d’un côté, et volontariat de l’autre, est ainsi confirmé (Ihaddadene,
2019). Florence Ihaddadene en a conclu l’hypothèse que ce type de programmes participe de la
construction d’un imaginaire du “migrant méritant”, selon lequel les migrant·es sont invité·es à
faire preuve de leur citoyenneté et de leur bonne volonté, afin d’améliorer l’image fortement
stigmatisée que la population française leur réserve.
Enfin, Estelle Miramond a proposé, à partir de l’appareil théorique du féminisme
matérialiste, de questionner les coulisses de l’humanitarisme à travers la mise au travail à
laquelle sont assignés les corps des femmes, accusées de prostitution, rapatriées au cours de
leur parcours migratoire, ou catégorisées comme “victimes” ou “à risque” de traite au Laos. Leur
confinement humanitaire dans un centre de réhabilitation au Laos apparaît comme le préalable
de leur mise au travail (Miramond, 2020), et interroge la nature volontaire de leur intégration à ce
centre, et du travail gratuit qu’elles y exercent. Sur le mode de l’encadrement disciplinaire, cette
mise au travail repose sur des formations professionnelles des métiers d’esthéticienne, de
cuisinière ou de couturière, construits comme les leviers d’une féminité légitime. Autant
d’injonctions à une féminité normative véhiculées par le bénévolat, et contre lesquelles ces
femmes s’opposent par des pratiques d’absentéisme, de fugues voire de conflits ouverts envers
les encadrant·es. Ainsi, la communication d’Estelle Miramond a ouvert des pistes de réflexion
fécondes sur les formes de résistances déployées par les migrant·es contre l’assignation au
travail bénévole qui leur est faite.
La discussion transversale de ces trois communications, animée par Sébastien Chauvin, a
permis de poser à nouveaux frais la critique de l’humanitarisme sous l’angle d’une “économie
morale des inégalités migratoires”. À ce titre, les dispositifs sociaux ou humanitaires qui soustendent la mise au travail des migrant·es placent tous la question du mérite civique (Chauvin et
Mascareñas, 2014) au cœur du tri qu’établissent les politiques migratoires, entre les “victimes
prometteuses” ou “méritantes”, et les autres. Le bénévolat migrant, construit comme un hope
labour (Kuehn et Corrigan, 2013), apparaît dès lors comme le moyen privilégié de produire du
mérite civique pour des migrant·es frappé·es d’une interdiction de travailler (formellement).
Cette perspective de recherche permet d’apporter un éclairage nouveau sur les effets de
politiques migratoires restrictives dans le quotidien des migrant·es et, plus largement, dans la
formulation d’un nouveau paradigme de citoyenneté « au mérite » (Chauvin, 2009) pour les
populations qui en sont exclues.
Conclusion
Au terme de cette journée d’étude riche et dense en échanges, plusieurs points saillants ont été
identifiés comme autant de balises pour conceptualiser le bénévolat migrant. Tout d’abord,
l’importance de la médiation dans laquelle ce travail s’inscrit, qu’il s’agisse des lieux, des
compétences ou du statut de ce travail. Ensuite, la prégnance des dispositifs d’encadrement de
soi et des autres qui le façonne, entre incitation et adhésion, injonction et espoir en une
promesse de régularisation. Enfin, les mécanismes de délégation et d’individualisation des
politiques publiques en matière de migration que le bénévolat des exilé·es sous-tend. Si les
conclusions de cette journée d’étude ne sauraient épuiser la richesse analytique de ce
phénomène, elles ont permis de réaffirmer toute la pertinence, au regard de l’actualité des
politiques publiques, à inscrire le bénévolat migrant à l’agenda de la recherche.
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